Partie 1 : L'économie solidaire
Nous allons, dans un premier temps, faire la synthèse
de la littérature scientifique que nous avons collectée sur la
thématique de l'économie solidaire afin d'exposer les
différentes acceptations théoriques de cette notion et mettre en
lumière la dimension collaborative de cette économie.
Cette partie se subdivise en trois axes : les
différents points de vue académiques sur l'économie
solidaire, la façon dont elle se déploie dans les initiatives et,
enfin, la proposition d'une grille de lecture de cette économie sur la
base des principes qui la fondent.
I.
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Mise en perspective historique
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Dans cette première partie portant sur
l'économie solidaire, nous analyserons les enjeux éthiques et
politiques de la solidarité au XIXe siècle, puis nous
replacerons l'émergence de l'économie solidaire au regard de
l'économie sociale, dans une logique de rupture ou de continuité.
Ensuite, nous étudierons la co-construction d'une économie
solidaire dans une dynamique de reconnaissance et d'institutionnalisation.
Enfin, la dernière partie abordera la dimension collaborative de
l'économie solidaire.
I.1 La solidarité, un enjeu éthique et
politique
La solidarité définit « une relation
entre personnes ayant conscience d'une communauté
d'intérêts, qui entraîne, pour les unes, l'obligation morale
de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance.
»1 Cette obligation morale engage chacune des parties
à porter assistance à l'autre. Au cours du XIXe
siècle, elle devient un enjeu politique au sein de l'économie
sociale. Apparue dans la seconde moitié du XXe siècle,
l'économie solidaire se distingue, au sein de l'économie sociale,
par le rééquilibrage des rapports marchands et le plaidoyer
politique.
1 Source Dictionnaire « Le petit Robert
»
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Aux fondements de la solidarité, et de
l'économie solidaire, l'associationnisme, apparu au début du
XIXe siècle, et porté par des actions collectives de
citoyens se revendiquant libres et égaux, est un mouvement qui
mêle l'économique et le politique. Il a vocation à limiter
les impacts négatifs des dérives du libéralisme, qui
privent un certain nombre d'individus de leurs droits les plus
élémentaires et de leur dignité. Ce mouvement correspond
à un élan démocratique majeur, à travers
l'intervention de la question politique dans la sphère privée,
que représentaient les ateliers, corporations de métiers. «
(...) Axée sur l'entraide mutuelle autant que sur l'expression
revendicatrice, elle relève à la fois de l'auto-organisation et
du mouvement social, ce qui suppose une égalité entre les
personnes qui s'y engagent. »2 ( Laville, 2014, p 48)
Cela donne lieu, en dépit de la Loi Le Chapelier qui
circonscrit l'intrusion du politique dans la sphère privée de
l'atelier, à une effervescence d'associations ouvrières qui
visent à l'émancipation politique, tout en organisant l'entraide
mutuelle envers les personnes qui y prennent part.
Les premières manifestations de l'économie
solidaire sont présentes, mais celle-ci ne se déploiera que plus
tard, en réponse à une institutionnalisation toujours plus grande
de l'économie sociale qui apparaît dans la deuxième
moitié du XIXe siècle.
L'année 1848 marque en effet la fin de l'élan
associationniste et l'émergence d'un double mouvement : d'une part, de
solidarité philanthropique sans portée politique relevant de la
charité et, d'autre part, une affirmation d'un capitalisme
tournée vers la production de richesses marchandes. « Cette
période correspond en effet à l'avènement de
l'idéologie du progrès qui donne la priorité à la
révolution industrielle et au décollage économique pour
augmenter la richesse des nations et supprimer à terme la question
sociale »3 (Laville, 2014)
Aussi, face à la stigmatisation des classes
miséreuses, considérées comme potentiellement dangereuses,
l'association entre misère et violence est systématique. Et la
morale paternaliste des classes aisées, à travers les
différentes institutions de charité et le patronage, est
perçue comme étant la seule prévention et solution. La
2L'innovation sociale, sous la direction de
Juan-Luis Klein, Jean-Louis Laville, Franck Moulaert, Ed. Eres, 2014.
3 Ibid
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moralisation des pauvres est en oeuvre, à travers des
structures philanthropiques dont le mode d'action, basé sur l'urgence du
besoin et le libre-arbitre du donateur-bienfaiteur, crée ainsi une
asymétrie entre les individus, contrairement aux principes
égalitaires de l'associationnisme. C'est une «
solidarité philanthropique » dont l'enjeu majeur est la lutte
contre la pauvreté dans une logique d'asymétrie, liée
à la charité. Il ne s'agit pas encore de «
solidarité démocratique » qui s'appuie sur la
réciprocité et le principe de redistribution, fondement des
futures politiques sociales.
La résurgence d'une solidarité organique
apparaît dans la fin du XIXe siècle, et le premier
à l'évoquer en ces termes est Pierre Leroux : « J'ai le
premier utilisé le terme solidarité pour l'introduire dans la
philosophie, c'est-à-dire dans la religion de l'avenir. J'ai voulu
remplacer la charité du christianisme par la charité
chrétienne. »4 (Leroux, 1854, p 254). Comme
beaucoup de ses contemporains, Leroux ne peut concevoir une
société sans fait religieux, mais il considère que cette
solidarité philanthropique, reposant sur la charité
chrétienne, doit être remplacée par la solidarité
organique, sorte de religion philosophique et moderne. Il promeut ainsi une foi
laïque, garante d'unité. Leroux met au centre de sa pensée
l'idée de dette intergénérationnelle, qui est le fondement
d'une dette non plus interpersonnelle, mais organique. L'organe fait ainsi
référence à l'Etat, garant de l'intérêt
général et, donc, des principes de solidarité et
d'égalité entre les individus. L'administration étatique,
à travers le service public, mettra d'ailleurs en oeuvre ces
principes.
L'idée de solidarité, véritable
opportunité d'un rééquilibrage des forces, celle des plus
faibles résidant dans l'union, se déploie différemment
suivant les solidaristes. Selon Charles Gide, contemporain de Durkheim et de
Bourgeois, ces solidarités requièrent l'engagement des
volontés humaines. C'est en effet le passage d'une solidarité
naturelle mais contrainte à une solidarité libre,
réfléchie et organisée, notamment en associations
professionnelles, qui fait de la solidarité un principe éthique.
Gide rejoint en cela la pensée de Léon Bourgeois,
théoricien du solidarisme, qui s'inspira lui-même de la
pensée de Pasteur sur la contagion microbienne pour formuler le concept
d'interdépendance entre les individus, et de dette
intergénérationnelle : l'individu qui nait dans une
société, à un instant donné,
bénéficie de ressources mis à sa disposition par les
générations précédentes, dont il
4 Pierre Leroux, La grève de Samarez,
Paris, Dentu, 1859, I, p 254
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est à la fois le dépositaire, et le garant pour
les générations suivantes. Mais les hommes ne
bénéficiant pas tous du même accès à ces
ressources, la dette ne peut être la même pour tous. C'est sur ce
principe que Bourgeois défendit ses propositions sur l'impôt sur
les successions et sur les revenus.
Chez le solidariste Durkheim, la peur de « l'Anomie
», cette absence d'organisation sociale de référence et
reconnue de tous prévaut. Cette peur d'une liquéfaction de la
société au XIXe siècle inspire sa
pensée. Durkheim souhaite fonder une « morale scientifique
». L'être humain est pensé comme ayant structurellement
besoin des autres. Et dans cette logique, la solidarité mécanique
et non choisie s'oppose à la solidarité organique. Ce
progrès social s'accompagne du passage d'une justice commutative,
où chacun paie ce qu'il doit, à une justice distributive
où, dans un parcours de reconnaissance et de réciprocité,
chacun dispose de ce qui lui est nécessaire pour vivre.
Peu à peu, dans cette logique de solidarité
démocratique s'élabore un droit social, régulateur des
excès du marché, composé à la fois d'un droit du
travail en entreprise et de droits sociaux, couvrant les principaux risques de
la vie.
Les acquis sociaux, dont la sécurité sociale,
initiative solidaire et collaborative par excellence, qui promeut la
mutualisation des risques et des charges, et où chacun cotise suivant
ses capacités et reçoit suivant ses besoins, voit le jour
à cette période dans une dynamique fondamentalement politique.
Ainsi, le courant solidariste de l'économie sociale
conforte la pertinence d'un rapprochement institutionnel entre
l'économie sociale et l'économie solidaire. En effet,
l'économie sociale est héritière du mouvement
associationniste, mais se focalise sur les aspects fonctionnels de ses
missions, dans une perspective managérialiste. De ce fait, elle a perdu
son essence politique. Peu à peu, la structuration organisationnelle et
fonctionnelle de la solidarité a pris le pas sur le champ politique qui
l'animait au départ. Cette technicisation de la solidarité au
sein de l'économie sociale laisse le champ libre à
l'économie solidaire. Celle-ci apparaît dans la deuxième
moitié du XXe siècle à travers des initiatives
comme les systèmes d'échanges locaux (SEL), les services à
la personne, et en privilégiant les finalités de la production,
tel le rééquilibrage des rapports marchands, et le plaidoyer
politique
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(accompagnement des pratiques de production de revendications
portées dans l'espace public), aux seuls statuts
(propriété collective).
La notion de réciprocité se place au coeur des
initiatives solidaires, car ce rééquilibrage des rapports
marchands se fait en hybridant les différents principes
économiques identifiés par Polanyi 5 face au couple
marché-Etat sur lequel repose l'équilibre sociétal depuis
le XIXe siècle. D'ailleurs, dans un chapitre publié en
2005, écrit avec Philippe Channial, Jean-Louis Laville définit
l'économie solidaire, comme étant bien plus un mouvement social
qu'un concept.
Pour autant, si l'économie solidaire se fond de plus en
plus dans le concept d'ESS qui est apparu dans les années 1990 via un
processus d'institutionnalisation, redessinant ainsi un secteur de la vie
sociale, économique et politique, elle a toujours
bénéficié de sa propre identité et dans une
certaine mesure, d'une forme d'autonomie.
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