2.1.3. Le jugement des enseignants :
Si on considère le jugement des enseignants comme un
jugement émanant des professionnels de l'enseignement, nous pouvons le
qualifier d'un jugement professionnel. Celui-ci est défini par Lafortune
(2006 cité par Lafortune et Allal, 2008) comme
«un processus qui mène à une prise de
décision, laquelle prend en compte différentes
considérations issues de son expertise (expérience et formation)
professionnelle. Ce processus exige rigueur, cohérence et transparence.
En ce sens, il suppose la collecte d'informations à l'aide de
différents moyens, la justification du choix des moyens en lien avec les
visées ou intentions et le partage des résultats de la
démarche dans une perspective de régulation...Il est à la
fois un processus cognitif individuel et une pratique sociale située,
construite au sein d'une communauté professionnelle donnée »
(p. 4).
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Le jugement des enseignants apparaît donc comme un
construit complexe intégrant de nombreux éléments qui
permettent non seulement la connaissance objective et descriptive
(activité intellectuelle) mais aussi la détermination de la
valeur des personnes évaluées (leurs places) dans un
environnement social donné (activité pratique qui sert l'action)
(Bressoux, 2006). En ce sens, le jugement guide l'enseignant dans sa pratique
professionnelle en particulier celle relative à ses interactions avec
autrui et à la prise de décision (régulation des
apprentissages, comportement avec ses élèves, répartition
des élèves, orientation ...) (Ibid.). Le jugement des
enseignants est entaché d'une composante sociale ; Bressoux (2006) a pu
vérifier qu'il n'est pas un simple enregistrement des performances des
élèves (fonction scolaire) mais il est aussi un jugement social
tout comme les autres jugements qui subissent l'influence des normes sociales
générales. Notre tentative ici, est de montrer que le jugement
des enseignants est influencé, pour partie, par leurs
représentations sociales puisqu' on est dans l'univers social de la
pratique professionnelle. Les normes sociales font que les individus, devant
une information quelconque, ne cherchent et n'intègrent que ce qui
« est compatible avec le schème central» Gilly (1989, p. 391).
Cela rejoint les propos de Mollo (1986 cité par Gilly, 1989) lorsqu'il
considère que les enseignants se réfèrent,
généralement, au modèle hiérarchique pour organiser
l'essentiel de leur pratique. En matière d'orientation, les enseignants
ont « donc toujours des « forts » et des « faibles »
voués à des parcours scolaires inégaux. »
(Idem, p. 392).
Duru-Bellat (2002), quant à elle, insiste sur
l'influence des jugements des enseignants sur l'orientation des jeunes. Elle
remarque qu'au niveau du secondaire, les écarts entre enfants de cadres
et enfants d'ouvriers en matière d'orientation reviennent, avec des
parts presque égales, aux inégalités de réussite
scolaire, aux différenciations sociales inscrites dans les voeux
d'orientation, aux inégalités sociales dans les décisions
d'orientation et aux écarts d'orientation. Ces écarts peuvent
être imputés partiellement aux jugements portés sur les
élèves et « dont la fabrication obéit elle-même
à des processus complexes qui mêlent effets de contexte, attentes
normatives générales, influence de stéréotypes,
observations de comportements et de performances, etc. » (Bressoux, 2006,
p. 6). Il s'agit en effet, d'une activité d'inférence qui
à partir d'un ensemble d'informations surajoute d'autres
éléments en leur donnant une signification particulière
dans le processus de formation de jugement scolaire (Ibid.). Cette
activité d'inférence, nous l'avons vu, est souvent
affectée par différentes sources de biais potentiels
(Dépret et Filisetti, 2001 cités dans Bressoux, 2006), nous en
citons ceux relatifs aux théories implicites des individus car ils
piloteraient fortement l'inférence sociale (Ibid.), les normes
sociales générales et les normes institutionnelles (Gilly, 1992,
cités dans Bressoux,
47
2006). C'est au niveau de l'articulation de ces deux
dernières normes que se situeraient les représentations des
enseignants (Ibid.). En d'autres termes, quand l'enseignant est
amené à formuler un jugement scolaire, il est,
généralement, guidé par ses représentations
à la fois de son rôle dans la société (ses valeurs
morales) et du fonctionnement de l'établissement (les manières de
faire commues aux enseignants) (Bressoux, 2006 ; Gilly, 1989). Ceci
expliquerait, pour une bonne part, certains jugements des enseignants où
se mêlent des informations objectives (qualités, performances
scolaires...) et d'autres subjectives (sexe, apparence physique...) (Bressoux,
2006). La situation devient plus compliquée lorsqu'on demande aux
enseignants de formuler des jugements en cas d'incertitude (par exemple le cas
d'orientation des élèves). Dans de telle situation, les
enseignants ont tendance à utiliser des sortes de raccourcis de
pensée encore appelés des heuristiques (Tversky et
Kahneman, 1974, 1981 cités par Bressoux, 2006). Il nous semble que
c'est, en quelque sorte, le même effet produit par les
représentations sociales lorsque le sujet est confronté à
un objet complexe et socialement investi. Ces heuristiques, pris pour
des biais cognitifs, permettent aux enseignants de formuler des jugements
simples (qui peuvent être aussi erronés), notamment la prise de
décision en orientation, même en présence des
données complexes (Bressoux, 2006).
Par ailleurs, les jugements des enseignants sont, d'une
manière générale, relativement valides par rapport aux
performances actuelles des élèves mais ils le sont moins quand il
s'agit des performances lointaines, d'autant plus qu'ils n'utilisent pas les
mêmes informations pour formuler leurs jugements (Hallinger et Murphy,
1986 ; Teddlie et al., 1989 cités par Bressoux, 2006). Bressoux
(2006) rajoute que pour prédire les performances futures (orientations
au lycée ou à l'université par exemple) les enseignants
fondent leurs jugements sur des critères sociaux. Il nous semble que
dans ce cas les jugements des enseignants seraient influencés par leurs
représentations sociales de devenir scolaire de leurs
élèves et par conséquent ces derniers ne subiraient
probablement pas le même traitement lors des conseils d'orientation. Les
membres de ces conseils peuvent développer des manières de faire
communes rendues possibles grâce à un imaginaire collectif et qui
guidera leur pratique professionnelle dans ce genre de conseil.
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