La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
1.2 La prise en charge des détenus ou la conciliation d'exigences contradictoiresL'intervention d'un personnel sanitaire, statutairement autonome de l'administration pénitentiaire, a été perçue comme le moyen d'assurer une prise en charge des détenus équivalente à celle de n'importe quel patient. La vie d'un l'établissement carcéral est cependant soumis à de nombreuses autres exigences qui peuvent parfois aller à l'encontre du soin. Le personnel soignant est alors soumis à une double série d'exigences contradictoires dont la conciliation apparaît impossible. 1.2.a Une continuité des soins problématiqueLa réforme de 1994 a fait de la continuité des soins l'un de ses enjeux majeurs. Il revient aux UCSA de l'assurer en toutes circonstances : à l'entrée en détention pour les détenus déclarant suivre un traitement ou porteurs de médicaments, à l'occasion d'un transfert avec un nouvel établissement pénitentiaire et au moment de la libération. Malgré la création de véritables équipes médicales hospitalières, la continuité des soins demeure difficile. Les transferts entre établissements pénitentiaires sont souvent l'occasion de conflits ou de frustrations entre le personnel sanitaire et le personnel de surveillance. La difficulté des UCSA à communiquer des informations médicales à l'escorte fait écho aux réticences de l'administration pénitentiaire à informer le personnel soignant sur les transferts673(*). N'apprenant le départ du détenu qu'une fois le fait accompli, le personnel médical est alors contraint d'annuler les soins programmés auparavant674(*). Un rapport IGAS-IGSJ remarque que la pratique des transferts successifs de détenus entre établissements pénitentiaires est généralement dénoncée par les médecins parce qu'elle limite toute prise en charge au long cours, que ce soit sur le plan somatique ou psychiatrique675(*). Les transferts sont également à l'origine de problèmes dans le suivi du traitement. Un avis de 1998 du Conseil national du Sida (CNS) intitulé « Traitements à l'épreuve de l'interpellation » attirait l'attention sur les lacunes du système judiciaire en matière de continuité des traitements antirétroviraux et de substitution. Il n'est pas rare que dans de telles circonstances, une personne se trouve dans l'impossibilité totale de poursuivre un traitement qui lui a été prescrit ce qui compromet son efficacité676(*). Ceci ne semble en revanche pas le cas pour les prisons de Lyon où la transmission du dossier médical est systématique et permet le suivi du patient677(*). Au-delà des aspects purement médicaux, il semblerait que les critiques faites par les soignants à l'administration pénitentiaire dans de telles situations témoignent du rapport de conflictualité qui existe entre les deux personnels. Bruno Milly remarque que les transferts constituent une situation critique qui remet en cause l'autonomie les professionnels de santé intervenant en prison678(*). Ces transferts manifestent les contraintes propres au milieu carcéral et rappellent aux soignants la puissance de l'administration pénitentiaire et les limites de leur liberté d'exercice. Les oppositions qui sont révélées à ces occasions traduisent un repli identitaire de chaque personnel sur ses prérogatives respectives. Les soignants disposent d'un monopole de l'information médicale, rarement partagée, tandis que les membres de l'administration pénitentiaire exercent un contrôle sur les actes de la vie judiciaire dont est exclu le personnel sanitaire. Le second moment critique de la vie pénale d'un détenu qui marque souvent un terme à la prestation des soins est la sortie de prison. Il s'agit pourtant également de l'un des objectifs de la loi du 18 janvier 1994. La mise en place d'une équipe hospitalière ayant des liens étroits avec les structures soignantes situées à l'extérieur devrait permettre une meilleure continuité des soins après la sortie de prison. Il semblerait que la réforme de 1994 ait en partie permis de rejoindre cet objectif. La continuité des soins en matière de traitement de substitution ou d'antrirétroviraux semble le plus souvent respectée mis à part lors de réticences du patient679(*) : « Le problème c'est quand les gens ne veulent pas donner le nom de leur médecin traitant car ils veulent pas qu'on sache qu'ils ont été en prison [...] Il n'y a pas de possibilité de suivi »680(*). Toutefois, certains problèmes relationnels entre l'administration pénitentiaire, notamment les SPIP qui ont la responsabilité du suivi et de la réinsertion du détenu, et le personnel médical qui est parfois informé trop tardivement de la sortie d'un détenu compromettent le suivi thérapeutique681(*). En outre, même si le suivi des soins initiés se poursuit, la continuité d'une prise en charge globale est en revanche plus difficile à réaliser. La volonté de rompre l'expérience carcérale constitue souvent un obstacle comme c'est le cas notamment en matière de suivi psychologique : « Il y a des gens que je suivais très régulièrement et je me disais : `tiens j'ai un pôle de consultation en ville et donc on va pouvoir poursuivre'. Mais non ! Le dedans, c'est le dedans. Le dehors, c'est le dehors »682(*). Soucieux de rompre avec leur passé carcéral, les détenus sont réticents à être suivis par les mêmes soignants. La réforme de 1994 qui prévoyait un suivi par le biais du système hospitalier semble peu approprié en raison de la méfiance qu'ont les détenus à l'égard des administrations qui rend difficile leur prise en charge par le service public hospitalier. Les associations semblent en revanche beaucoup plus adaptées pour le suivi de personnes socialement et psychologiquement fragilisées : « Les détenus sont tellement fragilisés quand ils sortent, ils se laissent beaucoup prendre en charge par le milieu associatif et c'est là que tout se passe. Ils n'ont pas trop envie de fréquenter les administrations.»683(*) La réforme de 1994 était censée favoriser la coexistence d'une logique de soin avec les contraintes de la vie carcérale et permettre ainsi une meilleure continuité thérapeutique. Elle semble à l'inverse avoir contribué à accentuer le système d'opposition entre le soin et la garde. Celui-ci est particulièrement manifeste à l'occasion des extractions médicales qui sont l'objet d'arbitrages entre les exigences hospitalières et pénitentiaires que doit concilier le personnel sanitaire intervenant en prison. * 673 La transmission d'informations à caractère médical sur des patients suivis par les UCSA dans les fiches établies par l'administration pénitentiaire pour organiser le transfert de détenus entre établissements est souvent très partielle, si elle n'est pas totalement absente, comme le rapporte un rapport IGAS-IGSJ, ce qui est mal accepté par l'administration pénitentiaire. IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.41. * 674 Ce manque de lien entre les personnels sanitaire et pénitentiaire est à l'origine d'un problème de prise en charge aux prisons de Lyon où sur le nombre total de demandes programmées, 20% seulement de prothèses ont été réalisées du fait de la libération ou du transfert des détenus, la mise en place de prothèses ne pouvant se faire que sur un temps long. * 675 IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.42. * 676 Le rapport du CNS remarque qu'un « mauvais suivi des traitements peut mettre en péril leur efficacité et la santé du patient, et peut constituer d'autre part des risques en termes de santé publique en favorisant notamment l'émergence de virus mutants résistants ». Conseil national du Sida, Rapport et recommandations sur les traitements à l'épreuve de l'interpellation. Le Suivi des traitements en garde à vue, en rétention et en détention, 1998, p.1. * 677 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995. * 678 Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.125 * 679 La revue Transversal affirme pourtant l'inverse de manière générale en France à propose de la continuité des traitements antirétroviraux : « La plupart des détenus séropositifs connaissent des situations socio-économiques de grande précarité. Aussi, si certains ont pu bénéficier de soins en prison dont ils ne profitaient pas avant, ils se retrouvent à leur sortie aussi démunis qu'à leur arrivée ». Viaud Frédérique, « La santé entravée », Transversal, 06-07-08/2002, pp.9-11. * 680 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995. * 681 Olivier Obrecht, responsable de l'UCSA de la prison de Fleury, remarque que 30 % des sortants de Fleury, ne sont connus comme sortant que le jour même. Obrecht Olivier, "La réforme des soins en milieu pénitentiaire de 1994 : l'esprit et les pratiques ", in Veil Claude, Lhuilier Dominique, La prison en changement, op.cit., p.243. * 682 Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 683 L'enquêté évoque à cet égard une convention qui a été signée par les HCL avec une association afin d'assurer la continuité des vaccins des détenus lors de leur libération. Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon. |
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