I.3 Choix du terrain
Le choix du terrain était vaste, compte tenu de
l'expansion du secteur de l'économie collaborative à tous les
secteurs d'activité. Il a fallu faire une sélection
52 Berthier N., Les techniques d'enquête en
sciences sociales, éd Armand Colin, 2010
47
qui a porté sur les domaines du transport et de
l'alimentation car ils représentent deux besoins, primaire pour l'un et
social pour l'autre, essentiels. Pour chacun de ces secteurs, deux initiatives
ont été choisies, suivant, pour l'une, le modèle de
l'économie solidaire et, pour l'autre, le modèle collaboratif.
? Le domaine du transport
Dans le domaine du transport, le choix s'est porté sur
l'économie collaborative avec le réseau
d'autopartage Citiz, qui abolit le lien de propriété et
dont la forme juridique est coopérative.
Le modèle de l'économie collaborative choisi est
Uber, qui relève bien plus de l'économie capitalistique au niveau
macro-économique. La dimension macroéconomique de cette structure
a représenté un frein dans l'accès à l'information,
et la prise de rendez-vous avec des cadres dirigeants, au niveau national,
d'Uber. De plus, Uber a la particularité d'être, non pas une
entreprise de transport (comme Citiz) mais un centre d'appels proposant ses
services aux auto-entrepreneurs, et les aidant par leur service
d'intermédiation à développer leur activité. En
effet, le contrat qui lie Uber aux chauffeurs auto-entrepreneurs est un contrat
de prestations. Les chauffeurs sont des clients, et non des salariés.
Une embauche est un « enrôlement » (enboarding) et un
licenciement, une « désactivation ». Les clients
d'Uber ne sont donc pas les usagers-passagers, mais plutôt le
réseau d'auto-entrepreneurs dans le domaine du
transport.
Ces entrepreneurs partagent, pour la plupart, la croyance en
un même système de valeurs, lié au modèle
collaboratif qui représente la possibilité, pour eux, de pouvoir
s'auto-réaliser, dans une dynamique d'empowerment. Ce système de
valeurs, largement diffusé par une partie de l'économie
marchande, à travers un habile travail d'acculturation via les
médias mainstream, a très largement participé à la
démocratisation des valeurs de coopération de l'économie
collaborative, mais aussi à la réduction de cette économie
à la sphère marchande. Ainsi, beaucoup de
chauffeurs-entrepreneurs abordent l'aventure Uber en pensant participer
à une transformation sociétale, et quelques mois ou années
plus tard, ne trouvent plus de
48
correspondance entre la figure Schumpeterienne53 du
vaillant entrepreneur social véhiculé par la sphère
collaborative, et leur situation réelle d'auto-entrepreneur isolé
et endetté.
En effet, si ces auto-entrepreneurs participent au nouveau
mode d'organisation sociale d'une société post-salariale qui,
grâce à l'économie de pair à pair et de
fonctionnalité, répond avec une acuité accrue aux besoins
de consommateurs qui le plus souvent co-construisent l'offre, ils sont aussi
quasi systématiquement exclus de la captation de valeur.
? Le domaine de l'alimentation
Les modes de consommation ont changé, en particulier
dans l'alimentation de plus en plus reconnue comme vectrice de maladies, suite
aux nombreuses controverses concernant l'étiquetage et la
traçabilité des Organismes Génétiquement
Modifiés (OGM).
Le circuit court, garant d'une traçabilité
irréprochable et gage de qualité, est de plus en plus
plébiscité. En 2013, 42 % des personnes interrogées ont
acheté, le mois précédent l'interview, au moins un produit
issu du circuit court.
Le choix du terrain s'est porté sur deux modèles
différents du circuit court, dans la consommation agricole : le
modèle des AMAP et celui de La Ruche qui dit oui, qui semblent
être l'un et l'autre à chaque bout du large spectre de
l'économie collaborative.
Créée en 2011 sous la forme juridique d'une SAS,
La Ruche qui dit oui représente actuellement un effectif de 1 000 ruches
en France. Le principe est le suivant : un particulier, une association ou une
entreprise décide d'ouvrir une ruche dans un territoire donné. Il
doit alors contacter les producteurs dans un rayon de 250 kilomètres et
recruter au moins une dizaine de membres qui souhaitent acheter des produits
locaux (miel, légumes, pains...).Chaque semaine, le responsable diffuse
sur le site une sélection de produits aux prix fixés par les
agriculteurs, qui détermine aussi un minimum de commande pour livrer. Le
consommateur, également désigné
53 (dir) KLEIN, LAVILLE, MOULAERT, l'innovation
sociale, Erès, 2014, p9 -10
49
sous l'appellation « abeille », a alors 6 jours pour
passer commande sur le site et payer. Il n'y a pas d'abonnement, l'abeille ne
paie que ce qu'il choisit de prendre.
A la mi-2015, La Ruche qui dit oui comptabilisait 130 000
clients actifs, pour plus de 700 responsables de ruche qui se déclinait
sous les formes juridiques suivantes :
? 66 % d'auto-entrepreneurs ; ? 18 % d'associations ;
? 9 % d'entreprises commerciales ; ? 7 % d'entreprises
agricoles.
La Ruche qui dit oui a un modèle qui est davantage
orienté vers le client (le panier correspond d'un point de vue
rapport-qualité prix à la somme réglée et il n'y a
pas d'abonnement). Les AMAP ont un engagement citoyen qui est davantage
tourné vers le producteur (le panier dépend de la récolte
et l'abonnement pris par le consommateur l'engage sur la durée).De plus,
La Ruche qui dit oui a un système distributif du revenu qui fonctionne
de façon pyramidale, alors que les AMAP sont sur le mode de la
réciprocité (engagement bénévole).
L'objectif affiché des AMAP est la suppression des
intermédiaires traditionnels et le recentrage sur la relation entre
consommateurs engagés (car impliqués bénévolement
dans l'AMAP) et paysans dont les récoltes sont
pré-financées. La charte de l'AMAP affirme les principes de
l'agriculture paysanne et généralise la pratique de
l'évaluation participative du réseau.
L'une et l'autre des initiatives correspondent aux styles de
vie collaboratifs, selon la segmentation de Rachel Bostman, tandis que Citiz et
Uber correspondent davantage à la catégorie du « Product
Service System » (économie de l'accès et de
fonctionnalité, selon Rifkin).
Nous pouvons également procéder à une
mise en perspective de ce terrain avec la grille de l'économie
collaborative de Bauwens (Annexe 3). Ces hypothèses seront ensuite
validées ou infirmées par l'analyse de terrain qui va suivre.
Les AMAP et Citiz se situent sur le champ de l'économie
sociale et solidaire. Elles entrent clairement au regard des valeurs
portées, et des pratiques qui sont les leurs, dans le quadrant de la
résilience locale (covoiturage, partage de terres, partage
50
de compétences) suivant la segmentation que Michel
Bauwens fait de l'économie collaborative.
La logique sociale et solidaire est une logique de
bénéfice : la valeur d'usage est diffusée et la valeur
d'échange distribué. Le modèle d'Uber, en tant que
plateforme, oscille entre capitalisme nétarchique (valeur d'usage pour
les utilisateurs, pas d'accès à la valeur d'échange) et
capitalisme distribué suivant la logique des places de marché P
to P. La force de travail que cette plateforme utilise, composée d'une
myriade d'initiatives d'auto-entrepreuneurs, se situe-t-elle
nécessairement dans le même champ ? C'est une question d'autant
plus importante que la captation de valeur d'Uber et celle des auto-entreprises
collaborant avec Uber n'est pas la même.
La catégorisation du modèle de l'entité
nationale de La Ruche qui dit oui, autour de laquelle gravitent les 1 000
ruches locales portées par des initiatives individuelles dans des
territoires plus restreints est, quant à elle, plus difficile à
situer.
Présentation de la grille
d'entretien
? Constitution de l'entretien :
Comme l'expriment justement Blanchet et Gotman (2007, p. 58),
le guide d'entretien est « un premier travail de traduction des
hypothèses de recherche en indicateurs concrets et de reformulation des
questions de recherche (pour soi) en questions d'enquête (pour les
interviewés) ».
La thématique de départ porte sur les
critères de l'économie solidaire, sur lesquels peuvent s'aligner
les initiatives de l'économie collaborative choisies. La constitution
d'une grille d'analyse, à partir de trois ou quatre
catégorisations retenues et des séries d'indicateurs qui en
découlent, est l'objet de cette étude de terrain.
Les traits distinctifs qu'on souhaite mettre en lumière
étant les caractéristiques relevant de l'économie
solidaire des initiatives du monde collaboratif, il m'est apparu pertinent de
reprendre comme trame de questionnaire un outil élaboré en master
2 « Innovations sociales et conduite du changement » par
Mme Bucolo : le guide d'entretien dédié à la
cartographie des initiatives ESS. Ce questionnaire, qui explore
51
chaque dimension des initiatives ESS, nous a permis en
deuxième année de master professionnel de faire des analyses
très fines et une cartographie de grande qualité.
J'ai cependant opéré quelques modifications,
afin de l'adapter à mon champ d'étude. En effet, je n'ai pas
exploité l'ensemble des questions de ce guide, mais plutôt les
grands thèmes. Parmi les thèmes que j'ai retirés du
questionnaire final, figure la thématique sur les compétences,
car cette question ne m'apparaissait pas comme primordiale. Et enfin, la
question relative au réseau sol, qui sortait complètement de mon
cadre d'analyse.
La question des compétences s'est néanmoins
posé de façon transversale, puisque l'économie
collaborative participe à une nouvelle forme d'organisation du travail,
plus horizontale et modulable, posant avec plus de pertinence que jamais la
question dans une relative porosité entre ces différents champs,
des rôles de producteur-consommateur-distributeur.
Par ailleurs, j'ai ajouté au guide d'entretien : une
question sur la dimension numérique, bien qu'il ne s'agisse pas de
confondre l'économie de plateforme de l'économie collaborative ;
une question sur la valeur d'usage et la propriété ; une question
sur le capital social/capital confiance et les effets de réseaux ; et,
enfin, une question sur les articulations «
désintermédiation/ré-intermédiation », «
marchand-non marchand », « local-global ».
Caractéristique de l'offre et mise en oeuvre de
celle-ci
|
|
Innovation et utilité sociales
|
|
Gouvernance
|
- Quelles sont les instances de
gouvernance ?
- Comment se déploie la vie démocratique au sein
de la structure ?
|
52
|
- Quelle est l'articulation
bénévolat-salariés ?
|
Financement
|
- Y a-t-il une hybridation de
ressources et, auquel cas, comment s'exprime-t-elle ?
|
Dimension numérique
|
- Rôle de la plateforme.
- Rôle des interactions entre les
usagers de la plateforme et le déploiement de l'offre.
- Masse critique.
|
Vitalité démocratique et
capital
social
|
- Participation des usagers.
- Participation de l'ensemble
des parties prenantes à la construction de l'offre.
- Capital social du public et bénéficiaire
accueilli par le biais de l'initiative, dans une dynamique de réseau.
|
Valeur d'usage et propriété
|
- Rapport au commun.
|
Dynamique de coopération avec les politiques
publiques
|
|
Implantation territoriale
Autres
|
- Global mondial), local.
- Désintermédiation/
ré-intermédiation.
- Marchand/non marchand.
|
53
D) Grille d'analyse à partir des
entretiens/Analyse de contenu
Les catégories et indicateurs que j'ai
dégagés des entretiens et de l'analyse de leur contenu sont les
suivants :
1ère catégorie : Finalité de la
production : levier de changement sociétal Indicateurs
:
- compétences d'une pluralité d'acteurs dans une
multitude de champs d'actions autour du bien commun ;
- changement dans l'organisation du travail ;
- lien de propriété (plateformes
logicielles/propriétaires), valeur d'usage, redéfinition
de la propriété, voire abolition de celle-ci.
2e catégorie : Echelle territoriale locale,
économie de proximité
Indicateurs :
- une portée et un sens politique : participation
citoyenne ;
- exercice de la démocratie ;
- engagement volontaire relevant de la réciprocité
entre citoyens : relation entre capital social et confiance (lien de
réciprocité) ;
- volonté d'émancipation ;
- espaces publics de proximité.
3e catégorie : Modèle de développement
reposant sur l'hybridation des ressources Indicateurs
:
54
- dimension politique modifiant le modèle
économique (socio-diversité/encastrement) ;
- autre mode d'entreprendre (cf, loi ESS 2014).
E) Analyse critique des limites :
- Mon terrain comprend peu d'entretiens et
l'échantillon est, de ce fait, trop petit pour être
représentatif. C'est la raison pour laquelle la dimension discursive, au
sens de récit tant d'un point de vue signifiant que signifié, est
essentielle.
- Certains entretiens sont de véritables tranches de
récits, lorsque la confiance invite l'interviewé à
l'épanchement. Ces « récits » sont d'une grande
qualité sur les pratiques et donnent du sens aux histoires de vies
professionnelles.
- Le guide, axé sur l'économie solidaire,
n'était cependant pas adapté à tous les interlocuteurs.
Certaines thématiques et formulations ont entraîné
gêne et incompréhension parfois, et crée une distance dans
l'établissement de la relation entre « enquêté »
et « enquêtrice ». Loin de leur cadre normatif et
déstabilisés par certaines questions, certains interviewés
ont donné des réponses superficielles, ne livrant pas le fond de
leur pensée, malgré de nombreuses relances et encouragements.
II) Analyse de terrain
|