L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à l’anarchisme dans les années 1880.par Amélie Gaillat Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019 |
B) Un maintien de l'ordre incompatible avec la garantie juridictionnelle des libertésLa promulgation des lois « scélérates » et les restrictions qu'elles imposent en matière de libertés publiques amène à la question suivante : de quelle façon les anarchistes sont-ils perçus par le gouvernement? Le terme anarchiste devient synonyme de terroriste et vice-versa87. Au début des années 1890, le mouvement libertaire n'est plus que perçu au travers du prisme des attentats, ce qui conditionne la réaction de la machine d'État. Une distinction existe bien entre doctrine anarchiste et acte terroriste, cependant la première loi scélérate du 18 décembre 1893 ne concerne pas particulièrement les attentats. Selon Machelon, elle légalise les méthodes administratives et policières jusqu'à présent appliquées par la machine d'État pour réprimer l'ensemble des compagnons88. Cela étant dit, la promulgation des législations d'urgence à la suite de l'attentat de Vaillant a marqué un tournant dans les mesures accordées à l'administration de la coercition légitime. Par conséquent, dès le 1er janvier 1884 une nouvelle opération de perquisition est organisée par le préfet de police sur la base de l'article 10 du code d'instruction criminelle89. Cette disposition législative « d'inspiration napoléonienne » selon Jean-Marc Berlière est considérée par de nombreux juristes comme une « menace permanente » pour la liberté individuelle90. Selon l'auteur d'une note en date du 23 avril 1894, ce texte « autorise le Préfet de Police, à Paris, et les Préfets dans les départements, à faire tous actes de recherche, de perquisition, de saisie, qui appartiennent à la Justice elle-même, mais avec différence que ces mesures ainsi ordonnées par les Préfets ont un caractère préventif, préparatoire » et permet de faire appliquer les lois de décembre 189391. Les commissaires effectuent ce jour-là deux mille perquisitions, traduisant l'ampleur de la traque dont sont victimes les anarchistes au début de cette période92. Le juriste estime que durant cette période la liberté individuelle des suspects 87 Thomas Bausardo dans La Fabrique de l'Histoire, « Histoire des Anarchies (4/4) : Y a-t-il eu une internationale anarchiste ? » France Culture, produit par Emmanuel Laurentin, le 31 août 2017. 88Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés?..., op.cit., p.414. 89 Ibid., p.418. 90 Jean-Marc Berlière, « Une menace pour la liberté individuelle sous la République. L'article 10 du code d'instruction criminelle », Criminocorpus [En ligne], Histoire de la police, Articles, mis en ligne le 01 janvier 2008, consulté le 11 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/262/ 91 AN, F7 12504. « Mesures prises par la Préfecture de Police contre les anarchistes. Leur Surveillance. », note du 23 avril 1894. 92 Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés?..., op.cit., p.418. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 170 visés par une surveillance et une répression d'un genre nouveau est largement restreinte93. Cependant, selon la préfecture de police, il est extrêmement difficile de mettre en pratique les lois votées en décembre 189394. Enfin, dans la note évoquée précédemment concernant les mesures prises par la préfecture de police contre les anarchistes, une partie est consacrée aux difficultés que rencontre l'institution parisienne à mettre en pratique les législations votées en décembre 189395. Les perquisitions effectuées en janvier 1894 ont été fructueuses mais les correspondances des militants retrouvées sont antérieures à décembre 1893 et ne tombent donc pas sous le coup des premières lois « scélérates »96. De plus, ces législations ne permettent pas de lutter efficacement contre le mouvement anarchiste selon l'auteur de la note puisqu'il faut que la justice prouve qu'il existe une entente entre les compagnons ou qu'ils détiennent des substances pouvant servir à fabriquer des explosifs. Or, il est extrêmement difficile d'établir une entente dans le cas où « l'exécution criminelle est toujours chez eux une oeuvre isolée97». C'est pourquoi les perquisitions restent le seul procédé à disposition des forces de police pour appliquer les lois de 1893. Par ailleurs, la question de l'existence d'un « complot anarchiste » conditionne donc la forme que prennent les poursuites engagées contre le mouvement libertaire. Selon Gaetano Manfredonia, les lois dites « scélérates » font de la propagande anarchiste un délit spécifique98. Ceci marque alors une évolution dans les méthodes de répression puisque jusque-là, les rapports de polices s'appuyaient sur la loi en vigueur concernant les associations de malfaiteurs pour lutter contre le mouvement anarchiste99. La question de l'assimilation du terme « terroriste » aux anarchistes est essentielle pour comprendre la forme de répression qui s'abat sur le mouvement au début des années 1890. Jean Maitron soutient pour sa part que la violence de l'ère des attentats est en fait « la maladie infantile de l'anarchisme » et sous- 93 Ibid., p.418. 94 AN, F7 12504. « Mesures prises par la Préfecture de Police contre les anarchistes. Leur Surveillance. », note du 23 avril 1894. 95Ibid. « Mesures prises par la Préfecture de Police contre les anarchistes. Leur Surveillance. », Note du 23 avril 1894. 96 Ibid. Note du 23 avril 1894. 97 Ibid. Note du 23 avril 1894. 98 La Fabrique de l'Histoire, « Histoire des Anarchies (4/4) : Y a-t-il eu une internationale anarchiste ? » France Culture, produit par Emmanuel Laurentin, le 31 août 2017. 99 Ibid. 31 août 2017. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 171 entend donc que la propagande par le fait n'est pas le coeur de la doctrine anarchiste100. Comme le note Gilles Ferragu, l'anarchisme est un mouvement tiraillé entre les compagnons partisans des méthodes de propagande orale et pacifiste et des militants ne jurant que par l'acte de propagande par le fait101. Et si ce dernier reste exceptionnel, le terme de terroriste reste intrinsèquement lié à celui d'anarchiste. En réalité, l'opinion de certains leaders anarchistes à propos des attentats qui secouent la France et l'Europe au début des années 1890 souligne toute l'hétérogénéité du mouvement. Pierre Kropotkine condamne dans un article l'attentat qui touche le célèbre théâtre du Liceu à Barcelone et cause la mort pas seulement de « bourgeois » mais aussi d'innocents. Jean Grave demande au philosophe russe de ne pas publier son article et en propose un à la place qui se termine ainsi : « Certes, pour en arriver à exécuter cet attentat, il faut avoir le coeur creusé par la haine, corrodé par les souffrances endurées. Pour qu'un anarchiste, dont la préoccupation maîtresse est celle de la justice, puisse arriver à concevoir froidement la mort de tant de personnes coupables seulement d'appartenir à la classe privilégiée, il faut qu'il soit bien profondément ulcéré102. » Sans faire l'apologie de l'attentat terroriste, Jean Grave cherche à comprendre les motivations qui puissent pousser quelqu'un à produire un acte de propagande par le fait d'une telle violence qui dépasse largement la forme théorisée par les penseurs de l'anarchisme. Le militant ajoute dans ses mémoires que le fait qu'un des auteurs de l'attentat soit soumis à la torture en prison, « ne justifiait pas l'attentat, mais cela l'expliquait »103. Du côté de Lyon, où le mouvement anarchiste a connu une répression certaine depuis le procès des 66, les militants désapprouvent les actes de Ravachol et ses attaques de commissariat. Ils redoutent en effet la répression des forces de police qui se manifeste régulièrement à l'aide de perquisitions et d'arrestations préventives depuis l'attentat de Bellecour104. Pourtant, les rapports de police indiquent que les forces de l'ordre ont conscience de cette hétérogénéité du mouvement. En mai 1890, un nommé « Epié » explique dans un rapport que « le parti anarchiste se divise en deux catégories bien distinctes »105 . La première prône le vol et souhaite « empiler » le vieux monde, quand la seconde est dirigée par 100 Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.259. 101 Gilles Ferragu, Histoire du terrorisme, op.cit., p.105. 102 Jean Grave, Le Mouvement libertaire sous la IIIe République..., op.cit., p.112-113. 103 Ibid., p.113. 104 Marcel Massard, Histoire du mouvement anarchiste à Lyon..., op.cit., p.154. 105 APP, BA 76. Epié, Paris, le 30 mai 1890. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 172 Reclus, Kropotkine et Grave qui à l'aide de leur journal la Révolte proposent les « principes fondamentaux de la société anarcho-communiste »106. Se concentrant avant tout sur le financement de la feuille anarchiste et ses célèbres auteurs, l'indicateur finit cependant son rapport sur cette note : « Revenant à la Révolte, il est bon de dire que ses articles sont toujours conçus d'une façon telle qu'ils ne tombent pas sous le coup de la loi, car un procès ou deux seraient causes de sa disparition »107. Enfin, l'année suivante, alors que la France s'apprête à entrer dans l'ère des attentats, un autre rapport de police souligne l'évolution du mouvement au début des années 1890 et relativisant l'idée d'une unité militante : « Ce que l'on a coutume d'appeler le « parti anarchiste » subit en ce moment une transformation qui rend assez difficile une étude d'ensemble sur ses groupes et ses principaux membres. Les personnalités plus ou moins tapageuses qui, il y a quelques années faisaient parler d'elles, se sont apaisées ou complètement retirées du mouvement ou n'apparaissent plus que de très loin dans les réunions de la secte. D'autre part, ceux que l'on désignait ou qui se désignaient eux-mêmes comme des militants, des hommes d'action sont pour les mêmes causes ou des causes adjacentes, disparus également pour la plupart. (...)108. » La police a donc conscience des mutations qui traversent l'organisation au début des années 1890. Dans ce rapport, il est aussi indiqué qu'il existe une différence entre les militants favorisant l'action individuelle et le reste des « compagnons ». L'indicateur insiste néanmoins sur le renouvellement des effectifs anarchistes parmi une jeunesse éduquée et prônant de nouvelles formes d'action. Ces dernières sont critiqués par certains penseurs de l'anarchisme à l'instar d'Émile Pouget se désolant du « silence des anciens » sur ces nouveaux groupes « de jeunes »109. L'auteur de la note fait état pour sa part d'une mutation du mouvement libertaire : « il résulterait que le parti anarchiste serait plutôt en décroissance qu'en progrès et si l'on devait simplement se rapporter au peu d'importance des groupes existants. Mais en en n'examinant que ce point de vue, on risquerait de se tromper. Les anarchistes, comme presque tous les autres socialistes révolutionnaires, subissent une période de « mue », à Paris au moins (...) Il suffit de lire les organes anarchistes pour se rendre compte du fait : il suffit surtout d'entendre ceux qui rédigent lesdits organes »110. 106 Ibid. Epié, Paris, le 30 mai 1890. 107 Ibid. Epié, Paris, le 30 mai 1890. 108 APP, BA 77. « Les Anarchistes. Bulletin de quinzaine » Paris, le 5 novembre 1891. 109 Ibid. « Les Anarchistes. Bulletin de quinzaine » Paris, le 5 novembre 1891. 110 Ibid. « Les Anarchistes. Bulletin de quinzaine » Paris, le 5 novembre 1891. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 173 L'indicateur prend ensuite le temps d'analyser les feuilles les plus populaires à Paris et l'impact qu'elles ont sur le mouvement. La Révolte, animée par Kropotkine et Reclus entre autres, est l'organe le plus ancien mais aussi le plus philosophique et le moins accessible. Selon lui : « la Révolte fait plus de propagande et de recrues dans les classes aisées que parmi la classe ouvrière qui ne la comprend pas »111. Ce n'est pas le cas du Père Peinard, dont le style direct et pamphlétaire touche plus la province que la capitale et en fait un « organe de propagande anarchiste très sérieux » d'après le rapport112. Enfin, les journaux parisiens le Pot-à-Cole et le Rifflard, dont l'influence est très limitée inquiète tout de même l'indicateur dont la « besogne porterait des fruits qui pourraient être tristes à recueillir »113. Ce rapport fait ainsi la distinction entre les journaux favorisant la théorisation de la pensée anarchiste et ceux faisant donc l'apologie des actes les plus violents. De la même façon, l'indicateur de police préconise des mesures de répressions nécessaires contre les nouveaux groupes de militants, tenant des discours violents et les compagnons se réunissant dans le but de réfléchir et de discuter de la philosophie anarchiste. En somme, les lois « scélérates » apparaissent comme une réponse politique du gouvernement à l'attaque de Vaillant qui érige les anarchistes comme ennemis publics de la République. L'appareil policier pour sa part regrette leurs difficultés d'application et s'appuie sur l'article 10 du code de procédure criminelle pour mener à bien sa mission répressive. Cette dernière prend une dimension inédite au milieu des années 1890 puisque c'est autant les actes terroristes que la pensée anarchiste qui sont visés par les législations de décembre 1893114. Tandis que les agents de police ont conscience de la distinction qui existe entre doctrine libertaire et acte de terreur, la machine d'État a définitivement abandonné les principes fondamentaux du libéralisme au profit de la protection du régime. 111 Ibid. « Les Anarchistes. Bulletin de quinzaine » Paris, le 5 novembre 1891. 112 Ibid. « Les Anarchistes. Bulletin de quinzaine » Paris, le 5 novembre 1891. 113 Ibid. « Les Anarchistes. Bulletin de quinzaine » Paris, le 5 novembre 1891. 114 Voir le texte des lois en Annexe 5. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 174 |
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