Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
2.3.2.2 Le retournement prohibitionniste de 1990 : la loi « Jervolino-Vassali »A la fin des années quatre-vingt, comme le note Grazia Zuffa, alors même que plusieurs pays européens sont en passe de reconsidérer les précédentes politiques prohibitionnistes adoptées jusque là, l'Italie est à l'inverse en pleine crise de la drogue avec une augmentation du nombre de toxicomanes d'héroïne et du nombre d'infections à VIH. Le mécontentement populaire est tel que les législateurs italiens décident alors de mettre en place un changement de cap en faveur du prohibitionnisme et d'aller ainsi à l'encontre des évolutions européennes261(*). La loi répressive de 1990 ne constitue cependant pas un geste isolé ; elle participe à une période plus ample (1987-1992) caractérisée par une forte instabilité politique et marquée par la mise sur l'agenda des interventions socio-sanitaires « d'urgence » notamment dans le secteur de l'immigration (loi 28 février 1990, n.°39) et de la toxicomanie (loi 26 juin 1990, n°162). Le retournement italien s'amorce à la fin des années quatre-vingt lorsque Bertino Craxi, président du Conseil, proclame en automne 1988, au retour d'un voyage effectué aux Etats-Unis, la fin de la « permissivité » sur les drogues. Il se réfère alors à la loi 685 de 1975 qui prévoyait la non-punibilité de la consommation personnelle. La ministre de la Santé démocrate-chrétienne de l'époque, Rosa Russo, se rallie à la directive de son parti après avoir donné quelques déclarations à contre courants. Le gouvernement prévoit un texte en 1989 qui est envoyé en discussion au Sénat. Il prévoit d'interdire explicitement la consommation de substances en la condamnant d'une sanction pénale tout en aggravant les peines pour trafic et recel. La nouvelle loi poursuit un double objectif : celui tout d'abord de combler les lacunes de la loi 685, et d'apporter d'autre part une punition envers le toxicomane qui soit suffisamment forte pour l'amener à entreprendre une thérapie262(*)262(*). Au court des débats la précédente loi 685 est fortement critiquée. Elle est mise en cause dans la progression du Sida263(*). C'est surtout l'article 80 de cette loi, qui prévoit la « non-punibilité » d'une personne détenant une substance en quantité « modique », qui est attaqué. Les deux rapporteurs au Sénat, Condorelli et Casoli, soutiennent qu'elle « a contribué culturellement et psychologiquement à faire considérer l'usage de substances comme accepté, licite et même comme la manifestation d'un droit à la liberté, plutôt qu'une contre valeur et un comportement socialement et juridiquement réprouvable »264(*). La défense du projet de loi gouvernemental repose sur la menace que représente chaque toxicomane. Les arguments employés alors rappellent directement, comme le note Grazia Zuffa, ceux utilisés lors de la loi sur la folie de 1904, selon laquelle l'internement des malades se justifiait en raison du danger social qu'ils représentaient. Les rapporteurs décrivent ainsi au cours de leur argumentaire le toxicomane comme un individu dangereux pour lui-même et le reste de la société. «Créer des remèdes contre le danger que l'habituel consommateur de drogues exprime envers lui-même et envers les autres. Celui ci est un sujet à risques, étant une personne négligeant de sa propre santé physique et psychique et de sa propre sécurité, mais aussi socialement dangereux et pas uniquement d'un point de vue sanitaire. Il est un potentiel revendeur et un potentiel incitateur à la consommation [...] Il est en outre sujet à des pulsions criminelles [...] qui l'incitent, afin de pouvoir se droguer, à commettre des délits et à offrir des opportunités dangereuses »265(*)265(*) Les débats parlementaires soulèvent d'amples critiques. Le parti radical y voit une ingérence américaine sur la politique intérieure. Le syndicat des magistrats invoque l'anti-constitutionnalité de la loi du fait qu'elle prive les toxicomanes intraveineux des soins nécessaires que la constitution garantit en droit à tous. Plusieurs sénateurs et députés (il s'agit avant tout de la Gauche Indépendante, Sinistra Indipendente) rejettent le texte gouvernemental au nom du refus d'un « Etat éthique [et d'une] conception de la loi comme instrument de la morale ». A l'Etat éthique totalitaire, à la base de la philosophie du projet gouvernemental, est opposé l'« Etat de droit social qui a le devoir de soutenir les citoyens et les citoyennes dans l'exercice de leur liberté ». Un mouvement d'opposition fait également jour en Italie face au projet de loi. Un document intitulé « Eduquer et non pas punir » est publié par un ensemble d'associations catholiques (ACLI, Azione cattolica, Coordinamento delle Communità di Accoglienza) est significatif de ce mouvement. La loi votée en 1990 (n°162), dite loi Vassali-Jervolino en raison du nom des ministres qui en ont fait la proposition, énumère un ensemble de mesures restrictives et prohibitionnistes : elle précise les « doses journalières », aggrave les peines pour le « petit » vendeur, notion définie de manière très restrictive. La loi de plus introduit la prison ferme pour les consommateurs récidivistes et renforce la surveillance des patients en traitement sous peine alternative. La décision de la peine alternative revient désormais au préfet, nouvel acteur des politiques publiques de toxicomanie, au détriment des magistrats. L'article le plus « innovant » reste toutefois l'article 72 qui instaure l'interdiction d'user, pour soi et personnellement, n'importe quelle drogue illégale en le rendant passible sur le plan pénal. Cette décision, qui constituait un recul au regard de la loi de 1975, était intimement liée aux pressions exercées par la politique prohibitionniste américaine. Les thérapies sont également revues à l'aune des nouveaux critères introduits par la loi : sont ainsi admis les seuls traitements drug free selon le modèle des communautés gérées essentiellement par des volontaires (le plus souvent catholiques) qui s'était développé au cours des années quatre-vingt266(*). La nouvelle législation limite sévèrement l'usage de la méthadone en la réservant aux seuls toxicomanes malades du Sida, refusant ainsi les thérapies autres que celles de sevrage. Carlo Casini déclarait dans ce sens : « De l'expérience assez riche des communautés thérapeutiques il émerge qu'il n'existe pas un programme réhabilitatif sérieux qui ait quelque espoir de succès qui ne parte pas de l'affirmation d'une règle, c'est à dire qu'il est nécessaire d'arrêter toute drogue immédiatement »267(*). La réforme insiste en revanche sur les thérapies psychologique et sur le rôle de l'insertion sociale et familiale des toxicomanes. La professionnalisation des opérateurs enfin est également rejetée tandis que le volontariat est présenté comme une des seules voies d'issue possibles. Cette loi, qui n'a pas été rédigée dans un esprit seulement punitif, inaugure certaines mesures non-prohibitives : elle encourage la distribution et l'échange de seringues par exemple268(*). Elle statut également sur le droit au travail des toxicomanes. Ainsi, un toxicomane souhaitant commencer un traitement thérapeutique a la possibilité de conserver son travail pendant une période de trois ans. La réforme fait rapidement l'objet de nombreuses critiques et un référendum a lieu en avril 1993. Il met fin aux « innovations » de la loi Jervolino-Vassali et procède à un retour à la législation précédente. Il dépénalise la détention de substances qui est dés lors considérée comme un délit passible d'une sanction administrative (art.75)269(*). La peine administrative relève en général des préfets, la sanction la plus courante étant le retrait du permis de conduire à la personne convoquée qui est considérée comme étant sujette à des altérations psychiques. Le référendum a également permis d'éliminer la « dose moyenne journalière », établie par l'Instituto Superiore della Sanità, qui permettait d'établir la limite entre les personnes détenant une dose à usage personnel et les personnes soupçonnées de recel. L'intention du référendum était de tracer une distinction nette entre l'usage personnel d'une substance et les autres utilisations qui en sont faites. Les conséquences immédiates ont été jugées décevantes par certains puisque l'issue du référendum s'est accompagnée de la libération de 153 personnes qui étaient emprisonnées pour usage personnel. En revanche les personnes incarcérées pour un autre motif lié à la drogue étaient de 15.000 en 1997, soit 29% de l'ensemble des détenus. Ils en représentaient 28% en 1990 et 32,8% en 1991, chiffre qui a progressivement diminué à partir de 1993270(*)270(*). Deux points de cette loi sont actuellement controversés : le premier concerne la sanction administrative encourue par une personne faisant un usage personnel de substances. La dose quotidienne a été supprimée lors du référendum de 1993 mais certains problèmes subsistent. D'une part, la sanction administration est liée à la liberté de jugement avec laquelle la police peut évaluer la quantité de drogue trouvée en possession d'une personne. La charge de la preuve se fait le plus souvent en défaveur du toxicomane qui doit justifier son mode de consommation, si l'explication n'apparaît pas suffisante il est alors accusé de recel. La seconde critique concerne le fait que cette loi n'établisse pas une distinction entre de nombreuses substances en leur accordant un niveau similaire de danger. Il s'agirait pour certains d'extraire le cannabis de cette législation en tant que drogue douce. Document n°2 : Sanctions pénales et administratives en matière de toxicomanie selon la législation italienne en vigueur (DPR n. 309/90) Les cas français et italien présentent, malgré qu'ils puissent tous les deux être assimilés au modèle « répression/soin de la toxicomanie », de nombreuses différences. Tandis qu'il est possible de parler pour le cas français d'une politique publique en matière de toxicomanie, voire d'un modèle, du fait de sa continuité et de sa forte homogénéité, il est nécessaire de se référer à l'idée de politiques italiennes, voire de législations. Les pouvoirs publics italiens se caractérisent par une absence de planification, mais surtout par l'incapacité de pouvoir imposer une direction et une conception singulière à l'ensemble des acteurs en question (professionnels, associations et communautés de volontaires, opinion publique). Les mesures adoptées en Italie pour répondre au problème de la toxicomanie répondent davantage à une logique d'urgence, comme c'est le cas pour la loi Jervolino-Vassali de 1990 qu'à de réelles préoccupations de santé publique. La France et l'Italie ont en revanche pour point commun d'être doté au début des années quatre-vingt-dix d'un système essentiellement répressif au sein duquel la logique sociale prévaut sur la logique sanitaire. Le soin de la toxicomanie est conditionné à un endiguement des menaces que celle-ci représente pour le reste du corps social. Il n'existe pas, dans les deux configurations française et italienne, un réel souci de l'état de santé de la population toxicomane qui ne bénéficie d'aucun statut et encore moins d'un droit de parole. C'est dans ce contexte, que la France et l'Italie vont se trouver confronter à l'épidémie de Sida à laquelle les dispositifs en place ne seront pas préparés. Ces deux pays vont ainsi être particulièrement concernés par l'infection à VIH des toxicomanes. En 1993, alors que le taux d'incidence des cas de Sida déclarés chez les toxicomanes intraveineux (par million d'habitants) est de 2,6% au Royaume-Uni et de 3,2% en Allemagne, il atteint 25,1% en France et 53% en Italie271(*). Ces chiffres traduisent le très fort handicap du dispositif français et italien vis-à-vis du reste de l'Europe en terme de prévention des risques de contamination. Ce retard est bien sûr imputable aux politiques adoptées jusqu'alors qui refusaient de considérer l'état de santé des toxicomanes comme une priorité de santé publique. La France et l'Italie vont être contraintes, malgré leur orientation fortement prohibitionniste, à revoir leur politique. Le principe de la réduction des risques qui est apparu en Angleterre et aux Pays-Bas au cours des années quatre-vingt va s'imposer comme un paradigme incontournable en matière de toxicomanie. Son application va toutefois ouvrir la voie à de nombreux débats : en quoi consiste la réduction des risques ? Peut-on la réduire à un ensemble de mesures sanitaires (échange de seringues, méthadone, etc.) ? N'a t-elle pas une dimension socioculturelle ? Ne conduit-elle pas à une acceptation de la drogue dans nos sociétés ? Il est nécessaire pour répondre à ces questions d'analyser quelle a été la réalisation et la mise en place de politiques publiques répondant au principe de réduction des risques. Partie 2 Les politiques publiques à l'épreuve du paradigme de la réduction des risques * 261 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit., p.90 * . * 262 On peut noter à cet égard les similitudes entre la loi italienne Jervolino-Vassali et la loi française sur les stupéfiants du 31 décembre 1970. * 263 Grazia Zuffa soutient que l'échec de la loi 685 serait imputable aux carences du système socio-sanitaire et non pas à une défaillance du dispositif législatif. Zuffa G., ibid. * 264 Condorelli, Casoli, 123/III, p.11. Cité in Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit, p.92 * . * 265 Ibid. * . 266La question des communautés thérapeutiques, notamment en Italie, sera par la suite l'objet d'une réflexion spécifique. * 267 Condorelli, Casoli., ibid., p.38. Cité in Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit, p.93 * . 268 Il faut prendre garde à bien distinguer la pratique à risque - le partage de seringues entre les usagers lors de la consommation - de l'action visant à la limiter - l'échange de seringues usagées contre des seringues stériles * . 269 Simone Piccone Stella remarque que le référendum de 1993 sur la loi 162 de 1990 a annulé la norme qui prévoyait de punir pénalement le simple usage personnel de substances définies comme illicites, les rapprochant de ce point de vue de celles qui sont licites. La loi repose sur le fait que les individus sont considérés comme responsables de leurs actes, toutefois cet accroissement de liberté ne s'accompagne pas pour autant d'un complément d'information, comme c'est le cas pour la nicotine, par exemple. Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit.,p.7 * 0. * . 270 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit.,p. 96. * 271 A titre indicatif, le nombre d'usagers réguliers des « drogues dures » est estimé à 280 000 en France, entre 120 et 260 000 en Allemagne, 180 000 en Grande-Bretagne et jusqu'à 350 000 en Italie. Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.97 |
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