1.3- vers un mal pur.
Carpenter refuse de perdre son temps en explication et en
justification: dans son espace cinématographique, les choses arrivent,
un point c'est tout. Libre au spectateur de refuser d'entrer dans l'univers mis
en place par le cinéaste, mais s'il accepte d'y entrer c'est pour
accepter ce postulat de départ: les choses arrivent un point c'est tout.
Dans l'univers carpentérien, il y a toujours un événement
perturbateur de départ qui déclenche une crise et qui pousse les
personnages à s'organiser pour la dépasser, et il importe peu de
savoir pourquoi ou comment cet événement arrive: les enfants
envahisseurs qui colonisent le Village des Damnés, la chose qui
s'infiltre dans la base américaine dans The Thing ou encore les
esprits vengeurs qui se réveillent sur Mars dans Ghosts of
Mars...
On peut aisément établir un parallèle avec
un film qui fait partie des références cinématographiques
de Carpenter: Les Oiseaux d'Alfred Hitchcock. Dans son métrage,
Hitchcock fait s'abattre sur une île (et sur ses personnages) un
fléau bien particulier, puisque tous les oiseaux s'unissent pour
attaquer les humains sans raison apparente. Il n'y a pas d'explication, et
c'est bien là le plus terrifiant. Cela permet bien sûr à
Hitchcock de rendre son film ultra-efficace, puisque en ne perdant pas de temps
en explications (qui auraient été de toutes manières
probablement peu crédibles), il dispose d'un maximum de temps pour
mettre en place ses personnages, en particulier son héroïne
incarnée par Tippi Hendren, une femme à la marge car trop
moderne, trop "libérée" pour son époque, puis pour filmer
l'attaque proprement dite. Mais cela permet également à Hitchcock
de se libérer du joug réaliste pour métaphoriser son
discours et livrer, au travers de ses oiseaux, une incarnation du Mal. Or, que
fait de son côté Carpenter, si ce n'est explorer dans chacun de
ses films une facette différente du Mal?
Ainsi dans Assaut, pour Bertrand Rougier (62), Carpenter
"ne révèle jamais franchement les ambitions ni le visage des
gangsters, le film se nourrissant précisément de ces
interrogations pour alimenter la teneur fantastique du récit".D'autre
part, comme le souligne Hélène Frappat, "on ne saura jamais
exactement qui sont les fantômes de Fog"(63). Bien sûr, ils
ont une histoire, une histoire de vengeance plus précisément
puisqu'ils reviennent éliminer les descendants de ceux qui ont fait
échouer leur bateau pour de l'or, fondant la communauté d'Antonio
Bay sur un crime originel. Mais cette motivation, cette explication que choisit
Carpenter est là avant tout pour véhiculer un discours
métaphorique sur les Etats-Unis, pays fondé lui aussi sur un
crime originel, celui du massacre des indiens. Pour le reste, John Carpenter
choisit, comme le dit justement encore Hélène Frappat, de
s'intéresser à la "confrontation avec le mal pur (d'autant plus
"pur" qu'il est aussi vague qu'un banc de brouillard) et à la terreur
qu'il engendre", recherchant "une forme de stylisation très pure et
abstraite de l'horreur". Cela est encore plus prégnant dans le film
Halloween, où Carpenter part d'une figure réaliste, ou
tout du moins crédible (le tueur sociopathe) pour en faire la figure
même du mal: démarche lente et inéluctable rappelant les
zombies de Romero, absence totale d'expression donc d'émotion et donc
d'humanité comme le montre une des dernières séquences du
film où l'on voit Laurie Strode arracher le masque de son agresseur et
révéler un visage tout aussi transparent et inexpressif (la
même in-expressivité que l'on découvrait sur le visage du
petit Michael Myers après le meurtre de sa soeur: il n'y a plus trace
d'humanité en lui), emploie d'un champ lexical très précis
de la part du Dr Loomis qui désigne Myers par les termes
"devil" (= le diable) ou bien "evil" (= le mal), sentiment
d'invincibilité: Myers se fait tirer dessus, tombe par la fenêtre
mais ne meurt pas, sûrement parce que d'une certaine manière il
est déjà mort...
Surtout, un élément en particulier contribue
à faire de Michael Myers non plus un simple serial-killer de
série B, mais bien plus une figure mythologique du Mal, c'est sa
capacité à "hanter l'espace": cela a déjà
été abordé dans la partie "l'espace
déréglé et contaminé" mais précisons ici le
propos. Toute le dispositif de mise en scène de Carpenter, en
particulier dans la gestion de l'espace, est destiné à donner la
capacité à Myers de se "fondre" véritablement dans le
décors urbain d'Haddonfield (rues, maison...). Ainsi, il y a un recours
régulier au système de montage suivant: plan de Myers qui observe
Laurie Strode, puis plan de Laurie qui, sentant intuitivement la menace, se
retourne vers Myers, puis retour au plan précédent (même
valeur et même cadre) mais cette fois-ci Myers a disparu; ce
système confère à Myers la possibilité
d'apparaître et de disparaître comme bon lui semble au sein de cet
espace urbain, ou tout du moins donne à croire au spectateur qu'il a
cette possibilité. De même, Myers semble maîtriser
complètement l'espace dans lequel il évolue: lorsque Laurie
Strode se dissimule dans la penderie pour échapper au tueur, celui-ci la
repère immédiatement comme s'il pouvoir voir à travers les
surfaces solides de cet espace qu'il a fait sien; lorsqu'il poursuit Laurie,
notamment dans l'affrontement final dans la maison, Myers se retrouve
systématiquement derrière elle de manière
quasi-surnaturelle... D'ailleurs, comme nous l'avons remarqué
précédemment, les ultimes plans du film, ces plans de plus en
plus larges de la ville avec en fond sonore la respiration du tueur, confondent
complètement Myers et son environnement en une symbiose parfaite et
parfaitement indissociable. Enfin, dernier élément qui fait de
Myers un personnage de conte terrifiant comme l'a définit Stephen King,
c'est le fait que pendant plus de la moitié du film seuls les enfants
que gardent Laurie semblent avoir la capacité de voir réellement
le tueur: comme le dit le jeune garçon dont s'occupe Laurie, "he's
the boogey man", "c'est le croquemitaine". Et effectivement c'est bien
ça dont il s'agit: Michael Myers c'est le croquemitaine, le monstre
caché sous le lit ou dans le placard prêt à revenir nous
terrifier à tout instant. Dès lors, la comptine chantée
par les enfants lorsqu'ils sortent de l'école à propos du "Boogey
man" devient, plus qu'un effet de style, une véritable
déclaration d'intention.
D'ailleurs on pourra noter pour conclure que la volonté
de Carpenter de faire de Myers une figure mythique était présente
dès l'origine du projet comme il le précise lui-même: "nous
cherchions à donner notre interprétation d'une icône comme
le Frankenstein de Boris Karloff. Nous aimions ces monstres. Godzilla par
exemple, dans son premier film, était un monstre horrible... Et il est
devenu un héros! (64)" Tout comme Myers, entré au panthéon
des figures maléfiques du cinéma au même titre justement
qu'un Frankenstein, un Dracula ou un Freddy Krueger...
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