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De l'avoir pour la valorisation de l'être. essai de compréhension de l'être et l'avoir chez Gabriel Marcel


par Ange TEZANGI AZAKALA
Université Saint-Augustin de Kinshasa - Grade en philosophie 2020
  

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II.1. LA CRISE DE L'ETRE ET L'AVOIR TECHNOLOGIQUE

La crise de l'avoir technologique est celle qui a été occasionnée par la mauvaise gestion qu'a l'homme face à la technologie ou par sa mauvaise manière de l'utiliser. Jadis, la technique ou la technologie était une nécessité pour s'assurer une vie meilleure contrairement à l'usage qu'en fait le monde aujourd'hui. De nos jours, nous constatons que l'homme n'est plus capable de réaliser certaines choses par lui-même à cause de la technique. L'élève des temps contemporains par exemple n'est plus en mesure d'opérer des calculs mentaux à cause de la prolifération des calculettes. Le monde moderne nous apparaît comme un univers où la technique est reine. Cela entraîne également la crise de l'être dans le monde. Prenons le cas d'une mère porteuse ou d'autres femmes qui ne veulent plus supporter leurs charges décident de les transmettre à d'autres personnes. Partant de ces constats, on en vient à l'évidence que l'homme fuit la souffrance, il cherche toujours des échappatoires pour ne pas subir certaines contraintes de la vie. Beaucoup plus de valeurssont accordéesà l'avoir technologique au détriment des personnes humaines. Cette manière de considérer l'avoir technologique dans la société moderne crée des conditions d'existence dans laquelle la vie de l'homme devient invivable et où l'être est tombé en crise,oublié et incapable de se réaliser pleinement par son propre effort.

En fait, la technologie dont l'expansion nous révèle les récentes merveilles et succès, crée le confort, augmente la facilité des communications, fabrique des produits chimiques qui peuvent guérir miraculeusement desmaladies réputées graves. Cela nous pousse à reconsidérer son appréciation et son acceptation. Par ailleurs, pourquoi n'aimerions-nous pas aussi qu'elle garantisse la sécurité économique, la santé naturelle, l'équilibre moral et mental ? Estimons tout simplement avec Alexis Carrel que la réalité vécue, « les dons de la technologie se sont abattus comme une pluie d'orage sur la société trop ignorante d'elle-même pour les employer sagement »36(*). Aussi, sont-ils devenus des facteurs de destruction, à telle enseigne qu'on se demande s'ils ne rendrontpas catastrophique cette troisième guerre à laquelle le monde se prépare. Et encore, si la technologie ou plus précisément les inventions de ladite technologie ne sont-elles pas responsables de la mort de millions d'hommes actuels occasionnée par la Covid-19.251658240

251659264De ce point de vue, la société technocratique, c'est-à-dire, un monde où désormais tout s'explique par la technique, a, aux yeux de Marcel, déshumanisé l'homme, en ce sens qu'elle a amené d'une part, un oubli des valeurs humaines dans la phénoménologie des rencontres et la déconsidération de l'autre, telles que la fidélité, la patience, l'humanité, etc. d'autre part, elle a vidé des mots, tels que la liberté, la personne, la démocratie, le développement... de leur contenu authentique, ainsi que de leur profondeur37(*). Les réalités que ces mots devraient véritablement désigner sont elles-mêmes l'objet d'une inflation monétaire comparable. Cette situation implique de façon logique une disparition générale de la confiance, du crédit entre les personnes. Ici, les relations se présentent sous le mode de l'avoir, car... « L'ordre de l'avoir se confond avec celui où des techniques sont possibles »38(*). Pris dans ce sens, le monde de l'avoir, c'est celui où les êtres sont unis par un rapport externe, de type « sujet-objet ». Ils sont de ce fait, sur eux-mêmes, ils communiquent par des signes médiateurs. Néanmoins, précisons que le terme « objet ou avoir » n'est pas initialement péjoratif chez Marcel comme nous l'avions souligné dans le premier chapitre. L'objet, comme il le définit lui-même, c'est ce qui est « placé devant moi, en face de moi : gegenstand »39(*), auquel je dois trouver solution et non l'objet à ma place.

Cependant, l'homme ne peut vivre sans les objets ou l'avoir, mais s'il s'en contente, il n'est pas pleinement homme. S'agissant du but de la technique, Gabriel Marcel estime « qu'au niveau de l'individu, la technique serait entièrement bienfaisante si elle demeurait au service d'une activité spirituelle orientée vers des fins supérieures, même au plan international, la technique pourrait être considérée comme un don inestimable si elle s'exerçait au bénéfice d'une humanité unifiée, ou plus exactement concertante. Mais dès le moment où ceci n'est réalisé ni au plan de l'individu ni au plan des grandes collectivités humaines, il devient tout à fait manifeste que la technique est appelée à changer au contraire en malédiction(...) »40(*). Il méprise quant à lui, la technique d'avilissement qui est pour lui : « l'ensemble des procédés délibérément mis en oeuvre pour attaquer et détruire chez les individus appartenant à une catégorie déterminée le respect qu'ils peuvent avoir sur eux-mêmes, et pour les transformer peu à peu en déchet qui s'appréhende lui-même comme tel, et ne peut enfin de compte que désespérer, non pas simplement intellectuellement, mais vitalement, de lui-même »41(*). En outre, c'est l'homme qui est à la base de cette crise car c'est lui qui a toute potentialité de créer et de manier la technique par sa raison. C'est pourquoi Martin Heidegger dira que « de tous les étants, seul l'homme qui existe parce qu'il est le centre de tout et c'est à lui seul que revient la gérance des autres étants ou de ce qui est, parce que l'être est chaque fois lui-même dont l'être est chaque fois à lui »42(*). Il tombe en crise parce qu'il ne sait pas bien utiliser de la technologie par le désir de pouvoir beaucoup plus accumuler. Martin Buber à son tour souligne que « dans la mesure où l'homme se satisfait des choses qu'il expérimente et utilise, il vit dans le passé et son instant est dénué de présence »43(*).

Cette crise peut être également celle d' « un homme qui a perdu le sens de l'être, qui ne se meut que parmi les choses, et de choses utilisables destituées de leur mystère, l'homme qui a perdu l'amour ; chrétien sans inquiétude, incroyant sans passion, il fait basculer l'univers de sa folle course vers l'infini autour d'un petit système de tranquillité psychologique et sociale »44(*). Donc, l'individu reste préoccupé par le moyen et non par la fin des choses, vivant sans valeurs et dont le souci majeur est l'accumulation des biens, voire de l'avarice précautionneuse sans penser à sa vie, à celle de l'autre et à la nature. De ce fait, la valeur de l'homme n'est pas une valeur économique ou technologique, mais une valeur non mesurable et irremplaçable. Se traiter mutuellement comme moyen et se servir les uns des autres pour atteindre nos buts, serait sans doute la réduction d'autrui à un avoir, à un simple matériau de notre action ou à un objet, c'estôter à autrui sa dignité45(*). C'est dans cette optique que Kant dira : « Agis toujours de manière à traiter l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de l'autre, comme une fin et à ne t'en servir jamais comme d'un simple moyen »46(*). Cette chosification se manifeste aujourd'hui chez les personnes qui mettent l'avoir au détriment de l'être. On pourrait mieux comprendre cela à partir de quelques exemples. Considérons le cas d'un parent qui fracasse la main de son enfant parce que celui-ci aurait éraflé la peinture de sa nouvelle voiture. On pourrait relever également ces personnes qui assassinent d'autres humains puis se servent de certains organes du corps pour sacrifier à des divinités en vue d'obtenir des biens matériels et financiers.Il y a aussi le cas de certaines entreprises dans lesquelles les personnes sont embauchées selon leur pouvoir d'achat, selon leur rang social ou selon leurs relations sociales. Ainsi, en lieu et place de la question centrale d'entretien « que sais-tu faire ? » que le patron devrait poser au candidat, c'est plutôt la question « qui t'envoie? » qui est posée. Et cela en vue de baliser le champ relationnel du candidat avant de se prononcer sur son cas.  Ce faisant, l'ampleur de la technique dans le monde actuel, avec sa prétention d'instrumentaliser à outrance la vie de l'homme, n'a plus à être démontré. En effet, « si le savoir technique s'est imposé dans les domaines de la vie humaine, celle-ci ne saurait se remarquer de façon péremptoire que dans l'éventail des biens actuellement mis à la disposition de l'homme »47(*). Malheureusement aujourd'hui, nous constatons que c'est l'homme qui est mis à la disposition de la technique car il est pris en servitude par sa propre création.

A voir de près les choses, le progrès de la technique a conduit l'homme à une surabondance de biens où trône l'avoir, mieux encore l'homme propriétaire. En effet, tel que mentionné précédemment, l'avoir préside de plus en plus les relations interpersonnelles dans notre monde. Nous assistons à des désastres qui rendent la vie pénible surtout pour les personnes les plus vulnérables. Les plus riches deviennent de plus en plus forts, tandis que les pauvres deviennent de plus en plus pauvres voire miséreux. Et dans cette décadence du tissu social, les riches s'arrogent le pouvoir de dominer sur les pauvres. De ce fait, l'homme devient synonyme de souffrance pour l'homme à cause de l'avoir. Ce dernier modifie les relations entre les êtres. Cela suscite une crise de l'être face à l'avoir du fait que d'autres personnes à cause de leur manque, n'ont plus la capacité, voire la liberté de manifester leur droit, ils vivent comme des personnes qui ne sont pas des sujets de droit. Dans une telle situation, la vie perd son caractère sacré, l'homme n'est plus considéré à sa juste valeur, car au lieu d'être une fin, il devient un moyen, une chose, un objet.

Il est bien triste de constater aujourd'hui que l'existence de l'homme semble se justifier dans une dynamique qui se résume en une course effrénée des biens matériels qui deviennent le ciment qui noue les relations entre les êtres. Relation dans laquelle, une catégorie d'êtres est considérée comme inferieure à cause de sa situation de pauvreté matérielle.Cette relation est aussi biaisée dans le contexte du savoir intellectuel et du pouvoir technique. Certaines personnes dotées d'une puissance intellectuelle remarquable se croient supérieures aux autres ; il en est de même pour celles qui ont une grande maîtrise de la technique. Leur savoir et leur connaissance deviennent un obstacle pour l'épanouissement des autres. Ces personnes deviennent dépendantes de leur savoir, d'où la difficulté à développer une vie sociale louable.Tous ces conflits qui mettent en péril l'être sont liés à la façon dontl'homme considère l'avoir. De ce fait, que représentel'avoir pour l'homme contemporain ? Comment considère-t-il l'avoir ?

* 36 A. CARREL, L'homme, cet inconnu, Paris, Plon, 1935, p. 20.

* 37 Cf. G. MARCEL, Mystère de l'être, op.cit., p. 41.

* 38 IDEM, Etre et avoir, op.cit., p. 208.

* 39Ibid.

* 40 G. MARCEL, Les hommes contre l'humain, Paris, La Colombe, 1951, p. 50.

* 41Ibid., p. 36.

* 42 M. HEIDEGGER, Etre et Temps, p. 156.

* 43 M. BUBER, Je et Tu, p. 31.

* 44 E. MOUNIER, Le personnalisme. Coll. Que sais-je ?, Paris, 1995, p. 493.

* 45Cf. D. BANONA NSEKA, op.cit., p. 53.

* 46 E. KANT, Fondement de la métaphysique des moeurs. Trad. V. Deblos in OEuvres philosophiques, Paris, Gallimard, T. II, 1985, p. 295.

* 47 G. HOTTOIS, op.cit., p. 36.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus