B- La libre appréciation du gouvernement sous le
contrôle du juge
Le droit de la concurrence ne repose pas sur des
règles intangibles fixées a priori, mais sa mise en oeuvre
résulte d'une analyse approfondie, comme nous l'avons
précédemment vu, des faits économiques. Dans le même
ordre d'idée, la puissance publique ne peut intervenir dans les
activités économiques en vertu de principes immuables du droit
public, mais dans le souci de faire respecter l'exigence d'une concurrence
loyale à tous les opérateurs privés. Ainsi une position
dominante n'est pas sanctionnable en tant que telle, il faut pour cela qu'elle
tombe sous le coup d'un abus. La flexibilité du droit de la concurrence
impose un bilan positif des effets de l'opération concernée par
rapport aux autres paramètres que recèle le marché : or la
concentration envisagée ne manquait pas d'éléments
susceptibles de jouer en faveur de la concurrence, tant au niveau du
développement des 2 entreprises françaises concernées par
l'opération (Pernod-Ricard et Orangina), que sur le plan de la question
sociale. Ces arguties constituaient évidemment les points forts de la
défense de Coca-Cola. Il convient donc d'analyser la teneur de
l'appréciation des autorités de concurrence au regard de cette
éventuelle contribution au progrès économique et social,
avant d'envisager l'étendue du contrôle effectué par le
juge de la légalité des actes administratifs.
Seront abordées successivement les contributions au
progrès économique, puis au progrès social.
En vertu de l'art.41 de l'ordonnance, le Conseil de la
concurrence apprécie en effet si la concentration n'est pas de nature
à apporter au progrès économique une contribution
suffisante pour compenser les atteintes à la concurrence. En
l'espèce, il est soutenu que la concentration contribuerait au
progrès économique essentiellement de 2 façons :
d'une part elle serait de nature à favoriser le développement
international d'Orangina ; d'autre part, la vente des actifs permettrait
au groupe Pernod-Ricard de se recentrer sur ses activités principales et
lui procurerait des ressources importantes qui lui sont nécessaires pour
financer son propre développement. Le conseil d'Etat invoque
l'imprécision des données fournies. Beaucoup de personnes
concernées y ont au contraire vu une réaction défensive
non fondée face à l'expansionnisme de la firme d'Atlanta.
L'hésitation est permise, a reconnu le commissaire du gouvernement.
L'acquisition aurait certes promis à Orangina une forte
expansion sous l'égide de Coca-Cola, en acquérant des parts de
marché mondial, améliorant ses possibilités d'exportation
et en bénéficiant de la puissance du réseau de
distribution de Coca-Cola. Enjeu qu'elle ne peut relever seule. Concernant
Pernod-Ricard, la cession d'Orangina lui permettait de recentrer ses ressources
sur les alcools, valorisant du même coup sa position globale dans le
secteur des boissons alcoolisées ou sévit une concurrence
acharnée. La fabuleuse somme de 5 milliards de francs promise par
Coca-Cola pour une reprise sans condition de sa branche des
«soft-drinks » lui aurait très certainement permis de
rattraper le retard enregistré ces dernières années (un
recul de 5%). Depuis les complications contentieuses, la valeur
boursière du titre a enregistré un repli de 17%. Ce climat
d'attente lui est donc très préjudiciable.
Mais ces considérations restent
étrangères à l'appréciation que porte le CE, qui
considère que ces éléments, bien qu'ils constituent des
avantages pour les entreprises concernées, ne participent pas pour
autant d'un progrès indéniable pour l'économie dans son
ensemble. Le même constat a été établi quant
à une éventuelle contribution au progrès social.
Pour prouver sa bonne foi, Coca-Cola avait accepté de
signer un accord avec l'intersyndicale d'Orangina, garantissant le maintien de
l'emploi et des salaires pour au moins 2 ans dans les usines françaises.
De plus, elle s'engageait à maintenir les 35 heures sans baisse de
salaire, les dispositifs de la loi Robien en vigueur dans l'entreprise,
à n'encourager la mobilité que sur la base du volontariat et
à promouvoir le dialogue social. Sauf que les révélations
faites par le Canard Enchaîné du 16 septembre, quant à une
éventuelle délocalisation des usines françaises en
Irlande, a dû attiser encore un peu plus l'intransigeance de Bercy.
Reste à se prononcer sur le point de savoir si, compte
tenu des appréciations précédemment portées, les
ministres n'ont pas pris une mesure excessive en enjoignant à Coca-Cola
de renoncer à l'acquisition d'Orangina, plutôt que de soumettre la
concentration à des conditions ou prescriptions. L'avocat de Coca-Cola
était scandalisé d'une interdiction totale de l'opération,
alors que le Conseil de la concurrence avait lui-même reconnu qu'il n'y
avait aucun risque pour la consommation à domicile qui est largement la
principale (80% contre 20%), avec pour seule justification des ministres que
l'on prend plus ses habitudes au café qu'au supermarché...
Quelle est l'étendue du contrôle exercé
par le juge de l'excès de pouvoir?
Selon une jurisprudence ancienne, CE Section 15 octobre 1982,
Le Bihan et autres, le juge n'exerce qu'un contrôle de l'erreur manifeste
d'appréciation en matière de concentrations économiques
dans le cadre de la loi du 19 juillet 1977. Ce pouvoir discrétionnaire a
été pérennisé sous l'empire de l'ordonnance de
1986, dont l'art.38 énonce clairement que le ministre peut
soumettre une concentration au conseil de la concurrence. Il n'est pas tenu
d'ouvrir la procédure de contrôle, quand bien même la
concentration serait de nature à porter atteinte à la
concurrence. Mais lorsque le ministre décide d'engager une
procédure, son action est soumise au respect des conditions
légales qui apparaissent aux articles 38 et 42 de l'ordonnance : il
ne peut prendre de mesures contraignantes qu'à la condition que la
concentration soit effectivement anticoncurrentielle et ces mesures doivent
être justifiées par le souci de rétablir une concurrence
suffisante. A cet égard, les mesures prises à l'encontre des
concentrations s'apparentent à des mesures de police économique,
car elles peuvent porter atteinte à la liberté du commerce et de
l'industrie. Elles doivent impérativement être guidées par
le souci d'assurer une concurrence effective. Agissant dans ce cadre,
l'autorité administrative ne peut prendre de mesure excédant ce
qui est nécessaire. Cela conduit le juge à un contrôle de
proportionnalité (donc normal), comparable au classique contrôle
des mesures de police administrative. Or un tel contrôle ne peut avoir
lieu qu'en tenant compte du contexte, c'est à dire des engagements que
les entreprises étaient prêtes à souscrire pour faire
admettre la concentration.
En l'espèce, les ministres ayant relevé un
risque d'atteinte a la concurrence sur le marche hors domicile, mais aussi par
une sorte de contagion sur le marché de la distribution alimentaire, ont
estimé qu'il était nécessaire, pour rétablir une
concurrence suffisante, de maintenir Coca-Cola à l'écart
d'Orangina, s'agissant du hors domicile, pendant une période
suffisamment longue. Ils ont considéré que les garanties
proposées par Coca-Cola n'étaient pas convaincantes. Coca avait
accepté au cours des négociations de confier la commercialisation
des produits Orangina à une entreprise tierce via une licence exclusive
de distribution.
La négociation a achoppé sur la durée
envisagée pour cette licence : Coca entendant s'en tenir à
une durée de 3 ans, les ministres estimant 10 ans nécessaires.
L'engagement ne valait pas davantage pour l'ensemble du marché hors
domicile, puisqu'il ne visait pas les clients qui ont une activité
internationale, ni la fourniture des écoles, de l'armée et des
manifestations culturelles ou sportives.
Le CE a confirmé que les garanties ainsi
envisagées par Coca-Cola n'étaient pas de nature a conjurer
l'impact anticoncurrentiel. Par conséquent, l'injonction de renoncer
à l'acquisition des actifs d'Orangina sans distinguer les 2
marchés n'était pas disproportionnée. Il ne s'est donc
agit ni d'une erreur économique, ni d'une facilité politique, ni
d'un excès de pouvoir.
Au marché revient la fonction de modeler les rapports
économiques.
A l'Etat incombe la tâche de le suppléer dans ses
absences, de soutenir son mode de fonctionnement en respectant ses principes,
ses modalités, mais en l'encadrant dans son activité.
Cette décision mets en lumiere le fait que l'Etat, loin
de se disperser aux quatre vents de la mondialisation, sait se faire entendre.
La régulation est la clé de son efficacité.
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