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Les Etats face aux Drogues


par Eric Farges
Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002
  

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1.3.2.2 Le consommateur intégré : mythe ou réalité ?

« Il n'existe qu'un seul délit que l'on puisse commettre contre les autorités, l'autocontrôle, et il n'existe qu'une seule façon de lui obéir, se soumettre au contrôle de l'autorité » T.S Szazs, Il mito della droga

L'idée de consommateur intégré renvoit à une double considération : d'une part qu'un usager de substances puisse être intégré au corps social et d'autre part que celui-ci soit en mesure d'intégrer la substance à son mode de vie. Cela nécessite tout d'abord de souligner que la consommation de drogues ne concerne pas seulement les populations les plus marginalisées mais également les classes moyennes ou supérieures. On dispose de peu d'éléments sur la distribution sociale des consommations mais l'on connaît l'existence d'une « toxicomanie des hautes classes », décrite par Robert Castel179(*)180(*), qui est le fait de ceux qui sont dotés en capitaux (social, culturel, économique) et une « toxicomanie des classes basses » de ceux qui « n'ont rien à perdre ou très peu »181(*). Les motivations des « hautes classes » sont bien sûr distinctes de celles des autres consommateurs. Elles sont souvent, comme Ehrenberg l'a décrit, poussées par les logiques sociales et cherchent à travers l'usage de drogues un « dépassement permanent »182(*).

Tom Decorte a réalisé une étude qualitative, de janvier 1996 à décembre 1998, sur la consommation de cocaïne et de crack dans la ville d'Anvers (Belgique)183(*). Cette recherche a été menée, contrairement au paradigme moraliste et médicale qui prône l'abstinence comme seule solution possible, à partir du paradigme du self-control c'est à dire l'idée que « le consommateur de drogue ne perd jamais totalement le contrôle de sa consommation, même lorsqu'il est dépendant ». Cette hypothèse est construite elle-même sur l'idée « que les drogues sont consommées par des gens qui ont des raisons pour le faire, qui les apprécient, et qui ne voient pas pourquoi ils devraient s'en passer »184(*). L'usager de drogues est considéré comme un consommateur rationnel.

L'étude a mis en évidence l'existence de nombreux consommateurs de cocaïne capables de contrôler leur consommation à long terme. Les auteurs en donnent l'explication suivante : « C'est l'environnement social, à travers le développement de prescriptions et de rituels (c'est-à-dire de mécanismes de contrôle informels) qui met la consommation de drogues illégales sous contrôle [...] La consommation de cocaïne (et sans doute de n'importe quelle drogue) implique à la fois des valeurs et des règles de conduite qui définissent quand et comment la drogue doit être prise (prescriptions sociales) et qui dessinent des modes de comportements obligatoires et stylisés autour de la consommation de drogue (rituels sociaux) »185(*). Ainsi de nombreux consommateurs reconnaissent des règles de consommation par rapport à leur environnement, ils ont de même une théorie personnel de l'usage de drogue « toujours quand on se sent bien, jamais quand on se sent mal »). Les pratiques toxicomaniaques sont dès lors porteuses d'une certaine rationalité.

Les mécanismes d'autocontrôle servent ainsi à délimiter la distinction entre l'usage et l'abus. Le contrôle informel des substances légales comme le tabac et l'alcool est rendu possible par une socialisation familiale et un apprentissage des règles de contrôle de sa propre consommation. Ces processus de socialisation ne sont bien sûr pas envisageables en ce qui concerne les stupéfiants. Les mécanismes de contrôle naissent en matière de drogues illicites, comme l'a mis en évidence Howard Becker, des enseignements tirés du groupe de pairs auquel appartient le consommateur. Le groupe, au lieu d'être perçu comme un élément corrupteur, peut ainsi être intégré dans le champ de la prévention186(*). Maria Caiata a analysé les stratégies de préservation de soi développées consciemment par les consommateurs intégrés187(*). Elles sont de quatre ordres : les stratégies de gestion du corps (régulation de sa consommation), la gestion de l'argent, la gestion du stigmate (intégration sociale, éloignement du milieu des toxicomanes) et la gestion du stress (planification de la consommation).

Une nouvelle définition du toxicomane peut être déduite à partir de l'usage non toxicomaniaque des substances illégales : le toxicomane est selon Robert Castel celui qui organise toute son existence autour de la recherche et de la consommation de drogue, ou encore comme l'écrit Albert Ogien celui qui fait de la drogue la seule ligne biographique de son existence188(*). Le consommateur intégré réussit, à l'inverse, à faire cohabiter différentes lignes biographiques (travail, famille) avec sa consommation de drogue qui ne constitue donc pas l'intégralité de son mode de vie. La catégorie de l'usage simple ou récréatif permet ainsi de ne pas faire de chaque consommateur de drogues un toxicomane189(*).

Le mérite de l'approche comportementaliste est d'avoir mis en évidence la rationalité dont est empreinte la consommation de drogues. L'usage de drogue se justifie, du point de vue du consommateur intégré, en référence à un ensemble de valeurs socialement reconnues : le soin de soi, le bien-être, le divertissement, la performance ou encore la convivialité. La personne perçoit sa consommation comme ordinaire du fait qu'elle soit en adéquation avec les valeurs communes. Le consommateur normalise ainsi sa propre consommation par un recours aux valeurs collectives190(*). La consommation ne répond pas dès lors à une simple pulsion de manque (qui caractérise la toxicomane) mais elle s'inscrit dans tout un cadre précis (par exemple le soir chez soi en écoutant son disque préféré). La consommation devient donc, aux yeux du consommateur, un acte doté de sens et par-là même de légitimité.

Plusieurs étapes ont été nécessaires pour aboutir à une définition de la toxicomanie. Partant d'une définition physiologique, et après avoir passé en revue les principales substances d'un point de vue toxicologique, il a été mis en évidence que la toxicomanie ne se réduit pas à la simple dépendance, quelle soit de nature psychique ou physique. L'angle juridique opère une distinction entre le licite et l'illicite, celle-ci fut toutefois remise en question par la séparation opérée entre les drogues dures et les drogues douces. Ces catégories sont apparues très inadéquates afin de rendre compte de la multiplicité des modes de consommation. La toxicomanie ne peut pas se résumer à l'usage d'une substance quelle soit décrite comme illicite ou « dure ». L'approche socio-ethnographique a permis de souligner l'importance de la relation et du comportement de l'usager avec la substance. Elle a rendu possible une distinction entre l'usage récréatif (ou usage simple) et l'abus (ou usage nocif ou usage toxicomaniaque). La définition de la toxicomanie se situe par conséquent au croisement de différentes variables. Elle ne peut pas se résumer au simple consommateur de substances psychoactives. La toxicomanie est la conjonction de trois variables : le consommateur, la substance et la relation qui les relie.

La compréhension de la toxicomanie permet dès lors d'envisager l'analyse des politiques publiques en ce domaine. Les éléments précédents permettront d'adopter une approche critique sur l'action des pouvoirs publics en matière de toxicomanie. En effet, quel est le référent ou le groupe de « ressortissants » des politiques publiques en ce domaine191(*)192(*) ? Visent-elles une définition du toxicomane entendu comme le consommateur de substances illicites ou englobe t-elle une approche plus large de la consommation en interrogeant les modes d'usage des substances ?

* 8.

179

* 180 Castel R., Les sorties de la toxicomanie. Types, trajectoires, tonalités, GRASS, MIRE, Paris, 1998, 303 p

* .

181 Le manque de recherche dans le premier secteur s'explique aussi bien par les difficultés méthodologiques posées dans l'analyse de personnes qui, du fait de leur dotation en capital, arrivent à gérer leur consommation et qui sont donc par-là même « intégrés » au corps social, que par une tradition de recherche qui remonte à la fin des années soixante et qui a privilégié l'étude des marginalités populaires. Cf. Kokoreff Michel, « Il n'y a pas de société sans drogues » :Un processus de normalisation ?, in Faugeron C., Kokoreff M., Société avec drogues. Enjeux et limites, op.cit, p.2

* 4

182 «  Les consommations de drogue apparaissent de plus en plus comme une nébuleuse fonctionnelle qui se distribue entre les deux pôles du confort ou du bien-être psychologique et de la stimulation des performances individuelles sur le modèle du dopage en sport, c'est à dire l'usage de substances permettant de mieux résister psychologiquement et physiquement à des contraintes sociales lourdes » Alain Ehrenberg, Penser la drogue, penser les drogues, Descartes, 1992, p.69.

* 183 Decorte T., « Mécanismes d'autorégulation chez les consommateurs de drogues illégales », in Faugeron C., Kokoreff M., Société avec drogues. Enjeux et limites, op.cit, pp.35-62.

* 184 Idem, p.3

* 6.

185 Idem.

* 186 Idem, p.49

* 187 Caiata Maria, « Le consommateur intégré : entre adaptation à la réalité et production de la réalité », in Faugeron C., Kokoreff M., Société avec drogues. Enjeux et limites, op.cit, pp.63-77.

* 188 Cf., Ogien A., Sociologie de la déviance, Paris, Armand Colin, 1995

* . Castel R., Les sorties de la toxicomanie. Types, trajectoires, tonalités, op.cit.

189 On peut noter que cette catégorie d'usage ne figure pas dans les classifications internationales du fait qu'elle n'est pas considérée comme pathologique mais aussi parce que son utilisation est très critiquée au sujet du cannabis et plus encore de l'héroïn

* e.

190 Caiata Maria, « Le consommateur intégré : entre adaptation à la réalité et production de la réalité », in Faugeron C., Kokoreff M., Société avec drogues. Enjeux et limites, op.cit, p7

* 3.

191

* 192 Le terme de « ressortissants » des politiques publiques désigne communément les individus, les groupes socioprofessionnels et les institutions à qui les politiques sont destinées ». Warin P. « Les « ressortissants » dans les analyses des politiques publiques », Revue française de science politique, vol.49, n°1, février, p.103-121, 1999.

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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci