La spécialisation fiscale, éléments de refondation de l'action publique locale: reflexion sur les concepts d'efficacité et de gouvernance territorialepar Bajer Joma Amada Université Aix-Marseille 3 - 2005 |
Section 2. La question de l'efficacité de l'impôt localL'une des mérites que peut constituer la spécialisation des impôts locaux concerne la question de l'efficacité du budget local. Actuellement, compte tenu de l'utilisation d'une même assiette fiscale par plusieurs collectivités territoriales, il apparaît que l'impôt n'est pas du tout opérationnel. Le budget reste une procédure. Avec l'éclaircissement des niveaux et des compétences fiscales, il est certain que le budget local deviendrait pleinement un instrument de prévision et de gestion financière. §1. De la gestion budgétaire à la gestion financière : la spécialisation comme instrument de gestion et de prévision L'une des critiques que l'on peut adresser aux principes budgétaires locaux tels qu'ils sont exprimés actuellement, c'est qu'ils ne permettent pas aux budgets locaux de jouer pleinement l'un des rôles d'un budget, c'est-à-dire, la planification. C'est d'ailleurs en ce sens que le principe même de l'annualité pose un certain nombre de problématiques relatives à l'efficacité et à la pérennité des actions publiques locales. Dans un tel contexte, il est très difficile pour les collectivités locales de passer d'une approche en termes de gestion à une approche en termes de prévision. On ne peut entamer une réflexion sur la spécialisation fiscale comme moyen de rendre plus efficace la gestion budgétaire et financière des collectivités territoriales sans s'arrêter un instant sur les particularités de cette gestion. Si l'on se fonde sur la définition scientifique de la gestion, c'est-à-dire la mise en oeuvre des ressources d'une organisation quelconque en vue d'atteindre des objectifs précis, on ne peut réellement parler d'une gestion financière des collectivités locales tant celle-ci ne paraît être orientée vers la meilleure allocation des ressources compte tenu d'objectifs bien déterminés. Bien évidemment, le fait que l'on se situe ici dans la sphère publique contribue à cette difficulté à parler d'une gestion financière et budgétaire locale. Cependant, on observe, depuis quelques années, un mouvement qui se manifeste par la volonté, de la part des collectivités locales, de rationaliser l'utilisation des ressources financières. Ce mouvement s'est accentué avec la libéralisation du « marché » de financement des collectivités locales. En effet, celles-ci ont vu leurs sources de financement se développer notamment avec la possibilité de procéder à des financements bancaires ou obligataires. Ce lent passage d'une « culture administrative à une culture de marché »15(*) n'est pas sans poser un certain nombre d'enjeux et de défis majeurs auxquels doivent répondre les collectivités territoriales. La caractéristique première de ces défis est la multiplication des techniques et des modes de gestion mais également la diversification des sources de financement. Une diversification qui représente certes un atout pour les gestionnaires locaux mais qui implique une gestion rationalisée et efficace des comptes publics locaux. Certains observateurs voient dans cette mutation des modes de gestion l'essence même du mouvement de décentralisation. En effet, plus que la reconnaissance et la consécration du pouvoir institutionnel des collectivités territoriales ou l'utilisation de pratiques nouvelles, la décentralisation a introduit une nouvelle culture de gestion en confrontation directe avec la culture juridique traditionnelle. Si ce mouvement est vrai pour l'ensemble du secteur public, il se manifeste avec plus d'acuité au sein des collectivités territoriales. Si l'on doit caractériser les conséquences directes de ces bouleversements sur les modes de gestion locales, le développement de l'emprunt bancaire ces quinze dernières années semble constituer une parfaite illustration. En effet, celui confirme à la fois la diversification des sources de financement des collectivités locales et la volonté de celles-ci de s'adapter une culture de marché. En outre, la liberté de choix que représente la possibilité de recourir à l'emprunt bancaire voire même à l'émission d'obligations constitue une source de renforcement de l'autonomie financière locale bien qu'il faut savoir distinguer autonomie financière et liberté financière. Dans ce contexte, les techniques de gestion financière sont devenues de véritables instruments d'appréciation des politiques publiques locales. Aussi, avec notamment la notation financière, on juge à la fois la santé financière et la capacité d'investissement des administrations publiques locales. Par ailleurs, on observe une réelle volonté de la part des collectivités territoriales d'adopter une démarche de rationalisation des techniques et des procédures. Qu'il s'agisse de la mise en place d'un contrôle de gestion, d'une planification stratégique, le mouvement enclenché commence à s'imprégner en matière de culture de gestion. C'est ainsi que la maîtrise de la trésorerie et la gestion active de la dette locale occupent de plus en plus de place dans la fonction financière des collectivités locales. Autres domaines dans lesquels la nouvelle culture de gestion publique locale se manifeste, il s'agit du contrôle de la satellisation et de la consolidation des comptes mais également de l'adoption d'une démarche d'évaluation et de contrôle de la gestion financière. On voit bien que la sphère financière constitue une source d'impulsion de nouvelles pratiques. En d'autres termes, la refondation de l'action publique locale passe nécessairement par la consolidation de l'autonomie financière locale. Cependant, cette situation n'est d'ailleurs pas sans accentuer les disparités entre collectivités locales dans la mesure où les collectivités locales les mieux armées partent avec un atout instrumental dont ne disposent pas les collectivités les moins riches. En matière de techniques de gestion budgétaire et financière, on ne peut donc pas dire que les volontés de rationaliser les pratiques ont manqué. En fait, il semble de plus en plus établi que le problème se situe dans la difficulté d'imprégner une culture du résultat et de l'efficacité au sein des administrations locales. On peut donc penser que la véritable question est l'environnement institutionnel dans lequel les collectivités locales évoluent. Prenons l'exemple de la fameuse instruction budgétaire et comptable M 14. Inspirée de la comptabilité privée et du plan comptable général, l'instruction M 14 devait constituer un outil novateur et dynamique de gestion patrimoniale pour les communes et les EPCI. Il semble aujourd'hui que cet outil, lancé au début des années 90 et généralisé à l'ensemble des communes et des EPCI, n'ait pas atteint ses objectifs initiaux. En fait, ce n'est pas l'outil qui pose un problème mais son application. Autrement dit, la M 14 impose un trop grand nombre d'écritures et de procédures aux collectivités locales. Par ailleurs, selon les professionnels financiers des collectivités territoriales, le principal intérêt de la M 14, c'est-à-dire, la possibilité de mener un travail d'analyse financière locale sur la base de ratios pertinents se trouve limitée. Au regard de ces éléments, on peut dire qu'au-delà des pratiques et des procédures, la gestion financière locale a besoin de s'imprégner de la nouvelle culture de l'action publique locale. Il semble que l'on n'a pas pris toute la mesure de l'impact de ces mutations dans la gestion financière des collectivités locales sur la manière dont sont mises en oeuvre les politiques publiques locales. Et cela d'autant plus que ces mutations viennent conforter un fait majeur intervenu ces dernières années dans l'environnement public local : l'influence de la sphère privée sur les pratiques publiques. Dès lors qu'on parle de planification stratégique, on abandonne non seulement le cadre de l'annualité budgétaire mais on renforce la visibilité des budgets locaux. En effet, la planification stratégique visant nécessairement l'opérationnalité et l'efficacité des budgets locaux, elle serait d'autant plus utile que la complexité due à la superposition actuelle des niveaux de fiscalité serait supprimée au profit d'une spécialisation. En d'autres termes, il faudrait passer d'une culture administrative à une culture de marché dans la fiscalité locale. §2. Les limites de la vision économique : réflexion autour des notions d'égalité et de cohérence territoriales L'une des difficultés que peut rencontrer la mise en oeuvre de la spécialisation fiscale est le respect du principe d'égalité des citoyens devant. Mais l'argument peut être retournée en faisant remarquer que le système actuel est tout aussi source d'inégalités et d'injustice du fait même de l'ancienneté des bases d'imposition, des différences dans les méthodes employées pour évaluer les valeurs locatives, la multiplication des exonérations ou la disparité des taux d'imposition au niveau national. Mais pour certains, ces inégalités n'en sont pas. Il s'agit de diversité de situations qui sont, par nature, intrinsèque, à tout processus de décentralisation politique. Les inégalités peuvent être observées aussi bien en comparant les niveaux de collectivités locales qu'en comparant des collectivités de même niveau administratif. Si l'on prend par exemple le cas des communes, on constate que les inégalités géographiques sont très fortes. Par ailleurs, le nombre de populations joue un rôle essentiel dans le poids des dépenses d'une commune. Les départements ont une structure de dépenses de fonctionnement semblables à celle des communes bien que les disparités entre départements ne soient pas du tout expliquées par des critères tels que la densité de population ou la situation géographique mais plutôt par des choix de nature population engendrés par les compétences propres des départements. En ce qui concerne les régions, les disparités sont moins importantes dans la mesure où les budgets et les « comportements »financiers des régions sont plus ou moins identiques. Pour résorber les inégalités engendrées par l'organisation fiscale locale, on a mis en place des mécanismes de péréquations, c'est-à-dire, un système de redistribution qui vise à réduire les écarts de richesse entre les collectivités territoriales. La révision constitutionnelle du 28 mars 2003 a érigé la péréquation en principe constitutionnel puisque « la loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités territoriales » (art. 72-2). Il existe trois formes de mécanismes de péréquation : la péréquation horizontale qui s'effectue entre les collectivités territoriales et consiste à attribuer aux collectivités défavorisées une partie des ressources des collectivités les plus riches. Cette forme de péréquation concerne essentiellement la taxe professionnelle. Elle est assurée par divers fonds départementaux dont les plus importants sont les fonds départementaux de péréquation de la taxe professionnelle. En 2001, ces fonds représentaient environs deux milliards d'euros. La péréquation verticale est, quant à elle, assurée par les dotations de l'Etat aux collectivités locales. La DGF en est le principal instrument. En 2002, elle représentait environs quatre milliard d'euros. Une troisième forme de péréquation est représentée par des dispositifs plus ponctuels à la suite des mouvements de transferts de compétences de l'Etat vers les collectivités locales. Selon une étude du Commissariat Général du Plan de juillet 2004, les dotations de l'Etat on permis, en 2001, une réduction globale des inégalités de pouvoir d'achat de 40% pour les communes, de 51% pour les départements et de 54% pour les régions. Cependant, la péréquation n'est pas exempte de toute critique. Tout d'abords, on ne peut pas dire qu'elle a permis de réduire sensiblement les inégalités entre collectivités. On peut même observer que l'ampleur des écarts de richesse entre collectivités fait de la France une exception en Europe. Et cela d'autant que l'acte II de la décentralisation pourrait aggraver ces écarts. Le problème majeur provient de l'inégale répartition de la richesse fiscale sur le territoire. Pour résoudre ce problème, il y a deux solutions : soit la nationalisation pure et simple de la fiscalité locale, soit reformer l'organisation fiscale locale dans le sens d'une introduction d'une plus grande simplicité et d'une plus forte clarté. C'est la solution de la spécialisation fiscale qui a l'avantage de préserver l'autonomie financière locale. Par ailleurs, la solution de la spécialisation semble la mieux adaptée pour corriger des effets d'inégalités qui ne sont pas toujours de nature fiscale et financière. C'est le cas notamment des effets de localisation des activités économiques ou de potentiel démographique des territoires. Il existe un autre mécanisme fiscal qui prend en compte les écarts de richesses entre collectivités locales, il s'agit des notions de potentiel financier et de potentiel fiscal qui mesurent la capacité de la collectivité à lever l'impôt à partir de la base fiscale de son territoire. En fait, jusqu'à récemment, les mesures de péréquation financière étaient basées sur le seul critère de potentiel fiscal qui ne prenait pas réellement en compte la richesse des collectivités. C'est la raison pour laquelle, le gouvernement, à travers le projet de loi de finances pour 2005, a proposé de substituer un potentiel financier à l'actuel potentiel fiscal afin de mieux mesurer les écarts de richesse entre collectivités. En réalité, ce nouvel indicateur comprend l'actuel potentiel fiscal, auquel sont ajoutées la dotation forfaitaire et les dotations de compensation des impôts supprimés par l'Etat. Les questions d'égalité et de cohérence territoriales ne peuvent être appréhendées que dans le cadre d'une réflexion générale sur les aspects politiques de la spécialisation fiscale. Celle-ci ne doit ni conforter ni renforcer les disparités territoriales mais introduire plutôt un cadre nouveau de traitement de ces questions. C'est ainsi qu'en posant cette question des inégalités territoriales dans le cadre de la réflexion sur la spécialisation fiscale, on cherche à montrer que la résorption des disparités territoriales n'est non seulement pas contradictoire avec le renforcement des pouvoirs locaux mais peut aussi trouver dans ces pouvoirs renforcés une solution. * 15 M. BOUVIER : « Les Finances locales » |
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