DROIT PUBLIC ECONOMIQUE
1998-1999 maîtrise
CONCENTRATION ORANGINA
ET COCA-COLA :
UN PROJET A BULLES...
Bibliographie :
Le Monde
Conclusions du Commissaire du gouvernement ; M. Stahl
Observations de MM. Lyon-Caen et Thiriez pour la
société Coca-Cola
de Me Baraduc Benabent pour la
société Pepsi-Cola
Merci à Marie-Anne Frison Roche
Il n'existe pas de notes juridiques sur cette
affaire
Selon un communiqué de L'AFP du 14 mai 1999 sur
le site du ministère des finances, de nouvelles négociations
seraient en cours...
"Coca-cola a le défaut d'être américain,
alors qu'Orangina est le symbole de la réussite familiale
française. Lors de la prise de décision politique, certains ont
vu d'un mauvais oeil que le méchant soda noirâtre de l'oncle Sam
mette la main sur la petite bouteille blonde et ronde qui fait notre
fierté nationale...". L'ironie de l'avocat de Coca-Cola n'est pas
innocente quant au sens de la décision du ministre de l'économie
(arrêté du 17 septembre 1998), M.Strauss-Kahn de refuser la
reprise de l'entreprise Orangina par le géant américain.
L'expansionnisme de la firme d'Atlanta irrite, la décision
française se double d'un refus similaire des autorités de
concurrence allemandes, mexicaines et australiennes. A l'instar de l'actuel
procès contre Microsoft aux Etats-Unis, la position française
semble marquer un retour des Etats contre la constitution d'empires commerciaux
mondiaux, dont Coca-Cola représente un exemple symptomatique, mettant
une limite au "laisser-faire" sauvage prôné par Reagan dans les
années 80. Alors que la nouvelle idéologie de la libre
concurrence semble impregner de façon de plus en plus profonde le droit
des activités économiques, entraînant logiquement le
désengagement de l'Etat de ses attributions réglementaires,
celui-ci s'est adapté à la nouvelle conjoncture en
définissant une troisième voie médiane entre un
interventionnisme archaïque, violemment traqué par les
autorités Européennes, et un libéralisme
débridé, lui-même incompatible avec les principes
solidaristes hérités de la tradition Républicaine. Une
investigation politique somme toute sereine, tempèrant les accents mis
sur une politique de dérégulation, conciliatrice entre un
passé et un avenir conjoncturels mus par des exigences contradictoires ;
d'autant plus que la juridiction suprême administrative, en tant que juge
de l'excès de pouvoir, a rejeté le recours déposé
par Coca-Cola en réponse au refus du ministre, avalisant ainsi cette
approche de la concurrence.
L'analyse de l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 6
avril 1999 nous éclairera sur la teneur de cette affaire. Après
avoir présenté la situation concurrentielle au regard de la place
respective des protagonistes (exceptionnellement trois plaidoiries ont
été prononcées, par l'avocat de Coca-Cola, par celui de
Pernod-Ricard, maison-mère d'Orangina, et par celui de Pepsi-Cola,
concurrent de coca cola, et opposé à la transaction), nous
envisagerons la décision sous l'angle de l'applicabilité de
l'ordonnance de 1986, puis de l'application qui en a été faite :
en effet, si la liberté concurrentielle semble régner en
maître en matière de concentration, laissant au marché le
soin de déterminer la légalité de la concentration(1),
elle n'est pas exclusive d'une certaine compétence Etatique,
caractérisée par le passage d'une logique d'intervention sur les
marchés à une logique de gouvernement des marchés(2). Ce
n'est pas aujourd'hui que la gauche vouera une confiance aveugle au
marché. Mais si elle entretient de longue date un rapport ambivalent
avec la concurrence, la nouvelle approche, loin d'entraver les
potentialités que recèle celle-ci, consiste à
établir les règles du jeu, c'est à dire déterminer
les conditions dans lesquelles elle jouera en sorte de favoriser la croissance,
l'innovation et l'emploi, et de favoriser la solidarité. A cet
égard, la décision du CE est significative, les parties ne
manquant pas d'arguments en faveur du progrès économique et
social. Des dessous politiques et idéologiques face au spectre d'une
mondialisation croissante y ont cependant participé, et les crispations
identitaires des 2 parties se sont traduites par de nombreuses complications
contentieuses, sur lesquelles le Conseil d'Etat ne s'est pas attardé :
pour l'essentiel les ministres contestaient la compétence en premier et
dernier ressort du CE, les sièges des entreprises concernées
excédant le ressort d'un seul Tribunal administratif ; par ailleurs la
société Coca-Cola soulevait trois points : L'incompétence
des autorités signataires, l'existence d'un accord tacite
antérieur les dessaisissant, et enfin le caractère contradictoire
de la procédure suivie. Nous nous attacherons à examiner les
moyens tirés de la violation de la légalité interne.
1 - L'APPLICABILITE DE L'ORDONNANCE DE 1986 OU LA
DETERMINATION DE LA REGLE DE DROIT PAR LE MARCHE
Apres avoir défini une concentration et le risque
qu'elle est susceptible d'entrainer, nous observerons combien la règle
de droit applicable est conditionnée par la façon dont on
envisage le marché (A). D'ou les divergences d'approche du Conseil de la
concurrence et de l'acquéreur sur la définition du marché
pertinent : c'est une notion contingente, au même titre que celle
qui en constitue le fondement : la substituabilité des produits,
elle-même subjective car dépendante du regard que l'on porte sur
le comportement des consommateurs. Ces observations nous conduisent à
apprécier si la concentration est controlable (B).
Le contrôle des concentrations est organisé par
l'ordonnance de 1986 dans ses articles 38 à 40.
L'article 39 de l'ordonnance dispose qu'une concentration
résulte de tout acte, quelqu'en soit la forme, qui emporte transfert de
propriété ou de jouissance sur tout ou partie des biens, droits
ou obligations d'une entreprise ou qui a pour objet ou pour effet de permettre
à une entreprise ou un groupe d'entreprise d'exercer, directement ou
indirectement, sur une ou plusieurs entreprises une influence
déterminante.Le droit de la concurrence est fondé sur le postulat
qu'il existe un rapport direct entre le degré de concentration sur un
marché particulier et le niveau des prix pratiqué par les
entreprises présentes sur ce marché. Le point de départ
naturel du contrôle des concentrations consiste en une évaluation
des parts de marché des entreprises concernées et de l'impact que
pourra avoir l'opération sur le degré de concentration du
marché pertinent. Ainsi une entreprise ne peut déjouer le jeu
normal de la concurrence en acquérant par le biais d'une concentration
une position dominante au détriment de ses concurrents et des
consommateurs finaux. Profiter de sa puissance sur un marché pour
obtenir un avantage que le fonctionnement normal de celui-ci ne lui aurait pas
fourni, ou priver les concurrents d'un avantage que celui-ci aurait dû au
contraire leur procurer est systematiquement sanctionné par le droit de
la concurrence (art 8 Ordce 1986 ; art. 86 Traité UE). Une
opération de concentration est contrôlable si elle atteint l'un
des deux critères alternatifs fixés par l'art.38 :
-un seuil en termes de parts de marché : les
entreprises qui sont parties à l'opération ou qui en sont l'objet
ou qui leur sont économiquement liées détiennent 25% d'un
marché national de biens ou de services, ou une partie substantielle
d'un tel marché. Ce seuil est atteint si seulement l'une des entreprises
est présente sur le marché et dépasse seule ce seuil.
Ou
-un seuil exprimé en chiffre d'affaires : les
entreprises concernées réalisent ensemble un chiffre d'affaire
hors taxes en France d'au moins 7 milliards de francs, à condition que 2
au moins des entreprises parties à la concentration aient
réalisé un chiffre d'affaires d'au moins 2 milliards de
francs.
Apprécier si les seuils de contrôlabilité
sont en l'espèce franchis, nécessite en premier lieu de
déterminer quel est le marche pertinent.
A- La notion de marché pertinent
La légalité de la concentration dépend
directement du marché de référence sur lequel on se
place : la notion de marché pertinent constitue la clé de
voûte du contrôle d'une concentration.
A ce titre, cette notion a fait l'objet de vifs débats
entre le groupe Américain et les autorités françaises qui
n'adoptent pas les mêmes points de vue. Le droit de la concurrence est
par ailleurs éminemment pragmatique, et laisse une large place à
l'observation du comportement des consommateurs : Les divergences quant
aux contours du marché pertinent s'établissent en fonction de ce
comportement, par définition relatif à la culture à
laquelle il se referre, selon que les consommateurs considèrent les
produits substituables entre eux ou non.
La contingence de la notion de marché
pertinent :
Afin d'en délimiter les contours, le Conseil de la
concurrence a effectué une double distinction ; d'une part entre le
marché des boissons vendues dans les magasins alimentaires pour une
consommation à domicile et le marché «hors foyer» ou
les boissons sont consommées dans les cafés et restaurants,
d'autre part au regard des produits constituant l'objet de ce marché.
Coca-Cola a tout d'abord contesté cette distinction. En
effet, le Conseil de la Concurrence a mentionné qu'un risque de
position dominante n'existait que sur le marché du hors domicile. Or
prendre en considération la globalité du marché dilue de
façon significative le risque de domination. Contraint de se rallier
à cette distinction, Coca-Cola a ensuite voulu donner une
définition beaucoup trop réductrice du marché hors
domicile, en se limitant au cadre classique de la consommation dans les
cafés et restaurants. La DGCCRF a au contraire considéré
l'ensemble des lieux publics ou l'Américain est susceptible d'installer
ses buvettes et ses fameuses armoires réfrigérées :
cinémas, stades, gares... mettant ainsi le coeur même de la
croissance de Coca-Cola sur la sellette. Une divergence de définition
non négligeable : même si ce marché ne
représente que 21% des ventes, donc sans conséquences aux yeux de
Coca-Cola, c'est sur ce marché que se dégagent les plus fortes
marges, puisque les géants de la consommation n'y affrontent pas les
centrales d'achat de la grande distribution et surtout, c'est là que se
joue la croissance future avec le développement de nouveaux lieux de
consommation (stades, cinémas, stations-service...) sur lesquels
Coca-Cola et Orangina règnent en maîtres. En 1996, ils y vendaient
respectivement 253 millions et 70 millions de litres, soit 25% et 35% de leurs
ventes annuelles en France. Considérer les nouvelles habitudes de
consommation participe à l'observation du comportement du consommateur.
Cela nous conduit également à appréhender sa psychologie
dans le choix des produits.
La subjectivité de la notion de substituabilité
des produits :
Coca-Cola a encore une fois invoqué un marché
extrêmement large, celui des boissons rafraîchissantes sans alcool,
refusant la distinction entre boisson au goût de cola et les autres,
englobant ainsi toutes les boissons non gazeuses telles les jus de fruit ou les
eaux minérales. En considérant que ses boissons sont en
réalité concurrentes de «tout ce qui se boit »
(Douglas Ivester, PDG de Coca-Cola dans Le Monde du 16 juin), cela permet au
groupe d'afficher une part de marché mondial de seulement 2%... Ce qui a
plutôt irrité les gardiens de la concurrence française.
Or cette notion ne peut être considérée de
façon discrétionnaire, mais relève d'une définition
objective, qui s'impose aux acteurs économiques et à
l'autorité de concurrence, laquelle ne dispose d'aucune marge de
manoeuvre pour choisir un marché de référence plutôt
qu'un autre. Le marché pertinent est le lieu sur lequel se confrontent
l'offre et la demande de produits qui sont considérés par les
consommateurs comme substituables entre eux et non substituables aux autres
produits offerts. Entrent ainsi en ligne de compte les caractéristiques
intrinsèques des produits, leur prix et la psychologie des consommateurs
(en ce qu'il les considère comme substituables ou non). Le juge de
l'excès de pouvoir doit donc exercer un entier contrôle sur la
définition retenue par l'autorité administrative, parce que cet
élément compte au nombre des conditions posées par
l'ordonnance pour la mise en oeuvre du contrôle des concentrations.
Comment le Conseil de la concurrence et les ministres ont-ils
fondé leur propre conception du marché pertinent ?
Ils ont procédé par retranchements successifs
par rapport au comportement des consommateurs français, certes
différent de celui des américains, apparemment moins doués
de discernement, aveuglés sans doute par une culture de la consommation
à outrance, dont l'emblème majeur est justement... Coca-Cola.
Partant de la définition proposée par Coca-Cola,
les ministres ont tout d'abord retranché les eaux minérales, par
analogie avec une analyse antérieure de la Commission Européenne.
Ils ont ensuite distingué les boissons gazeuses des autres boissons
rafraîchissantes sans alcool, s'appuyant là encore sur la
Commission, selon laquelle il n'existe qu'une très faible
corrélation entre les boissons gazeuses au goût d'orange et les
jus de fruits. Ils ont enfin estimé qu'au sein des boissons gazeuses
sans alcool, il convenait de faire un sort à part aux boissons au
goût de cola. La précédente décision de la
Commission avait relevé que ces boissons présentaient, aux yeux
des consommateurs, une grande spécificité qui justifiait d'en
faire un marché distinct.
A l'encontre de ces estimations successives, la requête
de Coca-Cola a fait valoir que les appréciations antérieures de
la Commission ne liaient pas juridiquement les ministres, mais il a paru
toutefois important au Commissaire du Gouvernement que les diverses
autorités de concurrence en Europe veillent à adopter des
positions conciliables et cohérentes. Détail qui avait
évidemment échappé au protagoniste américain,
étranger au souci de cohésion des instances juridictionnelles,
corollaire indispensable à la volonté d'intégration et
à l'unicité du marché.
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