Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
1.2.2 Sociologie des toxicomanes : les « profils à risque »La connaissance et l'évaluation des usagers de drogues est un phénomène difficilement chiffrable et descriptible. Le recueil de données épidémiologiques en matière de toxicomanie s'oppose, outre la réticence des pouvoirs publics et/ou des professionnels du secteur, à de nombreux obstacles méthodologiques. Il est tout d'abord fortement influencé par le statut légal des dogues en cause130(*)131(*). Le caractère clandestin de l'usage des drogues illicites rend, d'autant plus si le contexte est très répressif, une partie du phénomène non apparente. En revanche, lorsqu'il s'agit de produits légaux (alcool, tabac, médicaments), les chiffres de vente rapportés à l'ensemble de la population constituent de bons indicateurs de consommation. En l'absence d'un recensement de la population toxicomane, les sujets étant par définition dans une situation illégale, diverses enquêtes sont organisées pour donner des indications utiles aux prises de décision en matière de santé publique. Il est nécessaire de multiplier et de croiser les sources de données. Les principaux éléments recherchées sont la prévalence de l'usage d'une drogue (le pourcentage de personnes concernées dans une population) et son incidence (les nouveaux cas apparus par exemple au cours d'une année). Les enquêtes en population générale constituent le premier moyen utilisé. Il peut s'agir d'enquêtes élaborées autour de la consommation d'une ou plusieurs substances, auprès d'un échantillon représentatif de la population. Les questions sur les psychotropes sont cependant souvent inclues dans des enquêtes plus vastes sur les consommations ou les modes de vie afin d'obtenir un échantillon suffisamment large. Les services de police ou judiciaires sont une source importante de données en matière de consommation de substances illicites. Les chiffres d'interpellations, d'incarcérations ou des saisies de drogues peuvent fournir autant d'indicateurs sur les tendances en cours. Toutefois, il reste difficile, comme le précise Marc Valleur, de faire la part entre les modifications de prévalence ou l'incidence d'une problématique d'usage, et les modifications de l'activité policière elle-même132(*). Les services spécialisés en matière de toxicomanie (centres de soins, points d'accueil, etc.) constituent l'un des moyens les plus efficaces pour estimer les variations, notamment en terme d'abus et de dépendance. Les données recueillies permettent de dresser le profil sociologique des personnes dépendantes, ainsi que leur état de santé, les morbidités et la mortalité reliées aux addictions. En France, un système de recueil de données fut mis en place dès 1986 par l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) à partir des centres de soins spécialisés en toxicomanie133(*)134(*). Les enquêtes épidémiologiques nationales visent à souligner la socio-démographie, l'histoire de la toxicomanie, le recours aux soins, le parcours dans les structures et les pathologies associées. L'état de santé des toxicomanes, notamment au point de vue des maladies infectieuses, fait l'objet d'études spécifiques : ministère de la Santé, enquêtes hospitalières, travaux de l'Inserm auprès des antennes prisons. Il existe par conséquent trois modes afin de tenter de sortir de l'obscurité le phénomène de la drogue135(*) : lorsqu'une personne en difficulté s'adresse à un service de soin, l'arrestation, le secours lors d'une overdose. Ces modes d'évaluation sont suffisamment adaptées aux drogues classiques, telle que l'héroïne, mais se révèlent très lacunaires en ce qui concerne les nouvelles tendances en matière de toxicomanie, c'est à dire les drogues de synthèse ou encore la forte augmentation du cannabis. En effet, les cas d'overdoses sont plus facilement vérifiables à partir d'une prise d'héroïne que de LSD, de plus les services de soins aux toxicomanes ont été orientés depuis ces vingt dernières années afin de lutter principalement contre la dépendance aux opiacés. Et ceci constitue une chose bien connue des toxicomanes, lesquels se dirigent très peu, lorsqu'ils sont dépendants d'autres substances, vers les services d'aide existants et finissent par ne pas être comptabilisés comme toxicomane. Il est donc difficile de connaître le nombre d'usagers de substances non opiacées (cocaïne, amphétamines, etc.) en tant que simples consommateurs ou en tant que toxicomanes. Les seules sources existantes pouvant nous renseigner sur l'évolution des substances proviennent par conséquent de corps antidrogue policiers ou d'enquêtes menées pour trafic. Un ensemble d'enquêtes spécifiques de nature sociologiques ou ethnologiques permettent néanmoins de mettre en évidence les consommations les plus marginales. Des observations participantes peuvent par exemple éclairer des pratiques sous-culturelles, comme l'usage d'ecstasy durant les rave-parties, ou encore l'usage de crack dans certains quartiers. Un autre moyen d'évaluation épidémiologique des consommateurs similaire est constitué du « travail de proximité » (unità di strada, outreach-work) qui apportent des services d'aide aux consommateurs de façon directe sur leur lieu de consommation (discothèques, gares, périphéries, etc.)136(*). Ces études ont pour point commun de se dérouler à l'échelle locale (de la ville, voire du quartier). Elles développent une épidémiologie sur les populations minoritaires à partir de groupes spécifiques. Une image globale de la population est alors reconstituée à partir de divers procédés (capture-recapture, « boule de neige »). La méthode « boule de neige ». (snowballing ou snow ball sampling en anglais, campionamento a valanga en italien) est un procédé d'échantillonnage utilisé dans les cas d'études où il est difficile d'établir avec précision un échantillon représentatif, comme c'est souvent le cas pour la toxicomanie. Il s'agit alors de recueillir des informations auprès de toxicomanes rencontrés sporadiquement (dans la rue, boites de nuit, etc.). De cette façon on élargit le groupe de référence en partant d'un échantillon limité137(*). C'est à partir de telles études, qu'il a été possible de mettre en évidence les caractéristiques épidémiologiques des toxicomanes qui se sont considérablement transformées au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Parmi les facteurs socio-épidémiologiques, le sexe est la caractéristique la plus tranchée : les toxicomanes sont en grande majorité des hommes. Ils représentent les trois quarts des personnes prises en charge par les services de soin français138(*). De même en Italie, où en 1997 sur 117.131 toxicomanes recensés dans les services de soin privés et publics, on dénombrait 99.575 hommes, tandis qu'on comptabilisait 17.556 femmes. Le rapport homme/femme au niveau national est donc de 5,6 hommes pour une femme139(*). Cette différence est cependant encore plus nette au niveau des interpellations (90% d'hommes) en France et peut laisser entendre que les femmes sont moins nombreuses parmi les toxicomanes mais qu'elles ont une plus forte propension à avoir recours au système de soin140(*). Il est intéressant d'examiner à cet égard la répartition géographique des sexes en Italie. La proportion homme/femme est de 4/1 dans deux régions septentrionales (Lombardie et Emilie-Romagne) et descend même jusqu'à 3/1 dans certaines villes du Nord (Milan, Turin), tandis que ce rapport augmente jusqu'à 10-12/1 dans deux régions du Sud, la Sicile et la Campanie. Piccone Stella déduit de ces observations que « l'écart entre hommes et femmes est notable, mais tend visiblement à se réduire dans les zones plus prospères et plus égalitaires, là où la liberté de mouvement, de comportement et de consommation des femmes est plus importante »141(*). L'âge est une caractéristique délicate du fait que les personnes rencontrées dans les services spécialisés sont très souvent plus anciennes que l'ensemble des consommateurs. L'âge moyen de ceux qui ont recours aux services de soin est de 30 ans, quel que soit le sexe, aussi bien en France qu'en Italie142(*). Il s'agit là d'un âge tardif lorsqu'on prend en considération le fait qu'il s'agit le plus souvent de personnes qui ont commencé à user de substances, bien souvent, au cours de l'adolescence. Le temps de maturation avant qu'un toxicomane ait recourt à un service d'aide est le plus souvent entre quatre et sept ans. Ce chiffre peut être nuancé pour la France en fonction des établissements étudiés. L'âge moyen des toxicomanes est plus élevé dans les centres spécialisés (28,9 ans) et les hôpitaux (29,7) que dans les centres sociaux (24,4)143(*). Ces chiffres renvoient aux représentations culturelles qui sont rattachées à chaque institution mais elles traduisent aussi les inégalités d'accès aux populations toxicomanes144(*). Les études actuelles témoignent d'un vieillissement de la population rencontrée dans les services pour toxicomanes. En France, l'âge moyen s'est accru de trois ans, notamment dans les centres spécialisés où il est passé de 25,9 ans en 1987 à 28,9 en 1995 et dans les hôpitaux où il a diminué de 27,2 en 1987 à 29,7 en 1995145(*). Des observations similaires peuvent être réalisées en Italie où la tranche des plus jeunes se rétracte légèrement en passant de 4,72% des toxicomanes en 1991 à 3,2% en 1997, tandis que la tranche des 20-24 ans s'est rétracté de façon notable en passant de 28,60 % en 1991 à 17,9% en 1997. En revanche les plus anciens ont augmenté puisque les 30-34 ans sont passés de 20,13% à 26,6% et les 35-39 ans ont plus que doublé en passant de 6,55% à 13,4%146(*)147(*). Il est nécessaire de rappeler, comme le fait Piccone Stella que ces statistiques portent sur les centres de soin où sont fortement prévalant les héroïnomanes et que ce recul des jeunes traduit avant tout une diminution de la consommation des substances les plus dangereuses en faveur d'autres substances, telles que les drogues synthétiques. La population toxicomane globale se marginalise de façon croissante, en demeurant le plus souvent sans formation et sans emploi. Ainsi une enquête du SESI (Service de statistiques, des études et des systèmes d'information, ministère de la Santé) réalisée en 1994 établit que 70% des toxicomanes ayant recours au système sanitaire et social n'ont pas d'activités professionnelles148(*). Ces données sont confirmées par les statistiques du ministère de l'Intérieur qui établissent que 66% des personnes interpellées pour usage et pour usage-revente en 1995 sont sans activité professionnelle déclarée149(*). Les toxicomanes se situent le plus souvent dans une situation de forte précarité : 23 à 26% perçoivent le RMI tandis que 6 à 7% n'ont pas de couverture sociale150(*). Quelques instruments d'évaluation ont été mis en place en Europe, comme dans le cas des exemples français ou italien. Leur validité est toutefois réduite du fait que les critères restent centrés sur des contextes locaux. Au cours des dernières années, on a assisté à un intérêt croissant des chercheurs dans la mise au point d'instruments d'évaluation standardisés à des fins d'évaluation clinique ou de comparaison entre les pays151(*). L'ASI, Addiction Severity Index ou indice de gravité de la toxicomanie, est un instrument d'évaluation des comportements de dépendance mis en place en 1980 par une équipe américaine dirigée par Mc Lellan. Son objectif était de reconstituer pour chaque patient le contexte ayant abouti à l'usage de substances et d'établir un profil de gravité et de toxicomanie afin de renforcer les mécanismes de prévention. Ce modèle fut discuté pour la première fois en Europe au cours d'un colloque sur l'épidémiologie clinique organisé en 1993. Un projet européen, l'EuropASI, a été initié en le 15 juin 1995 à l'occasion d'une collaboration entre les Pays-Bas, la Grèce, l'Italie, l'Allemagne, la Suisse et la France. Certains items du modèle américain qui ne paraissaient pas pertinents ont été reformulés, tandis que d'autres ont été ajoutés. Cette adaptation européenne de l'ASI rencontre de nombreuses difficultés et les réticences françaises à son application illustre les limites des outils standardisés dans l'étude des conduites de dépendance. Une recherche comparative menée entre la France et le Québec a permis de souligner certains facteurs de fragilité ou de vulnérabilité152(*)153(*) en délimitant les « profils de gravité ». Il est possible de citer quelques données épidémiologiques sur les facteurs à risque en matière de consommation de drogue154(*). Outre les facteurs génétiques qui sont encore peu connus, l'âge de la vie apparaît comme un facteur déterminant dans les comportements toxicomaniaques. Les études montrent que l'âge des premières utilisations de drogue se situe entre 14 et 20 ans et la consommation de tabac et d'alcool précède très souvent celle de drogues illicites. L'adolescence est une période de remise en cause des repères précédents marquée par les oppositions entre parents et enfants durant laquelle ont souvent lieu les premières consommations de substances licites puis rapidement illicites. D'autres facteurs ont été mis en évidence tel que le contexte familial. Les problèmes familiaux constituent un trait commun important dans les profils de gravité mis en évidence dans l'enquête France/Quebec155(*). Les troubles psychologiques (manque de confiance en soi, anxiété, etc.), le manque de ressources et l'absence d'emploi sont apparus comme d'autres composantes de ce même modèle. Mary Jansen156(*) évoque enfin la mauvaise intégration des normes sociales, l'attitude comportementale (plus ou moins grande permissivité envers les comportements marginaux) et enfin le milieu dans lequel évolue la personne (influence et plus ou moins grande accessibilité aux substances). Les comportements addictifs sont enfin corrélés de façon très forte aux troubles psychiatriques. L'analyse des substances et de leurs effets a permis d'apporter des premiers éléments de réponse à la définition de la toxicomanie. Celles-ci sont toutefois plus pertinentes dans la définition de la dépendance, ou pharmacodépendance, que de la toxicomanie elle-même. La toxicomanie semble davantage se rapporter au sujet, et à ses caractéristiques sociales et individuelles, qu'à l'objet de sa consommation. * . 130 * 131 Valleur M., « Eléments épidémiologiques », in Angel P., Richard D., Valleur. M, Toxicomanies, op.cit, p.2 * 3 132 * idem., p.24. 133 * 134 Facy F., « Outils de mesure spécifiques pour l'approche des toxicomanes », in Angel P., Richard D., Valleur. M, Toxicomanies, op.cit., p.30 * . 135 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit.,pp.31-32. * 136 Le travail de proximité sera approfondi par la suite. * 137 Roger Lewis, « Attività ad ampio raggio : ricerca attiva e prevenzione dell'Hiv tra i consumatori di droghe iniettive»,La cura delle persone con Aids. Interventi e contesti culturali, Nizzoli Umberto, Oberto Bosi (dir.), Erickson, Trento, 2001, pp.95-103 * . 138 Valleur M. ; « Eléments épidémiologiques », in Angel P., Richard D., Valleur. M, Toxicomanies, op.cit, p.26 * . 139 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit, p.35. * 140 Valleur M. ; « Eléments épidémiologiques », in Angel P., Richard D., Valleur. M, Toxicomanies, op.cit, p.26. * 141 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit.,p.36. * 142 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit * ., p.57; Valleur M. ; « Eléments épidémiologiques », art.cit. 143 Ces chiffres sont extraits de l'enquête SESI 1995, cités in Facy F., « Outils de mesure spécifiques pour l'approche des toxicomanes », in Angel P., Richard D., Valleur. M, Toxicomanies, op.cit., p.31 * . 144 Les personnes rencontrées sont le plus souvent des toxicomanes de plus longue date, plus motivés à mettre fin à leur toxicomanie. Les personnes rencontrées au sein des centres sociaux, plus proches des milieux de vie et des consommations toxicomaniaques, reflètent en revanche de façon plus exacte la configuration des toxicomanes. * 145 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit * , p.32. 146 * 147 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.c * it. 148 Cf. D. Antoine et D. Viguier, « La prise en charge des toxicomanes dans les structures sanitaires et sociales en novembre 1994 », documents statistiques * du SESI, n°258, juillet 1996, 81p. 149 Ministère de l'Intérieur- OCTRIS, Usage et trafic de stupéfiants en France, les statistiques de l'année 1995, Paris, OCTRIS, 1996, 105 * p 150 Facy F., « Outils de mesure spécifiques pour l'approche des toxicomanes », in Angel P., Richard D., Valleur. M, Toxicomanies, op.cit., p.32. * 151 Id * em., p.35. 152 * 153 Alain Morel définit les facteurs de vulnérabilité comme «l'ensemble des déterminants propres à l'individu qui favorisent les dommages liés à l'usage d'une ou plusieurs substances psychoactives ». Morel A.(dir.), Prévenir les toxicomanies, op.cit., p.152. * 154 Jansen Mary, « Ricerca preventiva : lezioni apprese e indicazioni future », in Lai Guaita Maria Pia (dir.), La prevenzione delle tossicodipendenze, op.cit, p.163 ; Morel A.(dir.), Prévenir les toxicomanies, op.cit., pp.152-169. * 155 Facy F., « Outils de mesure spécifiques pour l'approche des toxicomanes », in Angel P., Richard D., Valleur. M, Toxicomanies, op.cit., p.39. * 156 Jansen Mary, « Ricerca preventiva : lezioni apprese e indicazioni future », in Lai Guaita Maria Pia (dir.), La prevenzione delle tossicodipendenze, op.cit. |
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