La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
1.2 Surveillants, soignants, détenus : une relation de pouvoir triangulaire« Il n'est pas possible de faire progresser la condition carcérale si on ne fait pas progresser simultanément la condition des personnels de celle des détenus. Les personnels vivent durement leurs conditions et c'est un travail dont la société ne reconnaît pas les mérites. Lorsque l'on veut faire progresser la condition de prison, il faut simultanément améliorer la condition des uns et des autres. Pas une des mesures que j'ai prises avec forte concertation et moult difficultés et des résistances considérables, ne le fut sans que, conjointement, ne soit améliorée la condition des personnels et celle des détenus. Il s'agit d'une réalité profonde. Le sort du personnel de surveillance est indissociable de celui des détenus». Robert BADINTER C'est selon une approche stratégique qu'il s'agit de comprendre les relations entre les surveillants, les soignants et les détenus. Ces derniers constituent souvent l'objet du conflit qui oppose les personnels sanitaires et pénitentiaires473(*). Ce rapport d'opposition a bien sûr toujours existé. La réforme de 1994 semble avoir néanmoins profondément modifié l'équilibre des rapports de force en affirmant l'autonomie des soignants, auparavant soumis aux exigences pénitentiaires. Le décloisonnement de la médecine pénitentiaire a d'autant plus affecté le métier de surveillant de prison que cette profession traverse depuis la fin des années quatre-vingts une crise identitaire profonde. 1.2.a Une profession contradictoire en perte d'identitéLes surveillants sont soumis à plusieurs contradictions dont la principale consiste en une double mission de garde et de réinsertion qui définit leur profession474(*). La plupart des études sociologiques réalisées sur ce métier relèvent la difficulté à concilier une « double injonction contradictoire » qui rend le positionnement du personnel très délicat475(*). Le contexte dans lequel ces fonctions doivent être exercées rend celles-ci d'autant plus difficiles. Les surveillants constituent, tout d'abord, un corps professionnel socialement dévalorisé. Emploi rarement exercé par vocation476(*), il constitue un second choix pour des personnes qui sont paradoxalement de plus en plus diplômées477(*). Ces évolutions ont d'importantes répercussions sur le métier de surveillant. L'élévation du niveau de formation a permis l'arrivée de personnels qui ne veulent pas remplir « une mission simplement formelle »478(*). Certains soignants y voient une opportunité pour revaloriser le rôle de réinsertion des surveillants : « Alors on avait une chance, c'est la crise économique qu'on vient de traverser et qui a mené un certain nombre [...] de gens avec un bac plus un, bac plus deux voire bac plus trois [...] qui très souvent nous ont dit "Nous, on n'a pas envie de porter des clés pendant trente ans". Donc, il y avait là une opportunité »479(*). Cette élévation des aspirations du personnel pénitentiaire se heurte cependant à l'évolution du fonctionnement de l'institution carcérale qui s'est fortement bureaucratisée au cours des vingt dernières années sous le poids, comme le rappelle Marion Vacheret, d'une rationalisation des procédures480(*). La séparation des lieux de décision et d'exécution a accentué l'« infantilisation » des gardiens481(*) face à une administration considérée comme étant « beaucoup plus archaïque que celle de l'armée »482(*). Une psychologue estime que le personnel de surveillance souffre avant tout d'un manque de considération de la part de leur hiérarchie : « Il y a aussi un problème qui apparaît beaucoup, c'est le problème de l'institution, de l'administration. L'administration nous oppresse [...] Ce sont toujours les mêmes griefs qui ressortent : "On n'est pas écouté", "On est considéré comme des pions", "On ne compte pas et on n'est pas valorisé" »483(*). Cette souffrance se manifeste par les problèmes d'alcoolisme, d'une part, qui sont assez présents, bien qu'en diminution, auprès du personnel de surveillance des prisons de Lyon selon des enquêtés. Les difficultés du métier de surveillant engendrent, d'autre part, un très fort absentéisme qui se répercute sur le fonctionnement de la détention484(*). Le personnel se situe ainsi constamment en sous-effectifs, rendant difficile la gestion de la vie en détention, et reléguant ainsi la mission de réinsertion au second plan. Les surveillants sont de moins en moins nombreux pour assumer un nombre croissant de tâches en raison de la surpopulation carcérale, accentuant ainsi leur sentiment de malaise485(*). Bien que faiblement valorisé, le rôle des surveillants est fondamental dans le fonctionnement de la vie en détention. Un peu infirmiers, un peu éducateurs, un peu formateurs, ils occupaient auparavant une fonction polyvalente en raison de leur position d'interlocuteur unique des détenus486(*). Le décloisonnement de l'institution carcérale et l'intervention croissante d'autres professionnels a accentué la dévalorisation de la profession de surveillant en les reléguant dans leur mission première de garde : « Mais l'entrée en prison de ces intervenants spécialisés dans différents domaines [...] entraîne aussi des modifications des tâches de surveillance, dans le sens d'un appauvrissement [...] Réduits à n'être que de simples porte-clés (comme ils le dénoncent volontiers), les surveillants sont les laissés-pour-compte de l'ouverture des prisons»487(*). Cette réduction des tâches des personnels de garde a lieu alors même que leur aspiration à exercer un rôle de prévention est croissante, en raison de l'élévation du niveau de diplôme, soumettant ainsi leur profession à une double injonction antinomique : « L'histoire de la prison est marquée depuis deux décennies par une double évolution contradictoire [...] La double pression qui en résulte pour les surveillants réduit leurs échanges avec les détenus et les renvoie aux tâches de garde et de surveillance. Dans le même temps, la formation des surveillants s'est allongée et le message qu'elle véhicule met de plus en plus l'accent sur la réinsertion, creusant ainsi l'écart entre les attentes professionnelles des surveillants et leurs conditions de travail réelles »488(*). Face à ces contradictions, Marion Vacheret remarque que les personnels de surveillance adoptent des stratégies différentes qui aboutissent à une mise en avant du rôle de garde ou, à l'inverse, pour certains d'entre eux, à une valorisation de leur mission de réinsertion sociale. Ces différences traduisent cependant l'éclatement des surveillants en tant que corps professionnel homogène qui est marquée par une crise identitaire profonde489(*). On peut dès lors tenter de comprendre quelles sont les conséquences de la réforme de 1994 sur la profession de surveillant. Celle-ci visait, en effet, à clarifier les missions soignantes et pénitentiaires tout en favorisant leur implication dans la prise en charge du détenu. Ces deux objectifs sont-ils conciliables ? * 473 Cette approche est néanmoins volontairement simplifiée. En effet, les détenus n'occupent pas un rôle purement passif dans cette relation, comme cela a été mis en évidence dans plusieurs recherches. La relation qui nous intéresse ici est cependant davantage le conflit qui oppose les soignants aux surveillants. * 474 Le décret du 31 décembre 1977 précise que « les surveillants et surveillants principaux assurent la garde les détenus, maintiennent l'ordre et la discipline » et d'autre part qu'ils doivent participer à « préparer la réinsertion de la population pénale dans la société ». * 475 Une enquête réalisée par Antoinette Chauvenet souligne les difficultés pour le personnel de surveillance de réaliser la mission de réinsertion qui leur est confiée. La priorité accordée à la sécurité a installé une culture de l'autorité, de la contrainte et de la force, dans le cadre de laquelle il ne convient pas de s'approcher des détenus de la façon dont on entrerait en relation avec lui dans le cadre d'un accompagnement social. Les surveillants trop humains, trop amicaux avec les détenus sont ainsi vite stigmatisés par leur hiérarchie et leurs collègues. Chauvenet Antoinette, Orlic Françoise, Benguigui Georges, Le monde des surveillants de prison, Paris, PUF, 1994. Cf Vacheret Marion, « L'univers des surveillants de prison : de la dévalorisation à l'atomisation », pp.532-559. * 476 Lhuilier D., Aymard N., L'Univers pénitentiaire. Du côté des surveillants de prison., Desclée de Brouwer, Paris, 1997, p.205. * 477 La sociologie du personnel pénitentiaire a considérablement évolué au cours des quinze dernières anées durant lesquelles le nombre de postes a été renouvelé de moitié. Le rajeunissement du personnel de surveillance et la crise économique ont favorisé une forte élévation du niveau de diplôme : la proportion des personnes disposant au moins du baccalauréat parmi les reçus au concours de surveillants est passé de 3,6 % en 1980 à 18,8 % en 1991 puis 88,1 % en 1997. Les surveillants sont en revanche principalement originaires des régions anciennement industrialisées du Nord et de l'Est de la France et des départements ruraux. Cette évolution contribue à confronter dans ces établissements une forte proportion de surveillants stagiaires et de jeunes fonctionnaires à des jeunes issus des milieux de la délinquance urbaine qu'ils connaissent peu. Combessie Philippe, Sociologie de la prison, op.cit., p.48. * 478 Auditions de la Commission d'enquête parlementaire sur la situation dans les prisons françaises, «Audition de M. Philippe Maître, Chef de l'inspection des services pénitentiaires», 16 mars 2000, source : Assemblée nationale, http://www.assemblee-nationale.fr. * 479 Entretien n°8, Docteur Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 480 Vacheret Marion, « L'univers des surveillants de prison : de la dévalorisation à l'atomisation », art.cit., p.541.. * 481 Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 482 Entretien n°8, Docteur Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 483 Ce sentiment d'oppression et de dévalorisation serait accentué par la structure hiérarchique de la prison qui, en cas d'incident, cherche parfois à trouver des responsables au sein du personnel de surveillance dans une logique de déresponsabilisation de l'institution carcérale. Entretien n°14, Chantal Escoffié, psychologue auprès du personnel pénitentiaire des prisons de Lyon. * 484 Le nombre de surveillants nécessaires est calculé en fonction d'un taux d'absentéisme qui est calculé à 19 % qui correspond aux nombreuses des personnels, comme l'explique Mme Marié : « Il y a beaucoup de congés maladies. On a beaucoup, enfin un certain nombre de personnels qui sont habitués à prendre des congés maladie. Donc ce taux c'est un peu pour pallier aux congés maladie. [...] Par exemple, pour l'année 2001 les congés maladie pour le personnel de surveillance ça faisait 8153 jours ». Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999. * 485 C'est pour répondre aux souffrances du personnel, que l'administration pénitentiaire a adopté depuis quelques années une politique de soutien psychologique auprès des surveillants en instituant dans certains établissements un poste de psychologue comme c'est le cas des prisons de Lyon. * 486 Marchetti A-M., Combessie P., La prison dans la Cité, op.cit., p.118. * 487 Combessie Philippe, « Ouverture des prisons, jusqu'à quel point ? », art.cit., p.83. * 488 Chauvenet Antoinette, Orlic Françoise, Benguigui Georges, Le monde des surveillants de prison, op.cit., p.47. * 489 « Les gardiens à l'heure actuelle n'existent plus réellement en tant que corps professionnel. La dévalorisation qu'ils ressentent les conduit à se questionner sur leur utilité sociale et ne permet pas la constitution d'un regroupement autour de cette notion. Ils ne se reconnaissant plus dans leurs tâches, ni dans leur utilité sociale, ni en tant que groupe spécifique, et ce d'autant plus que ces impressions de perte d'identité et de solitude, nées de l'éclatement du groupe, accentuent par elle-même la fracture interne. Nous nous trouvons ainsi face à un ensemble morcelé, atomisé, fragmenté en petites unités sans liens les unes avec les autres ». Vacheret Marion, « L'univers des surveillants de prison : de la dévalorisation à l'atomisation », art.cit., p.556. |
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