La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
2.2 b Un renouveau de la prise en charge rendu nécessaireLa reconnaissance de l'épidémie de Sida en milieu carcéral aboutit à la fin des années quatre-vingts à l'introduction des premières mesures de prévention, dont la distribution de préservatifs qui symbolise une première victoire des enjeux de santé publique sur les règles pénitentiaires. Les dispositions développées par les administrations nationales sont renforcées par la production normative de quelques organismes internationaux qui sont à l'origine, à la fin des années quatre-vingts, de recommandations et de directives supranationales qui réaffirment les risques existant en milieu carcéral et les principes généraux qui doivent inspirer les programmes mis en place161(*). Le dispositif sanitaire carcéral s'est alors progressivement décloisonné. En effet, la lutte contre le Sida a été marquée de façon générale, comme le note Olivier Borraz, par l'intervention de nouveaux acteurs dans le champ de la prévention, notamment des associations162(*). Ce fut nettement le cas en Italie où de nombreuses associations vinrent combler les manques de la médecine pénitentiaire incapable de répondre pleinement aux besoins de prévention, d'information et de formation du moment163(*). Ce phénomène fut en revanche moins marqué au sein des prisons françaises où les structures hospitalières jouèrent un rôle prépondérant164(*). Les Centres d'information et de soins de l'immunodéficience humaine (CISIH), créés par le ministère de la Santé en 1987, visent à renforcer et à coordonner la prise en charge et la prévention du Sida entre les différentes structures sanitaires. Ils constituent la pièce maîtresse de la lutte contre le Sida en milieu hospitalier165(*). En avril 1989, la signature de conventions entre huit établissements pénitentiaires et sept CISIH est proposée à titre expérimental. Ces conventions prévoient la réalisation en milieu carcéral de consultations médicales spécialisées, à raison d'une ou deux par semaine. Compte tenu d'un premier bilan très favorable, l'opération a été étendue en 1990 à cinq autres établissements, puis en 1991 à cinq établissements supplémentaires, portant leur total à dix-huit. Ces conventions marquèrent les premières interventions de praticiens hospitaliers en milieu carcéral : « c'était la première avancée de l'hôpital au niveau pénitentiaire »166(*). Des dépistages anonymes et gratuits étaient proposés aux détenus dans des conditions de confidentialité analogues à celles existant en milieu libre167(*). La publication de plusieurs rapports publics permet de prendre conscience alors de l'inadéquation entre l'organisation des soins et la propagation de l'épidémie de Sida en prison. Déjà en 1989, le professeur Claude Got notait dans son rapport sur le Sida que « le problème n'est pas : le sida et la prison, mais d'abord : organisation du système de soins dans les prisons »168(*). En 1993, le « Rapport sur les situations médicales sans absolue confidentialité dans l'univers pénitentiaire », établi par le Conseil national du Sida (CNS), souligne les fortes variations géographiques des taux de contamination selon les prisons169(*). La prévalence générale de 4,3% sur l'ensemble des instituts masque certaines pointes allant jusqu'à 15%, ce qui traduit des différences épidémiologiques réelles ou des écarts dans le taux de dépistage, qui est lui aussi très inégal géographiquement. Le Conseil national du Sida note, en outre, la « forte corrélation, voire la stricte adéquation entre toxicomanes et séropositifs parmi les détenus »170(*). En 1993, le rapport du Haut comité national de la santé publique dresse un bilan positif lié à l'intervention des CISIH mais soulève l'inadéquation de la médecine pénitentiaire, incapable d'assurer un dépistage et une prise en charge satisfaisante dans les établissements où aucune convention n'a été signée avec un CISIH ou un centre de dépistage anonyme et gratuit (CDAG), structure hospitalière spécialisée dans le dépistage du Sida. Le Haut comité relève en outre les difficultés à garantir le secret médical lorsque le test de dépistage est effectué par du personnel de la médecine pénitentiaire. Le problème du secret professionnel et du manque de moyens financiers suffisants pour assurer le suivi des traitements justifient, dès lors, l'intervention de la médecine hospitalière et le décloisonnement de la médecine pénitentiaire: « L'exercice de la confidentialité est difficile dans le milieu clos de la prison, où chaque activité des détenus est connue. Les conditions matérielles et fonctionnelles de la médecine en milieu pénitentiaire ne sont pas idéales [...] La prise en charge en milieu carcéral d'une population atteinte par le VIH, dont la lourdeur de la pathologie s'accroît, augmente les tâches d'un personnel soignant dont l'effectif stagne. Enfin, nombre d'établissements connaissent des difficultés pour faire face à la lourde charge financière qu'implique le traitement de la pathologie à VIH, particulièrement aux stades avancés de la maladie »171(*) Le problème du Sida est un phénomène aux dimensions multiples qui peut être perçu simultanément comme un problème de santé publique, une maladie ou un problème social172(*). Monika Steffen remarque que le principal défi lié à l'épidémie de Sida en Europe fut la gouvernance de la santé publique173(*). Le modèle de santé publique existant alors apparut totalement inadapté à la nouveauté de cette maladie qui ne pouvait être traitée que par une double stratégie reposant sur les principes de volontariat et de confidentialité ainsi que sur la responsabilisation des individus par le biais de campagnes publiques174(*). Ces principes étaient d'autant plus difficiles à mettre en oeuvre s'agissant de populations fragilisées comme les détenus ou les toxicomanes, moins réceptifs aux campagnes de prévention mais également moins en mesure de se mobiliser que d'autres groupes à risques tels que les homosexuels. Dès lors, « pour les systèmes de santé, le Sida représentait un problème « mal structuré », ne correspondant pas aux modes d'intervention, cadres cognitifs et découpages institutionnels forgés antérieurement et appelant, de ce fait, des réajustements »175(*). Ce constat est d'autant plus pertinent en milieu carcéral où les principes de fonctionnement s'opposaient précisément aux principales mesures des politiques de réduction des risques qui permirent d'endiguer l'épidémie chez les toxicomanes (distribution de seringue, traitements de substitution) mais aussi aux mesures de prévention plus générales comme l'usage du préservatif. Les difficultés de l'administration pénitentiaire à reconnaître la portée de l'épidémie de Sida en milieu carcéral s'explique avant tout par des résistances culturelles qui lui empêchaient d'apporter une réponse cohérente au problème176(*). L'irruption d'un problème, qui ne pouvait pas être résolu dans les cadres de compréhension et d'action de l'institution carcérale, a permis d'en soulever les blocages. C'est l'incompatibilité entre la prison et les exigences de santé publique qui est alors apparue. Le Sida a exercé en prison, comme dans l'ensemble de la société, un « effet de dévoilement » selon les mots de Michel Setbon177(*). Le Sida était une maladie singulière qui, ne pouvant pas être traitée dans le cadre existant et selon les règles en vigueur, a nécessité un processus de recomposition des dispositifs sanitaires. La réorganisation des soins en milieu carcéral a été légitimée dès lors que la santé des détenus est apparue comme un problème de santé publique. * 161 Par exemple, l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe, qui a adopté le 30 juin 1988 la Recommandation 1080 "relative à une politique européenne coordonnée de la santé pour prévenir la propagation du SIDA dans les prisons", reconnaît la présence possible de relations sexuelles ou d'usages de drogues dans les prisons. Elle indique en son alinéa 11 que "l'existence de l'homosexualité et celle de la toxicomanie par voie intraveineuse dans les prisons, qui toutes deux entraînent un risque considérable de propagation de l'infection à VIH, parmi la population carcérale et ultérieurement en dehors de la prison, doivent être pour l'instant admises comme étant des réalités." Conseil de l'Europe, Recommandation 1080 (1988) relative à une politique européenne coordonnée de la santé pour prévenir la propagation du SIDA dans les prisons, Strasbourg, 1988. * 162 Borraz O., Loncle-Moriceau Patricia, « Permanences et recompositions du secteur sanitaire. Les politiques locales de lutte contre le sida », Revue française de sociologie, 41-1, 2000, p.49. * 163 Ce phénomène s'explique, en partie, par l'importance du rôle occupé par les communautés thérapeutiques dans le soin des toxicomanes. Celle-ci travaillaient en lien avec les établissements pénitentiaires avant l'épidémie de Sida en raison de l'existence d'une mesure d'injonction thérapeutique qui permettait la libération du détenu en cas d'initiation d'un programmes thérapeutique (ces programmes d'affidamento in prova seront développés par la suite). Les communautés travaillant déjà avec les prisons ont alors initié des groupes de parole et de soutien auprès des personnes séropositives incarcérées qui étaient majoritairement toxicomanes. C'est par exemple le cas de la communauté de Villa Maraini à Rome qui a organisé de façon systématique des groupes de parole en prison à partir de 1984. Enfin, on doit noter qu'une importante association de lutte contre le Sida a été crée au cours des années quatre-vingt, la LILA, qui a été à l'origine de nombreux cours de prévention en milieu carcéral afin de pallier au manque de réaction de l'administration pénitentiaire. Entretien n°28, Eugenio Iaffrate, responsable du projet « prison » de la communauté « Villa Maraini ». * 164 Certaines associations de lutte contre le Sida se sont cependant mobilisées à la fin des années quatre-vingts, telle qu'Act-Up, permettant un renouveau du militantisme en faveur des détenus. Ce phénomène demeure cependant moins marqué en Italie mais, surtout, reste limité à des campagnes revendicatives. * 165 Borraz O., Loncle-Moriceau P., « Permanences et recompositions du secteur sanitaire. Les politiques locales de lutte contre le Sida », art.cit., p.45. * 166 Crevier B., « Le pari de soigner la médecine pénitentiaire », Economie et humanisme, n°329, juin 1994, p.38. * 167 Olive Agnès, « Le Sida en prison (ou le bilan de la santé publique en milieu carcéral) », art.cit., p.314. * 168 Got C., Rapport sur le Sida, Paris, Flammarion, 1989. A la même époque, tandis qu'une circulaire datée du 17 mai 1989 définit les mesures de prévention en prison, un journaliste du journal Le Monde écrit : « Ces dispositions sont-elles suffisantes ? [...] Le nombre, de plus en plus élevé, de toxicomanes atteints du Sida qui seront amenés à séjourner en prison dans les prochaines années, n'oblige t-il pas à repenser le fonctionnement de la médecine pénitentiaire ? ». Nouchi Franck, « Une circulaire pour améliorer le dépistage en milieu carcéral », Le Monde, 24 mai 1989. * 169 « Au total, les statistiques du ministère de la Justice indiquent qu'en 1991, le nombre de personnes séropositives connues, à un jour donné, des services médicaux dans les prisons françaises s'élevait à 2 283 personnes, soit 4,3% d'une population pénale, au même jour, de 52 220 personnes (soit une augmentation de 0,7% par rapport au 8 juin 1988, où cette proportion était de 3,6%). Sur ces 2 283 personnes, 1 584 étaient des séropositifs asymptomatiques, 523 avaient développé des formes mineures d'infection, et 176 un Sida déclaré. Ce taux national de séropositivité dans l'univers carcéral variait considérablement selon les régions : il était de 7,8% dans les établissements de la Direction régionale de Paris, avec des pointes de 10% à 15% dans certains établissements de la région parisienne ». Source : ministère de la Justice, Direction de l'administration pénitentiaire, L'administration pénitentiaire et la lutte contre le Sida : bilan 1991, Paris, juin 1992, p. 2. Conseil national du Sida, Rapport sur les situations médicales sans absolue confidentialité dans l'univers pénitentiaire, op.cit., p.3. * 170 Les enquêtes du Conseil national du Sida rapportent par exemple que dans un établissement, sur 6 000 entrants, 25% sont des toxicomanes dont 40% sont séropositifs. Sur les quelque 720 détenus séropositifs (en flux), 90% ont été contaminés par injections de drogue et 3% (22 personnes environ) par voie sexuelle (essentiellement homosexuelle) . Le rapport en conclue que « la toxicomanie constitue donc, de loin, le principal facteur de contamination des entrants ». Ibid., p.3. * 171 Haut Comité National de la Santé Publique (HCNSP), Santé en milieu carcéral, op.cit., p.44. * 172 Setbon M., « La normalisation paradoxale du Sida », Revue française de sociologie, 41-1, 2000, p.62. Cf également Steffen Monika, «Répondre à l'inattendu : les systèmes de santé face au Sida », Revue française d'administration publique, n.76, 1995. * 173 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.33. * 174 L'avènement du Sida constitue, comme le remarque Olivier Borraz, un facteur de désordre qui induit dans un ensemble institutionnel structuré de nouveaux et nombreux décalages dont la résolution appelle des recompositions. Ces décalages sont de trois ordres. Un décalage tout d'abord entre une maladie présentant de nombreuses inconnues et les dispositifs institutionnels existants. Un second décalage d'ordre institutionnel entre les différentes organisations qui participent à la lutte contre le Sida. Un décalage enfin entre les dispositifs de lutte contre le Sida et l'évolution de l'épidémie. Borraz O., Loncle-Moriceau Patricia, « Permanences et recompositions du secteur sanitaire. Les politiques locales de lutte contre le Sida », art.cit., p.38. * 175 Steffen Monika, Les Etats face au Sida en Europe, op.cit. p.30. * 176 Patrice Duran souligne dans ce sens la difficulté pour certaines institutions publiques à reconnaître un nouveau problème du fait de l'inadéquation de leur culture professionnelle et institutionnelle avec un problème émergeant. Duran Patrice, "Le Savant et la politique : pour une approche raisonnée de l'analyse des politiques publiques", L'Année sociologique, vol.40, 1990, p.241. * 177 « En cela un phénomène imprévu comme l'est le Sida provoque un effet de dévoilement, tant du fonctionnement du système de décision que de ses capacités d'adaptation à de nouvelles contraintes. En quelque sorte le Sida met en évidence les propriétés -le plus souvent imperceptibles dans un fonctionnement routinier -d'un système antérieurement construit, ses fragilités et ses résistances aux changements ». Setbon, M., Pouvoirs contre Sida. De la transfusion sanguine au dépistage: décisions et pratiques en France, Grande-Bretagne et Suède, op.cit., p.17. |
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