II.2 Le domaine de l'alimentation
I
II.2.1 Finalité de la production
? Levier de changement sociétal :
L'alimentation représente, pour l'ensemble des
initiatives rencontrées, un levier de changement sociétal majeur
car les circuits courts sont porteurs d'innovations sociales à travers
la redynamisation économique et sociale qu'ils apportent aux territoires
qui les accueillent. Les pratiques associées encouragent l'empowerment
citoyen, du point de vue du producteur mais aussi du consommateur, qui
réorganise à travers le circuit court une rupture avec le
traditionnel circuit de distribution, au profit d'une alimentation durable.
L'émergence de ces circuits atypiques de distribution n'est pas
nouvelle, car il existait déjà dans les années 1980 des
formes de circuit court, à travers la vente directe auprès de
producteurs locaux.
La véritable innovation repose finalement sur une
particularité du modèle collaboratif : la
désintermédiation et la ré-intermédiation, rendu
possible par la mise en relation de particulier à particulier (Peer to
Peer) ou, comme c'est le cas pour les AMAP et La Ruche qui dit oui, par la mise
en place de circuits courts à travers un lien direct entre producteurs
et consommateurs. Mais l'innovation de cette désintermédiation
repose sur le fait qu'elle est suivie d'une réintermédiation :
« On voit aussi apparaître une forme de ré-
intermédiation qui tend à rassembler une offre atomisée ou
jusqu'alors intermédiée par des acteurs de l'économie
traditionnelle. La Ruche qui dit oui, plate-forme de mise en relation directe
entre les agriculteurs et les consommateurs, participe à la
désintermédiation de la distribution des produits
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agricoles, mais s'avère aussi un nouvel
intermédiaire qui se rémunère sur la base de commissions
sur les transactions de la plate-forme. »65
L'innovation repose donc sur la dynamique locale du pouvoir
citoyen, et est tourné vers la recherche d'une alimentation responsable
et la volonté de se passer d'un maximum d'intermédiaires afin
d'optimiser les gains du producteur. Et d'assurer ainsi une certaine
traçabilité des produits auprès des consommateurs. Cette
innovation, ne relevant ni du marché ni de l'Etat, mais de la
société civile, s'appuie de plus en plus sur des partenariats
avec les collectivités territoriales impliquées.
Yuna Chiffoleau, chargée de recherche à l'INRA
(Institut national de recherche agricole), évoque de «
nouvelles modalités d'actions collectives concernant les relations entre
les différentes catégories d'acteurs du développement
territorial »66. Cette affirmation trouve tout
son sens dans l'initiative portée par le couple mère-fille de la
ruche courneuvienne, Régine et Perrine Morêt, quiaffiche
clairement la portée sociale de l'initiative, face à un quartier
coupé en deux (d'un côté les immeubles, de l'autre la zone
pavillonnaire) et manquant de cohésion sociale.
La dimension affective transparaît également
à travers la façon dont les porteuses de l'initiative
désignent leurs clients : « les abeilles », avec lesquels
elles ont créé de forts liens de proximité : «
Nous on est les responsables de ruche. Les RR. Et eux, c'est les petites
abeilles. Il y en a que ça déstabilise », se
présente Régine. « Et quand on les contacte, on les
appelle toujours « abeille », poursuit Perrine. La mère
et la fille partagent d'ailleurs une anecdote qui reflète leur
état d'esprit : « es gens souvent,
enfin ça arrive... ils viennent pour prendre leur commande et disent :
«Bonjour, je suis le numéro untel.» Et ma mère adore
dire, mais vous... », commence Perrine.
«... Vous n'êtes pas qu'un numéro quand même
», conclut Régine Moret.
A la croisée de thématiques transverses portant
sur la santé, l'alimentation, le circuit-court en tant que réseau
de distribution solidaire.
? Compétences et pluralité d'acteurs,
multitude de champs :
65 « L'économie collaborative, entre utopie et big
business » S. Borel, D. Deamilly, D.Massé, 28 juillet 2015, Esprit,
Le partage une nouvelle eco.
66Yuna Chiffoleau et
Benoît Prevost, « Les circuits courts, des innovations
sociales pour une alimentation durable dans les territoires »,
Norois, 224 | 2012, 7-20.
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Les AMAP, comme les ruches, mobilisent une multitude d'acteurs
participant à une chaîne raccourcie, certes, mais
nécessitant des compétences diverses dans des champs d'action
très différents : comptabilité, logistique, agriculture,
communication... Cette obligation de compétences pose la question de la
professionnalisation de structures, dont certaines comme les AMAP ou la ruche
de La Courneuve reposent sur l'engagement militant et
bénévole.
Perrine et Régine Morêt se sont
confrontées aux limites du bénévolat lorsqu'elles ont
souhaité investir pleinement la dimension du lien social en
étendant leurs actions de sensibilisation à une alimentation
locale, responsable et biologique, à travers des ateliers de cuisine
ayurvédique dans des associations et centres sociaux. «
inon, il faut vraiment le faire en travaillant 24 h/24
à plein temps et nous, vu qu'on est une association et qu'on a chacune
un travail à temps plein, on n'a pas suffisamment d'énergie pour
développer ce truc-là. Mais il y a vraiment cet aspect-là
qui est aussi un moteur pour la création, et qu'on a dû mettre de
côté », déplore Perrine Moret.
A) Bien commun
(propriété/usage)
L'alimentation responsable, ici perçue comme un
« ensemble de pratiques, de la production à la consommation de
biens alimentaires, économiquement viables, socialement soutenables et
écologiquement responsables »67 touche par sa
transversalité plusieurs domaines relevant du bien commun. Et ceci, dans
une acceptation large des termes « bien partagé » par les
membres d'une même communauté, de façon raisonnée et
suivant une gouvernance favorisant la soutenabilité de la ressource
commune.
Le débat public sur les bienfaits d'une alimentation
saine et le lien de plus en plus évident entre santé publique et
alimentation responsable ont fait de cette thématique une
priorité sanitaire : obésité, maladies cardio-vasculaires,
OGM, agriculture raisonnée, lutte contre l'agriculture intensive,
débat sur la résistance aux antibiotiques, utilisation des
insecticides dans les cultures. « Sur l'aspect sensibilisation, on
essaie de prendre conscience de ça puisque, finalement, ce qu'on
67Yuna Chiffoleau et
Benoît Prevost, « Les circuits courts, des innovations
sociales pour une alimentation durable dans les territoires »,
Norois, 224 | 2012, 7-20.
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essaie aussi de développer c'est la prise en compte
de nos actes, que ce soit dans notre consommation mais aussi dans notre
alimentation et dans le respect de la nature », prévient
Perrine. « Et puis on mange des aliments remplis
d'antibiotiques ; du coup, ça crée des résistances quand
on doit soigner. Et les gens s'étonnent : «Oui, ben j'ai pris 4
cachets et ça ne marche pas»... Ben non, ça ne marche pas !
», dénonce Régine.
L'idée de « commun » se retrouve aussi dans
la conception que ces entrepreneuses associatives se font de l'économie
collaborative, dont elles ne retiennent volontairement que le terme «
collaboratif », ou plutôt « collaboration
», par un glissement de sens. Le volet marchand est
complètement éludé au profit de la mise en relief de
rapports de « collaboration », se rapprochant de la dimension
réciprocitaire de l'échange par son absence de
commutativité. Les producteurs choisis, et c'est particulièrement
vrai pour les AMAP, où l'engagement envers un producteur dépasse
l'échange marchand, deviennent des collaborateurs
privilégiés.
A la question : « Quelle est votre vision de
l'économie collaborative et comment la mettez-vous en relation avec
votre activité ? » Régine répond sans
hésitation : « On collabore à l'économie de notre
producteur. » Il s'agit « d'aider, soutenir et faire
développer l'activité d'un producteur (...) C'est plus
une intention de personne à personne, d'aider au niveau local les
producteurs, parce qu'on aime bien manger et on avait envie aussi d'aider, en
quelque sorte, les producteurs locaux, d'où l'aspect «
collaboratif. »
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