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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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2.1.b Une pratique médicale sous contraintes

La prison constitue une « institution totale » dotée de ses propres règles de fonctionnement. Celles-ci sont à l'origine d'un ensemble de contraintes, présentées par l'administration pénitentiaire comme « inévitables »556(*), qui se répercutent sur la pratique médicale des soignants. Il existe, tout d'abord, plusieurs procédures spécifiques du milieu carcéral qui ne relèvent pas des actes médicaux standards, définis en référence à la médecine libérale, qui ont toujours contribué à disqualifier la médecine en milieu pénitentiaire. C'est par exemple le cas des certificats médicaux557(*), et notamment des certificats de coups et blessures, que sont contraints de fournir les médecins à la demande de l'administration pénitentiaire558(*) ou encore l'obligation faite aux médecins par le Code de procédure pénale de visiter le quartier disciplinaire559(*). Le positionnement des médecins intervenant en prison est très distinct face à ces procédures. On peut schématiquement distinguer deux attitudes. Le personnel soignant travaillant en milieu carcéral avant la réforme de 1994 semble reconnaître la nécessité de telles pratiques, qu'il considère comme inhérentes au fonctionnement de l'institution pénitentiaire560(*). Ces professionnels du milieu carcéral visent le plus souvent à faire reconnaître la spécificité de leur pratique médicale. Il semblerait en revanche que le personnel médical apparu après la réforme de 1994 soit beaucoup plus hostile à des procédures qu'ils estiment incompatibles avec leur statut de soignant, comme le relève un rapport d'évaluation IGAS-IGSJ établi en 2001. Les personnels de l'UCSA estiment souvent par exemple qu'ils n'ont aucune information à transmettre à l'administration pénitentiaire et que celle-ci doit faire appel à des experts médicaux si elle souhaite transmettre des éléments aux autorités judiciaires. La visite en quartier de détention semble également jugée par certains soignants comme contraire à la déontologie médicale, en ce qu'elle implique de donner un avis d'expert sur la compatibilité d'un état de santé avec des conditions de détention561(*). Les médecins supportent souvent mal ce rôle, qu'ils trouvent contraire aux principes du Code de leur profession562(*). Ces procédures d'expertise médicale sont considérées par les personnels soignants comme incompatibles avec leur mission de soin en raison de l'ambiguïté qui en résulter et être néfaste à la relation thérapeutique entretenue avec le détenu563(*).

Outre ces procédures, le fonctionnement de l'institution pénitentiaire implique de nombreuses répercussions sur l'organisation des soins. La question des retards et des temps d'attente est par exemple souvent présentée par les personnels de santé comme l'une des astreintes majeures du milieu carcéral564(*). Cette attente est plus généralement liée au temps pénitentiaire présenté comme un temps spécifique caractérisé par la lenteur565(*). Cette lenteur, comme le remarque Bruno Milly, est peut-être moins le fait d'une personnalité routinière et bureaucratique que le produit d'une organisation hiérarchique au sein de laquelle les surveillants ne sont souvent que de simples rouages566(*). Même si le grief des retards n'est pas une critique nouvelle parmi les personnels soignants, il semblerait qu'il soit encore plus présent chez les médecins hospitaliers nouvellement arrivés qui sont peu habitués aux contraintes du milieu carcéral. Cette critique est très présente chez les intervenants extérieurs comme c'est le cas d'un médecin qui effectue des consultations de dépistage au sein des prisons de Lyon et qui regrette que la procédure pour accéder à un détenu soit aussi contraignante567(*).

Une autre critique semble en revanche être apparue suite à la réforme de 1994. Il s'agit des procédures de contrôle propres au milieu pénitentiaire (document d'identité, détection des métaux, fouille) qui sont imposées à chaque entrant en détention. Le personnel médical nouvellement arrivé semble assez réticent à ces contraintes. Un cadre hospitalier remarque ainsi qu'il est difficile de trouver suffisamment de médecins pour effectuer des vacations en raison des réticences à subir les mesures de contrôle classiques :

« Il a fallu convaincre les soignants à aller travailler en prison [...] J'ai rencontré des médecins qui me disaient qu'il n'était pas question qu'ils passent sous un portique de détection des métaux, qu'ils fassent l'objet d'une fouille pour aller visiter un détenu [...] Ils voudraient échapper à la loi commune d'accès dans les prisons alors même que le directeur de la prison se fait fouiller à son arrivée tous les matins. »568(*)

Cette observation soulève le problème de la difficulté à faire intervenir en prison de façon ponctuelle (vacations, gardes) des médecins peu habitués au mode de fonctionnement carcéral. La difficulté à assurer la permanence des soins durant la nuit en est d'ailleurs une conséquence. Les médecins libéraux sont souvent très réticents à intervenir en tant que médecin de garde : « Nous avons rencontré un certain nombre de médecins acceptant de signer une convention avec les hospices civils de Lyon. Et ça avait été assez héroïque car beaucoup nous ont dit "Comment, on est fouillé ?", etc. il y avait eu beaucoup de réticences »569(*). La non-connaissance du milieu carcéral a d'ailleurs déjà été à l'origine de refus d'intervenir de la part des urgences570(*).

La loi du 18 janvier 1994 visait à affirmer la similitude des soins entre le dedans et le dehors. Le milieu carcéral comporte cependant des règles et des contraintes spécifiques qui rendent parfois difficile la mise en place d'une démarche thérapeutique équivalente à celle qui existe en milieu libre. L'arrivée des médecins hospitaliers en 1994 a permis un renouveau de la pratique médicale en prison, aboutissant parfois à certaines oppositions avec les règles de fonctionnement de l'institution pénitentiaire. La disparition de la « fiole » et la distribution des médicaments sous forme de cachet a par exemple été à l'origine d'un trafic en détention qui s'inscrit parfois dans une stratégie suicidaire571(*). Ces dérives sont accentuées par la remise au détenu d'un pilulier, lui permettant de gérer sa consommation, selon une logique de responsabilisation. On perçoit l'opposition qui sépare la logique soignante des règles de fonctionnement de l'institution carcérale  : « Les phénomènes d'accumulation et de trafic des médicaments [...] sont favorisés par cette autonomie conférée au patient-détenu »572(*).

La réforme de la médecine pénitentiaire devait permettre la mise en équivalence du dispositif sanitaire du milieu carcéral avec celui du reste de la société, facilitant ainsi le renouveau des pratiques thérapeutiques et mettant fin à la position ambiguë du personnel soignant qui était soumis a l'administration pénitentiaire. Il apparaît toutefois que l'exercice de la médecine en milieu carcéral suppose de reconnaître certaines contraintes indissociables de la prison. L'absence de subordination des personnels soignant ne leur permet pas de s'affranchir du respect de certaines règles fondamentales. La réforme de 1994 semble avoir accentué le rejet de ces règles qui sont étrangères à la pratique médicale courante. La démarcation aujourd'hui plus nette des rôles entre les missions de soin et de garde aurait accentué l'ambiguïté de la position du soignant vis-à-vis de pratiques qu'il considère comme ne relevant pas de sa profession. La démarche thérapeutique valorisée d'ordinaire semble même incompatible avec les spécificités du milieu carcéral. Ces observations amènent à s'interroger sur la position du personnel soignant face à l'institution pénitentiaire. Les personnels sanitaires appartenaient auparavant fonctionnellement et statutairement à l'établissement dans lequel ils intervenaient. Ils devaient par conséquent se plier aux règles de fonctionnement du milieu carcéral, sans qui leur soit possible de s'y soustraire ou de les critiquer. De façon plus générale, les médecins étaient soumis à un devoir de réserve sur leur activité comme n'importe quel membre de l'administration pénitentiaire. La loi du 18 janvier 1994 a cependant remis en cause ce rapport de subordination en conférant une autonomie statutaire aux soignants. Quel est désormais leur attitude face à l'institution pénitentiaire ?

* 556 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 557 Le médecin peut établir des attestations ou des certificats médicaux lorsqu'un aménagement du régime de détention pour raison de santé est nécessaire en vertu de l'article D.378 du Code de procédure pénale. Cette procédure peut être mise en oeuvre en cas d'inaptitude temporaire ou permanente à exercer un travail, d'un régime alimentaire particulier, d'une admission à l'hôpital, d'une surveillance médicale particulière en cas de grève de la faim prolongée, de la suspension d'une mesure d'isolement et de la prolongation d'une mesure d'isolement au-delà de trois mois. Cligman Olivia, Gratiot Laurence, Hanoteau Jean-Chtistophe, Le droit en prison , op.cit., p.131.

* 558 Lorsqu'un incident éclatant entre personnes détenues, les médecins sont habilités à délivrer des certificats coups et blessures à ceux qui le demandent.

* 559 L'article D 251-4 du code de procédure pénale impose de faire examiner par un médecin le détenu placé au quartier disciplinaire (QD) aussi souvent que le praticien l'estime nécessaire et au moins deux fois par semaine. «La sanction est suspendue si le médecin constate que son exécution est de nature à compromettre la santé du détenu ». Article D 251-4 du Code de procédure pénale.

* 560 Ce constat n'implique pas pour autant que ces pratiques soient toujours bien vécues par ces anciens médecins pénitentiaires. Bruno Milly distingue dans une classification des professionnels de santé travaillant en prison d'une part les « spécialistes pénitentiaires » qui restent attachés à leur statut de médecin et aux obligations éthiques qui lui sont liés, et d'autres part les médecins « consensuels » qui n'accordent pour la plupart aucune importance au respect de l'éthique et qui ne ressentent aucune tension entre le modèle normatif officiel et leurs actions réelles. Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.199-210.

* 561 IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.42.

* 562 Article 10 du décret n° 95-1000 du 6 septembre 1995 portant Code de déontologie médicale : «  Un médecin amené à examiner une personne privée de liberté ou à lui donner des soins, ne peut directement ou indirectement, serait-ce par sa seule présence, favoriser ou cautionner une atteinte à l'intégrité physique ou mentale de cette personne ou à sa dignité ». Ce principe semble difficile à concilier en raison des risques qui sont liés à la présence en quartier de détention. En effet, un groupe de travail constitué en mars 1995 au sein de l'administration pénitentiaire a aboutit à la réalisation d'un rapport sur la "sursuicidité" carcérale dont elle met en évidence comme facteur de risque la présence au QD où le taux de suicide est au moins sept fois supérieur à celui du reste de la détention. Observatoire international des prisons, Prisons : un état des lieux, op.cit., p.91.

* 563 IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.107.

* 564 Ibid., p.114.

* 565 Daniel Gonin écrit à ce sujet : « En prison, comme à l'hôpital psychiatrique, rien de presse, même le temps devient visqueux. En ce lieu où l'on ne parle que du temps de la détention qui règle la peine, "on a toujours tout le temps de voir venir", "il n'y a pas le feu" [...] À l'infirmerie, chacun pourrait très bien passer tout son temps à attendre. La prison, c'est l'attente dans la confusion d'une impatience désespérée. "Je suis fatigué d'attendre et de ne rien faire", disait un interne pour justifier sa démission » Daniel Gonin, La santé incarcérée, Paris, L'Archipel, 1991, p.233-234.

* 566 Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.117.

* 567 « Vous savez en prison pour pouvoir voir quelqu'un, c'est tout un... Il faut les appeler, il faut qu'ils soient emmenés et c'est donc assez lourd [...] Si j'arrive à deux heures il faut faire une liste et les papiers et quelquefois on attend jusqu'à trois heures et demie pour avoir tous les gens qui viennent en même temps. Donc après il faut se dépêcher pour rendre les résultats. En plus les déplacements sont compliqués ». Entretien n°12, Patrick Caillon, médecin effectuant une Consultation de dépistage aux prisons de Lyon.

* 568 Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon.

* 569 Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon.

* 570 IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.56.

* 571 IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.35.

* 572 La santé en prison. Objet complexe d'échange entre détenus, surveillants et personnels soignants, Rapport de séminaire, Ecole Nationale de Santé publique, 2001, p.20.

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