Les passerelles entre économie solidaire et économie collaboratvepar Eugenie Lobe Conservatoire national des arts et métiers - Master Sciences humaines et sociales 2017 |
I.2 Economie solidaire, entre rupture et continuité de l'économie socialeOn observe cependant deux écoles distinctes dans le lien établi entre économie sociale et économie solidaire : l'une considérant qu'il y a une continuité historique entre l'économie sociale et l'économie solidaire, et l'autre, proposée par Jean-Louis Laville et Bernard Eme, qui défend l'idée de rupture dans l'émergence de l'économie solidaire. Dans la première acceptation du concept d'économie solidaire, celle-ci poursuit et vient compléter les domaines d'intervention que l'économie sociale ne couvre pas nécessairement. Ainsi Corinne Bord, dans L'économie sociale pour transformer la société, explique que l'économie solidaire repose sur les mêmes valeurs que l'économie sociale, mais elle entend « faire vivre plus intensément » la solidarité et la réduction des inégalités. Elle se définit plutôt par ses finalités (insertion, lien social, produire autrement) que par ses statuts ou son mode de gestion. 5 Roustang Guy, « Préface », dans Les initiatives solidaires. La réciprocité face au marché et à l'Etat, sous la direction de Gardin Laurent. Toulouse, ERES, « Sociologie économique », 2006, p. 7-16. URL : http://www.cairn.info.proxybib.cnam.fr/les-initiatives-solidaires--9782749206707-page-7.htm 10 Dans l'autre approche, cette autre forme d'économie était jusque dans les années 1970 désignée par le terme « économie alternative », avant que Eme et Laville ne proposent la définition d'économie solidaire en ces termes : « l'ensemble des activités économiques soumis à la volonté d'un agir démocratique où les rapports sociaux de solidarité priment sur l'intérêt individuel ou le profit matériel ; elle contribue ainsi à la démocratisation de l'économie à partir d'engagements citoyens. Cette perspective a pour caractéristique d'aborder ces activités, non par leur statut (associatif, coopératif, mutualiste...) mais par leur double dimension, économique et politique. »6 La dimension politique d'une autre façon de faire de l'économie est en effet prégnante, dès les années 1960. Elle fait écho à la revendication d'une plus grande participation des salariés dans l'organisation du travail, et de l'implication des usagers-citoyens dans les différentes étapes du cycle de consommation et de production. Selon Jean-Louis Laville, la standardisation de la demande et son « apparente normalisation égalisatrice » oriente l'offre vers des « biens de masse et services stéréotypés » ne prenant pas en compte les besoins sociaux tels que la dimension participative aux différentes sphères de la vie sociale, la volonté de préservation de l'environnement et le rééquilibrage des rapports entre sexes et classes d'âges. Le marché, tout comme la puissance publique, ne semble pas en mesure de répondre à cette volonté de changement sociétal, s'affirmant dans la dimension économique à travers de nombreuses initiatives citoyennes : « Des entreprises « autogestionnaires » ou« alternatives » veulent expérimenter « la démocratie en organisation » et aller «vers des fonctionnements collectifs de travail » [Sainsaulieu et coll., 1983]. » Ainsi, la « résurgence » de l'économie solidaire, dans les années 60, remet en cause la vision sédimentaire de l'économie solidaire, qui ne serait qu'un nouveau substrat de l'économie sociale. Sa spécificité met l'accent sur la finalité de la production, la dimension politique (à travers les espaces publics de proximité garantissant l'exercice de la démocratie participative) et économique (dont 6 Philippe Chanial, Jean-Louis Laville, « L'économie solidaire : une question politique », Mouvements 2002/1 (no19), p. 11-20. DOI 10.3917/mouv.019.001 11 l'hybridation des ressources assure la viabilité et la pérennité du projet, en la prémunissant de l'isomorphisme marchand). Enfin, une troisième approche, à mi-chemin entre les deux (continuité et rupture) serait celle de Draperi qui reconnaît donc à l'économie solidaire une identité propre, mais dont il situe le conflit avec l'économie sociale surtout dans l'arène académique. L'économie solidaire s'est, selon lui, re-saisi des valeurs de l'économie sociale en impulsant de nouvelles pratiques participatives au sein des associations et des coopératives, et en développant des formes d'organisation innovantes (cf. Amap, commerce équitable...). La rupture ne se situe pas tant au niveau des acteurs de terrain qui sont dans une forme de continuité renouvelée qu'au niveau du débat universitaire. Draperi considère cette approche de l'économie solidaire comme une spécificité française, dont les pratiques économiques visent le renforcement du lien social, en particulier le secteur des services aux personnes ou le crédit solidaire. 7 Il associe principalement l'écoomie solidaire aux travaux de Bernard Eme et Jean-Louis Laville8. Il nous apparaît que si l'économie sociale se caractérise surtout par une forme juridique spécifique (coopérative, mutuelle, association), favorisant la mutualisation des ressources, l'économie solidaire se déploie surtout à travers des « initiatives », imbriquant finalités politiques et économiques : commerce équitable, autoproduction, finance solidaire, régies de quartier... Dans un article intitulé « Vers des structurations régionales de l'économie solidaire », et extrait d'Action publique et économie solidaire, Annie et Jan Berger nous expliquent l'articulation du projet d'économie solidaire, entre projet politique et développement économique. L'émergence de nombreuses initiatives dans les années 1980, dans le domaine des services (crèche parentale, chantier d'insertion, épargne solidaire...) est ainsi l'occasion d'interpeller les politiques publiques (politique de l'enfance, direction du travail, institution bancaire...). 7Ibid ( p. 22). 8 D'après Draperi, ces chercheurs développent l'approche française de l'économie solidaire s'appuyant sur la théorie du Welfare Triangle d'Adalbert Evers, qui propose de mettre en relation trois types d'« organisations » (le marché, l'Etat et les ménages) associées à trois principes définis par Polanyi (marché, redistribution et réciprocité). Ainsi, pour Draperi, l'économie solidaire serait l'intermediate area d'Evers, qui se caractérise par l'hybridation des ressources des trois pôles. 12 Ces deux familles, économie sociale et économie solidaire, appelées à n'en former qu'une, partagent néanmoins le même ADN, à savoir la transformation sociétale grâce à des économies plurielles au service de l'expression démocratique. |
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