4/ Les rappeuses sont absentes des bases de
données
Le travail de recensement que réalise Madame Rap est
purement manuel, elle les trouve sur les réseaux, plateformes de
streaming, par le bouche à oreille... D'autres plateformes qui font
offices de base de données à de nombreux chercheurs comme Genius
ne font pas le même travail. Genius est une sorte d'encyclopédie
numérique qui permet de rassembler les oeuvres musicales. Le concept de
Genius est d'expliquer les paroles des chansons. Ça fonctionne sur le
crowdsourcing, c'est-à-dire que, comme Wikipédia, il est
alimenté par les internautes. Karim Hammou explique que «pour de
multiples raisons, ces communautés d'amateurs s'investissent dans le
projet en introduisant des biais sexistes»4. De nombreux
travaux de sciences humaines et sociales utilisent Genius pour leurs recherches
sur la musique et le rap. Les rappeuses sont largement absentes du site, leurs
morceaux sont peu détaillés. «Début 2019, toutes les
rappeuses françaises bénéficiaient ainsi ensemble d'une
attention de la part de la communauté des amateurs moins importante que
le rappeur Booba seul».
Que ce soit la nouvelle génération de rappeuses, ou
celle présente avant Diam's, le public ne semble pas voir les rappeuses
françaises. En effet, si il y en aurait plus de 350 actives en France
aujourd'hui, elles sont très peu représentées dans les
ventes et les certifications et ont peu de visibilité. Le grand public
doit en connaître 3 ou 4. Elles semblent également peu se
mélanger aux rappeurs français, qui ne leur donnent pas vraiment
de «force».
11
4 HAMMOU Karim, Le Genius n'a pas de sexe,
Hypothèses, Sur un son rap
12
CHAPITRE 2 : QUELS FREINS EMPÊCHENT LES RAPPEUSES
DE S'IMPOSER DANS LE RAP FRANÇAIS ?
De plus en plus de projets féminins qualitatifs sortent
sur les plateformes. Comment alors expliquer cette absence des femmes dans les
artistes de rap les plus écoutés ? J'ai voulu comprendre si le
public est réticent à écouter des rappeuses, si les
professionnels de l'industrie sont réticents à promouvoir les
rappeuses ou si le manque venait plutôt de leur part, si elles sont
réticentes à se lancer dans le rap. Je vais ici démontrer
que c'est avant tout un problème de société, qui impact
l'industrie, le public et les rappeuses.
I. Approche scientifique
Il me semble important d'apporter une vision sociologique
à cette recherche. Plusieurs chercheurs comme Karim Hammou, Emmanuelle
Carinos, Marie Sonnette, ou Denis Constant Martin, en sociologie et
ethnomusicologie, ont commencé des recherches sur le rapport des genres
dans le rap. Dans cette partie, je me baserai essentiellement sur leurs
travaux, en relevant les points qui sont les plus pertinents pour ce
mémoire.
1/ Un sexisme de société
a - Tuyau percé
Dans tous les domaines de la société, les femmes
sont bloquées à un certain niveau de la hiérarchie. Leur
progression est freinée. Elles sont largement absentes des postes les
plus élevés de la hiérarchie. Dans la musique par exemple,
13% de femmes ont été recensées par Karim Hammou à
des postes de décision dans les entreprises qui font plus de 10 millions
de chiffre d'affaires. Cette notion est théorisée comme «le
plafond de verre». Elle est aussi présente dans le métier
d'artiste. Peu de rappeuses accèdent à un niveau
élevé de notoriété, pouvant être
qualifié de mainstream. Bien que ce soit un niveau difficile à
atteindre pour tout artiste, on voit bien que dans le rap, à part
quelques noms connus du grand public comme Diam's, Chilla, Shay... La
13
plupart des artistes rap qui atteignent ce niveau sont des
hommes. Seules trois rappeuses francophones ont obtenu un disque d'or,
équivalant à 50 000 ventes depuis 2009.
Il existe d'autres termes pour qualifier des
phénomènes équivalents. La notion de tuyau percé
explicite le fait que les femmes sont éjectées à chaque
niveau d'une organisation et sont donc de moins en moins présentes, plus
on monte les échelons. La « falaise de verre » montre
également que les femmes sont uniquement promues à des postes de
pouvoir lorsque l'entreprise est en crise. Selon l'institut belge pour
l'égalité des femmes et des hommes, le manque de
compétence des femmes peut difficilement être invoqué et le
plafond de verre engendre une perte énorme de potentiel. En effet, les
entreprises caractérisées par un équilibre de genre au
niveau du management obtiennent de meilleurs résultats. Karim Hammou
illustre cette notion avec comme exemple, qu'on ne compte que 5% d'album rap
publié par des femmes, alors qu'au début des années 2000,
40% des femmes constituaient le public rap. Avec la féminisation des
pratiques culturelles, ce chiffre est aujourd'hui plus proche des 50%. Pour
Karim Hammou, le rap a toujours été traité dans les
médias comme le genre machiste par excellence, mais ça
permettrait de reconnaître qu'il y a du sexisme dans le milieu plus
facilement que dans d'autres domaines. Le sexisme vient aussi bien d'autres
rappeurs, du public, des directeurs de labels, de la critique musicale...
Cet entre soi masculin participe à l'invisibilisation
des rappeuses. Cela impact aussi la direction artistique imposée
à certaines rappeuses. On les pousse vers la pop et le RnB. Les styles
sont associés à des genres, et plus généralement,
la douceur et la mélodie au féminin et la violence au masculin.
«Une fille qui chante avec une voix douce et une guitare acoustique
ça marche très bien, mais si elle veut être lead singer
d'un groupe de metal on considère que y' a pas de place pour
ça» (Renaud Durussel, interview complète en annexe).
b - Déni d'antériorité
Le déni d'antériorité est le fait de
consacrer un caractère exceptionnel et nouveau à un
événement, alors qu'il ne l'est pas vraiment. Il est souvent
lié à la présence des femmes dans un milieu. Par exemple :
"à l'échelle de l'histoire littéraire, une des
procédures de disqualification
14
des femmes consiste à réitérer le
caractère inédit de leur présence : les écrivaines
sont toujours nouvelles en littérature»5. C'est ce qui
se passe dans le cas des rappeuses. À part Diam's, très peu de
gens peuvent citer des rappeuses, pourtant, les femmes sont présentes
dans le rap dès ses débuts : B.love, Sté Strauz, Saliha,
Melaaz, Casey, Keny Arkana, Princesse Aniès, Lady Laistee. Diam's a
été le premier succès commercial, mais pas la
première rappeuse. De plus, on a l'impression qu'après elle, il
n'y a plus eu de rappeuses. Hors, une nouvelle génération est
bien présente, puisqu'on estime le nombre de rappeuses à 350
actuellement6, et c'est probablement plus. Les médias font
normalement ce travail de mémoire, c'est eux qui construisent une
nostalgie autour de Diam's et oublient trop souvent de mentionner une rappeuse
qui sort son album, ou les pionnières du rap en France, qui avait
d'ailleurs eu un succès à leur époque. Il faut le
rappeler, pour que le public ne pense pas qu'à chaque fois qu'une femme
se lance dans le rap, c'est exceptionnel. «Les déclarer novices
dans cet espace de la création, les prive collectivement de l'existence
d'une filiation légitime. Cette assertion répétée
d'une période à l'autre, entrave continûment leur
participation à la littérature, leur infligeant un «
déni d'antériorité».
2/ Rap de fille
Malgré les 2800 femmes et personnes LGBTQ+ qui sont
artistes de rap dans le monde, selon le média Madame Rap, «les
artistes masculins sont la norme, et être une femme reste une
particularité» (Éloïse Bouton, fondatrice de Madame
rap).
Dans notre culture, fille équivaut à moins bien.
Une rappeuse est perçue comme inférieure à un rappeur.
Martin Winckler, sur un tout autre sujet, a étudié le sexisme
dans les études médicales. Il a trouvé que le corps de la
femme a été beaucoup moins étudié que le corps de
l'homme. Cela veut dire, d'une part, qu'on sait moins bien soigner une femme
qu'un homme. D'autre part, que le corps de l'homme est beaucoup plus
représenté dans les ouvrages de médecine. Je trouve
pertinent de citer son travaille car il s'applique finalement à la
vision de la femme de manière générale. Cela prouve aussi
l'importance de la représentation et de la visibilité pour
façonner l'image collective. «D'ériger le corps masculin en
norme a comme conséquence de traiter le
5 NAUDIER Delphine, Genre et activité
littéraire : les écrivaines francophones, 2010
6 Chiffres Madame Rap
15
corps féminin comme corps différent, comme corps
spécifique, comme corps qui dévie de la norme. Pour cette raison,
la médecine a depuis l'Antiquité décrit le corps
féminin comme inférieur à celui de l'homme, instable,
pathologique». Ceci se vérifie dans bien d'autres écrits.
Par exemple : «La froideur et l'humidité, associées à
un tempérament flegmatique, rendent les femmes naturellement plus
faibles parce qu'elles sont physiquement imparfaites, empêchées
par un corps constamment malade.»7. Ces idées sont
véhiculées depuis la mythologie, et affectent jusqu'à ce
qui devrait être un domaine purement objectif et scientifique comme la
médecine. Wittig rappelle, lui, que le concept de
«différence des sexes» constitue «ontologiquement les
femmes en autres différents. Les hommes eux ne sont pas
différents. (Les Blancs non plus d'ailleurs ni les maîtres mais
les Noirs le sont et les esclaves aussi).» On imagine bien alors, qu'un
domaine aussi soumis à la subjectivité que l'art, la musique, est
terriblement impacté par ces idées sexistes et patriarcales,
comme la femme étant une suite de l'homme, une réplique moins
qualitative.
C'est pour cela que du simple fait de leur genre, les
rappeuses sont soumises à une pression bien plus élevée
que les hommes. La critique est intransigeante. Une rappeuse, pour être
considérée comme «forte» devra être excellente.
Là où, un rappeur dont le flow est correct, une punchline est
sympa ou le concept du son est fun, pourra percer plus facilement. Dès
les débuts du rap en France, les femmes abordent ce sujet «Combien
de fois j'entends les mecs dire des meufs qu'elles n'avaient pas assez de
punch, qu'elles n'assuraient pas au niveau des paroles etc... et tandis
qu'elles regroupent à peu près toutes les mêmes
qualité que les mecs espéraient chez une rappeuse, maintenant
elles ne sont pas assez féminines» (Sista Cheefa, 1995). Saliha,
bien que son nom soit rarement connu du grand public, est une pionnière
du rap en France. Elle dit en 1997 «Quand tu es une fille sur
scène, le public a plus d'idées préconçues, de
préjugés (...) Tu as intérêt à te battre deux
fois plus».
On voit donc bien que le sexisme présent dans notre
société rend l'accès au rap plus difficile pour les
artistes féminines que les artistes masculins. Dans la perception
générale du public, et parfois dans la leur, une rappeuse serait
moins douée qu'un rappeur. Dans la prochaine partie,
7 DORLIN, La matrice de la race :
Généalogie sexuelle et coloniale de la nation
française, 2006
16
j'aborderais la responsabilité des médias et le
rôle des oeuvres audiovisuelles dans la perception et l'existence des
rappeuses auprès du public.
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