Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
2.1.2.2 Soigner en réprimant : la représentation du « malade-délinquant »Le traitement de la toxicomanie, fortement influencé par la politique prohibitionniste internationale, s'est assimilé pendant longtemps dans de nombreux pays avec la suppression de la dépendance. Celle ci était obtenue soit par les cures de sevrage, drug free, soit par le biais de traitements de substitution comme dans l'exemple américain qui sont finalisés à l'abstinence du patient. Le toxicomane était perçu comme un malade vis-à-vis duquel la communauté nationale avait un devoir de soin. Cette exigence était justifiée en raison de la menace sociale que représentait le toxicomane. Le soin et la répression participaient dés lors d'une seule et même logique. Les politiques publiques en matière de toxicomanie ont ainsi allié des approches et des priorités contradictoires : celle de vouloir réprimer la toxicomanie (modèle prohibitionniste) et de vouloir soigner l'usager de drogues (modèle médical)216(*)216(*). La prise en charge des usagers de drogues s'est ainsi fondée sur une association étroite entre santé publique (l'objectif essentiel étant de soigner la toxicomanie) et ordre public (en réprimant la demande de stupéfiants, l'objectif est de contenir l'offre supposée elle-même entretenir la demande). L'approche exclusive du « malade-délinquant » a contribué à cristalliser la contradiction de fond entre deux registres d'action publique. Le contexte de la prise en charge médico-sociale a probablement contribué à éloigner les soignants d'une attitude plus attachée aux soins des usagers qu'au traitement de la « toxicomanie » en tant que telle. Il est aujourd'hui admis que tous ces aspects ont entretenu une confusion des logiques répressives et médico-sociales qui structuraient la prise en charge des usagers de drogues : à la « guerre à la drogue » des premières répondait l'impératif d'abstinence des secondes. Les deux membres de ce couple suivaient un objectif d'éradication, formulé dans des champs a priori étrangers l'un a l'autre. Les Etats-Unis constituent un exemple très significatif du modèle « médical/répressif »217(*). La politique de médicalisation de la toxicomanie, où l'usager de drogues est perçu comme un malade pouvant être soigné par le biais de traitements aux opiacés puis sous méthadone, s'est ajoutée à une forte prohibition des substances. L'usager de drogues était perçu aussi bien comme un malade que comme un criminel rendant impossible une véritable prise en charge par le système sanitaire. La prescription de drogue de maintien eu lieu aux Etats-Unis dés le début du vingtième siècle avec les premières lois du régime prohibitionniste. Ce fut tout d'abord l'Harrisson Act de 1914, puis l'ouverture des narcotic clinics qui proposent aux patients des doses d'opiacées soit à long terme soit dans un but d'abstinence. Ce système est vivement critiqué durant le prohibitionnisme et la dernière narcotic clinic ferma en 1925. La prescription de maintien fut réouverte durant les années soixante mais uniquement pour la méthadone. Les recherches qui avaient alors lieu sur cette nouvelle substance permirent de convaincre les autorités publiques: la méthadone peut abolir le « désordre métabolique » causé par la dépendance et bloquer le craving afin d'immuniser l'individu des effets euphorisants. La toxicomanie est perçue de nouveau comme un problème médical dont la méthadone constitue une solution miraculeuse. La dépendance passe du statut de « comportement immoral » à celui de « maladie ». Les Etats-Unis ont dès lors développé de nombreuses thérapies médicalisées reposant uniquement sur les traitements de substitution de méthadone au détriment d'un véritable suivi psycho-social218(*)218(*). Le modèle de politiques publiques qui tentent de concilier soin et répression de la toxicomanie, à l'image du dispositif américain, s'est développé dans de nombreux pays européens au cours des années soixante-dix. La France est un exemple frappant d'une telle politique. La loi du 31 décembre 1970, sur laquelle repose encore actuellement, au moins en partie, le système français de soin de la toxicomanie, en symbolise l'essence. «La loi de 1970 tente de concilier un objectif de répression (la drogue est inacceptable socialement) et un objectif de prévention secondaire avec l'ouverture d'une démarche de soins alternative aux sanctions pénales, en appliquant les principes de l'anonymat et de la gratuité des soins. Elle place ainsi l'usager de drogues dans un statut contradictoire de malade et de délinquant : tout en l'obligeant à se soigner, elle le maintient dans une clandestinité paradoxale »219(*) Tous les pays européens n'ont bien sûr pas adopté des politiques sanitaires fondées sur le modèle médical. Le traitement de la toxicomanie est l'objet d'un clivage entre d'une part les partisans du modèle « médical » qui implique dans une approche individuelle de « soigner » le « patient » afin de le mener jusqu'à l'état d'abstinence et d'autre part le modèle du Public Health qui privilégie les conditions générales de vie et les relations sociales des consommateurs, où le concept de santé est substitué par celui de bien-être220(*)220(*). Le Public Health part de considérations pratiques c'est à dire des conditions de vie effectives des toxicomanes. Cette conception fut par exemple à la base du système de soin de la toxicomanie adopté en Angleterre ou encore aux Pays-Bas. Ce modèle est très proche de la réduction des risques telle qu'elle est apparue à la fin des années quatre-vingt. Les politiques publiques en matière de toxicomanie présentent, malgré leurs diversités qui sont liées aux spécificités de chaque Etat, de nombreux traits communs. Deux clivages semblent émerger : d'une part la distinction entre prohibitionnisme et anti-prohibitionnisme, en ce qui concerne la législation sur les drogues et leur acceptation sociale, et d'autre part une opposition entre le modèle médical et le modèle du Public Health en matière de traitement de la toxicomanie221(*). Un groupe de chercheurs a établit une nomenclature constituée de trois modèles222(*) : le modèle prohibitionniste qui considère l'usage de drogues comme étant immoral et qui aboutit à une guerre à la drogue (war on drugs) comme dans l'exemple américain, le modèle anti-prohibitionniste qui établit que la source du problème réside dans la criminalisation de consommateurs et le modèle médical qui voit le toxicomane avant tout comme un malade. Tandis que le modèle prohibitionniste ne prend en considération que l'aspect moral et transforme le toxicomane en criminel, l'antiprohibitionnisme ne voit que l'aspect légal et ignore les dangers possibles d'un développement des drogues, le modèle médical ne considère que l'aspect physiologique de la drogue sans en voir l'aspect social. Le modèle de politique publique le plus adapté semble alors être celui du Public Health qui reste le plus pragmatique et le moins idéologique. Les politiques publiques sanitaires adoptées par les pays européens présentent de nombreuses similitudes223(*). En effet, presque tous les pays européens ont adhéré aux principales conventions internationales et ont tenté de réprimer le trafic et la consommation de substances stupéfiantes. Pourtant au delà de ces similitudes, les réponses nationales face à la drogue se sont exprimées de façon très singulières. Ainsi, comme le note Monika Steffen, les systèmes législatifs nationaux sont très hétérogènes en ce qui concerne le traitement de la toxicomanie224(*)224(*). Ces différenciations nationales renvoient aux cultures d'action publique mais aussi aux cultures professionnelles dominantes. Ainsi Monika Steffen rappelle que « l'esprit des lois et leur application sont intimement liés aux philosophies professionnelles qui dominent le secteur dans chaque pays »225(*). Il s'agit dès lors de voir comment la France et l'Italie ont répondu de façon spécifique au problème de la toxicomanie. * 216 Cf., Conseil national du Sida, Les risques liés aux usages de drogues comme enjeu de santé publique. Propositions pour une reformulation du cadre législatif, op.cit., 163p * . 217 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, Sellerio Editore, Palermo, 2000, p. 5 * 6. * . 218 Les programmes de substitution feront par la suite l'objet d'une réflexion spécifique. * 219 Rouault T., « Cadre législatif : la loi de 1970 et l'injonction thérapeutique », in Angel P., Richard D., Valleur., Toxicomanies, op.cit, pp. in Angel P., Richard D., Valleur., Toxicomanies, op.cit, p.40-44 * . * 220 Zuffa Grazia, I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit., pp.50-51. * 221 Ces indicateurs doivent être maniés avec prudence, ils ne constituent que des lignes directrices qui ont plus ou moins orientées les politiques publiques sur les drogues. L'approche comparative adoptée ne permet pas systématiquement la prise en compte des spécificités nationales. Les configurations singulières feront cependant l'objet d'une réflexion par la suite. * 222 Erickson P.G., Riley D.M., Cheung Y.W, O'Hare P. «The search for harm reduction» in Harm Reduction: a new direction for drug policies and programs, 1997, pp.3-1 * 1 223 Nous entendons par pays européens les pays de l'Union européenne ainsi que la Suisse et la Norvège * . * 224 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.10 * 1 225 Ibid., p.101 |
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