- 2015 -
MIN-TUNG Thomas
Université du Havre
La postérité de l'empereur
Tibère (XVIIIe-XXIe siècle)
Jean-Paul LAURENS - Death of Tiberius (1864)
Mémoire de Seconde Année de Master
« Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et
Portuaires » Parcours « Histoire » / Histoire Ancienne
Membres du jury :
MM. Jean-Noël Castorio et Michel
Blonski
Remerciements
Je tiens à remercier monsieur Jean-Noël
CASTORIO pour son encadrement, pour les conseils prodigués et pour
son soutien dans l'élaboration de ce mémoire de recherche. Je le
remercie également de m'avoir donné l'honneur de
présenter une conférence publique au mois d'avril
2015.
Je désire aussi remercier mes parents pour le
soutien moral apporté tout au long de cette année et pour m'avoir
donné le goût de la lecture.
Je tiens également à remercier messieurs
Colin MARAIS, Simon LEVACHER et Fabien JOUEN
pour leur amitié et pour leur aide
précieuse dans les moments de doute.
Enfin, je souhaiterai adresser une pensée aux
auteurs des oeuvres de fictions étudiées lors de
l'élaboration de ce mémoire, certaines
d'entre-elles m'ayant particulièrement touché.
Introduction - Les larmes de Tibère - 1
Chapitre 1 - Le personnage de l'Antiquité - 4
A. Biographie sommaire - 5
I - Vie sous le règne d'Auguste - 5
II - De l'avènement à l'exil -
7
III - Une affreuse fin de règne - 8
B. Sources antiques - 9
I - Sources « principales » - 9
a. Tacite - 9
b. Suétone - 10
c. Dion Cassius - 11
d. Velleius Paterculus - 12
II - Sources « secondaires » - 13
a. Historiens (Eutrope, Aurelius Victor, Flavius
Josèphe) - 14
b. Poètes et auteurs (Ovide, Crinagoras,
Pétrone) - 15
c. La famille (Res Gestae, Mémoires
d'Agrippine - 16
d. Autres sources (pièces, inscriptions) -
17
C. Lire les Anciens - 19
I - La question des sources - 19
a. Les sources mobilisées -
19
b. Critique de leur démarche -
20
II - Objectifs des auteurs - 21
a. Critiquer le tyran - 21
b. La mauvaise foi des Anciens - 23
III - La Vie de Tibère - 25
a. Vie avant le pouvoir - 25
b. Exercice du pouvoir - 27
c. Perversion du pouvoir - 28
d. Qui croire ? - 31
Chapitre 2 - L'évolution de la
postérité - 32
A. Une postérité ingrate - 33
I - Postérité médiévale -
33
II - Postérité à l'époque
moderne - 34
a. Tibère et les Lumières - 34
b. Villemain, ou l'empereur incapable - 35
III - Un précurseur à la
réhabilitation : Linguet - 37
B. Réhabiliter Tibère ? - 41
I - Le mouvement de réhabilitation -
41
a. La naissance du mouvement de réhabilitation -
41
b. Un devoir de mémoire - 42
II - Causes nationales et politiques - 44
a. Tibère et l'Allemagne - 44
b. Rome et l'impérialisme moderne -
45
III - Contester la réhabilitation - 47
a. Contester le témoignage des Anciens -
47
b. Réfuter la réhabilitation -
48
C. Annonce de notre étude - 51
Chapitre 3 - Tibère, symbole du mal - 54
A. L'empereur criminel - 55
I - Le conflit familial - 55
a. Juliens contre Claudiens - 55
b. L'affaire Postumus - 57
c. La condamnation morale de Postumus - 60
II - La cruauté - 62
a. Un caractère cruel - 62
b. Les victimes de Tibère - 66
III - La délation - 69
a. La naissance de la délation - 69
b. La délation perverse - 69
c. Usage légal de la délation -
71
B. Le Bouc de Capri - 74
I - Rhodes et le goût de l'exil - 74
a. Expliquer l'exil - 74
b. L'impact politique de l'exil à Rhodes -
76
c. La vie à Rhodes - 78
d. Le ressentiment naissant - 79
II - L'image de Capri - 80
a. L'île de Capri - 80
b. La retraite d'un vieil homme - 81
c. Tibère et Capri, un lien indissociable -
83
III - L'empereur débauché - 85
a. Un exil pornographie - 85
b. Le pédophile - 88
c. Remise en cause de l'image de perversion -
90
C. Tibère et la religion - 93
I - Tibère et la religion - 93
a. Tibère et l'astrologie - 93
b. L'intolérance religieuse - 95
c. L'athéisme - 96
II - Tibère, l'anti-dieu - 96
a. L'ennemi des chrétiens - 96
b. L'agneau contre le bouc - 97
c. Ponce Pilate - 99
III - Tibère et Dieu - 100
a. La sympathie envers les Juifs - 100
b. Adhésion au christianisme ? - 101
c. La Sainte-Face - 102
Chapitre 4 - Les ennemis de Tibère - 106
A. Germanicus - 107
I - Le meilleur des hommes - 107
a. Popularité et bonté - 107
b. Le prince jaloux - 109
c. Qui profite de cette mort ? - 111
d. Les conséquences de cette mort -
114
II - Le symbole de grandeur mis à mal -
115
a. Remettre en question l'image de Germanicus -
116
b. Les troubles avec les soldats - 117
c. Un prince souhaitable ? - 120
B. L'héritage de Germanicus - 122
I - Agrippine, la veuve vengeresse - 122
a. La femme romaine idéale - 122
b. Une femme persécutée - 123
c. La mauvaise Agrippine - 124
d. L'ambition féminine - 125
II - Les fils de Germanicus, un héritage
détruit - 127
a. Les frères oubliés - 127
b. Prétentions à la succession -
129
c. Élimination de la descendance de Germanicus -
130
III - Caligula, les origines du monstre - 131
a. L'enfant terrible - 132
b. L'héritier au trône - 134
c. La mort de Tibère - 137
d. Qui créa Caligula ? - 138
C. Séjan - 142
I - Une figure incontournable - 142 a. Un personnage
indispensable - 142
b. Séjan et la politique : le premier des
empereurs appuyés par l'armée ? - 143
c. L'ami fidèle - 144
d. Le mariage de Séjan - 146
II - Le personnage maléfique - 148
a. La mort de Drusus - 148
b. Séjan criminel - 151
c. Réhabiliter Séjan, une mission
impossible ? - 153
III - La vengeance de Tibère - 155
a. La chute du favori - 155
b. La mort de Séjan - 157
c. La purge - 160
d. Le viol - 162
e. La perte de confiance - 164
Chapitre 5 - Un règne marqué par
l'échec - 167
A. L'archétype du mauvais tyran - 168
I - L'image de la tyrannie -168
a. Un règne tyrannique - 168
b. Le modèle des princes futurs - 171
c. Les Mémoires d'Agrippine, ou de l'importance
des sources - 173
II - Tibère et le peuple - 174
a. L'ascendance claudienne - 174
b. Le rapport au peuple - 177
c. Les attentes populistes - 180
III - La servilité - 182
a. Un Sénat servile - 182
b. Le peuple servile - 185
B. Le règne de Tibère : entre obstacles et
réussites - 190
I - L'éternel second - 190
II - La mort de la République - 194
a. Convictions républicaines - 194
b. La République corrompue - 196
c. Incapacité à passer le pouvoir -
197
III - Un échec à relativiser -
199
a. La base du principat - 199
b. Les réformes de Tibère -
201
c. L'heure du bilan - 203
Chapitre 6 - Humaniser Tibère par la
psychologie - 204 A. Les femmes de la vie de Tibère -
205
I - Vipsania, l'épouse tant aimée -205 a.
Le mariage - 205
b. L'odieux divorce - 207
c. Une lecture heureuse du divorce : Der Tempel des
Janus (1698) - 211
d. Une blessure indélébile -
212
II - Julie, l'épouse indésirable -
214
a. L'objet politique - 214
b. Un couple mal assorti - 215
c. La condamnation - 219
d. Réhabiliter Julie - 220
III - Livie, la mère qui n'aimait pas son enfant -
222
a. Rapports mère/fils - 222
b. L'ambitieuse - 226
c. Un traumatisme d'enfance - 230
B. La psychologie de Tibère - 233
I - Mélancolie, une tristesse qui le pousse
à bout - 233
a. Solitude - 233
b. L'absence d'amitié - 235
c. « Tristissimus homo » - 238
II - Dissimulation, entretenir le mystère -
241
a. L'incompréhension - 241
b. Cacher les émotions - 243
III - Ressentiment, une revanche sur la vie -
245
a. Le pouvoir de la peur - 245
b. Une vie d'humiliations - 246
c. Le ressentiment - 248
d. Le vieil homme fini - 250
Chapitre 7 - Tibère et la fiction - 254
A. Romancer l'Antiquité - 255
I - Le roman historique : Vivre l'Antiquité -
255
a. La biographie : une pratique romanesque -
255
b. Les Dames du Palatin, de la jeunesse au
principat - 256
c. Poison et Volupté, un règne
qui va en se dégradant - 260
II - L'oeil du spectateur : Agrippine et Caligula -
262
a. Les Mémoires d'Agrippine, ou une
petite fille dans un monde d'adultes - 262
b. Le rêve de Caligula, ou un
idéaliste conspué - 263
III - Les Mémoires de Tibère -
267
a. Présentation du roman - 267
b. L'exilé de Rhodes - 268
c. L'exilé de Capri - 271
B. Tragédie et décadence, l'image d'un homme
blessé - 274 I - Tragédie : le malheur de vivre - 274
a. Tibère au théâtre -
274
b. Le dernier jour de Tibère, ou un
tyran dégoûté par la servilité - 278
c.
Supplément - Tibère au cinéma -
Non paginé
Tibère à Caprée, ou le
dilemme tragique - 280
d. Tiberius, a drama, ou la compassion -
282
II - Décadence : la beauté dans l'horreur -
287
a. Le mouvement décadent - 287
b. La Mort des dieux, ou l'antéchrist
représenté - 289
c. La Voluptueuse Agonie, ou l'horreur
érotique - 291
d. La sirène et le feu, ou l'ombre de
Tibère - 292
III - Tristissimus homo : compatir pour Tibère -
294
a. Campan : le monologue désespéré
(1847) - 294
b. Walloth : la mort de Drusus (1889) - 296
c. Adams : consoler le fils (1894) - 297
d. Massie : les derniers instants de Vipsania (1990) -
299
C. Le portrait de Tibère - 300
I - L'apparence - 300
II - Tibère à l'écran -
304
a. Personnage secondaire - 304
b. Caligula, ou le Tibère immonde -
305
c. Moi Claude, empereur et The
Caesars, ou la vie de Tibère - 307
d. Jeff Steele and the Lost Civilization of
NoyNac, ou comment sortir de l'Histoire - 309
III - Jouer l'Antiquité - 310
Conclusion - Le repos de Tibère - 313
ANNEXES - 316
Annexe 1 - La mort de Germanicus - 317 Annexe 2 -
Les instructions de Tibère - 319 Annexe 3 - La condamnation de
Livilla - 320 Annexe 4 - La plainte de Séjan - 321 Annexe 5 - Une
vie sans retraite - 323 Annexe 6 - L'érotisme dans l'horreur -
324
Sources antiques - 326 Bibliographie -
327 Filmographie - 332
1
Introduction - Les larmes de Tibère
Rome, tremble à ton tour, dans peu tu va
connaître Ce qu'attendent de toi les larmes de ton maître. Il
ne reviendra pas sur tes murs renversés Fouler de tes enfants les
membres dispersés ; C'est d'ici que sa voix, dictant tes
funérailles, D'un crêpe ensanglanté couvrira tes
murailles. (...) Que mon destin cruel par eux soit ignoré
; Surtout ne leur dis pas que Tibère a
pleuré1.
C'est par cette tirade que s'achève la
pièce de Bernard Campan, Tibère à Caprée.
Tibère, l'ancien général de Germanie, l'homme de confiance
d'Auguste, l'empereur en manque d'amour vient d'apprendre la trahison de son
ami le plus fidèle, Séjan. Celui qu'il pensait sincère,
qu'il avait élevé aux plus hautes dignités ne cherchait
qu'à le tuer sournoisement et était directement responsable de la
mort de Drusus, son fils unique, assassiné avec la complicité de
son amante, belle-fille de l'empereur. Tibère, anéanti, ne peut
montrer de signe de faiblesse : cet acte odieux doit être puni, et il
ordonne des exécutions sans discernement, des coupables
désignés à Rome elle-même, lâche et soumise.
Mais derrière cet acte tyrannique et vengeur, il reste un homme : le
père ayant perdu un fils, le solitaire ayant perdu son meilleur ami. Et
Tibère pleure.
Mais pourquoi évoquer les larmes du tyran
taciturne, celle du commanditaire des odieuses infamies que rapportent les
auteurs de l'Antiquité ? La pitié n'est pas accordée aux
mauvais. Peut-on l'éprouver pour le vieillard pustuleux qui violait des
enfants dans son palais à Capri ? Peut-on pardonner à celui dont
les actes cruels ont façonné la personnalité de Caligula
et Néron, des noms synonymes de tyrannie et de débauche
?
Peut-être car Tibère est un incompris.
L'image que l'on se fait de lui repose sur des récits d'historiens
hostiles à son personnage. Les reproches qui lui sont intentés
sont essentiellement des préjugés moraux, une critique de sa
solitude ou de son inaptitude à se faire apprécier. Quand on
porte attention à sa vie, à ses actes politiques, il est
évident que Tibère possède des qualités. Seulement,
celles-ci ne sont pas celles souhaitées par ses contemporains. Le Romain
de Rome, attentif à la sollicitude des puissants, était
amené à apprécier des personnages comme César,
comme
1. Campan 1847, p. 77
2
Auguste qui leur étaient - sinon aimable - du
moins attentionnés. Ce n'est pas le raisonnement de
Tibère : L'empereur Tibère est un
personnage énigmatique. Tacite et Suétone le décrivent
comme un vil tyran, toujours prêt à verser le sang, qui
mène une vie de reclus sur l'île de Capri pendant que Rome est
déchirée par les procès pour trahison et les morts
d'innocents. Cela n'est pas tout à fait vrai. Car il y a chez
Tibère, plutôt qu'une méchanceté profondément
enracinée, un problème aigu d'inadaptation. C'est un souverain
qui a fui la vie publique avant son avènement et qui a passé les
années actives de sa carrière comme chef militaire en Germanie et
dans les Balkans, et non comme politicien à
Rome.2
Si Tibère est incompris, c'est soit qu'il est
incapable de communiquer la teneur de ses pensées, soit qu'on ne lui
offre pas la possibilité de s'expliquer. Pour apprécier
Tibère, il faut se poser en psychologue. Forcé de divorcer de sa
femme, alors enceinte, sans cesse relégué au second plan de la
politique impériale, inapte à se montrer affable, il n'est pas
étonnant que cet homme ait éprouvé du ressentiment envers
ceux qu'il estimait - à tort ou à raison - cruels avec lui. De
là, celui qui a « maintenu la prospérité de
l'empire pendant vingt-trois ans » n'est retenu par la
postérité que comme « de la boue imbibée de
sang3 ».
Les biographes ne s'y trompent pas : la
personnalité de Tibère est un élément clé
dans la compréhension du personnage. Mais, si le constat est clair, il
est malaisé d'écrire sur un homme décédé
depuis deux millénaires, aussi célèbre que soit son nom,
en tentant de comprendre sa pensée ; une tâche dont étaient
incapables ceux qui le fréquentaient. L'historien est donc
confronté à un dilemme : rester un scientifique, ne pas tomber
dans une interprétation relevant de l'invention littéraire, et
ainsi rester insensible au caractère de Tibère ou, à
l'inverse, s'évertuer à le comprendre, ce pour réhabiliter
le personnage, au risque d'être plus romancier qu'historien. Cette
première
approche semble la plus « raisonnable » :
Les biographies générales des historiens s'attachent certes
à reconstituer avec soin les faits et circonstances des
différents principats mais n'évoquent que rapidement les
personnalités que ce soit pour leur dominantes, que ce soit pour leurs
troubles physiques ou psychiques, et chaque empereur porte telle ou telle
étiquette globale de bon administrateur ou de
dégénéré au gré d'époques qui voient
souffler des vents de condamnation ou de
réhabilitation.4
Mais certains historiens optent pour la seconde
option. C'est ainsi que naît la réhabilitation de Tibère. A
ceux-là s'ajoutent les auteurs de fiction, qu'ils oeuvrent dans le
théâtre ou dans le cinéma, n'ayant de compte à
rendre à l'Histoire. Ainsi naît le conflit entre les « pro
» et les « anti » Tibère - ceux qui se refusent de
compatir pour un personnage fictif, basé sur un monstre haï par
des
2. Scarre 2012, p. 29
3. Scarre 2012, p. 35
4. Martin 2007, p. 10
3
générations d'historiens.
Ce débat, s'il n'admet pas de réponse
tranchée, est propre à nous intéresser. Si Tibère
est autant soumis à des discussions houleuses, c'est qu'il reste
mystérieux. Lors de cette étude, nous ne chercherons pas à
prendre part à ce débat, mais à faire état des
éléments les plus discutés par les historiens, voire par
les auteurs de fiction, inspirés tant par les récits de
l'Antiquité que par les courants historiques modernes... mais aussi par
leur propre expérience de la vie. Car étudier Tibère,
c'est gloser de la nature humaine et de ses travers.
Comment la postérité de Tibère a
pu évoluer au fil des siècles, et pourquoi ? Qui est
Tibère ? Ou plutôt : qui est Tibère au XXIe siècle
?
Dans un premier temps, il nous faut revenir aux
sources. Sans Suétone, Tacite ou Velleius, le prince serait un quasi
inconnu pour les historiens modernes. De là, nous ferons état de
la postérité de Tibère, essentiellement marquée par
les critiques, jusqu'à la remise en cause des Anciens par les historiens
du XIXe siècle.
Dans un second temps - ce sera l'objet des chapitres 3
à 5 -, nous reviendrons plus en détail sur la vie de
Tibère, sur les causes ayant amené à cette image
abominable de tyran décadent et maléfique. En premier lieu, nous
nous efforcerons de dénombrer les éléments ternissant la
réputation du prince et de noter les arguments des Modernes pour appuyer
leurs propos, qu'ils veuillent souligner la cruauté, la perversion ou un
rapport religieux - ou pour rejeter ces accusations. Nous évoquerons
ensuite les personnages dont l'existence est usitée pour critiquer le
règne de Tibère, de par leur influence et leur opposition
à l'empereur. Il sera ensuite question du rapport à la politique,
de ce qui fut longtemps le constat d'un échec mais que l'on doit
partiellement réfuter. Par l'évocation de ces récits, nous
verrons comment la réhabilitation vient remettre en question ce
qu'établissaient les Anciens, faisant de l'agresseur une victime, du
mauvais prince un politicien avisé.
Enfin, dans les deux derniers chapitres de cette
étude, nous nous intéresserons à la psychologie même
de Tibère. Après être revenus sur les
éléments traumatisants de sa vie - du moins, selon l'historien
moderne, qui met la pensée au même niveau que l'acte -, nous
ferons la part belle à la fiction, là où l'auteur peut
prendre parti pour ou contre Tibère sans avoir à rendre de
comptes à l'Histoire, y contribuant par la mise en commun de deux
époques chronologiquement espacées.
4
CHAPITRE 1 -
LE PERSONNAGE DE L'ANTIQUITE
Il était fils de Tibérius
Néro, et des deux côtés issu de la maison Claudia, quoique
sa mère fût passée par adoption dans la famille des
Livius, puis dans celle des Jules. II éprouva dès le
berceau les caprices du sort. De l'exil, où l'avait
entraîné la proscription de son père, il passa, comme
beau- fils d'Auguste, dans la maison
impériale. Là, de nombreux concurrents le
désespérèrent, tant que dura la puissance de Marcellus,
d'Agrippa, et ensuite des Césars Caïus et Lucius. Il eut même
dans son frère Drusus un rival heureux de popularité. Mais sa
situation ne fut jamais plus critique que lorsqu'il eut reçu Julie en
mariage, forcé qu'il était de souffrir les prostitutions de sa
femme ou d'en fuir le scandale. Revenu de Rhodes, il remplit douze ans le
vide que la mort avait fait dans le palais du prince, et régla seul,
près de vingt-trois autres années, les destins du peuple romain.
Ses moeurs eurent aussi leurs époques diverses : honorable dans sa
vie et sa réputation, tant qu'il fut homme privé ou qu'il
commanda sous Auguste ; hypocrite et adroit à contrefaire la vertu, tant
que Germanicus et Drusus virent le jour ; mêlé de bien et de
mal jusqu'à la mort de sa mère ; monstre de cruauté,
mais cachant ses débauches, tant qu'il aima ou craignit Séjan, il
se précipita tout à la fois dans le crime et l'infamie,
lorsque, libre de honte et de crainte, il ne suivit plus que le penchant de
sa nature.
[ Tacite, Annales, VI., LI ]
5
A - Biographie sommaire
Notre travail portant sur la postérité
de Tibère, sur les travaux d'historiens, sur les débats autour de
thématiques clés de sa vie et sur la représentation
fictive de son existence, il serait inconcevable de mener cette étude
sans restituer les grandes lignes de la vie de Tiberius Claudius Nero, celui
qui fut tant décrié et soumis à de nombreux
questionnements. Toutefois, nous ne restituerons ici qu'une biographie sommaire
de Tibère, sans inclure d'emblée les débats
historiographiques propres à cette étude : il nous faut aller
à l'essentiel, rester aussi neutre que possible, volontairement
éluder les points soumis aux débats d'historiens (telle la
responsabilité de Tibère dans la mort de ses rivaux ou la raison
de ses exils), puisqu'ils feront l'objet d'une analyse comparée
ultérieure.
I - Vie sous le règne d'Auguste
Tiberius Claudius Nero, ou Tibère, tel que la
postérité le nomme5, naît en l'an 42 av. J.-C.,
aux alentours du 16 novembre6. Il est le fils de T. Claudius Nero
(85 av. J.-C. - 33. av. J.-C.) et de Livia Drusilla, ou Livie (58 av. J.-C. -
29 ap. J.-C.). Il est encore un tout jeune enfant lorsque ses parents doivent
fuir l'Italie, pour échapper à la guerre civile. Ils reviennent
à Rome deux ans plus tard, en l'an 38. Octave, le futur empereur
Auguste, rencontre alors Livie et propose de l'épouser, avec l'accord de
T. Claudius Nero (désireux d'amnistie). Celle-ci est alors enceinte de
six mois et accouche de son second enfant, Decimus Claudius Drusus (Drusus),
après le divorce. Tibère reste auprès de son père
jusqu'en 33 av J.-C., date du décès de Claudius Nero.
Chargé de prononcer l'éloge funèbre du défunt - il
a alors neuf ans -, Tibère rejoint ensuite la maison
d'Auguste.
Sa carrière politique, sans aucun doute
favorisée par son appartenance à la famille impériale, est
brillante : tribun militaire en Espagne, à l'âge de seize ans
(26-25), questeur à 19 ans, préteur à 26 ans, gouverneur
en Gaule l'année suivante, il devient consul - plus haute dignité
du système républicain - en 13 av. J.-C., soit à
l'âge de 29 ans (et une seconde fois sept ans plus tard). De plus, il se
fait connaître par ses talents militaires : après une
première intervention en Arménie, pour supplanter le roi ennemi
de Rome par un allié (une mission mêlant succès romain et
échec
5. Les « tria nomina » romaines, de
même que la récurrence des surnoms (Tiberius Claudius Nero est
autant le patronyme de Tibère que de son père et de son neveu
Claude), pouvant dérouter, il est commode de nommer les Romains par des
« surnoms ». Ceux-ci peuvent différer, en témoigne
l'exemple du successeur de Tibère, que la postérité nomme
alternativement « Caius », son prénom, ou « Caligula
», un surnom enfantin que lui donnaient les soldats de son
père.
6. Toute date peut-être contestée,
et il arrive que les historiens admettent des écarts chronologiques
assez importants. Si la datation par année est souvent admise, les dates
de naissance précises sont plus souvent contestées. Ici, nous
suivons les dates avancées par Zingg 2009.
6
personnel : l'ennemi aura été
éliminé préalablement à son arrivée), il
mène la campagne de Pannonie de 12 à 9 av. J.-C., puis celle de
Germanie dès 8 av. J.-C. Son frère Drusus bénéficie
d'honneurs militaires semblables et une complicité peut être
dénotée entre les deux hommes. Cette amitié fraternelle
est rompue par le décès de ce dernier en 9 av. J.-C., à la
suite d'une blessure accidentelle durant la campagne de Germanie.
En 16 av. J.-C., Tibère épouse Vipsania
Agrippina, fille de Marcus Vipsanius Agrippa, l'homme de confiance d'Auguste.
De ce mariage, retenu comme heureux, naît un fils, Nero Claudius Drusus,
le 07 octobre de l'an 15 (ou 14). Vipsania est enceinte une seconde fois
lorsque son père, alors marié à Julie, fille de
l'empereur, décède à la guerre en l'an 12. Auguste cherche
alors un nouveau mari pour la fille d'Agrippa et le trouve en la personne de
Tibère. Celui-ci doit alors divorcer, à contre coeur. Si les
premiers temps témoignent d'une harmonie, ne serait-ce que de
façade, par la naissance d'un fils mort en bas-âge, la situation
se dégrade vite. Julie, déjà mariée deux fois, qui
plus est aux héritiers présomptifs de l'empereur (Marcellus puis
Agrippa), semble mal s'accommoder d'un mari de second plan, qui n'est alors que
le gardien des héritiers (les deux fils aînés qu'elle eut
d'Agrippa : Caius et Lucius). Elle se tourne alors vers des amants, tel Iullus
Antonius, le fils de Marc Antoine. Lorsque son père l'apprend, Julie est
déshéritée et bannie de Rome. Tibère, alors en exil
à Rhodes, doit divorcer d'elle en 2 ap. J.-C.. C'est son dernier
mariage.
A son adhésion à la maison
impériale, Tibère n'est pas prédisposé à
succéder à son beau-père. Si Auguste est privé de
fils, d'autres prétendants masculins lui sont désignés. A
la suite d'une maladie, l'empereur craint de voir disparaître l'oeuvre de
sa vie si un héritier ne vient la perpétuer. Il favorise alors
son neveu Marcellus (fils de sa soeur aînée, Octavie), alors
adolescent, en le mariant à sa fille. Mais cet héritier
présomptif décède peu de temps après, à
l'âge de 19 ans. Auguste rappelle alors Marcus Agrippa, un militaire
brillant qui fait partie de ses amis les plus fidèles. Mais il ne survit
pas non plus à l'empereur, lui laissant néanmoins quatre
petits-enfants (dont un fils posthume, que la postérité retient
comme Postumus Agrippa). Auguste peut désormais user de descendants
mâles directs, les « Princes de la Jeunesse ».
Néanmoins, ceux-ci sont encore des enfants (l'aîné, Caius,
est âgé de huit ans au décès de son père).
L'empereur charge donc son plus proche parent adulte, Tibère, de devenir
le beau-père des Princes, chargé de la régence s'il venait
à mourir avant que ses petits-enfants prennent la toge
virile.
S'il n'est alors qu'un héritier de second plan,
Tibère est chargé d'une tâche gratifiante : il a suivi un
cursus honorum brillant, est reconnu comme un homme capable et veille
sur le garçon chargé de
7
devenir le second prince de Rome. Mais, à la
surprise des Romains, Tibère décide d'abandonner ses fonctions et
de se retirer sur l'île de Rhodes pour y prendre sa retraite.
Désormais privé de toute reconnaissance publique, il reste
exilé durant huit années. Durant ce laps de temps, les Princes de
la Jeunesse ont péri : Lucius se noie près de Massilia, Caius
meurt en Orient. Auguste, ne pouvant plus user de Julie pour rattacher un
nouvel héritier à sa famille, n'a plus que deux
prétendants pour lui succéder : Tibère qui, malgré
leur inimitié, est reconnu comme compétent et son dernier
petit-fils, Postumus Agrippa, considéré comme intellectuellement
inapte. Il adopte alors son beau-fils le 26 juin de l'an 4 ap. J.-C. La
situation reste la même durant les dix années
suivantes.
II - De l'avènement à l'exil
A la mort d'Auguste, Tibère devient le second
empereur de Rome. C'est à ce moment que l'historiographie rapporte le
premier crime de sa vie : l'assassinat de son rival Postumus, alors
exilé pour démence depuis quelques années. Niant avoir
donné cet ordre, peut-être prononcé par Auguste
lui-même pour faciliter la succession, certains y voient la marque d'une
hypocrisie indigne. Refusant en premier lieu le pouvoir, il finit par
l'accepter sous certaines conditions. D'un idéal modeste, il
réduit les dépenses de l'empire, quitte à être
qualifié d'avare ou de dédaigneux, et refuse d'aller aux
spectacles dont raffole le peuple. Incapable de se faire apprécier des
Romains, il est vite considéré comme un tyran et critiqué
par ses sujets.
Pour sa succession, il s'entoure de son fils naturel
Drusus, né de son premier mariage, et de son fils adoptif Germanicus,
fils de son défunt frère cadet. Le second est aimé du
peuple, possède une grande ambition et, malgré sa
fidélité prouvée lorsque des soldats
révoltés cherchent à le dresser contre son père
adoptif, il constituait une menace à l'autorité de l'empereur. En
effet, si Tibère avait été désigné au
pouvoir par le souhait de son prédécesseur, manifestement en
l'absence d'autres choix, il ne peut en rien concurrencer la
légitimité d'un jeune homme lié à la famille,
populaire, marié à la petite-fille d'Auguste et - c'est là
le danger selon certains - descendant de Marc Antoine, l'adversaire d'Auguste
durant la guerre civile deux générations plus tôt. Un
événement vient achever cette crise : la mort suspecte de
Germanicus le 10 octobre 19, due soit à une maladie mortelle, soit
à un empoisonnement commandité par un ennemi. C'est cette seconde
hypothèse que retient sa veuve, Agrippine, qui cherche alors à se
venger de l'empereur. Celui-ci, tant pour se protéger que pour
l'incapacité supposée de son fils à lui succéder,
se choisit un allié en la personne de Séjan, un chevalier
ambitieux. Le fils du prince, Drusus, s'oppose à ce nouveau favori et
trouve la mort dans des conditions curieuses en l'an 23.
III - Une affreuse fin de règne
Démissionnaire face à la haine des
Romains, Tibère s'exile à Capri en 27 ap. J.-C., pour ne jamais
revenir. Il laisse alors l'exercice du pouvoir, en son nom, à
Séjan. Celui-ci, visant au pouvoir suprême, fait éliminer
tout concurrent : d'abord le fils de Tibère, dont il a séduit la
femme, puis Agrippine et ses deux fils aînés, morts de mauvais
traitements en prison7, ainsi que de nombreux Romains jugés
dangereux. Comprenant la volte-face de son ami, Tibère le fait
exécuter, le 18 octobre 31, et semble perdre ce qui restait de confiance
en autrui. Il ne lui reste alors que trois héritiers potentiels : son
petit-fils Gemellus, alors âgé de onze ans et supposé
illégitime (puisque sa mère était l'amante du
traître Séjan), son neveu Claude, handicapé et bègue
(il fut, par la suite, empereur durant treize ans), et le dernier fils de
Germanicus, Gaius, plus connu de nos jours sous le surnom de
Caligula.
Durant cet exil, Tibère ne laisse
paraître que peu de signes de vie, alimentant les rumeurs. Ses ennemis
vont jusqu'à affirmer que le vieil homme, presque abstinent tout au long
de sa vie, assouvit sa luxure dans ses formes les plus infâmes.
Tibère meurt le 17 mars de l'an 37 ap. J.-C., à l'âge de 78
ans. Selon les sources, il serait mort de vieillesse (à la suite d'une
syncope) ou aurait été assassiné sur ordre de Caligula,
alors devenu le troisième empereur romain. Il laisse alors le
trône à un personnage retenu par la postérité comme
l'un des pires hommes de l'Histoire.
8
7. Néron en 31, Drusus et Agrippine en
33
9
B. Sources Antiques
Nos sources pour connaître Tibère sont
multiples. Pourtant, toutes ne présentent pas le même
intérêt pour l'historien. Écrites à
différentes époques, dans des études consacrées
à une plus ou moins grande période historique, les récits
de l'Antiquité peuvent faire de Tibère un personnage de premier
plan ou, au contraire, ne le présenter que très rapidement.
Ainsi, nous séparons ici les sources dites « principales » -
c'est à dire celles que les historiens modernes utilisent principalement
pour connaître le personnage, et les sources « secondaires »,
témoignant de moins de détails, mais tout aussi importantes dans
le cadre d'une étude poussée sur Tibère.
I - Sources « principales »
a. Tacite
Publius Cornelius Tacitus, ou Tacite, est né
aux alentours de 55 ap. J.-C dans le Nord de l'Italie. Sa vie est peu
documentée : on le sait issu de l'ordre équestre (il est le
premier de sa famille à accéder au sénat) et promu par un
mariage socialement profitable, en épousant la fille de C. Julius
Agricola, personnalité de premier plan à cette époque. On
ne connaît que peu son cursus honorum (ou, en réalité, on
ignore les dates de ses différentes affectations) : il fut questeur (aux
alentours de 80), tribun de la plèbe (en 84?), préteur (en 88 ou
en 93?), consul suffect en 97 puis gouverneur d'Asie (en 113?). Il serait mort
en 120 ap. J.-C. Suivant une carrière d'avocat, Tacite était
membre du sénat lors du règne de Domitien et témoigne
d'une haine tenace pour celui qui dirigea des purges dans le milieu
sénatorial.
Tacite fut un auteur prolifique. Parmi ses
écrits, on peut citer le Dialogue des Orateurs (Dialogus de
Oratoribus), la Vie d'Agricola (De Vita et Moribus Julii
Agricolae) à la mémoire de son beau-père ou De la
Germanie (De Germania). Mais si l'on ne doit citer qu'une oeuvre
de Tacite, on pensera bien souvent à ses Annales ou à
ses Histoires. Dans celles-ci, l'auteur cherche à reconstituer
l'histoire des empereurs romains de l'an 14 à l'an 96 ap. J.-C,
année par année8. Nous ne possédons pas
l'intégralité des Annales, le règne de Caligula
et une partie de celui de Claude sont perdus. On estime que Tacite les publia
en 116-1179. Perdues durant plusieurs siècles, elles
réapparaissent dans deux manuscrits découverts au XVe
siècle, les Mediceus (le Mediceus prior comprenant les livres
I
8. Cette oeuvre est divisée en deux
ensemble : les Annales pour la période allant de la mort d'Auguste
à celle de Néron, et les Histoires pour l'année des Quatre
Empereurs et sur Vespasien.
9. Tacite y évoque des conquêtes de
Trajan en Mésopotamie, réalisées à cette
époque, puis abandonnées par la suite.
10
à VI et le Mediceus II les livres XI et
suivants) - datés du IXe siècle.
Considéré comme l'un des auteurs les plus
respectables de l'Antiquité, il fait souvent office de source principale
dans l'étude des premières décennies de l'Empire romain.
De conviction républicaine, il pose un regard critique sur les acteurs
de la transition entre République et principat, à commencer par
Tibère. Les six premiers livres des Annales constituent ainsi
une oeuvre de référence pour connaître la vie de ce prince,
pour qui il ne témoigne d'aucune sympathie.
b. Suétone
Caius Suetonius Tranquillus, ou Suétone, est
né vers 70 ap. J.-C. (on ignore la date de sa mort, probablement entre
130 et 160 ap. J.-C.). Membre de l'ordre équestre, il est fils d'un
tribun ayant combattu aux côtés d'Othon contre Vitellius à
la bataille de Bédriac. Proche de Pline le Jeune, qui l'évoque
dans ses lettres, il se voit accorder des privilèges par l'empereur
Trajan (notamment l'un d'entre eux, réservé aux pères de
trois enfants, alors qu'il n'a pas de descendance). Il est par la suite
responsable de la correspondance de l'empereur Hadrien (secrétaire
ab epistulis latinis). Il est ensuite disgracié, aux alentours
de l'an 121-122, en même temps que son protecteur C. Septicius Clarus,
semble-t-il en raison d'un grief avec l'impératrice
Sabine10.
Il nous est connu pour la Vie des Douze
Césars (même si ce n'est pas sa seule oeuvre - les autres
sont parvenues en fragments11). Publiée vers 119-122, elle
présente César et les onze premiers empereurs de Rome, sous forme
de biographies. Ne se réclamant pas annaliste, il est davantage un
compilateur, attaché à l'étude des portraits plus qu'aux
événements, admettant ainsi un ton semblant « trivial
». Ainsi, s'il tient à présenter les personnages des
empereurs, il a le goût de l'anecdote et cherche, plus qu'à
dépeindre la réalité, à faire le portrait
d'empereur sanguinaires et débauchés. Il est ainsi souvent
comparé, à sa défaveur, avec Tacite, qu'on lui
préfère souvent. Mais si on lui reproche son manque d'esprit
critique, sa partialité « de classe » et son aptitude aux
ragots12, on ne peut nier
10. Le propos n'est pas explicité : en
était-t-il un amant ? L'avait-il critiquée publiquement ?
D'autres auteurs attribuent cette disgrâce à une vexation sur la
personne d'Hadrien, qui aurait lu l'oeuvre de Suétone comme une critique
du principat.
11. Parmi eux, sont partiellement lisibles une vie
de Virgile, une vie des grammairiens et une vie de Pline l'Ancien. Sont perdus,
notamment, une vie des débauchés célèbres, une
étude des festivals romains et une étude sur la république
de Cicéron.
12. Vailland 1967, p. 169 : « De toute l'oeuvre
le Suétone, seule la vie des Douze Césars a échappé
dans sa totalité aux cataclysmes des premiers siècle de
l'ère chrétienne. C'est un ouvrage de prime abord ennuyeux : des
biographies juxtaposées, sans aucune recherche du lien de cause à
effet, de telle sorte qu'il semble qu'on puisse sans scrupule bouleverser la
chronologie, comme on bat les cartes : Domitien aurait été le
prédécesseur de Néron, Auguste le successeur de
Tibère : le cours de l'Histoire n'en eût pas été
changé. Des événements racontés sans aucune
référence aux conditions économiques et sociales de
l'époque, et qui prennent ainsi l'apparence de la gratuité ; les
récits
11
l'influence de son oeuvre (l'Histoire Auguste
nous rappelle beaucoup Suétone par sa trivialité - une
critique que formulent bien des Modernes). Ici, Tibère n'est pas le
politicien décrit par Tacite, mais essentiellement un personnage
maléfique et pervers.
Au contraire de Tacite, Suétone ignore toute
chronologie (à ses dépends), et organise ses biographies par
« rubriques » : famille, carrière politique, avènement,
action militaire, action politique, « socialisme », apparence
physique, apparence morale et circonstances de la mort. Le travail de
Suétone admet autant d'avantages que d'inconvénients pour
l'historien moderne. En
témoigne l'analyse de Jacques Gascou :
« Les Vies des Douze Césars ne sont à aucun degré
un ouvrage historique. Le genre littéraire adopté par
Suétone, sa distinction entre « tempora » et « species
», son mépris de la chronologie, la façon souvent allusive
et imprécise dont il évoque les événements
historiques qui ont marqué la vie ou le règne des Césars,
constituent autant d'obstacles à une présentation «
historique » des faits, c'est-à-dire à celle que nous
serions en droit de réclamer d'un historien, qui nous amènent
à déprécier cette oeuvre en tant que source
historique13. »
c. Dion Cassius
Dion Cassius est un historien grec, originaire de
Nicée, ayant vécu a la croisée du deuxième et du
troisième siècle (on pense qu'il est né en 170 et mort en
235). Fils d'un gouverneur de Dalmatie et de Cilicie sous le règne de
Marc-Aurèle, sa propre carrière politique fut
florissante14: il fut, tour à tour, sénateur sous le
règne de Commode, préteur sous celui de Pertinax, consul suffect
sous Septime Sévère, préfet de Pergame sous Macrin,
proconsul d'Afrique et légat de Dalmatie et de Sicile sous
Sévère Alexandre.
En dehors de son implication dans la politique de
l'Empire, Dion Cassius nous est connu pour ses écrits. Une grande partie
de son oeuvre nous est perdue : les auteurs de l'Antiquité citent
notamment l'existence de biographies d'Arrien et de Commode, ainsi que d'un
ouvrage consacré aux rêves (dédié à Septime
Sévère). Certains auteurs byzantins lui attribuent une
parenté avec Dion Chrysostome (fin du Ier siècle), auteur d'un
discours sur la royauté (mais Cassius n'en fait pas lui-même
état dans les textes que nous lui connaissons).
L'oeuvre qui contribue à sa renommée aux
yeux de la postérité est son Histoire Romaine,
composée sur 80 livres et conservée partiellement. Les historiens
divisent souvent cette oeuvre en trois parties :
superposés de crimes et de délires
analogues, aussi fastidieux que les catalogues lubriques du marquis de Sade.
»
13. Gascou 1984, p. 345
14. Les dates de ces affectations ne sont pas
précisément établies, ainsi l'on se réfère
à une position sous le règne d'un empereur. Il est donc possible,
par exemple, qu'il ait accédé à la préture avant
l'avènement de Pertinax.
12
de l'arrivée d'Énée en Italie
à la guerre civile entre César et Pompée (livres 1
à 40), de sa conclusion à la mort de Claude (livres 41 à
60) et jusqu'à la mort d'Héliogabale (livres 61 à 80). Ont
pu être conservés les tomes 36 à 6015 (la
période allant de 67 av. J.-C. jusqu'à 47 ap. J.-C.), des
extraits des tomes 78 et 79 et un abrégé des 35 premiers livres
par le byzantin Zonaras (XIIe siècle). Les tomes 61 à 77 et 80
sont définitivement perdus.
Dion Cassius est souvent loué pour son
érudition (il aurait commencé ses recherches durant une retraite
à Capoue au début du IIIe siècle, et l'aurait
rédigé sur une période dix à quinze ans). De par
ses recherches et la longue période qu'il souhaite raconter, il est une
des rares sources à évoquer certains événements
historiques. On lui reproche néanmoins une écriture quelque peu
limitée en comparaison de ses modèles proclamés (comme
Thucydide) et un attachement aux songes qui fait paraître certains
éléments comme le témoignage de sa
crédulité. Son avis est toutefois moins tranché que celui
de ses deux prédécesseurs, dans le sens où il
apparaît parfois moins hostile à Tibère : il admet dans les
paragraphes VII à XI du Livre 57 que le nouveau prince se conduisait,
dans les premiers temps de son règne, avec amabilité et
dignité. Il porte néanmoins essentiellement un regard
négatif sur le règne de Tibère, marqué par les
crimes.
d. Velleius Paterculus
Velleius Paterculus est issu d'une vieille famille
romaine, mais fait partie des hommes nouveaux. Ces ancêtres sont
illustres, tant du côté paternel (Velleii : le grand-père
était au service du père de Tibère, l'oncle était
sénateur durant la guerre civile), que du côté maternel
(Magii : un héros des guerres puniques, un lieutenant de Sylla). Sa
famille, comme beaucoup d'hommes nouveaux, oeuvre sous la clientèle des
patriciens, ici principalement des Vinicii (et, dans son cas, de Marcus
Vinicius)
Né vers 20 av. J.-C., Paterculus suit une
carrière politique enviable : tribun militaire en Thrace et en
Macédoine aux alentours de 1 av. J.-C., préfet équestre
dans l'armée du Rhin de 4 à 12, questeur en 6, préteur en
15 (35 ans). On perd l'état de sa carrière par la suite (un P.
Vellaeus est légat de Mésie en 21 - peut-être est-ce le
même homme), et il disparaît définitivement des sources en
l'an 30, sans que l'on ne sache s'il fut éliminé pour avoir
fréquenté Séjan, s'il a atteint le pic de sa
carrière ou s'il s'est retiré de la vie politique. Beaucoup
estiment qu'il est mort à la suite de l'exécution de
Séjan, mais le fait que Marcus Vinicius, son patron, soit resté
en grâce et ait épousé une soeur de Caligula peut permettre
d'envisager l'hypothèse d'une simple absence de faits marquants
dès lors (il est alors quinquagénaire).
15. Nous intéressent ici les tomes 53 à
58.
13
Son oeuvre nous servant de source dans notre
étude sur Tibère est son Histoire Romaine. Celle-ci se
divise en deux tomes au contenu quantitativement disparate : le premier
comporte 18 chapitres, le second 131 (il est probable que des lacunes existent,
bien que le plan général n'admette pas de rupture). La
dédicace était faite au consul M. Vinicius, on peut
aisément fixer la date de fin de son écriture à
l'année 29-30, celle du consulat de cet homme. Il est néanmoins
peu probable qu'il ait fallu une seule année à Velleius
Paterculus pour rédiger son oeuvre, et certains auteurs estiment qu'il
en ait écrit les premières lignes cinq à dix ans
auparavant. N'étant pas considéré comme un récit
majeur de l'Antiquité, ce texte est longtemps ignoré avant
d'être redécouvert au XVIe siècle à travers
l'étude d'un manuscrit daté du VIIIe siècle, le
Murbacensis, par un clerc alsacien, Rhénanus. Celui-ci en
entreprend alors une traduction, à l'aide d'imprimeurs et
érudits, afin de restituer la cohérence de cet
oeuvre.
Velleius évoque pour la première fois
Tibère lors du 94e chapitre du second tome. Comme tout
événement de son étude est postérieur à la
guerre civile, il semble qu'ils tienne ses sources de témoignages de
proches et, pour les dernières années, de sa propre
expérience (il aurait connu Caius et a servi huit ans en Germanie, sous
les ordres de Tibère). S'il est contemporain des faits relatés,
ce qui n'est pas le cas des trois autres auteurs majeurs sur la vie de
Tibère, son récit est bien souvent remis en cause. En effet, il
est manifestement admiratif (semble-t-il plus par respect envers celui qui fut
son commandant et son prince que par flatterie mal placée), lui doit
indirectement sa carrière politique - Vinicius étant un proche de
l'Empereur, pouvant ainsi intercéder en la faveur de ses «
protégés » -, et se base sur une vision personnelle des
événements, manquant ainsi de sens critique. Ainsi, sans remettre
en cause l'honnêteté de Velleius, les modernes le
considèrent moins comme un historien que comme un membre de l'ordre
équestre remerciant les princes qui ont permis à sa famille de
s'affirmer16.
II - Sources « secondaires »
Si l'on se base essentiellement sur ces quatre
auteurs, il existe bien des sources secondaires, qu'il ne faut pas
négliger. Nous ne ferons ici que les évoquer, sans trop nous y
attarder.
16. Le propos est parfois plus mesuré. Ainsi,
Edward Beesly en fait un soldat distingué, attaché aux vertus et
parlant de son général par admiration, sans but de flatter, le
comparant à Napier (qui nous est inconnu) vantant les mérites du
duc de Wellington
14
a. Historiens (Eutrope, Aurelius Victor, Flavius
Joséphe)
Eutrope est un auteur tardif, vivant au IVe
siècle, accompagnateur de l'empereur Julien dans sa campagne contre les
Perses. Il nous est connu pour son Abrégé d'histoire
romaine, écrit sous le règne de Valens, à qui il le
dédie (il s'agit d'une histoire de Rome de sa fondation à
l'époque où
vivait l'auteur). Eutrope fait le bilan du règne
d'un prince haïssable : « Tibère exerça le pouvoir
avec une immense paresse, une cruauté pesante, une avarice coupable, des
débauches honteuses. Il ne combattit jamais en personne : il faisait
mener les guerres par ses légats. Certains rois, attirés
auprès de lui par des paroles aimables, ne purent jamais repartir, parmi
lesquels Archelaus de Cappadoce : il réduisit son royaume en province et
ordonna d'appeler de son nom la plus grande ville, aujourd'hui
Césarée, auparavant. Après avoir régné
vingt-trois ans et vécu soixante-dix-huit, il mourut en Campanie,
provoquant une joie immense.17 »
C'est durant ce même siècle qu'a vécu
Aurélius Victor. D'origine rurale et provinciale, il fit carrière
au barreau et, plus grande distinction, fut nommé gouverneur de Pannonie
en 361. Son Livre des Césars, publié en 360, couvre
quatre siècles d'Histoire. Tout comme Eutrope, il dresse un
portrait
peu élogieux de Tibère : « Fourbe
et profondément secret, il se montrait souvent hostile, par
dissimulation, à ce qu'il désirait le plus, et hypocritement
dévoué à ce qu'il détestait ; son esprit
était beaucoup plus vif dans l'improvisation ; après de bons
débuts, ce fut un prince pernicieux, adonné aux pires
raffinements de la débauche, presque distinction d'âge ni de sexe,
et qui punissait cruellement innocents et coupables, ses proches aussi bien que
des étrangers. De plus, ayant en horreur les villes et les
collectivités, il avait choisi l'île de Capri pour y cacher ses
turpitudes18. »
Citons aussi Flavius Josèphe, vivant plusieurs
siècles avant les deux auteurs sus-cités (on estime qu'il est
né en 37 et mort aux alentours de l'an 100). Originaire de Judée,
il fut le prisonnier de Vespasien et assista à la chute de
Jérusalem en 70. Citoyen romain, il dédia ses oeuvres Guerre
des Juifs et Antiquités juives à faire
connaître son peuple d'origine aux Romains. Revenant sur les
premières décennies du principat, il s'avère plus
précis qu'Aurelius et Eutrope quant au règne de Tibère.
Ainsi, là où les Anciens tendent à faire du prince un
personnage maléfique, Flavius le présente comme conseiller de
Caligula, l'enjoignant à se faire aider de Gemellus pour ne pas
courir
à sa perte : « Bien que
bouleversé par l'attribution imprévue de l'empire à celui
qu'il n'aurait pas choisi, il n'en dit pas moins à Caligula, à
contrecoeur et contre son gré :
- Mon enfant, quoique Tibère me soit plus
proche que lui, par ma décision et par le décret conforme des
dieux, je remets entre tes mains l'empire des Romains. Je te demande, quand tu
l'auras obtenu, de ne rien oublier, ni ma bienveillance qui te porte à
un tel comble d'honneur, ni ta parenté avec Tibère ; et puisque,
tu le sais, avec la volonté des dieux et d'après elle, je t'ai
procuré de si grands biens, je te prie de me récompenser de
ma
17. Eutrope, Abrégé d'histoire
romaine, VII, XI. (traduction : Lyasse 2011)
18. Aurelius Victor, Livre des Césars, II.,
3.-9. (traduction : Bouix 2011)
15
bonne volonté en cette circonstance et
aussi de t'intéresser à Tibère en bon parent, en sachant
surtout que Tibère, s'il vit, peut être un rempart pour toi et
défendre à la foi ton empire et ta vie, tandis que sa mort serait
le prélude de ta perte. Car l'isolement est périlleux pour ceux
qui sont placés au faîte d'une telle puissance et les dieux ne
laissent pas impunies les injustices commises malgré la loi qui ordonne
d'agir d'une manière toute contraire19.
»
Mais il ne nie pas que la mort de Tibère fut une
joie pour le peuple romain et pour le juif Hérode
Agrippa : A la nouvelle de la mort de
Tibère, les Romains se réjouirent ; néanmoins,ils osaient
à peine y croire, non qu'ils ne la désirassent pas - ils auraient
payé cher pour que ce bruit fût véridique - mais par
crainte qu'une fausse nouvelle ne les incitât à trahir leur joie
et ne les perdît ensuite par une accusation. En effet, cet homme, plus
que tout autre, avait fait le plus grand mal aux nobles Romains, car il
était irascible en tout et assouvissait sans mesure sa colère,
même si la haine qu'il avait conçue était sans motif ;
d'ailleurs son naturel même le poussait à sévir contre tous
ceux qu'il jugeait, et il punissait de mort même les fautes les plus
légères. (...) Mais Marsyas, l'affranchi d'Agrippa, ayant appris
la mort de Tibère, se précipita en courant pour annoncer la bonne
nouvelle à Agrippa et, le rencontrant qui sortait pour aller aux
thermes, il lui fit un signe de tête et lui dit en langue
hébraïque :
- Le lion est mort.
Agrippa comprit le sens de sa phrase et, tout
transporté de joie :
- Mille grâces te soient rendues, dit-il,
non seulement de tout le reste, mais surtout de cette bonne nouvelle, pourvu
seulement que ce que tu me dis soit vrai !20 »
b. Poètes et auteurs (Ovide, Crinagoras,
Pétrone)
La fiction nous intéresse autant que l'Histoire
dans cette étude, dans la mesure où elle témoigne de la
vision d'une époque, celle de la réalisation des oeuvres. Ainsi,
on ne doit pas manquer d'égards envers le poète Ovide (43 av.
J.-C. - 18 ap. J.-C.), auteurs d'élégies et de recueils tels les
Métamorphoses ou l'Art d'aimer, lorsqu'il conte
l'ovation de Tibère au retour de Germanie, entre
fierté de voir un romain victorieux et malaise
de voir la violence exhibée : « Dans mon lointain exil, je suis
étranger à cette joie publique dont seule une faible rumeur
parvient à ces lieux si lointains. Ainsi le peuple entier pourra
contempler ces triomphes ; il lira sur les pancartes les noms des
généraux et des villes prises, il verra les rois captifs, le cou
chargé de chaînes, marcher devant les chevaux couronnés ;
il verra le visage des uns défait par le malheur, l'air menaçant
des autres oublieux de leur condition. Une partie des spectateurs s'informera
des causes, des faits et des noms, une autre le renseignera sans en être
très instruite :
- Celui-ci, qui resplendit altier sous la pourpre
sidonienne, était le général en chef, celui-ci son
lieutenant. Celui-ci, qui tient maintenant ses regards fixés
misérablement sur le sol, n'avait pas cette contenance quand il portait
les armes. Celui-là, l'air farouche, l'oeil encore étincelant de
haine, fut l'instigateur et le conseil de guerre. Celui-ci a perfidement
cerné les nôtres sur un terrain trompeur ; c'est lui qui cache son
hideux visage sous de longs cheveux. Le suivant, c'est le prêtre qui,
dit-on, immolait des captifs à un dieu qui les refusait
19. Flavius Josèphe, Antiquités
juives, XVIII., 219-223 (traduction : Bouix 2011)
20. Ibid., 224-229 (traduction : Bouix
2011)
16
souvent. (...) Celui-ci, avec ses cornes
brisées, mal caché sous les herbes vertes des marécages,
souillé de son propre sang, c'était le Rhin. Vois encore porter
l'image de la Germanie, les cheveux épars, éplorée,
immobile sous le pied d'un chef invincible, tendant son cou fier à la
hache romaine, et sa main, qui porta des armes, porte des
chaînes.21 »
La poésie peut-être élogieuse et
vanter les qualités du prince. Ainsi procède Crinagoras,
poète grec
mort en l'an 18 : « Soleil levant, soleil
couchant - ce sont les limites du monde. Les exploits de Néron /
brillent à travers les deux extrémités de la Terre. / Le
soleil levant l'a vu conquérir l'Arménie / et la Germanie /
Honorons cette double victoire. L'Araxe et le Rhin le savent : / les esclaves
boivent désormais leurs eaux22 »
Notons aussi une mention à Tibère dans
le Satiricon de Pétrone. On ne sait que peu de chose de cet
auteur, si ce n'est qu'il vécut à l'époque du règne
de Néron. Il rapporte une anecdote inspirée par
Pline l'Ancien (Histoire Naturelle, XXXVI.) :
« Il y a eu pourtant un fabricant qui réussit à faire
une fiole en verre incassable. Il fut donc admis devant César avec son
cadeau ; puis il pria César de le lui rendre et le jeta sur le
pavé. César fut effrayé on ne peut pas plus. Mais l'autre
ramassa la fiole ; elle était bosselée comme un vase de bronze ;
puis il tira de sa poitrine un petit marteau, et sans se presser, il remit bel
et bien sa fiole à neuf. Cela fait, il croyait tenir la couille de
Jupiter, surtout après que l'empereur lui eut demandé : «
Est-ce qu'un autre que toi connaît cette façon de préparer
le verre ? » Mais, voyez un peu ! Sur sa réponse négative,
César lui fit couper le cou, parce que, si son secret venait à
être connu, nous tiendrions l'or à l'égal de la
boue23. »
c. La famille (Res Gestae, Mémoires d'Agrippine)
Il nous faut aussi mentionner les récits
écrits par les membres de la famille impériale, ceux qui ont
connu Tibère, sinon en le fréquentant eux-mêmes au
quotidien, par le récit de leurs aïeuls.
Ainsi, on retrouve diverses mentions dans les
Actes du divin Auguste (Res Gestae Divi Augusti,
abrégé en Res Gestae), testament politique du premier
prince de Rome et compte-rendu des actions de son règne. Les services
rendus par Tibère sont cités en trois occasions :
- Un recensement : « J'ai tenu un
troisième recensement, par vertu d'un Imperium consulaire et avec mon
fils, Tibère César, en temps que collègue, sous le
consulat de S. Pompeius et S. Appuleius (14 ap.
J.-C.)24»
21. Ovide, Tristes, IV., 2 (traduction : Bouix
2011)
22. Crinagoras, Anthologie grecque, XVI., 61
(citation : Chisholm 1981, traduction personnelle de
l'anglais)
« Sunrise, sunset - the world's limits. Nero's
exploits
rang through the ends of the earth.
The sun rising saw him conquer
Armenia,
setting, Germany.
Honour the double victory. Araxes and Rhine know it
:
slave drinks their waters now
»
23. Pétrone, Satiricon, LI.
24. Res Gestae, 8.
17
- L'intervention en Arménie : « De la
grande Arménie dont, après le meurtre de son roi Artaxès,
j'aurai pu faire une province, j'ai préféré, suivant
l'exemple de nos ancêtres, la concéder en tant que royaume
à Tigrane, fils du roi Artavasdès et petit-fils du roi Tigrane,
agissant sous le contrôle de Tibère Néron, qui était
alors mon beau-fils25»
- La campagne de Pannonie : « Les peuples de
Pannonie, qu'aucune armée romaine n'avait soumis avant mon principat, je
les ai défait à travers Tibère Néron, qui
était alors mon beau-fils et légat, et je les ai amené
sous le commandement du peuple romain ; et j'ai étendu les
frontière de l'Illyrie jusqu'au bord du
Danube26»
Pourtant, Auguste a beau reconnaître les
qualités de Tibère et les services rendus, il en oublie certains
: aucune mention notamment de ses missions en Germanie. Au contraire, il
rappelle le souvenir de l'Arménie, dont le nouveau prince ne pouvait se
vanter : il était arrivé après que l'ennemi ait
été assassiné et n'avait fait qu'oeuvre de figuration.
Alors qu'Auguste avait du écrire ce testament dans les dernières
années de sa vie, quand Tibère était son successeur
désigné et à une époque où il n'avait jamais
été aussi estimé, il manque à le glorifier. De
là, on peut penser qu'il n'appréciait guère son fils
adoptif et voulait souligner que sa position d'héritier n'était
qu'un caprice du destin, celui-là même qui lui avait enlevé
ses petits-enfants.
Enfin, il convient d'évoquer un texte -
malheureusement perdu - détenant une importance majeure dans l'image de
Tibère : les Mémoires d'Agrippine. Fille de Germanicus
et d'Agrippine l'Aînée, soeur de Drusus III et de Néron,
elle ne ressent aucune compassion pour celui qu'elle estime responsable de la
mort de ses proches. Nous reviendrons ultérieurement sur ses
Mémoires afin de débattre de leur intérêt
et de leur influence sur la postérité de Tibère - car, si
elles sont perdues, elles ont inspiré les auteurs postérieurs. Il
ne faut oublier qu'Agrippine la Jeune est un personnage complexe, étant
à la fois la survivante d'une famille décimée par le
principat et liée à trois des empereurs les plus
décriés (soeur de Caligula, femme de Claude et mère de
Néron), entre l'image d'une victime et celle d'une
ambitieuse.
d. Autres sources (pièces, inscriptions)
Les écrits ne sont pas seuls à nous
renseigner sur l'image que les Anciens se faisaient de Tibère. Ainsi,
n'oublions pas que les pièces de monnaie étaient marquées
de son portrait, témoignant d'une reconnaissance dans tout l'Empire.
Emmanuel Lyasse souligne que ces pièces rendaient hommage à
Tibère avant même qu'il devienne le prince unique de Rome : on
retrouve notamment des pièces
25. Res Gestae, 25.
26. Res Gestae 30.
18
mentionnant sa cinquième salutation, soit entre
l'an 9 et l'an 12, alors que ses prédécesseurs à
l'héritage - Caius compris - n'avaient jamais eu droit à cet
égard, ne bénéficiant au mieux que du revers des
pièces marquées du visage d'Auguste. Alors la monnaie romaine
témoignerait qu'Auguste s'était choisi un égal dans cet
héritier, non simplement un remplaçant27.
Les inscriptions sur les monuments peuvent aussi nous
renseigner. Ainsi, Robert Étienne fait état d'une mention
curieuse, retrouvée à Pavie :
« A l'empereur César Auguste, fils de
[Jules César] divinisé, pontife suprême, père de la
Patrie, augure, membre du
collège des quinze chargés des
cérémonies sacrées, membre du collège des sept
chargés des banquets, consul pour la
treizième fois, ayant reçu la 17e
salutation impériale, revêtu de la trentième puissance
tribunicienne.
A Livie, fille de Drusus, épouse de
César Auguste.
A C. César, fils d'Auguste, petit-fils de
[Jules César] divinisé, consul, ayant reçu sa
première salutation impériale.
A L. César, fils d'Auguste, petit-fils de
[Jules César] divinisé, augure, consul désigné,
prince de la Jeunesse.
A Tibère César, fils d'Auguste,
petit-fils de [Jules César] divinisé, pontife, consul pour la
deuxième fois, ayant reçu la
troisième salutation impériale, augure
et revêtu de la neuvième puissance tribunicienne.
A Julius Germanicus, fils de Tibère,
petit-fils d'Auguste, arrière-petit-fils de [Jules César]
divinisé, César.
A Julius Drusus, fils de Tibère, petit-fils
d'Auguste, arrière-petit-fils de [Jules César] divinisé,
César.
A Julius Néron, fils de Germanicus,
arrière-petit-fils d'Auguste, César.
A Julius Drusus Germanicus, fils de Germanicus,
arrière-petit-fils d'Auguste.
A Tiberius Claudius Néron Germanicus, fils de
Drusus Germanicus28. »
Ce qui semble ici curieux, c'est la contradiction
chronologique entre certaines mentions. Tibère est consul pour la
deuxième fois, datant l'inscription à l'an 8-7 av. J.-C., ce qui
semble confirmé par les hommages à Caius et Lucius, rendus de
leur vivant. Or, Germanicus est « fils de Tibère », une
adoption postérieure à la mort des Princes de la Jeunesse, et
Postumus est absent, un fait qui serait compréhensible après son
exil, mais trouve difficilement un écho à l'époque
présumée de la réalisation de l'inscription. Enfin, notons
les noms des deux aînés de Germanicus nés, semble-t-il, en
6 et 7 ap. J.-C., soit plusieurs années après la mort de Caius et
Lucius. On peut alors supposer qu'elle fut une reproduction d'une inscription
préalable, à laquelle on aurait rajouté les noms des
nouveaux membres de la famille, sans penser à corriger certaines
informations désormais obsolètes. En tout cas, elle
témoigne de la situation familiale des Juliens et des Claudiens à
cette époque et, pour nos intérêts, de la reconnaissance de
Tibère en tant que membre à part entière de la succession,
son nom n'étant précédé que de ceux du couple
impérial et des Princes de la Jeunesse.
27. Lyasse 2011, p. 83
28. Etienne 1999, p. 200-201
19
C - Lire les Anciens
Les sources mobilisées pour comprendre le
personnage de Tibère sont donc nombreuses, et le choix
opéré pour décider lesquelles sont « dignes
d'utilisation » relève du choix de l'historien. Dans le cas de
Velleius Paterculus, l'auteur est souvent éludé par les Modernes,
tant son récit semble flatteur et dénué d'esprit critique.
Il semblait néanmoins important de donner notre opinion sur ce sujet :
étant l'une des rares sources à ne pas déprécier
Tibère et par sa proximité chronologique avec le propos qu'il
traite, il nous faut lui accorder une certaine attention tout en gardant une
certaine distance quand à la véracité des dires de
l'auteur. Ainsi se profile notre prochain propos : quelle réflexion
doit-on porter quant à l'utilisation de ces sources dites «
principales », dans la mesure où elles sont soit partiales et
dictées par une pensée d'époque, soit simplement car
l'auteur n'est pas le contemporain des faits qu'il se propose de traiter
?
I - La question des sources
a. Les sources mobilisées
A l'exception de Paterculus, les auteurs dits «
principaux » ne sont pas les contemporains des faits qu'ils narrent
(Tacite et Suétone sont nés une génération
après le décès de Tibère, Cassius près d'un
siècle plus tard). Nous devons donc nous demander d'où venaient
leurs sources, de quel matériel ont pu disposer les auteurs un
siècle après les événements dont ils traitent et
l'utilisation faite de ces sources originales. Si l'on remarque quelques
divergences entre les récits de ces écrivains, souvent de l'ordre
du point de détail, le tout est cohérent et les contradictions
rares : sans doute ont-ils recouru aux mêmes sources. On ne doutera pas
que les textes, désormais perdus, d'auteurs contemporains à
Tibère aient pu les renseigner, mais en ce qui concerne la provenance
exacte de leurs sources, de nombreuses hypothèses ont pu être
avancées.
Tout d'abord, du moins pour Tacite et Suétone,
le témoignage par le bouche à oreille devait encore être de
mise : le premier est né dix-huit ans après la mort du prince et
il a du, durant sa jeunesse, profiter des récits de ses proches qui eux
avaient vécu à l'époque du fait qu'il voulait conter. Si
à l'époque de la rédaction des Annales plus aucun
témoin ne devait subsister (les jeunes adolescents des dernières
années du règne de Tibère devaient alors être
octogénaires, voire nonagénaires), on peut imaginer Tacite jeune
adulte parlant aux vieillards, ceux qui étaient trentenaires à
l'époque du départ pour Capri. De là, on imagine l'apport
des rumeurs, des « on-dit », des pratiques qui
20
malheureusement sont inopportunes pour l'historien
mais, de par les informations qu'elles donnent sur la pensée d'une
époque, lui sont aussi primordiales. En ce qui concerne les sources
écrites, bien des Modernes supposent que Pline l'Ancien ou Aufidius
Bassus faisaient partie des premiers auteurs à traiter de Tibère.
On ne doute pas non plus que Tacite, Suétone et Dion aient lu
Paterculus, même sans adhérer à son propos, et des sources
apologistes écartées de par leur propension à la
flatterie.
b. Critique de leur démarche
Toutefois, cette dernière attention, celle de
ne retenir que les sources qu'ils jugeaient fiables fut sujette à des
critiques de la part des Modernes. Le reproche adressé à Tacite
est le même que celui concernant Suétone : un parti pris et un
soin de choisir les sources selon qu'elles infirment ou non le propos
désiré. On ignore quels furent précisément les
textes lus par ces auteurs, et l'on ne doutera pas de l'état de leur
bibliographie, mais force est de constater qu'ils s'inspirent essentiellement
de propos hostiles à Tibère et que les rares mentions qui lui
sont favorables viennent d'un courant probablement non négligeable mais
qu'ils jugeaient peu fiables, ou contraires à la thèse qu'ils
défendaient. Velleius ne trouve que peu d'échos tant chez l'un
que chez l'autre, sans doute taxé d'adulation (peut-être aussi son
témoignage a été surévalué par la
postérité, en l'absence d'autres textes de tradition moins
hostile à Tibère).
Il leur est également reproché d'avoir
collecté une part trop importante de leurs sources dans les rumeurs
populaires et les Mémoires d'individus. Ni les unes ni les autres ne
devaient être prises au mot, surtout en une période de crise
transitionnelle, telle que fut le règne de Tibère, dans le sens
où elles étaient forcément hostiles à celui qui
régnait, comme on le jugeait responsable des troubles contre lesquels il
luttait. Ainsi, Jacques Gascou déplore ce fait, qu'il voit toujours
à l'action dans une moindre mesure au vingtième siècle,
quand on se fait une idée d'un personnage public à la simple
mention des journaux et de l'avis populaire : il faut un coupable aux maux
d'une époque. Alors que les sources « sérieuses » lui
manquent, l'historien n'a d'autre recours que de suivre la solution de
facilité et user de témoignages qui ont bien des chances de
« distordre, d'omettre,
d'exagérer29».
Mais il ne faut déprécier en bloc les
Anciens pour ce travers. S'ils se servent de sources que l'historien moderne
jugerait « mauvaises », il est évident qu'ils en ont
consulté un grand nombre, qu'ils ont opéré un choix,
comparé les opinions pour en saisir les aspects les plus dignes
d'intérêts à leurs yeux, suivant une démarche
d'historien qu'on ne peut contester. Des sources originales, nous
29. Gascou 1984, p. 293-294
21
ne possédons qu'un pauvre échantillon,
inutilisable en la forme. Ainsi Tacite peut être accusé de se
servir des sources selon son bon vouloir, mais on ne peut revenir à la
base de sa réflexion et il est évident qu'il ne s'est pas
contenté d'une source unique. On fait, à tort, de Tacite l'ennemi
de Tibère, alors même que son propos est nuancé : le prince
a beaucoup de torts, mais il admet certaines qualités qu'on ne doit lui
nier. Pour arriver à une telle idée, il a dû confronter les
récits contemporains aux événements traités,
récits qui devaient être soit hostiles en tout points, soit
admiratifs au point d'en devenir naïfs. Alors par ce travail de
compilation, on ne peut négliger l'apport du travail des Anciens,
ceux-ci s'efforçant de trouver un juste milieu entre le Tibère
« tout noir » et le Tibère « tout blanc » - souvent
sans grand succès. C'est le propos d'Emmanuel Lyasse, fortement
opposé au récit de Velleius (il parle de ses «
bêlements admiratifs30»), à propos de la
transition entre les règnes d'Auguste et de Tibère, là
où s'achève le récit de Paterculus et commence
celui de Tacite : « Le second est enfin
devenu premier. Avant de le retrouver dans ce nouveau rôle, il faut
observer que ce n'est pas, pour nous, le seul changement qui se produit
à cette date. En même temps que sa position, les moyens de notre
perception changent aussi : nous perdons rapidement Velleius, qui borne,
prudemment, à la mort d'Auguste son récit chronologique, nous
trouvons Tacite, qui y fait commencer ses Annales. L'historien moderne gagne
incontestablement au change. Il n'est pas certain que Tibère y perde :
troquer un adorateur naïf et maladroit contre un censeur impitoyable,
à priori hostile, mais qui cherche à comprendre et expliquer ce
qu'il condamne n'est pas forcément une mauvaise affaire31.
»
II - Objectifs des auteurs
a. Critiquer le tyran
A l'exception de Velleius, aucun des auteurs de
référence n'a connu Tibère. Alors, pourquoi autant de
détails sur la vie de ce personnage apparemment haï si plusieurs
générations les séparent de sa mort et si la dynastie
qu'il portait au pouvoir a été renversée ? Les raisons
sont symboliques autant que politiques.
Des trois critiques de Tibère, Suétone
est sans aucun doute le plus décrié, car le plus caricatural.
L'essayiste Roger Vailland (1907-1965) consacre une étude à cet
auteur. Suétone, selon lui, n'a pas eu le projet d'écrire un
récit du règne des douze premiers Césars - si tel
était l'objectif, il a échoué par sa propension à
l'anecdote - mais celui de réaliser une étude historique et
critique sur la tyrannie
30. Lyasse 2011, p. 12
31. Ibid., p. 89
22
qui met fin aux démocraties32.
L'auteur étant adhérent au Parti Communiste Français et,
semble-t-il, moins convaincu par la politique de l'URSS, il est possible qu'il
ait vu en Staline le type même du tyran Suétonien : c'est suivant
ce propos qu'il compare les tyrans de l'Antiquité au dirigeant
soviétique qui, selon les Mémoires de guerre de Charles
de Gaulle, avait menacé son interprète de l'envoyer en
Sibérie car il connaissait trop de dossiers confidentiels pour passer
à table, comme si de rien n'était.
Le tyran, tel que le définit Suétone,
est empli de perversité et fait appel à une bonté
illusoire qui ne fonctionne que par la peur qu'il engendre. Le César
n'est ni plus ni moins qu'un égal du calife Haroun Al-Rachid des
Mille et une nuits, qui feint l'ennui pour que son serviteur lui
propose bien des divertissements avant de suggérer de se faire mettre
à mort pour contenter son souverain. A cette annonce, ce dernier ne
cache plus sa joie et épargne sa victime : la peur l'a fait rire. Le
tyran ne trouve le plaisir que dans l'abus et la cruauté, affirmant sa
souveraineté par la haine : de débauches infantiles, il passe
à la violence33. On caricature l'excès pour qu'il soit
plus marqué et ce qui passe pour des accès de bonté est,
en réalité, illusoire. Si Tibère a refusé dans un
premier temps d'assumer le principat, c'est par hypocrisie. S'il a
présenté son départ pour Rhodes comme un service rendu
à Caius et Lucius, c'est toujours par hypocrisie.
Suétone feint de se comporter en scientifique
en examinant les vices des Césars séparément, comme les
symptômes d'une maladie : le fameux Césarisme. Tel un
médecin, il cherche à isoler les raisons de la haine des tyrans,
à caricaturer leurs travers pour mieux définir le despotisme. A
la lecture de ses Vies, on ne perçoit pas un récit
historique, mais davantage l'oeuvre d'un moraliste : le modèle de ce que
ne doit pas réaliser le souverain tout puissant s'il veut rester un
homme bon dans sa postérité. Si le texte s'adresse, comme ont
pensé bien des historiens, aux Antonins, c'est pour leur conseiller de
suivre l'exemple de Titus ou d'Auguste, des empereurs bons dont les travers
n'étaient qu'illusoires, plutôt que de se comporter comme le
goinfre Vitellius, le fou Caligula ou l'infantile Néron. Il
définit ainsi le Césarisme, la « domination des princes
portés au gouvernement par la démocratie, mais revêtus d'un
pouvoir absolu34».
Jacques Gascou, dans son Suétone
historien, formule ce propos : Suétone, il est vrai, n'est pas
un
« idéologue ». Il n'a pas eu le
dessein de mettre en forme des réflexions suivies sur le prince, sur le
pouvoir impérial, sur l'histoire. Pourtant, son oeuvre n'est pas
gratuite et il n'a pas entrepris de relater les vies des douze Césars
pour le
32. Vailland 1967, p. 174-175
33. Ibid., p. 225
34. Ibid., p. 176
23
seul plaisir de raconter ou par simple vanité
d'étaler une riche érudition. Il n'est pas dénué
d'intentions et d'idées ; mais ces idées et ces intentions, il
les exprime de façon concrète et indirecte. Il faut, en lisant
Suétone, prendre garde au fait que sous l'apparence anecdotique se cache
souvent une démonstration implicite. Quand il parle d'un prince, de ses
vertus, de ses vices, de sa politique, il fait en même temps
référence au prince idéal, comme s'il disposait d'une
« grille » qui lui permettrait d'instruire le procès ou de
faire l'apologie de chaque César. (...) Il n'est pas douteux non plus
qu'il ne pense à Hadrien et que, sans faire oeuvre de courtisan, il ne
soit soucieux de faire valoir discrètement les mérites de son
maître, soit en montrant que les meilleurs des Césars ont
possédé les mêmes vertus ou ont mené la même
politique que lui, soit en étalant les vices ou les fautes politiques
des mauvais princes, dont Hadrien est exempt. Suétone a aussi des
idées sur le principat. Il croit à la monarchie impériale,
qui est voulue par les dieux et qui est « l'optimus status », le seul
capable d'assurer le bonheur du peuple romain : il est vrai qu'il en est la
condition nécessaire, mais non la condition suffisante. Il faut aussi
que le prince possède la « moderatio » et « l'abstinentia
» et rejette tout esprit tyrannique : après bien des
tâtonnements et des expériences désastreuses, le principat
est entré avec les premiers Antonins dans la voie durable d'une
monarchie fondée sur ces vertus35.
b. La mauvaise foi des Anciens
Pour arriver à ses fins, Suétone
n'hésite pas à masquer la vérité, ou du moins
à présenter son récit comme il convient pour supporter ses
théories. Si, au cours de ses recherches, un point lui a semblé
aller à l'encontre de sa pensée, il l'aura exclu ou l'aura
déformé avant d'y faire référence. Sa vision de la
mort des Césars semble aller dans ce sens.
Dans son objectif de dénoncer le mauvais
souverain et de glorifier le bon, Suétone souligne
particulièrement les morts indignes des tyrans. Aux morts calmes
d'Auguste et Vespasien, morts dans leur lit, entourés de leurs amis,
l'auteur oppose les fins atroces des mauvais : Caligula est passé au fil
de l'épée, Vitellius est humilié publiquement avant
d'être égorgé, Domitien lutte en vain pour crever les yeux
de celui qui l'étrangle. Le destin a une morale. Mais Suétone
fait preuve de mauvaise foi : il élude au mieux la mort de Titus,
agonisant à la suite d'une maladie. Il ne fait aucun doute que l'auteur
ait cherché à ignorer au mieux ce fait qui allait à
l'encontre de la morale prônée : un bon souverain doit mourir
âgé et serein, ou assassiné injustement par les
méchants dans la fleur de l'âge, non de la peste à 41 ans.
Pour y remédier, il accuse Domitien d'avoir précipité la
mort de son frère, un motif qui semble plus s'accorder à la
morale : ce n'est pas le destin qui a voulu supprimer cet homme bon, mais la
jalousie d'un César pervers et cruel. Alors la mort de Titus est
contée deux fois : dans sa Vie pour conclure un court
règne prometteur, et dans celle de Domitien pour dénoncer les
vices du nouveau prince36. Il en va de même pour
Tibère, à la différence que Suétone ne
témoigne d'aucune sympathie pour aucun d'entre eux. Dans la Vie de
Tibère, il ne prend
35. Gascou 1984, p. 799-800
36. Ibid., p. 385-386
24
pas parti sur les causes de la mort de Tibère
mais, qu'il ait péri seul en cherchant de l'aide ou qu'il ait
été assassiné par son successeur, celle-ci fut atroce et
constitue le châtiment d'un règne où s'accumulaient les
vices. Dans la Vie de Caligula, il revient sur ce même
événement pour en faire une lecture incontestable : Caligula a
tué Tibère, une abominable première action pour le nouveau
prince (et qui fait écho à la priorité de son
prédécesseur en l'an 14 : condamner son rival
Postumus)37.
Nous l'évoquions précédemment,
Suétone suit un plan thématique et n'accorde que peu
d'égards à la chronologie. Ce qui peut paraître un choix
intéressant nuit à sa crédibilité : en l'ignorant,
il semble mettre en scène les événements à sa guise
et manque d'objectivité. Dans le cas de Tibère, l'auteur cherche
à diviser sa vie en deux grandes périodes : une bonté
feinte, où sa perversité est dissimulée, et une
libération progressive de ses vices alors que ses proches disparaissent.
Alors Suétone manipule la chronologie pour faire paraître le mal
dans les dernières années du règne alors même que
les événements cités peuvent être situés,
à la lecture des Anciens, aux premières années du
principat de Tibère. Ainsi, énumérant des actes ignobles
postérieurs à l'an 25, il conclut par la condamnation de Vonones,
roi des Parthes. Celui-ci, réfugié à Antioche aurait
été assassiné afin d'être dépouillé de
ses richesses : non seulement l'appât du gain est odieux, mais il se fait
au détriment d'un souverain, qui plus est un allié de Rome qui
est censé être sous la protection de celui qui l'attaque. En
confrontant Suétone aux autres sources, on aperçoit qu'il est le
seul à accuser Tibère : il semble que ce soit un soldat romain
qui l'ait mis à mort alors qu'il tentait de pénétrer
l'Arménie, sans que le prince ait donné le moindre ordre. De
plus, et c'est là notre propos, si Suétone ne date pas cet
événement, Tacite le fait : Vonones est mort en 19. Alors
l'auteur, pour affirmer sa thèse d'une progression chronologique des
vices de Tibère, se sert d'un événement survenu dans le
premier quart de son règne, bien avant la prétendue date de la
révélation de ses débauches (Germanicus est encore en
vie). Ce qui paraissait logique et défendable à la lecture seule
de Suétone devient une falsification de
l'Histoire38.
Alors les Vies constituent une source
intéressante sur le monde romain, car elles nous renseignent sur les
préjugés d'un homme sur les règnes précédant
sa naissance, motivés par son entourage, son vécu et la situation
politique de son époque, mais ne doivent pas être lues comme un
récit sans failles. Suétone est un romancier, un
prédécesseur du marquis de Sade selon Roger Vailland, qui ressent
la même « angoisse surmontée », la «
torpeur » et les « moiteurs » en lisant
Juliette ou les
37. Ibid., p. 381
38. Ibid., p. 409-410
25
Prospérités du Vice : il conte
la débauche, l'outrage à la morale39. Et
Suétone n'est pas le seul à blâmer : certes, il est celui
qui verse le plus dans la caricature, mais n'allons pas croire que Tacite ou
Dion aient réalisé leurs ouvrages en toute bonne foi. Les motifs
sont multiples - préjugés, opinions politiques, désir de
romancer l'Histoire - mais tous ont un même objectif : un souci de
vraisemblance en se servant des faits du passé à leur propre
compte.
III - La Vie de Tibère
La plupart des Modernes désireux
d'étudier les Césars comparent implicitement les sources
anciennes pour se faire leur propre opinion sur la véritable
personnalité des princes. Mais rares sont les études à y
être consacrées : à notre connaissance, il n'existe que
l'ouvrage de Manfred Baar, Das Bild des Kaisers Tiberius bei Tacitus,
Sueton und Cassius Dio (1990), en langue allemande et dont aucune
traduction n'a été apportée. Non que le propos soit
inintéressant ou trop ardu, mais il est difficile de mettre sur un pied
d'égalité des auteurs qui, selon l'historiographie, ont des
qualités toutes différentes : va-t-on accorder la même
place aux Annales de Tacite qu'aux compliments de Velleius ? De
même, ils ne suivent pas le même objectif ni le même plan :
Tacite, en annaliste, est attaché au respect de la chronologie,
Suétone n'y porte aucune attention et Velleius ne traite pas des
événements fâcheux cités par ses « rivaux
». Toutefois, Roger Vailland, dans Suétone, Les Douze
Césars (1967), met en évidence un plan commun aux auteurs de
l'Antiquité. S'intéressant à une seule de nos sources
majeures, il reconstitue un fil rouge commun à chacune des
Vies, en huit temps.
Nous ne cherchons pas ici à opposer les quatre
sources définies comme « majeures » les unes aux autres : le
propos serait fastidieux et là n'est pas le propos principal de notre
étude. Nous nous contenterons de les relier selon le plan de R.
Vailland, afin de déceler des poncifs communs, ceux là même
qui ont influencé des siècles d'historiographie. Nous commencions
ce chapitre par la biographie de Tibère telle que la présenterait
un Moderne tenant de résumer la vie de cet homme, nous le terminons par
une biographie constituée d'éléments structurants, communs
à chaque César, de l'évolution de la vie d'un prince, de
sa jeunesse prometteuse à sa fin odieuse.
a. Vie avant le pouvoir
39. Vailland 1967, p. 171
26
En premier lieu, « le César est un
homme comme un autre ». Tout comme le disait G. Maranon, auteur que
nous citerons abondamment dans cette étude : « Les empereurs,
que cela plaise ou non à la légende, meurent parfois comme de
simples mortels40». Si le prince a une position
privilégiée, une ascendance illustre, des richesses abondantes,
il n'est ni plus ni moins humain que ses sujets. Ainsi Suétone
présente le physique de chaque César, comme pour «
démystifier » les personnages : du corps parsemé de taches
d'Auguste41 à l'excroissance au flanc de Galba42
en passant par les cheveux rares de Caligula43, le corps du
souverain n'est pas meilleur que celui d'autrui. Même désir de ne
pas mettre le prince sur un piédestal chez Tacite : les vies des
Césars furent falsifiées par la crainte durant leur règne
puis par la haine après leur mort, et un bon historien - ce que Tacite
souhaite être - se doit de restituer la vérité « sans
colère comme sans faveur44».
Ensuite, « Avant d'atteindre le pouvoir
suprême, la plupart des Césars manifestent de grandes
qualités militaires et politiques ». C'est un fait : tous
reconnaissent l'implication de Tibère dans les campagnes en Germanie et
en Pannonie, et ne peuvent que saluer ses valeurs. Suétone rapporte les
actions militaires d'un soldat valeureux, tribun militaire chez les Cantabres
puis général en Germanie et en Pannonie45, livrant des
combats glorieux sans rechercher la flatterie personnelle : à la mort de
Varus, il diffère la date de son triomphe et refuse des titres
honorifiques46. Sur les campagnes de Tibère, on peut se
reposer sur le récit de Velleius Paterculus : il a combattu à ses
côtés et garde un profond respect pour son général.
Dans ce souci de glorifier son supérieur hiérarchique, Paterculus
prend une liberté d'écriture, présentant la mission en
Arménie comme un succès total (« il
pénétra en Arménie avec ses légions, rangea ce pays
sous la domination du peuple romain et en remit le sceptre au roi
Artavasde47 ») : en réalité il n'eut
qu'à soutenir celui dont les partisans avaient déjà occis
le rival. Il fait longuement le récit des campagnes en Germanie
(XCV.-XCVII. pour la période précédent son entrée
dans les rangs de l'armée, CIV.-CVI. pour leurs combats communs) et en
Pannonie (CX.-CXV.). L'auteur ne tarit pas d'éloges sur les
réussites des troupes romaines qui « parcoururent la Germanie
entière ; [vainquant] des peuples aux noms presque inconnus et la nation
des Cauches rentra dans l'obéissance. Toute leur armée, foule
immense de jeunes hommes aux corps gigantesques, se soumit, bien qu'elle
fût protégée par la nature du terrain ; entourée de
soldats dont les
40. Maranon 1956, p. 175
41. Suétone, Auguste, LXXX.
42. Suétone, Galba, XXI.
43. Suétone, Caligula, L.
44. Tacite, Livre I., I.
45. Suétone, Tibère,
IX.
46. Ibid., XVI.-XVII.
47. Velleius Paterculus, XCIV.
27
armes étincelaient, elle vint se prosterner, avec
ses chefs, devant le tribunal de Tibère.48 »
Toujours selon lui, Tibère était un homme illustre,
« remarquable par sa naissance, sa beauté, sa taille, ses
excellentes études et sa grande intelligence » ayant
déjà l'apparence d'un prince dans sa jeunesse49. Cet
homme vertueux, il le servit « pendant neuf
années consécutives, soit comme préfet, soit comme
légat » et fut « témoin de ses divins
exploits (...) [ne croyant] pas qu'il puisse être donné à
un homme de voir une nouvelle fois un spectacle semblable à celui dont
[il jouit], quand, dans la région la plus peuplée de l'Italie,
dans toute l'étendue des provinces de Gaule, tous, revoyant leur vieux
général, dont les mérites et les vertus avaient fait un
César avant qu'il en reçût le nom, se félicitaient
pour eux-mêmes plus encore que pour lui.50 ».
Ces valeurs, Auguste les a reconnu. Malgré son désamour pour
Tibère, il l'adopte dans l'intérêt de
l'État51.
b. Exercice du pouvoir
Puis, « Dès qu'il arrive au pouvoir,
le César entreprend de grands travaux d'utilité publique et
s'applique à élever le niveau de vie du peuple romain
». Velleius, ne tarissant pas d'éloges envers
Tibère, présente un début de
règne sain et souhaitable : « Les événements de
ces seize dernières années sont encore présents aux yeux
et à l'esprit de tous : qui pourrait les raconter dans leurs
détails ? César divinisa son père non pas en usant de son
pouvoir absolu mais en lui rendant un culte ; il ne lui donna pas le titre de
dieu, mais il en fit un dieu. Il ramena la bonne foi sur le forum ; du forum,
il chassa la sédition, du champ de mars les brigues, de la curie la
discorde. Il rendit à la cité les vertus qui semblaient mortes et
surannées, la justice, l'équité, l'activité. Les
magistrats retrouvèrent leur autorité, le sénat sa
majesté, les tribunaux leur force. Il réprima les
désordres du théâtre. A tous il inspira le désir ou
imposa la nécessité de bien faire. La vertu est honorée,
le vice puni. Le peuple respecte les grands sans les craindre, le grand prend
le pas sur le peuple sans le mépriser. A quelle époque le prix
des denrées fut-il plus bas ? Quand vit-on paix plus joyeuse que celle
qui s'étend de l'Orient à l'Occident jusqu'aux extrêmes
limites du nord et du midi, paix auguste qui délivra de toute crainte de
brigandage les coins les plus reculés du monde. Les ruines que la
fatalité apporte aux citoyens et aux villes mêmes sont
réparées par la libéralité du prince. Les villes
d'Asie sont relevées, des provinces délivrées des
vexations de leurs magistrats. La récompense est toujours prête
pour celui qui en est digne, le châtiment atteint lentement les
méchants, mais il les atteint.52 ».
Même les auteurs hostiles reconnaissent que le
prince avait commencé dignement en évitant de se comporter en
tyran, en témoigne Dion Cassius : Tibère porte toute affaire au
Sénat plutôt que d'en
48. Ibid., XVI.
49. Ibid., XCIV.
50. Ibid., CVI.
51. Suétone, Tibère,
XXI.
52. Velleius Paterculus, CXXVI.
28
décider seul53, refuse d'être
adulé pour son seul titre54, se montre généreux
et aimable envers ses amis55 et, grâce à ses valeurs,
fait aimer au peuple son gouvernement56. Au pire, il est rigoriste
et sévère, condamnant les désordres populaires dans les
théâtres alors qu'Auguste avait légiféré la
tolérance envers les histrions dissipés57 et peut se
montrer implacable quand on abuse de sa bonté : Tacite rapporte le cas
d'un nommé Hortalus, venu demander la charité à
Tibère, ne rencontrant que le mépris de celui qui abhorre la
mendicité d'un membre du milieu sénatorial salissant la
mémoire de ses ancêtres - ici, l'auteur voit déjà
poindre la fin du règne juste de ce prince qui laisse tomber «
la maison [d'Hortalus] dans une détresse
humiliante58».
De façade, du moins, « Le César
défend l'ordre moral et la pureté du sang romain ».
Dans le cas de Tibère, c'est un attachement au républicanisme et
un mépris des cultes orientaux qui le rattache à cette
thèse, même si l'hypocrisie lui est souvent reprochée.
Économe, Tibère s'insurge contre le luxe à
table59 et l'enrichissement dans l'usure60. Il s'oppose
aussi à la violence gratuite, mettant en garde son propre fils de ne
commettre « aucune violence, ni aucun excès
»61. Enfin, il veut rétablir la sainteté des
mariages en punissant les matrones prostituées62, mais tout
en édulcorant la loi préexistante, la Papia Poppea
d'Auguste, qui devenait matière à la
délation63.
L'oeuvre de Velleius Paterculus s'achève à cette
époque où Tibère est encore en grande partie un bon
prince. Quand vient l'heure du bilan, c'est une conclusion
flatteuse qu'il rédige : « Finissons
ce livre par un voeu. Jupiter Capitolin et toi, fondateur et soutien de la
gloire de Rome, Mars Gradivus, et toi aussi, Vesta, gardienne du feu
éternel, et vous toutes, divinités qui avez fait de l'empire
romain un immense édifice qui domine le monde entier, au nom de l'Etat,
je vous implore et je vous supplie. Gardez, conservez, protégez cet
Etat, cette paix, ce prince. Qu'après un long séjour parmi les
mortels, il reçoive de vous le plus tard possible, des successeurs dont
les épaules soient assez fortes pour soutenir le fardeau de l'empire du
monde
avec la vaillance que nous voyons en
César.64 » Malheureusement, aux yeux de la
postérité, le règne de Tibère ne s'achève
pas à ce moment : il est destiné au même cheminement que
celui des autres Césars, celui d'un dérèglement de la
personnalité et d'une débauche naissante.
53. Dion Cassius, Livre 57, VII.
54. Ibid., VIII.
55. Ibid., X.-XII.
56. Ibid., IX.
57. Tacite, Livre 1, LXXVII.
58. Ibid., Livre 2, XXXVIII.
59. Ibid., Livre 3, LIII.-LIV.
60. Ibid., Livre 6, XVI.-XVII.
61. Dion Cassius, Livre 57., XIII.
62. Suétone, Tibère,
XXXV.
63. Tacite, Livre 3, XXV.
64. Velleius Paterculus, CXXXI.
29
c. Perversion du pouvoir
Ensuite, « Le dérèglement des
Césars est lié au pouvoir absolu ». La
malédiction morale des Césars, ce que les Modernes nomment le
Césarisme, est due à l'exercice d'un pouvoir corrupteur et
procède par stades. Dans un premier temps, la débauche est
honteuse mais « innocente » : gourmandise et lubricité. Elle
devient ensuite violence, par la torture et le meurtre divertissant, une
prélude au sadisme. Enfin, les derniers mois - ou années - du
César pervers sont marqués par le massacre théâtral.
Pour Dion Cassius, c'est à la mort de Germanicus que Tibère est
devenu un mauvais homme et « après ce malheur, il
s'opéra en lui de nombreux changements, soit que son caractère
fût tel dès le principe, comme il le fit voir plus tard, soit
qu'il l'eût dissimulé pendant la vie de Germanicus, en qui il
voyait une menace contre sa puissance absolue; soit encore qu'il ait eu un bon
naturel et qu'il soit sorti de son chemin, une fois débarrassé
d'un rival.65 » S'en suit un changement de conduite
où le prince punit avec rigueur ceux qui lui manquent de respect et fait
mourir ses ennemis présumés66. Chez Suétone, la
méchanceté va crescendo : il est d'abord aigri et odieux (LIX.),
flagelle un innocent pêcheur (LX.), libère sa haine sans limites
par des meurtres et des procès inutiles (LXI.) et, enfin, se terre
à Capri tant l'humanité le débecte (LXII.). Les
qualités d'antan deviennent des vices : son sens de l'économie
devient avarice lorsqu'il confisque les richesses d'autrui67, son
sens de l'amitié devient un motif de favoritisme quand il promeut ses
compagnons de table sans juger de leurs compétences68 - tout
en trahissant certains amis sans qu'on puisse comprendre les motifs de son
geste69. Pourri par le vice, le moraliste d'antan devient lubrique
et cache ses débauches dans l'île de Capri, là où il
met en pratique des pensées obscènes, n'épargnant pas
même les enfants des familles illustres, « outrageant dans
ceux-ci une enfance modeste, dans ceux-là les images de leurs
ancêtres »70.
Dans un sixième temps, « C'est
généralement sur ses proches que le César s'exerce d'abord
à frapper ». Les victimes du tyran ne sont pas des inconnus :
ce sont ses rivaux. Et, pour contester l'autorité légitime d'un
despote, dans un régime qui repose sur l'hérédité,
les principaux acteurs seraient les membres de la famille : frères,
cousins, neveux,... On pensera à l'image du matricide Néron ou
aux accusations de meurtre rencontrées par Domitien au lendemain de la
mort de son frère
65. Dion Cassius, Livre 57, XIII.
66. Ibid., XIX.
67. Ibid., Livre 58, XVI.
68. Suétone, Tibère,
XLII.
69. Dion Cassius, Livre 58, XXII.
70. Tacite, Livre 6, I.
30
Titus. Tacite présente longuement, dans un
souci de chronologie, les assassinats commis au nom de la
méchanceté de Tibère. C'est d'abord la tête «
suspecte et odieuse » de Postumus qui doit tomber, par crainte
d'un rival à son nouveau pouvoir71. C'est ensuite Germanicus
qui est empoisonné par Pison, selon la légende en s'aidant de la
magie, tandis que le prince vaniteux ignore ce décès - dont il
porte la responsabilité72. Par l'intermédiaire de
Séjan, il ne songe qu'à « détruire les enfants de
Germanicus, qui devaient naturellement succéder à l'empire
», accusant de révolte leur mère Agrippine et
s'entourant d'adroits calomniateurs73. Ses victimes meurent dans
l'horreur, Drusus III poursuivi « jusque dans le tombeau »,
dont on épiait « le visage, les gémissements, les
soupirs les plus secrets74 », Agrippine outragée
par l'injure après sa mort, Tibère regrettant de ne pas l'avoir
étranglée ou jetée aux Gémonies plus tôt et
instaurant une fête pour célébrer le jour de sa
mort75. Même horreur dans le récit de Suétone
où le cheminement suit son impiété familiale : il
dénonce un prétendu complot de son frère (L.), ne respecte
pas sa propre mère ( LI.), n'aime pas ses enfants - allant
jusqu'à faire tuer Germanicus (LII.), accable sa bru (LIII.) et
persécute ses petits-fils (LIV.).
La septième partie, « César
enfin devient son propre spectateur » est, aux dires de l'auteur, peu
adaptées aux prédécesseurs de Caligula, si ce n'est dans
leur fatalisme : Tibère n'est pas son propre spectateur, mais il est
celui de la crise romaine, qu'il observe depuis son île
reculée.
Enfin, « l'aboutissement inéluctable
du Césarisme » passe par la démence, la terreur
imposée et ressentie et la mort violente et sordide. Condamné
moralement pour ses crimes, le mauvais prince sombre dans la paranoïa,
craint la mort et soupçonne les complots, ne trouve pas la paix
intérieure et n'échappe pas à l'assassinat. Dans ses vieux
jours, Tibère est soupçonné de
démence76. Défaitiste et empli de ressentiment, il lui
revient en mémoire la stratégie de son prédécesseur
: choisir un mauvais successeur pour chercher « la gloire dans un
odieux contraste77». Il nomme alors son petit-fils adoptif
Caius en souhaitant « qu'après [lui] brûle toute la
terre78». Mourant indignement, une injustice qui sied
à ce tyran, il finit étouffé « sous un amas de
vêtements épais » par son ministre Macron qui avait
compris qu'il lui fallait « abandonner le soleil couchant pour
s'empresser au soleil levant79». Au préalable, il
avait eu une faiblesse et l'on crut qu'il était déjà mort
: sa fin ne fut donc
71. Ibid., Livre 1, VI.
72. Ibid., Livre 2, LXIX.-LXXXIV.
73. Ibid., Livre 4, XII.
74. Ibid., Livre 6, XXIV.
75. Ibid., XXV.
76. Dion Cassius, Livre 57, XXIII.
77. Tacite, Livre 1, X.
78. Dion Cassius, Livre 58, XXIII.
79. Ibid., XXVIII.
pas aussi douce qu'il le voulait80. Ainsi
s'achève la vie de ce prince, une vie que Tacite résume à
la fin du sixième livre des Annales81.
d. Qui croire ?
Quand Roger Vailland organise ce plan, c'est
uniquement en réaction à Suétone, pour qui chaque Vie
est bâtie sur ce modèle, qui fait lieu de substitut à
la chronologie. Mais on retrouve ces mêmes grandes idées chez
Tacite et Dion, et dans une moindre mesure chez Velleius Paterculus (dans son
cas, l'étude s'arrête au moment où le cinquième
temps apparaît dans les textes des autres auteurs). Quelle que soit
l'organisation des idées chez les auteurs de l'Antiquité, on
retrouve un cheminement commun : un homme porté au pouvoir par la force
des événements, dont les premiers mois de règne permettent
de se faire une première opinion sur ses compétences et où
l'exercice du pouvoir va pervertir l'esprit du prince, le transformant en
tyran.
Qui croire ? Sans doute aucun plus que l'autre. La
pseudo-apologie de Velleius est une légende, mais se base sur des vertus
indiscutables de l'empereur, tandis que la pseudo-condamnation de
Suétone est tout aussi fictive, mais est fondée sur des vices
indiscutables de l'empereur82. En l'absence de certitudes, on se fie
à la majorité : alors Tibère devient pendant des
siècles le monstre décrit dans sa Vie, l'empereur «
hautain, misanthrope et étrange », dont les
mystères ne peuvent que cacher des instincts primaires
intolérables83. Voilà Tibère tel que l'Histoire
l'a longtemps représenté.
80.
31
Tacite, Livre 6, L.
81. Ibid, LI. - La citation illustre notre premier
chapitre
82. Maranon 1956, p. 5
83. Martin 2007, p. 21
32
CHAPITRE 2 -
L'EVOLUTION DE LA POSTERITE
Tel est le paradoxe du personnage : à
première vue, l'impression d'un échec, mais quand on aborde les
détails, beaucoup d'éléments qui, assemblés,
devraient en faire un acteur décisif de l'histoire du monde romain.
C'est peut-être ce qui explique l'indécision de l'historiographie
moderne à son sujet : entre l'aristocratie profondément hostile
au principat qu'évoque Pierre
Grenade, le grand politique injustement incompris que
veut défendre D. Pippidi, le monstre que dépeint Catherine Salles
et the politician, titre guère plus flatteur en anglais qu'en
français, de Barbara Levick, on a du mal à reconnaître le
même personnage. Tibère semble proposer à l'historien
moderne un mystère redoutable.
[ Emmanuel LYASSE - Tibère ]
33
A. Une postérité ingrate
Au sortir de l'Antiquité, l'image de Tibère
est majoritairement celle d'un mauvais empereur. Et si sa
légitimité pouvait encore être supportée par sa
position de second des princes de Rome, d'un système politique qui
durait sur plusieurs siècles, la chute de Rome lui enleva ce
bénéfice. Alors la postérité de Tibère
devait être « ingrate » et ne plus lui accorder le moindre
pardon.
I - Postérité médiévale
La postérité médiévale de
Tibère n'offre qu'à peu de discussions, tant car elle est une
suite logique de la postérité antique et car Rome y est souvent
oubliée, les empereurs d'antan n'étant plus que de lointains
souvenirs. Lorsqu'on évoque Tibère, c'est l'image d'un mauvais
homme, d'un persécuteur qui apparaît. Dans le Livre de la
cité des dames, Christine de Pizan (en 1404-1405) présente
une Agrippine dépressive et suicidaire, cherchant la mort après
que son mari ait été victime des attaques d'un Tibère
jaloux84.
Tibère n'est guère plus que l'ennemi du
bon chrétien (ce fait, nous en reparlerons ultérieurement, en
évoquant le rapport de Tibère au Christ). Théodore de
Bèze, en 1574, dans son Droit des magistrats sur leurs sujets,
invite au respect religieux pour les autorités, même si elles sont
mauvaises. Et pour citer un mauvais empereur, il pense d'abord à «
Tybere » : S. Pierre pareillement ordonne qu'on ait
à
honorer le Roi [...]. Et ce neantmoins nul
n'ignore quels estoient les empereurs de ce temps-là, assavoir Tybere et
Néron85
Ainsi, aucune compassion n'est éprouvée
envers le tyran, le monstre cruel, l'ennemi de Dieu. Évoquer
Tibère au Moyen-Âge, c'est évoquer le spectre de l'ancien
temps, le démon païen aux vices
grotesques. Ainsi, comme nous le rapporte Allan Massie
dans The Caesars : Quand Gilles de Rais, qui fut compagnon de
Jeanne d'Arc, confessa en 1440 des crimes incluant la séduction ou le
viol et le meurtre de quelque huit-cents enfants, il justifia son atroce
conduite de la manière suivante : il avait lu Suétone, dit-il, et
avait été tant impressionné par la Vie de l'Empereur
Tibère qu'il succomba au désir de l'imiter. Ainsi était la
réputation médiévale de
84. Slera A., Remarques sur la représentation
du tyran antique dans l'oeuvre de Christine de Pizan, in Bjai 2009, p.
177
85. Huchard C., Tyrans anciens et modernes dans
les Mémoires de l'Estat de France de Simon Goulart, in Bjai 2009, p.
196
34
l'homme que le grand historien allemand Mommsen
appelait lui même le plus apte des
empereurs.86
II - Postérité à l'époque
moderne
a. Tibère et les Lumières
L'époque moderne n'est pas plus indulgente avec
Tibère. En France, il apparaît dans les écrits des
philosophes des Lumières. Voltaire (1694-1778) présente, dans son
Dictionnaire philosophique (1764), un tyran indigne, faisant appel
à la cruauté pour assouvir l'exercice de son pouvoir, tout en
admettant que le propos repose sur l'interprétation de sources dont la
fiabilité est discutable - nous y reviendrons à la fin du
quatrième chapitre.
Montesquieu (1689-1755) consacre un chapitre à
Tibère dans sa Considération sur les causes de la grandeur
des Romains et de leur décadence (1734). Le propos est
condamnatoire : Tibère a perverti le principat en transformant ce
système politique, maladroit mais défendable, en une tyrannie
marquée d'asservissement. Ce n'est pas tant l'échec politique que
Montesquieu critique, mais l'exercice de la peur. En régnant avec
fermeté, Tibère a annihilé la confiance que se
portaient
les Romains entre eux. La vie devenait alors
terreur87: Il y avoit une loi de majesté contre ceux qui
commettoient quelque attentat contre le peuple romain Tibère se saisit
de cette loi, et l'appliqua, non pas aux cas pour lesquels elle avoit
été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses
défiances. Ce n'étoient pas seulement les actions qui lomboient
dans le cas de cette loi ; mais des paroles, des signes et des pensées
même : car ce qui se dit dans ces épanchements de coeur que la
conversation produit entre deux amis, ne peut être regardé que
comme des pensées. Il n'y eut donc plus de liberté dans les
festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans
les esclaves : la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant
partout, l'amitié fut regardée comme un écueil,
l'ingénuité comme une imprudence, la vertu comme une affectation
qui pouvoit rappeler, dans l'esprit des peuples le bonheur des temps
précédents.88
Par peur, les Romains s'asservissent
d'eux-mêmes, ils dénoncent le propos le plus innocent, glorifient
leur oppresseur allant jusqu'à « proposer qu'il lui fût
permis de jouir de toutes les femmes qu'il lui plairoit.89 »
(le propos concerne ici Jules César, mais il pave la voie à
ses successeurs et
86. Massie 1983, p. 8 : « When Gilles de Rais,
sometime colleague of Joan of Arc, confessed in 1440 to crimes which included
the seduction or rape and subsequent murder of some eight hundred children, he
accounted for his atrocious conduct in the following way : he had read
Suetonius, he said, and had been so impressed by his Life of the Emperor
Tiberius that he had succumbed to a desire to emulate him. Such was the
mediaeval reputation of the man whom the great German historian Mommsen was
himself to call the most capable of emperors. »
87. Dans l'élaboration de ce mémoire,
nous avons cherché à retranscrire les textes français
anciens à l'identique. Il est possible que certaines retranscriptions
aient été corrigées instinctivement, notamment en
l'absence de tout accent grave (« Tibère » devient «
Tibere »)
88. Laboulaye 1876, p. 229-230
89. Ibid., p. 231
35
démontre à quel point la
servilité est odieuse). Du moins, Montesquieu ne rejette pas toute la
responsabilité de ces actes sur Tibère, qui ne fait que
réduire des libertés déjà affaiblies par
César et
Auguste. L'intention est, il le reconnaît,
républicaine : Il ne paroît pourtant point que Tibère
voulût avilir le sénat : il ne se plaignoit de rien tant que du
penchant qui entraînoit ce corps à la servitude; toute sa vie est
pleine de ses dégoûts là-dessus : mais il étoit
comme la plupart des hommes, il vouloit des choses contradictoires ; sa
politique générale n'étoit point d'accord avec ses
passions particulières. Il auroit désiré un sénat
libre, et capable de faire respecter son gouvernement; mais il vouloit aussi un
sénat qui satisfît, à tous les moments, ses craintes, ses
jalousies, ses haines; enfin, l'homme d'État cédoit
continuellement à l'homme.90
Dans un propos ultérieur, Montesquieu compare
Tibère au roi Louis XI (roi de France de 1461 à 1483). Leurs
caractères lui paraissent semblables : ce sont deux hommes
dissimulés, peu aimables voire haineux, haïs par la
postérité qui voit en eux le type même du tyran. Mais le
Romain est plus
avisé dans ses vices, les faisant moins
paraître : Tibère et Louis XI s'exilèrent de leur pays
avant de parvenir à la suprême puissance. Ils furent tous deux
braves dans les combats et timides dans la vie privée. Ils mirent leur
gloire dans l'art de dissimuler. Ils établirent une puissance
arbitraire. Ils passèrent leur vie dans le trouble et dans les remords,
et la finirent dans le secret, le silence et la haine publique. Mais si l'on
examine bien ces deux princes, on sentira d'abord combien l'un était
supérieur à l'autre. Tibère cherchait à gouverner
les hommes, Louis ne songeait qu'à les tromper. Tibère ne laissa
sortir ses vices qu'à mesure qu'il le pouvait faire impunément;
l'autre ne fut jamais le maître des siens. Tibère sut
paraître vertueux lorsqu'il fallut qu'il se montrât tel ; celui-ci
se discrédita dès le premier jour de son règne Enfin Louis
avait de la finesse, Tibère de la profondeur ; on pouvoit, avec peu
d'esprit, se défendre de Louis; le Romain mettoit des ombres devant tous
les esprits, et se déroboit à mesure que l'on commençoit
à le voir. Louis, qui n'avoit pour eux que des caresses fausses et de
petites flatteries, gagnoit les hommes par leurs propres foiblesses ; le
Romain, par la supériorité de son génie et une force
invincible qui les entraînoit. Louis réparoit assez heureusement
ses imprudences, et le Romain n'en faisoit point. Celui-ci laissoit toujours
dans le même état les choses qui pouvoient y rester, l'autre
changeoit tout avec91
b. Villemain, ou l'empereur incapable
Notre second exemple de récit antérieur aux
débats de réhabilitation date d'un siècle après
celui de Montesquieu. Il s'agit des Études de littérature
ancienne et étrangère (1849), d'Abel-François
Villemain (1790-1870). L'auteur s'intéresse à plusieurs
personnages de l'Antiquité (Hérodote, Cicéron ou
Plutarque) et de l'époque moderne (Shakespeare, Byron ou Pope). Un
chapitre est consacré à Tibère, qu'il présente
comme un tyran hypocrite, dénué de la moindre qualité de
gouvernement. L'auteur nous est connu, mais ses motivations sont
imprécises. A.-F. Villemain fut député, puis ministre de
l'Instruction publique de 1839 à 1845 sous le deuxième
ministère Soult, et
90. Ibid. p. 232
91. Ibid. p. 377-378
36
vice-président du Conseil royal de
l'Instruction publique. Il fut également professeur en Sorbonne,
jusqu'en 1848, et resta, sous la République, un auteur de
référence. Ainsi, lorsqu'on connaît son
parcours politique, il n'est pas aisé de
déterminer si, lorsqu'il évoque Séjan (Toutefois on
n'osa pas suspendre l'exécution de quelques condamnés. Leurs
gardes , pour ne rien faire contre l'ordre établi , les
étranglèrent dans la prison ; horrible exactitude des bourreaux,
qui , dans notre révolution , s'est reproduite à la mort du plus
vil des
tyrans démagogues.92) il vise
Louis XVI, s'opposant ainsi à la monarchie rejetée par
Orléans - à qui il doit sa carrière, ou Robespierre,
démontrant son hostilité à la nouvelle République
destituant la monarchie.
Quelles que soient ses motivations, l'auteur n'admet
aucune sympathie pour Tibère. Il le dépeint comme un assassin,
éliminant tout personnage allant à l'encontre de ses intentions :
il empoisonne Germanicus par jalousie, Pison pour ne pas qu'il dénonce
son implication dans ce meurtre, Néron et Drusus sans motifs valables et
dans des conditions des plus honteuses et, le pire de ses crimes, ordonne
lui-même l'agonie de la fille de Séjan. Lâche et retors, il
fait porter toute responsabilité de ses crimes à autrui. Le
Sénat est forcé, pour survivre, d'encourager la délation
et, par ce fait, d'entraîner la ruine morale de Rome. Son hypocrisie n'a
d'égale que sa cupidité : il se prononce en faveur de Julie
exilée pour en récupérer des dons, feint la colère
en lisant des lettres défavorables à Auguste afin de gagner sa
confiance ou se sert de Séjan pour cacher ses crimes et les lui
attribuer dans ses Mémoires. Quant à lui attribuer toute
sympathie envers son contemporain de Judée, ce ne serait que des
inventions tardives, sans aucune légitimité.
Mais au contraire de Montesquieu, peu favorable
à ce prince mais lui reconnaissant quelques rares vertus, Villemain ne
lui trouve aucune excuse. L'aspect le plus favorable de sa politique, le soin
du
niveau de vie des Romains, serait invention et il ne
faudrait retenir de ce règne que la tyrannie : On a dit plus d'une
fois , pour expliquer la longue patience des Romains , que la tyrannie des
Césars pesait sur le sénat , que leurs cruautés, quelque
grandes qu'on les suppose, tombaient sur un petit nombre d'hommes
rapprochés du pouvoir par leur ambition et leurs intrigues; que le reste
des citoyens reposait en pleine sécurité, et qu'ainsi ces
règnes odieux dans l'histoire ont pu n'être pas malheureux pour
les peuples. Cette explication est mal fondée, même pour
Tibère, le plus habile, et partant le plus modéré de ces
despotes qui opprimèrent les Romains avec une férocité
semblable à la démence. Sa tyrannie s'étendait dans toute
l'Italie et dans les provinces : de riches citoyens de la Gaule, de l'Espagne
et de la Grèce, étaient injustement condamnés, l'un parce
qu'il avait des mines d'or que le prince confisquait à son profit , un
autre parce qu'il était suspect, un autre parce-qu'il
déplaisait.93
Au sortir du XVIIIe siècle, voire jusqu'au
milieu du XIXe, il n'est pas aisé de réhabiliter le «
Bouc
92. Villemain 1849, p. 101
93. Villemain 1849, p. 93
37
de Capri ». Toute tentative est vouée
à l'échec tant l'image est négative. Tibère reste
le personnage méprisable des Annales de Tacite, un symbole de
débauche et de cruauté, de vices nouveaux et scandaleux. Au mieux
on respecte son art de la dissimulation, qu'Allan Massie compare à celui
de Machiavel94 ou l'on se fascine pour cet homme, non pas en tant
que prince, mais en tant qu'énigme historique. Pourtant, certains
auteurs s'essaient à ce travail de réhabilitation - ou du moins,
cherchent à nuancer l'image que la postérité offrait
à Tibère. Parmi eux, Linguet.
III - Un précurseur à la
réhabilitation : Linguet
Simon-Nicolas-Henri Linguet est un auteur
français, né en 1736 à Reims et mort à Paris en
1794. Avocat, il défendit des personnages illustres de la noblesse
française, ce jusqu'à être radié du barreau en 1774.
Célèbre pour ses attaques virulentes, sans distinction entre ses
ennemis, il se reconvertit brièvement dans le journalisme, au
Journal de politique et de littérature qu'il dut quitter
à la suite de plaintes. Ses oeuvres littéraires ont
été publiées dès 1777, durant son exil en
Angleterre (il était souvent poursuivi, et fut embastillé de 1780
à 1782). Parmi elles les Annales civiles, politiques et
littéraires ou Mémoire sur la Bastille. Anobli par
Joseph II de Habsbourg et avec l'aide de Louis XVI, qui apprécie ses
textes, il rentre en France sans encombres et poursuit son métier de
journaliste durant la Révolution française. Membre du Club des
Cordeliers, il fréquente Robespierre et Danton. Ses positions politiques
sont plus difficiles à cerner : il n'est pas à proprement parler
un monarchiste, dénonçant le despotisme de l'Ancien
Régime, mais n'adhère pas au sentiment révolutionnaire,
dont il dénonce le libéralisme économique. Il est
arrêté en septembre 1793 sur accusation de sympathies envers les
monarchies étrangères et guillotiné le 27 juin 1794 sur
motif d'avoir « encensé les despotes de Vienne et de Londres
».
L'oeuvre qui nous intéresse ici s'intitule
Histoire des Révolutions de l'Empire Romain. Pour servir de fuite
à celle des Révolutions de la République (1777 - en
deux tomes). Il s'agit de l'un des premiers textes à remettre
en question la légitimité de la postérité de
Tibère, sans pour autant s'affirmer comme un plaidoyer pour
réhabiliter le prince. Linguet cherchait à conter l'Histoire de
Rome de l'avènement d'Auguste à la mort de Caligula - le chapitre
consacré à cet empereur étant très bref. Le
règne de Tibère est présenté dans les deux tomes,
la jonction étant faite à la mort de Germanicus.
94. Massie 1983, p. 89 : « The lessons in the
arts of dissimulation and pretence, of which Tiberius seemed to great a master,
were to the taste of princes schooled by Machiavelli »
38
Linguet décrit un prince dont le bilan
politique est mitigé. Néanmoins, au contraire de bien des auteurs
à cette époque, il ne nie pas les valeurs de Tibère :
certes, il fut un empereur médiocre et son caractère était
détestable, mais il fut un excellent militaire, un travailleur
sérieux et un homme
intelligent : Quelqu'un a dit qu'il n'y avoit pas
de meilleurs Princes que ceux qui n'étoient pas nés pour
l'être. Tibère démentit cruellement cette maxime,
confirmée d'ailleurs par beaucoup d'exemples.95 (...)
Il montra dès sa jeunesse des talens marqués dans tous les
genres. Il fit la guerre avec succès. Il rassura le premier, Rome et
l'Empire, lorsque la perfidie heureuse d'Arminius y eut répandu
l'effroi. Il étoit infatigable au travail. Il réunissoit une
connaissance profonde des affaires et des hommes, à la sagacité
la plus éclairée. Mais on lui reprocha toujours une humeur
sombre, un penchant à la dissimulation, qui s'allie rarement avec la
vertu, et qui couvre presque toujours de grands
vices.96
Le premier tome de cette oeuvre est essentiellement
consacré à la question militaire, suscitée par les
mutineries du Rhin et de Pannonie. Les soldats sont présentés
comme des révoltés avides, dépourvus de tout patriotisme,
et revendiquant des dons égaux à ceux qu'avaient perçus
leurs
ancêtres durant la guerre civile : Ils
s'étoient transmis par tradition le souvenir de ce que leurs
prédécesseurs y avoient gagné. Ils comparoient, en
frémissant, les richesses prodiguées aux légions des
Triumvirs dans des tems de troubles, avec l'économie qui
présidoit aux récompenses pendant la paix. Ils se rappelloient
avec transport ces partages des terres, dont on a pu voir les détails
dans l'histoire de la République.97
Tibère déprécie Germanicus, non
pour des raisons politiques, mais par des jalousies personnelles : il ne
supporte pas de voir ce jeune homme populaire et brillant qui lui fait de
l'ombre et le renvoie à sa propre solitude. Linguet dépeint une
image flatteuse de Germanicus, un héros mort trop jeune, dans des
conditions injustes et qui aurait pu être un souverain
apprécié de la postérité. Mais, sans l'en accuser,
l'auteur renvoie néanmoins à l'attaque que sa grandeur portait au
moral de l'empereur, la jalousie portant préjudice au bon
déroulement de son règne. De plus, c'est de ce désamour
que se
servent les mutinés lorsqu'ils proposent
à Germanicus de briguer le trône : Connoissant entre ces deux
Princes tant de sujets de se craindre et de se haïr, il n'est pas
étonnant que l'armée se promit l'appui du neveu, en travaillant
à détrôner l'oncle. Comme cependant la grandeur d'âme
du premier étoit connue, on n'osa pas d'abord lui en faire la
proposition. La révolte s'annonça, ainsi qu'en Hongrie, par de
simples murmures, contre un service aussi dur qu'infructueux. Mais le soldat
qui sentoit mieux les forces, se porta plus promptement à en
abuser.98
Le second tome commence par l'arrivée de
Séjan dans la politique impériale. Au lendemain de la mort de
Germanicus, Tibère libère ses bas-instincts et l'ambitieux
ministre profite de la situation pour se faire promouvoir. L'auteur
reconnaît le danger que représentait Séjan, de par son
charisme,
95. Linguet 1777, p. 44
96. Ibid, p. 44-45
97. Ibid., p. 53-54
98. Ibid., p. 83
39
ses ambitions mal placées et son absence de
scrupules quand le crime était nécessaire pour servir ses
objectifs. Pourtant, il n'aurait pu causer autant d'horreurs sans complices :
Livilla apparaît comme une perverse, abandonnant ses espérances de
devenir impératrice (son mariage avec Drusus lui étant bien plus
profitable qu'une alliance avec Séjan) pour accéder à des
plaisirs déshonorants, Agrippine énerve assez Tibère pour
que l'ambitieux les dresse l'un contre l'autre et le prince lui-même, par
son caractère ombrageux, est sensible aux fourberies de Séjan,
qui excite sans cesse sa colère. Macron, son successeur, est
présenté plus que jamais comme un héritier de ces vices,
un ennemi d'autant plus dangereux pour Séjan qu'ils partagent les
mêmes pensées.
A la mort de Séjan, Tibère est un homme
fini. Son ressentiment est plus fort que jamais, son mépris l'isole de
son peuple et la fin de son règne n'est qu'une successions
d'infâmes cruautés et débauches. Néanmoins, Linguet
refuse d'admettre les récits des Anciens comme véridiques. La
perversion est une accusation grave, salissant la réputation de l'Homme,
qui plus est dénuée de crédibilité chez un
vieillard. Tout au plus, Tibère est un hédoniste incompris, dont
les plaisirs passent pour licencieux. Quant à la violence, on ne peut la
nier, mais elle ne témoigne pas de tendances cruelles : Tibère
est un homme ferme, qui ne néglige pas d'employer la manière
forte pour se faire respecter, mais ne
prend pas plaisir à torturer. Pour Linguet, de
tels actes seraient contraires à la nature humaine99:
Voilà ce que raconte Tacite, et ce que sa manière admirable
de peindre ne fera jamais croire à un Lecteur sensé. On a vu des
tyrans se baigner dans le sang de leurs sujets. La Saint Barthelemi est une
preuve du peu de cas que les Souverains font quelquefois de la vie des hommes.
(...) Mais ici ni le fanatisme, ni l'intérêt, ni l'ambition ne
pouvoient avoir lieu. Tibère régnoit seul et sans contradiction.
L'unique objet qui pouvoit lui causer quelque crainte, venoit d'être
abattu. J'ose le soutenir, la méchanceté humaine ne va point
jusqu'à verser le sang des hommes, uniquement pour s'épargner un
peu d'ennui.100
Le dernier chapitre consacré au règne de
Tibère fait office de bilan de son règne. Ce fut indubitablement
un échec, mais l'intention de faire le bien était
présente. Ce n'est que par son caractère renfrogné et par
la perversion des ambitieux que Tibère n'a pu devenir un prince
respecté, témoignant d'une attention particulière aux
besoins du peuple, à l'intelligence militaire - il
préférait des frontières stables à un empire
élargi, mais en crise - et d'une envie d'être aimé.
Certaines de ses
bonnes intentions ont même pu être
observées, à commencer par son respect du peuple :
Tibère fut un mauvais Prince sans contredit. Il se fit
détester de la noblesse. Il sacrifia les têtes les plus
élevées de l'État à sa tranquillité. Mais il
ne paroît pas que les peuples fussent à plaindre sous son
gouvernement.101
99. M.-F. David-de Palacio fait remarquer,
à juste titre, que le propos de Linguet est tragiquement ironique :
c'est cette même propension à la violence qu'il niait qui l'a
conduit dix-sept ans plus tard à l'échafaud.
100. Ibid., p. 156-157
101. Ibid., p. 162
Tibère n'est pas plus à blâmer que
les autres Césars. Pour Linguet, Jules César - alors même
qu'il est présenté comme un héros - est bien plus
méprisable que les « mauvais empereurs », Tibère et
Néron y compris, puisqu'il a conduit Rome à la guerre civile.
L'infamie ne doit se mesurer en crimes
privés (assassinats, débauches,...) mais
en fautes publiques. La postérité est donc injuste : On
trouve dans tous leurs ouvrages une méprise bien générale
et bien funeste. Ils accablent des épithetes les plus odieuses un homme
puissant, qui sacrifie à sa sureté quelques têtes de
marque. Il déifient un Prince imbécile qui abandonne une Nation
entiere aux vexations de ses Ministres, ou de leurs créatures. Ils font
l'apothéose d'un conquérant qui inonde la terre de sang, et qui
sacrifie une infinité d'hommes à l'ambition la plus
insensée.102
Faire de Linguet un défenseur de Tibère
serait une faute d'interprétation : s'il plaint l'infortune du prince
par moments, il ne peut en faire une victime et le dépeint comme un
« perdant ». Mais il est a inspiré le mouvement de
réhabilitation qui devait prendre de l'ampleur un siècle
après sa mort.
40
102. Ibid., p. 163
41
B. Réhabiliter Tibère ?
I - Le mouvement de réhabilitation
a. La naissance du mouvement de réhabilitation
Il est difficile d'établir la date à
partir de laquelle le mouvement réhabilitant a pu se développer.
En effet, ce sont des études diverses, datées de la seconde
moitié du XIXe siècle, qui font office de
références à ce courant et ont offert à
débat, inspirées par des travaux antérieurs. Gregorio
Maranon
propose une lecture de cette réhabilitation
naissante : Il est indéniable que la réhabilitation de
l'empereur a été influencée par les rationalistes, et
parfois les farouches anti-chrétiens, une pensée de
l'écriture historique moderne, dès la fin du dix-huitième
siècle. N'oublions pas que l'un des premier défenseurs de
Tibère, et de plus un de ceux à avoir le plus d'influence en
ayant créé une atmosphère qui lui soit favorable,
était Voltaire. (...) Une des légendes à laquelle Voltaire
s'opposa était précisément celle d'un Tibère devenu
chrétien. Alors vinrent les révisions apologistes du personnage
de Tibère, menées par des historiens français, allemands
et anglais, beaucoup d'entre eux influencés par le puritanisme
protestant car, en bien des aspects, ce César se présentait comme
un prédécesseur de Calvin. Finalement vinrent plus d'historiens,
des italiens cette fois, que la diffusion du nationalisme dans leur pays
rendaient plus favorable à la défense des grands noms de la Rome
antique.103
Cet intérêt naît dans un but
précis : discuter de la véracité des textes antiques et de
la personnalité d'un personnage méconnu, car incompris. Car
Tibère représente la base d'un modèle politique
perpétué durant des siècles : l'impérialisme. Il
est aussi un personnage chargé de symboles : mélancolie,
ressentiment,... des thèmes chers à la fiction du XIXe
siècle. Marie-France David-de Palacio définit ce nouveau
Tibère comme le représentant du « destin tragique de la
modernité, une sorte d'allégorie à l'usage des consciences
malheureuses du nouveau siècle, le vingtième104.
»
S'il faut définir un « chef de file »
à ce mouvement, M.-F. David-de Palacio propose le nom d'Adolf Stahr.
Celui-ci publie, en 1863, Bildr aus dem Altertum,
considéré comme le premier texte
moderne réhabilitant Tibère, dont voici
le préambule : « J'ai entrepris de ramener à de justes
proportions le jugement porté par les hommes sur un souverain dont le
nom n'a été cité jusqu'à présent dans
l'histoire qu'à titre de symbole du pire, ce qui, réduit à
l'image d'un tyran inhumain, peut bien susciter l'exécration. (...)
Entre son panégyriste
103. Maranon 1956, p. 6-7
104. David-de Palacio 2006, p. 212
42
inconditionnel Velleius et son accusateur
enragé Tacite, la balance s'incline largement du côté
défavorable dans la quasi-totalité des livres d'histoire
récents. Au mieux, on nous y présente un monstre,
énigmatique certes, composé des qualités les plus
contradictoires, mais toujours un monstre, dont la vue fait frémir
d'effroi notre sentiment d'humanité, un être étrange, que
nous ne parvenons pas à expliquer, un effrayant mystère, dont la
clef nous manque, comme elle manquait déjà, en
vérité, à l'auteur de qui nous tenons les informations
principales concernant Tibère.105
La thèse de Stahr repose sur une
réfutation de Tacite. Celui-ci, référence de la plupart
des ouvrages d'historiens consacrés à Tibère, offre une
vision partiale des événements, motivée par ses propres
convictions. Ainsi, le bon historien se doit de réfuter les
Annales, du moins les lire avec prudence, pour comprendre le second
prince de Rome. Le drame de Tibère est d'avoir sombré dans la
folie dès
lors qu'il apprit la trahison de Séjan, le
dernier homme qu'il pensait être son ami : L'effet produit sur la
sensibilité de Tibère par la découverte des méfaits
et de la trahison de son ami intime fut terrible. Une absence totale d'espoir
en l'humanité, une sinistre fureur rentrée comme le monde et
contre son propre destin s'emparèrent de lui. Ce fut comme si, avec la
trahison de Séjan, le dernier lien qui le reliait encore à
l'humanité s'était rompu. (...) Sa cruelle vengeance envers ceux
qui avaient pris part au crime de Séjan ne connut au début ni
mesure ni but précis, et il laissa impitoyablement torturer et
assassiner tout ce qui, au cours de l'enquête, lui tombait sous la main.
Sa douleur et son désespoir confinèrent à la folie, et il
est presque certain que depuis lors son âme resta occasionnellement
troublée par l'ombre de la
démence.106
b. Un devoir de mémoire
Réhabiliter Tibère devient un devoir de
mémoire pour l'historien. Devant l'injustice de la
postérité,
il est amené à la contester :
L'histoire a pendant longtemps jugé cet homme d'après les
dernières années de son règne, et lui a fait ainsi un tort
sévère. Il n'y a sans doute aucun autre homme que Tibère
qui ait connu un destin aussi tragique. Caractère noble et humain en
tous points, il est conduit très tôt par la bassesse de sentiment
de son entourage, par les flatteries trompeuses du personnel de l'État
et des sénateurs, au mépris des hommes, ce qui rend plus
difficile la grandeur de sa mission. Mais plein de sentiment du devoir, il ne
retarde pas l'exécution de ce qu'il tient pour juste ; il trouve sa
récompense dans l'espoir de rendre son peuple heureux et de gagner un
jour dans l'histoire un nom glorieux. (...) L'histoire est juste.
Tibère, longtemps vilipendé, reconquiert aujourd'hui son honneur.
On s'est dit avec raison que l'on ne devait pas lui imputer les actes
perpétués pendant son effroyable
maladie.107
C'est cet objectif que défend Edward Beesly. Son
ouvrage Catiline, Clodius and Tiberius, paru en 1878 est la
retranscription d'une conférence présentée à
l'université de Bradford le 27 mars 1867. Dans cette étude,
l'auteur voulait montrer l'importance de la corruption des élites, ce
pourquoi César
105. In David-de Palacio 2006, p.
227
106. Stahr A., Bilder aus der Altertum. Tiberius,
Berlin : Verlag von J. Guttentag, 1863, p. 234-235, in David-de Palacio 2006,
p. 272-273
107. Willenbucher H., Tiberius und die
Verschwörung des Sejan, Gütersloh : Bertelsmann, 1896, p. 46, in
David-de Palacio p. 58
43
avait mérité sa popularité
auprès du peuple accablé en s'opposant à la perversion du
milieu sénatorial, dans l'échec politique de Tibère et
comment cette impuissance a engendré l'image injuste retenue par la
postérité. La première partie de l'étude est
consacrée à sa vie avant le principat, avec de nombreux renvois
au récit de Velleius Paterculus, la seconde concerne son règne.
Tibère n'avait que peu à craindre de l'aristocratie, car celle-ci
se livrait à des querelles internes dans l'espérance d'une
promotion et ne pouvait se résoudre à former un parti hostile au
prince, tout du moins jusqu'à ce qu'Agrippine le leur propose à
mots couverts. Au sortir de cette conférence, les spectateurs devaient
pouvoir remettre en question leur propre vision de Tibère car, à
la lumière de ces nouveaux
propos, elle se trouvait bouleversée : La
plupart des personnes cultivées ont lu des oeuvres le concernant durant
leur jeunesse, et de son nom ils voient des images de sombre misanthropie,
d'une hypocrisie de long vécu, d'une lente mais implacable haine, de
cruauté sans remords, d'un répugnant vieillard pataugeant dans
des exercices fous sur une île recluse ou ni les plaintes, ni les
malédictions ne l'atteignait. Ainsi est l'image transmise par la
postérité par les plus éloquents des historiens. Une image
si fausse, si contradictoire, si insultante pour le sens commun que je me dois
de vous le démontrer ce soir. (...) Ne supposez pas que je prenne un
plaisir pervers à maintenir un paradoxe. Je respecte bien trop
l'Histoire pour en faire des bagatelles, et c'est car je me désole de
voir deux siècles d'Histoire tournés vers le non-sens que je veux
la ramener à la lumière du bon sens, pour travailler sur ces
personnages de la Révolution romaine.108
L'objectif de la réhabilitation n'est toutefois
pas de décharger Tibère de toute faute : l'erreur serait de faire
du prince un innocent et de ses proches des coupables, voire de rejeter la
responsabilité de ses actes sur ses victimes. Il ne faut donc pas nier
le crime, celui-ci étant indiscutable, mais le nuancer. Ce que cherchent
à démontrer les auteurs de la réhabilitation, c'est que le
Tibère que présentent les Anciens est un personnage fictif, un
hybride des vices tyranniques apparus chez ses successeurs, tels Néron
ou Domitien, une caricature du mal. Gaston Boissier, alors que le courant
existe depuis près d'un demi-siècle, met en garde le lecteur
contre tout préjugé trop favorable à Tibère
:
L'Allemagne était à ce moment (1852)
très mal disposée pour lui, et il faut reconnaître que les
arguments dont elle usait pour le combattre valaient bien mieux que ceux dont
Voltaire et Linguet s'étaient contentés. On essayait, par toutes
sortes de raisonnements et de recherches, de réhabiliter les princes
qu'il a condamnés, surtout Tibère - car il faut remarquer que
c'est autour de Tibère que s'est toujours livrée la bataille
contre Tacite. La campagne fut habilement menée, sauf que, comme il
arrive dans toutes les polémiques un peu passionnées, on alla
vite à l'extrême. Il ne suffit pas d'établir, ce qui est
vrai, que Tibère était un très habile politique, qu'il a
bien gouverné les provinces, qu'il a maintenu l'Empire en paix ; on
voulut prouver que c'était un honnête homme, « une noble et
bonne nature », et, comme il était difficile de nier que beaucoup
de sang avait coulé sous son règne, on en fit retomber la faute
sur ses victimes, qui l'avaient exaspéré par leur
résistance.109
108. Beesly 1878, p. 85-86
109. Boissier G., Tacite, Paris : Hachette, 1904, p.
113, in David-de Palacio, p. 12
44
Ainsi naît la réhabilitation de
Tibère. Les nouveaux historiens se font un devoir de
réécrire l'Histoire en appelant à l'objectivité et
à une meilleure lecture des sources antiques. Le nouveau Tibère
n'en est pas moins fictif, mais il s'avère moins caricatural. C'est un
prince réhabilité qui admet certaines qualités morales
dont était incapable son pendant ancien : il n'est plus seulement le
tyran et le Bouc de Capri, il est aussi l'ennemi de la décadence, le
précurseur des lois sociales et un intellectuel empli de spleen. Mais
cet intérêt pour Tibère n'apparaît pas ex
nihilo. Les causes sont autant historiographiques que
politiques.
II - Causes nationales et politiques
a. Tibère et l'Allemagne
Dans son étude, Marie-France David-de Palacio
recherche les causes de la naissance de ce mouvement de réhabilitation.
Elle constate vite qu'au XIXe siècle, le mouvement est essentiellement
allemand110. La littérature nationale use abondamment de ce
personnage, alors que son pendant étranger, notamment en France, lui
préfère Néron ou Héliogabale, plus propices
à la descriptions de vices nouveaux. Mais l'intérêt
allemand pour Tibère n'est pas uniquement lié à l'image de
la décadence : c'est avant tout un lien à l'Histoire qui se
profile.
Le rapport à la Germanie antique importe
beaucoup aux Allemands, même si les ancêtres dont ils se
réclament ont été vaincus par la famille de Tibère.
Arminius/Hermann est un symbole national et Tibère le
représentant de la victoire, tout comme peuvent l'être
Vercingétorix et César en France. La littérature nationale
en fait un prince nostalgique de ses campagnes passées, un amoureux des
terres et du peuple germaniques.
Et il aime ce pays, ajouta Telemachos, il
préfère vos sombres forêts de chênes que traverse en
murmurant la tempête aux rives souriantes. Il prétend que la
Germanie est le vrai pays, un pays d'hommes.111
Parallèlement, les Allemands font l'analogie
entre Tibère et leur empereur, Guillaume II (régnant de 1888
à 1918). Il est vrai que les deux hommes partagent une psychologie
complexe et une même incompréhension chez leurs contemporains.
Guillaume II succède à son grand-père Guillaume
I,
110. Mais pas exclusivement : De Tiberio imperatore.
État du monde romain, vers le temps de la fondation de l'empire de
Victor Duruy (France, 1853) ou Catiline, Clodius and Tiberius d'Edward Beesly
(Angleterre, 1878) sont parmi les ouvrages de référence sur la
réhabilitation de Tibère au XIXe siècle
111. Gjellerup K., Der goldene Zweig. Dichtung
und Novellenkranz aus der Zeit des Kaisers Tiberius, Leipzig : Quelle und
Meyer, 1917, p. 201, in David 2006, p. 28-29
45
premier empereur allemand (1871-1888112) -
tout comme Tibère suivait Auguste. L'un comme l'autre furent incapables
de se faire apprécier, de par leur manque de charisme en comparaison de
leur prédécesseur et devinrent les boucs émissaires de
leur temps. Les intellectuels vont alors puiser en Tibère les «
symptômes » pour comprendre leur empereur. En réfère
Thomas Kohut, évoquant la période d'exil au lendemain de la
Grande Guerre, là où Guillaume est le plus confronté
à son échec :
En attribuant les difficultés de Guillaume
à sa naissance, sa déformation physique, les manipulations du
médecin lors de l'accouchement, ou sa mère anglaise, les
Allemands étaient en mesure de nier leur parenté
émotionnelle avec le Kaiser, leur influence sur ses actes, leur
contribution à la catastrophe. Au lendemain d'une défaite
inattendue et humiliante, on fit de Guillaume un bouc émissaire, la
cible de l'ignominie et de la colère impuissante de ses anciens
sujets.113
b. Rome et l'impérialisme moderne
Si les Allemands comparent Tibère à
Guillaume, ce n'est pas simplement en constatant la haine commune qui leur est
réservée. C'est aussi une analogie de caractère : tous
deux sont présentés comme des hommes susceptibles,
dédaignés par le peuple qui se sent délaissé, et
proches de la paranoïa. Cette mentalité prêtée aux
princes est précisément ce qui inspire le concept «
d'empereur de la décadence romaine », tel que le décrit
M.-F. David-de Palacio. Les personnages décrits par les Anciens servent
aux Modernes pour caricaturer leurs contemporains et leur prêter les
torts moraux de leurs « ancêtres » sans risquer d'ombrager la
sensibilité de leur souverain, puisqu'on ne le nomme pas explicitement.
Le mépris de Tibère étudié par les Allemands est,
à demi-mots, celui de Guillaume ; parler des pratiques amorales des
Césars, en France, c'est railler Napoléon III ; condamner les
odieuses manifestations des spectacles de l'Antiquité, c'est rappeler au
souvenir de Louis II de Bavière. Si le tyran ne voit pas son nom
apparaître, il ne peut que passer pour un paranoïaque en se sentant
visé : certains auteurs ont supposé que la disgrâce de
Suétone ait été une réaction du prince Hadrien,
comprenant que les Vies des Douze Césars, sous couvert de
synthèse historique, le moquaient dans l'évocation des vices de
ses prédécesseurs. L'Antiquité, qu'elle soit
présentée dans une fiction ou dans une étude
universitaire, devient satire politique pour se moquer du tyran mal aimé
et décadent.
Au delà de la fiction, la question de la
légitimité impériale est discutée par les
historiens à travers l'image d'un empire passé, dont la grandeur
n'eut d'égale que la déchéance. Nous ne nous
étonnons
112. En réalité, il fut le
troisième empereur : son père Frédéric III
régna trois mois, 1888 devenant « L'année des trois
Césars », en référence à la crise
impériale romaine suivant la mort de Néron
113. Kohut T., Wilhelm II and the Germans, Oxford
: Oxford University Press, 1991, p. 227-228, in. David 2006, p.
4344
46
pas de voir l'intérêt porté
à Rome être renouvelé à une époque où
les principales puissances européennes suivent des directives
impérialistes, gouvernées par des empereurs et/ou se dotant de
colonies lointaines. Edward Beesly, britannique, fait souvent allusion aux
relations entre élites romaines et provinces prospères, les
comparant au sentiment de la haute société britannique de son
temps avec la colonie indienne.
Tibère est un personnage ambigu : il peut tant
servir à glorifier qu'à infirmer la légitimité
impériale. Les républicains, du moins les
anti-impérialistes114, veulent prouver l'inconsistance d'un
tel régime, qui a conduit à l'échec et à l'infamie
un Tibère volontaire, dont les capacités auraient
été saluées quelques générations auparavant.
Ailleurs, et c'est notamment l'argument soulevé par Napoléon Ier,
l'image de Tibère vient d'auteurs se réclamant
républicains qui, s'ils mentent, ont cherché à pervertir
la perception future des fondateurs du régime abhorré. Il
s'agissait de nier les réussites de Tibère
tant elles allaient à l'encontre des
convictions de ses critiques : Durant la Révolution
française, Tacite fournit l'inspiration aux révolutionnaires en
temps qu'ennemi du despotisme, le vrai apôtre de la liberté et de
la République. Madame Roland lisait les Annales comme un livre saint.
Mais Napoléon, quand il posa les fondations de son absolutisme, fit une
grande découverte. L'image des Césars, et plus
particulièrement celle de Tibère, que Tacite présentait
était erronée. L'Empire avait été une réelle
bénédiction, et ses sujets avaient vécu dans la
prospérité. Au moins un journaliste fut forcé de stopper
la publication de son journal, et un professeur perdit sa place car ils
continuaient de vanter Tacite. Au début du Second Empire en France, la
controverse autour de Tibère s'était propagée à
d'autres parties de l'Europe, et désormais, même si elle
était encore renommée en France, les plus efficaces de ses
fournisseurs étaient les savants
allemands.115
Quels que soient les convictions des auteurs, chacun peut
reprendre la réhabilitation de Tibère à son propre compte
: l'impérialiste y verra l'incapacité de concilier
république et empire, le républicain soulignera les idéaux
démocratiques d'un prince au règne mêlé de bon et de
mauvais, le nationaliste allemand respectera celui qui a su vaillamment
guerroyer contre ses ancêtres sans jamais les sous-estimer. De
même, l'historiographie évolue et, selon Grégorio Maranon,
« la glorification (de Tibère) par les auteurs
modernes est l'expression typique de l'éthique moderne selon laquelle,
tant que l'homme est efficace, on peut tout lui pardonner. » Pour qui
veut présenter Tibère comme un homme de valeur, qu'importe le
flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse !
Mais ce nouveau constat ne plaît pas à tous
les auteurs de la fin du XIXe siècle. Car réhabiliter
Tibère, c'est aller à l'encontre, voire faire table rase de
près de dix-huit siècles d'historiographie.
114. Edward Beesly souligne
régulièrement dans son étude la position
anti-impérialiste des britanniques, qui ne leur permet pas
d'apprécier Rome à juste titre.
115. Kuntz 2013, p.8
47
Ainsi, un courant historiographique se forme en
réaction à cette nouvelle lecture de l'Histoire : le courant
anti-tibérien.
III - Contester la réhabilitation
a. Contester le témoignage des Anciens
Norman Douglas avait sans doute raison en 1906 quand
il écrivait « qu'aucun érudit de nos jours, avec une
réputation en jeu, ne pouvait se risquer sur la véracité
de Tacite et Suétone » ; d'autres étaient moins
sûrs.116
Pour étudier Tibère, il est
inévitable de revenir à l'étude des Annales.
Tacite se pose comme autorité incontestable sur les débuts de
l'Empire romain et toute étude sur Tibère se doit d'y
référer. C'est de lui que vient l'image de la « bête
déifiée » qu'évoque Allan Massie, un personnage
maléfique qu'il conçoit à partir de ses souvenirs du
règne de Domitien. Quelles que soient les intentions de l'auteur
moderne, il est inévitable qu'une étude historique
consacrée à Tibère devienne une étude
historiographique sur Tacite. Et si l'on admettait une probable
exagération dans l'évocation de ce règne, il était
impossible de contester cette autorité.
C'est précisément autour de Tacite que
naît le débat de réhabilitation. L'auteur,
réputé pour être un historien sérieux - au contraire
de Suétone - se voit reprocher sa mauvaise foi. Sans aller à
l'encontre de son travail et rejeter en bloc toutes ses affirmations, les
Modernes cherchent à démontrer que les Annales
relèvent davantage du roman historique que de l'étude
historique. C'est par son traitement de Tibère que Tacite est le plus
contesté. La remise en cause touche notamment à ses convictions
anti-impérialistes, ou du moins opposées à
l'impérialisme de la dynastie julio-claudienne. Tibère,
échouant à rétablir les institutions républicaines
au lendemain du décès d'Auguste et par sa position de «
sauveur » du principat devient odieux aux yeux de Tacite. Pourtant,
l'auteur entre en contradiction avec lui-même en se montrant bien plus
clément envers ses contemporains, une preuve - selon certains auteurs
modernes - d'un opportunisme d'époque. De la part d'un écrivain
se voulant convaincant et apportant l'un des rares témoignages sur cette
période, l'accusation est grave. De même, les Modernes tendant
à réfuter la vision de l'Ancien sur l'évolution du
règne de Tibère. Si les premiers notent des changements graduels
dans l'attitude du prince, Tacite croît en l'immobilité du
caractère. Ainsi, jusqu'à la mort de ses fils, le prince
dissimulait avec fourberie ses pensées cruelles et lubriques, les
maintenant toujours cachées - mais avec moins de
116. Massie 1983, p. 89
48
subtilité - lorsque vivaient sa mère et
Séjan, avant de montrer qui était le vrai Tibère, celui
qu'il était depuis son enfance, dans ses vieux jours.
Aussi, J. Gascou dénonce la mauvaise foi de
l'auteur de l'Antiquité, gommant la mention de propos hostiles à
Tibère à son avènement, alors qu'il refuse l'Empire, ce
afin de ne pas contredire sa thèse, celle d'une servilité totale
des Romains au tyran117. Si nous lui pardonnons des erreurs dues
à la difficulté d'écrire le passé avec exactitude
et d'avoir traité d'une période de crise, nécessairement
une période difficile pour les Romains, on lui reproche ses partis pris
et son opportunisme : n'était-ce pas ce Domitien qu'il se plaît
tant à dénoncer qui lui avait permis d'assumer ses
premières responsabilités politiques avant que les Antonins
n'arrivent au pouvoir ? Pour reprendre l'expression
de Tarver, très critique : les nombreux
travaux de Tacite ne sont rien de plus qu'une perpétuelle
jérémiade selon laquelle personne n'est bon si ce ne sont les
hommes déconnectés de l'administration, les Germains et son
beau-père.
Ainsi, comment comprendre Tibère, comment
chercher à le réhabiliter quand la source principale sur sa vie
est, précisément, disposée à lui nuire ? Edward
Beesly déplore ce fait, estimant que l'immense majorité des gens
éduqués ne connaissent rien de Tibère en dehors de ce que
Tacite crut bon d'en dire. Il parle alors d'un « livre fermé »
pour ceux qui cherchent à percevoir la vérité et part de
ce postulat pour sa conférence. L'historien moderne ne doit
néanmoins pas négliger Tacite. Aussi discutable que soit son
récit, il est l'une des rares clés à notre
compréhension des temps passé. Il est autant exclu d'accepter
sans discussion la vision d'un Tibère sournois que d'ignorer ce
témoignage. L'attitude à adopter serait davantage de relire les
Annales avec plus de distances. Si l'on ne peut s'y fier, elles sont
un outil pour une meilleure compréhension d'un Tibère secret, par
les failles qu'il a pu laisser paraître et par l'image que s'en fait
l'auteur un siècle plus tard.
Toutefois, contester Tacite n'est pas un propos
aisé. Toute tentative peut être pervertie et devenir
pur
travail d'invention, un parti pris « indigne
» de l'historien : Face à cette quasi-unanimité,
l'historien moderne subit deux tentations, céder au suivisme et gloser
plus encore que les historiens anciens sur la méchanceté de
Tibère, ou tomber dans la manie, commune à bien des biographes,
de la réhabilitation en se donnant pour tâche de démontrer
que les anciens avaient grand tort, noble ambition qui conduit malheureusement
à écrire finalement une histoire sans source après avoir
discrédité toutes celles qui
existent.118
b. Réfuter la réhabilitation
Cette tendance à l'invention est le propos
dénoncé par le courant qui se forme en réponse à
la
117. Gascou 1984, p. 268-269
118. Lyasse 2011, p. 13
49
réhabilitation de Tibère. Pour les auteurs
défendant Tacite, le « pro-tibérisme » est, au mieux,
naïf. Il est défendable de discuter d'un fait jugé injuste,
de rappeler les victoires militaires de Tibère, des qualités
politiques et d'en déduire que les textes des Anciens étaient
orientés par l'hostilité, il l'est bien moins de faire de ce
prince, qui ne put être autant décrié sans porter la
moindre responsabilité dans des actes ignobles, un personnage «
immaculé ». Charles Beulé (1826-1874), lui-même
favorable à cette réhabilitation et témoignant de
sympathie envers les plus farouches défenseurs de Tibère, ne peut
s'empêcher de voir l'Allemagne comme un pays où règnent
« la libre critique » et « les hypothèses
hardies » et de mettre en parallèle le propos d'Adolf Stahr et
les apologies de Plutarque, l'un comme l'autre montrant trop de sympathie
envers leurs personnages. Il lui est indispensable d'être au plus
impartial, de se garder au mieux de tout
préjugé119.
Mais le propos peut être bien plus hostile à
ce courant. Ainsi, en 1841, Franz de Champagny ironise sur la
réhabilitation de Tibère, avant même la constitution du
débat historiographique, feignant de défendre un propos qu'il
juge ridicule (ignorant que ces mêmes arguments sont ceux que
vont
présenter les historiens quelques décennies
plus tard) : Tacite, Suétone, le Grec Dion Cassius, sont pour
Linguet des conteurs, des gens prévenus, les ignorants échos de
quelques rumeurs populaires ; Tibère n'était qu'un homme d'ordre,
un peu sévère seulement, un bon administrateur, mais qui croyait
trop Séjan sur parole, et qui, ennuyé du pouvoir, aimant le
plaisir, ferma trop longtemps les yeux sur quelques
légèretés de son ministre ; on a médit de sa
retraite de Caprée ; c'étaient des « jardins
délicieux », des boudoirs en rocaille et peints à la
façon de Watteau, où ce vieillard « s'était
retiré pour se livrer à une vie douce et solitaire, où,
las des affaires, jaloux de son repos et d'une gaieté rarement connu des
princes, », il donnait « des soupers agréables et ne se
montrait plus qu'à des amis par qui il ne craignait pas d'être
distrait !120
A la lecture des défenseurs de Tibère, tels
T. Mommsen, A. Stahr ou L. Freytag, d'autres historiens critiquent leurs
travaux avec virulence, dénonçant le ridicule de leurs rivaux et
l'égoïsme cruel du prince. Parmi eux, Eduard Pasch. En 1866, dans
Zur Kritik der Geschichte des Kaisers Tiberius, mit besonderer
Berücksichtigung der Lebensbescheirung desselben von Ad. Stahr, il
s'efforce de réfuter point par point la thèse d'Adolf Stahr. Il
s'oppose principalement à la vision d'un caractère
évolutif dans le règne de Tibère, non car le propos n'est
pas crédible mais car il est difficile d'admettre que le prince à
la nature « bonne et noble » soit devenu brutalement un
tyran « cruel et assoiffé de sang.121».
Pour Pasch, le caractère de Tibère est marqué par
l'égoïsme et la recherche du pouvoir absolu sans avoir à
l'avouer. Les meurtres sous son règne ne sont pas des actes de
cruauté
119. Beulé 1868, p. 66-69
120Champagny F., Les Césars. Tome 3, Paris :
Ambroise Bray, 1859, in. David 2006, p. 14-15
121. Pasch E., Zur Kritik der Geschichte des Kaisers
Tiberius, mit besonderer Berücksichtigung der Lebensbeschreibung desselben
von Ad. Stahr, 1866, in. David 2006, p. 73
gratuite, dictées par le sadisme, mais des
sacrifices à ses ambitions, des morts nécessaires pour devenir le
monarque absolu de ses rêves. Ses dernières années sont
marquées par la vue de son échec, quand les sacrifices de sa vie
se sont avérés vains en l'absence d'un héritier
légitime et souhaitable, et c'est ainsi que naît sa
légendaire fureur meurtrière. Alors « le défaut
d'amour de l'humanité se change en son corollaire positif, la haine de
l'humanité. Maintenant il est un ennemi de l'humanité
assoiffé de sang ; le présent tout entier lui est odieux,
lui-même, les êtres qui l'entourent. Mais ces êtres, il veut
encore les acheter, les utiliser, les faire servir à des plaisirs qui
lui étaient auparavant inconnus. Alors, - car maintenant le futur dont
il avait rêvé existe, mais pas pour lui -, alors « le monde
peut être la proie des flammes ».122
Les historiens du XIXe siècle ne parviennent
pas à s'accorder sur l'image à réserver à
Tibère. C'est ainsi que, tout au long de notre étude, nous
noterons des divergences importantes entre les récits des auteurs, les
uns protégeant la mémoire du prince, d'autres le
présentant comme le pire des tyrans. Entre Edward Beesly (Catiline,
Clodius and Tiberius, 1878) et Pierre-Sébastien de Laurentie
(Histoire de l'Empire Romain, 1862), on ne trouve que peu d'avis
communs, le premier cherchant à prouver la nécessité de
l'Empire en temps de crise, le second l'infamie de vivre sous un tel
régime.
50
122. Ibid. p. 127-128, in. David 2006, p.
75
51
C. Annonce de notre étude
Nous nous trouvons en présence d'un personnage
mystérieux, dont la vie semble être une succession
d'événements paradoxaux. A la fois bourreau et victime, symbole
de dignité et d'indignité, de victoire relative et
d'échecs complets, il provoque l'indécision chez l'historien
moderne. Qui croire ? Ceux qui critiquent un prince dont le règne fut
marqué par le crime, un fait attesté, qui a scellé le
destin de Rome après une crise politique qui durait depuis les guerres
civiles entre César et Pompée, qui a négligé son
rôle pour se complaire dans la débauche et l'infamie ? Où
faut-il croire à un Tibère fataliste, blessé dans son
orgueil par des années d'humiliations, impuissant face à un
principat qu'il n'a jamais désiré, et auquel il s'est même
opposé, et - au final - qui serait une des figures les plus respectables
de l'Histoire ? Alors Tibère représente pour l'historien moderne
un problème historiographique123.
Le débat suscité par les travaux
historiographiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle
semble être clos, ou du moins n'offre plus à ces discussions
houleuses. Pourtant les historiens continuent à proposer des visions
diverses et variées de la vie de Tibère et à se
questionner sur ce personnage. En témoigne la quatrième de
couverture de Tibère ou la mélancolie d'être, la
biographie romancée de Roger Caratini, constat de la persistance de cet
inconnu un siècle plus tard :
Qui fut exactement Tibère ? Le fils adoptif
d'Auguste, qui fit divorcer sa mère pour l'épouser alors qu'il
avait à peine quatre ans ? Le général victorieux dans ses
campagnes en Arménie et au Tyrol ? L'homme auquel Auguste avait
décidé de confier l'Empire, mais qui préféra
s'exiler pendant huit années à Rhodes avant d'accepter le pouvoir
? Le pacificateur de la Germanie ? Le législateur froid et peu disert
qui gouverna Rome avec sagesse jusqu'en 23 après J.-
C. ? Le mélancolique
maniaco-dépressif qui abandonna son autorité au sinistre
Séjan ? Le vieillard libidineux qui termina ses jours, solitaire, dans
l'île de Capri ?
Comme l'évoque Olive Kuntz, « l'image
de Tibère n'est pas restée une énigme à cause d'un
manque de preuve, mais davantage à travers le plaisir de manquer de
preuves contradictoires124». Tibère fascine par les
mystères qui l'entourent. Rien ne prouvera jamais son implication dans
la mort de Germanicus (fut-ce même un assassinat ?), aucune lettre du
prince exilé ne nous parviendra pour expliquer les raisons de sa
démission, jamais les pierres de Capri ne nous renseigneront sur
les
123. Lyasse 2011, p. 12
124. Kuntz 2013, p. 7 : « The picture of
Tiberius has not remained an enigma through lack of evidence but through a
failure satisfactorily to dispose of much conflicting evidence.
»
52
peines de son hôte. Pourtant, Tibère
devient, tant dans les travaux d'historiens que dans les tragédies, un
personnage que l'on veut connaître, dont on veut comprendre les peines
pour expliquer sa conduite curieuse.
La postérité de Tibère, telle
qu'elle se présente et qu'elle doit apparaître dans cette
étude, est avant tout une discussion autour d'éléments
fantasmés de la vie d'un personnage qui nous est presque inconnu.
L'intérêt même de cette étude est de percevoir la
nouvelle image accordée à ce prince, qu'elle le réhabilite
ou le condamne à de nouvelles critiques. Marie-France David-de Palacio,
dans son étude « Ecce Tiberius » ou la
réhabilitation historique et littéraire d'un empereur «
décadent » (Allemagne-France, 1850-1930) (2006), avait
déjà donné son avis sur ce débat d'historiens et
sur l'image de l'empereur dans la littérature « fin de
siècle ». Si cet ouvrage fait office de référence
dans notre étude, notre approche du sujet en diffère. Dans ce
livre, l'auteur cherchait les causes de cette réhabilitation, politiques
ou littéraires, non les composantes du débat. Notre étude
porte davantage sur l'approche historiographique de Tibère, sur les
éléments contradictoires notés à la lecture
d'historiens - pourtant influencés par les même sources - et sur
l'évolution de la perception du personnage. En outre, là
où M.-F. David-de Palacio bornait son étude de la seconde
moitié du XIXe au premier tiers du XXe siècle, nous nous
permettons d'étudier une plus large période.
C'est au moyen de citations d'auteurs de ces deux
siècles - voire trois si l'on prend en considération les
études antérieures au débat - que nous discuterons de la
postérité de Tibère125-126. Aucun de
ces savants ne peut restituer avec certitude la vie de ce prince, tant par
l'absence de sources indiscutablement fiables que par des
préjugés qui influencent leurs écrits : mais chacun
apporte des éléments intéressants pour nos recherches.
Après avoir brièvement présenté, dans ces deux
chapitres, l'évolution de l'historiographie consacrée à
Tibère, nous possédons quelques bases pour comprendre les
motivations des deux courants opposés, sans pouvoir affirmer lequel est
le plus proche de la vérité. Du reste, il serait naïf de
résumer les divergences entre les auteurs par l'appartenance - ou par un
rejet du mouvement de réhabilitation : chacun admet sa propre vision de
Tibère, lui témoignant de plus ou moins de sympathie, de plus ou
moins de responsabilité dans la condamnation que la
postérité lui réservait.
125. Dans certains cas, où les citations
s'avèrent longues (notamment dans le cas des tirades
théâtrales), nous renvoyons le lecteur aux ANNEXES, afin de
conserver un certain « dynamisme » dans la
rédaction.
126. Dans un souci de clarté, l'abondance de
citations pouvant rendre la lecture difficile, nous chercherons à en
réduire au mieux le nombre. De même, les traductions de textes en
langue étrangère (hors traduction déjà
effectuée lors de la parution française : Massie 1998, Yavetz
1983,...) sont des traductions personnelles. Quand la traduction est confuse,
nous apposerons le texte original en note de bas de page (ce sera notamment le
cas des citations d'Adams 1894, la pièce étant écrite dans
un style exclamatif anglophone qu'il est difficile de
restituer)
53
Nous chercherons, dans les trois chapitres suivants,
à mettre en avant les aspects qui - avant la réhabilitation -
étaient les principaux propos de la condamnation de Tibère :
l'irrespect des valeurs familiales, la perversion sexuelle, l'incapacité
à assumer le pouvoir impérial,... Tous ces thèmes ont
été maintes fois rediscutés par les historiens modernes
pour en percevoir la crédibilité, les implications d'une
réfutation ou d'une validation de ces arguments. Nous nous efforcerons
donc de présenter ce qui paraissait une évidence au regard des
sources antiques et de montrer dans quelle mesure ces « certitudes »
sont contestables aux yeux des Modernes, qui vont nuancer le propos
d'autrefois, qui à leurs yeux devient infamant. Ces nouveaux historiens
bénéficient d'un outil auparavant négligé - si ce
n'est pour déprécier - pour comprendre le personnage historique :
cet instrument, c'est l'étude de la psychologie. Que l'on s'oppose
à Tibère ou qu'on l'apprécie, il devient inévitable
d'étudier le fonctionnement de sa pensée pour comprendre comment
l'austère Claudien a pu devenir le Bouc de Capri, dans l'optique d'une
évolution de sa psychologie.
L'objet du sixième chapitre sera de
considérer la vie de Tibère avec ce nouveau regard. Après
être revenus sur le rapport du prince aux « femmes de sa vie »
- ses deux épouses et sa mère qui, chacune à sa
façon, ont influencé l'évolution de son caractère -
nous en viendrons aux principales composantes de la psychologie de
Tibère. Nous devrons considérer tous les éléments
préalablement établis comme une base à la
compréhension de cet homme qui, semble-t-il, était guidé
par trois modes de pensées : la solitude voulue et pesante, la tristesse
de ne pas être aimé et d'être l'instrument d'autrui, et le
ressentiment causé par des années d'humiliation et de
mélancolie.
Enfin, le dernier chapitre de notre étude sera
consacré à la fiction, sous toutes ses formes, celle-ci
représentant le coeur même de la représentation du
personnage historique. L'auteur peut faire parler les figures du passé
pour les rendre plus « humaines » et témoigner de l'importance
du caractère dans le façonnement de l'être. Nous verrons
ainsi plusieurs Tibère apparaître : le Tibère
mélancolique de la tragédie du XVIIIe siècle, le
Tibère destructeur de l'esprit « fin de siècle » au
XIXe, le Tibère apte à la confidence au XXe siècle, et -
enfin - le Tibère incarné par son spectateur dans un jeu du XXIe
siècle.
54
CHAPITRE 3 -
TIBERE, SYMBOLE DU MAL
La nouvelle de la mort de Tibère traversa
les quelques 200 kilomètres jusqu'à Rome
très rapidement. Elle rencontra diverses réactions dans la
ville. L'affranchi d'Hérode Agrippa, Marsyas, annonça la
nouvelle à son maître avec des mots fleuris : « le lion est
mort », mais le geôlier d'Agrippa refusa de croire à cette
histoire, et sa réaction ne fut pas atypique. Les
romains, généralement, ne voulaient pas croire à la
vérité qu'ils entendaient, craignant une malice pour tester
leur loyauté, et des rumeurs conflictuelles se diffusaient comme quoi
Tibère était en vie et viendrait bientôt en personne.
Alors que la vérité prenait le dessus sur
l'anxiété, la jubilation est née. Le peuple faisait
vent de ses vieux ressentiments, priant que l'esprit de Tibère serait
damné pour l'éternité. Ses restes furent aussi le sujet
de vives discussions. Certains voulaient les jeter des marches des
Gémonies (le destin des criminels), ou les jeter dans la rivière
- « Tiberius in Tiberim ! » était le slogan populaire - ou
même les amener à l'amphithéâtre d'Atella
(près de Misène) pour en faire une
semi-crémation
[ Anthony BARRETT - Caligula, the corruption of power
]
55
A. L'empereur criminel
La première image de Tibère à
être passée à la postérité est celle d'un
homme violent. Ce qui a semblé être, durant des siècles,
une certitude est remis en question par les Modernes, cherchant à
nuancer le propos. Il nous faut alors revenir point par point sur les
accusations portées contre Tibère et sur la manière de les
réfuter.
I - Le conflit familial
a. Juliens contre Claudiens
La vie de Tibère fut marquée par un
conflit, non militaire mais familial. Il divisait la famille impériale
en deux « clans » rivaux : les Juliens, descendants directs
d'Auguste, et les Claudiens, descendants de Livie. Cet antagonisme aura
perduré pendant tout un siècle et ne s'achève qu'à
la mort de Néron, le dernier des empereurs
julio-claudiens127. Et durant toutes ces années, la dynastie
aura été décimée, et chaque mort fit l'occasion de
nouvelles accusations envers la branche rivale. Le règne de
Tibère s'en retrouve décrié : c'est celui d'un Claudien
éliminant les représentants des Juliens pour son propre
profit.
Les premières années de ce conflit sont
marquées par une primauté des Juliens. Quand Auguste tombe malade
et décide de nommer un successeur, on note la première occurrence
de cette rivalité : son neveu Marcellus est le représentant des
Juliens, son beau-fils Tibère est l'aîné de la branche
claudienne. Agrippa, par son mariage, succède à Marcellus dans ce
rôle de successeur et transmet sa position à ses fils
aînés, Caius et Lucius : au contraire de leur père, ils
partagent le sang des Juliens. Tibère est alors relégué au
second rang, comme le présente Roger Caratini, humilié par les
récits qui lui parviennent à Rhodes, ceux d'une adulation de
Caius par les Nîmois, ses statues remplaçant celles de son propre
père, patron de la cité. Les Claudiens, autrefois illustre, sont
réduits au silence :
Des bruits semblables lui reviennent aux oreilles
chaque semaine, chaque jour même, et son corps de géant se
voûte pour pleurer : lui, le vainqueur des terribles Germains, être
ainsi humilié par ce Caius, qu'il a tenu sur ses genoux
et
127. Une digression à ce propos : des
empereurs de cette dynastie, Tibère est le seul à avoir une
descendance directe en vie à la mort de Néron. La dernière
référence généalogique remonte à l'an 131,
sous le règne d'Hadrien, année où Sergius Pontianus est
nommé consul. Celui-ci était l'arrière-petit fils de
Julie, la fille de Drusus II.
56
auquel il a enseigné à lire est pour
lui chose insupportable. Les Juliens lui ont tout pris constate-t-il : ses deux
grands-pères, qui ont été tués à Philippes,
sa mère, qu'Auguste a mise dans son lit, son père dont Caius a
effacé le souvenir, son frère, Drusus I, qui est mort en
combattant pour Auguste, et il se dit que, bientôt, ce sera
peut-être son tour à lui que d'être immolé sur
l'autel fumant et sanglant de la gens Julia, lui qui, depuis l'an 1 av. J.-C.,
n'est plus protégé par la puissance tribunitienne qui lui avait
été attribuée en 6 av. J.-C. Et que menacent maintenant
les trois fils de Julie : Caius, Lucius et Agrippa
Postumus.128
Les Claudiens peuvent prendre l'ascendant à la
mort de Caius, au moment où Auguste décide d'élever
Tibère à la dignité de successeur. Cette promotion suscite
une polémique : en devenant le fils adoptif d'Auguste, il n'est alors
plus la « tête » des Claudiens mais l'héritier des
Juliens. De plus, cette nouvelle hérédité s'accompagne
d'une seconde adoption : celle de Germanicus par Tibère. Certes,
celui-ci n'est pas un Julien par le sang (son père est le frère
de Tibère, soit un Claudien, et sa mère est la fille d'Antoine),
mais il est l'époux d'Agrippine et ses enfants sont les descendants
directs d'Auguste. En devenant le fils de Tibère, il supplante Drusus II
dans son rôle d'aîné et permet à Auguste d'assurer
une hérédité de sang à la quatrième
génération, faute d'un fils naturel. Toutefois, la situation a
évolué, et les Claudiens peuvent se faire entendre.
Charles Beulé, disant s'inspirer des Histoires
Naturelles de Pline l'Ancien, propose une vision originale, à
portée humoristique mais néanmoins véritable :
Tibère est comparé à un coucou, poussant du nid des
Juliens les oisillons - ici les Princes de la Jeunesse - pour s'affirmer
comme
l'héritier unique d'Auguste : Or,
l'histoire naturelle nous apprend que la femelle d'un certain oiseau va ,
chaque printemps, pondre un oeuf, pas plus d'un, dans le nid d'un oiseau d'une
plus petite espèce. Ce récit a fait l'étonnement et le
bonheur de notre jeunesse : c'est une de nos premières
révélations scientifiques. Mais on ne pense jamais au père
de cette couvée ainsi augmentée, lorsque après quelques
semaines il s'est épuisé pour nourrir l'étranger qu'il a
fait éclore. L'intrus grossit vite, au milieu de ses frères
beaucoup plus chétifs, et , comme le nid est étroit , il pousse
à droite, un petit tombe; il pousse à gauche, un autre petit
tombe encore, si bien que la couvée est morte de froid et de faim au
pied de l'arbre, tandis que le fils unique prospère, remplit tout,
absorbe tout. Mais quand les plumes lui sont poussées, quelle est
l'impression du père adoptif qui n'a plus en face de lui que cet
énorme monstre qui n'a rien de sa race , qu'il n'a point choisi, qu'il a
subi, qui a éliminé tous les siens, et qui bientôt lui fait
horreur! Tels durent être les sentiments d'Auguste quand il se trouva en
présence de ce fils de Tibérius Néro qui ne lui
était rien, qui lui avait inspiré l'aversion la plus
déclarée dès son enfance, qui lui répugnait par son
esprit autant que par son aspect peu gracieux, qu'il avait
relégué aux frontières ou dans une île lointaine
pendant presque toute sa vie, mais qui restait seul auprès de lui, qui
remplaçait toute sa famille, qu'il était forcé d'adopter,
de ménager, de caresser par nécessité, au milieu de la
disette d'hommes d'État, de généraux, d'administrateurs,
c'est-à-dire du vide inévitable que le pouvoir absolu crée
autour de lui.129
128. Caratini 2002, p. 101
129. Beulé 1868, p. 172-174
57
Tibère est accusé d'être le
bourreau des Juliens, du moins d'être complices de ces
persécutions. Les descendants d'Auguste disparaissent les uns
après les autres, empoisonnés, disgraciés,
poignardés,... à son profit. De Marcellus, mort de maladie
à l'âge de dix-neuf ans, à Drusus III, affamé dans
sa prison à vingt-six ans, tous ceux qui se mettent en travers des
ambitions de Tibère sont éliminés. Livie est souvent
accusée de ces crimes, de par sa réputation d'ambitieuse -
Gregorio Maranon en fait une mante religieuse130 - des
prétentions servies dès son mariage avec le jeune homme populaire
qui allait devenir le premier citoyen de Rome. Mais certaines études,
telle celle illustrée par le dixième tome de The Cambridge
Ancient History, remettent en cause ces accusations, Livie ayant, dans ses
vieux jours, montré plus de sympathie en la descendance de Germanicus
(soit la branche
Julienne) qu'en celle de son petit-fils Drusus II, qui
représentait alors l'héritage des Claudiens : La question de
la succession avait été une grande source de conflit entre la
mère et le fils ; Tibère Gemellus était
l'arrière-petit-fils de Livie, mais les trois fils d'Agrippine (par
Drusus) l'étaient aussi, et Auguste avait clairement indiqué dans
son testament que la succession devait passer par eux. Aussi longtemps que
Livie vivait, elle pouvait les protéger du déplaisir de
Tibère.131
b. L'affaire Postumus
Pour illustrer ce conflit, l'affaire Agrippa Postumus
semble la plus adéquate. Celui-ci, petit-fils d'Auguste (il est le fils
posthume - d'où son nom - de Marcus Agrippa et de Julie, fille du
prince), fut déshérité par son grand-père et mourut
dans des circonstances étranges quelques jours après la mort de
l'empereur. Les auteurs de l'Antiquité ne se rejoignent pas sur cet
événement :
- Pour Tacite, la responsabilité de
Tibère ne fait aucun doute : Le coup d'essai du nouveau règne
fut le meurtre de Postumus Agrippa : un centurion déterminé le
surprit sans armes et cependant ne le tua qu'avec peine. Tibère ne parla
point au sénat de cet événement. Il feignait qu'un ordre
de son père avait enjoint au tribun qui veillait sur le jeune homme de
lui donner la mort, aussitôt que lui-même aurait fini sa
destinée ? Il est vrai qu'Auguste, après s'être plaint avec
aigreur du caractère de Postumus, avait fait confirmer son exil par un
sénatus-consulte. Mais sa rigueur n'alla jamais jusqu'à tuer
aucun des siens ; et il n'est pas croyable qu'il ait immolé son
petit-fils à la sécurité du fils de sa femme. Il est plus
vraisemblable que Tibère et Livie, l'un par crainte, l'autre par haine
de marâtre, se hâtèrent d'abattre une tête suspecte et
odieuse. Quand le centurion, suivant l'usage militaire, vint annoncer que les
ordres de César étaient exécutés, celui-ci
répondit qu'il n'avait point donné d'ordres, et qu'on aurait
à rendre compte au sénat de ce qui s'était
fait.132
130. Maranon 1956, p. 64 : « La mère de
Tibère, Livie, unie par le mariage à Auguste, préserva
toute sa vie une rancune familiale envers le clan d'Auguste, qui avait
persécuté les Claudiens jusqu'à ce qu'elle
l'épouse. Comme les femelles de certains insectes, elle conquit Auguste
et devint son épouse pour en tirer le meilleur profit. Peut être,
en raison de sa froideur de comportement, elle respectait Auguste en tant
qu'homme ; un tel respect est compatible avec la haine familiale. Mais il est
évident que toute sa vie fut un gigantesque effort de sa volonté
de femme pour accomplir la destinée de sa famille, les Claudiens, de les
amener sur le chariot du pouvoir impérial. »
131. Bowman 1996, p. 214
132. Tacite, Livre 1, VI.
58
- Velleius ne porte aucune accusation et rejette la
responsabilité sur la victime elle-même, qui
méritait une mort aussi indigne que
l'était sa conduite : Vers cette date, Agrippa qui avait
été adopté par son aïeul le même jour que
Tibère et qui depuis deux ans se montrait tel qu'il était, se
perdit par l'extraordinaire dépravation de son âme et de son
caractère. Il s'aliéna l'esprit de son père qui
était en même temps son aïeul et, ses vices grandissant de
jour en jour, il périt bientôt d'une mort digne de sa
folie.133
- Suétone propose trois hypothèses :
Tibère ne divulgua la mort d'Auguste qu'après le meurtre du
jeune Agrippa. Ce fut le tribun militaire préposé à sa
garde qui le fit périr, lorsqu'il eut pris connaissance d'une
pièce officielle lui en donnant l'ordre ; cette pièce, on ignore
si c'est Auguste qui l'avait rédigée avant de mourir, pour
supprimer ce qui pouvait causer des troubles après lui, ou si c'est
Livie qui l'avait dictée au nom d'Auguste, de l'aveu ou à l'insu
de Tibère.134
Sur ce dernier témoignage, les lecteurs seront
amenés à considérer que Suétone prenait parti,
feignant maladroitement la neutralité : si Tibère a attendu la
mort d'Agrippa pour annoncer celle d'Auguste, il ne devait pas ignorer ce qui
allait se passer, qu'il en soit l'instigateur ou le complice.
Certains auteurs croient en la responsabilité
directe de Tibère. C'est notamment le cas de Gregorio Maranon, qui
présente un Claudien plein de ressentiment, prenant sa revanche
personnelle sur la famille rivale qui lui avait fait subir maintes
humiliations135. C'est également le postulat de Simon-Joseph
Pellegrin, dans sa tragédie Tibère en 1729. Agrippa
Postumus est le personnage principal de cette pièce, qui narre ses
derniers jours alors qu'il vient de rentrer à Rome pour rendre hommage
à son grand-père sur son lit de mort. Il est fiancé
à Émilie, descendante de Pompée le Grand, attachée
aux valeurs républicaines et malaisée à l'idée de
devenir impératrice, une situation s'opposant aux valeurs de sa famille.
Par amour, Agrippa est prêt à renoncer à ses droits et
à restaurer la République d'antan. Tibère est un monstre
de dissimulation, affectant de l'amour pour Émilie et de la
fidélité pour Agrippa, trompant même sa mère, alors
qu'il complote pour devenir empereur. Calculateur, il déjoue un complot
contre la vie de Postumus, fomenté par Livie, afin de gagner les faveurs
du jeune homme et ne pas être accusé de la mort qu'il lui
réserve. Confiant envers Tibère, Agrippa lui propose même
de devenir son collègue durant la période de transition
nécessaire à la restauration de la République
:
AGRIPPA Ainsi j'aurois, Tibère, un
reproche à me faire, Si mon coeur plus long-tems s'obstinoit à
se taire. Scachez donc mon secret, et comptez sur ma foy ; Vous
êtes en ces lieux aussi maître que moy. TIBERE
133. Velleius, II, CXII.
134. Suétone, Tibère,
XXII.
135. Maranon 1956, p. 94
59
Quoy, Seigneur, avec moy vous partagez l'Empire ?
AGRIPPA
Non ; pour la liberté Rome entière
soupire.
Unissez-vous à moy, pour briser ses liens
;
Et qu'elle ait deux Césars pour premiers
Citoyens136.
Tibère, dans sa lâcheté, feint de se
joindre à ses voeux et le fait assassiner secrètement par son
serviteur Martian, qu'il compte éliminer à son tour pour motif de
trahison. Émilie comprend combien le nouveau prince est horrible, tandis
que Livie, atterrée, s'aperçoit que sa propre ambition a
engendré un monstre en son fils.
Néanmoins, il est possible que Tibère ait
souffert - du moins, politiquement - de ce meurtre. C'est l'hypothèse de
John Tarver qui perçoit en cet acte l'image d'un dégoût
institutionnel du nouveau prince : comment Tibère pourrait admettre
être le dirigeant de ce régime où un jeune homme
dénué de pouvoir doit être mis à mort pour la raison
d'État ? De plus, la responsabilité du crime remontant
naturellement à lui, qu'elle soit véridique ou fictive, le dote
d'une image de tyran avant même d'avoir prononcé la moindre
décision politique137.
Dans la série Moi Claude, empereur, c'est
Livie qui a condamné Postumus, substituant le véritable testament
d'Auguste par un factice ordonnant la mise à mort du jeune homme, tandis
qu'elle même précipitait cet acte en empoisonnant son mari avec
les figues de son jardin. Cette même série fait de l'exil de
Postumus le premier crime de Livilla (Claudienne par le sang), qui
séduit le petit-fils du prince pour ensuite crier au viol et susciter
l'indignation d'Auguste, ce sur ordre de Livie. C'est un complot pour nuire
à la famille des Juliens.
L'hypothèse d'un assassinat ordonné par
Auguste a longtemps semblé inadmissible : comment le vieil homme aurait
pu se résoudre à éliminer son propre petit-fils, lui qui
avait été autant peiné lorsque les Princes de la Jeunesse
lui avaient été enlevés ? Pourtant, cette hypothèse
n'est pas écartée, et sert souvent à réhabiliter
Tibère puisqu'elle lui enlève toute responsabilité dans
cet acte.
Ainsi Roger Caratini se défend, présentant
le meurtre de cet « athlète joufflu et simple d'esprit » :
Ce genre de réflexion peut sembler tortueux, mais, un an avant de
mourir, Auguste avait raisonné de la même façon : il avait
confié au chevalier Sallustius Crispus, le riche conseiller qui avait
remplacé auprès de lui Mécène, un ordre
écrit qu'il devait adresser, dès sa mort, au tribun responsable
de la garde de Postumus, à Pianosa, afin qu'il le fasse
136. Pellegrin 1727, p. 63-64
137. Tarver 1902, p. 258
60
disparaître discrètement, en le noyant,
par exemple, pour que la mort du jeune homme semble
accidentelle.138
Même constat chez Allan Massie, celui d'un prince
insoupçonnable dans une période de deuil :
Auguste fut proclamé dieu. Qu'aurait-on
dit si l'on avait su que son dernier acte ou presque avait consisté
à donner des ordres pour que son seul petit-fils survivant, Agrippa
Postumus, cesse... de survivre ? Rien, je suppose. Personne n'aurait
osé.139
Dans la série The Caesars, les
motivations d'Auguste sont explicitées : il veut priver Tibère de
la rivalité d'un jeune homme arrogant et violent. Pour ne pas ternir
l'image que lui réserve la postérité, il remet l'ordre de
condamnation à son fidèle Crispus, lui faisant jurer de ne rien
révéler de ce message. Fidèle à la fonction de
prince, et non à l'homme en lui-même, celui-ci propose à
Tibère de lui dévoiler le contenu du message, mais le successeur
d'Auguste refuse de connaître ces ordres : ce serait trahir son
prédécesseur. Crispus part rejoindre l'île où se
trouve Agrippa et exécute la missive, gardant à jamais ce
secret.
Jules-Sylvain Zeller fait l'analogie entre cet
événement et les pratiques ottomanes, suivant ce
même
exemple de fratricide légitimité pour la
raison de l'État : L'ordre vint-il d'Auguste ou bien de
Tibère ? Tibère prétendit l'avoir trouvé dans les
dernières volontés d'Auguste. Cela est resté, comme le
voulait le sénateur Salluste, un secret du palais. Ces crimes naissent
dans les monarchies où il n'y a pas de loi fixe
d'hérédité qui repose soit sur un respect
séculaire, soit sur le consentement des peuples. Mahomet II, fondateur
du despotisme ottoman, érigea le fratricide en loi de l'État,
sous prétexte de l'intérêt de tous. Les premiers empereurs
romains devinèrent cette loi mahométane. Les tribuns des
légions remplirent plus d'une fois à Rome le rôle des muets
de Constantinople.140
Notons également un constat original, celui
proposé par Charles Beesly, qui souligne le danger que
représentait Postumus pour la légitimité de Germanicus.
Ainsi, ce seraient les membres les plus
vertueux de la famille, aux yeux de la
postérité, qui profiteraient le plus de ce meurtre : Il est
intéressant de remarquer que sa soeur Agrippine ne fit pas preuve de
ressentiment ou de regret à la suite de la suppression de celui qui
n'était pas moins qu'un formidable rival pour Germanicus, plus que pour
Tibère.141
c. La condamnation morale de Postumus
Tibère n'était donc pas le seul à
profiter de la mort de son rival : il était même parmi ceux qui
avaient le plus à perdre. Mais, au delà de réfuter ou de
justifier des accusations, l'historien moderne fait parfois appel à un
élément, servant d'indice dans « l'affaire Postumus » :
la psychologie du
138. Caratini 2002, p. 130
139. Massie 1998, p. 168
140. Zeller 1863, p. 39
141. Beesly 1878, p. 123-124
61
défunt. Car le jeune homme était, ou du
moins a pu être parfois présenté comme un personnage
moralement condamnable.
Il est reproché à Postumus d'avoir eu un
caractère détestable. Violent, mentalement instable, il fut vite
jugé inapte à toute responsabilité politique, au
même titre que Claude. Mais là où le futur empereur de Rome
passait pour un demeuré incapable de la moindre violence, Postumus
était perçu comme une brute épaisse. Barbara Levick, par
l'intermédiaire de Velleius, note les premiers signes de troubles moraux
apparentés à la schizophrénie en l'an 5, justifiés
par une volonté de promotion rapide142.
Pour Lidia Storoni-Mazzolani, Postumus était
stupide et cruel, un caractère forgé par les humiliations subies
lorsque sa mère fut exilée sur accusation de
débauches143. Auguste n'aurait pas toléré de
voir sa famille à nouveau humiliée après les affaires
licencieuses concernant sa fille et sa petite-fille. Il fait alors exiler
l'indésirable petit-fils dans l'île de Pianosa et lui retire toute
légitimité à la succession. Barbara Levick note qu'aux
yeux de la loi, l'exil d'Agrippa valait autant que la mort. Il se trouvait dans
une situation plus inconfortable que celle des déshérités
romains, sa situation étant des plus dégradantes : ancien
héritier présomptif de l'empereur, il n'avait plus de raison
légale d'exister, et n'était plus qu'un malade mental prisonnier
d'une île lointaine144.
Nous en revenons à The Caesars. Auguste
rend secrètement visite à Agrippa Postumus. Vieillard
mélancolique, il ne peut supporter de condamner son unique petit-fils.
Pourtant, il s'en justifie : sa famille n'est pas aussi noble que celle des
patriciens, et elle se doit d'être irréprochable. Il pense pouvoir
pardonner à Postumus et veut l'autoriser à revenir à Rome.
Mais il ne compte pas sur l'arrogance du jeune homme : pour lui, le principat
nécessite d'être robuste, et la mort de ses frères
n'était que la preuve de leur faiblesse. Il ne plaint pas les
défunts, il les méprise. De même, s'il veut afficher des
valeurs dignes - il veut revenir à Rome, épouser une fille
respectable et qu'Auguste soit fier de lui - il ne peut longtemps
réprimer sa nature impulsive, déclarant que sa première
réforme en tant que prince serait de punir ses gardiens, sur motif
d'irrespect envers leur supérieur. Auguste renonce alors au pardon et le
fait condamner sur son lit de mort. Postumus meurt dans la honte, tentant de
fuir le bourreau qui cherche à le poignarder en se réclamant
petit-fils d'Auguste, alors même qu'il a accueilli la nouvelle de son
décès sans éprouver d'émotions.
142. Levick 1999, p. 39
143. Storoni Mazzolani 1986, p. 144
144. Levick 1999, p. 40
62
Gregorio Maranon évoque
l'hérédité pour expliquer la perversion d'Agrippa : il ne
pouvait en être autrement pour le membre d'une famille dissolue et «
épileptique » : Julie et sa fille étaient des nymphomanes,
Caius un schizophrène, Agrippine une furieuse et Agrippa Postumus un
attardé. Le sang plébéien d'Agrippa n'aura suffi à
diluer ce sang impur145. Il confirme ce propos par un
autre
constat, celui du mépris général
pour Caius, mal-aimé même par les flatteurs : A propos de
Caius, nous savons quelque chose. Nous savons qu'il était
dégénéré. Même le mielleux Velleius, qui
l'accompagnait durant la dernière expédition à l'est et
qui, par la plus petite des provocations, compare tous les
généraux et princes aux dieux eux mêmes, parle de lui sans
grand enthousiasme. Avec toute l'adresse d'un chroniqueur de cour, il nous
rapporte que « ses vices étaient encouragés par ses
courtiers », et que « sa conduite était si changeante qu'il
pourrait avoir matière à flatter ou à blâmer. »
Dans la bouche d'un si grand adulateur, ce jugement ambigu est
l'équivalent de la plus sévère des
condamnations.146
Il est vrai qu'au contraire d'autres personnages de
l'Antiquité morts dans la fleur de l'âge, tel Germanicus, les fils
de Julie n'attirent pas la compassion. Dans les Mémoires de
Tibère, Caius est un affreux garçon, violent et arrogant.
Dès l'enfance, il tente d'étrangler le fils de Julie et
Tibère avec un lacet pour ne pas avoir de rival dans la descendance
directe de César. Prêt à tout pardonner à son
petit-fils chéri, Auguste s'en amuse, flattant le caractère
déjà affirmé du « gaillard qui ne s'en laissera
imposer par personne »147. Auguste même semble
ennuyé par les prétentions de ces jeunes hommes, en les faisant
entrer au sénat non sans « ressentiment contre ses petits-fils,
qui déchiraient ainsi tous ses voiles, montraient le néant de ses
fictions politiques,, jetaient un ridicule inévitable sur son
système artificieux, et portaient atteinte à la toute-puissance
de leur aïeul.148» Plus que le constat d'une
antipathie, l'interprétation de la personnalité de Postumus
influe la réhabilitation de Tibère : en condamnant la morale du
jeune homme, on légitime sa mort. Que Tibère soit coupable ou
non, ce meurtre était profitable au principat, le débarrassant
d'un prétendant nuisible.
II - La cruauté
a. Un caractère cruel
Mais la conduite de Postumus Agrippa n'excuse en rien la
prétendue cruauté du règne de Tibère. Peu avant sa
mort, Auguste se serait écrié :« malheur au peuple
romain, qui va devenir la proie
145. Maranon 1956, p. 44-45
146. Ibid., p. 76-77
147. Massie 1998, p. 257
148. Beulé 1868, p. 122
63
d'aussi lentes mâchoires149
». C'est en les renfermant sur Rome, à commencer par la haute
société, que Tibère devient le mauvais empereur violent si
décrié par la postérité. Ce prince fut «
semblable à un oiseau de proie150», cherchant
à éliminer tout ce qui se dressait contre lui, par des ambitions
contraires ou des propos injurieux. Délation, condamnations,
jalousies,... rien ne peut s'opposer à lui.
Le personnage de Tibère, du moins en dehors des
ouvrages de réhabilitation, est un modèle de cruauté.
Caricature des vices du tyran, chaque empereur représente un tort moral
: Caligula est le fou criminel, Claude le maladroit ridicule, Néron
l'artiste infantile, quant à Tibère, il est l'image même de
la violence aveugle. Dans le drame de Francis Adams, en 1894, alors même
que l'auteur est compatissant à l'égard du second prince de Rome,
le personnage de Chaerea dénonce les vices de son prince. Si on sait que
l'accusateur est indigne de toute sympathie, de par les répliques
d'autres personnages (il est un tueur mandaté par la famille
impériale pour éliminer ceux qui se dressent contre leurs
intérêts), le lecteur doit prendre pour argent comptant les propos
de l'orateur :
Il aimait sa femme Vipsania, si cela importe. Mais
il en a divorcé et, par jalousie et surtout par
méchanceté, il a détruit le mari qu'elle avait pris.
Pour confirmer sa répulsion, la laissant mourir désolée.
Ensuite sa seconde femme dont il devait être le gardien des fils, les
héritiers d'Auguste, qu'en a-t-il fait ? Son misérable exil est
une réponse ! Ensuite, ces garçons, Gaius et Lucius, comment
sont-ils morts ? N'étaient-ils pas des marches pour qu'il atteigne le
sommet ? Auguste, se reposant sur le fils de Tibère, le dissolu
Drusus, choisit Germanicus, le fils aîné de Drusus. Et qu'arriva
t- il ? Bien qu'il ait sauvé l'empire et
servi comme aucun homme ne l'avait fait, le souffle d'un lourd
déshonneur l'enveloppa avec une telle influence pestilentielle qu'il
en mourut empoisonné en Syrie, et que Drusus prit sa place.
Sa mère, la mère de ce monstre, qui lui a tout donné,
il l'a utilisée et rejetée. Même son titre, Augusta,
laissé par le
testament de l'empereur, son fils lui a
contesté : et il l'a ensuite accusée d'avoir commandité le
meurtre de Germanicus avec Pison. Oui, il a disgracié sa mère,
Augusta, la main qui l'a façonné à partir de la boue dans
le moule de l'idole du monde. (...) Ô vertueux, philosophe, saint
stoïque ! Ô boucher des plus nobles, des plus braves, des meilleurs
de Rome
accumulant des centaines de douleurs et attirant les
maladies, haïssant la vie et gémissait pour mourir ! Ô
répugnante bête lubrique de Capri !151
La violence amuse Tibère, mais cette
cruauté admet des limites. Ainsi, Gregorio Maranon reprend à son
compte l'image de la gladiature, dont Drusus II était notoirement friand
pour montrer que
certains vices dégoûtent encore celui qu'on
veut condamner : Tibère s'amusait des plaisanteries et des aventures
de son fils. Pourtant, il le réprimandait souvent, parfois pour des
raisons futiles, tel son désamour pour les légumes de la table de
l'empereur, parfois pour de plus sérieuses raisons, comme sa
cruauté, qui le poussait à prendre un grand plaisir dans les
spectacles sanglants de la gladiature. Ici, je noterai que, parmi ses autres
grandes qualités, Tibère était unique parmi les empereurs
romains. Les spectacles de gladiateurs le dégoûtaient, et en de
nombreuses
149. Suétone, Tibère,
XXI.
150. Dezobry 1847, p. 272
151. Adams 1894, p. 140-144
64
occasions il voulut réduire leur nombre.
Cela, pas la peine de le dire, nuisait à sa popularité - mais
cette fois pour son crédit152.
Dans ses vieux jours, Tibère serait devenu
incapable de porter la responsabilité de ses crimes. Il n'aspire plus
qu'au repos et ne peut supporter la culpabilité qui le hante. Ainsi le
dépeint Lucien Arnault dans Le dernier jour de Tibère,
une tragédie où le prince est incapable de trouver le repos,
entouré de lâches :
Venez vous asseoir près de moi. Je
souffre... Vous savez quel invincible effroi Dans mes
sévérités me reprochant des crimes , Des enfers sous
mes pas entr'ouvre les abîmes. Le mal réel n'est rien , mais
tant d'émotions , Que produisent en moi d'horribles visions , De
mes vils détracteurs adoptant les mensonges, Torturent mon
réveil, épouvantent mes songes : Pison , Gernanicus , l'un sur
l'autre appuyés , M'apparaissent sanglans et
réconciliés; Posthumus , Séjan même , et leur
suite fatale, M'appellent à grands cris sur la rive
infernale Enfin, dès qu'il fait nuit, seul avec ma douleur, Je ne
suis plus César, je suis homme... j'ai peur !153
Même motif chez Jean de Strada dans La mort
des dieux. L'infâme ennemi de Dieu est transi par la peur en sentant
la vie s'échapper et la damnation inéluctable :
J'ai tout tué, tout : bru, neveux, et
petits-fils, Ceux qui, petit enfant m'avaient aimé jadis ; Sur les
cadavres chauds, tombez, froides victimes. - O le rouge horizon ! C'est
l'océan des crimes. - Partout le sang brûlant me barre le
chemin. - Toute ma race morte, et morte de ma main ! Nerva, Germanicus,
Drusus, noble Agrippine, Dans le hâle du sang mon remords vous
devine. Aïeux et descendants, vous êtes là,
debout, Votre sang dans mes yeux et dans ma tête bout. Je ne vous
connais pas. - Mais quel est donc leur nombre ? Les visages affreux, ils
vont, ils vont dans l'ombre ! - Ai-je donc tant tué ? - J'ai
tué ! J'ai tué ! -
152. Maranon 1956, p. 117
153. Arnault 1828, p. 30
65
Eh bien, oui, j'ai tué ! - Qu'importe ? J'ai
tué ! 154
Mais à l'image d'un Tibère empli de
cruauté, les auteurs mettent parfois en lien celle d'Auguste dont la
postérité a atténué les crimes, pourtant tout
autant ignobles. Ainsi, Roger Caratini évoque les « autels macabres
» élevés par Octave autour de Pérouse, où se
terrent les partisans de Brutus et Cassius, sur lesquels il sacrifie les
captifs à son père adoptif155. Chez Charles Dezobry,
c'est l'historien Timagène qui s'insurge contre les hommages
élogieux prononcés à la mort d'Auguste,
dénués de toute vérité et niant une sombre
réalité :
Oh ! Que vous avez raison de vanter sa
clémence, quand il eut teint de sang romain la mer d'Actium, quand il
eut égorgé tous ses ennemis ! Je n'appelle pas clémence
une cruauté assouvie. (...) Qui ne se souvient des atroces vengeances
qui suivirent la victoire d'Actium ? Un des vaincus demandant qu'au moins on
assurât sa sépulture : Les corbeaux y pourvoiront, répond
le farouche vainqueur. Enfin, prêtant sa passion de vengeance à
un homme qui fut au moins clément, il fit apporter à Rome la
tête de l'infortuné Brutus, et en souilla la pied de la statue
de César ! Attribuez-vous ces atrocités à l'emportement
qui accompagne et suit quelquefois le combat ? Voyez-le dans un moment de
calme, à sa salutation même, faire saisir le préteur Q.
Gallius sur le simple soupçon qu'il portait une épée
cachée sous sa toge, le jeter à la torture parce qu'au lieu
d'épée on ne trouva sur lui que des tablettes doubles. Les
tourments n'arrachant point au malheureux l'aveu de projets criminels qu'il
n'avait point médités, Octave, furieux, lui creva les yeux de
sa propre main, puis le fit massacrer par ses centurions et
soldats.156
Dans cette même volonté de discuter des
valeurs d'Auguste, Francis Adams présente un père odieux
s'adressant à sa fille exilée, qui n'a plus raison d'exister
à ses yeux et n'est plus digne que d'insultes :
Elle me provoque, donc ? Tu es
l'exécrable honte de ma gloire et de ma lignée ! Un cancer
pire que deux cancers. Dehors, dehors ! Sache que, sache que : Tes
rejetons doivent mourir, ces deux crapauds incestueux, Ta Julie, ton
Postumus. N'ouvre pas ta bouche ! Vas-tu partir ? Infâme,
exécrable sorcière, harpie, cancer Honte à mon nom,
exécrable incestueuse...157
154. Strada 1866, p. 254
155. Caratini 2002, p. 17
156. Dezobry 1847, p. 238-239
157. Adams 1894, p. 126-127 :
« She dares me, then ?
Thou execrable shame of my fame and line ! Cancer
that didst eject two cancers fouler. Even than thyself, out, out ! Know this,
know this : Thy spawn shall die, those two incestuous toads, Thy Julia and
Postumus. Open not thy mouth ! Wilt thou begone ?
66
Si Tibère fut cruel, il n'a rien à envier
à son prédécesseur, si ce n'est la capacité
à se faire pardonner. Auguste avait pu être aimé par son
peuple et faire oublier ses torts. Tibère en fut incapable.
b. Les victimes de Tibère
Les crimes de Tibère sont rapportés par les
Anciens. Plus que des modèles de cruautés, ce sont davantage des
attaques personnelles, menées contre des ennemis privés. Ainsi
rapporte-t-on une anecdote sordide sur son séjour à Capri : un
jour, un pêcheur l'aurait pris à parti durant une promenade, lui
offrant un poisson. Si le geste était une marque de respect, il
troublait le repos du prince et avait éveillé sa peur, lui qui
était devenu soupçonneux et paranoïaque. Tibère
l'aurait alors frappé au visage avec le poisson et, comme le
pêcheur se félicitait de ne pas lui avoir offert une langouste, il
réagit par un trait d'humour noir. Cynique, il demanda à ses
serviteurs de lui ramener ce crustacé afin de déchirer le visage
de sa victime avant de le jeter du haut des falaises158. Si cette
anecdote n'a aucune portée politique, elle symbolise parfaitement la
méchanceté d'un homme cruel au point de torturer un innocent qui
ne voulait que lui être aimable. Cette histoire est rapportée dans
Poison et Volupté :
Il s'enferma dans un mutisme si morose que Nerva
n'osa pas lui adresser la parole. Le pêcheur attendait paisiblement la
suite de l'aventure, croyant recevoir le salaire de son bon mot. Quand le
soldat lui présenta le crustacé gesticulant, l'empereur le saisit
avec adresse et, s'approchant de l'homme.
- J'ai prié Neptune et il te fait don de
cette langouste. Elle te trouve si séduisant qu'elle souhaite te prouver
son
amour par un baiser !
Il déchira le visage du malheureux qui
hurlait de douleur, puis jeta eu-delà de la falaise l'instrument de
supplice
improvisé.
- Voilà comment il convient
d'éloigner les importuns, Cocceius, conclut-il en reprenant sa
marche.159
Cette cruauté n'est pas toujours gratuite. Il est
un homme qui fut condamné sous son règne, un modèle pour
présenter le ressentiment de Tibère à l'ouvrage : cet
homme, c'est Asinus Gallus. Issu du milieu sénatorial, il avait commis
une faute impardonnable aux yeux du prince : il était l'époux de
Vipsania, la femme dont il avait du divorcer sur ordre d'Auguste. Tibère
attendit bien des années pour le perdre et finit par y arriver au moyen
de délations. La condamnation fut sévère : il l'invita
à dîner, sans faire part du sort qu'il lui réservait, le
fit arrêter alors qu'il rentrait chez lui et le laissa
Infamous, execrable hag, harpy, cancer. Shame of my
name, execrable incestuous... »
158. Suétone, Tibère,
LX.
159. Franceschini 2001, p. 259-260
67
emprisonné jusqu'à la mort par privation de
nourriture. Cette vengeance amoureuse fut maintes fois décrite. Nous
citerons notamment le propos romancé de Pierre Grimal dans ses
Mémoires d'Agrippine, celui d'un homme blessé qui
condamne en apparence une liaison honteuse avec Agrippine l'Aînée,
en réalité celle avec la femme qu'il aimait :
Il prétendit qu'elle avait eu pour amant
Asinius Gallus, que Tibère maintenant emprisonné depuis trois
ans, sous des prétextes divers, en réalité parce qu'il
ne lui pardonnait pas d'avoir épousé Vipsania, qu'il avait
lui-même répudiée lorsque Auguste l'avait contraint
à prendre Julia pour femme. Tibère éprouvait pour Vipsania
un amour profond. Toute sa vie il souffrit de savoir qu'elle appartenait
à un autre. Telle était la vraie raison pour laquelle il infligea
cette interminable mort à Gallus.160
Gregorio Maranon, dans son oeuvre sur le ressentiment
de Tibère, présente également cette image de dépit
amoureux. Ici, le calvaire de Gallus est explicité, pour en montrer
toute l'horreur, de même
qu'est « justifiée » cette conduite
odieuse : Gallus fut emprisonné dans des conditions d'extrême
sévérité. Il n'y avait personne pour l'attendre à
sa cellule. Il ne vit personne d'autre qu'un esclave qui le poussait à
manger pour éviter qu'il ne se suicide par la faim, et sa nourriture
était choisie pour l'empêcher de mourir sans pour autant lui
donner de plaisir. Il fallut trois ans pour que Tibère, selon Dion,
accorda la pitié à sa victime en lui autorisant de mourir. La vie
a voulu que même l'amour de Tibère pour Vipsania, le plus pur des
sentiments que l'âme peut contenir, a été converti en la
source d'un implacable ressentiment. A ce moment, cela faisait treize ans que
sa bien-aimée Vipsania était morte ; mais sa mémoire
subsistait et, avec cette mémoire, sa rancune envers l'homme qui l'avait
privé de son unique chance d'amour.161
Néanmoins, tous ne s'accordent pas dans les
intérêts de Tibère en cette condamnation : elle
n'était pas l'oeuvre d'un prince jaloux. Pour Ernest Kornemann, non
seulement la punition était uniquement due au motif de haute trahison,
mais le prince en aurait été attristé et aurait
montré des égards au mort en lui accordant des funérailles
conformes à son rang, une pratique peu courante - voire curieuse - dans
le cas d'un condamné. Peu d'auteurs s'intéressent au personnage
même. Pour certains, comme Charles Beulé, c'était un mufle
qui se vantait d'entretenir une liaison avec Vipsania alors même qu'elle
était mariée à Tibère. Pour Paul-Jean Franceschini,
c'est un homme sensé et courageux qui n'hésite pas à
condamner le prince en vis à vis, lui disant qu'il n'est
qu'un
« épouvantail que Séjan agite
à sa guise pour terrifier le peuple et le
Sénat162 ». Enfin, il fait une apparition furtive
dans la série Moi Claude, empereur en tant que victime de
Séjan, qui le fait battre jusqu'au sang par ses hommes pour l'obliger
à signer des aveux, afin de condamner légalement Drusus
III.
160. Grimal 1992, p. 128
161. Maranon 1956, p. 42
162. Franceschini 2001, p. 335
68
Enfin, la cruauté de Tibère
n'épargne pas même ses proches. Dans le film Imperium
Augustus, il punit Julie qui refuse de s'offrir à lui en la
giflant, avant de la violer. Dans la série Moi Claude,
empereur, c'est Agrippine l'Aînée qui est victime de sa
cruauté : après l'avoir moquée, la destinant à un
exil sur une île minuscule dont elle pourrait être la reine, le
vieillard lubrique l'attouche. Comme elle lui crache au visage de
dégoût, il prend plaisir à fouetter son dos nu avec une
branche de vigne, sous le regard des soldats.
Avant de clore ce propos et de nous intéresser aux
pratiques légales de la cruauté marquant son règne, il
convient de montrer deux approches d'un même événement,
présenté comme un acte de cruauté : le mariage d'Agrippine
la Jeune. Celle-ci, tout juste nubile, est promise à Domitius, un homme
mûr connu pour sa violence. Dans Poison et Volupté, la
scène est odieuse : Tibère se félicite des
lubricités que la brute va assouvir sur sa jeune victime :
- Agrippine prétend épouser Gallus,
reprit l'empereur, sans se soucier de savoir si cet époux me
plaît. Eh bien moi, je vais donner à sa fille un époux
à mon goût. Ce sera Domitius Ahenobarbus.
Le préfet du prétoire eut peine
à cacher sa stupeur. Ce petit-fils d'Octavie, sorte d'Hercule roux,
grossier et querelleur, s'était montré bon général
en Germanie, mais il y avait défrayé la chronique en violant
douze captives à la suite. A Rome, il avait écrasé un
enfant sous les roues de son char et crevé l'oeil d'un chevalier qui lui
avait manqué de respect. - Eh bien, que penses-tu de mon idée,
Aelius ? Demanda Tibère en lissant la table de Cicéron d'une
main
allègre ?
- Agrippine sera folle de rage.
- Pourquoi donc ? Domitius Ahenobarbus a tout pour
lui plaire. C'est un aristocrate. Certes, il est un peu brutal, mais les femmes
ne détestent pas la manière forte. Dis-lui bien de traiter son
épouse avec tous les égards qui sont dus à la fille de la
noble Agrippine. Je vais dicter mes ordres à ce sujet. Surtout, ne
tolère aucun retard. Cette pauvre Agrippinilla brûle du
désir de perdre sa virginité.163
Dans une toute autre optique, Pierre Grimal
présente une union pensée comme inévitablement
malheureuse, comme aucun amour ne peut naître entre ces deux personnages
trop différents, mais ayant des visées politiques : Tibère
a choisi un personnage odieux pour porter atteinte à la dignité
de la famille de ses ennemis (sur ce propos, il se trompe : Domitius
témoigne d'affection pour sa nouvelle femme), mais il a avant tout
choisi un homme qui lui est fidèle pour que leur union reste
stérile tant que lui vivra et que ses descendants ne se mettent pas en
travers de ses ambitions :
Lorsque nous fûmes seuls, Domitius m'attira
près de lui et me dit doucement : « Tu es maintenant ma femme,
Agrippine. Tu es tellement jeune I Je pourrais presque être ton
père. As-tu peur de moi ? » Je lui répondis que non, que je
savais bien à quoi le mariage engageait une femme, que j'étais
prête à accepter ce qu'il fallait pour perpétuer notre
sang. Sur quoi il reprit : « C'est bien à cela que je pensais,
Agrippine. Mais il y a une chose que je dois te dire. En me demandant si je
voudrais bien devenir ton mari, Tibère a mis à notre mariage une
condition, dont il m'a très honnêtement
prévenu.
163. Franceschini 2001, p. 272-273
69
Il ne veut pas que nous ayons d'enfants. Du moins
aussi longtemps qu'il sera vivant. Tu devines ses raisons. La maison de
Germanicus lui crée assez de souci telle qu'elle est à
présent. Plus tard, lorsque le pouvoir appartiendra à un autre,
alors, nous serons libres. Pour l'instant, toi et moi nous pouvons nous aimer,
et je ne m'en priverai pas, je t'assure, tu es si belle ! Mais il ne faut pas
que tu devienne mère.164
III - La délation
a. La naissance de la délation
- Les délateurs sont aussi utiles à
un État que les latrines à un particulier. Cela ne sent pas bon,
mais on est bien heureux d'en trouver pour se soulager le ventre
!165
Le règne de Tibère est connu pour
être une période de délation, de condamnations sur
accusations par un tiers. Parmi les victimes célèbres, nous
pouvons citer M. Scribonius Libo Drusus en l'an 6 et T. Sabinus en l'an 24.
Yann Rivière y consacre son étude Les délateurs sous
l'empire romain et, dans son corpus, la moitié des occurrences,
sources à l'appui, concernent les années de gouvernement de
Tibère (cette période est également notée comme la
seule où fut sanctionné l'adultère au moyen de la
délation).
Mais comment cette période de
dénonciations, décriée pour avoir apporté tant de
peur à Rome, a telle pu se développer ? Pour Lidia
Storoni-Mazzolani, c'est en s'efforçant de réprimer l'adulation
et le favoritisme qu'il a encouragé les délateurs à se
faire entendre, sous prétexte de déjouer de prétendus
complots et permettre des condamnations souvent injustes - un
phénomène accidentel166. Jules-Sylvain Zeller, quant
à lui, dénonce l'instrumentalisation de la loi pour servir
à des intérêts meurtriers et faire de lui le «
plus terrible des princes justiciers »167. Pour
Barbara Levick, enfin, c'est contre la volonté de Tibère que la
délation était pratiquée, et c'est elle qui transforma son
règne en tyrannie168. Une chose est sûre : la
dénonciation pervertissait la justice romaine.
b. La délation perverse
Quand nous évoquons la délation, le terme
semble péjoratif. Néanmoins, on la trouve citée
telle
164. Grimal 1992, p. 123
165. Franceschini 2001, p. 174-175
166. Storoni Mazzolani 1986, p. 19
167. Zeller 1863, p. 46
168. Levick 1999, p. 150
70
quelle dans les documents officiels. Elle devient
infamante dans la mesure ou elle n'admet pas de limites, toute contravention
à la loi - supposée ou véritable - étant passible
d'être dénoncée et jugée. Si l'on s'imagine que la
haute société en profita le plus, en se débarrassant de
rivaux politiques, des affaires sordides nous sont parvenues : ainsi, les
Romains semblent avoir été choqués par des cas de
dénonciation ou l'affranchi témoignait contre celui à qui
il devait la liberté. De même, Tacite cite avec horreur le
procès de Vibius Serenus, un membre de l'ordre sénatorial
accusé par son propre fils. C'est de l'exercice de ces pratiques
ignobles qu'hérite Tibère aux yeux de la postérité.
Dans Le dernier jour de Tibère, Lucien Arnault fait parler le
jeune Niger, condamnant son prince en nommant les crimes que celui-ci a permis
:
Le meurtre , le poison , d'infâmes
délateurs Ivres tout à la fois d'or , de sang et de
pleurs; La fourbe encourageant et punissant le crime; La vertu se cachant
pour n'être pas victime; Un peuple , craint par fois et toujours
détesté, Pour des jeux et du pain traître à sa
liberté; La débauche siégeant sur la pourpre
flétrie; Des hommes sans pudeur , des peuples sans
patrie; Voilà par quels bienfaits Tibère a
mérité Cette horreur, qui sera son
immortalité!...169
Même constat chez Marie-Joseph Chénier,
cette fois de la voix de Cnéius, fils de l'accusé Pison
:
Ah ! Parmi ces flatteurs, émules
d'infamie, Une tête innocente est bientôt ennemie. Quand sous
le crime heureux tout languit abattu, Malheur aux citoyens coupables de
vertu, Et dont la gloire offense, à Rome ou dans
l'armée, Tibère impatient de toute renommée. Les
délateurs, vendant leur voix et leurs écrits, Viennent dans
son palais marchander les proscrits.170
La délation pouvait se justifier si elle
était réalisée dans un effort « patriotique »,
pour dénoncer les traîtres et les conspirateurs. Mais, aux yeux de
la morale, toute dénonciation, quand bien même l'accusé
serait coupable, est indigne puisqu'elle sert les intérêts du
délateur. Ainsi, Pierre-Sébastien Laurentie présente
Domitius Afer, un citoyen respecté, comme le coupable des pires injures
: recherchant la renommée et la fortune, il s'était fait
accusateur de Claudia Pulchra, une amie
169. Arnault 1828, p. 16
170. Chénier 1818, p. 7-8
71
d'Agrippine, dénonçant sa mauvaise
conduite conjugale et la pratique de la sorcellerie contre le prince, ce pour
gagner les faveurs de ses ennemis, à commencer par
Tibère171. D'autres, comme Sextius Paconianus, dépeint
par Charles Dezobry comme un « homme ne respirant que le crime, ne se
plaisant qu'à nuire, fouillant incessamment dans le secret des familles
» parviennent à échapper à la justice par des
dénonciations172. La délation est alors moralement
condamnée, n'étant prétexte qu'à la violence. Dans
sa Mort des dieux, Jean de Strada présente un augure cupide, se
servant de mensonges pour perdre les chrétiens : il les accuse de «
dévorer les chairs d'un enfant par lambeaux » sur leurs
autels macabres, sur de fausses accusations, et se vante de «
calomnier et savoir payer les
délateurs173».
Nous nous étonnerons pas que la tragédie
prenne ces événements comme modèles pour dénoncer
l'horreur qui règne à Rome. La pièce Tibère
de Nicolas Fallet s'inspire de l'affaire Vibius Serenus. L'auteur veut
réhabiliter l'image du fils parricide, ici manipulé par le
traître Phorbice, un fourbe affranchi de Tibère. Par
commodité, comme le père et le fils partageaient le même
nom, l'auteur nomme le jeune homme Vibius et l'accusé
Sérénus. Malgré les supplications des enfants du
condamné et de son gendre, un soldat respecté du prince, la
conclusion est tragique : Vibius meurt en voulant libérer son
père, sa soeur Otellide se suicide en voyant le corps de son
frère et la grâce accordée à Sérénus
lui devient horrible, comme elle est marquée du sang de ses enfants. Si
Tibère feint la bonté en quelques occasions - il propose à
Vibius de l'adopter s'il renonce à le supplier d'épargner son
père - il reste détestable, justifiant sa haine envers
Sérénus par une jalousie datant de l'époque où il
était le bras droit de son frère Drusus, qui était plus
aimé que lui-même.
Tibère est souvent accusé de ces crimes.
S'ils ont été perpétrés sous son règne, il
ne peut en être innocent et doit en avoir profité d'une
manière ou d'une autre. Les trahisons semblent amuser le prince qui en
fait un jeu de cruauté. Chez Jean de Strada, il se félicite de
s'être servi avec autant de brio de cette « belle machine à
gouverner les gens » qu'est le crime de lèse-majesté, qui
mène les Brutus et les Gracchus d'antan - ses ennemis
républicains - les uns contre les autres. Tout cela, il le
légitime par le culte de la patrie, l'origine de son pouvoir
suprême :
La patrie aux grands jours, c'est la chose
publique, C'est la divinité. Mais l'empereur étant La
patrie incarnée... Écoute... Il est patent, Certain, pertinent
et logique
171. Laurentie 1862 I, p. 454-455
172. Dezobry 1847, p. 267
173. Strada 1866, p. 77
72
Qu'il est aussi le
Dieu.174
c. Usage légal de la délation
Mais la délation a également une
utilité légale, des bienfaits qui peuvent excuser en partie
l'exercice de cette pratique tant décriée. Tout d'abord, elle
permettait de disposer d'informations précises sur l'aristocratie
romaine qui, si elle ne se trouvait plus au centre du pouvoir, détenait
une puissance non négligeable qu'il fallait contrôler. Par les
vengeances personnelles, Tibère pouvait déceler des
inimitiés et, pendant qu'ils complotaient les uns contre les autres, les
sénateurs se détournaient de leur haine envers le
prince.
La délation légale passe notamment par
l'exploitation de la loi de majesté (la Lex Maiestas). Celle-ci
consistait en la punition de tout acte allant à l'encontre de l'image du
prince du crime moral (insultes ou dégradation de statue) à des
motifs plus discutables (un homme fut jugé pour être allé
aux latrines avec des pièces marquées du visage de
l'empereur175). Dans Poison et Volupté, Nerva
cherche à raisonner son ami en lui demandant de renoncer à cette
loi à l'annonce de condamnations ridicules : un poète vient
d'être exécuté pour avoir présenté le roi
Agamemnon avec des dartres au visage, référence assumée
aux problèmes de peau du prince, et un chevalier est jugé pour
avoir fondu une statue de Tibère, qu'il avait dans sa collection, afin
de payer ses dettes176. Le tyran condamne le premier, vexé
par ce qu'il considère comme une injure, et accepte - trop tard - de
pardonner au second.
Par les aspects pervers de la Lex Maiestas,
certains y ont vu une manière de ménager la susceptibilité
de Tibère, blessé par les satires qui raillaient son alcoolisme
de jeunesse, son manque de charisme ou sa soif de sang177. Mais les
causes légales sont aussi à prendre en considération. Pour
Barbara Levick, déifier Auguste permettait de se donner de nouveaux
droits, Tibère devenant le fils d'une divinité, jouant sur la
légitimité de la dynastie par le droit divin178. Pour
Charles Beulé, le culte de la majesté est prétexte
à montrer la servilité du peuple qui s'y attache. Ce «
fétichisme impérial » est liberticide et son
absurdité avilit la condition humaine, permettant à Tibère
de se
174. Strada 1866, p. 71
175. Si, dans les faits, l'image semble se
confirmer, il ne faut pas forcément traduire « Maiestas » par
« Lèse-majesté » : il s'agissait d'une loi en vigueur
sous la République, certes oubliée mais promulguée en un
temps sans prince. Dans sa définition, elle punissait l'atteinte
à la suprématie romaine. Le prince étant le symbole de
Rome, l'insulter revient à attaquer la dignité de tous les
Romains : on ne punit pas l'insulte privée, mais l'insulte du symbole.
(Lyasse 2011, p. 197). De même, Barbara Levick traduit « Maiestas
» par « Trahison ».
176. Franceschini 2001, p. 172
177. Laurentie 1862 I, p. 339-340
178. Levick 1999, p. 60
protéger de toute opposition. Au sacrifice de
quelques rares vies, le prince devient intouchable179.
Mais Tibère ne fut pas forcément
favorable à la loi de majesté. Ernest Kornemann fait remarquer
que le prince est souvent intervenu en faveur des condamnés, à
l'exemple de Silanus, un ancien amant de Julie qu'il autorisa à revenir
d'exil à la condition qu'il s'éloigne de toute activité
politique180. Jules-Sylvain Zeller rappelle que Tibère a
tenté de s'opposer à ces condamnations, ne renonçant
qu'après avoir constaté son impuissance à les
contrôler181. La délation isole toujours plus
Tibère, accusé de la cupidité de ses sujets. Chaque
accusation, qu'elle se révèle une vérité ou une
manipulation du délateur, se fait sur motif de l'injure envers le
prince. Tibère est donc chaque jour confronté à des
reproches, et son moral en pâtit. C'est sur ce motif, selon Zeller, qu'il
décida - un jour où un sénateur étale les insultes
de celui qu'il accuse - de quitter Rome, échappant au jugement de ses
sujets. Il part dans une île éloignée, là où
il cherche le calme et dont la postérité retiendra le nom comme
le symbole des pires ignominies de la troisième décennie suivant
la naissance du Christ : Capri182.
179.
73
Beulé 1868, p. 213-216
180. Kornemann 1962, p. 122
181. Zeller 1863, p. 49
182. Ibid., p. 61-62
74
B - Le Bouc de Capri
Avant même de se retirer sur l'île de Capri,
là où il s'est semble-t-il livré aux pires
débauches, Tibère était déjà parti, des
années plus tôt, s'exiler sur une autre île, loin de Rome,
là où personne ne pourrait le rappeler à la
réalité de sa vie. Il nous faut donc ici discuter de ces
retraites.
I - Rhodes et le goût de l'exil
a. Expliquer l'exil
Les dernières années de Napoléon
Ier ont marquées par l'exil sur des îles, d'abord à Elbe,
puis à Sainte-Hélène. De là, il hérite, aux
yeux de la postérité, d'une image de «
nésiarque183», d'un monarque régnant sur un
territoire entouré par la mer, au milieu du néant. Tibère
fut confronté à cette même situation, à plusieurs
reprises, ce dès l'enfance lorsque ses parents fuient l'Italie et la
guerre civile. Avant même de parler de Capri, l'île « maudite
» qui lui est associée, il nous faut revenir sur son premier exil
insulaire : Rhodes. En 5 av. J.-C., alors que Tibère est dans une
position politique très enviable - il est le gendre de l'empereur et le
père d'adoption de ses héritiers - il décide de se retirer
de la vie romaine et part se réfugier sur une île grecque.
L'événement reste inexplicable car il est autant inattendu que
justifiable en de nombreux points, sans qu'on puisse décider de la
véritable raison de ce départ.
La première hypothèse, celle que
Tibère présentait comme la raison officielle, était la
volonté de ne pas faire d'ombre aux Princes de la Jeunesse, les
héritiers d'Auguste, dont il était le tuteur. Pour E. Kornemann,
Tibère éprouvait le sentiment d'être un «
bouche-trou du système augustéen », un
régent éventuel si le prince venait à mourir avant que ses
petits-fils soient prêts à lui succéder. Se reposant sur un
précédent, celui de la retraite de Marcus Agrippa sur l'île
de Lesbos pour ne pas nuire aux prétentions de Marcellus, Tibère
partait au nom de la raison d'État. Le propos est digne, mais l'acte
inconsidéré : il renonçait alors à son rang, qu'il
avait mérité par ses actions, pour servir les
intérêts de deux adolescents sans expérience aucune. Les
Modernes y voient une certaine amertume, une nécessité qui pique
son ressentiment et le pousse à agir sans réfléchir aux
conséquences de son choix.
183. Le terme est utilisé par Régis
Martin, entre autres, mais semble être un
néologisme
75
La seconde hypothèse relève de ses
problèmes conjugaux. Malheureux après son divorce d'avec
Vipsania, remarié à une femme qu'il déteste et qui le
dégoûte, incapable d'en divorcer en raison de la tâche qui
lui est attribuée, il ne peut se résoudre qu'à la quitter
en abandonnant tout ce qui lui reste. Nous reviendrons ultérieurement
sur cette union politique.
La troisième hypothèse relève de
son caractère, d'un besoin inné de solitude. Si Tibère
s'était exilé une seule fois, on aurait pu parler d'un geste
inconsidéré, regretté par la suite. Mais s'il l'a
reconduit
des années plus tard, c'est par goût de
l'exil. En témoigne le propos d'Ernest Kornemann : Lorsqu'un homme
accomplit deux fois dans sa vie une démarche de ce genre, il n'est pas
possible que des raisons extérieures l'y aient poussé. Ce sont
des facteurs psychologiques qui entrent en jeu, étroitement liés
au caractère même de l'individu en question. D'un
tempérament indécis et troublé, souffrant
d'hésitations et de troubles intérieurs dont il ne parvenait pas
à se libérer, Tibère éprouva certainement
très tôt le désir de rompre avec le monde
extérieur.Lorsqu'on arrache à des êtres de ce genre les
créatures qui leur son chères, ils se replient totalement sur
eux-mêmes, en particulier quand ils ont, comme Tibère, une nature
riche et un penchant pour la vie contemplative.184
Notons une quatrième hypothèse,
essentiellement portée par la fiction : celle d'un exil voulu par
Auguste, celui-là même qui avait condamné sa fille et ses
petits-enfants disgraciés. Dans la série Moi Claude,
empereur, Tibère a violemment frappé Julie à la suite
de provocations, un acte odieux aux yeux du père : il ne souhaite plus
voir cet homme qui lui cause autant de soucis.
Quelles que soient les raisons de cette retraite, on
ne peut nier que Tibère n'était pas heureux à cette
époque. Incapable de contenir ce sentiment, il aspirait à la
solitude. C'est dans cet état moral que le dépeint Francis Adams
:
Je suis détraqué, fini Je ne puis
plus. Je dois partir et connaître Le baume du calme, et la
pureté D'une vie simple. (...) Ce ne sont des jours et des
semaines, non des mois, mais des années Des années et des
âges que mon âme vide le demande Ce vide ? Elle est même
morte. Mon corps périt aussi... Je restais pour Drusus, aux
côtés de mon frère, Je tenais sa main et j'ai vu le
monde le perdre Et tout cela a rendu ce vide plus douloureux. Mon
seigneur, je me suis trop efforcé
184. Ibid., p. 29
76
Je vous prie de me laisser partir, de me
libérer185
Le propos est similaire chez Allan Massie, quand
Tibère se justifie auprès de sa mère : il se désole
à l'idée de peiner ses proches, mais ne peut supporter tant de
malheurs : chaque jour, les Princes grandissent et l'éloignent du
pouvoir, sa femme lui est odieuse, la flatterie le dégoûte
:
Vois-tu, Mère, j'en ai assez, assez de
l'hypocrisie et des tromperies, assez de cette lutte pour le pouvoir qui
abaisse tout le monde, assez de me laisser acheter par des propos mielleux,
assez... de tout. Je suis désolé si je t'ai trahie, mais, si je
continuais ainsi, c'est moi que je trahirais. Tout le système a
été corrompu, et je veux en
sortir...186
Le départ pour Rhodes reste un mystère.
Du moins, ce mystère frustre l'historien : cet exil de huit ans,
à l'âge « où la maturité se prononce et
imprime à chaque nature un sceau
définitiÇ87» aurait permis de mieux cerner
le caractère de cet homme. Une chose est toutefois certaine : cet exil a
eu un impact politique majeur sur le principat.
b. L'impact politique de l'exil à Rhodes
L'exil de Tibère est une surprise. Lui qui
descend d'une des familles les plus réputées de Rome, est
associé à la famille impériale et a
bénéficié de pouvoirs consulaires - une situation que
n'aurait pu prévoir son père, le républicain en fuite -
abandonne brutalement toutes ces distinctions. Auguste flattait toutefois son
ambition : il l'avait fait consul aux côtés de Cnéius
Pison, lui avait accordé cinq années de puissance tribunitienne
et allait l'envoyer combattre en Arménie. Mais Tibère refuse ces
honneurs :
- Je n'accepterai plus de mission, lointaine ou
non.
- Plus de mission ? Que veux-tu donc faire
?
- Me retirer dans un endroit écarté
où je puisse vivre à ma guise. Lire et
étudier.
Auguste le fixe avec
commisération.
- Je vois bien que tu as besoin de repos. Va donc
à Sorrente dans la villa que Mécène m'a
léguée. Il disait que
185. Adams 1894, p. 77 :
« I am unhinged--undone !
I can no more. I must get hence and
know
The balm of quiet nature, and
purity
Of simple lives. (...)
It is not days and weeks, not months, but
years,
But years and ages that my void soul
craves.
Void ? It is dead. My body perishes too. . .
.
I stood by Drusus, by my brother's
side,
And held his hand, and saw the wide world lose
him
And all that made its emptiness seem
dear.
Sire, I have striven too much and borne too
much.
I pray you let me go--release me.
»
186. Massie 1998, p. 140
187. Beulé 1868, p. 132
77
c'est la plus belle demeure d'Italie. Un
séjour de détente te fera du bien.
- Non. Je veux renoncer à touts mes charges,
répliqua Tibère en bombant le torse.
- Renoncer à tes charges ? Si c'est une
plaisanterie, elle est de très mauvais goût !
- Je ne plaisante pas. Je ne veux plus exercer mes
fonctions. Je te présente ma
démission.188
Lidia Storoni-Mazzolani évoque un
événement ultérieur dont l'acteur principal était
Caius César. Celui-ci, peu de temps avant sa mort, avait demandé
à être libéré de ses fonctions pour devenir un
simple particulier en Syrie. L'auteur suppose qu'il ait prononcé ces
propos alors que sa maladie était arrivée à un seuil
critique, ce repos étant une alternative à la mort, ou qu'il ait
contracté, comme Tibère, un dégoût du principat et
un attrait pour une civilisation que la politique n'aurait pas encore pu
pervertir189.
Auguste semble dépassé par les
événements : celui en qui il avait placé sa confiance
vient de l'abandonner. Croyant d'abord à un propos dicté par la
colère, il en aurait réalisé le sérieux
après les quatre jours de grève de la faim de Tibère. Il
est alors à l'apogée de sa puissance, et les
événements ne font que le confronter à un échec
imminent. Son bras droit l'a trahi, sa fille lui fait honte, il est à la
fois le plus puissant et le plus malheureux des hommes190. Pensons
également qu'en tant que prince, que maître du monde, il ait vu
comme un affront odieux de s'opposer à lui, de lui rappeler qu'il
n'était pas tout puissant et ne pouvait pas tout contrôler. C'est
cette image que véhiculent Les Mémoires de Tibère
:
- C'est une mission de la plus haute importance, et
où tu récolteras beaucoup de gloire...
- Non, dis-je. J'en ai assez.
J'abandonne.
- Comment ? Tu te rends compte de ce que tu dis ?
C'est de la trahison !
- Non. En aucun cas. En aucun des sens du mot. Et
si tu ne comprends pas, c'est bien malheureux, mais ma
décision est claire et
irrévocable.
Je le laissai ainsi, la bouche ouverte. Je me
demandais quand quelqu'un lui avait parlé ainsi pour la dernière
fois.191
Livie a du être également
bouleversée dans ses ambitions : comment a-t-elle réagi à
l'exil de son fils, à l'abandon de celui qu'elle cherchait depuis son
enfance à promouvoir ? Pour Charles Beulé, Tibère
était comme mort pour elle du jour où il l'avait
abandonné192. Mais si elle voulait conserver sa puissance
après la mort d'Auguste, elle était forcée de trouver un
intermédiaire entre elle et le pouvoir. A son retour de Rhodes,
Tibère avait un nouveau moyen de pression sur sa mère : elle
avait
188. Franceschini 2000, p. 267
189. Storoni-Mazzolani 1986, p. 98
190. Kornemann 1962, p. 28
191. Massie 1998, p. 136-137
192. Beulé 1868, p. 154-155
78
eu le chance de le voir revenir vers elle une fois,
elle ne pouvait permettre un nouveau départ et devait alors le
protéger de son mieux193.
c. La vie à Rhodes
Le roman d'Allan Massie, contant la vie de
Tibère comme le ferait une auto-biographie, se divise en deux parties.
La première (p. 9-164) est censée avoir été
écrite à Rhodes, durant les jours de calme où
Tibère pouvait faire appel à ses pensées les plus
enfouies, tandis que la seconde (p. 167-310) est l'oeuvre de ses vieux jours
à Capri. Au contraire de Capri et de son image de débauche,
Rhodes est davantage liée au repos et l'art. Tibère y mène
une vie retirée, dans une villa, lit des poèmes et
assiste aux débats d'érudits. Dans un
autre ouvrage, Massie rapporte ces moments de détente : Il y
vécut tranquillement, appréciant les lectures de philosophes et
débattant avec eux en tant qu'égal ; car Tibère
était un intellectuel. Il écrit de la poésie (en grec) et
plus tard, à Capri, ses mémoires. Il étudia la grande
science alors en vogue, l'astrologie. Thrasylle, l'un des plus fameux
mathématiciens contemporains, et astrologue, était membre de sa
cour, du moins de ses années à Rhodes jusqu'à sa mort. Les
goûts de Tibère étaient ceux d'une vie simple. Il
était friand d'asperges, de concombres et de radis, qu'il mangeait avec
du miel et du vin. Il aimait les fruits, ce qu'on peut
interpréter comme l'expression d'une
émotivité194. Même repos selon Roger
Caratini, celui d'un homme
libéré de toute manifestation de
pouvoir, un philosophe heureux : Lorsque Tibère arrive à
Rhodes, dont il avait découvert le charme et la
sérénité dès le jour où il y avait
jeté l'ancre, au retour de sa campagne victorieuse en Arménie,
quatorze ans auparavant, en 20 av. J.-C., il décide de se fondre
anonymement dans la population insulaire ; dans ce but, il s'achète une
maison modeste au centre de la ville et une autre dans sa banlieue, et passe
ses journées à écouter les maîtres de la philosophie
et de droit qui enseignent leurs doctrines un peu partout. (...) Il
découvre la joie de se promener sans licteurs ni huissiers, au sein
d'une foule cosmopolite d'étudiants venus de tous les coins du monde
gréco-latin, attirés par le renom des nombreuses écoles
(...) qui pullulent dans cette grande
cité.195
Mais certains auteurs pensent que Tibère a vite
regretté sa décision. Ce qui lui semblait être un repos
bien mérité devint vite une source d'ennui et il dut longtemps
supplier Auguste de le laisser revenir à sa vie à Rome. En vain.
C'est notamment le postulat de Jean-François Rolland qui parle d'un exil
où il « s'embarqua en toute diligence » et où
il eut « tout le temps de se repentir du parti qu'il avoit pris avec
tant de vivacité, et de s'ennuyer dans sa retraite, qui fut de sept ans
entiers.196 ». Dans la série Moi Claude,
empereur, c'est un Tibère maussade qui attend à Rhodes des
nouvelles de Rome. Aigri, il menace son ami Thrasylle de le jeter de la falaise
(« la route est longue pour monter jusqu'à moi, elle est plus
courte à la descente ») si de bonnes nouvelles ne
lui
193. Franceschini 2001, p. 11
194. Massie 1983, p. 96
195. Caratini 2002, p. 94
196. Rolland 2014, p. 180 - au ton du texte, nous
aurons compris qu'il s'agit d'une réédition d'un texte ancien,
daté de 1825
79
parviennent pas prochainement. L'astrologue est
prêt à être tué lorsqu'un messager vient le
délivrer de son tourment : Lucius César vient de se noyer - le
porteur du message est endeuillé et digne, tandis que Tibère ne
peut réprimer son hilarité - et l'exilé est
autorisé à revenir chez lui.
d. Le ressentiment naissant
Durant sa retraite, Tibère a pu repenser aux
malheurs de sa vie. Loin de l'en libérer, ils en auront
été exacerbés par l'attente et la solitude.
Velleius présente ce retour d'exil.
Tibère n'était déjà pas abandonné lorsqu'il
était retiré de la vie publique, bénéficiant
toujours des hommages197 et ses retrouvailles avec Rome, si elles ne
sont pas triomphales, sont du moins
célébrées198. Mais, dans les faits, ce retour
pouvait être une source d'humiliation. Pour revenir de Rhodes, il avait
du supplier Auguste durant des années, le même Auguste qu'il avait
trahi par son départ. Celui-ci, doté d'une rancune qui s'explique
aisément, aurait volontairement fait de cette retraite volontaire un
exil honteux et pesant199. De plus, il devait ce retour en
grâce à la volonté de Caius, celui-là même
qu'il disait fuir. Celui-ci, alors adolescent, était conseillé
par un nommé Lollius, ennemi farouche de Tibère excitant le jeune
homme contre l'exilé. Compromis dans une affaire de corruption avec les
Parthes, Lollius meurt (probablement suicidé pour ne pas
déshonorer sa famille), et le nouveau conseiller, Quirinius,
s'avère plus modéré dans sa dépréciation de
Tibère. Celui qui était, dans les faits, le second du principat
huit ans auparavant doit donc son retour sans gloire à un adolescent
influençable et à des suppliques
déshonorantes200.
Tibère est également dégoût
par le comportement de ceux qu'il avait fréquenté durant des
années, autrefois distants et, maintenant que son influence revient,
désireux de le flatter. Dans Les Dames du Palatin, ceux qui le
méprisaient durant ses années d'exil lui montrent
désormais une servilité dégradante : le procurateur qui
l'évitait lui offre ses services, les passants indifférents
l'adulent et son professeur de lettres, qui semblait tout juste tolérer
sa présence, se targue de l'avoir
exercé201.
197. Velleius, XCIV. : « Remarquons cependant
dans ce rapide exposé que pendant les sept ans que dura son
séjour à Rhodes, tous ceux qui partaient dans les provinces
d'outre-mer, proconsuls et légats, vinrent lui rendre visite comme au
chef de l'Etat ; tous abaissèrent leurs faisceaux devant ce simple
particulier (si toutefois une telle majesté fut jamais celle d'un simple
citoyen) et avouèrent que son repos était plus digne d'honneurs
que leurs pouvoirs. »
198. Ibid. CIII. : « En effet, avant leur mort,
l'année même où ton père Publius Vinicius, fut
consul, Tibérius Néron était revenu de Rhodes et avait
comblé la patrie de la joie la plus vive. »
199. Laurentie 1862 I., p. 275
200. Levick 1999, p. 30
201. Franceschini 2000, p. 350
80
C'est aussi à Rhodes que Tibère apprend
la peur. S'il a fréquenté les champs de bataille en Germanie, il
n'a jamais été aussi proche de mourir que durant les jours
où il refusait de s'alimenter pour qu'Auguste autorise son
départ202. Son ennemi Lollius avait une fois proposé
à Caius de lui offrir la tête de l'exilé - probablement un
propos arrogant pour exciter le jeune homme et dont il ne pensait mot, mais qui
représentait une attaque grave envers la personne de Tibère.
Enfin, c'est dans la solitude que naît sa peur, chaque navire
s'approchant de Rhodes pouvant contenir un assassin chargé de disposer
de cette gloire déchue203.
Les causes de cet exil restent inconnues. Ses
conséquences, nous les connaissons. Le séjour à Rhodes a
sans doute façonné sa personnalité.
Dégoûté de l'adulation, craintif face aux assassins
présumés, c'est le Tibère de Capri qui apparaît dans
le Tibère de Rhodes. Les deux îles sont indissociables aux yeux de
l'historien : l'exil est l'essence même de la vie de Tibère. La
première fois, c'est pour fuir la guerre civile, alors qu'il est un
enfant dans les bras de sa mère, la seconde occurrence est - quel que
soit le motif - une fuite de la vie à Rome, et le dernier départ
fut une retraite définitive du monde qui le dégoûtait. Pour
reprendre les propos d'Emmanuel Lyasse, « ces trois exils, le premier
certes involontaire, le second mystérieux, le troisième
manifestement délibéré, semblent rythmer sa vie et
caractériser le personnage.204» Le Tibère
qui revient à Rome n'est psychologiquement plus celui qui l'a fui. Il
est devenu un « instrument assoupli par la
peur205», empli d'une colère dont il ne put jamais
se débarrasser et qui devait retomber sur les générations
futures - ce que les fils de Julie lui ont fait subir, il le fera payer
à leurs neveux. Pour Charles Beulé, l'exil à Rhodes
explique celui de Capri dans la mesure où cette transformation l'a
définitivement perverti, que celui qui aurait pu être un «
citoyen orgueilleux, utile, honoré » est devenu,
malgré lui, un despote qui n'a plus « d'autre morale que le
silence » et d'autre politique que «
l'hypocrisie206 ».
II - L'image de Capri
a. L'île de Capri
Lorsqu'on évoque Tibère, on pense
à Capri, au mythe d'un « tas de pierres informes, couvert d'une
vigoureuse végétation, reprennant leur aspect primitif et leurs
couleurs; des palais resplendissants
202. Beesly 1878, p. 115
203. Rolland 2014, p. 192
204. Lyasse 2011, p. 11
205. Beulé 1868, p. 147
206. Ibid., p. 151-152
81
se dressant à nouveau sur les hauteurs et
dans les replis des fertiles vallées; du milieu des pierrailles et des
ruines s'élèvant des escaliers et des galeries ouvertes, peintes
de couleurs vives; des colonnes et des statues émergeant des jardins
impériaux.207». Pourtant, rien ne subsiste de
l'île de l'Antiquité, pas même un escalier208.
Capri est devenue une île touristique, qui nous renseigne davantage sur
les vacanciers de la « jet-set » des années 60 ou sur les
films de la Nouvelle Vague, tel le Mépris de Jean-Luc Godard,
que sur les empereurs qui y sont associés.
Capri, ou Caprée, devient une
propriété du prince en 29 av. J.-C., date à laquelle
Auguste fait la connaissance de l'île. La légende veut qu'il y ait
vu renaître un arbre mort et que les prodiges observés l'ait
poussé à l'échanger contre l'île d'Ischia (ou
d'Aenaria, selon les auteurs) - avant cela, Capri était la
propriété de Naples. Elle devient une résidence
impériale, un lieu de repos au retour de séjours loin de Rome, de
par son climat clément et la pratique attestée de
l'éphébie. Capri est alors surnommée, apparemment à
l'initiative d'Auguste, « Apragopolis », soit la ville de
l'oisiveté209. Elle profitait également de son relief
escarpé, qui en rendait l'accès difficile, évitant
à son hôte d'être importuné par des visiteurs
indésirables.
C'est cette image de calme qui prédomine durant
le règne d'Auguste. Le souverain, selon Suétone, collectionnait
des « os de géants210» qu'on ne trouvait
qu'ici et se reposait dans son grand palais. Ici, Auguste n'est plus le
maître du monde, il n'est que le vieil homme paisible et heureux. La
scène est
décrite par Carl Weichardt : Nous ne voyons
pas ici le souverain qui faisait la loi au monde, le surhomme favorisé
par une chance inouïe. (...) Nous voyons le vénérable
vieillard entouré de ses amis, de son épouse Livie,
âgée comme lui, et de son beau-fils Tibère. Ils sont
à table, et, avec une douce gaieté, l'empereur regarde au loin
sur la mer vers la petite île à laquelle il a donné par
plaisanterie le nom d'île des Paresseux; en même temps, il rappelle
dans des vers grecs la mémoire de son favori Masgabas le Fondateur qui
l'a précédé dans la tombe.211
b. La retraite d'un vieil homme
C'est ce repos et ce retrait du monde qui aurait
poussé Tibère à y retourner, lorsqu'il se sentit trop
âgé pour diriger son vaste empire. Nous l'évoquions
précédemment : le désir de partir n'était pas
nouveau chez lui. La vie lui avait été pénible, il avait
lutté comme il avait pu pour maintenir l'oeuvre
207. Weichardt 1901, p. 4
208. Carl Weichardt se défend de faire une
étude architecturale, s'attachant à évoquer l'ancienne
Caprée, non à la reconstituer.
209. C. Weichardt revient sur ce point : pour
lui, « Apragopolis » n'était pas Capri, telle que nous la
connaissons, mais Monacone, une île aux alentours qui devait être
un lieu de promenade pour le prince (Ibid., p. 38)
210. Suétone, Auguste, LXXII. : nous
supposons qu'il s'agissait d'ossements de baleines
211. Weichardt 1901, p. 36-37
82
de son prédécesseur et n'aspirait plus
qu'à finir ses jours dans le calme, sur l'île qu'il avait du
apprécier durant ses séjours auprès de son père
adoptif. Capri répondait à son caractère : solitaire et
isolée du monde. Toute sa vie, Tibère aspirait à la
solitude et, pour Ernest Kornemann, « s'il avait vécu dans le
christianisme, il se serait sûrement retiré dans la solitude d'un
monastère212».
Roger Caratini divise le départ pour cette
nouvelle retraite en quatre temps213:
- Premièrement, la lassitude. Tibère a
eu une vie bien remplie, il a mis fin à toutes les guerres
commencées par ses prédécesseurs - les frontières
du Rhin sont stables, les Parthes ont accepté la paix, et les nouvelles
luttes ne sont que des querelles stériles entre Romains jaloux. De plus,
ses ambitions politiques ne sont pas celles de ses sujets, et il est
fatigué de les leur inculquer.
- Secondement, la vieillesse. Il fut un jeune homme
vigoureux, vaillant sur les champs de bataille, volontaire dans ses actions
pour le bien de Rome. Il n'est désormais plus qu'un vieil homme «
maigrelet et voûté, au crâne chauve, au visage gris
parsemé d'ulcères » qui veut mourir dignement, sans
être regardé avec pitié par les générations
futures ou par ceux qui ont connu le géant d'autrefois.
- De ce constat, sa décision était
prise, et vient le départ. Au début du mois de mars, il quitte
Rome, accompagné uniquement de ses amis les plus fidèles, ceux
qu'il voulait encore fréquenter jusqu'à sa mort
- Le dernier temps, et de là vient la
tragédie selon les Romains : la réaction. Le peuple ne comprend
pas sa décision, voit son prince l'abandonner pour une destination
inconnue et se sent trahi.
La décision de partir est parfois perçue
comme plus hostile à Rome, comme une répulsion de son
environnement. Ainsi, dans Poison et Volupté, c'est au cours
d'un spectacle de gladiateurs auquel il est forcé d'assister que
Tibère fait son choix. Il veut prononcer une grâce et se retrouve
outré par les sifflets des spectateurs, qui eux souhaitent que le
Sarmate « à demi éviscéré » le
soit totalement. Il accède à contrecoeur à leur
requête, tout en faisant état de son dégoût de
lui-même : il devient le pantin d'un peuple « stupide et
féroce ». C'en est trop pour le prince, qui refuse de rester
un jour de plus au milieu de cette foule indigne :
J'ai hâte de m'installer dans cette île
qui a conquis mon coeur la première fois que je l'ai vue. Plus de
visiteurs, plus d'importuns I Plus de salutatio I Plus de cirque
I214
212. Kornemann 1962, p. 173
213. Caratini 2002, p. 237-239
214. Franceschini 2001, p. 235-236
83
Même dégoût physique dans les
Mémoires de Tibère. La ville lui est devenue odieuse, il
ressent la nausée à chaque entrevue avec le Sénat asservi
et l'écoeurement est tel qu'il va jusqu'à haïr l'odeur de
Rome, « empestant la décomposition ». Il a appris le
prix des choses et comprend que son rôle d'empereur lui coûte sa
propre vie, celle-ci étant dénuée de bonheur et sa propre
personne le répugnant215.
Enfin, à Capri, rien ne doit troubler le repos
du prince. Sa retraite est définitive, toute intrusion dans celle-ci est
intolérable. Egmond Colerus fait parler Tibère, déplorant
l'irrespect des Romains envers sa solitude :
Parce que j'ai fui Rome, parce que j'ai
recherché Capri , vous m'envoyez Rome à Capri
!216
c. Tibère et Capri, un lien indissociable
On ne peut évoquer Tibère sans
évoquer Capri, et inversement. En témoignent le nombre de
tragédies du XIXe siècle à utiliser Tibère
à Caprée217 comme titre. Parler de Capri, c'est
nommer « l'île magique, qui, pendant des siècles, devait
conserver son nom et, lié à ce nom, une légende de
férocité, de sordide dépravation218»
sur laquelle « plane le souvenir du terrible vieillard que l'on
croit voir encre usant dans la débauche et de cruels plaisirs les restes
d'une vie trop longue.219»
Tibère en est l'hôte le plus
célèbre. Pourtant, Carl Weichardt le rappelle, il n'est pas celui
à y être resté le plus longtemps. Capri est devenue
l'île de Saint Constance, un personnage pieux qui jure avec l'image de
perversion issue de Tibère, dont les ossements ont été
conservés dans l'île durant treize siècles220.
Si le nom de Tibère est resté le premier à y être
associé, c'est à cause des perversions dont l'accusent
Suétone et Tacite.
La belle île d'Auguste est devenue, à
cause de son successeur, le théâtre d'horreurs
indéfinissables. La toute-puissance de Tibère lui donnant le
droit de tout désirer, il « attenta aux droits
de
215. Massie 1998, p. 264-265
216. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F.
G. Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927, p. 101, in. David-de Palacio 2006,
p. 169
217. Les Français du XIXe siècle
préféraient l'appellation « Caprée » à
celle de « Capri ». Le choix est purement esthétique, les deux
noms étant acceptés par la langue
française.
218. Storoni Mazzolani 1986, p.
285
219. Duruy V., Histoire des Romains depuis les
temps les plus reculés jusqu'à l'invasion des barbares, Paris :
Hachette, 1879-1885, p. 272, in.David-de Palacio 2006, p. 168
220. Weichardt 1901, p. 29-30
84
l'humanité et fut entraîné
à des atrocités221». Cachant son visage
ravagé par la vieillesse et la maladie, il se voue à
dépasser les perversions passées pour en devenir le nouveau
symbole. Pour Linguet, ces rumeurs sont infondées, mais naturelles :
c'est son aspiration à solitude qui est perçue comme une
perversion. Si Tibère refuse de voir qui que ce soit, daignait à
peine s'adresser à ses plus proches amis, c'est qu'il a honte de ce
qu'il devient. Et quoi de plus immonde que d'imaginer le prince, vieux et laid,
renier toutes les valeurs romaines pour sombrer dans la pornographie la plus
ignoble dans des formes inédites et indignes d'être même
évoquées ? La beauté est pervertie :
L'imagination invente les absurdités les
plus atroces, et la haine les adopte. Les jardins délicieux de
Caprée deviennent à ses yeux un serrail infâme, d'où
la pudeur est bannie. Des soupers agréables, sont des rendez-vous,
où l'on se fait un jeu d'insulter à la nature, où l'on
n'épargne ni l'âge ni le sexe, où un vieillard plus que
sexagénaire, s'efforce de fouiller par des emportemens lascifs la
jeunesse et la beauté, où enfin on est forcé de
créer de nouveaux mots, pour exprimer des abominations
nouvelles.222
La situation est quelque peu ironique : quand
Tibère choisit de quitter Rome pour Capri, c'est dans l'espoir de
retrouver la confiance en l'humanité, du moins de ne pas accroître
la haine qu'il lui portait - Egmond Colerus fait parler le prince,
évoquant Capri comme « le Bien même, le dieu, le dernier
repos » à opposer avec « la ville des myriades
d'instincts et d'arrière-pensées qui dénaturent le Bien,
séduisent la vanité, et sont source de propos oiseux sur les
contemporains et la postérité223». Et c'est
ce désir de confiance qui est à l'origine de la méfiance
de la postérité.
Peut-être aussi le sentiment de trahison a
influencé le peuple dans sa haine de Tibère et dans sa foi en les
rumeurs les plus dégradantes. Pour Zvi Yavetz, le peuple voulait d'un
souverain omniprésent, qui vive auprès de lui et s'occupe
incessamment de ses soucis. Enfermé à Capri, Tibère leur
est odieux et l'île devient, à leurs yeux, complice de sa
trahison224. On ne lui pardonne pas non plus d'avoir laissé
le gouvernement entre les mains de Séjan, un arriviste qui a l'audace de
se prendre pour le prince et de régner comme tel225.
Pourtant, Tibère ne fut jamais un retraité, intervenant toujours
auprès du Sénat par l'intermédiaire de
courriers226.
Avant d'en venir à l'étude des
débauches présumées de Tibère, il convient de citer
un texte de fiction prenant parti sur cet événement. Seule une
personne connaissait les motivations du prince dans son
221. Beulé 1868, p. 316-317
222. Linguet 1777, p. 145-146
223. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G.
Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927 , p. 196, in. David-de Palacio 2006, p.
171
224. Yavetz 1983, p. 155-156
225. Storoni Mazzolani 1986, p.
273-274
226. Lyasse 2011, p. 163
85
exil et ses pensées : le prince lui-même.
Ainsi, Allan Massie, lorsqu'il rédige la biographie fictive de
Tibère, Mémoires de Tibère, propose une vision
originale et légendaire des faits. Tibère aurait rencontré
l'esprit de Capri, représenté par un jeune et beau garçon,
avec qui il signe un pacte. Le génie des lieux le questionne
:
- Que cherches-tu ?
- L'oubli.
- Tu ne peux y parvenir ta vie
durant.
- La paix, alors. Et l'expérience de la
beauté.
Il accepte de l'aider à trouver ce repos,
toutefois il doit en payer le prix, celui d'une postérité
infamante :
- Cette île superbe, me dit-il, est là
pour te consoler. N'est-ce pas suffisant ? Ne peux-tu t'en contenter sans
te
préoccuper du prix que je devrai exiger de toi
?
- Dis-moi quel est ce prix,
insistai-je.
- Très bien. Tu pourras jouir de toute la
beauté, toute la paix et tout l'oubli possibles si tu consens à
ce que ton
nom soit marqué du sceau de l'infamie pour les
siècles à venir...
- Toute la beauté, la paix et l'oubli
possibles ? Qu'est-ce que cela représente ?
- Moins que ce que tu souhaiterais, plus que tu
n'obtiendrais sans mon aide.
- Et mon nom voué à l'infamie
?
- Tu seras dénoncé comme un monstre,
un assassin, une brute et un satyre, une bête déifiée...
»
Tibère a cherché toute sa vie à
bénéficier du repos. Seulement, un tel sacrifice doit être
réfléchi. Mais s'il n'ose l'accepter de vive voix, son intention
est trop forte pour y résister. Tibère sera heureux, mais jamais
son âme ne trouvera le repos. Désormais, il est le Bouc de Capri
:
« - Bien, dit-il. Tu acceptes le marché.
- Je n'ai rien dit de tel...
- Les mots ne sont pas
nécessaires.227
III - L'empereur débauché
a. Un exil pornographique
De Rome, la légende du nésiarque de
Capri prenait forme. On le représentait comme un monstre, le «
Bouc228» s'entourant de scènes lubriques et d'enfants
pervertis, un tableau que Louis-Sébastien
227. Massie 1998, p. 268-270
228. Le tyran est animalisé et on lui
prête l'image d'une bête poilue, lubrique et
puante
86
Lenain de Tillemont refuse de restaurer car «
la pudeur nous empêche de rapporter229» ces
plaisirs secrets et infâmes.
Si Suétone ne rechignait pas à
reproduire dans sa Vie de Tibère les scènes scabreuses
dont est accusé le prince, les Modernes préfèrent
l'éluder. Certains se refusent à écrire de telles horreurs
dans leurs études, comme si elles salissaient leur plume, d'autres
n'accordent que peu d'intérêt à mêler ces
grivoiseries à un travail « sérieux ». Évoquer
les perversions, c'est décrédibiliser Tibère. Ainsi
Pierre-Sébastien Laurentie évoque le prince « laissant
aller son génie à toutes ses fantaisies de débauche et de
cruauté230», descendant au-dessous de la brute pour
inventer des débauches « que la langue horrible de
Suétone peut seule raconter231». Roger Caratini
dépeint, quand à lui, un « géant
mélancolique et soupçonneux » découvrant avec
salacité les plaisirs de la débauche, qu'il avait ignoré
dans sa jeunesse et qu'il commence à assouvir à l'approche de la
soixantaine232. Certains comparent ces crimes moraux à ceux
d'une autre époque, tel Zeller dénonçant la réunion
en un seul homme des « cruautés de Louis XI et des turpitudes
de Louis XV233».
Pourtant, il semble curieux qu'une telle conduite soit
apparue brutalement chez un vieillard qui avait, jusqu'alors,
prôné les vertus romaines jusqu'à l'excès. Les
auteurs supposent alors qu'il éprouvait de la honte face à de
telles pensées et qu'il tentait tant bien que mal à les
réprimer. Allan Massie le représente dans une scène de
jeunesse, alors qu'il marche dans les rues de Rome, autant fasciné que
dégoûté par un spectacle lascif. Tibère sait que ce
qu'il regarde est immonde, et il n'y prend aucun plaisir. Pourtant, il ne peut
en détourner le regard :
La bile vint m'emplir la bouche. Je rejetai
l'abominable créature et me hâtai hors de ce répugnant
quartier. Mais j'y revins d'autres soirs, regardant les spectacles qui
s'offraient à moi, pour tenter de comprendre la dégradation
s'étalant sous mes yeux et me lançant, en même temps,
ses invites sournoises. Je revins et revins, parce que je ne pouvais
faire autrement, et parce que... parce que...234
Ce même intérêt «
précoce » apparaît dans les Dames du Palatin, quand
Germanicus revenu de campagne est invité chez son père adoptif.
Il sourit avec indulgence devant la joie de Tibère à
l'idée de lui montrer un tableau obscène qu'il avait
commandé à un peintre fameux d'Éphèse, qui
auparavant peignait des scènes mythologiques pour Auguste. Le prince
à qui personne ne connaît de
229. Lenain de Tillemont 1732, p.
35
230. Laurentie 1862 II, p. 3
231. Ibid., p. 5
232. Caratini 2002, p. 272 : notons la mention
à une débauche « à l'approche de la soixantaine
», alors que Tibère était dans sa soixante-dixième
année lorsqu'il rejoignit Capri.
233. Zeller 1863, p. 66
234. Massie 1998, p. 121
87
maîtresse remplace les femmes par les images
pornographiques235. Même passion chez Herbert Wise, quand
Caligula ne trouve pas meilleur cadeau pour l'empereur qu'un parchemin oriental
détaillant des positions sexuelles.
On ne connaît pas de relation entre
Tibère et les femmes depuis sa séparation de Julie. Sa
sexualité n'est plus que voyeurisme. Le prince des Dames du Palatin
est névrosé, rendu insomniaque par des pensées
lubriques, ne trouvant plus l'excitation dans la contemplation d'images
obscènes. Son seul plaisir est désormais de regarder ses esclaves
satisfaire ses envies en prenant des poses lascives236. La
scène devient encore plus ridicule quand les auteurs mentionnent
l'incapacité sexuelle du vieillard, sa difficulté à sentir
« le titillement du désir » et l'épuisement
qui suit « le spasme », tandis que les rares amis qui sont
restés à ses côtés, tel Nerva, ne parviennent plus
à s'amuser avec lui tant il les
dégoûte237.
C'est cette image de voyeur qui prévaut dans le
film Caligula (Tinto Brass, 1979). Le jeune homme est invité
par le prince vieillissant dans le palais qu'il a aménagé dans la
grotte de Sperlonga. Le spectacle est choquant. Tibère s'entoure
d'esclaves nus, qu'il se plaît à observer dans des situations
immondes. La scène suit plusieurs étapes. Elle commence par un
spectacle érotique avec, entre autres, une trapéziste sur un
manche muni d'un phallus, des hommes nus montés sur échasse ou
une femme se caressant avec un serpent. Elle devient ensuite pornographique,
lorsque le prince oblige ses sujets à copuler sous son regard : les
hommes se masturbent, un transsexuel entreprend une fellation et Tibère
s'extasie sur un esclave noir portant un casque à cornes, le qualifiant
de « meilleur étalon » de sa cour. Le spectacle atteint
ensuite le grotesque avec l'arrivée de « monstres » :
Tibère prend plaisir à regarder des esclaves mal formés :
une femme avec un troisième oeil, un homme dont les mains sont
surmontées de moignons de deux autres mains et des soeurs siamoises. Le
prince montre ainsi sa lubricité autant que sa puissance : c'est sa
condition qui lui donne le droit à de tels actes. Personne ne peut
s'opposer à lui quand il décide d'émasculer et
d'éventrer un garde par amusement ou qu'il force ses sujets à
sacrifier leur pudeur.
Mais certains actes font de Tibère l'acteur
direct de ses débauches. Ainsi, Suétone rapporte l'histoire de
deux frères musiciens que le prince aurait violé, et dont il
aurait brisé les jambes de colère en les entendant se plaindre de
leur sort. De même, Suétone rapporte une affaire jugée au
Sénat, celle du viol d'une femme de noble condition, Mallonia. Celle-ci
aurait été souillée par les baisers du
235. Franceschini 2001, p. 87
236. Ibid. p. 260-261
237. Ibid., p. 341
88
« vieillard à la bouche impudique et
à l'odeur de bouc » et se serait suicidée, selon la coutume
romaine, pour échapper à l'indignité238. Cette
scène est représentée dans la série Moi Claude,
empereur, au dîner mondain qu'organise la patricienne Lollia - son
nom est celui d'une amie d'Agrippine condamnée pour adultère,
mais on y reconnaît Mallonia. Pour protéger sa fille des avances
du tyran, elle a abandonné sa dignité en étant
livrée aux esclaves de l'empereur pour assouvir des actes si abominables
qu'elle ne parvient pas à les décrire à ses
invités. Après cette confession, elle se saisit d'un poignard et
met fin à ses jours.
C'est ainsi que naît l'image d'un tyran sans
honneur, qui fait « gémir le peuple sur des scènes
déshonorantes239». Mais ce propos, faisant du
despote un pervers sans états d'âme, est commun à bien des
politiciens décriés : César était la « femme
de Nicomède », Auguste ne respectait pas le mariage,... La
particularité innée à Tibère vient tant de son
âge que du choix de ses victimes. Car si Caligula et Néron abusent
de matrones romaines, Tibère ose une nouvelle obscénité :
la pédophilie.
b. Le pédophile
Selon Allan Massie, Tibère fit construire son
propre bordel privé pour engager ses perversions sexuelles. Et, pour
l'habiter, il faisait venir des jeunes gens, garçons et filles,
engagés dans tout l'Empire pour devenir des experts en pratiques
amorales et satisfaire ses délices. Les jeunes garçons à
peine pubères nageaient entre ses jambes et devaient le mordiller, sans
espoir de quitter un jour cette antre de luxure240. Les «
spintries » - un terme inventé pour les décrire - de
Tibère ont été retenus comme le sommet de l'ignominie de
ses perversions. Dans le film Caligula, Tibère s'entoure de
mignons adolescents, se serrant contre lui tandis qu'il s'habille, tandis que
des bébés restent dans les bras de leurs mères, autour du
bassin. Ces pratiques sont décrites dans le roman Poison et
Volupté, à l'horreur de Tibère. Ce dernier convoque
Nerva pour lui faire la lecture des accusations prononcées par un de ses
ennemis et les réfute : il est presque impuissant et ne pourrait jouir
des vices qu'on lui attribue :
Tibère est un vieux bouc lubrique. Il se
livre, dans son île, à de honteuses débauches. Il compose
des tableaux vivants dans lesquels des esclaves sodomisent de jeunes
garçons au son de sistres et des tambourins. Il fait capturer par ses
gardes des enfants de l'île qu'il contraint à des pratiques
monstrueuses. Quand il se baigne dans les eaux de sa grotte, ces
impubères, qu'il appelle « mes petits poissons », passent
entre ses jambes et lui sucent le membre. Tel est le plaisir
favori de ce
débauché.241
238. Suétone, Tibère,
XLV.
239. Linguet 1777, p. 142
240. Massie 1983, p. 111-112
241. Franceschini 2001, p. 284
89
La légende veut que ces enfants ne puissent jamais
quitter Capri et que personne ne les revit par la suite, probablement car leur
témoignage serait perçu comme un crime de
lèse-majesté envers le prince242. Certains auteurs
tentent de leur imaginer un avenir. Ainsi Hubert Montheilet, dans
Neropolis, présente le futur empereur Vitellius comme un
arriviste dont la servilité pour arriver à ses fins passait par
la prostitution. A vingt ans, il « mignardait aux pieds du vieux
Tibère », connaissant ses déviances sexuelles, se
servant ensuite de la passion des jeux du cirque de Caligula puis de celle des
jeux de dés de Claude pour que les princes lui accordent leurs
faveurs243.
Mais il convient de replacer le propos dans le
contexte de l'époque. Si les relations entre un vieillard et un enfant
étaient jugées impudiques et ignobles, ce que nous nommons
aujourd'hui la pédophilie n'avait pas ce même sens durant
l'Antiquité. L'enfant portait un symbole d'érotisme, celui de
l'innocence. Il était courant, selon les textes anciens, de voir lors
des dîners de la haute société romaine un enfant nu (le
Puer Delicatus) chargé d'apporter la paix des sens. Il n'est
pas motif d'excitation sexuelle, mais de plaisir du regard, de recherche de la
pureté. Si Tibère s'entoure d'enfants délicats, les motifs
sont les mêmes que ceux motivant son départ pour Capri : reprendre
foi en l'humanité qui l'a tant déçu. Ainsi
présente-t-il ses plaisirs dans Poison et Volupté
:
Quand ils pénétrèrent dans le
lieu magique où de jeunes enfants jouaient à s'éclabousser
d'eau luminescente, Tibère fit
un large geste.
- Voilà les petits poissons dont parlait cet
immonde diffamateur I J'autorise des bambins à jouer ici, car ce
spectacle, j'en conviens, m'est agréable. Leurs cris joyeux me reposent
l'esprit. Quant à mes prétendues
voluptés, hélas I244
Même image dans le roman décadent
d'Egmont Colerus, Tiberius auf Capri - le thème est
fréquent dans ce courant littéraire prônant la
beauté dans l'affreux :
Comme un enchantement sur cette île d'effroi.
Calmes et irréels, et pourtant plus vivants que tout ce qui respire dans
la Ville Jupiter, une bonne vingtaine de petits enfants nus sortirent par la
fente du grand rideau blanc qui servait d'ouverture. Corps doux, lisses et
souples. Grands yeux noirs encore ensommeillés, petits yeux bleus bien
éveillés, cheveux bouclés ou vagues lisses, petits
corps dorés comme le bronze ou blanc comme l'albâtre. Sans
crainte, ils passèrent devant l'empereur. Lentement ils
posèrent leurs petits pieds sur les marches. Un doux sourire illumina
les traits livides de l'empereur. Il s'inclina comme pour boire les
mouvements de ces Amours vivants, afin de s'abreuver parle regard d'un
regain de futur, d'éternité, d'assomption. Déjà les
petits enfants étaient dans l'eau et commençaient
à nager. Aucun bruit, aucun mouvement précipité ne
perturbait le rêve. Pas de décadence ici I Pas de pourriture I
En
242. Ou simplement car les auteurs savaient leur
propos erroné et refusaient de donner le moindre nom, alors qu'ils ne
s'en privent pas pour les affaires de cruauté.
243. Montheilet 1984, p. 72-73
244. Franceschini 2001, p. 296
90
Tibère s'enfla un puissant torrent de joie.
Magnifiques, le dessin brillant des yeux, la peau moelleuse, la
rondeur mystérieuse des membres en fleur ! Tout peut encore devenir,
encore devenir ! Avenir, avenir sacré ! Vous êtes pour
moi l'avenir, adorables petits poissons ! Et il céda au rêve,
envoûté et sans désir, tandis que la charmante ronde
des minuscules nageurs s'ébrouait infatigablement autour du jet
d'eau, tandis que les corps lisses reluisaient sous l'eau tiède et
que le doux clapotis de l'eau murmurante frappait les
marches.245
Tibère éprouve donc un amour dans la
contemplation, mais celle-ci est dénué de toute volonté de
voyeurisme. Elle devient son seul échappatoire face aux malheurs qui
l'entoure, mais aussi sa plus grande peur : et si ces beaux enfants innocents
devenaient identiques à leurs aînés ?
Est-ce ainsi que commencèrent les âmes
humaines, les êtres humains, pour finir ensuite comme Séjan,
Caligula, Julia
ou Livilla ?246
c. Remise en cause de l'image de perversion
Faire d'un vieil homme décrépi, qui plus
est un prince, un ignoble pervers est une accusation grave. C'est ce que
cherche à dénoncer Linguet quand il annonce que « ces
horreurs ne sont plus de (son) sujet », mais qu'une telle
indignité le force à « s'arrêter un instant sur
ces éléments déplorables », comme un devoir vis
à vis de l'Histoire247. Pour lui « le coeur de
l'homme est bien assez fécond par lui-même en infamies, infamies
trop réelles, sans qu'on lui prête encore des atrocités qui
répugnent à la nature la plus corrompue248»,
et de tels propos ne sont « qu'ordures absurdes
(déshonorant) jusques dans les siècles les plus reculés,
un Prince qui ne pouvoir ni s'en rendre coupable, ni s'en
justifier249».
Au delà de la portée morale de cette
légende - on a vu la confiance de Linguet en l'humanité et la fin
tragique que celle-ci lui réserva - il est vrai que la perversion
tardive de Tibère est peu probable. En premier lieu, elle toucherait un
homme dont la vie entière fut marquée par un idéal
ascétique et qui réclamait- du moins de façade aux yeux de
ses détracteurs - être exemplaire. La seule faille à sa
morale semblait être l'alcoolisme, des beuveries entre militaires qui lui
valurent le surnom de Biberius Caldius Mero (un jeu de mot sur son nom pouvant
se traduire par « biberon de vin chaud ») - un amour du vin qui peut
être interprété comme un « médicament »
pour soigner sa tristesse250. Mais en dehors de cela, il restait
attaché à l'image de dignité patricienne et ne pouvait
se
245. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G.
Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927 , p. 196, in. David-de Palacio 2006, p.
171, in. David-de Palacio 2006, p. 147
246. Ibid. p. 172, in. Ibid. p. 148
247. Linguet 1777, p. 142
248. Ibid. p. 144
249. Ibid., p. 147
250. Maranon 1956, p. 75 : il rapporte les
témoignages de personnages vertueux, tels Caton ou
Sénèque, admettant
91
permettre l'excès : ses repas composés
de restes sont souvent comparés aux dîners d'apparat des empereurs
« flambeurs », et il ne se remaria pas après son divorce avec
Julie - il a alors quarante ans, un âge où la vie familiale
romaine peut continuer. Cette chasteté, on l'attribue tant à
Vipsania, à laquelle il serait resté fidèle après
même son décès, qu'à Julie, qui l'aurait
dégoûté à jamais des femmes (une répulsion
accentuée par ses différends avec Livie et Agrippine). De
même, on ne lui connaît pas d'amant(e) attitré, comme
pouvait l'être Antinoüs pour Hadrien ou Sporus pour
Néron251. De plus, il semble peu probable qu'un vieil homme
septuagénaire, affaibli par l'âge et la maladie252, se
soit soudainement éveillé à la
sexualité253. Edward Beesly prend, lui, le lecteur à
parti, le rappelant à sa propre logique. Si la conduite de Tibère
était véritable, elle serait incompréhensible
et
illogique : Ne seriez vous pas surpris si un de
vos amis, qui a vécu jusqu'à un vieil âge comme un homme
brave, travailleur, remarquable parmi les autres par sa modération, sa
tempérance et sa chasteté au milieu d'une société
dissolue - je veux dire, serait-ce difficile de vous persuader qu'un tel homme,
quand ses cheveux devinrent gris et que le feu de la jeunesse s'éteint,
puise se briser jusqu'à l'abandon et l'effrontée licence ? Si
vous le voyez de vos yeux, ne croiriez-vous pas rêver ? Comment recevriez
vous une telle histoire si elle arrivait jusqu'à vous, non seulement
emplie de grotesques contradictions et d'inconsistances, mais attestée
par l'autorité d'un informateur qui n'a aucune connaissance personnelle
des faits, mais fut évidemment englouti par une crédulité
trop disposée aux scandales murmurés par les ennemis personnels
de l'accusé ?254
Ces récits seraient le témoignage de
temps troublés : si les contemporains de Tibère ont pu rapporter
de tels propos, c'est que la situation était critique. On contait ces
récits car on cherchait à croire en leur véracité,
pour accroître la culpabilité de l'homme haï, celui qu'on
tenait coupable de la peur qu'entraînait Séjan255. Et
il est possible que certains y aient cru, sans même demander de preuves,
tant l'image semblait idéale. De tels propos sont probablement, voire
sûrement, le résultat de « on-dit » infondés.
Pour Chris Scarre, « presque tout cela n'est qu'une invention tardive
qui illustre la haine grandissante à son égard et le peu de
respect dont il jouit256», une propagande menée par
ses ennemis politiques, à commencer par la famille de Germanicus qui lui
vouait une rancune tenace. Il en va de leur intérêt de noircir le
portrait du prince, et il n'admettent aucun scrupule à évoquer
l'image des lascivités de Capri et les cruautés qui ont
marqué son règne257. Suétone et
Tacite
avec fierté leur amour de l'alcool, un soin
pour les « troubles de l'âme ».
251. L'homosexualité romaine, tant qu'elle
n'est pas passive, est acceptable aux yeux de la morale
252. La démence sénile est
quelquefois prise en considération. Tibère pouvait effectivement
vouloir se conformer à la morale romaine et manquer de retenue
dès lors que son esprit lui joua des tours.
253. Linguet 1777, p. 149-150 : « (La raison)
nous crie que ce n'est pas à soixante et huit ans qu'on commence
à rechercher des excès, dont les coeurs les plus corrompus
rougissent à vingt. Ce n'est pas quand on sent en soi la nature
défaillir, qu'on s'applique à en violer toutes les loix. La
vieillesse amène l'avarice, la défiance, l'inflexibilité,
et même l'amour du vin. Mais pour les infamies qu'on attribue à
celle de Tibère, elle en écarte invinciblement l'idée, en
ôtant la force de les commettre. »
254. Beesly 1878, p. 91-92
255. Tarver 1902, p. 423-424
256. Scarre 2012, p. 35
257. Storoni Mazzolani 1986, p.
278-279
rapportent ce même poncif258, on
ignore quelles étaient leurs sources : était-ce des propos
entendus dans les rues, transmis de génération en
génération, des témoignages de visiteurs de l'île
maudite, des pamphlets injurieux ? Notons le propos de Linguet, opposé
à Suétone en tout points, faisant de son récit des
turpitudes de Tibère un propos digne du « P. des C.
», d'un « écrivain méprisable »,
d'un « ridicule Historien » dont le latin flétrit
« la mémoire avec tant de
légèreté259».
Ce n'est pas l'homme qui est attaqué ici, mais
le prince. Tout mauvais souverain est soumis à des critiques similaires,
devenant une somme de débauches (nourriture, sexe, violence, mollesse).
Son épicurisme caricatural poussé à l'extrême n'est
pas plus crédible, et pas moins compréhensible, que l'image de
Caligula nommant son cheval consul ou Néron jouant de la lyre devant
Rome en flammes : qu'importe la véracité tant que l'on peut
opposer le tyran à l'honnête homme260. Ce propos est
exprimé clairement chez Maria Siliato :
Comme les histoires de moeurs constituent une lecture
plus divertissante qu'une généalogie impériale, ainsi que
l'arme puissante de la haine, de célèbres écrivains des
siècles suivants ne trouvèrent rien de mieux pour décrire,
dans leurs ouvrages solennels, des scènes auxquelles ils n'avaient
jamais assisté.261
La postérité tirait un avantage de cette
image de mauvais homme, car elle la confortait dans une thèse que les
Anciens ne pouvaient qu'ignorer. Au moment même où Tibère
se délectait de l'humiliation de ses victimes, un homme prêchait
la morale en Judée, opposé aux vices du monde romain en
décadence. Cet homme, c'est le Christ.
258.
92
Tacite accorde moins d'égards à cette
description. Il les rapporte plus qu'il ne les affirme.
259. Linguet 1777, p. 148-149
260. Martin 2007, p. 20
261. Siliato 2007, p. 206-207
93
C - Tibère et le Christ
I - Tibère et la religion
a. Tibère et l'astrologie
La religion n'a pas pris une importance majeure dans
la conception de l'état selon Tibère. En revanche, le prince
était adepte d'une croyance orientale, alors répandue dans la
haute société romaine de l'époque : l'astrologie. Nous
pouvons voir en cet intérêt une manière de
s'échapper du présent, pratique tout à fait concevable
pour un stoïcien mélancolique. En témoigne
Barbara
Levick : Si l'astrologie ne fait pas partie des
bagages du stoïcien, l'intérêt de Tibère peut
s'expliquer d'une autre manière : par l'échec dans sa recherche
d'une consolation adéquate dans la philosophie en ces temps
d'humiliation et de peur262
C'est à Rhodes que Tibère se convertit
à cette pensée, au moment même où il
s'éloigne du monde romain. Nul dieu ne peut lui venir en aide, et les
signes deviennent un élément rassurant. Pour lui, fataliste
convaincu, le destin est immuable et l'astrologie lui permet de le
connaître et d'anticiper les
imprévus de la vie. : Il s'adonna aussi
à l'étude de la philosophie, et surtout à l'astrologie,
science dans laquelle il parvint à un niveau de compétence
égal à celui des spécialistes. Il s'amusait à faire
l'horoscope des personnes en se fondant sur l'état civil et, une fois,
en voyant s'approcher le jeune Galba, il s'écria : « Voici celui
exercera, un jour, le pouvoir sur le monde... » (...) Du haut des villes
mortes, dressées sur des rochers battus par la mer, Lindos, Camiros, il
a dû s'attarder à contempler ce firmament qu'il croyait immobile ;
il en tirait la certitude qu'il existe, derrière la faible
épaisseur de la réalité, un ordre, une
géométrie cristalline, en vertu de laquelle les êtres
occupent chacun une place, dans un tout hiérarchiquement stable. (...)
Une certitude qui conduit au fatalisme, au détachement de toute forme de
culte : la prière, l'espérance sont refusées à
celui qui croit que la volonté des dieux a déjà
prédéterminé, dès la
naissance, le destin de chacun, et que ce destin est
immuable263.
Dans la série The Caesars,
Tibère fait souvent usage de l'astrologie. Elle lui révèle
systématiquement de mauvaises nouvelles. Lors de la première
occurrence, il cherche à faire son horoscope et celui de Postumus
Agrippa ; la prédiction est la même dans les deux cas : ils auront
droit à ce qu'ils désirent le moins (accéder au
trône pour Tibère, mourir dans l'ombre pour
262. Levick 1999, p. 7
263. Storoni-Mazzolani 1986, p.
81-82
94
Postumus). Il en appelle une seconde fois à
l'astrologie pour savoir si son plan géopolitique - envoyer Germanicus
en Orient accompagné de Pison - était judicieux. Réponse
négative dont il aura par la suite la confirmation par la mort du jeune
homme.
Il partage cette croyance avec un de ses compagnons de
Rhodes, l'un des rares personnages à être resté son ami
tout au long de sa vie : Thrasylle. Celui-ci est souvent présenté
comme un fidèle confident, lisant dans les astres pour l'aider et le
conseiller. Dans le second tome du roman de Franceschini et Lunel, Thrasylle
prouve la légitimité de ses croyances en prévoyant
l'arrivée d'un enfant d'Orient devant changer la face du monde, et en
admettant une certaine curiosité lorsque les rapports de Judée
mentionnent le nommé Yeshua. Pour Gregorio Maranon, Thrasylle
était un homme providentiel qui, sachant que Tibère ne voudrait
pas que ses prétendus ennemis lui survivent, lui prévoyait une
longue vie, sauvant ainsi bien des condamnés. Sur ce point, on retrouve
une analogie avec le personnage de
Shéhérazade264.
Mais les motivations de Tibère importent peu
aux yeux de la postérité religieuse. La seule image qui
transparaît est celle d'un homme influençable, victime d'une
époque de superstitions. Le Romain est
crédule, sous la domination morale des
astrologues. Ainsi pense J.-F. Rolland : Les apparences, comme l'on voit,
n'étoient pas brillantes, et ne lui promettaient pas
l'élévation à laquelle il parvint bientôt
après. Il revint pourtant, si nous en croyons Suétone, plein de
grandes espérances, fondées principalement sur les
prédictions de l'astrologue Thrasyllus. (...) Car Tibère
dévoré d'ambition dans sa retraite, et ne perdant point de vue
l'Empire, consultoit volontiers ces hommes trompeurs, qui se donnent pour
habiles dans la connaissance de l'avenir, et dont tout le savoir ne consiste
qu'en ruse et en charlatanerie.265
Les croyances de Tibère sont jugées
irrationnelles, voire ridicules. Charles Dezobry grossit le trait pour s'en
moquer dans son oeuvre de fiction :
Les Romains ont quantité de pratiques et de
croyances superstitieuses, toutes d'autant plus étonnantes qu'elles
sont
observées par des gens d'ailleurs
habituellement raisonnables. Ainsi, l'un, en portant de la salive avec son
doigt derrière son oreille, croit adoucir les inquiétudes de son
esprit ; l'autre attendra la pleine lune pour se faire faire les cheveux,
persuadé que par-là il évitera la calvitie et les maux de
tête, ce qui n'arriverait pas s'il s'avisait de choisir
pour cette opération le décours de la
lune. Tibère observe cela rigoureusement.266
L'idée est de démontrer de l'aberration
qu'est le paganisme aux yeux des chrétiens et de ses aspects pervers.
Superstitieux, les Romains causent des morts évitables, telle celle de
Marcellus : quand Musa avait soigné la maladie d'Auguste à l'aide
d'eau froide, le remède semblait convenir à toute
264. Maranon 1956, p. 190
265. Rolland 2014, p. 194
266. Dezobry 1846, p. 372
95
affection. Croyant son idée géniale, le
médecin l'appliqua dans le cas de la maladie du gendre du prince,
aggravant davantage la maladie267.
b. L'intolérance religieuse
Tibère est décrit comme intolérant
envers la religion d'autrui, en particulier envers les cultes
orientaux. Gregorio Maranon en fait le constat :
Tibère persécuta toutes les religions. Maintenant, il est
difficile de juger de la signification politique de ces persécutions ;
mais il est évident que son ressentiment athéiste guidait son
attitude. En l'an 19, il expulsa d'Italie ceux qui professaient le culte
d'Isis. (...) Il fit crucifier des prêtres d'Isis, accusés de
crimes variés, le long du Rhin. Il persécuta aussi les druides.
Enfin, il expulsa les juifs. Environ quatre-cent d'entre eux furent
déportés en Sardaigne sur prétexte d'éradiquer le
banditisme sur l'île, mais avec la secrète intention qu'ils
périraient face à ce climat peu
clément.268
Le propos sonne comme une condamnation pour le lecteur
moderne. Néanmoins, aux yeux de l'historien de l'Antiquité, il
s'agit plus d'une mesure à mettre à son crédit. Ainsi,
Suétone salue cette mesure de Tibère, la situant dans les bonnes
actions de son règne. Tout au plus est-ce un acte sévère.
Au contraire, l'adhésion ou la tolérance des cultes orientaux,
comme la Dea Syria chez Néron ou Isis chez Othon, est
présentée comme outrageante. Tibère va même, selon
l'interprétation de Jacques Gascou, jusqu'à se montrer sceptique
à propos de la divinisation des Césars269. Edgar
Saltus propose une explication à cette répulsion, un argument qui
pouvait être celui qui répugnait Tibère
à
l'idée d'être lui-même divinisé
: La république était un dieu, qui avait son temple, ses
prêtres, ses autels. Quand la république succomba, sa
divinité passa à l'empereur ; il devint l'égal de Jupiter
et, en tant que tel, possédait une majesté qui semblait
sacrilège270
De même, il en allait de la question morale.
Dotés de leur propre pensée, de leurs propres coutumes difficiles
à admettre pour les non-croyants, les cultes orientaux portaient
atteintes aux moeurs traditionnelles. L'affaire Decius Mundus, liée au
culte d'Anubis, en est l'exemple. Une patricienne nommée Paulina avait
été initiée (sexuellement) à cette religion
orientale et avait appris, par le propre aveu de son bourreau, que son
partenaire était un prétendant qu'elle avait repoussé et
qui avait soudoyé les prêtres pour profiter de celle qu'il
convoitait : ils en avaient fait une prostituée. Ce scandale devint un
motif légal pour condamner les débordements, et les cultes
eux-mêmes par extension. Ce que Tibère présentait comme de
la rigueur afin de protéger « l'identité romaine », si
l'on peut s'autoriser un tel terme, passe à la postérité
comme de l'intolérance et un élément
267. Maranon 1956, p. 70
268. Ibid, p. 188
269. Gascou 1984, p. 732
270. Saltus 1892
96
tyrannique.
c. L'athéisme
Ainsi, Tibère hérite d'une
réputation d'athée. Il croît à des signes plus
qu'à des dieux, pressentant « la fin de la grotesque
théologie paganiste », comme l'affirme G. Maranon271.
Pour le chrétien, le prince est encore plus choquant que les Romains
d'antan : eux croyaient en de fausses idoles, mais au moins ils croyaient en
quelque chose. Tibère non : l'absence de dévotion en un dieu,
soit-il véritable ou faux, passe pour de l'athéisme, un affront
religieux. Jean de Strada, en introduisant sa Mort des Dieux,
présente cette nuance, un conflit entre deux idéologies
intolérables :
Deux partis se disputent le monde : l'un qui veut
l'absorber par les despotismes au nom de Dieu ; L'autre qui veut
détruire Dieu comme la base de tous les despotismes. Lutte horrible,
lutte absurde qui est notre temps. Les hommes la contemplent et s'en reposent
par l'indifférence, le dégoût et
l'athéisme.272
Sans dieux, le monde est voué à
l'échec, rien n'a de sacralité, pas même le tyran. Ce n'est
pas un monde amoral qui est décrié, mais un monde de
négation : c'est encore pire.
Un blasphème bien fier m'aurait fait un
grand bien ! Je voudrais croire en Dieu pour avoir le
blasphème Pour pouvoir blasphémer, je me fais
chrétien. Le tuer ! Le tuer ! Néant, reste-là
blême.273
-
Moi le maître !... Mais c'est l'affront de
l'ironie ! Moi le Dieu !... C'est railler jusqu'à l'ignominie ! Je ne
suis pas le maître et ne suis pas le Dieu, Je suis le grand néant
s'abattant en ce lieu !274
II - Tibère, l'anti-dieu
a. L'ennemi des chrétiens
Dans le film La Tunique (1953), le personnage
principal est un tribun romain, envoyé en Judée - à titre
de punition pour avoir mécontenté l'héritier
présomptif au trône, Caligula. Durant sa mission, il
271. Maranon 1956, p. 187
272. Strada 1866, p. 1
273. Ibid, p. 125
274. Ibid, p. 216
97
est chargé d'exécuter un prêcheur
juif, une crucifixion qui lui ôtera le sommeil : car celui qu'il a fait
mourir n'était pas un illuminé, mais le fils du Dieu
unique.
En l'an 33 du calendrier chrétien meurt le
prophète d'une religion nouvelle, crucifié par l'occupant romain,
la plus grande puissance militaire de l'époque avec, à sa
tête, un prince qui devient responsable de ce crime odieux. Ce prince,
c'est Tibère. Dans un monde où la religion du condamnée
est devenue la plus répandue, la postérité refuse le
pardon à celui qui a mené les assassins du Seigneur, celui qui
représentait l'archétype même de la bonté. Pendant
des siècles, Tibère devint un monstre, l'empereur déicide
qui, par une seule exécution, s'est rendu plus odieux au monde que tous
ses successeurs réunis, Néron le tueur de chrétiens
compris.
Pourtant, il semble que les premiers chrétiens
n'aient pas haï Tibère pour cet acte. John Tarver, dans
Tiberius the tyrant, réfute cette image, révélant
que non seulement aucun gospel ou acte d'apôtre ne condamne l'attitude du
prince mais qu'au contraire les contemporains du Christ prônaient le
respect de l'Empire. La critique ne serait née qu'à partir de la
Réforme275.
b. L'agneau contre le bouc
Ce titre est inspiré d'une réflexion
suscitée par Marie-France David-de Palacio. S'intéressant
à la littérature décadente du XIXe siècle,
où le christianisme est souvent présenté, elle oppose deux
personnages, mi-hommes, mi-animaux : le « Bouc de Capri », le surnom
bestial que les détracteurs de Tibère utilisaient pour
décrire sa puanteur présumée, et « l'Agneau
Christique », le symbole de la pureté. Quelle que soit l'image
utilisée, le fait est clair : l'on dissocie en tout points le Christ,
messager du dieu d'amour, et Tibère, représentant la haine, la
solitude et l'aigreur. Les auteurs de fiction se plaisent à confronter
les pensées de ces deux « frères ennemis » - ou
plutôt les pensées du « frère de haine »,
éprouvant un mélange de colère et de jalousie envers
l'autre. Ainsi parle Tibère chez Wilhelm Walloth, haïssant à
l'avance cette nouvelle religion qui prône les sentiments que sa haine a
refoulé :
Aime ton prochain comme toi-même I Et cela
devrait être un nouvel enseignement, une nouvelle religion ? C'est
cela que les hommes devraient pouvoir mettre en pratique ? C'est cela que
ton nouveau dieu exige des hommes ? (...) Si c'est cela qui doit devenir
l'empire du nouveau dieu, alors son empire sera celui de la fausseté, de
l'hypocrisie, du mensonge : un empire digne de l'empereur Tibère I
Son empire éternel I Les partisans de ce dieu de l'amour du prochain
s'appelleront fils de dieu, comme se nomme ce Jésus ; et ils mentiront
à leurs prochains, qu'ils ont pour devoir d'aimer comme
eux-mêmes, ils les tromperont, et les haïront, ils les fouleront aux
pieds, leur cracheront au visage, les
275. Tarver 1902, p. 430
98
mettront en croix et trouveront mille façons
de les torturer à mort.276
Même colère chez Richard Voss, où
le tyran s'offusque de se voir rappelé à de bons sentiments alors
qu'ils sont la cause même de sa destruction :
La pitié ? Ton fils de dieu éprouve de
la pitié ? De la pitié pour ce monde, pour cette humanité
? Et cela tu me le dis à moi, l'empereur, en qui toute pitié est
morte ; qui ne veux pas qu'il puisse exister de pitié en ce monde
?277
La Mort des dieux de Jean de Strada
témoigne de cette haine du prince envers les gens heureux. Tibère
ne supporte pas la morale religieuse, s'y opposant volontairement par rage et
voulant éliminant jusqu'au dernier les chrétiens qui, selon lui,
se complaisent dans un monde de malheur, celui-là même qui l'a
détruit. Il encourage alors Rome à la haine, laissant les augures
répandre des rumeurs infâmes sur le culte chrétien, les
débauchés à outrager les moeurs et les plus cruels
à tuer sans discernement. Fidèle à ce propos, un chevalier
ruiné, représentant du mal romain, se propose à «
vêtir de poix » les chrétiens, à les allumer
comme de « vivantes torches », à contempler les
« tigresses repues » au cirque et à «
dévorer de baisers » leurs femmes, tels des «
lions
apprivoisés
»278.
Dans cette optique d'opposition des deux personnages,
Tibère devient, aux yeux d'auteurs chrétiens, un envoyé de
Dieu qui, au contraire du Fils, fait office de punition envers le monde impie.
Laurentie présente comme une évidence que «
c'était lui [le Père] qui faisait régner
cette (sic) homme hypocrite pour punir les péchés des
hommes279 ».
Propos identique chez Lenain de Tillemont : Il a
marqué visiblement que c'étoit lui qui faisoit regner cet homme
hypocrite pour punir les pechez des peuples. Il le sauva dans son enfance de
toutes sortes de perils, des ennemis, de la mer, d'un feu qui s'alluma tout
d'un coup dans une forest lors qu'il y passoit, et qui brula même les
habits et les cheveux de sa mere.280
Dans ce besoin de punir l'humanité, Dieu fait
régner un tel homme, afin que les Romains comprennent les valeurs
chrétiennes, celles qui leur permettent d'éviter les «
princes cruels et infâmes, ou bestes » et de vivre dans
l'harmonie. Ils apprennent que les « grandeurs humaines sont vaines et
peu assurees », « les dignitez et les richesses plus propres
à exposer à la mort qu'à
276. Walloth W., Tiberius, Leipzig : Hesse und
Becker Verlag, 1889, p. 124-125
277. Voss R., Wenn Götter lieben.
Erzählung aus der Zeit des Tiberius, Leipzig : Weber, 1913, in David-de
Palacio 2006, p. 142
278. Strada 1866, p. 75
279. Laurentie 1862 II, p. 38
280. Lenain de Tillemont 1732, p.
22
99
conserver la vie » et qu'il faut «
se jetter entre les bras de celuy qui nous a
creez281».
Face à ce monstre se dresse le Christ,
chargé de délivrer l'humanité des barbaries païennes.
En mourant « comme un esclave pour racheter l'homme esclave
», il prouve à l'humanité qu'elle n'a plus à
douter de la divinité, à se réfugier dans la «
rêverie découragée des
philosophes282». A sa mort, « tout va revivre »,
et le sacrifice de « L'HOMME-DIEU » en ce temps où
l'humanité est au point de déchéance le plus critique
révolutionne la vie terrestre et met fin à des siècles -
voire des millénaires - d'obscurantisme et de barbarie283.
Tibère est l'ultime incarnation de la perversion, le maître sur
Terre qui, malgré sa haine et sa puissance, ne peut pas briser
l'humanité naissante portée par le martyr.
Une anecdote rapportée par Tacite, auteur qui
ne témoignait d'une aucune sympathie pour le christianisme, a
été relue par les auteurs de cette nouvelle religion pour appuyer
ce propos. Cette histoire, c'est celle du phénix, un oiseau
légendaire qui serait apparu en Égypte parallèlement
à la mort du Christ. Chez l'auteur de l'Antiquité, le propos
devait dénoter d'un caractère insolite, mais sans implications
véritable sur l'Histoire. Pour les chrétiens, c'est une fable
démontrant de l'imagination humaine et de son besoin de croire en des
chimères pour échapper à une réalité
douloureuse284, voire d'un signe de cette conscience de crise,
dénotant de la réussite de la mission que Dieu avait
confié aux « frères ennemis ». Sans doute les Romains
ne le réalisaient pas, mais « le Phénix était
mort à jamais, mais la Croix de Judée était
immortelle.285»
c. Ponce Pilate
Mais il est un Romain encore plus haï par la
postérité chrétienne : le gouverneur de Judée,
Ponce Pilate, celui qui prononça la mort du Christ. Mais lorsqu'il est
associé à Tibère, on tend à diminuer sa
responsabilité, ou du moins à lui offrir une chance de
s'expliquer. Ainsi raisonne Voltaire dans les Deux lettres de Pilate
à l'Empereur Tibère, issus de sa Collection d'anciens
évangiles286 (1769). Ce texte épistolaire permet
de montrer une évolution dans le caractère de Pilate entre la
condamnation et la prise de conscience suivant l'exécution. Dans sa
première lettre, il rapporte l'exécution d'un « Roi des
Hébreux » profitant de la crédulité des Juifs pour
faire croire à des
281. Ibid., p. 54
282. Laurentie 1862 II, p. 21-22
283. Ibid., p. 37
284. Ibid., p. 22
285. Maranon 1956, p. 220-221
286. Voltaire 1879, p. 537-538
100
miracles (purifier les lépreux, guérir
les paralytiques et ressusciter les morts). Mais son mépris est moindre
à celui des princes jaloux qui lui livrèrent l'accusé pour
qu'il le condamne : il se contente de le flageller avant de le rendre aux
Juifs, qui ont pris l'initiative de le crucifier. Il écrit à
l'empereur pour ne pas que de fausses accusations le rendent coupable du crime
des Juifs. La seconde lettre est une supplique : il dénonce le «
cruel supplice » d'un homme « si pieux et si
sincère » et reconnaît que ses disciples « loin
de démentir leur maître par leurs oeuvres (...) font au contraire
beaucoup de bien en son nom ». Pilate vit avec les remords d'avoir
craint la sédition du peuple qu'aurait entraîné la
grâce du Christ et de l'avoir sacrifié à sa propre
lâcheté. Le propos est identique dans le film Selon Ponce
Pilate (1987), dans lequel le gouverneur perd le sommeil après
avoir compris l'horreur de son acte, trouvant enfin la rédemption en
mourant après avoir perpétué de bonnes
actions.
Pilate sert parfois à réhabiliter
Tibère. En témoigne l'interprétation de l'affaire des
boucliers dorés, rapportée par Philon dans sa
Legatio287. Pilate, alors procurateur de Judée,
aurait consacré dans le palais d'Hérode à Jérusalem
des boucliers en or honorant l'empereur Tibère dans des termes proches
de la divinisation, au déplaisir des Juifs. Ceux-ci, pensant que le
prince était innocent de ces actes et qu'on tirait prétexte de
son nom pour les outrager, lui en référèrent par lettre.
Tibère serait devenu furieux, blâmant la conduite de Pilate et
demandant expressément de conduire les objets du délit en dehors
de la ville. Ainsi, le prince respecte les croyances de ses sujets, quand bien
même elles ne sont pas le siennes : un propos allant à l'encontre
du reproche d'intolérance dont nous faisions préalablement
état. C'est à cette idée que se rattachent certains
auteurs pour montrer une tolérance, voire une sympathie de Tibère
envers les monothéistes - jusqu'à le faire faillir à
embrasser la cause chrétienne.
III - Tibère et Dieu
a. La sympathie envers les Juifs
Les Anciens de confession juive semblent peu hostiles
à Tibère sur la question religieuse. Il est vrai qu'en
comparaison des autres cultes orientaux, les Juifs ont été moins
persécutés. Si les prêtres d'Isis étaient
crucifiés, les rabbins étaient plutôt exilés, un
traitement moins affreux aux yeux de la postérité : s'ils
étaient persécutés, on leur laissait la liberté de
prêcher en dehors des frontières de l'Empire.
287. Philon, Legatio, CCCI.-CCCV.
101
L'hypothétique sympathie de Tibère
envers les Juifs et les chrétiens n'est pas aisée à
justifier mais l'on peut témoigner de certains arguments. Certains
auteurs, telle Lidia Storoni-Mazzolani voient une utilité politique
à l'existence du Christ : si la religion juive se différenciait
des autres cultes, c'est qu'elle n'admettait pas de représentation
figurée de son dieu. Avec le Christ, il était désormais
possible de leur attribuer une idole, qui plus est un personnage «
palpable »288. Dans l'ouvrage d'Olive Kuntz, une théorie
intéressante est avancée pour expliquer la tolérance des
Juifs et des premiers chrétiens envers Tibère : en refusant
d'être divinisé et en limitant le culte d'Auguste, il se refusait
à instaurer un monothéisme - qui serait allé à
l'encontre du message de Dieu, les Romains vénérant alors une
fausse idole toute puissante. Si le motif est sans doute plus politique que
religieux, il semble avoir marqué l'esprit monothéiste, qui ne
vit pas en Tibère un rival autoproclamé de Dieu289.
Pour d'autres, il s'agissait de ne pas faire de ces persécutions une
occasion de créer des martyrs. C'est la thèse défendue par
Lucien Arnault, qui présente Tibère repoussant les desseins de
Macron pour ne pas produire de « graves repentirs
»290. Dans le film La Tunique, Tibère ne
croît pas au Christ, mais lui témoigne une sympathie
intéressée : il craint que toute persécution
éveille le désir de liberté des hommes, et ainsi nuise
à son pouvoir. Le propos n'est toutefois pas partagé par tous.
Abel-François Villemain réfute l'existence de la moindre
sympathie de Tibère pour les premiers fidèles de Jésus,
faisant de l'apologie la « fiction naïve d'un chrétien qui
n'a pas su même contenir sa foi et modérer ses paroles
», et refusant de mettre sous de « tels auspices une
religion pure et sublime », où la moindre analogie à
cette souillure morale qu'était le principat de Tibère est
indignité291.
b. Adhésion au christianisme ?
Plus que de ressentir la sympathie, Tibère
aurait été chrétien sans le savoir. Gregorio Maranon en
fait un sceptique, fermé à toute croyance, néanmoins plus
proche de la Vérité que n'importe quel Romain, sans pouvoir la
distinguer - un Perceval antique devant le Graal292. Dans le roman
d'Allan Massie, c'est l'affranchi Sigismond, l'ami le plus fidèle de
Tibère, qui récupère les manuscrits où sont
consignées ses Mémoires. Devenu chrétien sous le nom
d'Étienne, il considère comme un devoir de mémoire de
réhabiliter son ancien maître pour montrer qu'il pouvait
être un bon chrétien. Tibère n'a jamais appris l'existence
du Christ - sans doute a-t-il lu son nom dans un rapport sans s'y
288. Storoni-Mazzolani 1986, p.
219-220
289. Kuntz 2013, p. 17
290. Arnault 1828, p. 27
291. Villemain 1849, p. 84-85
292. Maranon 1956, p. 220-221
102
attarder, mais il s'est efforcé de conserver des
vertus dignes d'un fidèle de Jésus293.
Peut-être Tibère aurait pu se convertir
au christianisme s'il l'avait découvert plus jeune. Quand le Christ
meurt, le prince a soixante-quatorze ans : trop affaibli, il ne peut lutter
pour que Rome reconnaisse la primauté de cette religion. Ce constat
tragique apparaît dans le roman Tiberius auf Capri d'Heinrich
Von Schoeler, où le vieil homme se désole de son impuissance
à faire accepter le christianisme, éveillant son ressentiment
:
Le sens de la vie est en effet l'amour humain. (...)
C'est pourquoi je proposai au Sénat de placer Jésus de Nazareth
au rang des dieux ; mais ma proposition fut rejetée. Elle suscita
même chez les Romains l'indignation et le mépris. Oderint, dum
probent - qu'ils me haïssent, pourvu que la postérité
m'approuve !294
Même image dans L'Enquête
Sacrée (2006) : Tibère est réveillé, alors
qu'il somnole à Capri, par un orage apparaissant soudainement dans un
ciel clair, parallèlement à la mort du Christ. Il envoie un
général de confiance enquêter sur ce
phénomène et, devant la réussite de sa mission, comprend
la Vérité. Il reçoit, sur son lit de mort, Caligula et
Macron, leur expliquant qu'il veut envoyer une missive au Sénat pour
adopter le christianisme en religion impériale. Son acte est vain :
Caligula ne veut pas renoncer à ses prétentions de prince de
droit divin et brûle la lettre après la mort de
Tibère.
Au contraire, chez Jean de Strada, malgré une
conscience d'être dans l'erreur, le prince refuse de se convertir : le
différend moral entre Tibère et le Christ est trop important pour
qu'il daigne passer outre ses préjugés. La liberté et la
vérité ne lui sont que des mots « vides et creux
», le seul terme valable étant l'obéissance,
l'adoration de la puissance du prince295.
c. La Sainte-Face
Une légende chrétienne fait directement
intervenir Tibère. Il s'agit de l'histoire de Sainte Véronique et
de la Sainte-Face, un voile ayant épongé le visage du Christ lors
du chemin de croix, béni dès lors296. Dans le cadre de
cette étude, nous nous sommes basés sur la version écrite
par Selma Lagerlöf en 1904 (la traduction française date de 1938),
Le voile de Véronique. L'auteur est connue pour ses oeuvres de
littérature enfantine (son oeuvre la plus célèbre
étant Le voyage de Nils Olgerson).
293. Massie 1998, p. 311-313
294. Schoeler H., Tiberius auf Capri, Leipzig,
Verlagsbuchhandlung Schulze and Co., 1908, in. David-de Palacio 2006, p.
256-257
295. Strada 1866, p. 223
296. La légende serait datée du IVe
siècle
103
La légende est retranscrite en neuf chapitres
et s'adresse aux enfants, prenant part à leur éducation
religieuse. Au début de l'histoire, une vieille dame - dont le nom n'est
pas explicité - revient à la cabane dans laquelle elle vivait
étant jeune, désormais habitée par un jeune couple de
vignerons qui lui offre l'hospitalité. Le second chapitre nous introduit
l'identité de la femme : il s'agit de Faustine297, la
confidente de l'empereur Tibère. Un ancien légionnaire, parti
à sa recherche, ne la reconnaît pas et parle avec franchise en sa
présence du crime dont elle est accusée : elle a abandonné
à ses malheurs le prince Tibère, comprenant que son ami
d'autrefois était devenu un affreux tyran haï de ses sujets.
Pourtant celui-ci l'avait toujours bien traité : il lui offrait de beaux
cadeaux et lui permettait de mener un train de vie inimaginable pour la
paysanne des montagnes qu'elle était autrefois. Tibère se sent
trahi, abandonné de sa dernière amie et sombre dans une
mélancolie auto-destructrice. Faustine ne peut lui pardonner les actes
pour lesquels elle l'a quitté - orgies, cruauté, propos
déplacés -, mais elle lui accorde toujours son affection.
Refusant de le voir, elle prend de ses nouvelles au loin en rendant visite
à une statue de l'empereur : si elle est bien entretenue, c'est que
Tibère n'est pas dans un état critique. Mais un jour, elle la
voit délabrée : le prince est atteint d'une « maladie
inconnue en Italie, mais dont on dit qu'elle est commune dans les pays d'Orient
», transformant sa voix en grognements d'animal, rongeant ses doigts
et ses orteils et le condamnant à une mort imminente et douloureuse.
C'en est trop pour Faustine, qui décide de revoir son ami.
Retrouvant Capri, la vieille femme ressent les effets
du temps : le beau palais d'autrefois, si peuplé de visiteurs, n'est
plus qu'une ruine solitaire. Le comble de l'horreur arrive lorsqu'elle
aperçoit Tibère, qu'elle peine à reconnaître
:
Lorsqu'elle sortit sur la terrasse, elle vit une
terrible créature, au visage tuméfié et presque animal.
Ses mains et ses pieds étaient enveloppés de bandages blancs,
mais le linge laissait voir par endroits les doigts et les orteils à
demi rongés. Ses vêtements étaient poussiéreux et
tachés. (...)
Faustine chuchota dans l'oreille de Milo
:
- Comment un homme dans cet état peut-il se
trouver sur la terrasse de l'empereur ? Dépêche-toi de le
faire
partir d'ici.
A peine avait-elle prononcé ces mots qu'elle
vit l'esclave se courber jusqu'à terre en disant :
- Tibère César, j'ai enfin une
heureuse nouvelle à t'apporter.298
Tibère apparaît comme pathétique,
attirant l'empathie du lecteur. Ses crimes ne sont pas pardonnés, mais
on comprend sa tristesse devant l'abandon de sa meilleure amie et sa peur de
mourir. Les
297. Dans la légende originale, son
prénom est Bérénice
298. Lagerlöf 2014, p. 21
104
retrouvailles sont tendres :
- Est-ce que tu es là enfin, Faustine ? Dit
Tibère sans ouvrir les yeux. Ou alors c'est un rêve et j'imagine
que tu es debout près de moi et que tu pleures sur moi ? J'ai peur
d'ouvrir les yeux et de voir que ce n'est qu'un rêve. La vieille
s'assit à côté de lui ; elle souleva sa tête et la
posa sur ses genoux. Tibère ne bougea pas, ne la regarda pas. Un
sentiment de paix très douce l'enveloppait, tandis qu'il
s'endormait, tranquille.299
Faustine se désespère de l'état
de son ami. La femme du vigneron lui apprend qu'elle était autrefois
atteinte de ce même mal et qu'un homme en Judée l'avait
soignée. Tandis que la vieille femme part le rechercher - elle arrive
trop tard, et ne peux qu'éponger son front alors qu'il est conduit au
Golgotha - le couple se demande ce qui pourrait advenir si les deux êtres
étaient réunis :
- L'empereur est un vieil homme et ne va pas changer
sa façon de vivre maintenant, dit le vigneron. Comment remédier
au mépris que lui inspire son peuple ? Qui pourrait s'approcher de lui
et lui apprendre à l'aimer ? Tant que cela ne sera pas
réalisé, il ne sera pas guéri de sa méfiance et de
sa cruauté.
- Il y a quelqu'un qui pourrait y arriver, tu le
sais, répondis la jeune femme. Je pense souvent à ce qu'il
adviendrait si ces deux êtres se trouvaient réunis. Mais les voies
de Dieu ne sont pas les nôtres.300
(...)
- Je ne peux pas dormir, dit-elle. Je pense à
ces deux êtres qui vont aller à la rencontre l'un de l'autre.
Celui qui aime tous les hommes, et celui qui les déteste. Cette
rencontre pourrait changer l'avenir du monde.301
Le septième et le huitième chapitre sont
consacrés à la conscience de la famille de Pilate. Tout d'abord,
c'est un rêve de sa femme qui le mène au doute : elle voit
Tibère demander à rencontrer le Christ, lui offrant les plus
beaux présents s'il daigne se présenter devant lui. Sa
détermination est infinie : il propose en premier lieu des richesses en
abondance - bijoux, coupes de perles, sacs de pièces d'or. Devant la
réponse négative de l'esclave de Pilate, il fait venir un costume
serti de pierres précieuses qui garantit le trône de Judée.
Nouveau refus. Il finit par offrir ce qu'il a de plus
précieux : son manteau de pourpre, faisant du
Christ son successeur à la tête du monde s'il accepte de soigner
sa maladie. L'esclave ne peut plus laisser le prince dans l'ignorance : Pilate
a fait mourir l'homme qu'il recherchait, et l'a lui même condamné
à une mort atroce. Dans la réalité, le gouverneur voit le
peuple crier sa colère devant sa porte, et comprend son
crime.
Le dernier chapitre présente Faustine, voile
à la main, revenant vers Tibère. Celui-ci avoue n'avoir jamais
cru en les pouvoirs du Christ, et n'avoir autorisé son amie à
faire ce voyage que par égard envers sa dévotion. Mais en voyant
le reflet du visage du mort, il comprend qu'il était dans
l'erreur
299. Ibid., p. 22
300. Ibid., p. 14-15
301. Ibid., p. 29
105
et sa compassion le guérit :
Il se pencha encore plus vers l'image. Le visage lui
apparut plus clairement encore. Il vit les yeux qui semblaient
briller
d'une vie secrète.
Ce regard, qui exprimait la souffrance la plus
terrible, lui faisait percevoir une pureté et une liberté qu'il
n'avait jamais
rencontrées.
Couché sur son lit, il était
absorbé dans la contemplation de cette image.
- Est-ce un être humain ? Dit-il doucement et
posément. Est-ce un être humain ?
Il resta encore silencieux à regarder
l'image. Les larmes commençaient à couler sur ses
joues.
- Je suis attristé par ta mort,
étranger, murmura-t-il. Faustine, pourquoi as-tu laissé cet homme
mourir ? Il
m'aurait guéri.
Et il retomba en contemplation de l'image.
(...)
- Tu es un homme, dit-il, tu es ce que je
n'espérais pas voir. Puis il montra son visage ruiné et ses
mains
rongées. Moi comme tous les autres, nous
sommes des bêtes et des montres, mais tu es un être
humain.
Il baissa la tête devant l'image si bas
qu'elle toucha son visage.
- Aie pitié de moi, toi l'étranger :
dit-il, et ses larmes tombaient sur les pierres. Si tu avais vécu, ton
seul regard
m'aurait guéri.
La pauvre vieille femme était
désolée de ce qu'elle avait fait. Il aurait été
plus sage de ne pas montrer l'image à
l'empereur, pensait-elle. Elle craignait que cette
vue rende la douleur de l'empereur insupportable. Et dans son
désespoir de voir souffrir Tibère, elle
tira sur l'image pour l'écarter de sa vue.
L'empereur releva la tête. Et voici que son
visage était transformé, semblable à ce qu'il avait
été avant sa maladie,
enracinée et nourrie de la haine et de la
misanthropie qui avait vécu dans son coeur, avait été
forcée de fuir au moment
où il rencontrait l'amour et la
compassion.302
La conclusion montre Tibère faisant acte de
piété chrétienne. Il envoie trois messagers à
travers le monde, le premier pour enquêter sur les crimes commis par
Pilate au cours de ses années en Judée, le second pour remercier
les vignerons de leurs conseils, le troisième pour mander des
chrétiens afin de baptiser Faustine sur son lit de mort : elle devient
une sainte sous le nom de Véronique.
Cette histoire apparaît dans les films La
Tunique, sans que l'empereur profite de ses effets (il meurt
assassiné aux deux-tiers du film) et Selon Ponce Pilate,
où le prince cache son visage tuméfié derrière un
masque de fer. La conclusion est similaire à celle de la légende
: Pilate pose le drap sur le visage de l'empereur et, lorsqu'il le retire, les
blessures ont disparu. Ce n'est pas la magie ou même la croyance en Dieu
qui sauve Tibère, mais la découverte de la compassion. Le Christ
n'aura été que le messager de la rédemption.
302. Ibid., p. 56-58
CHAPITRE 4 -
LES ENNEMIS DE TIBERE
106
Comme le garçonnet l'observait d'un regard
fasciné, Caius Silius reprit son sérieux et dit : « Tu
as compris le maniement de la sica. Tu es assez grand maintenant pour savoir
que la mort des trois frères de ta mère a donné
l'Empire à Tibère. Mais garde-le pour toi. » Gaius pensa
qu'il ne devait plus demander à personne pourquoi sa mère
pleurait. Et il sentit que son enfance était
terminée. (...) Rome se trouvait devant lui, au-delà du
fleuve blond., impériale et divine, toute de marbres blancs. «
Voici la ville que Tibère a volé à ton père
»
[ Maria SILIATO - Le rêve de Caligula
]
107
A. Germanicus
Durant son règne, Tibère s'est fait des
ennemis. C'est par eux, par leurs témoignages ou par leur fin tragique,
que l'image du mauvais empereur est née. Nous nous devons donc de
revenir sur ces personnages, sur le traitement que leur a réservé
la postérité et dans quelle mesure leurs vies et leurs morts ont
influencé l'image de Tibère. Germanicus est le premier de ces
symboles : neveu puis fils adoptif du prince, sa popularité n'eut
d'égale que la tristesse entraînée par sa mort
prématurée.
I - Le meilleur des hommes
a. Popularité et bonté
L'image qui prédomine quand nous
représentons Germanicus est celle d'un homme populaire et compatissant.
Ainsi, Pierre Grimal présente un jeune homme confronté aux
mutineries de l'armée, pleurant la mort des condamnés : leurs
actes étaient impardonnables, et leur punition justifiée et
nécessaire, mais s'ils ont commis des crimes, c'est par
désespoir. Ils avaient vécu toute leur vie dans l'admiration
d'Auguste, leur prince et leur modèle de grandeur, et sa mort les avait
plongé dans la solitude303. C'est le même homme qui,
chez Maria Siliato, défait Arminius au combat et ressent une grande
amertume dans la victoire, se sentant indigne : son valeureux ennemi est trahi
par les siens, mourant dans l'ignominie malgré le courage dont il avait
témoigné durant leurs affrontements, laissant sa femme Thusnelda
porter leur enfant, tout en étant captive et obligée à
défiler au triomphe qu'on accorde au général Romain,
privée de tout égard. Germanicus est acclamé par la foule,
a apporté la gloire à Rome, a vengé le désastre de
Varus mais, à ses yeux, ses actes ont été
empoisonnés. Les clameurs ne peuvent l'empêcher de penser à
ce qu'il aurait ressenti si la situation avait été
inversée : lui traîné dans la boue par ses propres soldats
et sa femme bien aimée traitée comme un trophée par les
Germains304.
C'est cet homme bon que le peuple a pleuré
lorsqu'il apprit sa mort prématurée, tué par une affection
contractée en Orient. Pierre-Sébastien Laurentie présente
Rome emplie d'émotion à
303. Grimal 1992, p. 17
304. Siliato 2007, p. 16 et 42
108
l'annonce de sa maladie, priant pour son bon
rétablissement, et éclatant en gémissements et en cris de
colère quand la nouvelle de sa mort lui parvint305.
Brisés par le chagrin et le sentiment d'injustice, les Romains cessent
tout travail pour rendre hommage au jeune général,
dénonçant la cruauté du destin et la culpabilité
évidente de ses ennemis dans cette mort qu'ils pensent due au poison.
C'est, selon Zvi Yavetz, une preuve que les foules étaient capables
d'exprimer leurs sentiments sans céder à la violence, un argument
allant à l'encontre de la thèse principale de son ouvrage, celle
de la violence du peuple romain servile306. Bernard Campan, dans sa
pièce Tibère à Caprée, décrit ces
scènes de tristesse au retour d'Agrippine portant les cendres de son
défunt mari307.
A la lecture des sources antiques et au vu de l'image
qu'elles ont suscité, il nous semble indéniable que Germanicus a
bénéficié d'un traitement favorable aux yeux de la
postérité, retenu comme un héros, le « meilleur des
princes », dont la conduite est digne des plus grands des hommes - Linguet
le compare à Julien ou à Henri IV, tous morts dans de terribles
conditions mais célébrés par la suite pour leur conduite
exemplaire308 - prônant l'ambition et la justice. En clair, le
« lecteur sensé souhaitera des Rois qui lui
ressemblent309 ».
Germanicus a bien des raisons de mériter sa
popularité. Par l'hérédité, il est le fils de
Drusus I, le général victorieux qui n'avait pas trente ans quand
la gangrène le tua310. Il est marié à Agrippine
l'Aînée, petite-fille du prince, avec qui il eut une descendance
nombreuse: trois fils (Néron, Drusus et Caius) et trois filles
(Agrippine, Livilla et Julie) - les arrières-petits enfants
d'Auguste311. Enfin, il est le fils adoptif de Tibère, celui
qui est son oncle par le sang et le nouveau prince de Rome. Germanicus
représente un espoir pour Rome, celui d'un jeune homme ambitieux, qui ne
recule pas devant l'ennemi, qui remporte des victoires militaires en
Germanie312, présenté après sa mort comme le
nouvel Alexandre. Cette image de grandeur est présentée dans la
série The Caesars, quand Germanicus revient de campagne et
fête ses victoires avec ses proches. C'est un bel homme
305. Laurentie 1862 I, p. 377-378
306. Yavetz 1983, p. 38-39
307. Voir ANNEXE 1
308. Linguet 1777, p. 84-85
309. Ibid., p. 107
310. Drusus étant né trois mois
après le mariage d'Auguste et Livie, les ragots - et certains auteurs
modernes - y ont vu une raison de douter de l'identité de son
père. Était-il, comme le supposent la plupart, le fils de
Tiberius Claudius Nero ou le bâtard d'Auguste ? Si cette hypothèse
semble dénuée de crédibilité, elle est toutefois
prise en considération.
311. Ces enfants sont ceux à avoir
survécu à la mortalité infantile, et l'on trouve la
mention d'autres enfants morts peu après la naissance. Le propos est le
même chez Tibère, on retiendra souvent Drusus II comme son fils
unique, alors qu'il avait eu un enfant de Julie, mort en bas
âge.
312. Digressons sur ce nom. Son nom de naissance
n'est pas renseigné (probablement était-ce Tiberius Claudius Nero
ou Drusus Claudius Nero), et son nom d'adoption était Germanicus Julius
Caesar. Ce « praenomen » - littéralement « vainqueur des
Germains » - ne lui venait non pas de ses victoires mais de
l'hérédité : il le doit à son père,
vainqueur des Germains, tout comme son neveu Britannicus le devait aux
campagnes de Claude en Bretagne.
109
victorieux qui, sans le savoir, était
désigné par Auguste comme son successeur (il le confesse sur son
lit de mort à Tibère, lui demandant d'être le prince de
façade le temps que le jeune homme ait la maturité
nécessaire pour lui succéder). Il se montre aimable, riant en
voyant son frère Claude éméché, non par moquerie
mais pour participer à sa joie d'ivresse, lui offrant sa couronne de
lauriers pour lui témoigner de son affection. Aussi puissant et
acclamé qu'il soit, il n'abandonne pas son ami d'antan, même s'il
est source de honte : la bonté est plus forte que la gloire.
C'est cet homme que le peuple acclame lors de son
triomphe. Mais, près d'eux, un homme cache son sentiment profond, une
jalousie maladive de se voir préférer, à lui le prince
dont on ne célébrait les victoires que par
nécessité, un jeune homme qu'il considère comme un
arriviste. Cet homme, c'est Tibère313.
b. Le prince jaloux
Le 26 juin de l'an 4, Tibère est adopté
par Auguste. Mais, dans un souci d'hérédité dynastique, il
lui est demandé d'adopter un orphelin de père, le fils de son
frère Drusus. Si le geste s'explique sans souci, il reste curieux au
regard des coutumes romaines. S'il était normal pour un Romain sans
enfant d'adopter un jeune homme, ne serait-ce que pour que son héritage
soit perçu par un personnage de confiance (c'est ainsi qu'Octave est
devenu le fils de son grand-oncle, qui n'avait que des filles et - selon la
légende - un bâtard égyptien), il était incongru
pour le père d'un fils naturel de remettre en cause son droit
d'aînesse en lui imposant un frère
aîné314. C'est ici le cas, Germanicus devenant - de
droit - le frère aîné de Drusus II et le premier
héritier de Tibère. Les raisons peuvent être multiples. La
popularité militaire de Germanicus n'est pas négligeable, mais ne
rencontre pas l'écho qu'on lui attribuait à la mort d'Auguste
(à l'adoption, il n'a pas vingt ans). Certains auteurs, tel
Jules-Sylvain Zeller315, prennent en considération
l'apparente stérilité de la femme de Drusus à opposer avec
la fratrie abondante issue des amours de Germanicus et Agrippine, mais on se
doit de réfuter cet argument : le fils aîné du couple,
Néron, ne naît que quatre ans plus tard316. On ne voit
alors que trois causes, sans pouvoir établir un avis
véritablement tranché : soit une préférence envers
le fils de Drusus I, qui était le beau-fils préféré
d'Auguste, soit une aptitude décelée dès le plus jeune
âge, soit - mais cela allait à l'encontre de l'image
défendue par la postérité - que Tibère
313. Laurentie 1862 I, p. 363
314. Lyasse 2011, p. 75
315. Zeller 1863, p. 51-52
316. La date de naissance des trois enfants morts
en bas-âge n'est pas définie mais, de toute évidence, le
propos ne peut être validé alors que le mariage fut
prononcé en 5 ap. J.-C., et que tout enfant né avant ce terme
aurait été indésirable.
110
ait préféré son neveu à son
fils, jugé oisif317.
Pour la plupart des auteurs, Tibère
n'éprouvait aucune affection pour ce fils qu'on lui imposait. Partageant
la jalousie de Drusus II, écarté de son rôle
légitime, il n'aurait eu que mépris et haine pour cet arriviste.
Marie-Joseph Chénier pousse le propos encore plus loin : Tibère
se dégoûte de ce fils imposé qui lui rappelle sa propre
jeunesse, lorsqu'il était lui-même imposé à Auguste
lors de son mariage avec Livie318. C'est une époque
chargée de mauvais souvenirs qui lui revient en mémoire à
chaque fois qu'il voit Germanicus.
La jalousie pique Tibère : l'homme mûr et
morose supporte mal de voir ce jeune homme affable bénéficier de
plus d'égard que lui. Il est le prince, le premier des Romains, et
pourtant un « enfant » lui est
préféré319. Cette colère
transparaît dans la tragédie de M.-.J. Chénier
:
Vous, ne m'accablez pas sous tant de
renommée. Avant Germanicus j'ai commandé l'armée. On
se souvient du temps où les Parthes vaincus, Rendaient à mes
exploits les drapeaux de Crassus ; (...) Quand Varus expiait
d'imprudentes terreurs, Aux champs illyriens j'arrêtais ses vainqueurs
; Mon front ceignit deux fois la palme triomphale. Je n'ai cependant pas,
d'une gloire rivale, Jusque dans son palais insulté l'Empereur, Ni
d'un peuple avili courtisé la faveur.320
Ces deux hommes sont trop différents pour
s'entendre. Voir Germanicus est une douleur morale pour le prince. Ses
détracteurs y voient une jalousie maladive, celle qui le pousse à
cacher ses vices pour tenter de se faire apprécier - ne serait-ce
qu'infiniment moins que Germanicus - ses défenseurs parlent d'une
injustice tragique auquel ni l'un ni l'autre ne pouvaient échapper :
Tibère était incapable d'être aimé, Germanicus ne
pouvait chercher à être haï dans le seul but de
ménager son père adoptif321.
Mais la haine de Tibère envers Germanicus n'est
pas l'évidence même. On peut même la contester. Ainsi, Allan
Massie rappelle l'amour fraternel que partageaient Tibère et Drusus, un
amour qui rend
317. Ibid. p. 52
318. Chénier 1818, p. 33
319. Petit 1974, p. 30
320. Chénier 1818, p. 30
321. Linguet 1777, p. 51
111
curieux ce prétendu mépris envers le
fils du frère tant apprécié, d'autant qu'il semble avoir
hérité de son caractère322. Il est même
probable qu'il ait été fier de son nouveau fils : après
tout, s'il était populaire, c'était un fait mérité.
La conduite de Drusus II était, semble-t-il, décriée et il
lui était plus aisé de féliciter l'intelligence, la
culture et la rigueur morale de ce jeune homme323. Plus que le
jalouser, il l'enviait : il aurait apprécié Germanicus et son
seul regret était de ne pas avoir été aussi digne de
l'amour des Romains lorsqu'il avait son âge324. Pour Ernest
Kornemann, l'image de la haine serait - une fois de plus - un crime moral
envers l'Histoire du à la haine d'Agrippine325.
D'un point de vue stratégique, il semble tout
aussi improbable que Tibère ait voulu freiner les ambitions militaires
de Germanicus326. A la mort d'Auguste, la situation devait
être clarifiée et envoyer son fils en campagne était un
moyen de démontrer aux ennemis que l'effort militaire n'était pas
rompu. De plus, il pouvait observer les actions du jeune homme, encore
inexpérimenté, et juger de ses capacités et de ses vertus.
Satisfait de son fils, il l'aurait récompensé en le faisant
nommer consul quand il l'en jugea digne327. Peut-être aussi
voulait-il récompenser la fidélité de celui que les mutins
voulaient pousser à se révolter contre
lui328.
Mais quelles que soient les intentions de
Tibère, Germanicus ne put s'affirmer comme son héritier. En l'an
19, il tombe malade et meurt en pleine gloire, à l'âge de
trente-quatre ans.
c. Qui profite de cette mort ?
Jeune, et toujours vainqueur, s'il vit ses
destinées Dans ses triomphes même en naissant
moissonnées ; Compagnons d'un héros, vous, dont les
étendards Ont constamment suivi l'héritier des
Césars, Je vous prends à témoin que des complots
perfides Abreuvaient mon époux de chagrins homicides. Il luttait,
mais en vain, contre la trahison : Un homme a tout conduit : et cet homme
est Pison329.
322. Massie 1983, p. 102
323. Caratini 2002, p. 108
324. Franceschini 2001, p. 366 et
421-422
325. Kornemann 1962, p. 80
326. Du moins attenter à sa
popularité, car des causes affirmant la thèse d'un frein
dressé devant Germanicus - mais démontrant une situation bien
différente à celle que présentent les ennemis de
Tibère - sont défendables. Nous y reviendrons dans le
sous-chapitre suivant.
327. Bowman 1996, p. 210
328. Kornemann 1962, p. 81
329. Chénier 1818, p. 19
112
Ainsi parle Agrippine dans la pièce de
Marie-Joseph Chénier. Elle accuse l'ancien consul Cnaeus Pison, ennemi
notoire de Germanicus - et dont la postérité oubliera les actes
politiques pour ne lui attacher qu'une image infamante : celle de l'assassin du
« meilleur des princes ».
Le roman Le rêve de Caligula,
autobiographie fictive du plus jeune fils de Germanicus revient sur ces
événements. Le prince présomptif n'était pas dupe :
il avait beaucoup d'ennemis et vivait dans la crainte d'être
poignardé par ceux qu'il croyait ses amis. Les milliers de
légionnaires qui lui sont fidèles, malgré leurs efforts
sans cesse accrus, ne pourront empêcher que « l'un de (ses)
proches éprouve un besoin d'argent insatiable » ouvre les
portes du palais à « l'ennemi qui vit au loin et ne parvient
pas à (l'atteindre)330». Il ne se trompe pas : le
lendemain du départ de Pison, Germanicus se sent malaisé et les
symptômes affluent : fièvre, spasmes, migraines, sang dans les
urines, amaigrissement brutal. Le jeune prince meurt dans la douleur,
pleuré par sa famille qui le voit dépérir331.
Pison est présumé coupable, mais n'aura jamais le temps de
s'expliquer : on le retrouve égorgé dans sa chambre. Le fils de
Germanicus, Drusus III, intelligent et observateur, doute de la thèse du
suicide : il n'est guère aisé de s'égorger soi-même
d'une épée (les poignets et le ventre étaient les parties
du corps les plus « usitées » pour le suicide romain, le coup
étant facile à porter et les souffrances abrégées
par l'hémorragie) et, surtout, l'arme a laissé une
traînée de sang sur le sol. Pison ne s'est donc pas suicidé
: on l'a assassiné pour qu'il ne dénonce pas le commanditaire du
meurtre qu'il avait perpétré332.
A l'écran, la culpabilité de Pison ne
fait aucun doute. Dans The Caesars, c'est un homme disgracieux qui se
réjouit à l'idée de contester chaque décision de
Germanicus. Il l'insulte, le nommant « fils involontaire » de
Tibère, tout en se défendant de toute idée de provocation
: il s'agit d'un fait attesté. C'est durant cette dispute que Germanicus
est pris de son premier malaise. Se tordant de douleur sur son lit, il fait
promettre à ses amis de le venger mais de ne pas se mettre en danger en
s'attaquant à Tibère : ses enfants seront un jour amenés
à régner et ils ne doivent pas être vus comme des ennemis
de l'empereur. Le prince, dissimulant souvent ses sentiments, ne peut
réprimer sa colère devant l'évidence de ce meurtre qui ne
fait qu'accroître la défiance du peuple envers lui et le prive
d'un allié de poids. Ne parvenant pas à gérer la
situation, il s'aliène Agrippine en refusant la cérémonie
d'état, ne permettant qu'un hommage funèbre tel qu'il est permis
aux soldats valeureux morts au combat. Mais il refuse de protéger Pison
: son arrogance ne fait que
330. Siliato 2007, p. 86-87
331. Ibid., p. 87
332. Ibid., p. 98-99
113
confirmer les soupçons qui pèsent sur
lui. L'accusé finit par se suicider afin que l'infamie ne retombe pas
sur ses enfants. Aucun signe de culpabilité de la part de
Tibère.
Dans la série Moi Claude, empereur, il en va
autrement. Pison a sollicité l'aide de l'empoisonneuse Martina (qui use
de la magie noire : on retrouve un crâne d'âne, un chat difforme
empaillé et la tête décapitée d'un esclave dans le
palais) sur l'interprétation d'une missive impériale :
Tibère l'avait enjoint à modérer les ardeurs de
Germanicus. Le prince ne s'en émeut pas, il n'a jamais ordonné
qu'on le tue. Pison, voyant le procès tourner en sa défaveur, en
réfère à son dernier atout : une lettre signée du
nom de Tibère ordonnant la mort de Germanicus. Le prince est
ébranlé, il comprend que c'est sa mère, Livie, qui a
imité sa signature et a commandité l'assassinat. Mais il parvient
à se dissocier de l'affaire en notant que le sceau impérial,
qu'il est le seul à détenir, n'est pas joint à la lettre -
il est donc impossible de prouver son implication. De plus, si Pison est
sûr de mourir à l'issue du procès, il peut encore sauver sa
famille en se suicidant, tandis que la dénonciation conduirait à
des représailles. Tibère n'est pas coupable, mais il est complice
du meurtre en en protégeant le commanditaire : Livie.
Les détracteurs de Tibère ont fait de
cette version leur thèse : il est coupable, soit pour avoir
commandité le meurtre, soit pour avoir protégé l'assassin.
Quels que soient les motifs, il est difficile de nier l'implication de
Tibère dans la mort de Pison, non par le meurtre en lui-même, mais
en l'ayant abandonné au jugement de ses ennemis - il lui était
possible, en vertu de ses pouvoirs, de le faire acquitter, et Livie usa de ce
procédé pour gracier Plancina, femme de Pison qui était de
ses amies, mais qui devait mourir des années plus tard sur de nouvelles
condamnations333. Allan Massie fait du vieux Tibère un homme
plein de regrets qui n'a jamais demandé à ce qu'on tue Germanicus
(« - Ta tâche, mon ami, avais-je dit à Pison, sera de te
tenir prêt à brider un peu le jeune poulain. Telle avait
été la limite de mes instructions.334») et
éprouve des remords à l'idée d'avoir abandonné son
ami à son sort, allant jusqu'à envier la mort délivrant
des infamies :
Pison avait de grands torts, mais il fut
assassiné par l'opinion publique aussi sûrement que si la populace
l'avait massacré, comme elle menaçait de le faire. Le jour de
ses obsèques, Agrippine donna un dîner. Je déclinai
son invitation. Combien de fois, la nuit, ai-je contemplé la
majesté des cieux en pensant aux dernières heures sur cette terre
de Pison, abandonné, veuf de tout espoir, finalement résolu
à mourir ? Et, bien souvent, je l'ai
envié.335
Mais si Pison semble le coupable idéal,
était-il vraiment l'assassin de Germanicus ? Pierre Grimal
333. C'est elle qui est la véritable
meurtrière dans les Dames du Palatin, p. 121
334. Massie 1998, p. 202
335. Ibid., p. 217
114
ne le pense pas : dans ses Mémoires
d'Agrippine, il est certes un mauvais homme, haineux et brutal, mais
victime de son caractère qui lui renvoie la responsabilité d'un
crime jugé comme une évidence. S'il était
véritablement un meurtrier, il aurait montré plus de
subtilité dans ses rapports avec Germanicus, et ne lui aurait pas
témoigné aussi ouvertement de son inimitié336.
Coupable idéal, il n'était qu'un prétexte pour camoufler
le véritable assassin.
Une autre hypothèse semble avoir
émergé récemment. Au milieu du XXe siècle (il
semble que Gregorio Maranon - médecin renommé - soit parmi les
premiers à défendre cette idée), les symptômes de la
maladie de Germanicus ont été rediscutés. Il est
évidemment impossible de gloser de cette description alors même
qu'elle devait être romancée pour paraître horrible et que
les témoins ont disparu depuis alors près de deux
millénaires. Toutefois, il est reconnu que beaucoup de morts suspectes
ont été taxées d'assassinats par seule cause de failles de
la science. Durant l'Antiquité, toute maladie inconnue - c'est à
dire, à cette époque d'extension de l'empire, des affections
courantes en Orient et absentes du monde romain connu jusqu'alors -
était jugée inédite et sembler témoigner de
l'existence d'un nouveau poison. Le traitement littéraire de la
lèpre peut le démontrer, celle-ci étant souvent
liée à l'image de la mort horrible sans qu'on puisse la nommer.
Dans le cas de Germanicus, les symptômes rendent crédibles
l'hypothèse du paludisme (ou malaria), dont la source
épidémique devait être localisée dans les
régions aux alentours d'Antioche. C'est donc une fièvre alors
méconnue (mais non inconnue : il existait des cas attestés dans
le monde romain dès le Ve siècle av. J.-C.337) qui est
responsable de la colère d'Agrippine et de la haine que ses descendants,
et ceux qui les ont écouté, ont éprouvé pour
Tibère338.
d. Les conséquences de cette mort
- Je te laisse une bien lourde charge,
soupira-t-il. Bientôt, Néron va prendre la toge virile. Il est
d'un naturel indolent. Veille à en faire un homme énergique.
Notre petit Caligula a des penchants inquiétants. Il faudra adoucir son
caractère, trop vif et trop fantasque. Quant à toi, je te
conjure d'abdiquer ta fierté quand tu rentreras à Rome. Tu es la
plus intrépide des femmes mais tu ne sais pas modérer tes
emportements. Avec moi, ton ambition était ta force. Sans moi, elle
deviendra ta faiblesse. N'entre jamais en conflit avec Tibère, car il te
briserait sans pitié.339
La mort de Germanicus est propice à être
romancée tant elle est triste. Alors qu'il meurt, il semble
persuadé que le prince l'a fait empoisonner et que sa famille va
être mises en pièces par cet homme
336. Grimal 1992, p. 57
337. Sallares R., The Spread of Malaria to
Southern Europe in Antiquity: New Approaches to Old Problems [disponible
à l'adresse :
http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC547919/?tool=pmcentrez]
338. Maranon 1956, p. 122
339. Franceschini 2001, p. 165
115
aigri et rancunier. Ses mises en garde sont d'autant
plus tragiques que le lecteur sait que sa prédiction était juste
: sa femme et deux de ses enfants subiront ce destin, les autres membres de la
famille sombrant dans l'infamie340.
Les Romains constatent avec horreur lors des
funérailles de Germanicus que le prince est absent. C'est un affront de
la part du père adoptif du défunt : sans doute son absence est
motivée par sa haine envers Germanicus ! Toutefois, on peut trouver des
raisons valables excusant son absence. Il serait ridicule d'évoquer le
chagrin - Agrippine et les enfants devaient en avoir plus que lui (notons tout
de même l'absence d'Antonia, qui perd son fils - elle n'a peut-être
pas voulu assister à cette cérémonie). Toutefois, il
semble que les funérailles furent luxueuses, et l'on connaît le
dégoût de Tibère pour l'apparat : son absence serait donc
une réaction hostile à cette démonstration qu'il aurait
voulu plus solennelle341. La dernière hypothèse est
celle qui prévaut chez les historiens de la réhabilitation :
Tibère était occupé à une tâche plus
heureuse, celle de saluer ses premiers petits-fils par le sang, deux
frères jumeaux - l'un meurt peu de temps après, l'autre se fera
connaître sous le nom de Gemellus et sera une victime notoire de
Caligula. Les plus hostiles voient en cette démonstration d'amour de
grand-père une manière de détourner l'attention du
peuple342, d'autres une manière de se détourner
soi-même de la tristesse en privilégiant la naissance à la
mort343. Nouveau motif plausible de frustration : il est le seul
à être émerveillé par les nouveaux nés tandis
que les Romains les ignorent, comme s'ils n'existaient pas pour
eux344.
Germanicus ne fut jamais légalement le prince
de Rome, mais il laisse une empreinte dans l'Histoire. C'est à compter
du jour de sa mort que le règne de Tibère devint la tyrannie tant
décriée. L'empereur laisse apparaître ses vices, qu'il
avait su dissimuler jusqu'alors, décime ceux qui sont devenus ses
ennemis en l'accusant de cette mort, et le peuple ne voit, dans l'avenir
proche, aucun espoir direct d'héritier à l'Empire - si ce n'est
le fils indigne du prince mal-aimé, une poignée d'enfants et un
plébéien étrusque arriviste qui profite de la situation
pour entrer dans les faveurs de Tibère345. C'est la fin d'un
règne heureux, qui est mort à Antioche avec
Germanicus346.
340. Linguet 1777, p. 105-106
341. Kornemann 1962, p. 92
342. Laurentie 1862 I, p. 378
343. Zeller 1863, p. 53-54
344. Franceschini 2001, p. 124 : « On m'accuse
de ne pas éprouver de chagrin et on me fait grief de ma joie. Est-ce ma
faute si Livilla a accouché de jumeaux ? N'est-ce pas une marque de la
bienveillance des dieux, qui me donnent deux héritiers pour
réparer le mal qu'ils m'ont fait ? Peuple malveillant et stupide, tu ne
mérites pas la peine que je me donne ! »
345. Kornemann 1962, p. 128-129
346. Lyasse 2011, p. 118
116
II - Le symbole de grandeur mis à mal
a. Remettre en question l'image de Germanicus
Mais Germanicus n'est sans doute pas parfait. Au
delà du symbole de grandeur, de jeunesse martyre, d'exemple de vertu, il
y a un homme. Un homme qui admet des failles, un homme qui fait des erreurs et
dont les détracteurs peuvent gloser.
Si l'on présente Germanicus comme le vainqueur
des Germains, tel que son surnom semble l'attester, il en hérite de son
père Drusus. Lui même n'est qu'un général «
modérément compétent » pour reprendre les termes de
Chris Scarre347, dont les campagnes sont - sinon
désastreuses, l'échec de Varus ayant incité Rome à
la prudence - peu concluantes (R. Caratini parle « d'actions
militaires ponctuelles contre les Germains, qui n'ont jamais abouti à
des conquêtes territoriales comme cela avait été le cas des
guerres entreprises par Marius, Pompée, César ou
Auguste348 »). S'il n'était pas membre de la
famille impériale, il est fort probable que son nom ne soit jamais
parvenu aux historiens.
Quand Allan Massie dépeint Germanicus, qu'il se
pose en historien (The Caesars) ou en romancier (Les
Mémoires de Tibère), c'est pour en faire un jeune homme
arrogant, va-t-en-guerre, dont
l'imprudence cause bien des soucis à
l'empereur. Ainsi : Germanicus était néanmoins en
désaccord avec Tibère : les conseils d'Auguste ne lui importaient
pas. Il était impulsif, vaniteux et avide de gloire militaire. C'est en
mesurant ce fait qu'il fit, durant trois années, des essais de
conquête en Germanie. (...) Chaque année, Germanicus assemblait
une force considérable, chargée d'équipements, et marchait
vers les forêts. Il poursuivait l'ennemi, gagnait de grandes victoires et
finissait par se retirer, toujours avec difficulté. Le désastre
imminent était perceptible à la retraite chaque
année.349
Il ne faut l'oublier, Auguste et Tibère - sans
doute pour éviter un nouveau désastre - avaient
décidé de l'immobilité des frontières. Il ne
convenait pas d'élargir l'empire au prix de nombreuses pertes, ce pour
un résultat mitigé (les peuples germaniques n'étant pas
casaniers, Rome n'y gagnait que des terres brûlées). Le
troisième épisode de The Caesars montre ainsi Germanicus
impatient de retourner au front pour écraser les Germains. Tibère
ne peut que lui faire constater qu'il sait lui-même qu'une telle
opération coûterait à ses légions 40% de pertes
humaines, et qu'il serait plus
347. Scarre 2012, p. 31
348. Caratini 2002, p. 207
349. Massie 1983, p. 103
117
judicieux - dans l'hypothèse où les
conquêtes seraient nécessaires - de profiter des dissensions entre
Germains pour qu'ils s'entre-tuent et d'ensuite vaincre, certes sans gloire
mais en limitant les morts. Face au caractère borné de son fils
adoptif, Tibère ne peut que se résoudre à l'envoyer en
Arménie, pour une mission plus « sûre », qui plus est
sous la surveillance de Pison350.
Allan Massie, lorsqu'il conçoit son
récit à travers le regard de Tibère, présente les
doutes qu'aurait pu avoir l'empereur face à un tel manque de
discernement :
Mon neveu donna ordre qu'on enterre les ossements,
décision que j'approuvai pleinement par la suite. Je fus
moins enchanté par ses propos selon lesquels il avait
été « honteux » d'avoir attendu aussi longtemps pour
pénétrer dans la forêt et donner une sépulture
décente aux victimes de la funeste bataille. Il n'avait, de toute
évidence, aucune idée de l'étendue du désastre
subi par Varus, et des difficultés que j'avais éprouvées,
à l'époque, pour maintenir simplement la frontière du
Rhin. Certains de ceux qui entendirent ses paroles furent choqués par
l'étroitesse de ses vues et sa critique implicite de ma conduite,
que, pour ma part, j'attribuai plus, sur le moment, à sa jeunesse
qu'à une quelconque malveillance. Ses ambitions étaient
toutefois inquiétantes. Il aurait voulu que nous amenions dans l'Empire
tous les Germains résidant à l'ouest de l'Elbe. Je pouvais
comprendre qu'on trouve cette idée séduisante, car je l'avais
moi-même eue bien des années auparavant. Mais tant Auguste que
moi avions fini par nous convaincre qu'elle était impraticable.
Nous craignions également qu'étant donné les conditions
existant sur place, tout général risque de connaître le
même sort que Varus - ce qui fut presque le cas pour Germanicus
lui-même l'année suivante.351
Plus loin :
Encore que symptomatiques du malaise qui paralysait
l'État, ces ennuis demeuraient mineurs en comparaison
du problème que me posait Germanicus. Ses victoires en Germanie ne
nous avaient apporté aucun avantage solide ou durable, mais, afin
d'assurer sa réputation, j'étais prêt à grossir leur
importance. Je lui accordai donc un triomphe. J'espérais aussi, je le
confesse, que ce geste pourrait avoir pour effet de le réconcilier avec
moi, ainsi qu'Agrippine. Cet espoir était vain. Il y avait aussi
une autre raison. Mon neveu brûlait de poursuivre la guerre et de lancer
une nouvelle expédition - la quatrième- contre les Germains.
Il n'y avait aucun chance qu'elle remporte un succès plus substantiel
que les autres. Les campagnes de Germanicus n'avaient fait jusque-là
que me renforcer dans l'opinion qu'Auguste et moi avions fini par nous
former indépendamment l'un de l'autre : que les limites raisonnables de
l'Empire avaient été atteintes et que tout projet d'expansion
supplémentaire devait être abandonné. Et voilà que
l'impétuosité du jeune Germanicus venait remettre notre
jugement en question. C'était
intolérable.352
b. Les troubles avec les soldats
350. D'autres, comme Emmanuel Lyasse, voient au
contraire cette affectation comme une manière de promouvoir Germanicus :
certes, il était écarté du territoire dans lequel il
pouvait faire état de ses prétentions, mais elles pouvaient alors
s'affirmer à l'autre extrême de l'Empire, et lui permettre
d'être reconnu partout comme un militaire d'exception. (Lyasse 2011, p.
113)
351. Massie 2008, p. 193
352. Ibid., p. 197
118
Autre élément allant à l'encontre
de l'image de perfection accordée à Germanicus : son lien avec
les soldats. Quand les révoltes se soulèvent au lendemain de la
mort d'Auguste, les mutins de Germanie proposent à leur
général, Germanicus, de prétendre à la succession.
Celui-ci, rejetant l'éventualité de trahir son père
adoptif Tibère, menace de se percer de son épée
plutôt que de laisser la révolte corrompre sa valeur. C'est alors
qu'un mutin, haranguant son général, lui tend son
épée : non comme objet de soumission à la volonté
de Germanicus, mais car celle-ci est plus aiguisée, et facilitera le
suicide. Le général, ébaubi par cet affront, ne doit son
salut qu'à l'intervention de ses fidèles, qui le désarment
et emmènent le provocateur en vue de le juger.
Mais si les militaires proposent à Germanicus
de devenir leur empereur, ce n'est pas tant par égard
envers un général populaire que pour
servir leurs intérêts propres. Pour Emmanuel Lyasse : Leur
donner satisfaction serait donc pour la cité risquer un dangereux retour
en arrière et pour Tibère faire la preuve qu'il est incapable
d'assumer la succession d'Auguste. On peut craindre que ces soldats
déclenchent de nouvelles guerres civiles, car ils regrettaient les
avantages qu'ils tiraient d'une telle situation. Pour cela, il ne leur manque
qu'un chef. Certains y ont pensé puisque, selon Tacite et
Suétone, les soldats de Germanicus lui proposent l'empire. Il serait
imprudent d'y voir la preuve que, déjà, il était populaire
alors que Tibère ne l'était pas : le contexte indique
plutôt que les mutins souhaitaient avoir un prince fait par eux et
dépendant d'eux, ce que Tibère n'est pas et que Germanicus
serait. Quand celui-ci repousse avec horreur l'idée de trahir son
père adoptif, le mouvement est dans l'impasse, car on ne peut envisager
de trouver un prince ailleurs que dans la famille d'Auguste.
De plus, rien n'indique qu'à ce moment les
élites romaines ait voulu de Germanicus comme empereur. S'il
était probablement reconnu comme un homme de valeur, il était
encore jeune, et la réaction contre Tibère ne se fait pas encore
ressentir. Ce que les historiens présentent comme un coup d'état
manqué au profit d'un jeune homme populaire aurait manifestement pu
être admis
comme une situation de danger. C'est le postulat
d'Edward Beesly : Il était possible que l'armée du Rhin, qui
s'était mutinée pour l'augmentation de leur solde et d'autres
concessions, proclame son général, Germanicus, empereur s'il
promettait d'accéder à leurs requêtes. Et il est fort
probable que les classes inférieures de Rome aient
préféré le jeune prince au vieux. Mais il n'y a pas la
moindre preuve que la noblesse veuille de Germanicus, et cela est même
très improbable. Si il y avait une chose qui lui faisait horreur,
c'était la dictature militaire, et elle semble avoir regardé
Tibère avec anxiété pour qu'il calme les mutins. Mais
Germanicus lui-même était satisfait de sa position de fils adoptif
de Tibère, et ne pouvait éviter de voir qu'il était
nécessaire que la famille reste
soudée.353
Du reste, si Germanicus a défendu sa
loyauté envers Tibère devant les mutins, ce refus peut tout
autant être du à un sentiment de doute. C'est ainsi que
réfléchit le Germanicus de la série
The
353. Beesly 1878, p. 121
119
Caesars. Son aide de camp lui propose deux
solutions : soit accéder aux revendications des mutins, soit imposer le
respect en éliminant les meneurs de la révolte. Et s'il renonce
à la révolte, ce n'est qu'après une mûre
réflexion. Sa crainte est de réveiller le fantôme de la
guerre civile, malgré les propos rassurants de sa femme, qui ne voit
guère Tibère souhaiter le combattre et pense que la capitulation
sera proposée avant même les affrontements. Il prononce alors un
discours devant ses troupes, les mettant devant le fait accompli : leurs
actions les déshonorent, et il ne peut admettre que sa femme et son fils
restent en leur présence, préférant les mettre en
sécurité auprès de peuples « barbares » qui,
eux, sont loyaux à Rome. Néanmoins, s'il condamne l'attitude des
mutins, il ne les punit pas. Là est, semble-t-il, son
erreur.
Car, pour se racheter, les soldats se font justice
eux-mêmes. Roger Caratini en fait le récit : Alors, au signal
donné, écrit Tacite, ces soldats transformés en bourreaux
se précipitent sous les tentes pour accomplir leur sinistre besogne. Il
n'y eut pas de combat : ce fut au sortir de ces mêmes lits où ils
avaient dormi pendant des mois côte à côte qu'ils se battent
et (...) se mêlent au massacre, qui cesse lorsque Germanicus, qui en
avait été l'initiateur, arrête, en pleurant, cette tuerie.
Il ordonne qu'on incinère les corps des victimes et que l'on recueille
leurs cendres, tandis que les légionnaires exécuteurs, qui ont
encore l'épée à la main, supplient leur
général de leur permettre d'apaiser les mânes de leurs
victimes « en offrant leurs poitrines impies à d'honorables
blessures », c'est-à-dire en les emmenant combattre de l'autre
côté du Rhin.354
Face à l'horreur de ces actes, deux
hypothèses s'offrent à nous. La plus plausible, et la plus
répandue chez les historiens, est d'y voir une imprudence due à
son inexpérience. En ne prenant pas l'initiative d'une condamnation
ferme, il a provoqué plus de morts que ne l'aurait permis un
général expérimenté. Toujours dans la série
sus-dite, l'aide de camp qui lui avait évoqué les deux choix de
conduite à tenir le contemple avec dédain, alors que Germanicus
constate avec horreur les conséquences de ses actes. Au même
moment, Drusus II revient de Pannonie, et fait son rapport à son
père : lui a fait son choix et a puni les mutins. Certes, il a fait
exécuter trente-huit soldats, mais ce n'est qu'une perte minime en
comparaison de celle constatée dans le camp de son frère adoptif.
Ces révoltes auront donc eu un mérite : tester la
réactivité des héritiers présomptifs du nouvel
empereur.
L'autre thèse, celle soutenue par Linguet, est
plus accusatrice. Germanicus était conscient de ses actes et, s'il a
décidé de laisser les soldats se faire justice, c'est pour ne pas
porter la responsabilité de la moindre mort : Les légions
entouroient le Tribunal, l'épée nue à la main. Un Tribun y
faisoit monter l'accusé.
Si le cri général le
déclaroit coupable, il étoit sur le champ précipité
et massacré. Les soldats se prétoient avec plaisir
à
354. Caratini 2002, p. 162-163
120
des meurtres qui sembloient les justifier ; et
Germanicus ne les empêchoit pas, parce que faisant sans ordre, la
cruauté et l'odieux de cette exécution ne pouvoit tomber que sur
eux.355
c. Un prince souhaitable ?
Enfin, et c'est là un point
d'intérêt majeur à mettre à cette question, on
ignore tout de ce qu'aurai pu être le règne de Germanicus. Il
semble que lui-même était conscient de cette adulation malsaine,
ayant fait publier un édit pour que les Égyptiens ne lui
manifestent pas d'égards superflus356. Mais s'il avait
vécu, aurait-il suivi le même exemple que son fils, acclamé
à son avènement, conspué quatre ans plus tard ? Cela est
plausible. Si Caligula a été autant aimé à ses
débuts, c'est en tant que fils de Germanicus. C'était donc une
image qu'on révérait, non pas l'homme lui-même. Au pouvoir,
Germanicus aurait autant pu poursuivre ses idéaux de jeunesse, tout en
les mûrissant avec l'expérience, et devenir un précurseur
de Trajan que révéler son inaptitude, se reposer sur sa
popularité et finir par être tout autant détesté que
les empereurs julio-claudiens.
Pour devenir dément, le tyran avait besoin de
temps. Germanicus, comme Alexandre ou Titus, est mort en pleine gloire, assez
jeune pour qu'on plaigne cette injustice, mais il est probable que, s'il avait
vécu, sa réputation aurait été ternie, comme celle
de son père adoptif. Charles Beulé propose l'étude
hypothétique d'une mort prématurée de Tibère :
aurait-il été aussi populaire que Germanicus
s'il avait péri durant le règne
d'Auguste ?: Arrêtons-nous un instant, messieurs, et demandons-nous
ce qu'aurait pensé de Tibère la postérité, si la
tempête qui l'emportait vers une île lointaine avait
submergé son navire. Quel crime avait-il commis jusque-là, dans
l'ordre moral ? De quel attentat était-il responsable, dans l'ordre
légal? Quelle faute grave lui reprocherait-on , si ce n'est la faiblesse
qui le tenait asservi sous l'implacable Auguste et lui faisait répudier
sa femme enceinte pour épouser la fille méprisée de
l'empereur? Quel acte de cruauté l'avait trahi? Quel esclave avait-il
fait torturer? Quel citoyen avait-il maltraité? Quelles violences lui
reprochait-on? Quelles lois avait-il personnellement et volontairement
enfreintes? (...) Si Tibère était mort alors, à
l'âge de trente-cinq ans , il aurait laissé une réputation
à peu près semblable à celle de Drusus, son frère,
qui s'était montré aussi un brave soldat, un bon
général, un citoyen strictement honnête, supérieur
parce qu'il regrettait la liberté et se montrait moins soumis à
Auguste.357
Il est vrai que Germanicus était en droit de
demander le pouvoir ; certes, Auguste avait choisi Tibère, non ce jeune
homme, mais il était un héritier légitime : il
était le petit-fils de celle que l'on nommait désormais Augusta,
le mari de la petite-fille du défunt empereur et le père des
arrières-petits enfants d'Auguste. Mais, et peut-être est-ce un
détail qui rebutait le prince, Germanicus était,
355. Linguet 1777, p. 100
356. Yavetz 1969, p. 154
357. Beulé, 1868, p. 127-128
121
par sa mère, le petit-fils de son ennemi
d'antan, Marc Antoine. Et le destin du jeune homme aurait pu être
équivoque à celui de son ancêtre : tous deux étaient
respectés, populaires et, si l'un est mort avant d'embrasser le pouvoir,
l'autre s'est détourné des valeurs romaines pour s'attacher
à l'Orient, et ainsi, aux yeux de la morale, « passer à
l'ennemi ». C'est du moins le destin de ses descendants : Caligula, puis
Néron, héritant des principes juliens en les mêlant aux
idéaux hellénistiques de leur ancêtre. Du fait, et c'est
sur ce point que Germanicus et Tibère n'aurait pu s'accorder : l'un
avait volonté d'innover, l'autre restait tourné vers le
passé.
122
B. L'héritage de Germanicus
La mort de Germanicus est perçue comme un
bouleversement dans la succession du prince Tibère. Mais, au delà
de poser un problème politique, elle est également le
déclencheur d'une nouvelle crise morale : les proches du défunt,
famille et amis, vouent une haine particulière au prince qu'ils estiment
responsable de cet événement tragique. Ainsi, pendant près
de dix ans directement, et pendant des décennies après sa mort -
voire des siècles si l'on prend la postérité en
considération - Tibère dut lutter contre de nouveaux ennemis qui
ont nui à son règne et à sa réputation.
I - Agrippine, la veuve vengeresse
a. La femme romaine idéale
En mourant, Germanicus laisse une veuve. Cette femme,
c'est Agrippine (dite « l'Aînée », pour la
différencier de sa fille, Agrippine « la Jeune »). Elle est
souvent dépeinte comme une femme ambitieuse, voire arrogante, mais
passionnée, fidèle en amour et - grande vertu romaine - souvent
enceinte. Ses défenseurs en font un personnage bon, dont la
chasteté et le courage auraient été une vertu si ces
qualités ne s'étaient pas manifestées sous un règne
d'infamie comme celui de Tibère358. L'injustice a voulu que
l'héritière des valeurs Juliennes - elle est la petite-fille
d'Auguste et sa seule descendante directe a avoir eu une descendance illustre -
soit écartée du trône et persécutée
lâchement359.
C'est cette bonté que veut faire
apparaître Marie-Joseph Chénier. L'Agrippine de sa pièce
est une veuve éplorée, demandant la justice après la mort
de son mari, mais sans sombrer dans une vengeance aveugle. Pison, coupable et
honteux, craint cette femme si puissante et déterminée. Mais, en
femme juste et bonne, elle accepte de pardonner à l'assassin de son
mari, voyant son désespoir et la manipulation dont il a
été victime. S'adressant au fils de l'accusé :
Lève-toi ; de Pison que la faute s'oublie
: Avec Germanicus je le réconcilie. Il osa le combattre ; il
pourra le bénir : Nos guerriers se tairont ; je cours les
prévenir. Peut-être malgré lui Pison devint coupable
:
358. Lenain de Tillemont 1732, p.
29
359. Grimal 1992, p. 71-72
123
L'audace le soutient, le repentir l'accable ; Et
dans sa fierté même il paraît abattu : Non, puisqu'il est
ton père il n'est pas sans vertu. Qu'il vive : sois long-temps
l'honneur de sa vieillesse : Qu'il vive : et, pour son fils redoublant de
tendresse, Qu'il redevienne encor digne d'un tel appui, De Rome, et du
pardon qu'il obtient aujourd'hui.360
b. Une femme persécutée
Son malheur est de s'être confrontée
à Tibère. Avant même d'être accusé du meurtre
de son mari, le prince lui est haïssable : c'est lui qui aurait fait
périr son frère Postumus - s'il n'est pas coupable en plus des
morts de Caius et Lucius -, c'est lui qui a laissé Julie en exil
après même la mort d'Auguste, et la mort de Germanicus n'est qu'un
crime de plus à lui faire porter361. De plus, elle
s'inquiète de voir Séjan prendre du pouvoir auprès du
prince, excitant encore plus sa haine362. A force de
démontrer sa peur - elle n'est pas aussi habile en dissimulation que
Tibère - elle s'en fait un ennemi et précipite sa perte et celle
de ses enfants.
L'image prédominante de persécution
n'apparaît pas dans sa mort, mais dans la gestion de son deuil. A la mort
de Germanicus, elle est encore une jeune femme, belle et pouvant désirer
un mariage profitable. Mais elle s'y refuse et reste une veuve fidèle.
On la présente dans le cortège funèbre de son mari,
portant tristement les cendres jusqu'à Rome, entourée d'une foule
en pleurs363. Pourtant, elle se serait plainte de son veuvage
après quelques années, suppliant Tibère d'offrir un
père à ses enfants. Ainsi la fait discourir Pierre Grimal, la
larme à l'oeil devant le prince insensible :
Si je n'avais pas celle-ci, ma petite Agrippine, je
serais encore plus (triste) ! Mes deux grands garçons, Nero et
Drusus, tu sais, toi, mieux que personne, ce qu'ils deviennent ; ce qu'ils
deviendront ne dépend pas de moi, mais de toi seul ! Gaius n'a que
treize ans, mais je le sens qui s'éloigne de moi. Oui, Tibère,
j'ai peur de la solitude. Cela fait six ans que je n'ai pas connu les
embrassements d'un mari, et je suis encore jeune. Je n'ai que trente-huit ans.
Beaucoup d'autres, à mon âge, se seraient données
à un amant. Moi, je ne l'ai pas voulu. (...) Peux-tu me le reprocher,
toi qui es si implacable pour les femmes qui ne respectent pas le
caractère sacré du mariage ? Il est assez d'hommes, dans
notre parenté, qui accepteraient volontiers d'épouser la veuve
de Germanicus et de servir de père à leurs enfants. Il n'est
pas encore trop tard pour qu'il puisse espérer de moi que je lui
donne une descendance légitime.364
360. Chénier 1818, p. 59
361. Franceschini 2001, p. 119
362. Caratini 2002, p. 242
363. Laurentie 1862 I, p. 379-380
364. Grimal 1992, p. 72-73
124
Le propos a été lu, et apparemment
perçu par Tibère, d'une manière plus perverse : un nouveau
mari lui aurait permis d'affirmer plus clairement ses droits et cet
époux aurait pu se constituer « chef d'un parti
anti-tibérien », en opposition politique au prince365.
Accusée de conspiration par Séjan et ses fidèles, elle est
exilée dans une île lointaine où elle meurt
prématurément dans l'infamie : affamée, de son propre chef
ou par ordre princier, elle a subi des mauvais traitements, l'un d'entre eux
l'ayant même privé de l'usage d'un oeil. Pierre-Sébastien
Laurentie, dans sa volonté d'accuser Tibère, n'épargne
aucun détail affreux de cet événement : le coup du
centurion aurait « fait sortir l'oeil de son orbite » et le
prince s'amuse à lui transmettre des injures nouvelles, jusqu'à
déplorer de ne pas l'avoir fait étrangler et jeter aux
gémonies quand il pouvait encore en être le
spectateur366. Les récits des Anciens vont dans ce sens de
cruauté gratuite. C'est ainsi que Plancine, qu'Agrippine tenait
responsable de la mort de Germanicus, fut exécutée dès
lors qu'on apprit la mort de la veuve, car toute punition
prématurée aurait été un motif de réconfort
pour l'exilée367.
Le fait est qu'Agrippine a ignoré les
dernières volontés de son mari : ne pas devenir l'ennemie de
Tibère. Si elle en a fait autrement, c'est peut-être par
impulsivité. Mais certains condamnent l'attitude d'une femme trop
ambitieuse que la postérité a jugé injustement : au
contraire des bons traités comme des mauvais, Agrippine devait
être condamnée.
c. La mauvaise Agrippine
A l'Agrippine éplorée, certains
préfèrent dépeindre l'Agrippine ambitieuse. C'est
notamment le cas d'Ernest Kornemann qui fait d'elle « la
première personne qui empêche Tibère de réaliser le
but vers lequel il tendait », un « être
démoniaque » qui fit sombrer « l'oeuvre d'Auguste
», la politique instaurée par le grand-père dont elle
se vantait de descendre368. Cette arrogance, qui apparaît
notamment dans la série The Caesars, aurait contribué
à rendre Tibère soupçonneux, à l'affût
d'attaques vengeresses369. Il aurait pu la craindre alors même
que Germanicus était en vie, manipulant son mari pour en faire son
ennemi mortel, sachant que les pouvoirs conférés au jeune homme
permettaient de faire plus de mal à Tibère que les siens propres,
ceux d'une « simple femme » dénuée de
responsabilités politiques autre que
d'enfanter370.
365. Il n'existait pas de « parti
anti-impérial » depuis les Césaricides - si l'on peut leur
donner ce rôle
366. Laurentie 1862 II, p. 18
367. Maranon 1956, p. 115
368. Kornemann 1962, p. 97
369. Storoni-Mazzolani 1986, p. 187
370. Franceschini 2001, p. 77-78
125
Emplie de haine, elle n'aurait manqué aucune
occasion pour s'attaquer à Tibère. L'éloge funèbre,
où elle défend les qualités militaires de Germanicus et
déplore que Tibère ne lui ait jamais accordé la confiance
qu'il méritait, semble habilement dirigé contre le
prince371. Quand elle demande à se remarier, le nom d'Asinius
Gallus apparaît dans la liste des prétendants372.
Était-ce une manière de rappeler Tibère au souvenir de la
femme dont il regrette la compagnie, de faire de ses héritiers
présomptifs les beaux-fils de son ennemi juré - ou simplement
d'associer deux adversaires du prince373? A la mort de Drusus, ses
fils n'ayant plus de rivaux pour lui succéder (Gemellus est alors un
garçon en bas âge qui n'a aucune prétention à
concurrencer des adolescents), la « femme modèle »
n'aurait-elle pas pu suivre une conduite de pacification avec le prince ? La
femme aimée de Germanicus devient alors, aux yeux de cette nouvelle
postérité, un personnage soit maladroit soit
maléfique374 dont les actes n'ont fait que du tort au
principat.
Le conflit ne peut alors pas cesser. Si Tibère
avait voulu un jour faire la paix avec sa bru, Agrippine ne lui aurait jamais
accordée. Il fallait donc que l'un détruise l'autre, dans
l'espoir de mettre un terme à cette opposition stérile. C'est
à force de contrariétés que Tibère aurait
abandonné tout espoir de réconciliation et qu'il aurait
laissé Séjan s'occuper de la situation : lui n'a
éprouvé aucun scrupule en se débarrassant
d'elle.
d. L'ambition féminine
Si Tibère a montré peu d'empathie envers
Agrippine, la laissant prisonnière après même la mort de
celui qui l'avait condamné, c'est, selon certains, en raison de la haine
qu'il a contracté envers les femmes de sa famille. Si ses rapports avec
sa belle-soeur Antonia semble cordiaux, ses différends avec Livie, Julie
et Agrippine - voire indirectement avec Livilla - sont notoires.
C'est un fait pour Ernest Kornemann, les noms
féminins représentent tout l'échec de la dynastie : les
Julie ont été sources de scandale public, par leur
débauche, tandis que les Agrippine ont, par leur ambition, rompu
l'harmonie voulue de la dynastie julio-claudienne375. Agrippine est,
dans son rapport à Tibère, l'héritière de sa
mère Julie : elle lui rappelle qu'il n'est pas aimé, s'acharne
à le
371. Massie 1998, p. 206
372. Pour certains auteurs, tel G. Maranon, la mort
de Gallus aurait précipité le suicide d'Agrippine, qui l'aimait
véritablement
373. Maranon 1956, p. 41-42
374. Massie 1998, p. 209 : Livilla propose de lui
jeter de l'eau froide pour qu'elle se calme, et rappelle que dès
l'enfance elle était une comédienne égocentrique qui
empoisonnait déjà l'existence de ses proches, Germanicus y
compris, par ses exigences et ses jérémiades.
375. Kornemann 1962, p. 97
126
harceler moralement et fait régner un «
climat de suspicion » dans sa vie376. Opposant le sang
à l'adoption, vantant sa légitimité par sa
maternité, elle lui rappelle également sa mère Livie et le
dégoûte par son arrogance377. En Agrippine,
Tibère retrouve les torts de toutes ses ennemies, regroupés en
une seule femme.
C'est cette haine provoquée par les femmes qui
aurait dicté sa conduite tardive, celle de son départ à
Capri pour échapper aux intrigues de cour que se livraient les «
quatre veuves » (Livie, Antonia, Livilla et Agrippine) et, dans une autre
mesure, expliquerait son refus de reprendre une épouse après son
divorce d'avec Julie378. Nous reviendrons ultérieurement sur
les personnalités des femmes ayant marqué la vie de
Tibère, leurs relations au prince dictant sa conduite et inspirant les
historiens « psychologues ».
Ernest Kornemann voit dans les conflits
féminins de la dynastie la pire tare de ces années. Plus que les
vices des princes, ce sont les stériles conflits d'intérêt,
les prétentions au trône de personnages qui, par leur sexe, ne
pouvaient y prétendre qui, énervant l'âme de l'empereur,
l'empêchent de régner avec intelligence. Si l'auteur nuance
l'influence d'Antonia qui, si elle a sûrement voulu promouvoir son fils
Germanicus puis son petit-fils Caligula, se contentait d'un soutien moral, il
dénonce les « trois femmes avides de pouvoir » qui
« par de perpétuelles intrigues » cherchaient
à évincer les autres à leur propre profit. Alors que
Tibère fuit Rome, Livie vit ses derniers jours, regrettant son influence
en déclin, Livilla montre toute sa prétention en éliminant
son mari pour servir ses propres ambitions, et Agrippine, par
l'énervement qu'elle attise, permet à Séjan de s'affirmer
comme le défenseur des intérêts du prince379.
Après même la mort de ces trois femmes, le conflit n'est pas fini
: Agrippine a transmis ses ambitions à sa fille, la future mère
de Néron et épouse de Claude, la première à
régner à travers son fils (si l'on excepte le cas de Livie,
thèse défendue notamment par Beulé). Pour reprendre
l'expression d'Ernest Kornemann, qui clôt son propos sur les femmes :
L'État
romain a été capable de supporter
des Augusti, mais pas des Augustae. Les femmes qui ont porté ce nom
vénérable ont causé les malheurs de Rome.380
.
Mais les prétentions de ces femmes n'auraient
pu s'affirmer sans la naissance d'un fils. Sans lui, elle ne peuvent
accéder au trône que par le mariage avec moins d'ambitions, un
homme mûr étant plus difficile à manipuler qu'un enfant,
qui plus est le sien propre. Livilla avait Gemellus, Livie avait
376. Storoni Mazzolani 1986, p. 269
377. Lyasse 2011, p. 130
378. Martin 2007, p. 291-292
379. Kornemann 1962, p. 173
380. Ibid., p. 244
127
Tibère et Drusus, Agrippine, quant à
elle, avait trois héritiers pour s'affirmer : Néron, Drusus et
Caius.
II - Les fils de Germanicus, un héritage
détruit
a. Les frères oubliés
Puis je fis appeler les trois garçons devant
le Sénat : Néron, timide et mal à l'aise, mais affichant
une dignité dont je ne l'aurais jamais cru capable, Drusus, arrogant
mais en même temps boudeur, comme s'il me soupçonnait des pires
intentions, et Caius Caligula, ravagé de tics et incapable de rester
immobile...381
Évoquer les fils de Germanicus, c'est renvoyer
à la personnalité du plus connu d'entre eux : Caius, plus connu
aux yeux de la postérité sous le surnom enfantin « Caligula
». Mais l'on oublie trop souvent l'existence de ses deux
aînés qui, durant le règne de Tibère, ont
été plusieurs années les successeurs
présumés au trône. Ces deux personnalités, si elles
n'ont pas eu le temps de marquer l'Histoire de Rome par leurs victoires
militaires ou leurs prouesses politiques, jouent un rôle non
négligeable dans la postérité du règne de
Tibère.
Des fils de Germanicus, Néron était
l'aîné, le plus apte à prétendre à
l'héritage. Ainsi on le présente parfois comme le plus grand
allié d'Agrippine, tant car il sert ses ambitions de mère que par
sa farouche opposition à Tibère et Séjan. Toutefois, si
l'on reconnaît son intelligence et son éloquence, il reste aux
yeux des historiens un jeune homme sans expérience - au contraire de ses
ancêtres, il n'a jamais connu la guerre et il n'a pas eu à
mériter son hérédité382. Tibère
aurait voulu le retirer à l'influence de sa mère, peut-être
était-ce son intention quand il proposa de le marier à sa
petite-fille Julie - lui donnant une légitimité nouvelle dans la
succession383 -, se basant sur un précédent : celui de
l'adoption des Princes de la Jeunesse par Auguste, la volonté du prince
étant d'empêcher leur mère de les pervertir et de les
inciter à adopter ses propres tares morales384.
Du caractère véritable de Néron,
on ne sait que peu de chose. Il reste un mystère, au plaisir de la
fiction, qui peut l'utiliser comme elle le souhaite. Roger Caratini en fait un
personnage arrogant, faisant crier à ses affranchis qu'il était,
de droit, le petit-fils adoptif de Tibère et tenant des propos
si
381. Massie 1998, p. 232
382. Maranon 1956, p. 112-113
383. Il devenait alors l'héritier de Drusus
II et le présumé quatrième prince de Rome
384. Massie 1998, p. 240
128
outranciers que les gens se détournaient de lui
et que le prince ne l'écoutait jamais parler385. Le
Néron du Rêve de Caligula est ainsi un personnage
très secondaire, car trop âgé pour partager les jeux du
narrateur, mais décrit comme jovial et aimable. Il est le seul membre de
la famille de Germanicus que Tibère apprécie dans ses
Mémoires : Néron était, dans son enfance, un
« délicieux » et « intelligent »
petit garçon et, en grandissant, devint une source de honte pour sa
mère et un héritier présomptif inoffensif pour le prince.
Il est présenté comme un homosexuel travesti, rappelant Julie par
sa « moue boudeuse », devenu inverti à la suite de
brimades de sa mère qui ne fut jamais satisfaite de lui. Tibère
se prend d'affection pour ce jeune homme : il énerve Agrippine, ce qui
le met en joie, ne démontre aucune arrogance - il ne le pourrait avec
son attitude, et, quelque part, lui rappelle sa propre enfance, lorsqu'il
voulait se faire remarquer par sa mère386.
Toujours dans ce roman, les préférences
sexuelles de Néron le décrédibilisent aux yeux de Rome.
Ainsi Tibère rapporte ses tentatives de séduction envers les
sénateurs, durant son adolescence, et même, un jour, il tenta
d'aguicher son propre oncle. Son jeune frère, Drusus III, ne lui porte
aucune affection et se plaît à se moquer de ce travesti. Ainsi, un
jour où il dîne avec sa mère et le prince, Tibère
demande à Agrippine si elle l'estime fautif dans le fait de ne pas
être reine :
- Reine ? Fit-elle, sans comprendre que je citais
Sophocle. Nous n'avons pas de reines à Rome. - Sauf mon cher
frère Néron, intervint Drusus.387
Car Drusus n'est pas aussi aimable que son frère.
Tibère le décrit comme un « pudibond hypocrite »,
héritage de son père, dénué du charme de Julie et
Antoine388. Rien ne lui est épargné : c'est un adepte
de la dissimulation (il parvient même à abuser Tibère -
pourtant doué dans ce domaine), est assoiffé de sang (il prend
autant de plaisir à voir les gladiateurs tomber que Germanicus en
ressentait devant les mutins se faisant justice389) et, comble
d'horreur, se fait le délateur de sa mère et de son frère,
tant par haine envers Néron que pour entrer dans les faveurs de
Tibère. En vain, car il s'est lui-même trahi par ses
crimes390. L'image est semblable dans la série The
Caesars, quand il tente de corrompre ses geôliers et les menace de
les mettre en pièces s'il ne libèrent pas immédiatement
« leur empereur » - un motif déjà utilisé pour
déprécier Postumus Agrippa. Maria Siliato, quant à elle,
présente un Drusus plus sympathique, un grand frère plongé
dans ses livres et témoignant d'une intelligence très
développée qu'il veut transmettre à Caius.
385. Caratini 2002, p. 240-241
386. Massie 1998, p. 227-228
387. Ibid. p. 241
388. Ibid., p. 228
389. Ibid., p. 249
390. Ibid, p. 272
129
b. Prétentions à la succession
Néron et Drusus avaient toutes les raisons de
se croire destinés à l'Empire. Dès le règne
d'Auguste, la succession aurait pu passer par Drusus I - il était le
beau-fils préféré du prince, semble-t-il, et Germanicus
avait été mis en valeur durant sa jeunesse, ne manquant à
la succession que par son inexpérience à la mort du prince. Au
décès de Germanicus, Tibère a encore un fils et deux
petits-fils, tout juste nés, pour lui succéder. Mais, s'il devait
arriver malheur à Drusus II, il ne pouvait se résoudre à
nommer comme héritier un bébé de quelques mois. S'il veut
poursuivre la volonté dynastique d'Auguste, il doit promouvoir deux
garçons de douze et treize ans391. Toutefois, on peut douter
de sa volonté d'en faire des héritiers de premier plan. Ne
prenant aucune initiative d'adoption, si ce n'est par le mariage de
Néron, il les relègue à une position de successeur «
par défaut », des régents éventuels pour le jeune
Gemellus tout comme il le fut lui-même pour Germanicus. C'est de cette
manière que Marie-Joseph Chénier fait raisonner Tibère,
à la fin d'une tirade prononcée devant Agrippine :
Je connais mon devoir, et respecte ce choix. Des
Césars, vos enfans, j'affermirai les droits. Donnez-leur vos vertus:
mais dans ces jeunes âmes D'un orgueil dangereux n'attisez point les
flammes. Un jour, peut-être , un jour, ils pourront seconder Et
Tibère et Drusus né pour lui succéder. Dîtes-leur
de briller au champ de la victoire, D'espérer les honneurs , de
mériter la gloire, D'obtenir le triomphe au sein de nos
remparts, De grossir les lauriers cueillis par les Césars , De
prétendre au respect qu'un nom fameux inspire, D'aspirer aux
grandeurs , mais jamais à l'empire.392
Toutefois Tibère a besoin d'eux. Quand Drusus
meurt, toute la succession est bouleversée. Gemellus n'a pas encore
quatre ans et il ne reste à la famille que trois adolescents, fils d'un
couple qu'il est censé haïr, et un neveu d'âge mûr,
Claude, auquel on ne peut décemment confier le principat. Séjan
profite alors des conflits familiaux et de la situation dynastique pour prendre
l'ascendant, reléguant Tibère à Capri par la persuasion et
la feinte amitié, et éliminant les rivaux à sa promotion.
La succession reste en état critique. Emmanuel Lyasse parle d'une «
maison vide », dépeuplée : ne
391. Kornemann 1962, p. 237
392. Chénier 1818, p. 34
130
restent qu'un vieillard, un adolescent qui n'a jamais
pris la toge virile, un enfant de neuf ans, deux exilés qui n'ont aucune
chance apparente de revenir à Rome et un
incapable393.
c. Élimination de la descendance de
Germanicus
Aux yeux de la postérité, c'est à
Séjan que revient la responsabilité de la mort des fils de
Germanicus. Soudoyant les affranchis et les amis de Néron pour qu'ils
l'encouragent à tenir des propos inconsidérés, exploitant
la frustration de Drusus, jaloux de son frère, il fait de ces deux
jeunes gens inexpérimentés d'apparents dangers pour
l'autorité de Tibère. Si Caligula échappe à ces
attaques, c'est parce qu'il est jugé indigne : c'est alors un grand
enfant, privé de la toge virile (quel que soit son âge, un Romain
devait porter la toge virile pour être considéré comme un
adulte), qui ne semblait pas représenter de danger pour
l'autorité du préfet394.
Certains y voient une implication directe de
Tibère, une haine familiale déjà prouvée et qui
sied à l'archétype du tyran. La famille lierait le prince
à l'humanité, lui empêchant de se réclamer monarque
de droit divin. Elle lui est donc étrangère, voire
indésirable395. Bernard Campan va jusqu'à
déceler une inimitié personnelle, son Tibère accusant les
jeunes hommes d'avoir provoqué la mort de son fils Drusus II qui,
rappelons le, était chargée de mystère à
l'époque de la condamnation des deux frères.
Drusus, mon cher Drusus, au trôné
destiné, Leur causait trop de crainte, ils l'ont
assassiné. C'est trop peu des tourments dont je deviens la
proie, Ils laissent éclater leur criminelle joie, Et, par de faux
avis feignant de me servir, Irritent ma vengeance au lieu de
l'assouvir.396
L'élimination de Drusus et Néron est un
crime souvent dénoncé par la postérité. Parmi les
infamies qui souillèrent ce règne, Abel-François Villemain
n'en voit pas de « plus lâche et de plus hideux que la lente
agonie infligée à deux des enfants de
Germanicus397». Si l'on aurait pu excuser la
393. Lyasse 2011, p. 155
394. Barrett 1993, p. 21
395. Vailland 1967, p. 237-238 : « En
conséquence du principe énoncé plus haut et selon lequel
on convoite plus habituellement l'épouse de son ami qu'une passante
croisée dans la rue. C'est aussi, semble-t-il, parce que les proches
parents, bénéficiant des reflets de la puissance impériale
excitent la jalousie de l'empereur : il lui est nécessaire d'être
le seul dieu. La plupart des Césars haïrent tout
particulièrement leur mère : c'est que sa seule existence faisait
preuve de leur origine humaine. »
396. Campan 1847, p. 20
397. Villemain 1849, p. 87
131
condamnation, prononcée par Séjan et
révocable après la preuve de sa trahison, on ne peut lui
pardonner de ne pas les avoir réhabilité, deux ans
séparant la mort de Séjan de celles des deux frères. Leurs
morts furent d'autant plus viciées qu'elles témoignaient de
cruauté : Drusus mourut de faim dans son cachot, se nourrissant en
dernier recours du rembourrage de son matelas tout en prononçant des
injures à l'encontre du prince. Ce dernier se fit un devoir de les
rapporter au Sénat afin de prouver que la condamnation était
légitime : des propos aussi orduriers ne pouvaient être que ceux
d'un être indigne. Le résultat ne fut que de saper encore plus son
autorité, en montrant que même un condamné à mort,
amaigri et enchaîné, pouvait le blesser par ses
paroles398. L'acte fut retenu comme un sommet de
lâcheté, un crime que Tibère n'a jamais su assumer :
Villemain lui reproche d'avoir hypocritement affirmé que la haine de
Séjan envers les jeunes gens avait été le signe
déclencheur de la déchéance de ce favori399. Il
ne croît pas en l'existence de remords, au « tourment secret qui
dévorait son coeur par le chagrin, par l'indignation, par la honte
» ; si cela était vrai, il serait allé visiter Pontia
pour s'excuser auprès de Néron, comme Auguste l'avait fait avec
Postumus400.
Mais cette haine prétendue est contestable.
S'il condamna Agrippine et ses fils, et peut-être attenta à la vie
de Germanicus, il se montra clément envers Caius, le dernier survivant
masculin de la famille, l'admettant auprès de lui et l'exerçant
pour lui succéder, et promis leurs trois soeurs à des mariages de
haut rang. Nous citions dans un propos précédent l'union
d'Agrippine et Ahenobarbus : rappelons que celui-ci, toute brute qu'il
était, descendait d'Antonia Major, étant donc un héritier
direct d'Octavie - en faisant un Julien de branche mineure - et d'Antoine -
mort en ennemi de Rome, mais populaire et respecté pour ses actions
précédant sa sédition : un bon
parti401.
Drusus, Germanicus, Néron,... chaque
génération de cette ascendance a perdu son membre le plus
illustre. Mais il restait un survivant pouvant hériter de leurs valeurs,
de leur popularité et permettre au peuple romain, qui les aimait tant,
de voir leurs mérites à l'action, permettant de sortir de ces
« années noires ». Les Romains n'en furent pas
heureux.
III - Caligula, les origines du monstre
398. Storoni Mazzolani 1986, p. 322
399. Villemain 1849, p. 101
400. Ibid., p. 88
401. Kornemann 1962, p. 200
132
a. L'enfant terrible
Les légendes ont la vie dure : il n'aura pas
fallu cent ans pour que le solitaire de Capri, timide, austère,
empêtré dans ses bonnes intentions, secourable aussi aux
détresses populaires devienne ce tyran à la parole et à la
vue effrayantes, féroce pour les siens qu'évoque Stace.
Suétone et Tacite feront le reste. Des siècles plus tard, Julien
César en parlera encore comme d'un tyran de nature cruelle et terrible.
Mais déjà une autre légende commençait, loufoque et
terrifiante,
et cependant on ne peut plus cohérente :
celle de l'empereur fou402
La postérité de Tibère est
chargée de ses prétendus crimes, multiples et impardonnables. Et
son successeur Caius, souffre des mêmes critiques, étant
même encore plus décrié. Celui que les légionnaires
appelaient affectueusement « Caligula » (« petite botte »,
référence au costume qu'il portait lors de ses promenades dans le
camp militaire de son père) est devenu, aux yeux de l'Histoire, un
pervers incestueux, cruel et retord, dans un état proche de la maladie
mentale : son surnom innocent est devenu synonyme
d'horreur403.
Il est un des personnages principaux de la
pièce de Lucien Arnault, les Derniers Jours de Tibère.
Tibère, vieillissant, souhaite démissionner de son rôle de
prince et le remettre à Galba, républicain de conviction : ce
dernier le déteste, mais il est le plus apte de son entourage. Macron,
qui veut jouer sa place sur le trône, se sert de sa fille
Ennia404 pour séduire Cayus, son ami d'enfance, tandis que
lui-même conseille Tibère de se reposer sur le jeune homme. Cayus
feint la bonté : il aime l'empereur, refuse de le renverser alors qu'il
pourrait aisément le faire, évoque le souvenir de son père
« homme adoré qui chaque jour est pleuré »,
s'amusant de dire que « l'aigle révolté, tant de fois
triomphant, fut soumis et vaincu par les pleurs d'un enfant »,
parlant de son amour d'enfance pour Ennia dont il aimait « les yeux
où brille la candeur, la voix qui fait désirer la gloire et
détester le crime » et tremblant encore en pensant à
ses frères « immolés sur leur tombe sanglante
» et au « muet témoin du meurtre de (sa) mère
», qu'il n'a pas pleuré pour ne pas ombrager
Tibère405. A l'issue de sa confession, on peut le penser
sincère et loyal. Il n'en est rien : il se joue de Macron et
désire le pouvoir absolu : sa famille ? Il l'a oublié. L'amour
d'Ennia ? Feinte attention. Le pouvoir ? Sa seule
conviction406.
402. Jerphagnon 2004, p. 75
403. Caratini 2002, p. 158-159
404. En réalité sa femme mais,
Ennia étant le personnage le plus innocent de la pièce, il
semblait malaisé d'en faire une ambitieuse ou une prostituée pour
les intérêts de son mari.
405. Arnault 1828, p. 10-13
406. Ibid., p. 46
133
Il est une personne qui a protégé
Caligula de Séjan : Antonia. C'est pour sauver sa vie qu'elle aurait
dénoncé les vices du ministre à Tibère, dans
l'espoir qu'il laisse son dernier petit-fils tranquille407. Pour
Maria Siliato, c'est une grand-mère rassurante qui porte en elle les
douleurs de la vie et veut passer ses dernières années à
réconforter le petit orphelin pour qu'il ne devienne pas aussi
malheureux qu'elle :
Il se laisse aller aux bras de sa grand-mère,
dans les veines de laquelle coulait, en un mélange poignant et
merveilleux, le sang d'Octavie, la malheureuse soeur d'Auguste, et celui de
Marc Antoine, son ennemi tant haï. Ces antiques et tragiques forces
vivaient encore en elle et disparaîtraient avec
elle.408
Antonia a été plainte par la
postérité, mais rarement condamnée, si ce n'est pour un
crime involontaire : avoir montré de l'amour à un monstre qu'il
aurait été profitable de faire disparaître. Gregorio
Maranon la présente triste, consciente du manque de vertu de son
petit-fils, mais fidèle à la famille et dotée d'une
affection sans limite409. Même image chez Allan Massie,
où elle confie à son ami que le garçon n'est pas
prometteur, qu'il est capricieux et dispersé, soumis à des crises
de folie et de cruauté, pourri par l'influence d'Agrippine, mais qu'elle
ne peut se résoudre à abandonner le fils de son Germanicus,
qu'elle a tant aimé410. Sa mort précipite la chute
morale de Caligula. Elle était la seule à avoir bonne influence
sur lui et son absence fut le déclencheur d'une dépression
nerveuse qui devait le rendre fou et révéler sa nature
enfouie411. Néanmoins, sa folie pouvait s'être
déjà déclarée avant la mort de la vieille femme :
pour G. Maranon, Caius lui-même empoisonna « la plus belle et la
meilleure des femmes de Rome, à qui il devait
l'empire412» lorsqu'elle lui devint inutile.
Pour expliquer la folie de Caligula, les auteurs
remontent parfois à l'enfance, cherchant à démontrer que
sa nature était innée et non acquise par les
événements. C'est ainsi qu'est présenté le Caligula
de Moi Claude, empereur, un enfant irresponsable et violent qui
s'amuse à brûler sa chambre, à mordre la main de sa
grand-mère ou à profiter de sa soeur Livilla, tout aussi folle
que lui. Pire encore, il est indirectement l'assassin de Germanicus,
s'étant entretenu des superstitions de son père avec
l'empoisonneuse Martina en échange de sa promesse de lui apprendre
comment répandre la terreur. Même image dans Poison et
Volupté, quand Tibère s'amuse avec horreur de voir le petit
garçon empaler un papillon sous motif qu'il lui a «
manqué de respect »413. Dans ce même
roman,
407. Massie 1983, p. 114
408. Siliato 2007, p. 181
409. Maranon 1956, p. 155
410. Massie 1998, p. 288
411. Petit 1974, p. 87
412. Maranon 1956, p. 156
413. Franceschini 2001, p. 74
134
Caius et ses frères sont placés sous
l'enseignement d'Hérode Agrippa, qui paie ses dettes de jeu en services
à la famille princière. Si tous les enfants de Germanicus
l'étonnent par leurs qualités (Drusus ressemble à son
père, Drusilla est belle, Néron est digne,...), Caius est celui
qu'il admire le plus : il est vivace d'esprit, a horreur des idées
reçues et témoigne d'un tempérament autoritaire qui sied
bien à un futur souverain414.
Il est un crime attribué à Caligula
qu'on peut lui attribuer dès son enfance : sa vision de l'inceste. Il
est notoire, tout du moins à la lecture des sources anciennes (et l'on
connaît leur partialité), que Caius entretenait une liaison avec
sa soeur Drusilla, ce jusqu'à sa mort de maladie415. Il
s'agit souvent de démontrer d'un acte de folie, comme lorsque Pierre
Grimal lui fait dire à sa jeune soeur Agrippine qu'ils sont le fruit
d'un inceste entre Auguste et Julie, une pratique qu'il justifie à
l'aide des légendes mythologiques416. Mais il faut sans doute
chercher une cause dynastique à ce propos : il était une
tradition pour certaines monarchies orientales d'unir des membres d'une fratrie
pour le mariage, ce afin d'assurer la pureté de la
famille417. Dans les faits, les julio-claudiens suivaient cette
même logique par le mariage entre cousins418. C'est ce propos
qui est défendu dans les Dames du Palatin, quand le jeune
garçon explique à Hérode que, quand il sera empereur, il
changera la loi pour pouvoir épouser sa soeur et s'inspirera des
pharaons égyptiens, qui fascinaient tant son arrière-grand
père Antoine419. Dans ce roman, il est véritablement
amoureux de sa soeur et, lorsqu'il apprend que Ganymède est le
père de l'enfant que porte Drusilla, il le pousse au bas des falaises de
Capri. S'il était déjà violent, c'est son premier acte de
folie furieuse :
Un voile rouge devant les yeux, Caligula se rua,
tel un bouc furieux, sur Ganymède qui, ravi de sa citation, cheminait
à deux pas de l'aplomb vertigineux. Le hurlement du malheureux lui
fit reprendre ses sens. Quand il s'approcha du vide, il aperçut,
très loin dans un entassement de roches noirâtres, un corps
disloqué, les jambes écartées dans une
posture grotesque.420
b. L'héritier au trône
Tibère doit confier son héritage à
Caius. Il n'a d'ailleurs plus le choix : il est le seul qui lui
reste,
414. Ibid., p. 157
415. Le film Caligula use de ce propos pour
dépeindre l'érotisme et la répulsion mêlée -
la seule relation « saine » du film, ne reposant pas sur la violence,
est celle d'un couple incestueux
416. Grimal 1992, p. 23
417. La dynastie égyptienne des
Ptolémée suivait cette coutume. Ainsi, Cléopâtre
VII, avant de connaître César et Antoine, était liée
par le mariage à ses deux frères.
418. La généalogie devient confuse
après quelques générations. On voit ainsi Néron
épouser la cousine de sa mère et Claude sa propre
nièce.
419. Franceschini 2001, p. 157-158 et
266
420. Ibid., p. 263
135
Gemellus étant trop jeune et trop faible pour
le concurrencer. Cette certitude est rapportée dans une
prédiction que le prince aurait fait à son successeur
désigné, montrant son petit-fils : « toi, tu le tueras,
et d'autres te tueront »421. Le propos fut
vérifié après sa mort : Gemellus fut accusé de
complot et forcé à se suicider422, tandis que Caligula
ne régnait pas depuis quatre ans quand des conspirateurs, menés
par le préfet Chaerea, l'assassinèrent.
Tibère devait donc se reposer sur un
héritier dont les vices étaient déjà apparents et
qui était apparemment dans l'incapacité d'assumer la tâche
que représentait la gestion de l'Empire. Peut-être était-ce
un choix délibéré : Auguste l'avait piégé en
le choisissant tout en sachant qu'il lui serait inévitablement
comparé et qu'il ne pourrait le concurrencer. Il en fit de même
pour Caligula : on le détestait, mais on haïrait encore plus son
successeur, et Rome ne pourrait que regretter Tibère qui, malgré
ses torts, était un meilleur prince. Cette pensée peut être
évoquée pour montrer la méchanceté innée du
prince. Ainsi l'utilise Chénier, quand il dépeint l'empereur
maudissant Germanicus en même temps que Caius :
Ombragés en naissant des lauriers
paternels, Bercés des longs honneurs prodigués à leur
race, D'une orgueilleuse mère ils ont déjà
l'audace; Et j'entrevois, surtout dans les yeux de Caïus, Les vices
de Sylla , mais non pas ses vertus. Il naquit oppresseur : sa tyrannique
enfance Bégaie insolemment la menace et l'offense. Puisse Rome, en
effet, tomber entre ses mains! Ma haine avec plaisir le conserva aux
Romains. Timides artisans des discordes civiles, Rebelles en secret,
publiquement serviles, Du sein de leur bassesse ils osent
m'outrager: C'est en me succédant qu'il pourra me
venger. Écrasés par le fils, ils maudiront le père
, Et, sous Caligula , regretteront
Tibère.423
Il pouvait aussi avoir compris que la nature de Caius
était pire que la sienne et se serait résigné devant
l'incapacité de trouver un meilleur héritier. Le Tibère de
Poison et Volupté déplore l'infirmité de Claude,
qui le rend inéligible alors que son intelligence est suffisante pour
comprendre le
421. Storoni Mazzolani 1986, p. 326
422. Siliato 2007, p. 310 : « Une nouvelle
stupéfiante, Auguste ! Calpurnius Pison, Junius Silanus, ton
inconsolable beau-père, et Sertorius Macro sont allés rechercher
ce Gemellus que Tibère avait nommé dans son testament,
après avoir perdu la tête. »
423. Chénier 1818, p. 36
136
fonctionnement du principat, et ne peut se reposer que
sur un jeune homme pourri de vices. Mais, dans son mépris du peuple, il
ne pense pas que Rome mérite mieux qu'un « maître
incestueux et assassin, dansant avec son giton au son du
tambourin424 ».
Tibère devait donc préparer son
héritier à assumer le principat. C'était une lourde
tâche : il n'a pas su régner comme il le souhaitait et doit
conseiller un jeune homme inexpérimenté. Franceschini et Lunel
représentent une leçon de vie prononcée peu de temps avant
la mort de Séjan. Tibère vient de recevoir Macron, s'entretenant
cordialement avec lui, demandant des nouvelles de sa famille et lui offrant une
grande somme d'argent pour qu'il lui soit fidèle. Caius pense que l'or
aurait suffi, c'est une erreur de jugement de sa part : Séjan avait lui
aussi possibilité de lever des fonds et de corrompre Macron afin qu'il
s'attaque au prince. Mais Tibère a puisé dans un atout que ne
possédait pas Séjan : il promeut la famille de Macron. En
enquêtant sur lui, il a découvert que ses soeurs ne sont pas
mariées - il en déduit que leur dot est insuffisante, il en
accorde donc une - et que son frère est simple légionnaire
après un long service - il peut lui promettre un avancement. C'est
là la leçon que doit retenir Caius : c'est sur des détails
qu'une situation doit être analysée425. Le propos est
similaire chez Lucien Arnault, lorsque le prince donne ses instructions
à Gayus426.
Caius est certes fou, mais n'est pas un idiot et comprend
comment être respecté. Bénéficiant de la
popularité de son père, il détient un avantage
considérable auprès des Romains. Ce fait semble avoir pu
être constaté lors des funérailles de Tibère, qui
lui sont un moyen de se faire remarquer : Barbara Levick rapporte que le
cortège ressemblait davantage à une marche triomphale, avec des
sacrifices offerts au nouveau prince tout au long de la
route427.
Toutefois, Caligula semble ne pas être aussi
sûr de sa capacité à survivre à la mort de
Tibère. Il eut l'exemple de bien des membres de sa famille
éliminés alors qu'ils étaient au faite de leur puissance
ou qu'ils bénéficiaient d'une position enviable. Marcellus, Caius
César, Germanicus,... tous sont morts dans l'étonnement
général. Il est possible que Caius ait eu peur d'être,
comme Postumus avant lui, poignardé dès l'annonce de la mort de
Tibère. C'est ce postulat que présente le Macron du
Rêve de Caligula, afin de précipiter la succession et
persuader le jeune homme de le suivre dans le complot attentant à la vie
de Tibère :
Tibère t'utilise comme un écran. Il te garde
en vie pour s'opposer aux autres prétendants. Mais il te déteste
autant qu'il a détesté Agrippine. Quand il sera mort,
quelqu'un chargera un centurion de t'exécuter, ainsi qu'a
été exécuté le dernier frère de ta
mère, à la mort d'Auguste. Et
424. Franceschini 2001, p. 411-412
425. Ibid., p. 375-376
426. Voir ANNEXE 2
427. Levick 1999, p. 175
137
moi, je serai envoyé dans une légion pour me
battre contre les Parthes ou les Nabatéens, si l'on
m'épargne428.
c. La mort de Tibère
La mort de Tibère a été souvent
sujette à discussion. Mort à l'âge de soixante-dix-huit
ans, une longévité remarquable pour l'époque, qui plus est
chez un homme malade, il est fort probable que son prétendu «
réveil » après qu'on l'ait déclaré mort ne
soit qu'un dernier sursaut429. Mais la légende noire veut
que, constatant qu'il avait clamé sa victoire trop vite, Caligula ait
achevé le vieil homme en l'étouffant sous ses draps, de ses mains
ou en déléguant le geste à Macron. L'histoire est commode
: elle ternit l'image de Caius, dont la première action en tant que
prince aura été d'assassiner un homme sans défense, autant
que celle de Tibère dont la mort indigne reflète la vie
indigne.
La fiction donne deux thèses
différentes430. La première est celle de
l'incapacité pour Caius de se résoudre au geste final, un instant
de doute qu'il ne devait jamais laisser se reproduire. C'est notamment le cas
dans le film Caligula, où il se pavane avec la bague de
l'empereur, prenant peur en voyant le vieillard relever la tête pour lui
ordonner de la lui rendre. Il tente alors de le frapper avec un miroir, mais il
hésite trop longtemps : Macron entre et lui ôte l'arme des mains.
Mais, alors qu'il se croit condamné, Caligula voit Macron s'emparer d'un
drap et en entourer la tête du vieil empereur jusqu'à ce qu'il
soit incapable de respirer. Image similaire dans la série The
Caesars, quand le prince mourant murmure le nom de son héritier,
horrifié. Macron, que Caligula humiliait précédemment en
lui promettant une place de second tandis qu'il devait le regarder avoir une
relation sexuelle avec sa femme, étouffe le vieillard sous un oreiller
et gifle violemment le jeune homme pour démontrer autant de la
colère qu'il réprimait auparavant que de la déception
qu'il vient de lui faire ressentir par son manque d'initiative. Dernière
occurrence à l'écran, celle de Moi Claude, empereur
où Caligula a déjà fait le récit d'une mort
grandiloquente aux sénateurs quand un esclave vient annoncer que le
prince s'est réveillé et demande à manger. Caius cache
difficilement sa crainte, tandis que Macron va, sans montrer d'émotion,
rendre visite à l'empereur. Il sourit avec indulgence à
Tibère qui réclame son repas, lui fait signe de se calmer, le
couche sur le lit et l'étouffe sous l'oreiller. Quand Caligula entre
dans la salle, l'assassin lui dit avec ironie qu'il l'avait
prévenu
428. Siliato 2007, p. 214
429. Les Anciens rapportent une maladie
contractée quelques semaines avant son décès, apparemment
une pneumonie. A cet âge, ce genre d'affection est notoirement
létal.
430. De fait, on excepte la pièce de Lucien
Arnault, où l'assassin est le médecin Chariclès, qui
prévient ainsi la condamnation de membres de sa famille dont les noms
apparaissaient dans les proscriptions que Tibère allait
dicter.
138
que l'empereur était déjà mort.
Caius lui en est reconnaissant431.
D'autres préfèrent montrer un nouveau prince
plus déterminé, ne reculant pas devant l'assassinat pour arriver
à ses fins, à la fois plus courageux et plus haïssable. Dans
l'Enquête Sacrée, il est
présenté comme un jeune homme haineux et difficile à
calmer, montrant de l'hypocrisie en présence de Tibère. Envieux
de l'image de divinité du prince, il attend impatiemment la succession.
Mais, sur son lit de mort, Tibère lui apprend qu'il veut instaurer le
christianisme en religion d'état. Caligula a beau montrer son
désaccord, il ne peut le faire plier. « Ainsi soit-il...
» lui dit-il, avant de demander à Macron d'étouffer le
vieillard qui vient de se rendormir. Le préfet en est incapable, tenant
l'oreiller en tremblant, intimidé par l'idée de tuer son prince.
Caligula n'a aucun état d'âme, lui arrache l'objet des mains et
tue lui-même Tibère. A l'inverse des occurrences
précédemment citées, c'est Macron qui est effondré,
tout tremblant, aux pieds de Caligula, en saluant son nouvel empereur. Caius
est aussi capable de tuer dans La Mort des dieux,
où l'assassinat est fort semblable à celui
présenté dans The Caesars :
Tibère appelle incessamment Caligula, à son horreur. Mais
cette fois, Macron n'a pas à intervenir, et le jeune homme
étrangle le vieux prince.
d. Qui créa Caligula ?
Mais pour créer un tel monstre, la nature
humaine - ou plutôt inhumaine dans son cas - ne peut être le seul
motif de ses vices. Probablement faut-il voir en Caligula un cas médical
de maladie mentale, peut-être la schizophrénie ou
l'hyperactivité, qui aurait rendu instable le jeune homme, autant
capable d'affection envers sa soeur que d'actes inconsidérés et
imprévisibles. Mais aux yeux de l'auteur, il est frustrant de ne voir en
lui qu'un cas médical, un dément à l'opinion
versatile432. S'il a fini ainsi, c'est que ses proches ont du le
rendre fou, le former à l'instabilité.
Parmi les « suspects », on citera Livie,
chez qui il a vécu jusqu'à la mort de la vieille femme.
Privée de son pouvoir d'antan, par son âge et par sa
disgrâce aux yeux de Tibère, Augusta aurait pris en affection cet
enfant ambitieux, qui devait répondre aux attentes qu'elle formulait
pour son fils quand il était plus jeune. C'est en lui apprenant les arts
de la manipulation que cet « Ulysse en jupons » (l'expression
viendrait de Caius lui-même) a formé le futur prince a exercer son
autorité par la
431. Historiquement, il le fit éliminer.
Dans cette série, le personnage disparaît à la fin du
premier épisode consacré au règne de Caligula et n'est
plus mentionné. On suppose donc une mort « hors-champ
».
432. Massie 1998, p. 292-293 : « Du haut de ses
dix-neuf ans, il affirmait que nul ne devrait arriver vierge au mariage, pour
déclarer, avec une violence tout à fait superflue, quelques
heures plus tard, que s'il découvrait, au soir de son mariage, que
l'épousée avait déjà été
déflorée, il l'étranglerait de ses propres mains dans le
lit conjugal. »
139
violence433.
Peut-être est-ce une tradition familiale mise au
jour, comme nous l'évoquions précédemment dans ce
chapitre, un héritage moral venu de Germanicus - dont il se
réclame plus qu'il ne se réclame de Tibère - profitant de
sa popularité, de ses idéaux et, finalement, ne faisant rien de
plus inconsidéré que ce que prônait son père. Le
peuple aimait l'image d'un jeune homme aimable, aux droits princiers
irréprochables, mais il n'était peut-être pas prêt
à assumer ce qu'ils voyaient comme une utopie. Car le règne de
Caligula s'inspire des prétentions d'Antoine, dans le sens où il
est plus proche des monarchies orientales, que des siècles de guerre ont
rendu infâmes aux yeux de Rome, que de la « monarchie
républicaine » que voulaient faire paraître Auguste puis
Tibère434.
Peut-être aussi surprit-il les Romains en
étant le premier des princes à régner en militaire.
Conseillé par Macron, préfet de la garde, il était proche
des prétoriens - les mêmes prétoriens qui le mirent
à mort quand il se révéla moins docile qu'il n'y
paraissait. Tibère reprochait à Macron de « se
détourner du couchant pour regarder vers le levant », un propos
pouvant autant signifier de quitter un vieil homme pour rejoindre un jeune
prétendant que d'abandonner les vieilles traditions romaines, celles que
Tibère voulait défendre, pour prendre le parti du renouveau, le
culte oriental et original voulu par Caligula : non dans le sens religieux ou
monarchique pour le préfet, mais car ce renouveau permettait à la
garde romaine, les fameux prétoriens, d'affirmer de nouveaux droits
qu'ils avaient commencé à développer sous Séjan. Le
principat de Caligula n'est alors pas une poursuite du principat de
Tibère, où les qualités dues à l'expérience
se seraient effondrées devant le manque d'esprit critique du nouvel
empereur, mais une autocratie basée sur la domination militaire des
prétoriens435.
Mais la thèse la plus commode est bien celle
d'un règne inspiré par celui de Tibère. Le vieil empereur
aurait formé le jeune homme à lui succéder, non seulement
en lui offrant ses conseils, mais aussi en lui apprenant à raisonner
comme lui : par la dissimulation et le ressentiment. Caius a vu sa famille
détruite membre par membre, à l'exception d'un membre : Claude.
Celui-ci n'était pas épargné par une quelconque
clémence, mais car on le tenait pour un demeuré, incapable de
concurrencer les ambitieux. Caligula n'était pas handicapé comme
son oncle, mais avait du
433. Barrett 1993, p. 22
434. Lyasse 2011, p. 209
435. Kornemann 1962, p. 207 et 238
140
remarquer que celui qu'on considérait comme
idiot ne l'était pas autant qu'il voulait le faire croire436.
Ainsi, il appris à dissimuler, comme Claude et comme Tibère, dans
l'espoir de survivre437. C'est tout le propos du Rêve de
Caligula, la biographie fictive du prince, celui-ci retenant ses larmes
à chaque fois que l'un de ses proches disparaît, feignant
l'indifférence pour ne pas être vu comme un ennemi de
Tibère, un conseil que lui prodiguait Antonia438. Sa
dissimulation est renforcée à chaque mort. Le premier à
tomber est Silius, l'ami de son père et son mentor quand il était
petit garçon, celui qui lui apprit à tenir une arme et le
renseignait sur les affaires d'adulte que ses parents voulaient garder
secrètes : « il supporta ses souvenirs, puis il respira
profondément et comprit qu'il lui était impossible de se confier
à qui que ce soit439». Vient ensuite Néron,
dont la nouvelle de la mort lui arrive par un bruit de couloir : «
l'angoisse qui l'assaillit fut telle qu'il crut avoir mal compris (...)
mais il ne se retourna pas et veilla à ne pas poser de question. Il
marcha tout droit vers sa chambre440». Quand Drusus meurt,
son talent s'est encore accru : « en un instant, il retrouva son
sang-froid. Il contempla la mer comme si elle reflétait la nouvelle
qu'il venait d'entendre, puis secoua la tête en affichant un air
agacé et reprit sa lecture441». Il est alors assez
convaincant pour que les espions de Tibère le pensent soit stupide, soit
indifférent.
Il n'en est rien : de la dissimulation est né
le ressentiment. Quand sa mère meurt, il ne parvient plus à
autant cacher ses sentiments : « Saisi de panique, il
s'éloigna. Tout en marchant, il avait l'impression de serrer entre ses
doigts un fer chauffé à blanc. Révolté, furibond,
il ne voyait plus rien. Deux seules pensées l'obsédaient :
afficher un masque de pierre, se dissimuler jusqu'à la nuit ».
Désormais, il n'a plus rien à perdre, la dernière
personne qu'il aimait vient de mourir. N'ayant plus à s'inquiéter
pour personne, sachant que plus aucun de ses proches ne souffrait, il ne songe
plus qu'à la vengeance442. Tibère a
fait souffrir Caius et, par sa haine, il en a fait l'empereur fou. En
réhabilitant Caligula, on déprécie Tibère. Certains
l'avaient, semble-t-il, prévu, tel le condamné Arruntius voyant
« poindre un temps où l'esclave sera plus pénible encore
»443.
Nous venons de le montrer, Caligula même
peut-être réhabilité. Comme Tibère, il aurait pu
être un homme bon si le destin et les intrigues d'autrui ne l'avaient pas
rendu aussi amer. Les deux princes
436. Lyasse 2011, p. 207
437. Barrett 1993, p. 30
438. Siliato 2007, p. 133
439. Ibid., p. 125
440. Ibid., p. 155
441. Ibid. , p. 193
442. Ibid. p. 196-197
443. Kornemann 1962, p. 211
141
ne diffèrent ainsi que par la manifestation de
leur ressentiment : Tibère est un vengeur triste, Caligula un vengeur
comblé - du moins heureux de voir ses ennemis humiliés. Mais il
est un homme vivant à l'époque de Tibère qui, quelles que
soient les sources, n'apparaît que comme un monstre, l'une des pires
créatures à avoir existé. Cet homme, c'est
Séjan.
142
C - Séjan
Dans l'Histoire, il n'y a que peu de personnages aussi
détestés que Séjan. Là où chaque individu,
même un tyran, peut admettre un instant de répit dans sa
méchanceté ou témoigner d'une bonne action, lui n'est que
traîtrise, cruauté et lâcheté. Et, par son existence,
il pervertit l'image de son bourreau, qui fut autrefois celui qui lui avait
permis d'affirmer son goût de la violence et de persécuter Rome.
Nous allons ainsi établir l'utilité politique qu'avait
Séjan dans le gouvernement de Tibère, car il se rendait
indispensable aux yeux du prince, puis revenir sur les crimes qui lui sont
attribués et, enfin, voir que ce qui aurait pu être une punition
acclamée est devenue une débauche de terreur et de
cruauté, indigne et impardonnable.
I - Une figure incontournable
a. Un personnage indispensable
A la mort de Germanicus, la succession est
bouleversée. Seul Drusus II a l'âge nécessaire pour
épauler son père, qui se retrouve presque seul pour gérer
le principat. Haï par le peuple et dépassé par les
événements, il doit trouver d'urgence un soutien. C'est alors
qu'apparaît Aelius Séjan, un chevalier étrusque qui
s'avère autant indispensable, à ce moment, que dangereux par la
suite444. Par l'importance qu'il prit dans la
postérité de Tibère, les Modernes ont cherché
à restituer au mieux la vie de cet homme, presque absent des sources
antiques à la suite de la damnation prononcée contre son nom,
dans l'espoir de mieux comprendre la perversion graduelle du règne du
prince, qui semble aller de pair avec sa promotion445.
Pour Lidia Storoni Mazzolani, Tibère
éprouvait à l'égard de Séjan « non
seulement l'attachement des vieillards pour qui les soulages des tâches
les plus écrasantes et qui semble les protéger » mais
aussi « la certitude que celui-ci était une des rares personnes
qualifiées dont il disposait »446. En effet, le
prince était seul face au poids des actes à accomplir, et l'aide
d'un tiers était la bienvenue. Tibère a été
déçu de sa famille, déçu du Sénat,
déçu du peuple et il trouve en cet homme autant un ami qu'un
sauveur. Et il se fait un devoir de le remercier en lui permettant de
s'élever au dessus de sa condition sociale - Séjan est un simple
chevalier - et de briguer à des responsabilités plus importantes.
En somme, il rappelle au souvenir d'Agrippa, dont le rang à la naissance
était loin
444. Zeller 1863, p. 55-56
445. Linguet 1777, p. 109-110
446. Storoni Mazzolani 1986, p. 274
143
d'égaler celui d'un fils de patricien, mais
dont les services rendus à Auguste et l'amitié qu'ils
partageaient lui ont permis d'accéder à plus d'égards que
bien des élites romaines447. Ainsi, il eut le
privilège d'être statufié dans bien des villes de
l'Empire448. Cette distinction n'est pas la seule à lui
être accordée et, en l'an 31, il accède à la plus
grande distinction politique : il est nommé consul pour
l'année449 avec, pour collègue, Tibère
lui-même. La même année, il est fiancé à la
petite-fille du prince, et rejoint ainsi sa famille450. Et quand
Tibère quitte Rome pour partir en retraite à Capri, il est plus
qu'un successeur non officiel du prince : il est officieusement le prince
lui-même, bénéficiant du pouvoir de décision
à Rome avec, comme seule barrière à sa toute-puissance,
les missives de l'empereur451.
b. Séjan et la politique : le premier des
empereurs appuyé par l'armée ?
Pour comprendre le règne de Tibère
à partir de la mort de Germanicus - où est-ce devenu le
règne de Séjan ?452 - il nous faut étudier le
rapport qu'entretenait son ministre avec la politique de l'époque, et la
manière dont il l'a influencée.
Cet homme avait, selon Linguet, « toutes les
qualités qui rendent ce qu'on appelle un grand Seigneur dangereux,
méprisable et puissant453». Par son charisme, il
s'est montré appréciable et efficace dans la tâche que
Tibère lui confiait. S'il en est arrivé à ce niveau,
c'est, semble-t-il, à cause du manque d'initiative du
Sénat454. Connaissant le sentiment de Tibère à
l'égard de cette assemblée, il lui proposa une nouvelle politique
dont elle pourrait être, en certains points, écartée,
permettant une plus grande liberté d'action pour le souverain - posant
ainsi les bases du principat tel qu'il fut régi par les princes de Rome
postérieurs à Tibère455. Séjan serait
alors, dans sa conception de la politique, le premier empereur de Rome, le
premier à prôner le pouvoir absolu, du moins le premier d'une
longue liste de princes faisant reposer leur légitimité sur
l'exercice autocratique et sur l'armée - ce au détriment d'un
Sénat composé de membres d'une haute société
écoeurée par cet « inférieur » qui les
dépasse.
447. Kuntz 2013, p. 60-61
448. Lyasse 2011, p. 159
449. Ibid., p. 161 : Emmanuel Lyasse nous fait
remarquer le manque d'informations concernant cette promotion plus
qu'impressionnante pour un chevalier. Il a probablement fallu négocier
les termes de cet accord avec le Sénat, mais les sources contemporaines
à l'événement sont perdues.
450. Kornemann 1962, p. 83
451. Lyasse 2011, p. 162-163
452. C'est le propos défendu par Jean-Louis
Voisin, entre autres
453. Linguet 1777, p. 111
454. Storoni Mazzolani 1986, p. 270
455. Kornemann 1962, p. 140
144
Car le « règne de Séjan »,
c'est l'avènement de la garde prétorienne dans la politique
impériale. Le propos est d'autant plus souligné par les auteurs
écrivant sous la monarchie ou l'Empire, dans la mesure où la
situation leur semble analogue à la situation qu'ils vivent
eux-mêmes. Ainsi, Linguet, à la fin du XVIIIe siècle, parle
des fonctions du Préfet du Prétoire comme de celles que son roi
attribuerait au Connétable ou au Chancelier456.
L'armée n'aura toutefois pas attendu Séjan pour tenter de
s'affirmer : on se rappelle des mutineries de 14 et des révoltés
nommant, contre son gré, Germanicus pour les représenter sur le
trône. Ce dont le préfet bénéficie, pour la
première fois, c'est son acceptation à assumer ce rôle de
« maître des armées », sentiment que partageront par la
suite les prétendants de « l'année des quatre empereurs
» et les militaires de la « crise du IIIe siècle ». En
lui succédant à la tête des prétoriens, Macron
devient un temps le maître de Rome dans l'ombre de Caligula. De par leurs
méthodes, leur absence de victoires militaires (rappelons qu'il s'agit
de la garde de Rome, dont le camp est situé sur une colline à
proximité, non d'une armée mobile) et leur implication dans des
complots sanglants, les prétoriens ne sont pas appréciés
par la postérité. Charles Beulé va jusqu'à en faire
le symbole de la déchéance de la liberté, des assassins
utilisant la
loi pour assiéger Rome : Tout à coup
le clairon sonne : retournez-vous, vous n'avez plus sous les yeux que la triste
arène du camp prétorien. Là fut l'arsenal le plus
formidable du despotisme; là fut ensevelie pour jamais la liberté
romaine ; là fut une armée d'oppresseurs organisée dans la
cité contre la cité ; là fut l'état de siège
perpétuel, l'ennemi campé en face de citoyens
désarmés; là régnèrent insolemment
l'oisiveté, la débauche, la cupidité, la rébellion
mercenaire et la soumission plus mercenaire encore; là on conspira
contre les bons princes et l'on adora les images des plus mauvais ; là
on mit le pouvoir à l'encan, jusqu'à ce que ce cancer
établi au sein de Rome eut tout affaibli, tout détruit, tout
dévoré457.
c. L'ami fidèle
Si Séjan a pu autant s'élever, c'est
aussi par l'affection personnelle que lui portait le prince. Au delà
d'une aide précieuse, le chevalier est un des rares amis qu'il peut se
targuer d'avoir. Cette amitié, intéressée tout du moins
chez Séjan, a pu naître bien avant son arrivée au pouvoir :
les sources nomment le chevalier dès l'an 1 av. J.-C. dans la suite de
Caius César lors de son voyage en Orient, témoignant d'une
attention déjà portée à sa personne. Gregorio
Maranon pense que, dès ce moment, Séjan avait compris que
Tibère aurait un rôle majeur à jouer, malgré la
disgrâce dont il était alors victime, et aurait misé sur sa
réussite future - montrant à la fois qu'il était
avisé et ambitieux458.
456. Linguet 1777, p. 69
457. Beulé 1868, p. 273-274
458. Maranon 1956, p. 128-129
145
Digressons rapidement sur un point majeur de sa
représentation : son âge. Il nous est inconnu, mais la fiction
tend à en faire un quadragénaire - tout au plus un
quinquagénaire - à l'époque de sa mort (en 31 av. J.-C.),
un substitut de fils pour le prince. John Tarver réfute ce propos :
cette idée vient du besoin de montrer un lien supplémentaire
entre Tibère et son favori, un héritage « père-fils
» et de faire de sa liaison avec Livilla une histoire entre deux personnes
d'âge similaire. Pourtant, la première affectation de Séjan
date de 14 av. J.-C., lorsqu'il suivait la carrière militaire de son
père, pour vite devenir commandant de la Garde Prétorienne. Pour
ce faire, il aurait du avoir au moins une vingtaine d'années à
cette date, afin d'être pris au sérieux dans ce rôle et, de
ce fait, ne pouvait avoir qu'au plus huit ans de moins que Tibère. Il
est donc plus proche de l'âge d'un jeune frère que d'un fils
(Drusus I aurait eu quatre ans de plus que Séjan). Si le propos semble
de l'ordre de l'anecdote historique, il bouleverse la représentation
d'un jeune ambitieux alors qu'il était, en réalité, un
homme d'expérience qui faisait ses preuves « dans l'ombre »
depuis près de trente ans et qui, par la proximité de leurs dates
de naissances, se rapprocherait autant de Tibère qu'Agrippa pouvait
être l'ami d'enfance d'Auguste459.
Cette amitié a souvent été
représentée dans la fiction, ce afin de montrer la
tragédie de la trahison qu'éprouva Tibère par la suite.
Ainsi, dans la série The Caesars, Livie se fâche de voir
ce favori qu'elle n'aime guère assister à tout les entretiens
privés qu'elle veut avoir avec son fils, comme celui-ci ne voit pas un
meilleur ami dans son entourage (ils se fréquentent dès la mort
d'Auguste). Même image dans les Mémoires de
Tibère, où Tibère s'attache aux manières de ce
messager affable qui vient le visiter à Rhodes pour apporter
régulièrement des nouvelles de Rome. Lors de leurs
premières rencontres, il le fait rire par ses anecdotes de campagne en
Orient, son aversion des Égyptiens et son amabilité. Sa compagnie
lui rappelle celle de Drusus, et il voit à travers lui renaître
l'affection qu'il éprouvait pour son frère, celle de la
présence d'un jeune homme candide et pourtant si
prometteur460. Cette amitié perdure sous le principat,
malgré les changements dans son attitude : il n'est plus le jeune homme
joyeux d'autrefois mais témoigne d'intelligence et de vigueur et,
surtout, parvient à lui redonner le sourire au milieu de ses crises
mélancoliques. Sa plus grande qualité selon Tibère : celle
de toujours dire la vérité et de contraster avec sa propre
dissimulation461. Cette amitié finit par s'estomper quelques
chapitres plus tard, alors qu'il part à Capri : il n'éprouve plus
de plaisir en sa compagnie, Séjan étant devenu un notoire
calculateur dénué de l'insouciance qui le caractérisait
autrefois. Mais il lui est plus indispensable que jamais alors qu'il quitte
Rome pour
459. Tarver 1902, p. 386
460. Massie 1998, p. 148-149
461. Ibid., p. 176
146
toujours462.
Cette amitié est également
accentuée par un service autrefois rendu par Séjan, une
initiative qui lui garantit une éternelle dette morale : il a
sauvé la vie de Tibère. Un jour où le prince dînait
dans la grotte de Spelunca (ou Sperlonga/Sperlunca/...), un éboulement
se produit et des rochers s'écrasèrent sur des esclaves qui
meurent instantanément. Tibère, alors âgé, n'eut pas
la force de s'abriter et Séjan le protégea de son corps
jusqu'à ce que les serviteurs les délivrent des gravats. Le geste
semblait spontané, et le prince lui en fut reconnaissant. C'est ainsi
qu'il a gagné sa gratitude éternelle et peut demander n'importe
quel service, n'importe quelle promotion,... en sachant que Tibère lui
accordera463: Tibère grava dans son esprit le visage du
tribunus militaris Séjan, qui se gagna en un instant sa confiance, puis
gravit les échelons des hiérarchies, conquit une place
inaliénable464. En raison du caractère
mélancolique de Tibère, quelques auteurs tentent de faire de cet
événement un regret pour le prince. Dans Poison et
Volupté, le vieil homme attendait la mort et cache difficilement sa
frustration devant le geste volontaire de ce chevalier qui, tentant de lui
rendre service, a prolongé sa vie de souffrances. Pour faire bonne
figure, il décide tout de même de le récompenser, mais
Séjan a bien compris qu'il a commis une erreur et se fâche de voir
un cuisinier parler de cet événement publiquement465.
Quand Tibère apprend le complot contre sa vie, il est
libéré de sa dette morale et n'a plus de scrupule à
éliminer ce conspirateur. C'est le propos de Francis Adams, où le
prince se souvient de ce service mais qu'il ne protège plus le favori de
sa vengeance:
Tibère. Un jour, tu m'as sauvé la
vie. Séjan. Je ne prierai pas pour la
mienne. Tibère. Tu m'as tenu dans tes bras.
Découvre ta poitrine ! Je vais t'arracher le coeur !
466
d. Le mariage de Séjan
462. Ibid., p. 265
463. Grimal 1992, p. 103-104
464. Siliato 2007, p. 116
465. Franceschini 2001, p. 249
466. Adams 1894, p. 164 :
« Tiberius.
You saved my life once.
Sejanus.
I ask not for mine.
Tiberius.
Thou heldst me in thine arms. Open thy breast
!
I'll hack thy heart out ! »
147
Séjan pouvait, par ses services, satisfaire ses
ambitions. Ami du prince, ne répondant de ses actes qu'auprès de
l'homme le plus puissant au monde, l'ancien chevalier étrusque a atteint
des objectifs que personne n'aurait pu lui prévoir à sa
naissance. Pourtant, il lui manque une distinction : aussi puissant qu'il soit,
il n'est pas un membre de la haute société. Une première
étape à cette promotion passait par les fiançailles de sa
fille avec le fils de Claude qui, s'il est dénué de toute
prétention à la vie politique, est un membre de la famille
impériale467. Il aurait ainsi pu, quand les deux enfants
seront parents, être le grand-père des descendants de Drusus I et
de Marc Antoine468. Quelques années plus tard, il tente une
nouvelle alliance familiale, cette fois avec Livilla, veuve du fils de
Tibère, qu'il compte lui-même épouser. Il serait ainsi le
beau-père de Gemellus, petit-fils du prince et héritier
présomptif469. Pour ce faire, il doit divorcer de sa femme,
avec qui il a eu trois enfants, un écho de la situation de Tibère
quand il fut associé aux Juliens. Alors, Séjan va demander
à Tibère la main de Livilla. C'est là qu'il
s'aperçoit que sa position n'est pas toute puissante : le prince lui
adresse un refus. Cette décision a été soumise à
bien des débats. Tibère était-il d'accord sur le principe,
ne répondant par la négative que pour le ménager de ragots
qui auraient circulé à Rome, où Séjan est
déjà un personnage omniprésent dans les
discussions470? Est-ce le refus d'un père qui ne veut
admettre que la femme de son défunt fils épouse un autre homme et
que son petit-fils soit élevé par un étranger - ce qui
expliquerait sa future acceptation d'un mariage entre Séjan et la fille
de cette première prétendante471? Peut-être
aussi trouvait-il présomptueux pour un « simple chevalier » de
vouloir épouser une femme de la haute société, qui plus
est la mère d'un prétendant au principat. C'est
l'hypothèse de Linguet, celle d'un prince «
révolté contre l'audace d'un homme sans nom, qui se
présentoit pour devenir le successeur de son
fils472».
A la suite de ce refus, Séjan aurait
commencé à devenir soupçonneux : et si son ambition
l'avait poussé à surestimer ses possibilités et le
précipitait vers une fin prématurée ? Sentant sa puissance
menacée, il aurait commencé à redéfinir ses
ambitions et serait alors devenu le mauvais homme tant décrié par
la postérité, « le commencement d'une intrigue de
palais, durant laquelle ne furent pas interrompues les scènes
accoutumées de délation et d'infamie473».
Mais cette remise en question de
467. Le garçon meurt avant d'avoir pris la
toge virile : la légende veut que, jouant à jeter une poire au
dessus de sa tête, le fruit soit retombé dans sa gorge et l'ait
étouffé.
468. Levick 1999, p. 126
469. Caratini 2002, p. 221
470. Lyasse 2011, p. 148
471. Selon Emmanuel Lyasse, l'identité de la
mariée est discutable : la jeune femme s'est mariée en 33, et
aucune mention d'un précédent mariage n'est lisible.
Peut-être avait-il pu accéder à sa première
demande.
472. Linguet 1777, p. 120
473. Laurentie 1862 I, p. 448-449
148
ses capacités a pu intervenir avant même
ce refus. Car, à la mort de Germanicus, le nom de l'héritier
désigné de Tibère semblait une évidence :
c'était celui du fils du prince, Drusus II qui, malgré
ses
défauts moraux, avait toute
légitimité à prétendre à ce titre. Alors :
bientôt le favori, par l'étalage de son dévouement,
étendit ses attributions. Point d'honneurs, point de charges civiles qui
ne fussent données par ses mains ! Son buste, sa statue se
dressèrent au Forum et au théâtre. Séjan
était le second dans l'empire. Cela ne lui suffit point. Quoi de plus
naturel ? Celui qui commandait la force armée à Rome ne devait-il
pas être tenté de saisir le pouvoir que les armées
donnaient ? Les soldats ne connaissaient plus guère que Séjan.
(...) Cet empire néanmoins, ces armées semblaient
déjà la propriété d'une famille, transmissible
comme un bien personnel. Il fallait donc se glisser dans cette famille, en
faire disparaître et en supplanter l'héritier,
Drusus.474
II - Le personnage maléfique
a. La mort de Drusus
Les relations de Séjan et Drusus semblent avoir
été notoirement malaisées. Le chevalier jalousait le
prince, qui avait par l'hérédité un pouvoir
supérieur au sien propre, malgré ses efforts sans cesse
répétés, tandis que son rival avait percé à
jour les ambitions de cet arriviste et reprochait à son père de
lui préférer cet homme475. Porté à la
colère, Drusus aurait un jour frappé Séjan au visage alors
qu'il lui avait manqué de respect. La teneur du propos est inconnue,
mais l'on suppose qu'il l'ait moqué (la série The
Caesars en fait la réponse à des persécutions de
prétoriens sur Claude, que Séjan approuve). De ce jour,
Séjan aurait haï Drusus et se promit de le faire
mourir476. Pourtant, l'héritier du prince était, selon
Lidia Storoni Mazzolani, un personnage essentiel à la promotion
politique de Séjan : quand, en l'an 22, des pièces furent
frappées à son honneur, on associait son image à celle de
Marcus Agrippa, son grand-père maternel, ce même homme qui, de
Romain dissocié des classes supérieures, avait su se faire
respecter par sa volonté et sa ténacité, passant ses
dernières années dans l'honneur et la reconnaissance populaire.
Par cet hommage, les Romains étaient rappelés au fait qu'un
ministre de naissance obscure pouvait devenir un collaborateur, voire un membre
de la famille impériale en récompense de ses efforts.
Séjan avait donc un intérêt à ce que Drusus reste
l'héritier de la famille, du moins le temps que sa propre
expérience soit reconnue477.
474. Zeller 1863, p. 56-57
475. Massie 1983, p. 108-109 : Le propos est
jugé infondé par l'auteur, Tibère ayant confié le
consulat à son fils en l'an 21 et la puissance tribunitienne
l'année suivante, preuve qu'il le préparait à la
succession.
476. Kornemann 1962, p. 140
477. Storoni Mazzolani 1986, p.
254-255
149
Toutefois, la haine et l'ambition de Séjan
prirent le dessus sur cette idée. S'attachant à Livilla, la femme
de Drusus, qui devint son amante, il décida d'empoisonner
l'héritier au trône afin de précipiter sa promotion vers le
principat. Pour Lenain de Tillemont, l'assassinat fut précipité
par la peur que ses ambitions, percées à jour par son rival,
soient révélées à l'empereur et qu'il perde sa
position de favori. En se débarrassant de lui, plus personne - si ce
n'est Agrippine et ses fils, dont l'inimitié avec Tibère rend la
promotion difficile - ne peut se mettre sur son chemin. Séjan n'a donc
plus à se contenir et peut étaler ses prétentions, tandis
que la peine du père inconsolable, et la disparition de la dissimulation
dont il faisait preuve pour ménager son fils, pervertit le
principat478. Mais le geste n'était-il pas une
réaction de défense ? Si Tibère venait à mourir,
son fils lui succéderait : Séjan savait combien Drusus le
haïssait et son arrivée au pouvoir pouvait coïncider avec sa
propre déchéance. Il devait donc éliminer ce futur danger
tant qu'il en avait encore la possibilité479. La mort de
Drusus fut, pendant près de dix ans, vue comme le résultat d'une
maladie, car on ne lui soupçonnait pas d'ennemis profitant du crime
(aussi haïssable que soit Tibère, il semblait curieux que le
père se résolve à supprimer son propre fils, qui plus est
le dernier lien restant de son mariage heureux). Le prince lui-même
semble avoir cru à cette hypothèse pensant que « la
maladie dont il estoit mort estoit venue de ses debauches
»480. De la part d'un homme aussi paranoïaque que
Tibère, le propos semble ironiquement tragique. Ainsi s'exclame
Jules-Sylvain
Zeller : Étrange aveuglement I Qui a permis
quelquefois de douter de ces criminelles intrigues dévoilées plus
tard par la délation. Tibère, le défiant, le
soupçonneux Tibère ne vit rien I Il s'agissait de son fils. Son
premier ministre, sa bru complotaient. Il n'eut aucun soupçon.
Clairvoyant sur tout le reste, dans l'oeuvre de justicier qu'il se
réservait encore, il laissa échapper ce qui l'intéressait
le plus.481
Huit ans plus tard, en l'an 31, alors que Séjan
vient d'être exécuté pour trahison, la femme dont il avait
autrefois divorcé, Apicata, envoie une lettre destinée au prince
avant de se suicider. Dans ses aveux, elle confesse savoir la
vérité sur la mort de Drusus : c'est Livilla, appuyée par
Séjan, qui a éliminé le fils de l'empereur. C'est tout le
propos du Tibère à Caprée de Bernard Campan,
où la femme rejetée, renommée ici Émilie, veut
dénoncer de son vivant les « regrets superflus » de
celle dont les pleurs « ont à peine mouillé (le) visage
», sans que Tibère y accorde foi482. Après
avoir compris qu'elle lui a révélé la
vérité, il révèle sa fureur en éliminant
immédiatement Séjan et ses enfants, et condamne Livilla (ici
Livie483), à recevoir sa condamnation de vive voix. Il renie
celle
478. Lenain de Tillemont 1732, p.
33
479. Levick 1999, p. 61
480. Lenain de Tillemont 1732, p.
33
481. Zeller 1863, p. 57
482. Campan 1847, p. 53
483. On distingue « Livie » de «
Livilla » par un suffixe approximativement traduisible par « la
petite ». Dans les faits, elles avaient le même nom. De la
même manière, si le surnom est plus rarement retranscrit, on
retrouve parfois le nom « Agripinilla » pour nommer la fille
d'Agrippine.
150
qui fut sa fille, désormais « un objet
dégagé des liens qui (l'unissaient) à
lui484» et condamne la honte qu'elle a apporté
à sa famille485.
Par sa tromperie et son irrespect des valeurs
familiales, Livilla est passée à la postérité comme
un personnage infâme, déshonorant ses ancêtres et ses
descendants en sacrifiant son honneur à ses ambitions486. La
condamnation est parfois rude, on pensera notamment à celle de Linguet,
parlant de
sa perversité et de ses bas-instincts :
Quand une femme intrigante et voluptueuse en est venue là, elle n'a
plus rien à refuser à un homme qui peut satisfaire tous ses
goûts. Aussi Séjan ne craignit point de faire part à sa
nouvelle maîtresse de ses projets. Elle ne se contenta pas de les
adopter. Elle voulut en devenir complice. C'étoit souiller son nom et sa
naissance. C'étoit hasarder des droits inconstestables, contre des
espérances aussi éloignées que criminelles. Son mari
étant héritier présomptif de l'Empire, lui en assuroit
légitimement la possession. Séjan ne pouvoit encore lui faire
partager que ses crimes, et il étoit fort douteux qu'il pût jamais
faire davantage pour elle. Mais il y a des coeurs qui ne goûtent les
plaisirs que quand il se font déshonorans. Pour eux l'infamie même
devient un besoin. Tel étoit celui de la Princesse, et en peu de tems
Drusus mourut empoisonné.487
Pourtant, la culpabilité de Livilla fut remise
en question par les Modernes. Il semble peu probable qu'elle ait
été impliquée dans ce crime qui ne lui profitait en rien.
C'est la thèse de Gregorio Maranon : Drusus II était le fils de
l'empereur et son héritier d'évidence, alors pourquoi Livilla se
serait séparée de lui, si l'ambition était le motif de ce
crime, pour s'allier à ce ministre dont les prétentions n'avaient
aucune garantie ? Il lui suffisait d'attendre la mort de Tibère pour
devenir l'impératrice, femme du prince Drusus et mère du prince
héritier Gemellus. S'il y eut implication, ça ne pouvait
être que par amour, bien que l'auteur comprenne mal l'attrait que cet
homme mûr pouvait avoir pour la femme d'un « viril garçon
fringuant »488. Ainsi, pour la réhabiliter, les auteurs
lui attribuent un attachement particulier à Séjan et un
désamour pour un mari avec qui les différences de
caractère rendaient le contact difficile. Dans Poison et
Volupté, elle aime encore Drusus, mais confie à sa
mère qu'elle entretient une liaison extra-maritale pour avoir un homme
à qui parler, qui comprendrait ses problèmes, tandis que son mari
ne pense qu'aux jeux du cirque et à la boisson489. Même
image dans la série The Caesars, où Drusus humilie sa
femme en convolant auprès de femmes de peu de vertu durant la
réception organisée à la gloire de Germanicus, attisant sa
colère et renforçant l'antipathie du spectateur pour ce mufle.
Peut-être aussi Livilla cherchait en Séjan un appui pour
protéger et promouvoir Gemellus, Drusus étant trop inactif et
trop impopulaire pour
484. Ibid., p. 60
485. Voir ANNEXE 3
486. Laurentie 1862 I, p. 420-421
487. Linguet 1777, p. 115-116
488. Maranon 1956, p. 119
489. Franceschini 2001, p. 31-32
151
permettre à son fils de s'affirmer face aux
descendants de Germanicus. La série sus-citée suit ce postulat,
Drusus ayant avoué à sa femme la volonté de Tibère
: faire de lui un « prince régent » s'il venait à
mourir avant que Néron ait la maturité nécessaire. Un
homme influent comme Séjan ne pouvait que protéger le jeune
garçon des ambitions de la dangereuse
Agrippine490.
Il est une dernière façon de
réhabiliter Livilla, et de diminuer le nombre des crimes commis par
Séjan : et si Drusus était mort de maladie ? Trois faits semblent
supporter ce propos. Tout d'abord, sa mort ne suscita pas de rumeurs quand
à sa cause. Ensuite, quand les accusations furent prononcées, on
mit sous la torture les esclaves soupçonnés du meurtre : s'ils
étaient coupables, pourquoi n'avaient-ils pas été
éliminés plus tôt pour conserver le silence491?
Enfin, la dernière cause relève de la psychologie :
l'accusatrice, Apicata, venait de voir mourir ses trois enfants et son ancien
mari, ce par la faute de Tibère. N'y avait-il pas de meilleure
manière de se venger que de raviver une peine enfouie dans le coeur du
prince, le renvoyant à son aveuglement face à un prétendu
meurtre qu'il n'aurait pas su déceler sur le moment ? C'était
alors l'accusation d'une femme dont la famille avait été
détruite et qui ne voulait pas mourir sans tenter un dernier acte de
vengeance492.
b. Séjan criminel
Séjan est tout autant décrié pour
les crimes commis lors de son « règne ». Encore plus que les
actes en eux-mêmes, c'est sa fourberie qui est l'objet de la haine que la
postérité lui a porté. Souvent, ses actes semblaient
validés par Tibère, qu'il a réussi à manipuler par
la ruse. Tenant sa légitimité du prince, et connaissant son
habituelle paranoïa, il encourageait les peurs de Tibère (complots,
insultes à sa personne,...) pour qu'il agisse en son sens. Si un
sénateur lui manquait de respect, il pouvait en faire, aux yeux du
prince, un conspirateur que Tibère ferait condamner au plus
vite493. C'est ainsi que, dans les Mémoires de
Tibère, désireux d'éliminer Agrippine et ses enfants,
il fait écrire une fausse lettre témoignant d'un complot contre
la vie de l'empereur et contre la sienne :
Dès, disait-elle, que nous agirons contre le
Taureau ou que nous serons sur le point d'agir contre lui, je te le ferai
savoir. Je comprends, bien sûr, que tu ne veuilles par t'engager avant
d'être certain qu'il a été éliminé. (...)
Quant au vieil homme lui-même, disait le texte, il sera toujours temps de
déterminer son sort quand nous aurons le contrôle de l'appareil de
l'État. Je sais, tu as pour lui un reste de fidélité, et
tes sentiments sont respectés. Tu pourras donc décider, en accord
avec mon fils, qui partage dans une certaine mesure ton sentiment, s'il doit
être interné là où il est, envoyé dans une
île moins salubre, comme celle où ma mère a
été détenue, ou éliminé de façon plus
définitive. Je dois dire que,
490. Storoni Mazzolani 1986, p.
251-252
491. Massie 1983, p. 109
492. Levick 1999, p. 127
493. Grimal 1992, p. 106
152
pour notre sécurité à tous, je
suis en faveur de cette dernière
solution.494
Il use de cette même manipulation auprès
d'Agrippine, la poussant à croire que Tibère veut sa mort,
entraînant ainsi une scène retenue par la postérité
: celle du prince furieux de voir sa bru refuser la pomme qu'il lui offre lors
d'un repas, un objet mortel selon la femme, une insulte pour Tibère. Par
ce goût de la manipulation et sa place d'ami du prince agissant contre
ses intérêts, certains auteurs, dont Ernest Kornemann, font
l'analogie entre Pison et Séjan. Dans les deux cas, Tibère a mal
jugé de leur personnalité et, en leur accordant des faveurs, il
les a rendu assez puissants pour qu'ils deviennent l'instrument de vengeances
qui dépassaient ses attentes et ont joué contre
lui495. L'analogie est utilisée dans la série Moi
Claude, empereur, où le cynique ministre transforme toute aide en
condamnation lors du procès : il fait poster ses gardes autour de la
demeure de Pison, le protégeant officiellement de la colère de la
foule, mais en réalité, il fait pression sur l'accusé pour
qu'il lui remette les lettres incriminant Tibère dans la mort de
Germanicus.
Par ses intrigues, Séjan s'est rendu aussi
indispensable que son jugement est devenu indiscutable. Il peut alors imposer
à Rome son « joug sanguinaire » - à une échelle
encore plus élevée dès l'exil de Tibère qu'il
« plonge dans la paresse et les débauches », devenant le
maître de la ville496. Sa brutalité est alors sans
limite, en témoigne l'affaire Cordus. Celui-ci avait appris, durant la
reconstruction d'un théâtre datant de Pompée qu'un incendie
avait ravagé, qu'on allait ériger une statue du ministre en bonne
place. Il se serait alors exclamé que l'anéantissement du
bâtiment était moins marqué par la destruction physique que
par cet acte qu'il jugeait indigne. Peu de temps après, il fut
condamné à mort pour crime de lèse-majesté, ayant
vexé Séjan qui « s'irritant d'un reproche
reconnaît l'avoir mérité
»497-498. L'image du ministre cruel
apparaît dans la bande dessinée Les Aigles de Rome
où Séjan, encore simple particulier (l'action se
déroule parallèlement au désastre de Varus), s'entoure
d'assassins pour nuire au personnage principal, jeune patricien romain ayant
pour amante la fiancée de son ami Lepidus.
Mais, si Séjan a hérité d'une
postérité atroce - que Beulé considère encore trop
douce pour une telle créature499, c'est sur Tibère que
rejaillit la responsabilité de ses actes. C'est par sa faute, par son
aveuglement face aux premières occurrences des crimes de son ministre,
que le prince lui a permis
494. Massie 1998, p. 278-279
495. Kornemann 1962, p. 83-84
496. Linguet 1777, p. 109
497. Caratini 2002, p. 230-231
498. Il semble toutefois que la condamnation vise un
propos infamant, l'accusé ayant écrit que Brutus et Cassius
étaient les derniers vrais Romains, insultant ainsi ses
contemporains.
499. Beulé 1868, p. 290
153
de terroriser Rome si longtemps. Qui plus est, en ne
l'éliminant qu'aussi tard et par l'intermédiaire d'une lettre
adressée au Sénat, non d'une attaque de front, il s'est
montré lâche aux yeux de la postérité. En conspirant
contre son ministre, il devient le plus fourbe des deux, et ne mérite
aucun remerciement de la part de ceux qu'il pouvait libérer.
Tibère et Séjan deviennent donc aussi médiocres, vils et
sanguinaires l'un que l'autre, et les Romains auraient contemplé avec la
même joie le prince porté aux gémonies par celui qui fut sa
victime, tant son attitude leur était
infâme500.
Dans les faits, celui que le prince nommait «
partenaire de ses travaux » en aura été le
destructeur, le dernier rempart entre le règne de Tibère et
l'horreur qu'on devait en retenir. Pour reprendre l'expression d'Allan Massie,
« tel le Baron Frankenstein, il avait donné vie à un
monstre », et il ne pourrait jamais être
pardonné501. Et, indirectement, cette image reparaît
pour Caligula qui, sans Séjan, donc sans Tibère, n'aurait pas vu
sa famille décimée et ne serait pas devenu le monstre de folie et
de ressentiment qu'il fit paraître devant les Romains durant quatre
années502.
c. Réhabiliter Séjan, une mission
impossible ?
Tout au long de ce mémoire, nous revenons sur
la difficulté de réhabiliter Tibère qui, pourtant, fait
l'objet de tentatives multiples, parfois avec succès. Pour Séjan,
le problème est tout autre : rien ne semble permettre de revenir sur
l'image ignoble passée à la postérité.
Aux crimes de sang, Charles Beulé revient sur
les crimes moraux. N'épargnant rien à ce ministre indigne, il en
fait un arriviste ayant obtenu ses premières promotions par la
dégradation sexuelle. Ainsi, il aurait vendu fait trafic de sa
beauté - « à la façon antique » - avec
le riche Apicius, une débauche qui rend les « reins souples »
et apprend à ne plus rougir aux intrigants les plus
détestables503. La seule postérité digne de cet
homme serait celle de la traîtrise, de sa fortune, ses crimes et de sa
chute méritée504. En conclusion du chapitre qu'il lui
consacre, et il reconnaît lui-même se dégoûter d'avoir
à parler d'une telle « ordure humaine », il rapporte sa propre
vision de
Séjan : Ne me demandez donc point ma
compassion pour ce coupable ministre, qui a perverti son bienfaiteur, qui s'est
fait l'excitateur de ses mauvais instincts et le plus complaisant des
bourreaux. Il a été puni justement, car il a créé
des maux temporaires en arrachant à ses concitoyens leur fortune, leur
liberté, leur vie, et consacré un mal durable par
l'établissement du camp prétorien. En campant des ennemis
perpétuels dans Rome, en tournant contre sa patrie les
500. Ibid., p. 308
501. Massie 1983, p. 114
502. Levick 1999, p. 136
503. Beulé 1868, p. 266
504. Ibid., p. 309
154
forces destinées à la
défendre, en préparant à l'empire un sanctuaire
néfaste, en donnant aux races futures cet exemple funeste d'oppression,
Séjan a mérité l'horreur de la
postérité.505
Le propos de Charles Beulé atteint les
extrêmes de la condamnation. Il est plus édulcoré chez
Gregorio Maranon, qui décrit l'image retenue par la
postérité, défendue par la plupart des historiens : celle
d'un ministre perfide, responsable en partie de l'image de Tibère et
déshonoré par ses ambitions506. Semblable à
Agrippa, mais dépourvu de ses vertus, il a tenté de l'imiter sans
succès. L'ami d'Auguste était parvenu à des distinctions
inimaginables pour un homme de sa naissance et avait su modérer ses
ambitions, mourant en héros pleuré du peuple après une vie
exemplaire. Séjan fut moins diplomate et, tel Icare, il a voulu monter
trop haut - s'offrant à la chute507.
Pourtant, on peut nuancer l'image entièrement
assombrie que la postérité a offert à Séjan.
Peut-être était-il un imprudent qui, s'élevant dans un
environnement de corruption sociale, devint le bouc émissaire de son
époque. Sa conspiration contre Tibère n'était pas
obligatoirement motivée par sa seule ambition, peut-être
l'était-elle pour des motifs qu'il était le seul à
connaître - ou que personne ne voulut lui reconnaître. Aussi
horrible que fut Séjan, on doit être amené, pour Maranon,
à plus plaindre le conspirateur payant son crime de sa vie que
l'empereur cruel mort âgé dans son lit508.
C'est un fait, on ne connaît que peu les
années du « règne » de Séjan, si ce n'est pas le
témoignage de son ennemi Tacite. A la suite de sa condamnation, toutes
ses images ont disparu : les médailles furent fondues, les statues
détruites, les inscriptions grattées509. Comme bien
des perdants de l'Histoire, il n'eut aucune descendance naturelle ou politique
pour le défendre et les rares propos nous rapportant sa mémoire
sont des condamnations morales prononcées par ses
vainqueurs510. De son « règne », on ne sait
guère plus qu'il n'a pas laissé un bon souvenir, et ce point
même peut être un témoignage ultérieur destiné
à condamner sa mémoire. Si Séjan pouvait être
réhabilité, les sources le permettant ont disparu avec
lui511.
Toutefois, il nous faut citer deux propos de fiction
réhabilitant, ou du moins expliquant les
505. Ibid., p. 311-312
506. Maranon 1956, p. 127
507. Ibid., p. 131
508. Ibid., p. 142-143
509. Beulé 1868, p. 309 : dans la citation,
Charles Beulé rapporte que le souvenir de Séjan est
désormais dans les casseroles et poêles à frire
composées des métaux obtenus en fondant les pièces
à l'effigie du ministre
510. Lyasse 2011, p. 135-136
511. Ibid., p. 164
155
motivations de Séjan dans l'exercice de ses
actes. Dans les Mémoires de Tibère, il vit dans la peur
constante d'un complot contre sa vie, et va en référer à
Tibère :
Je me doute, dit-il, que c'est pour toi une
tentation que de croire que, dans cette île paradisiaque, tu as
échappé au monde. Moi, je ne suis pas hors du monde. Je suis
en plein milieu de ce sanglant gâchis. Tu as sauvé ce jeune
Germain des arènes, mais tu m'as laissé livrer tes combats
là-bas. Eh bien, j'ai un aveu à te faire. J'ai peur.
Voilà. Tu n'aurais jamais que tu m'entendrais un jour
reconnaître une telle chose, mais j'ai aussi peur que ce petit Germain au
moment où il gisait dans le sable et voyait le monde
s'éloigner de lui, le laissant face à face avec la mort. (...)
Mais la peur que je connais est différente. C'est la terreur qui te
traque sans cesse, à tout moment. Quand quelqu'un s'approche
pour présenter une requête, je me demande s'il n'est pas le
meurtrier qu'on ma dépêché. Je tente de me rassurer en me
disant qu'il a été fouillé par les gardes, qu'il ne
peut vraiment pas avoir d'arme sur lui. Puis je me dis que mes gardes
ont peut-être été subornés. C'est à cela
que m'a condamné ma dévotion à ta personne et à tes
intérêts.512
Enfin, dans la pièce de Francis Adams, alors
qu'il se sait condamné, il fait le résumé de sa vie
à sa fille : il a vécu dans le dégoût d'être
honoré en meurtrier, éliminant les rivaux de Tibère sur
ordre de Livie, empoisonnant Germanicus, Agrippine (sans succès) puis
Pison, ce dernier meurtre entraînant la disgrâce de la vielle
femme. Servi par Livilla pour poursuivre ses actes, Séjan dut lui
sacrifier Drusus, Agrippine et Néron, tandis que Tibère lui
faisait tuer Gallus. Chaerea est devenu plus utile et moins scrupuleux que lui,
Séjan devient un fardeau qu'on élimine alors que son successeur
prépare le « malin, fou, môme, animal et bouffon
» Gaius513.
III - La vengeance de Tibère
a. La chute du favori
Séjan ne devait pas oublier que son pouvoir lui
venait de Tibère, et de sa position de favori. Dès l'instant
où son affection lui fut retirée, il n'était plus en droit
de continuer à faire état de ses
prétentions514. Mais il pouvait toujours faire pression sur
le prince en profitant de ses peurs, en se disant que Tibère n'oserait
pas le déprécier s'il se pensait entouré de conspirateurs
: si Séjan venait à tomber, l'empereur se penserait
lui-même condamné. C'est à cette peur qu'est
confronté le Tibère d'Allan Massie, conscient d'être
manipulé (le ministre brûle les lettres qui ne lui plaisent pas et
fait le tri dans les informations que l'empereur doit connaître), mais
incapable de s'en défaire par crainte de ne plus avoir personne pour le
protéger. Séjan lui avait appris à craindre les autres au
fil des
512. Massie 1998, p. 280-281
513. Adams 1894, p. 170-171, voir ANNEXE
4
514. Linguet 1777, p. 130
156
années, désormais c'est de lui que vient la
peur515.
Mais un jour, Tibère décide de
réagir. Conscient d'être le dernier rempart entre Séjan et
l'Empire, il ne veut pas baisser sa garde. Et les délateurs, ceux que
Séjan avait utilisés à son compte depuis bien des
années, commencent à l'abandonner et à dénoncer ses
actes à l'empereur516. C'en est trop pour Tibère qui
décide de disgracier son favori. Dans la Mort des dieux, c'est
le chrétien Humanus qui révèle la traîtrise de
Séjan au prince, dans une scène entre humour et tragédie
où Caligula est
persuadé qu'on le dénonce lui, sa
traîtrise n'étant pas moindre à celle de l'accusé
:
HUMANUS
Par notre voix, Tibère,
Le sénat, qui toujours dans ta raison
espère,
Te fait complimenter d'un complot
déjoué...
CALIGULA (bas)
Horrible ! Horrible ! Hélas perdu,
tué, joué !
HUMANUS
Un traître par le meurtre attentait à
ta vie.
CALIGULA (bas)
Infâme !
HUMANUS
Ne pouvant par ta fille Livie
Monter jusqu'à ton
trône...
CALIGULA (bas)
Ah ça ! Mais c'est Séjan
!517
Quand l'on veut déprécier l'acte de
Tibère, il est possible de nier la valeur défensive de ce propos.
Ainsi Jean de Strada en fait un acte motivé par une jalousie, la
lassitude d'entendre ce nom qui fait parfois à Rome oublier sa propre
absence. L'assassinat devient une nécessité pour ménager
la susceptibilité de l'empereur518. Mais il lui est difficile
de s'attaquer de front à ce favori qu'il a promu durant tant
d'années. Tibère est haï, et il est absent de Rome depuis
longtemps, tandis que Séjan y est maître et peut compter sur
l'appui de bien des personnages influents. Pour s'en débarrasser, il se
repose sur un proche de son ministre, Macron. Celui-ci, membre gradé de
la Garde Prétorienne, lui est signalé pour ses méthodes
expéditives et son ambition égalant celle de Séjan.
Appuyé par l'argent et l'espoir d'une promotion, il remplirait sans
broncher la mission que lui demandait
515. Massie 1998, p. 294
516. Zeller 1863, p. 62-63
517. Strada 1866, p. 219-220
518. Ibid., p. 92
157
d'effectuer Tibère, quand bien même il
serait forcé d'éliminer son supérieur hiérarchique
direct519. Linguet dénonce la « ressemblance de
caractère et de vices » entre les deux prétoriens, le
renfrognement du à une relégation à des tâches de
second plan et sa dévotion à sa propre ambition520.
Tibère se serait contenté de donner des ordres au Sénat
par lettre et de confier à Macron la tâche de coordonner les
opérations contre Séjan, sans chercher à savoir plus des
méthodes qu'il allait employer : qu'importe les actions tant que la
mission est accomplie521. Nous l'aurons compris, ce Macron n'est pas
plus estimé par la postérité que sa victime : on se
souviendra de la cruauté dont il fit preuve durant les semaines suivant
la mort de Séjan - et de l'assassinat de Tibère - et on
méprisera cet homme dénué d'honneur dont la morale est
noyée par la cupidité. Dans Poison et Volupté,
une scène de violence lui est attribuée, démontrant de
tout le désamour que lui porte la postérité :
Macron, portant les insignes de sa nouvelle
dignité, réunit les officiers de garde qui étaient une
dizaine, les autres couchant en ville. Il exhiba l'anneau de l'empereur et le
brevet de nomination qui faisait de lui leur nouveau chef. Un grand gaillard
d'allure incommode d'ancien gladiateur fit un pas en avant.
- Et si ta lettre était un faux ? Grogna-t-il.
Mon seul chef est Séjan. Je te connais. Tu es le centurion Macron qui,
il y a quelques années, éteignait les incendies ! Un porteur
d'eau, en quelque sorte. Et tu voudrais nous faire croire que l'empereur te
confie ses cohortes ? D'où te viendrait cette subite fortune
?
Il eut à peine le temps de terminer sa phrase.
Tiré du fourreau avec la rapidité de la foudre, le glaive court
et large des légionnaires lui avait tranché la gorge. Inclinant
la tête vers le grand corps qui se tordait sur le sol dans les
convulsions de l'agonie, Macron répondit d'un ton amène
:
- Ma subite fortune et ton malheur non moins subit
viennent du même endroit, mon cher ami. Ils viennent de
Capri522.
b. La mort de Séjan
Pour condamner Séjan, Tibère adresse au
Sénat une lettre qui, selon Lenain de Tillemont, était «
fort longue, lasche et indigne de la majesté impériale, mais
adroite et ingenieuse ». Commençant par évoquer une
affaire judiciaire toute autre, le prince n'éveille pas les doutes du
favori qu'il va bientôt déchoir, ne l'évoquant que par
intermittences et aux détours de phrases. Brutalement, il ordonne de
punir deux sénateurs de la faction de son ministre et le fait entourer
de gardes pour
l'empêcher de fuir. Vient alors la condamnation.
Séjan ne peut cacher sa consternation : Tout ce qu'il pouvoit faire
en cet état, estoit de se couvrir le visage pour diminuer un peu sa
confusion ; et on ne luy permettoit pas. On vouloit voir la consternance, et
quel pouvoit estre le visage d'un homme dans ce comble de honte et de malheur,
et
519. Massie 1998, p. 295-296
520. Linguet 1777, p. 131
521. Ibid., p. 132
522. Franceschini 2001, p. 383-384
158
mesme on luy donnoit des soufflets aprés
l'avoir adoré comme un Dieu.523
Ainsi est déchu le puissant ministre qui, du
jour au lendemain, passe du plus respecté des Romains, le maître
officieux du monde, à un condamné placé au dessous
même de l'esclave. Cette chute a permis aux auteurs, historiens ou
écrivains de fiction, de montrer par des envolées
littéraires
l'absurdité tragique de cette situation. Ainsi,
Linguet rapporte que : Telle fut la fin déplorable d'un des plus
puissans Ministres dont l'histoire fasse mention. Il avoit rempli pendant une
assez longue suite d'années le poste de souverain subalterne, et dans
cet intervalle il vit à ses pieds tout qu'il y avoit alors de plus grand
sur la terre. Il étoit parvenu à sa fortune par des moyens
criminels. Il en jouit avec audace, et la perdit avec
ignominie.524
Jules-Sylvain Zeller rappelle au souvenir de Catilina,
déchu de ses prétentions par l'éloquence de Cicéron
au milieu du Sénat, et fait l'analogie entre les deux condamnés.
Mais là où Catilina avait pu, malgré son indignité,
conserver quelques honneurs en tombant au milieu des conjurés dans une
bataille désespérée, Séjan meurt dans la honte,
« traîné par le croc aux gémonies, parmi les
huées de la populace qui renversa les statues qu'elle lui avait
élevées ». Dans le premier cas, c'est la fin d'une
liberté, un acte précurseur à la chute de la
République, de l'autre le commencement d'une servitude où l'on
condamne celui qu'on supportait la veille525. Citons
également le récit qu'Allan Massie fait de l'emprisonnement de
Séjan attendant l'exécution où l'auteur cherche à
montrer tout le
tragique de la situation : Le favori déchu
fut (emmené) à un petit bâtiment sous le Capitole.
C'était la prison Mamertine, une cellule sombre construite dans les
sous-sols, où les prisonniers d'état attendaient leur
exécution. Jeté sous un escalier en colimaçon,
malgré sa résistance désespérée, à
travers un trou dans la pièce au-dessus, il se trouvait, lui qui
était le matin un prince parmi les hommes et le maître de cette
cité de marbre, confiné dans une minuscule cache fétide
aux murs moites. S'il y avait la moindre lumière, il aurait pu voir
l'anneau auquel le grand prince africain, Jugurtha, avait été
enchaîné, celui du quel il avait rongé son bras pour
assouvir sa faim. Séjan ne vivrait pas assez longtemps pour être
affamé.526
Le geste semble d'autant plus surprenant que, quelques
soient les crimes qu'on lui impute, jamais en dix-sept ans d'Empire
Tibère n'avait prononcé clairement une condamnation à
mort. Ce jour d'octobre 31 marque le premier ordre publique d'exécution,
choquant Rome527. Et, pour rejeter sur Tibère une image
indigne, les auteurs de l'Antiquité n'ont pas négligé les
détails de cette mise à mort, dans ses aspects les plus sanglants
et les plus immondes à la lecture. Ainsi, si la mort en elle-même
a pu être « édulcorée » (Paul-Jean Franceschini
présente Macron rompant le cou de son ancien supérieur
hiérarchique à la sortie de la prison avant de jeter le corps
à la foule en colère, ne
523. Lenain de Tillemont 1732, p.
43
524. Linguet 1777, p. 140
525. Zeller 1863, p. 63-64
526. Massie 1983, p. 115 : la traduction est
personnelle, mais le ton du texte est respecté au mieux
527. Bowman 1996, p. 216
159
lui laissant assouvir ses cruautés que sur un
cadavre528), on ne peut passer outre le témoignage des
atrocités commises. Dans le roman sus-cité, le corps est
dépecé avec un croc, dénudé,
émasculé, couvert d'immondices et mis en pièces par la
foule allègre529. Même les historiens les plus
austères se perdent en détails : Gregorio Maranon rapporte que le
corps fut traîné dans les rues de Rome pendant trois jours et
découpé en si petits morceaux que le bourreau ne trouva pas de
restes assez consistants pour l'exposer sur les marches des
Gémonies530.
Tibère a-t-il donné de telles
instructions ? On peut en douter, pensant que ce traitement était
davantage le résultat de l'excitation d'une foule que personne ne
voulait contenir par risque d'être mis en pièces par elle.
Pourtant, le propos est tentant pour qui veut faire de Tibère un
être odieux. Chez Jean de Strada, il demande explicitement à
Macron de porter le corps au peuple pour qu'il ne soit « demain qu'un
lambeau de colère » laissant ses morceaux sur chaque
pavé531. Le propos est encore plus cruel dans la pièce
de Bernard Campan, où la veuve de Séjan demande à revoir
son mari, une promesse que lui avait fait le prince. Seulement, il n'avait
à aucun moment dit que leurs retrouvailles se feraient de leur vivant
:
TIBERE N'appelez point vengeance un arrêt
légitime ; Celui que vous aimez mourra votre
victime. EMILIE Eh ! Vous me promettiez qu'il me serait rendu
! TIBERE Votre esprit abusé ne m'a pas entendu. J'ai
donné ma parole et la tiendrai peut-être ; On vous rendra
Séjan, comme l'on rend un traître, Quand le crochet fatal le
laisse abandonné Sur l'arène sanglante où mort on l'a
traîné.532
Il est difficile de représenter explicitement
cette scène par l'image tant elle est violente. Dans la plupart des
occurrences filmiques, la mort de Séjan est plus suggérée
que montrée. Dans The Caesars, on le voit pour la
dernière fois porté en dehors du Sénat par les gardes, et
sa mort se produit en dehors de l'écran. Dans Moi Claude,
empereur, il est poignardé dans sa cellule, agonisant dans un
râle, et l'on ne voit pas son corps jeté à la foule. Enfin,
dans Jeff Steele and the Lost Civilization of NoyNac - ou la base
historique a été abandonnée aux dépends d'une mise
en
528. Franceschini 2001, p. 390
529. Ibid. p. 390-391
530. Maranon 1956, p. 138
531. Strada 1866, p. 225
532. Campan 1847, p. 66-67
160
scène inspirée par
l'héroïc-fantasy - le ministre est traversé par les coups de
deux sénateurs, du fils de l'empereur (un traître chevelu
nommé Vagan) et de deux gardes prétoriens, ici
représentés comme des samouraïs, au milieu de
dolmens.
L'avis des auteurs, quant à cette
exécution, est presque unanime : c'est l'expression de la cruauté
et de la lâcheté de la nature humaine. Ceux qui supportaient
Séjan quelques heures auparavant se mêlent à la foule en
colère pour attaquer le ministre déchu. Le propos se
répète près de quatre décennies plus tard, lors de
l'exécution de l'empereur Vitellius, quand le personnage impopulaire est
traîné dans la boue par le peuple romain, ennemis et opportunistes
mêlés. Cette foule devient, pour Juvénal, la «
tourbe des enfants de Remus » suivant une fois de plus sa nature
éternelle : suivre la fortune et détester les victimes. Ceux qui
frappaient Séjan au nom de Tibère auraient sans doute
été ravis de frapper Tibère au nom de Séjan si
l'occasion s'était montrée : vaincu on le bafouait, vainqueur on
l'eût adoré533. C'est un peuple qui se vend aux
intérêts serviles534. La chute de Séjan devient
une honte autant pour le condamné que pour les lâches qui le
frappent : ceux-ci apprennent à vivre dans la peur. Aucun des bourreaux
de Séjan n'osa demander au prince le moindre remerciement : l'exemple de
leur victime leur a démontré qu'en ces temps,
l'élévation est un fardeau. C'est la tyrannie à
l'action535.
c. La purge
Mais la mort de Séjan ne calme pas la
colère des foules. Après avoir disposé de l'ennemi
désigné, on en vient à mener une purge contre ses
alliés : amis, famille, personnages soupçonnés d'avoir
éprouvé de la sympathie pour lui, tous deviennent les cibles de
ce que Linguet compare à la Saint-Barthélemy, massacre des
protestants dans un pays catholique. Cette scène d'horreur paraît
dans la série Moi Claude, empereur, ou le personnage principal
verse des larmes amères à la vue de l'horreur de la situation,
devant les cadavres sanglants entassés sur les marches des
Gémonies par Macron et ses hommes. Cette situation, c'est Tibère,
sur conseil de Caligula, qui l'a permis et, même, en a
éprouvé du plaisir.
Les mois suivant l'exécution de Séjan
furent marqués par cette purge où ceux qui étaient
soupçonnés d'être liés au condamné
étaient exterminés sans ménagements. De premières
condamnations visant sa famille et ses amis proches, l'horreur devint
l'occasion une « chasse aux
533. Laurentie 1862 II, p. 476-477
534. Juvénal, Satires, X.,
LIV-LXXXI
535. Laurentie 1862 II, p. 478-479
161
sorcières », un carnage au cours duquel
s'amoncelaient les corps de victimes innocentes. Roger Caratini, pour
décrire crûment cette purge, rapporte qu'il «
était interdit à leurs parents et à leurs amis de les
approcher, de verses des larmes ; bientôt on vit flotter sur le Tibre des
centaines de corps en état de complète décomposition, et
il était interdit à quiconque de les brûler, ou même
de les toucher.536». Même ordre d'idée chez
Lenain de Tillemont à l'évocation des « corps deja tout
pourris », « tantost dispersez, tantost par
morceaux537». La peur règne alors à Rome. Il
n'y a plus un jour sans exécution, pas un jour où l'on ne voit,
au détour d'une promenade, un corps en décomposition flotter
entre deux eaux. Le bourreau a toujours l'arme à la main, tant on lui
offre de victimes à éliminer. Les prisons se vident, et jusqu'aux
enfants et aux femmes sont sacrifiés à la colère des
Romains538. Les soldats ne peuvent plus faire régner l'ordre,
partagés entre l'envie de se mêler à cette anarchie
naissante et la peur d'être brisés par le peuple
révolté539. Les vieillards vont jusqu'à se
remémorer les images des guerres civiles, où l'on clouait la main
de Cicéron à une porte tandis que Fulvie collectionnait les
têtes des proscrits540.
Blessé par la trahison, Tibère aurait
éprouvé de la joie en voyant Séjan détruit à
travers même ses amis. N'estimant être entouré que de
coupables, il frappe à l'aveugle, laisse les Romains se faire justice
eux-mêmes, comme pour se faire pardonner auprès de lui - un rappel
des mutineries de Germanie, où Germanicus avait laissé les
soldats rendre eux même la justice. Ainsi raisonne le prince
enragé de la Mort des dieux, trouvant l'exil trop doux pour les
partisans de son ancien ami541. Comble de la cruauté, il ne
laisse Séjan mourir qu'après lui avoir montré les cadavres
de ses jeunes enfants, comme pour le punir par cette dernière image
désespérante :
SEJAN Ils ont tué mon fils, tué ma
fille... Mes enfants, mes enfants ! TIBERE Va donc, il
s'égosille... Je t'ai vaincu
Séjan. SEJAN Hélas !... Les yeux
crevés... Les bras coupés... hélas !... les genoux
énervés... Les tronçons de mes bras tâtant leurs
places vides, Les pieds embarrassés dans ces chers corps
livides,
536. Caratini 2002, p. 262-265
537. Lenain de Tillemont 1732, p.
146-147
538. Zeller 1863, p. 65
539. Caratini 2002, p. 265-266
540. Ibid., p. 268-269
541. Strada 1866, p. 173
162
J'erre, tombe et me traîne au sang de mes
enfants. - Ne me les ôtez pas. - Grâce ! - Je vous
défends. - Le glaive est dans mon sein... Ah !... Maudit soit
Tibère. HUMANUS Horrible, horrible sort
!542
d. Le viol
Malgré leur horreur, aucun de ses crimes ne
peut égaler l'ignominie de l'acte commis dans les geôles de Rome
au lendemain de la mort de Séjan. Alors que le ministre était mis
en pièces, que ses partisans étaient pourchassés, une
fillette était violée par son bourreau avant d'être
étranglée, ce pour satisfaire autant la cruauté
(in)humaine que la loi romaine543.
Légalement, il était interdit
d'exécuter une femme vierge, quand bien même on l'eut
condamnée pour un crime d'ordre majeur - du moins n'y avait-il pas de
précédents. Dans le cas de la fille de Séjan, alors
enfant544, le bourreau se voyait interdit d'exécuter une
vierge. Junilla aurait alors été violée avant d'être
exécutée. Ce crime semble trop horrible pour que les auteurs s'y
attardent, ne s'attachant qu'à l'évoquer lors du récit des
purges et à commenter l'horreur qu'ils éprouvent en parlant de
cet acte. Ainsi, Villemain, qui ne ménage habituellement pas
Tibère dans la description de ses crimes, se contente de dire qu'on
« n'épargna pas même sa fille à peine sortie de
l'enfance ; et, comme la loi défendait le supplice d'une vierge, elle
fut violée par le bourreau avant d'être mise à mort. Cette
infamie, renouvelée pour d'autres victimes, était
commandée par Tibère.545». Sur le même
modèle, l'anti-tibérien Jean de Strada, qui se plaît
à démontrer des horreurs pratiquées par les Romains,
évoque davantage le spectacle des corps sanglants que le viol de la
jeune fille :
TIBERE Ses fils ? MACRON Pris,
comme on voit les feuilles dans le vent. Mais aux vierges la loi fait
grâce de la vie, Sa fille est une enfant ; qu'à Diane
asservie... TIBERE Qu'on viole et qu'on tue ! Assez de ce
Séjan. Que fait Rome, dis-moi, pendant cet ouragan
?546
542. Ibid., p. 224
543. Maranon 1956, p. 196-197
544. Elle fut fiancée en 20 ap. J.-C., on
suppose donc qu'elle n'avait pas plus de quatorze ans à sa
mort
545. Villemain 1849, p. 92
546. Strada 1866, p. 170
163
Le fait d'éliminer de jeunes enfants est
horrible, mais la décision de Tibère peut être
défendue jusqu'à un certain point. Si la victime est innocente et
incapable de faire le moindre mal dans son état actuel, elle est
marquée à vie par le préjudice porté envers sa
famille et peut chercher à la venger dans l'avenir. La fermeté et
la prudence auraient dicté l'étranglement seul, un geste
déjà indigne aux yeux de la postérité. Aussi
horribles que soient les scènes de purges, le voyeurisme lubrique ou les
assassinats lâchement perpétrés, il n'est rien de plus
infamant pour l'image de Tibère que d'avoir donné l'ordre de ce
viol.
En était-il coupable ? Le propos est
contestable. Au milieu des purges, où chacun mêlait la
colère et l'envie de contenter le prince vengeur, il n'est pas
impossible que cet acte ait eu pour objectif de dégrader l'image de la
famille de Séjan et de satisfaire le sadisme de tous. Peut-être
l'ordre fut-il prononcé par le Sénat lui-même - c'est
l'hypothèse d'Allan Massie, qui fait émettre des regrets à
l'empereur à la vue de telles scènes, une vengeance
justifiée envers un traître qui devient une débauche de
crimes indignes :
Je m'étais borné à ordonner
l'arrestation de Séjan. Les sénateurs n'eurent besoin d'aucun
encouragement pour s'embarquer dans une orgie de vengeance. (...) Ni sa
famille ni ses proches ne furent épargnés. Même ses enfants
furent mis à mort sur l'ordre du Sénat. Après
débat, il fut décidé que sa fille, âgée de
treize ans, serait d'abord violée par le bourreau, car la loi
interdisait l'exécution des vierges nées libres. Et un
sénateur (...) souligna que transgresser cette loi risquerait
d'attirer le malheur sur sa cité. Comme si l'on n'avait
déjà nagé dans le malheur !547
Voltaire est tout aussi perplexe quant à la
véracité de l'information. Dans son Dictionnaire
Philosophique, il fait allusion à l'affaire dans son article «
Défloration ». Il cherche à contester l'article du
même nom dans le Dictionnaire encyclopédique,
réfutant la nécessité légale de dépuceler
une condamnée à mort. Pour lui, « si une fille de vingt
ans, vierge ou non, avait commis un crime capital, elle aurait
été punie comme une vieille mariée », et
l'interprétation de cette loi devait être liée à
l'image de l'enfance plus qu'à celle de la pureté548.
Ainsi, le crime n'avait pas de fondement juridique et n'était qu'un acte
de barbarie, « outrageant la nature ». Toutefois, Voltaire
ne veut pas se servir de cette constatation pour condamner la mémoire de
Tibère : Tacite rapporte le récit de l'événement,
non sa véracité. En conclusion, sa critique vise plus à
contester les ragots populaires qu'à s'attaquer aux criminels
présumés : « quel livre immense on composerait de tous
les faits qu'on a crus, et dont il fallait douter
!549»
547. Massie 1998, p. 304-305
548. Dans son article, Voltaire fait de Junilla une
fillette de huit ans
549. Voltaire1879, p. 83-84
164
Nous reviendrons en détail sur la
Voluptueuse Agonie dans le chapitre consacré au roman
décadent. Dans cette nouvelle, l'auteur, Gaston Derys, a cherché
à faire du récit du viol de Junilla un propos érotique et
malsain, où la jeune fille trouve le plaisir dans les derniers instants
que lui impose son bourreau, une brute germanique hésitante au moment de
la mettre à mort.
e. La perte de confiance
Selon Kornemann, après ces purges,
Tibère aurait pu revenir à Rome et être acclamé par
le peuple romain, libéré du tyran Séjan : la peur aurait
laissé place à la reconnaissance. Il n'en fit rien, et les
Romains en furent à jamais déçus550. La cause
est probablement morale : il avait perdu toute foi en
l'humanité.
Il est dit qu'Antonia fut celle qui
dénonça, dans une lettre, les crimes de Séjan à
Tibère. Dans le roman d'Allan Massie, elle vient s'entretenir de vive
voix avec lui, cherchant à lui ouvrir les yeux : s'il pense Séjan
digne de foi, c'est parce qu'il lui a toujours menti, et celui-ci a
cherché à ternir sa mémoire auprès des Romains,
rencontrant un tel succès qu'Antonia elle-même avait
éprouvé des doutes sur le devenir de la santé mentale de
son vieil ami. En le voyant, elle est rassurée et constate que
Tibère est innocent. Mais le prince est profondément
blessé : si Séjan l'a trahi, c'est toute sa foi en la
bonté de l'homme qui s'effondre et il en vient à souhaiter ne pas
vivre jusqu'au lendemain551. La situation lui devient insupportable
le jour où son affranchi Sigismond, qu'il aime profondément et
dont il se refuse d'abuser, par dégoût de salir un être
aussi bon, lui avoue que Séjan l'a violé en lui disant que, s'il
lui résistait, il dirait des mensonges sur lui pour que Tibère le
condamne pour trahison. Le prince est empli de colère :
Il n'avait rien que je puisse lui dire pour le
réconforter. Il y a des choses qui restent en vous, et ne peuvent
être guéries par des mots. Mais ma colère contre
Séjan se faisait plus violente encore, attisée ou peut-être
corrompue par l'envie, car il avait fait ce à quoi je m'étais
moi-même refusé.552
La trahison de Séjan est motif à la
tragédie C'est la tristesse qui fait du prince le monstre qu'on en a
retenu. En mourant, Séjan a tué les espoirs de Tibère en
la joie et en l'humanité. Dans la série The Caesars, le
prince, d'ordinaire impassible, rentre dans une fureur meurtrière en
apprenant la cause du décès de Drusus, demandant la torture et
l'exécution de son médecin personnel. Ses fidèles quittent
la salle, et le laissent seul avec ses pensées. La porte fermée,
Tibère s'effondre au pied de
550. Kornemann 1962, p. 189
551. Massie 1998, p. 291-292
552. Ibid., p. 297
165
son siège, secoué par les sanglots.
Ainsi le représente Bernard Campan, incapable de pleurer tant la douleur
est grande :
TIBERE La nature a mes yeux n'accorde plus de
larmes ; En vain à leur puissance elle veut m'asservir, Elle m'a
refusé le don de les tarir.553
Tibère soliloque, condamnant celui qu'il croyait
son ami :
TIBERE Et pourtant je t'aimais ; dans tes bras
endormi, Je me flattais encor de garder un ami. Absent, je t'appelais, et
souvent ta pensée Versa quelque chaleur dans mon âme
glacée. Favorable sommeil, tu m'avais donc séduit Pour
rendre plus amer le réveil qui te suit !554
Les historiens modernes représentent eux aussi
la douleur du vieil homme trahi, qu'ils en soient les défenseurs ou les
adversaires, tant le propos est tragique. Sans vouloir romancer
l'événement, Barbara Levick affirme qu'il est difficile
d'imaginer l'état d'esprit du prince face au choc de découvrir
que son seul ami était, depuis longtemps, un meurtrier intriguant contre
sa famille, dénué de toute affection et - pire encore -
l'assassin de son fils unique555. Dans La spirale du
pouvoir, les dernières années de la vie de Tibère
sont marquées par l'humiliation, le sentiment de trahison et la
pensée que toute son existence avait été un trompe-l'oeil.
Cette souffrance brûlante est d'autant plus tenace qu'il sait que les
faits ne peuvent être corrigés, qu'il ne peut revenir sur un
meurtre vieux de huit ans et que rien ne peut assouvir sa vengeance. Sachant
que Livilla était l'amante de Séjan, il ne peut plus regarder son
petit-fils Gemellus sans chercher une ressemblance entre son visage et celui du
ministre. « Il n'eut pas porté de coupe à ses
lèvres qui ne fût remplie de fiel556».
Charles Beulé, plus exclamatif, affirme que la répression de
cette rage fut le déclencheur de la folie furieuse finale
de Tibère : « Une joie
éphémère fait place à une fureur amère. Quoi
! lui, le profond, le dissimulé, le clairvoyant Tibère, il a
été trompé comme un enfant! Pendant huit ans il a
été dupe de cet homme qu'il vient à peine d'égorger
! On lui a tué son fils, et il n'a rien soupçonné! A qui
se fier désormais? L'univers n'offre que trahisons, complots,
ténèbres. Son âme fut en proie dès lors à des
soupçons si cuisants et à une rage si atroce, qu'il voulut
répandre dans l'univers la terreur qui remplissait son
âme.557»
553. Campan 1847, p. 67
554. Ibid., p. 58-59
555. Levick 1999, p. 160
556. Storoni Mazzolani 1986, p.
293-294
557. Beulé 1868, p. 332-333
C'est de cette peine que serait venue l'idée
d'encourager les purges et de finir sa vie dans l'infamie. « C'est ce
monstre fou de douleur et de vengeance qu'on appelle
Tibère558». Injurié, trahi par la
dernière personne qu'il pensait susceptible de le faire, il abandonne
tout effort de se faire apprécier, ne voulant que faire souffrir
l'humanité qui l'a à jamais déçu559.
C'est cet homme de soixante-douze ans qui décide de devenir, de son
propre gré, un monstre de violence, un tyran tel que personne n'en vit
auparavant. Pour Olive Kuntz, « la mort de Séjan marqua la
défaite de Tibère César, le descendant des Claudii, le
dernier républicain de Rome560.
558.
166
Zeller 1863, p. 64
559. Storoni Mazzolani 1986, p.
325-326
560. Kuntz 2013, p. 65
CHAPITRE 5 -
UN REGNE MARQUÉ PAR L'ECHEC
167
Il buvait jour après jour la coupe de son
propre déclin et il était conscient de celui de Rome. Il
lui arrivait de dire qu'il enviait Priam parce qu'il était mort en
même temps que ses fils, dans l'incendie de Troie : le spectacle de la
décadence et la hantise de l'avenir lui avaient été
épargnés. Depuis longtemps, les signes prémonitoires de
ce lent processus n'échappaient pas aux esprits vigilants : Rome
vacillait, avait écrit Tite-Live, sous le poids de sa propre masse ; et
Properce : « Rome aussi succombe à toutes ces richesses dont
elle s'enorgueillit » ; Tibère savait que toute cette
grandeur démesurée était rongée par une
désintégration intérieure, plus insidieuse que les forces
ennemies. Il était bien conscient de la baisse démographique
dans la plèbe de naissance libre, due à la pauvreté de
la classe laborieuse, débordée par le nombre toujours croissant
des esclaves. Il se rendait compte de l'écrasante disparité
économique entre riches et pauvres, il savait que l'armée
était en passe de devenir une force menaçante, composée
de barbares, à cause de la carence du volontariat italien et de
l'infériorité qualitative des
légionnaires.
[ Lidia STORONI-MAZZOLANI - Tibère ou la spirale
du pouvoir ]
168
A. L'archétype du mauvais tyran
Du fait de ses crimes, Tibère est perçu
comme un ignoble despote, cruel et pervers. Au delà des actes «
privés », on lui reproche aussi son mauvais rapport au peuple, son
mépris envers les Romains et le plaisir ressenti dans l'asservissement
des élites romaines. Nous nous devons d'établir ici les
composantes de l'archétype du mauvais tyran, les éléments
de la vie de Tibère allant dans le sens de cette caricature et, de
là, comprendre comment le propos put être nuancé par les
historiens modernes.
I - L'image de la tyrannie
a. Un règne tyrannique
En 1846 et 1847, Charles Dezobry publie un roman en
quatre tomes, Rome au siècle d'Auguste ou Voyage d'un Gaulois
à Rome à l'époque du règne d'Auguste et pendant une
partie du règne de Tibère, présenté comme le
carnet de voyage d'un Gaulois, le Carnute Camulogène, venant vivre
à Rome et racontant avec candeur ce qu'il y voit. L'histoire recoupe les
années 731 à 778 du calendrier romain (soit les années -22
à 27 ap. J.-C.), et concerne donc une part du règne de
Tibère. L'auteur souhaite que sa fiction soit fidèle à
l'Histoire et s'intéresse aux témoignages du peuple romain sous
la tyrannie, ne négligeant aucun détail sur la vie à Rome,
des aspects impressionnants aux faits divers. Si, pour le narrateur, Auguste
est un prince sympathique - Camulogène comprend qu'il est un tyran, mais
n'a pas à s'en plaindre - il est moins heureux de Tibère, dont le
mépris du peuple et l'incompétence politique rendent le contact
difficile et mettent en péril la vie à Rome. Pourtant les
premiers temps de son règne furent prometteurs : sa modération
était louée de la plupart des Romains et il prenait soin de
rendre visite aux amis alités561. Pourtant, tous ne sont pas
dupes : l'historien Timagène comprend que s'il rejette la succession
d'Auguste, c'est pour qu'on le supplie de l'accepter, pour sembler devoir le
pouvoir au Sénat plus qu'à une vieille femme562. Le
véritable Tibère n'est pas celui qu'il veut laisser
paraître, mais un ivrogne incapable qui promeut ses compagnons de
débauche : Lucius Pison devient préfet de Rome pour avoir
passé deux jours et deux nuits à boire avec lui563.
Écoeuré par cette débauche, qui s'étend au peuple,
Camulogène quitte Rome à jamais à la fin du dernier tome
:
Que tes citoyens, que ceux qui veulent bien souhaiter
mon retour, que nos amis sachent que je reviens digne encore
de
561. Dezobry 1847, p. 263-265
562. Ibid., p. 245-246
563. Ibid., p. 470-471
169
leur affection, digne d'être toujours leur
compatriote : qu'après mon long exil, je rapporte de l'étranger
le caractère plein de franchise des Gaulois, et cette
simplicité qui nous a fait toujours ressentir les injustices faites
à nos voisins comme les nôtres propres. A bientôt, vous
tous qui m'attendez ; à bientôt, car il me tarde de revoir les
rives de la Seine. Et toi, Rome, ville de luxe, de fumée, de bruit et
de servitude, adieu pour jamais !564
Le propos est assez extrême de par sa longueur
(les premières critiques envers Tibère apparaissent dans le
second tome : c'est un hypocrite incompétent qui aura fait bien du mal
à Rome). La douleur de vivre sous la tyrannie a été
soulignée par bien des auteurs, faisant de ces années de terreur
l'archétype du despotisme indigne. Chez Campan, « où
règnent les tyrans il n'est plus de patrie, il n'est plus qu'un devoir
» et c'est « dans l'obscurité qu'on maudit le tyran
après l'avoir quitté565». Même
volonté de dénonciation chez Chénier, quand Pison souhaite
que la liberté renaisse, non pour lui qui n'a plus longtemps à
vivre et qui a « fléchi sous un maître ; à vivre
en le servant (s'est) condamné », mais pour son fils et les
générations futures : « fuis toujours le tyran : tu
vivras sans reproche566». Ce propos est, semble-t-il,
essentiellement l'oeuvre des écrivains français du XIXe
siècle, en réaction aux despotes qui se succèdent.
L'initiative des deux auteurs sus-cités n'est pas explicitée,
mais l'on peut supposer que Chénier réagisse contre
Napoléon Ier, récemment déchu après des
années d'impérialisme autodestructeur, et que Campan n'ait aucune
sympathie pour les Orléanistes avec, à leur tête,
Louis-Philippe qui devait encore régner un an après la parution
de Tibère à Caprée.
Cette définition vivante de la tyrannie est le
propos principal des écrits de Laurentie. Celui-ci, en 1862, fait de
Tibère le coupable de tous les maux, le fondateur d'un despotisme
marqué par la violence et la débauche. Estimant que personne
à Rome n'a la capacité de faire face au tyran, il fait d'un
paysan espagnol le héros révolutionnaire dont l'exemple devrait
être suivi à toute époque marquée par la tyrannie :
assassin d'un préteur aux méthodes cruelles, il fut
capturé par l'armée romaine et torturé pour
dénoncer ses complices. Refusant de parler, il s'écriait que
« nulle douleur ne lui ferai trahir la foi de la conjuration
», semant la crainte parmi les bourreaux impuissants. Le lendemain,
alors qu'on allait le soumettre une nouvelle fois à la question, on le
retrouva mort : il s'était suicidé en se brisant le crâne
contre le mur de la prison, afin de ne pas se trahir après des
séances répétées de
torture567.
Pour l'auteur, Rome n'est plus qu'immondice, ou aucun
vice ne rattrape l'autre. La guerre de conquête, symbole de grandeur,
n'est plus d'actualité sous Tibère et les Romains lui substituent
de
564. Ibid., p. 276
565. Campan 1847, p. 12
566. Chénier 1818, p. 9
567. Laurentie 1862 I, p. 451
170
grotesques combats de gladiateurs, la
frénésie des jeux remplaçant le patriotisme568.
Les moeurs romaines, dénuées de la bonté chrétienne
mais néanmoins dignes en bien des aspects, sont noyées dans la
débauche : on se plaît à voir le sang couler, les femmes de
la haute société se prostituer, tandis que
l'insécurité grandit et que la convoitise n'a plus
d'égal569. Pendant ce temps, Tibère ne donne pas
l'exemple, passant ses journées attablé avec ses compagnons de
débauche à récompenser les vices par la promotion sociale
: qu'importe les qualités, le plus récompensé sera
l'ivrogne570. C'est de cette image de despote d'un monde corrompu
qu'hérite Tibère. Franz de Champagny,
notoire dépréciateur de ce prince, en
fait une description des plus violentes : Voyons-le donc maintenant dans sa
sûre et délicieuse Caprée. Si, à travers vers les
gardes et les espions, au risque de la vie, vous pénétrez
jusqu'à lui, vous trouverez un hideux vieillard, la face moitié
couverte d'ulcères et moitié d'emplâtres, chauve,
courbé, à l'haleine fétide, (...) usé par des
débauches monstrueuses, tristes, cachées ; couché à
table, achevant de s'enivrer, discutant avec les grammairiens, ses bons amis,
sur les cheveux de Phébus ou l'âge des coursiers d'Achille, ou
bien parlant bas et gravement à Thrasylle, qui, la nuit venant, montera
sur la tour pour étudier encore les
astres.571
Dans sa folie, Tibère fait un constat : devant
définir lui-même les pouvoirs que le prince pouvait s'accorder -
Auguste n'avait pas éclairci ce point - il devait tester les limites de
la tolérance du peuple. L'empereur fou serait avant tout un
scientifique, expérimentant cette nouvelle politique. C'est ainsi que le
représente Tinto Brass dans Caligula : un homme multipliant les
provocations les plus insensées pour assurer son pouvoir, une pratique
qu'il a pu transmettre à son successeur. L'humiliation est le propos de
Jean de Strada, chez qui le prince rit de voir Rome à ses pieds,
ridiculisée et animalisée :
TIBERE Rome, lève-toi donc, voilà
ton vieil époux T'espionnant le soir comme un amant jaloux, Ton
époux éloigné qui réclame ta couche. Entends-tu
le doux bruit des baisers de sa bouche ? (...) Ah ! Quel immense
éclat de rire ! Esclave, elle est sur toi la main qui te
déchire. Obéis bien, immonde. A moi la volupté De ta
vieille richesse et ta vieille beauté. Dors ton impur sommeil,
ô ma Rome chérie, Tu peux bien être la patrie, Des
viols, des prostitutions,
568. Ibid, p. 297
569. Ibid., p. 390-391
570. Ibid., p. 465
571. Champagny F., Les Césars, Paris :
Ambroise Bray, 1859, p. 300-301, in David-de Palacio 2006, p.
14-15
171
Des meurtres, des trépas, des
superstitions, Mais ne change jamais de maître,
Ma brebis, ton pasteur de sa main te fait
paître572.
Fourbe, arrogant, se plaisant dans la domination,
Tibère en devient détestable. Mais, à l'époque
où il vivait, le reproche de cruauté devait être bien
moindre à celui que la postérité lui a par la suite
attribué. Ainsi Edward Beesly, en 1878, reprend au mot les Annales
de Tacite - soit un texte lu par toutes les critiques de Tibère -
pour démontrer que, dans ce texte qu'on sait hostile à
l'empereur, la violence est infirmée, du moins jusqu'à un certain
point. De l'an 14 à son départ pour Capri, Tibère n'aura
instruit que trente-sept procès, qui plus est pour la plupart
justifiés par des motifs loin du crime de majesté ou de complot :
un fut condamné pour mutinerie, trois pour complicité avec un
tiers ennemi et un pour meurtre - la plupart des condamnations reposant sur des
motifs moraux, tels l'adultère (sept occurrences) ou la corruption (six
occurrences), voire punissaient la délation qu'on lui a souvent fait
adopter (six procès concernent la calomnie et les fausses accusations).
Et, encore plus étonnant au vu de la réputation de meurtrier
imputée à Tibère, seule une mise à mort fut
ordonnée - et, semble-t-il, sans que l'empereur ne puisse se prononcer
à temps, le poussant à « adoucir » la loi en instaurant
un délai de dix jours entre une condamnation à mort et sa mise en
application, si une grâce de dernière minute devait être
prononcée573.
b. Le modèle des princes futurs
Quand nous évoquions dans le premier chapitre
de ce mémoire les sources antiques, nous avons volontairement omis la
postérité politique du règne de Tibère, dans le
sens où le prince influence en certains points les méthodes de
ses successeurs.
En premier lieu, il s'affirme comme le premier des
mauvais empereurs : Auguste avait pu échapper à ce jugement par
son sens des relations publiques, s'assurant le respect de ses contemporains.
En lui succédant, le morne Tibère commet des erreurs qui font de
lui le premier d'une liste de princes incapables, ou du moins inacceptables aux
yeux de la postérité, les « monstres de sang et de folie
» dont l'esprit ne supporte ni l'excitation, ni la terreur,
innées au principat574. Qu'importe que Caligula ait
tenté de poursuivre les idéaux de son père, on ne retient
que sa folie. Qu'importe que Domitien
572. Strada 1866, p. 92-93
573. Beesly 1878, p. 139-141 : L'auteur note tout de
même six suicides avant verdict et quatorze exils. Il ne faut donc pas
faire l'erreur de considérer Tibère comme un personnage propre au
pardon, ou chaque procès déboucherait sur un acquittement - seuls
quatre l'ont été.
574. Martin 2007, p. 11
172
se soit révélé inapte à
prendre la place de son frère Titus (qui, lui, n'avait montré que
de bonnes choses durant son cours règne), il a transformé ses
échecs en instruments de terreur. La postérité ne retient
pas les règnes des bons politiciens - ou alors, seulement ceux des plus
vertueux ou des plus victorieux : pourrions nous citer la moindre oeuvre de
fiction à représenter Antonin le Pieux, pourtant loin
d'être un inconnu et ayant régné sur Rome pendant
vingt-deux ans et demi ? Au contraire, combien d'auteurs ont
représenté Héliogabale et sa sexualité
éhontée, alors même que son apport à la politique
romaine est proche du néant ? Qu'importe les valeurs, l'Histoire
retiendra plus facilement les mauvais empereurs, dans le sens où la
critique est plus facile que l'adulation575. Sans doute
Tibère n'aurait pas autant été décrié et
n'aurait pas autant intéressé s'il avait su gérer la
transition entre Auguste et le principat tel que le concevait son
prédécesseur. Échouant, il est
déprécié par la postérité qui fait de son
bilan politique la preuve de l'incompétence
tyrannique576.
Tibère est souvent comparé à ses
successeurs dans ses visées politiques. Ainsi Ernest Kornemann fait le
parallèle entre le manque d'envie de Tibère face à
l'exercice du pouvoir et cette même situation chez Claude, obligé
d'accéder sans envie au principat : « Ce vieux souverain qui ne
manquait pas
de qualités intellectuelles mais, dans sa
vie pratique, sorti de son métier de juge pour lequel il se passionna
toute sa vie, n'avait aucune envergure et le choix de cet homme fut vraiment la
solution de fortune, la pire de toutes577». C'est ce
même Claude qui se réclame de Tibère lors d'un discours en
48 pour revendiquer l'accès au sénat de Gaulois et qui vante ses
bonnes actions578. Hadrien même est mis en parallèle
avec Tibère dans ses mauvais actes. Celui qui fut présenté
comme, dans l'ensemble, un bon prince aurait fini sa vie dans un délire
de condamnations, faisant disparaître un certain nombre de citoyens
romains qui auraient pu nuire à sa succession : Yves Roman
n'hésite alors pas à le rapprocher du Tibère des vieux
jours, voire des instincts cruels de Commode579.
On ne peut nier sa postérité politique.
Les conflits définissant l'origine du pouvoir, qui sont
démontrés pour la première fois sous son règne,
réapparaissent trente ans plus tard lors de « l'année des
quatre empereurs » : Galba580 est le candidat du Sénat,
Vitellius celui de l'armée et Othon celui des
prétoriens581. Mais si l'on doit citer un prince s'inspirant
de Tibère pour gouverner, on pensera à Domitien. Cet empereur
semblait être un fervent admirateur de son « ancêtre politique
», dont il se
575. Beulé 1868, p. 319
576. Martin 2007, p. 18
577. Kornemann 1962, p. 240-241
578. Lyasse 2011, p. 214-215 : l'auteur fait
état d'un texte de Sénèque où le rhéteur
cherche à consoler un affranchi privé de son frère en le
rappelant au courage dont Tibère fit preuve à la mort de
Drusus.
579. Roman 2001, p. 83-84
580. Ce même Galba à qui Tibère
vieillissant aurait prédit, trente ans avant les faits, qu'il serait un
jour le prince
581. Kornemann 1962, p. 251
173
vantait de lire les Mémoires582. Les
deux hommes semblent se ressembler dans leur psychologie : tout comme
Tibère, Domitien aurait pu vivre dans la frustration d'être un
héritier de second plan, relégué derrière son
frère Titus. Haï pour sa prétendue prétention
tyrannique, il est mort dans des conditions indignes (étranglé
par un colosse dont il avait en vain tenté de crever les yeux).
Pourtant, au regard de ses actes, on ne peut nier sa volonté de
gérer l'empire avec prudence, au moyen de gouverneurs de confiance, et
sa répression des abus visant à améliorer les conditions
de vie dans les provinces. Mais c'est sous son règne que Tacite a
vécu les années les plus sombres, et son traitement de
Tibère dut être fortement influencé par le parallèle
entre les deux princes583.
Toutefois, si l'on retrouve chez Tibère les
composantes habituelles du mauvais prince (cruauté, perversité
sexuelle, incapacité), il échappe au reproche de gourmandise. La
gloutonnerie est un poncif du tyran : Vitellius en est l'exemple le plus
marqué, avec ses repas fastes et répulsifs pour qui dissocie
gastronomie et abondance. Tout au contraire, Tibère dîne dans la
sobriété, il sert des légumes et un bon vin (mais non un
vin coûteux et réputé), bien loin des repas d'apparat de
ses successeurs. De même, en opposition au gaspillage, le prince
n'hésite pas à servir des restes. Mais ce qui paraît
être une qualité est parfois utilisée pour le
déprécier : sa modestie passe pour de l'avarice. Le même
reproche apparaît dans le cas de Pertinax, peu gourmand et dont les repas
de légumes passaient pour des témoignages de
rapiacité.
c. Les Mémoires d'Agrippine , ou de
l'importance des sources
Drusus ne broncha pas. Pour la première
fois, il échangea avec son frère un regard d'adulte. Puis il
affirma : « Une seule chose m'inquiète, ce qu'on dira de nous
dans deux ou trois cents ans. Ce sont les vainqueurs qui
écrivent
l'Histoire584.
Nous avons établi précédemment
que les Anciens, dont Suétone et Tacite, dépréciaient
Tibère sans concessions et qu'il ne lui accordaient aucune estime dans
leurs récits. Mais, au delà de préjugés liés
à leur époque ou d'une volonté de caricaturer le mal, il
est des sources qui dictent leurs textes. C'est notamment le cas des
Mémoires d'Agrippine, dont la disparition peut frustrer
l'historien : il semble une évidence que les Anciens s'en soient
inspirés pour connaître les « ficelles » des intrigues
familiales.
582. Martin 2007, p. 293
583. Syme 1958, p. 422
584. Siliato 2007, p. 115
174
Le drame de la postérité directe de
Tibère est d'avoir été le fait des descendants de la
famille qu'il avait contribué à affaiblir par le meurtre - par
volonté ou par complicité inconsciente. Des trois successeurs
directs du prince, tous étaient des proches de Germanicus : Caligula
était son fils, Claude son frère et Néron son petit-fils,
et chacun avait intérêt à déprécier l'ennemi
de la famille585. Par l'écriture de ses Mémoires,
basées sur le témoignage de sa vie, Agrippine - si
méprisée soit-elle par la postérité - semblait un
auteur légitime du récit des actes viciés de
Tibère. On ignore la teneur du propos, mais l'on ne doute pas que Pison,
Livie ou Séjan ait été dépeints comme les plus
horribles des personnages, comme les ambitieux et les monstres de
cruauté que la postérité a retenu. Tibère, par son
lien avec chacun d'entre eux, ce qui ne peut passer pour une coïncidence,
n'a aucun mérite aux yeux d'Agrippine, et sa condamnation passe en
grande partie par ce témoignage. Pourtant, les Modernes dénoncent
une honteuse falsification historique586. Nous l'avons
souligné auparavant, la famille de Germanicus, aussi
appréciée était-elle par ses contemporains, a
été soumise par la suite à des critiques quant aux actes
des descendants du « vainqueur des Germains ». Doit-on prendre comme
argent comptant le témoignage de la soeur de l'infâme Caligula,
celle qui se livrait aux vices incestueux de son frère et enfanta d'un
empereur honni ? Est-ce de ce modèle contestable de vertu que doit venir
un jugement sur l'amoralité ? Pour Charles Beulé, non seulement
les Mémoires d'Agrippine n'étaient en rien une source
digne de confiance, mais elles ont enveloppé l'Histoire de Rome,
à travers la lecture qu'en a fait Tacite notamment, dans la
calomnie587. Kornemann revient sur ce texte au « souffle
empoisonné », et élargit la responsabilité
à Tacite : il avait besoin, pour contraster avec la brillante figure de
Germanicus, de lui opposer un monstre infâme. Le Tibère des
Annales est alors un fantasme, un bouc-émissaire des vices de
son époque, volontairement créé par un auteur trop
intelligent et sérieux pour prendre au mot le récit d'Agrippine,
et ceux qui s'en rapprochaient, ne s'en servant qu'à titre d'information
validant le propos qu'il comptait mettre en oeuvre588.
II - Tibère et le peuple
a. L'ascendance claudienne
LIVIE
Commencer par régner ; je réponds de
ta gloire.
585. Martin 2007, p. 168
586. Kornemann 1962, p. 248
587. Beulé 1868, p. 133-134
588. Kornemann 1962, p. 247
175
Des Héros dont tu sors, perds-tu donc la
mémoire ? Ô trop indigne coeur ! A quels mortels
affronts Condamnes-tu le sang des Drusus, des Nérons ? Si celuy
d'Agrippa prend sa source dans Jule, Celuy des Claudiens monte
jusqu'à Romule.589
Au contraire d'Auguste, qui devait sa dignité
aux actions qu'il réalisait, Tibère pouvait se reposer sur un
privilège héréditaire : il était un Claudien.
Membre d'une famille illustre de Rome, dont la noblesse remontait à bien
des siècles, il bénéficiait d'un statut particulier
dès sa naissance. Pourtant, cette dignité lui fut autant un atout
qu'un fardeau - voire un maléfice590.
Doté de prétentions quant à sa
naissance, Tibère se devait d'être jugé digne de ses
ancêtres591. Il convient de noter qu'il n'était pas
issu de la branche « majeure » des Claudiens : il tenait plus des
Nero que des Pulcher, qui eux revêtaient des postes plus prestigieux sous
la République. Ainsi, s'il pouvait se vanter de descendre d'une famille
ancienne, les ancêtres auxquels il peut remonter n'ont pas la
dignité que l'on peut imaginer à la mention d'une «
naissance illustre » : Horace lui trouve un aïeul à la fin du
IIIe siècle, un nommé Caius Nero ayant fait ses armes face aux
Carthaginois. Il y eut un consul de sa famille en 202 av. J.-C., mais il semble
ne pas avoir hérité d'une réputation enviable : on le
disait lent et cupide. En bref, Tibère est bel et bien un Claudien, mais
un Claudien d'une branche « mineure »592.
Du moins, cela suffit aux auteurs quand ils souhaitent
dépeindre un patricien fier de ses origines ou dénoter
d'ambitions précoces. Allan Massie en fait un jeune homme arrogant qui
ne comprend la stupidité de ses prétentions qu'au contact
d'Agrippa qui, sans être né dans une famille illustre,
témoigne de valeurs que Tibère envie. Avant cela, il se pense
inégalable par la simple mention du nom de sa famille, méprisant
les dignités d'Auguste qui ne sont dues qu'au « hasard du
mariage », permettant à un « obscur provincial
» de prétendre indignement à égaler sa
gens, dont les « hauts faits brillent à toutes les
pages de l'histoire de la République593». Ainsi
s'exprime-t-il devant la jeune Julie, qui parle d'Agrippa comme d'un oncle
:
De toute façon, Julie, Marcus Agrippa n'est
pas vraiment notre oncle, tu sais. Il ne peut pas : c'est un
plébéien.594
589. Pellegrin 1727, p. 9
590. Kornemann 1962, p. 8
591. Levick 1999, p. 1
592. Ibid., p. 3
593. Massie 1998, p. 9-10
594. Ibid., p. 18
176
La naissance de Tibère lui permet toutefois de
prétendre à un accès privilégié à
l'éducation. A l'âge où l'on traite encore les Romains de
« condition inférieure » comme de petits enfants, lui
commençait son instruction auprès de précepteurs. Quand il
prononce l'éloge funèbre de son père, il a alors neuf ans
et sait, semble-t-il, parler et lire le grec et le latin et compter, des
qualités intellectuelles qui n'étaient pas données
à tout enfant de l'Antiquité. Il devint un proche des
grammairiens peu de temps après son adhésion à la cour
d'Auguste et se fit remarquer pour son amour de la lecture et par la
constitution de poésies (elles nous sont perdues, mais il en aurait
écrit tout au long de sa vie). Ainsi Tibère devait
posséder un niveau d'instruction extrêmement élevé
pour son époque.
Par hérédité morale, il obtient
une froideur dont il est fier, un mépris des sentiments populaires comme
la comédie ou la complaisance. Ce trait de caractère lui causa
bien des soucis aux yeux de la postérité. Une anecdote
démontre d'un cynisme malvenu : alors que la nouvelle de la mort de
Drusus II traverse l'Empire, les émissaires arrivent pour
présenter leurs condoléances. Les Troyens seraient arrivés
bien après les autres et, rendant hommage devant le prince, se virent
moqués : « en retour, je vous présente mes
condoléances pour la mort du plus glorieux de vos citoyens, Hector
». Ceux qui voulaient compatir à la peine d'un père
perdant son fils ne voient qu'un homme aigri qui raille leur retard en leur
nommant un personnage mythologique mort depuis des
siècles595! Ce cynisme est représenté à
maintes reprises dans la série The Caesars. Tibère y est
peu expressif et ses rares sourires ponctuent des piques adressées
à ses interlocuteurs, qui ne cachent en rien leur frustration. A Livie
qui lui demande qui il verrait pour succéder à Auguste, il
répond « moi... je pense » avec un sourire en coin,
sachant que, pour sa mère, il est primordial qu'il soit
l'héritier596. Plus tard, quand Thrasylle lui affirme qu'il
sera empereur, il se retourne avec ironie pour le corriger : « je PEUX
le devenir ».
A propos de l'ascendance Claudienne, on ne doit
négliger un propos. La famille était connue pour être la
victime d'une « malédiction » héréditaire. Il y
avait, selon la légende, deux types de Claudiens : les bons et les
mauvais. La distinction entre ces deux « branches » est difficile
à cerner en Tibère, tant il répond à des
critères le rattachant tant à l'une qu'à l'autre. Certains
membres de la famille sont indubitablement marqués comme les bons :
Drusus notamment, le beau-fils préféré d'Auguste,
intelligent, aimable, capable de se faire apprécier de tous. D'autres
sont mauvais en tout point : Allan Massie cite le consul Claudius Pulcher qui,
durant une bataille navale en Sicile (lors de
595. Maranon 1956, p. 204
596. En version originale, Tibère dit «
I shall », la traduction ne transmet pas le ton original, plus
provoquant
177
la première guerre punique, en 268 av. J.-C.),
était chargé d'assurer les auspices à l'aide de poulets.
Furieux de ne pas les voir confirmer le propos qu'il voulait défendre,
il les aurait jeté de rage à la mer et aurait subi une
défaite cuisante597. On pense aussi à Publius
Claudius, l'ennemi de Cicéron, humilié dans une affaire de moeurs
: désireux d'assister à un festival religieux
réservé aux femmes, il se serait présenté
travesti598. Par son intelligence et son sens de la rigueur,
Tibère pouvait prétendre à une position de « bon
Claudien ». Toutefois, on en fait souvent un « mauvais ». De sa
fratrie, Drusus héritait de toutes les qualités, et Tibère
n'en avait que l'ombre : là où le jeune frère était
charmant, lui était timide599. La dignité, qui
était un atout, devint à l'époque où il vivait un
témoignage de mépris600. Ce n'est pas tant un manque
de valeurs qu'Auguste déplorait chez son beau-fils, mais l'absence de
points communs entre eux : comment s'apprécier sans pouvoir se
comprendre601 ? Le propos est présenté à
l'écran dans Moi Claude, empereur : à son frère,
Tibère confie qu'il voit la famille comme un pommier donnant tant de
bons fruits que de mauvais fruits. Drusus est une pomme succulente, lui n'en
est qu'une amère.
Cette arrogance patricienne ne lui a pas
profité, bien au contraire. Au contraire de ses
prédécesseurs qui avaient su se faire aimer du peuple en le
flattant, lui n'y porta aucun intérêt et fut vu, de son vivant,
comme un prince distant et méprisant. Tibère fait une erreur de
jugement : l'aristocratie, à laquelle il se vante d'appartenir, est un
vestige du temps passé. Elle n'a plus de sens à son époque
où la popularité est devenu un fait nécessaire pour une
marge d'action décente. Il se réclame d'un temps révolu et
manque de se mettre au goût du jour. Dans la biographie de Roger
Caratini, le père de Tibère constate lui-même que
l'époque dans laquelle il vit n'est plus celle de son propre père
et que tout repère est bouleversé : « Patricien...
patricien... qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire aujourd'hui,
patricien602 ? ».
b. Le rapport au peuple
Au vu des récits, on ne s'étonnera pas
que Tibère ait été déprécié par ses
contemporains. Il était incapable de flatter, d'amuser son peuple.
Pédant autant que timide, sa compagnie ne plaisait à
597. Massie 1983, p. 90
598. Charles Beulé fait un constat
original : les Claudiens évitaient de donner le prénom «
Lucius » aux nouveaux-nés de la famille, ce prénom ayant
été porté par nombre de « mauvais »
éléments. Une occurrence célèbre
vient
« confirmer » ce présage :
Néron.
599. Kornemann 1962, p. 8-9
600. Massie 1983, p. 90
601. Kornemann 1962, p. 216
602. Caratini 2002, p. 14-15
178
personne603. Même les divertissements
des masses ne l'intéressaient guère. Dans Poison et
Volupté, Nerva tente de faire naître en lui un élan de
sympathie envers le peuple, même de façade, mais en vain
:
- Connais-tu la différence entre
l'intelligence et la sagesse ? rétorqua Nerva. Elle est simple. L'homme
intelligent parvient à résoudre les difficultés que le
sage aurait commencé par éviter. Rome raffole des
futilités et des histrions. C'est pourquoi ton fils est aimé
du peuple. On dit de lui qu'il n'est pas hautain comme son père. Toi, tu
emportes des dossiers au cirque pour étaler ton mépris des
spectateurs et tu t'étonnes d'être impopulaire.
- Je ne m'en étonne pas, je m'en moque. Je
déteste la populace. Elle me donne le vertige. Quant à mon fils,
même Livilla semble avoir renoncé à le ramener dans le
droit chemin.604
Ce désintérêt des spectacles
semble avoir été la plus grande déception du peuple romain
quant à son rapport au prince. C'était, en effet, le moyen le
plus commode d'apercevoir l'empereur, dans ces occasions où la masse
était rassemblée dans un même lieu. Tibère se
serait, au départ, efforcé d'assister aux représentations
publiques, feignant l'intérêt pour la cause
populaire605. Mais il fut incapable de persévérer dans
cette attitude606. Si son fils Drusus était friand des
combats de gladiateur, peut-être trop aux yeux de la
postérité, lui les dédaignait. Il ne fallut que peu de
temps pour que le peuple s'en offense : rien ne leur était plus blessant
que de se voir méprisés de la sorte607.
Romançant l'attitude de Tibère, Allan Massie en fait le
dégoût d'un ancien militaire, révulsé à
l'idée de combats sans gloire entre esclaves passionnant les foules
oisives. Il a trop vu de scènes de courage et de souffrance pour
ressentir du plaisir dans des démonstrations où des
condamnés se battent pour l'amusement d'autrui, sans autre enjeu que le
divertissement608. Du point de vue de Charles Beulé, il faut
prendre en considération majeure la timidité de Tibère. Ce
ne serait pas tant le dégoût du divertissement qui rebuterait le
prince, mais son absence de « courage civique ». Brave
devant l'ennemi, il craignait le peuple pour n'avoir jamais été
préparé à le fréquenter. C'est donc une
incapacité psychologique qui lui nuirait, non une question de goût
personnel609.
Au delà de le mépriser, Tibère
interdit parfois le spectacle, au déplaisir des foules. L'initiative
n'est pas une question de goût : elle est une nécessité
politique. Ainsi Lidia Storoni Mazzolani parle d'une « masse inculte,
brutale, ethniquement hétérogène », d'une
« racaille qui envahissait les théâtres et les gradins du
cirque », se livrant à des actes de violence. En 15 ap. J.-C,
des soldats auraient été tués lors d'une émeute
sans que les responsables en furent condamnés, défendus par une
loi
603. Zeller 1863, p. 45-46
604. Franceschini 2001, p. 70-71
605. Au contraire de Caligula ou Néron,
s'amusant des divertissements les plus superficiels, Tibère n'a
goût à rien.
606. Yavetz 1983, p. 150
607. Storoni Mazzolani 1986, p.
175-176
608. Massie 1998, p. 247
609. Beulé 1968, p. 27
179
d'Auguste. Mais, en 23, de tels
événements étaient punis d'exil, après que
Tibère eut remanié les sanctions prévues à cet
effet610. Le prince ne tolère pas le débordement
populaire (le propos peut sembler ironique au vu de l'importance des purges
incontrôlées contre les partisans de Séjan), faisant
intervenir les cohortes pour réprimer les abus. Zvi Yavetz rapporte le
cas d'une manifestation d'histrions dégénérant jusqu'au
meurtre d'un centurion, n'étant maîtrisée que par
l'intervention des forces armées611.
Quels que soient ses motifs, Tibère s'attire la
haine du peuple. Là où Auguste avait été
pleuré à sa mort, la nouvelle du décès du second
prince fut accueillie comme une joie, et certains demandaient à ce qu'on
jette, d'après un jeu de mot, « Tibère au
Tibre612 »613. Lorsque le Séjan de la
pièce de Bernard Campan se décide enfin à trahir
Tibère, c'est avec la certitude que personne à Rome n'aime ce
prince méprisable, celui « dont la fureur trop long-temps
impunie contemple en souriant le deuil de la patrie614».
Mais, au lieu de chercher à s'en faire aimer, Tibère ne fit aucun
effort pour acquérir l'affection du peuple615. La
déception semblait aussi grande pour lui que pour les Romains, sans
doute pour des raisons différentes. Jules-Sylvain Zeller suppose que
Tibère renonça définitivement à se rendre populaire
au jour des funérailles de Germanicus : au vu des larmes du peuple
à la mort de ce jeune homme, la jalousie du prince est
éveillée, blessée par le manque d'estime que lui portent
les Romains. Dès ce moment, il dédaigna à jamais de
conquérir les coeurs616. Cette résignation
apparaît dans le roman de Wilhelm Walloth :
Le peuple romain, le plus méprisable du monde,
m'abandonne, parce que je ne le flatte pas, parce que je ne peux pas, à
la différence de mon prédécesseur Auguste, être tout
sourire et jouer le débonnaire, parce qu'il me manque d'être
aimable avec ceux qui m'entourent.617
L'impopularité a pu lui sembler une
nécessité : qu'importe qu'on le haïsse, tant que l'on
respecte son autorité. C'est ainsi qu'il aurait prononcé une
phrase passée à la postérité : « Oderint
dum probent » (« qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils
m'obéissent618»). Notons que Caligula s'inspira de
ce propos pour le déformer et l'adapter à sa propre vision du
principat, substituant à « probent » « metuant
» (« qu'ils me craignent »), une
déformation que l'on attribue parfois à Tibère
lui-même, afin de le
610. Storoni Mazzolani 1986, p.
184-185
611. Yavetz 1983, p. 54
612. Un sort infamant pour les condamnés
à mort : parmi les « victimes », nous penserons aux
Gracques.
613. Yavetz 1983, p. 145
614. Campan 1847, p. 45
615. Massie 1983, p. 99
616. Zeller 1863, p. 54
617. Walloth W., Tiberius, Leipzig : Hesse und
Becker Verlag, 1889, p. 249-250, in David-de Palacio 2006, p.
119
618. La traduction d'Edward Beesly
témoigne d'une volonté réhabilitante : « let them
dislike me, provided in their hearts they respect me » ( «
laissons-les me détester, pourvu que dans leurs coeurs, ils me
respectent »)
180
décrédibiliser. Dans le premier cas,
c'est un signe de froideur, dans le second un indice de tyrannie. Aussi, il
aurait pu vouloir offrir à Rome une image maléfique afin que tous
se rejoignent dans leur haine d'un même homme, ce afin de permettre la
cohésion. C'est le propos d'Egmond Colerus :
Êtes-vous plus seuls que moi, malheureux ?
Vous, au moins, vous avez encore votre haine, vous pouvez maudire le
chien assoiffée de sang de Capri, le chauve empereur insulaire, vous
pouvez vous gorger d'une haine furieuse. Quant à moi, moi-même,
je ne hais que celui que vous aussi vous exécrez. Je suis moi-même
un prisonnier qui se rebelle
contre Tibère.619
c. Les attentes populistes
Comme l'évoque Lenain de Tillemont : «
il songeoit plus à s'acquerir l'estime de la posterité, que
l'affection de ceux de son temps620». En certains points,
l'objectif de Tibère d'être plus apprécié
après sa mort que de son vivant s'est avéré concluant.
S'il s'est lui-même condamné à des siècles de
damnation en raison de son caractère ombrageux, les Modernes louent ses
visées anti-démagogiques, un reproche souvent intenté
à son prédécesseur et à César. Même
les auteurs voulant condamner Tibère doivent reconnaître que sa
vision du rapport au peuple était plus « saine » que celle
consistant à le flatter jusqu'à l'excès. Ainsi, Laurentie
- et nous avons constaté sa haine envers
le prince - condamne plus Auguste que Tibère
dans ce domaine : C'est que pour la plupart des hommes le succès est
la première des séductions ; Auguste a eu cette singulière
fortune de tromper son époque et même l'avenir. On lui a
pardonné jusqu'aux proscriptions, non moins atroces que celles de Sylla,
et plus odieuses, parce qu'elles ne furent qu'un assentiment et une
lâcheté. Je ne parle pas de ses vices et de ses débauches ;
ce furent les vices et les débauches du siècle entier. Mais il
les associa à un certain goût de décence publique, sorte de
tempérament de la corruption.621
Ainsi il ne se fait pas l'esclave du peuple, un propos
qui rassemble les hommes du XIXe siècle opposés aux
révolutions européennes. Tibère ne hait pas le peuple,
mais il en déteste le jugement quand il devient celui d'une masse emplie
d'obscurantisme. Mais ce qui est loué par la postérité ne
l'est pas par ses contemporains. Ainsi, Zvi Yavetz consacre son étude
La plèbe et le prince, foule et vie politique sous le haut-empire
romain à la démonstration d'un populisme naissant dans les
premières générations du principat. Le peuple, qu'il nomme
souvent péjorativement « les masses622»,
est aussi manipulé par la propagande impériale qu'il veut
manipuler l'empire. Ces « masses » n'ont que faire de la
qualité de la politique de leur prince, et leurs demandes
sont
619. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F.
G. Speidel'sche Verlagsbuchhandlung , 1927, p. 177, in. David-de Palacio 2006,
p. 125
620. Lenain de Tillemont 1732, p.
52
621. Laurentie 1862 I, p.
304-305
622. L'auteur est Israëlien, nous n'avons
consulté que la traduction française et le terme original nous
est inconnu
181
essentiellement de l'ordre du divertissement. Ainsi,
de leur vivant, César, Auguste ou Néron furent
appréciés pour leur goût du spectacle et leur apparente
chaleur humaine. Quant aux timides, comme Tibère, ils leur
étaient haïssables et aucune compassion ne leur était
témoignée quand les malheurs
les frappaient623. Ce propos est
partagé par Ernest Kornemann : Après Auguste, la plèbe
romaine aurait accueilli plus volontiers un Princeps vivant comme Néron
et permettant ce genre de vie, sachant en outre distraire lui-même les
autres, plutôt qu'un homme comme Tibère qui, tel un censeur de
l'ancienne Rome, vitupérait souvent et nourrissait son idéal de
passé.624
Lorsque les auteurs font parler le peuple romain,
c'est souvent pour qu'il déprécie la haute société
et son mépris des considérations de la plèbe. C'est le
propos d'Hubert Montheilet dans Neropolis : sous les traits d'un
gastronome féru de gladiature, il offre une critique populiste des
organisateurs de ces spectacles, ou plutôt du rapport entre politiciens
et divertissement :
Je t'ai entendu parler à Ruga de gladiature
tout à l'heure. Quelle décadence pour notre noblesse ! Sous la
République, les édiles curules ou plébéiens, les
préteurs offraient au peuple des Jeux magnifiques et chaque ambitieux y
était expert. Cicéron lui-même trafiquait des
gladiateurs en sous-main. Alors que depuis Auguste, c'est tout un
collège de préteurs qui en tirent deux au sort pour organiser
une fête dont l'empereur n'admet pas qu'elle puisse concurrencer les
siennes. Encore Tibère a-t-il supprimé la fête la
plupart du temps ! Ainsi, on peut arriver aujourd'hui au consulat en
toute ignorance de l'arène...625
Pour cet homme du peuple, l'intelligence, les
qualités militaires ou les talents d'orateur ne sont que des atouts
mineurs pour les plus hauts dignitaires de Rome : le plus important
étant leur lien avec le « bas peuple ». La critique revient
plus loin dans le roman, à une autre époque (l'introduction, de
laquelle est tirée la citation ci-dessus, présente le père
du personnage principal à la fin du règne de Tibère,
tandis que la plus grande partie est consacrée à celui de
Néron), quand l'on critique « l'aristocratique dédain
» de l'ancien prince de Rome pour le comparer aux passions de Claude
- retenu seulement pour son avarice - et aux surprenantes démonstrations
organisées par Néron626. Toutefois, Yavetz
lui-même reconnaît qu'il faut nuancer le propos et ne pas faire du
peuple romain une « masse » informe qui ne se contentait que de pain
et de jeux : la caricature serait infamante pour le peuple romain et ne ferait
que servir les intérêts hostiles aux
démocraties.
Il ne faut pas non plus, à l'inverse, faire de
Tibère un avare, incapable d'offrir des cadeaux au peuple. Tout au long
de son règne, il assura un ravitaillement régulier à Rome,
stabilisa le prix des denrées (on semblait lui reprocher le contraire)
et - affaire rapportée par Tacite - il témoigna d'une
623. Yavetz 1983, p. 187
624. Kornemann 1962, p. 223
625. Montheilet 1984, p. 20
626. Ibid., p. 500
182
grande sollicitude quand l'amphithéâtre
de Fidènes s'effondra, causant de nombreuses morts. Mais cette
générosité semblait un acte normal pour le peuple, un
devoir en somme. Yavetz rapporte même qu'on accusa le prince d'être
responsable de l'accident de Fidènes : c'est son manque
d'intérêt pour les jeux qui lui aurait fait négliger la
sécurité du lieu, entretenu à la va-vite par un
affranchi627. Ainsi Linguet reconnaît les valeurs de
Tibère et se désole de le voir aussi peu remercié par la
postérité, alors qu'on flatte Trajan ou Henri IV qui,
malgré leurs qualités, n'ont pas témoigné le
centième de la bienfaisance du prince
conspué628.
Si Rome était hostile à Tibère, elle
pouvait se liguer contre lui. Elle ne le fit pas.
III - La servilité
a. Un Sénat servile
Le règne de Tibère est marqué par
la servilité des élites, ce que Villemain nomme «
l'avilissement du sénat, ses iniques sentences et ses lâches
délations629». Mais les causes de cette
démission morale restent floues : différentes hypothèses
ont été avancées. Pour les détracteurs de
Tibère, cette servitude est due au bon vouloir du prince, qui dissimule
ses pensées pour observer la crainte des sénateurs, qui se savent
délégués à son autorité mais ne parviennent
pas à savoir quelle attitude adopter pour le satisfaire. A la domination
tyrannique s'ajoute l'obéissance servile, la négation des valeurs
humaines630. Et cette humiliation serait l'oeuvre de tout un
règne, débutant dès ses premières années.
Ainsi Tacite l'évoque au début des Annales, alors que
les personnages de son récit n'ont pas encore été
introduits, démontrant de l'importance de ce fait dans la
compréhension qu'il veut offrir
du règne de Tibère : Cependant à
Rome tous se ruaient à la servitude : consuls, sénateurs,
chevaliers. Plus était grande la splendeur de leur rang, plus ils
étaient faux et empressés ; composant leurs visage pour ne pas
avoir l'air joyeux au décès d'un prince, ni trop tristes à
l'avènement d'un autre, ils mêlaient leurs larmes, la joie, les
plaintes, l'adulation.631
Mais si le propos sert à dénoncer la
tyrannie naissante, il est aussi l'occasion de montrer un vice romain, ou
plutôt un vice naturel qui les touche à cette époque
d'indécision : la lâcheté. Le Sénat,
627. Ibid., p. 150-152
628. Linguet 1777, p. 168
629. Villemain 1849, p. 77
630. Laurentie 1862 II, p. 4
631. Tacite, Annales, I, VII.
183
centre du pouvoir républicain, devient le plus
grand coupable de l'échec de Tibère dans les essais du courant
réhabilitant. Si le prince avait pu compter sur l'aide des
sénateurs, sans doute aurait-il pu régner dignement. Mais ceux-ci
craignant de le décevoir, lui qui ne semblait pas savoir lui-même
comment agir, l'ont laissé porter la responsabilité du principat
seul, une responsabilité qu'Auguste peinait à assouvir avec
l'aide de ses proches, Agrippa et Tibère notamment - voire Livie. Si
Auguste, qui avait créé le principat « sur mesure »
pour convenir à ses ambitions ne pouvait le contenir seul, comment
Tibère, qui semblait répugner à assumer cette charge,
aurait-il pu le faire sans l'aide de personne ? Et, si l'indécision est
déjà un reproche, le Sénat se décrédibilise
de lui-même en s'effaçant devant le prince, voire en n'agissant
que par flatterie, en conduisant les procès d'ennemis
présumés de l'État. Ainsi, même l'hostile Laurentie
reconnaît à Tibère le mérite de ne pas avoir
cautionné les actes de bassesse suivant la mort de Séjan, quand
le Sénat se mit à attaquer la mémoire de Livilla, comme si
cela était utile, après que l'on eut condamné ses actes -
ne prenant aucun risque de déplaire au prince632. Au milieu
d'un propos volontairement hostile à Tibère, Lenain de Tillemont
reconnaît lui aussi le mérite de ne pas avoir encouragé la
flatterie : en dénonçant sa dissimulation, il démontre que
le Sénat ne pouvait comprendre qu'il puisse à la fois
réprimer les propos qui lui étaient hostiles et ceux qui
relevaient de la flatterie basse et excessive633.
Dans les oeuvres de fiction, pour dénoncer la
tyrannie, les auteurs font souvent appel à l'image du Sénat
servile. En témoigne la tragédie de Nicolas Fallet où le
bon Cecilius dénonce la complicité des sénateurs dans une
accusation qu'ils savent fausse, avilis par la lâcheté
:
CECILIUS L'on vous y doit entendre ; J'y
paroîtrai moi-même et sçaurai vous défendre : Mais
à Tibère, hélas ! Ce Sénat est vendu. C'en est
fait, oubliant son antique vertu, Ce corps s'est profané. Sa
puissance affoiblie Penche vers son déclin, par Tibère avilie
; Le crime est triomphant, et les loix sans vigueur Se taisent à
la voix de ce lâche oppresseur. Le Sénat sçait le crime,
il en fera complice. N'attendons rien de lui, faisons nous seuls
justice634
Dans le roman de Maria Siliato, c'est ce même
Sénat qui se rend coupable aux yeux des Romains insoumis de la mort de
Julie, par son silence. Caius Silius s'exclame avec rage qu'un seul des
six
632. Laurentie 1862 II, p. 5
633. Lenain de Tillemont 1732, p.
20
634. Fallet 1782, p. 27
184
cents sénateurs a osé dire que la fille
unique d'Auguste était morte d'épuisement dans son exil, tandis
que tous les autres avaient feint de l'ignorer. Pourtant, aussi indigné
soit-il, il doit avouer qu'il a lui même peur de représailles
envers ceux qui s'opposent au prince : « ...Ici aussi, on fait
silence, car on obéit à Tibère635».
La servilité devient ridicule dans le roman d'Allan Massie quand,
à la mort de Drusus II, le Sénat cherche à afficher une
feinte tristesse devant le prince, qui lui essaie de faire bonne figure. En les
remerciant, il ne peut que s'apercevoir que de nombreux sénateurs
portent sur eux des oignons afin de faire pleurer leurs yeux. Le geste se
voulant compatissant devient odieux636.
Dans la pièce Le dernier jour de
Tibère, l'accent est mis sur la servilité du Sénat.
Tibère vieillissant a eu toute une vie pour l'observer et en
éprouve un dégoût sans égal. Le croyant mort, ceux
qui le flattaient quelques heures auparavant tiennent un discours totalement
différent :
TOUS. Vive César ! !
! TIBÈRE. Consuls , et vous , fiers
sénateurs, Puissé-je uni longtems à vos soins
bienfaiteurs, Dignement accomplir la plus noble des tâches. UN
ROMAIN. César est immortel ! UN
AUTRE. César est dieu...! TIBÈRE , à
part. Les lâches.637 - PREMIER
SÉNATEUR. César, contre un tel homme La haine, la
fureur, tout devient innocent. Son éternel besoin fut des pleurs et
du sang ! DEUXIÈME SÉNATEUR. Mon père est
mort par lui. TROISIÈME SÉNATEUR. C'est par lui
que mon frère Sous la hache homicide a précédé
ma mère. PROCULUS. Tibère est maudit ! !
! TOUS.
635. Siliato 2007, p. 19
636. Massie 1998, p. 231
637. Arnault 1828, p. 36
185
Oui !!!638
Parmi eux, seul un sénateur ne prononce pas de
condamnation envers la mémoire de Tibère : Galba. Pourtant, il
était celui qui le haïssait le plus, de par ses propres convictions
républicaines. Mais si sa colère est la plus forte, il ne voit
pas l'utilité d'insulter un mort et s'il « maudit son pouvoir
», il « respecte sa cendre639». Le
Sénat s'affole en voyant Tibère revenir - il avait feint sa mort.
Vivant, il n'est plus digne du respect de Galba, qui recommence à
l'insulter, mais le prince ne lui en tient pas rigueur : il ne
l'apprécie pas, mais il a su dire la vérité, là
où tous les autres se taisent devant celui qui les terrorise et ne
révèlent leur pensée qu'en le croyant disparu. Ces
lâches ne sont pas dignes de son estime640. Ce jugement a
été historiquement attesté à la mort de
Séjan : alors que la plupart de ses amis le reniaient, disant n'avoir
collaboré que par peur, un nommé Terentius ne l'avait pas
abandonné, avouant à son procès son amitié avec
l'infâme condamné. Pour ce geste courageux, il fut gracié.
On retrouve cette histoire dans Poison et Volupté :
Il n'y a plus un seul ami de Séjan en vie !
Proclama Macron. Devant Tibère, il hésitait encore entre le
garde-à-vous et
l'attitude plus dégagée du
favori.
- Tu te trompes ! Il y a encore
Terentius.
- Mais tu l'as gracié !
- Je plaisantais. Celui-là, au moins, n'est
pas un lâche.641
b. Le peuple servile
Mais d'un Sénat impuissant et effacé,
Tibère aurait pu disposer en se reposant sur le peuple romain, dont le
rôle politique était - de façade - exacerbé par le
principat balbutiant. Mais celui-ci aussi se rend servile. C'est de la fatigue
de le voir aussi amorphe que viennent les propos de Séjan et
Tibère dans la pièce de Bernard Campan, le premier rejetant
« le vain peuple courant dans la bassesse au-devant de la chaîne
», qui « loin de (lui) résister s'apprête
à cueillir le laurier qui doit orner sa tête », l'autre
ignorant « les plaintes des Romains, esclaves par leur faute (qui)
dans l'avilissement pleurent à jamais leur liberté perdue au
milieu des forfaits » et qui peut garder son amour, car «
(sa) crainte suffit642».
L'ouvrage de Charles Beulé, Tibère
et l'héritage d'Auguste (1868), est consacré à cette
question de
638. Ibid., p. 61
639. Ibid., p. 62
640. Ibid., p. 64
641. Franceschini 2001, p. 408
642. Campan 1847, p. 14 et 21
186
responsabilité du peuple servile dans
l'échec de Tibère. Pour l'auteur, les Romains n'ont pas su
profiter du moment opportun, celui de la mort d'Auguste, pour se ressaisir et
renverser le principat. Le peuple était en droit d'obtenir des
concessions du prince mourant par des revendications, mais il
n'a rien sollicité643: Qu'a fait
le peuple romain, légalement, honnêtement, au grand jour, par la
voie droite, pour obtenir ces concessions ? Rien ! Qu'a-t-il revendiqué
? qu'a-t-il reconquis ? qu'a-t-il espéré ? Qu'a-t-il
sollicité ? Rien ! (...) Non, il n'a point osé; mais celui qui
pesait d'un tel poids sur les âmes aurait dû y lire ou plutôt
leur rappeler leur devoir et offrir ce qui n'était point demandé.
(...) Ah! s'il y avait eu à Rome une force politique et surtout des
hommes, que la partie était belle! Et combien le peuple romain est sans
excuse, devant la postérité comme devant lui-même, de ne
pas avoir saisi l'occasion que la Providence lui présentait si facile !
Car il pouvait redevenir le maître de ses destinées sans
révolte, sans violence, sans pacte rompu, sans sacrifice, loyalement, au
grand jour !644
Charles Beulé cherche à montrer toute
l'absurdité de la situation en présentant Auguste gouvernant le
monde « sans sortir de son lit », moquant cette «
admirable chose », cette « perfection de rouages
» dans cette machine savante qui fait d'un vieillard impotent le
maître du destin du monde civilisé645. Quand Auguste
montra des signes de faiblesse, il fallait faire entendre raison aux Romains et
restaurer un système politique sain en brisant ce principat affaibli qui
ne reposait alors sur aucune base légale646. Mais des trois
forces de Rome (le Sénat, la chevalerie et le peuple), personne ne prend
l'initiative de lancer ce mouvement :
- Le Sénat est déchu de ses pouvoirs
d'antan, ne compte plus de vrais hommes libres et se complaît dans la
richesse issue de la corruption.
- Les chevaliers profitent de la situation,
s'enrichissant dans ce nouveau modèle politique qui sert leurs
ambitions. Faire tomber le principat serait renoncer à ces nouveaux
pouvoirs.
- Quant au peuple, il est dénué de
volonté politique, se complaisant dans l'oisiveté : si on lui
offre du pain et des jeux, il est prêt à accepter n'importe quelle
humiliation. Aveugle à la tyrannie, il se plaît à
être amusé et caressé par le
principat647.
Il suffisait d'agir pour noyer dans l'oeuf le
principat. Mais personne ne le fit, par fatigue. L'espoir devait alors venir
d'une jeunesse ambitieuse et volontaire, mais celle-ci était tout aussi
incapable que ses aînés. Rendue oisive par un demi-siècle
de tyrannie - les moins de soixante ans n'ont connu qu'Auguste au pouvoir -
elle considère la République comme un symbole révolu et
« ringard ». Alors la jeunesse de qui devait venir la liberté
ne se complaît qu'à « une littérature pleine de
mollesse et d'adulation », à « l'amour du plaisir, du
luxe, des jouissances basses et matérielles ».
643. Beulé 1868, p. 5
644. Ibid. p. 5-6 et 21
645. Ibid., p. 159-160
646. Ibid., p. 3-4
647. Ibid., p. 12
187
Amer, Charles Beulé s'exclame : La
jeunesse! Ne lui parlez plus des libertés et de la gloire austère
de l'ancienne république, ce sont des souvenirs de cinquante ans! Deux
générations ont passé en effaçant ce que ces
souvenirs ont de vivifiant. (...) Un demi-siècle de tyrannie, c'est
beaucoup; pour que l'indépendance d'un peuple ne soit pas
étouffée à jamais par ce joug, il vaut mieux qu'il soit
franc, dur et militaire.648
Alors ce n'est pas seulement la République qui
meurt, mais aussi l'identité romaine elle-même. Rien
ne contient le tyran, et le principat peut s'affirmer
sans résistance aucune. Selon Beulé : On reconnaissait
à peine les Romains dans cette foule composée d'affranchis,
d'aventuriers, d'étrangers de tous pays; le costume lui-même
s'était altéré, et l'on ne voyait plus la toge blanche des
anciens temps. L'empereur, quand il venait solliciter leurs suffrages,
craignait de se salir contre des toges brunes ou grises, et il se plaignait de
ne plus voir le costume national. Hélas! ce qui avait disparu plus
complètement que leur costume, c'était la conscience des
citoyens. (...) L'esprit romain a fait place à un esprit cosmopolite,
indéfini, banal, cynique; Rome est devenue un centre pour l'univers,
mais un centre de jouissance, de luxe, de plaisirs à tout prix. Ce grand
souffle national, qui maintient un peuple et le fait respecter au dehors comme
au dedans, doit disparaître quand sa capitale n'est plus à lui,
quand elle devient l'auberge du genre humain.649
Sans sa base, le peuple romain, la République
n'a plus de sens, comme le dit Humanus dans la Mort des dieux : «
sans peuple, sans sénat, ouvrirez-vous la tombe où gît
la République ?650». Tibère n'a donc pas eu
à détruire le système politique, il s'était
disloqué de lui-même victime de la « maladie d'une
époque », la servilité.
Le propos intéresse les modernes dans le sens
où la peur de la tyrannie est intemporelle, mais exacerbée en
temps de crise. Quand Beulé fait du peuple romain le coupable
d'attentats devant la patrie et envers lui-même, il doit penser aux
despotismes qui se sont succédé en France, à travers des
noms différents (en l'espace d'un siècle, elle aura connu la
République de la Terreur, deux dynasties monarchiques et une dynastie
impérialiste - Beulé écrit sous Napoléon
III651). Plus d'un siècle plus tard - elle écrit en
1981 - Lidia Storoni Mazzolani dédie sa biographie de Tibère
à sa propre expérience politique. Italienne née en 1911,
elle fut liée à la politique nationale : son père
était un avocat engagé dans le parti républicain, elle
était proche du milieu anti-fasciste dans les années 1930 et son
mari était un notoire libéral. Toutes ses fréquentations
politiques dictent son ouvrage : elle a vécu le fascisme mussolinien,
auquel elle était opposée, mais plus qu'à Mussolini, elle
s'oppose aux Italiens soumis au Duce, car ils n'ont rien fait pour lutter
contre ce régime qui devait leur paraître odieux. Quand elle
s'intéresse à Tibère, et sans éprouver de sympathie
pour sa
648. Ibid., p. 17-19
649. Ibid., p. 14-17
650. Strada 1866, p. 134
651. Beulé 1868, p. 2-3
188
politique, elle lui témoigne de plus de
tolérance qu'elle n'en accorde au Sénat.
Preuve que la postérité de Tibère
est inévitablement liée à l'image de la servilité
du peuple, Victor Hugo réalisa deux poèmes, tous deux parus dans
Les Châtiments (1853) :
- On est Tibère, on est Judas, on est
Dracon : Comparant ces trois personnages condamnés par la
postérité652, « forgeant pour le peuple une
chaîne », Hugo s'adresse au peuple asservi qui se laisse
dominer par la peur. Mais, si « l'homme n'a plus d'âme et le
ciel plus d'yeux », le tyran ne doit se croire intouchable : un jour
viendra où « ces lois de silence et de mort se rompant tout
à coup, comme, sous un effort, se rouvrent à grand bruit des
portes mal fermées, emplissent la cité de torches
enflammées. »
- Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent :
comme une suite au poème précédent, ce texte appelle le
peuple à se battre pour s'affirmer. Ceux qui vivent, ce sont sous dont
« un dessein ferme emplit l'âme et le front », ceux
qui « d'un haut destin gravissent l'âpre cime »,...
S'ils ne sont que murmure, tous ensemble deviennent un cri contre le
despotisme. Ceux qui abandonnent sont un « troupeau qui va, revient,
juge, absout, délibère, détruit, prêt à Marat
comme prêt à Tibère », dénué de
pensée et de sens de la décision. Ceux là sont indignes,
et le poète préfère être « un arbre dans
les bois qu'une âme en (leurs) cohues », un infime maillon dans
une chaîne de liberté plutôt qu'un résigné
parmi la masse.
La décadence romaine serait donc due à
la servilité du peuple face à la tyrannie. Par la servitude, Rome
n'a pas eu à souffrir d'un tyran pour être condamnée. La
faute en revient aux Romains, non à Tibère. Jean de Strada,
à travers le personnage d'Humanus, déclare que :
Rome n'a plus les yeux des braves, Elle ne sait
plus que jouir, Elle a le rire des esclaves (...) O vivante momie, oh !
Tu t'es bien liée, Et ton vainqueur sous lui te tient toute
pliée, Enterrée en ta pourpre et dans ta
lâcheté, Baveuse de luxure et de lubricité ! Ta
couronne à ton cou, fait un collier d'esclave, Ta couronne à
tes pieds, met les fers de l'entrave, Ta couronne fondue aux couronnes des
Rois ! Déshonneur, déshonneur, te souvient-il
parfois, Lorsque l'écho lointain de la voix de ton
maître Parti du roc sanglant, que la mer a fait
naître,
652. Judas pour sa trahison, Dracon pour ses lois
strictes
Vient en rasant la vague éclater à
ton coeur653
Si le règne de Tibère fut marqué par
la servitude, on ne peut la lui reprocher. Qu'il n'ait pas su la
contrôler est un autre problème, mais elle allait de paire avec
l'exercice même de la majesté. Si le prince, par définition
« le premier des citoyens », n'est pas sur un pied
d'égalité avec ses sujets, il ne peut en être autrement. La
culpabilité est donc partagée et, une nouvelle fois, elle repose
sur la succession. En réaction à ce manque d'initiatives,
Tibère dut réagir par la fermeté. Une
nécessité mal perçue par ses contemporains, et par la
postérité, assimilant ses actes à des manifestations
despotiques - et un motif supplémentaire à son
ressentiment.
189
653. Strada 1866, p. 137
190
B. Le règne de Tibère : entre obstacles
et réussites
En plus de la servilité, des oppositions
politiques et de l'image du tyran, le règne de Tibère est terni
par un autre élément : la personnalité même du
prince. Républicain de conviction (du moins, en apparence),
obligé de succéder sans envie à Auguste, il était
destiné à échouer avant même de pouvoir
agir.
I - L'éternel second
Plus qu'un reproche, c'est un constat qui se pose en
défaveur de Tibère. De par sa position de « premier des
Romains », le prince devait nécessairement témoigner
d'assurance, de grandeur, et affirmer sa primauté. Tibère en est
incapable. Tout au long de sa vie, et si l'on ne peut nier son rôle
indispensable à la cohésion de la succession augustéenne,
il fut cantonné à des rôles de second. Ainsi, Lucien
Jerphagnon propose une analyse sévère, mais juste, de
l'idée que devait se faire le prince Auguste de son second : Ses
qualités militaires hors de pair, son sens de l'organisation, une
certain
inféodation, en dépit de tout ce
qu'il avait eu à subir, à la personne d'Auguste, avaient fait de
Tibère, avec le temps, un de ces seconds indispensables, qui font partie
des meubles.654
Il est vrai que Tibère se trouvait dans une
situation compliquée : il était à la merci de deux grandes
personnalités de l'époque, aux ambitions contraires : Auguste et
Livie. Le premier, ne l'aimant guère, bridait son pouvoir, tandis que
l'autre l'exacerbait, malgré la réticence du premier
intéressé, sans qu'aucun ne puisse prendre un ascendant
décisif. Tiraillé entre une répulsion et un encouragement,
Tibère ne trouvait que difficilement sa place dans la dynastie. D'abord
écarté de l'héritage politique d'Auguste par Marcellus -
il défile à ses côtés lors du triomphe de son
beau-père, mais à une place moins valorisante -, puis par
Agrippa, il n'est alors qu'un éventuel régent, subordonné
de facto à deux enfants. Quand Auguste adopte Tibère, ce
n'est qu'en l'absence d'autres solutions655 - ce qu'il souligne
lui-même dans ses Res Gestae. Et, relégué au
second plan, il ne se prépare pas à assumer la succession. Dans
son roman historique, Roger Caratini présente un Tibère,
discutant avec son frère, résigné face à tout
espoir de succession :
- Ne rêve pas, Drusus, ils sont nombreux,
ceux qui peuvent prétendre succéder à notre père
adoptif : Agrippa, son ami de toujours, auquel il a passé son anneau
d'or au doigt me semble le premier sur la liste, puisqu'un Auguste en a
décidé ainsi, et derrière lui viennent ceux de son
sang, les fils de sa fille Julie, Caius César et Lucius César.
Nous n'avons aucun lien de sang avec lui et, je peux te l'avouer, être
le successeur de l'imperator ne m'attire pas tellement, je ne
suis
654. Jerphagnon 2004, p. 63
655. Il s'agit ici de « politique fiction
», mais si Drusus I avait vécu, il aurait pu être un
concurrent légitime à la succession.
191
pas un homme de pouvoir. Je vais te confier ce que
j'aimerais être : un avocat, et non pas un général
victorieux... (...)
- Ainsi donc... ?
- Ainsi donc, mon bon Drusus, dans la mesure
où le sang d'Auguste ne coule pas dans nos veines, retournons toi
à tes fonctions de questeur, moi à celles de préteur qui
me conviennent parfaitement car l'administration et le droit me passionnent :
il n'y a de place ni pour moi, ni pour toi, parmi les héritiers
possibles d'Auguste.656
Là repose le problème : comment assumer
la place de dirigeant du plus grand empire mondial, une primauté
inégalée, en ayant vécu comme un second jusqu'alors ?
Aussi excellent que fut son bilan en tant que second, son nouveau rôle
était tout autre : il devait assurer la continuité de l'oeuvre
d'Auguste, celle d'un système politique bâti « sur mesure
» pour le vainqueur des guerres civiles et dont il devait redéfinir
la légitimité - aucun précédent n'existant. Pour
cela, il fallait du temps, et Tibère fut « sacrifié »
au principat, sa tâche réelle étant de préparer les
générations futures à suivre l'exemple d'Auguste, à
commencer par Germanicus.
Tibère hérite donc d'une image d'homme
« de transition », un initiateur du déclin de l'Empire tel que
le concevait Auguste, entre un fondateur retenu comme un homme de
qualité et un successeur inapte, le débauché Caligula.
Pour comprendre la manière dont le principat a pu changer entre les
règnes du premier et du troisième prince, on se repose sur
l'étude de celui de Tibère qui, si le déclin a
été amorcé, en est forcément responsable aux yeux
de la postérité : son incapacité et sa nature ont rendu
tout accomplissement de sa mission impossible. Ce qui semblait un
système politique prometteur est promis à l'échec à
sa mort, et la responsabilité doit lui en incomber.
A la mort d'Auguste, l'homme qui lui succède a
cinquante-six ans. Tout en ayant l'expérience du gouvernement et la
volonté de bien faire, il n'a pas la carrure pour l'assumer seul et doit
accepter l'héritage d'Auguste en sachant qu'il n'avait pas l'ombre de sa
popularité et qu'il serait méprisé quelles que soient ses
actions. Sans doute son prédécesseur avait ressenti, auparavant,
cette même crainte de ne pas être à la hauteur des attentes
laissées par celui dont il héritait, Jules César. La
postérité semble aller dans ce sens : Auguste est moins
aimé et intéresse moins que son prédécesseur.
Jean-Marie Pailler y consacre un article dans le mefra
(Mélanges de l'école française de Rome) 123-2, en
2011. Certes, Auguste fut le premier prince. Mais il ne
bénéficie, aux yeux des modernes, de la même prestance que
celui dont il reste le second. César est le conquérant de la
Gaule, rappelé par le nationalisme français du XIXe siècle
comme l'ennemi de Vercingétorix et le symbole de puissance. Face
à lui : Auguste, c'est un règne très long, sans
victoire éclatante, un guerrier présenté
comme médiocre, l'impression, encore
accentuée depuis Mommsen, d'une tromperie perpétuelle, de
questions de
656. Caratini 2002, p. 69
192
succession dynastique sans cesse plus lourdes... : un
homme, au fond, écrasé par son rôle, et des candidats
biographes (si tant est qu'il y en eût) épuisés à
l'avance par l'ampleur et l'apparent manque de relief de la
tâche.657
Si Auguste pensait ainsi en évoquant le souvenir
de celui qui l'avait adopté dans son testament, il a sans doute
manoeuvré pour trouver un successeur qui ne lui fasse pas d'ombre.
Tibère lui semble un candidat parfait. Rien ne rapproche les deux hommes
quant à leur caractère : l'un est affable et se fait aimer de la
plèbe, l'autre est plus froid et seuls les aristocrates respectent son
attitude. Alors, sachant que cet héritier n'a pas les capacités
pour régner avec intelligence, il le nomme afin que la
postérité retienne son propre règne comme supérieur
en tout points à celui de son successeur. Ainsi, Charles Beulé
compare Auguste mourant à Louis XIV qui, sur son lit de mort, avoua ses
torts et remit à son successeur le soin de faire mieux, mourant avec
l'image d'un homme à la grande âme et suscitant un « odieux
contraste658».
Dès lors qu'il accède au pourpre, on est en
droit de penser que sa place de second n'est qu'une question de
postérité. Pour certains auteurs, il n'en est rien. Ainsi,
Charles Beulé consacre tout un chapitre aux premières
années du règne de Tibère sans Auguste,
dénonçant dans le titre « le règne de Livie
». Selon lui, ce fut une période de guerre froide entre la
mère et le fils, l'une se montrant plus ambitieuse que l'autre, qui ne
réagissait que par crainte. Il souligne ce postulat par ces mots
:
Lorsque Tibère reçut en Illyrie la
nouvelle qu'Auguste était mort, il frémit, car le chemin
était long jusqu'à Rome. Ce grand corps vigoureux, osseux, qui
n'avait connu ni la maladie ni la fatigue, avait beau presser les chevaux,
épuiser le bras des rameurs sur l'Adriatique, crever de nouveaux chevaux
de Brindes à Nola, le temps le gagnait, le cadavre d'Auguste tombait en
putréfaction, et une seule femme veillait, tenant les destinées
de l'empire dans ses mains, Rome en échec, le monde en suspens. Qui
possédait la puissance à Nola? Livie. Qui commandait aux gardes
serrés autour d'elle? Livie. Qui trompait les Romains par de fausses
rumeurs, par des lueurs trompeuses, par des alternatives
habilement ménagées de guérison
et de rechutes? Livie.659. Tibère n'était alors
pas libéré de sa position de second, vivant dans l'ombre de celle
qui - par le testament de son mari - était devenue Augusta. Ernest
Kornemann offre ici un parallèle à l'époque moderne par
l'évocation du roi Édouard VII
d'Angleterre (1841[1901]1910) : C'est aussi en 29 que
mourut enfin, à l'âge de 87 ans, Livie, Julia Augusta, ainsi qu'on
l'appelait depuis la mort de son époux, libérant enfin de sa
tutelle son fils alors septuagénaire. Sous ce rapport, on peut faire
quelque rapprochement entre Tibère et le roi Édouard VII
d'Angleterre qui, même dans la force de l'âge, dut vivre tant
d'années à l'ombre de la vieille
Queen.660
A la mort de sa mère, Tibère est devenu un
homme âgé, dont le désintérêt de la politique
va en
657. Pailler 2011, XI.
658. Beulé 1868, p. 55-56
659. Ibid., p. 203
660. Kornemann 1962, p. 179
193
s'accroissant. Il se repose alors sur un homme de
confiance, Séjan, qui, de sa place de second, relègue peu
à peu son supérieur en devenant le seul maître à
Rome. Ici peut apparaître un postulat omis dans notre commentaire
précédent : ce n'est que sur ses îles que Tibère est
le maître, là où personne ne va le concurrencer. Le «
nésiarque » peut profiter de son pouvoir, même s'il ne
règne que sur lui-même.
Mais à Rome, Tibère n'est jamais le
maître. Il devient alors, aux yeux de la postérité, un
mauvais
empereur, incapable de s'imposer, quand bien
même ses capacités étaient prouvées : Dans tous
les domaines, militaire, administratif, diplomatique, il a déjà
montré sa valeur. Ses mérites sont incontestables : c'est
vraisemblablement un des hommes les plus aptes, les plus
expérimentés de son temps. En outre, cultivé, bon orateur,
fin helléniste, féru d'astrologie, il ne manque ni d'intelligence
ni de caractère. Paradoxalement, cet homme de devoir, républicain
de conviction, héritier scrupuleux d'Auguste fit peur et ne
réussit à être populaire ni auprès du Sénat
ni auprès du peuple. Timide et maladroit plus qu'hypocrite,
blessé d'avoir été l'éternel second à la
succession, irrité par l'absence d'esprit des sénateurs,
admettant mal les contraintes de la vie publique que sa fonction
entraînait, il devint misanthrope, cassant et
soupçonneux661.
En conclusion de son ouvrage, Emmanuel Lyasse propose une
analyse curieuse, mais néanmoins défendable. Voulant mettre en
parallèle l'Antiquité et l'époque contemporaine, il fait
de Staline et de Georges Pompidou des héritiers moraux de Tibère.
Tous trois ont peiné à s'affirmer face à leurs
prédécesseurs, dans la mesure où ceux-ci
représentaient des symboles nouveaux (Auguste comme premier
princeps, Lénine comme le révolutionnaire fondateur d'un
nouvel ordre et Charles de Gaulle comme un héros de guerre devenu
politicien). Alors, s'ils étaient volontaires et réussissaient
à accomplir certaines tâches brillamment, leur popularité
était inéluctablement ternie par l'image de leur « mentor
»662. La politique de Tibère était dominée
par l'angoisse d'être indigne de son successeur, et il choisit
l'immobilisme pour limiter le risque d'erreur, se privant de bien des actions
qui lui aurait profité663. Son tempérament
hésitant l'empêcha finalement de se rendre le maître de
Rome664.
En ces termes, le règne de Tibère est une
transition difficile, où tout écart est moralement
sanctionné par la postérité. Qu'importe que l'empire soit
en paix si les frontières n'avancent pas, qu'importe que les provinces
soient florissantes si l'ennui gagne Rome. Sans avoir à se comporter en
tyran, Tibère le devient pour les mécontents victimes de ses
concessions. Le règne d'Auguste maintenait l'illusion d'une
république restaurée et florissante, son successeur ne put
conserver cette pensée et révéla le
661. Le Glay 1999, p. 228
662. Lyasse 2011, p. 221-222
663. Ibid., p. 201
664. Kornemann 1962, p. 219
194
principat tel qu'il était : terrifiant par son
originalité.
II - La mort de la République
a. Convictions républicaines
Nous évoquions précédemment
l'ascendance claudienne, et la légitimité que Tibère
aurait pu en tirer, autant pour son caractère que pour ses
prétentions. Mais sans la République, d'où venait tout le
sens de la notion de « grande famille romaine », cet héritage
perd de son sens. Et avec le principat, c'est la République qui se
perd.
Dater la chute de la République est bien
difficile, voire impossible. Dans les faits, le Sénat et les
institutions républicaines existaient toujours à l'époque
de Tibère et jouaient encore un rôle non négligeable. On
oppose la République et le principat, mais dès le triumvirat, les
institutions avait déjà été remises en question.
Certains vont même jusqu'à faire de Pompée le premier
représentant du courant anti-républicain, tant sa
popularité et l'adulation liée à son surnom de «
Grand » le mettaient au-dessus de ses pairs. Ce n'est pas une
date que l'on recherche, mais davantage une somme d'événements,
dont l'auteur est le seul compilateur. Ainsi, Lucien Arnault fait de la mort de
Brutus la première fêlure de la République romaine, suivie
par la « prostitution de la gloire » d'Antoine à
Cléopâtre, des proscriptions d'Octave et - en dernier rempart -
l'assassinat de Sextus Pompée, détruisant à jamais
l'institution que défendait le père de celui-ci665.
Pour certains même, dès que Rome se mit à conquérir
un empire, c'est-à dire bien avant les événements dont
nous traitons ici, la République était
condamnée666. Si Tibère n'est pas le premier à
agir contre elle, il est tenu responsable de sa chute en ayant consolidé
le principat balbutiant, alors qu'il aurait pu le faire tomber et revenir aux
institutions passées. C'est tout le propos de la pièce de
Pellegrin, où la famille de Pompée espère profiter de la
mort d'Auguste pour faire d'Agrippa le « régent » de Rome :
son règne, qu'il doit établir comme provisoire comme le ferait un
consul, doit permettre de revenir sainement du principat à la
République.
Pourtant, Tibère aurait pu être
républicain. Son hérédité ne le prédestinait
pas à s'opposer au régime d'antan, bien au contraire. Son
père était un républicain convaincu, raison qui le poussa
à s'allier aux Césaricides durant la guerre civile (notons que
son grand-père maternel, le père de Livie, est mort
à
665. Arnault 1828, p. 15-16
666. Massie 1998, p. 282-283
195
Philippes, aux côtés de Brutus et
Cassius)667. L'hypothèse d'une pensée
républicaine chez Drusus, héritée de son père, a
été souvent défendue et avancée comme une cause
probable de sa mort précoce668. Enfin, au vu de son manque
affiché d'envie d'assumer la succession, alors que Livie l'y
encourageait, d'aucuns y verront la peur d'une mère qui a vu son premier
fils mourir pour ses prétendues valeurs républicaines et le
second risquer le même destin s'il ne peut renoncer à ce qu'elle
considère comme une pensée finie et contraire à ses
valeurs - certes, elle était Claudienne, mais elle était avant
tout la femme la plus influente du monde romain669.
Fidèle à la mémoire de son
père adoptif, Tibère aurait renoncé à contrecoeur
à son projet de restaurer la République et, tout au contraire,
l'aurait condamnée en prenant le contrôle du principat. La
succession d'Auguste dans la série The Caesars suit cette
logique. En premier lieu, Tibère reçoit les sénateurs pour
une réunion politique, cherchant à leur confier le pouvoir et
à ne pas s'élever au dessus d'eux, provoquant leur colère.
Sa seconde tentative consiste à proposer une division des tâches
entre le prince et le Sénat : nouveau refus. Enfin, il doit se
résoudre à accepter ce titre provisoire, ne se méprenant
pas sur le fait qu'il le gardera toute sa vie, en le présentant comme un
métier validé par le Sénat, non comme une
récompense qui le rendrait tout puissant. La postérité fit
de Tibère un hypocrite : ce refus du pouvoir n'était qu'une
manière de se faire désirer - son départ pour Rhodes en
était un précédent - et il n'attendait qu'une investiture
officielle pour que son pouvoir ne semble pas seulement un fait
héréditaire670.
Que le renoncement de Tibère soit un échec
personnel ou une volonté hypocrite de cacher ses ambitions, Tacite le
jugea comme une injure envers Rome. En perpétuant le principat, le
nouveau prince condamnait les valeurs romaines et causait la corruption du
pouvoir, perpétrée par ses successeurs belliqueux. Olive Kuntz
défend la mémoire de Tibère en nuançant cette
accusation : il a tenté d'ébranler la politique de succession
d'Auguste en redéfinissant, durant les premières réunions
sénatoriales, l'origine du pouvoir - un échec, mais une tentative
louable qui n'a pu être constatée à sa juste valeur par les
historiens de l'Antiquité, incapables d'en percevoir le courage
politique671.
Aux yeux de la postérité, les convictions
de Tibère passent pour une utopie désuète. Attaché
à un système politique déjà condamné, il
aurait été un politicien plus que correct s'il l'avait
défendu à l'époque où cela était possible,
mais était ici perdu dans une époque qui n'était pas
« la sienne ».
667. Roman 2001, p. 20
668. Laurentie 1862 I, p. 257-258
669. Grimal 1992, p. 64-65
670. Martin 2007, p. 242
671. Kuntz 2013, p. 16-17
196
Tibère resta toute sa vie un homme du temps
passé, au vocabulaire pédant et recherché, pensant comme
un consul d'autrefois, non comme le prince qu'il était en
apparence672.
b. La République corrompue
Car, Tibère semble l'avoir compris trop tard, non
seulement la République était morte, mais le principat devenait
une nécessité. C'est un propos que l'on retrouve souvent
explicité chez les auteurs du XVIIIe, dont les liens politiques avec
l'Empire (dans sa forme moderne) influencent la pensée. Mais il n'est
pas nouveau : c'est l'interprétation des textes anciens. Ainsi, Gascou
fait de Tacite, que l'on a souvent associé au républicanisme de
par les critiques qu'il prononce à l'encontre de Tibère, un
républicain comprenant la nécessité du principat : il ne
le souhaitait pas, mais sans principat, Rome n'aurait pas pu
survivre673. Suétone aurait, selon ce même auteur,
présenté la sévérité politique, lorsqu'elle
se faisait nécessaire, comme une pratique saine674. Ce
constat, rapporté à l'époque moderne, est prononcé
par Edward Beesly en 1878. L'Empire est un système politique
que
personne ne doit souhaiter mais qui, parfois, est la
solution aux problèmes politiques : En conclusion de cette
intervention, laissez moi vous dire que j'espère que personne ne partira
avec l'impression que, puisque j'approuve le gouvernement des Césars, je
suis favorable à l'impérialisme moderne. L'établissement
de l'empire romain était un grand pas en avant. C'était la seule
manière pour que cette civilisation ancienne puisse survivre. Ce fut un
bénéfice considérable pour 99% de la population.
L'impérialisme moderne est rétrograde. Il empêche la
liberté de la presse. Il refuse le droit aux réunions publiques.
Il encourage le militarisme. Dernièrement, il en revient à
l'hérédité, ce qui est irrévocablement
condamné par l'immortelle Révolution française. Ce n'est
pas aussi mauvais que le gouvernement d'une classe privilégiée.
Mais aucun gouvernement ne peut rejoindre les besoin de la
société moderne si il n'est, quelque soit sa forme,
républicain dans son esprit.675
Là où le principat devenait
nécessaire, c'est qu'en les faits, la République s'était
condamnée par sa corruption. Beesly demande à son audience de se
vider l'esprit de tout préjugé en faveur du gouvernement
républicain : car, depuis plusieurs générations, Rome
n'était plus républicaine. Si, en apparence, le pouvoir venait du
peuple, il était concentré dans les mains d'une classe
privilégiée, celle qui détenait les richesses et pouvait
acheter les assemblées en y nommant amis et famille. Cette oligarchie
devient pire que la dictature, dans le sens où un homme seul doit
oeuvrer avec prudence pour ne pas se retrouver isolé face à une
masse mécontente, tandis que cette action de groupe les met à
l'abri des révoltes et permet de régner dans
l'injustice676. Ainsi Roger Caratini fait
672. Storoni Mazzolani 1986, p. 127
673. Gascou 1984, p. 783
674. Gascou 1984, p. 744
675. Beesly 1878, p. 147-148
676. Ibid., p. 86-87
197
débattre deux hommes du peuple, Publius et
Nicias, le premier fervent républicain, le second plus nuancé, et
dans les faits plus réaliste, venant de proclamer que le principat
était une bénédiction :
- Pourquoi donc ? Nous vivons en république
depuis cinq siècles, et nous nous en sommes toujours bien
trouvés, que je sache, réplique Publius.
- C'est toi qui l'affirmes. Notre République
était celle des patriciens et des chevaliers, qui représentaient
à peine un dixième de la population romaine et qui avaient tous
les droits, la plèbe n'en ayant pratiquement aucun, sinon celui d'aller
se faire tuer pour elle en Gaule, en Orient ou en
Égypte.
- Elle avait le droit de voter, donc de gouverner
par l'entremise de ses élus, Nicias.
- Permets-moi de sourire, Publius : tu confonds Rome
et Athènes. Oui, les magistrats étaient élus par le
peuple, mais les lois étaient faites par les sénateurs, qui ne
l'étaient pas et qui étaient choisis par le censeur dans la
classe des patriciens : la République romaine appartenait aux riches et
aux puissants, et lorsque les Gracques,
puis César ont voulu y mettre le holà,
ils se sont fait assassiner par ceux du parti sénatorial... Belle
République, en vérité !
- Celle d'Auguste est une dictature
déguisée, Nicias, ce n'est pas mieux et j'ai envie de crier :
« Rome, ta liberté
fout le camp ! »
- Il y a deux choses plus importantes que la
liberté, dans une société, c'est l'égalité
et la loi : elles n'existaient pas au temps de la république
sénatoriale, dans laquelle un patricien et un plébéien ne
pesaient pas le même poids et où la loi était violée
impunément en permanence.677
C'est ce que le peuple attendait des premiers
Césars : la réformation d'une République aux valeurs
corrompues. César en était le premier défenseur, dans ses
prétentions à remédier aux privilèges
éhontés et, par l'instauration d'une apparente démocratie,
il souhaitait l'égalité entre les Romains libres678.
Le despote, quand bien même serait-il détestable, devient moins
tyrannique que l'élite corrompue, ce même aux yeux des ennemis du
pouvoir à sommet unique. Ainsi Jean de Strada, favorable à «
changer l'esclave en homme et les dieux en un Dieu » ne condamne
pas directement l'existence du tyran, car le tuer pourrait amener une pire
engeance au pouvoir679 :
HUMANUS Vieillards, vous conspiriez contre
Tibère, là, C'était pour ce Caïus. Contre
Caligula Ce sera donc pour Claude. Et si c'est contre Claude D'un monstre
plus hideux le trône s'échaffaude.680
c. Incapacité à passer le pouvoir
Ce n'est donc pas tant l'abandon du républicanisme
qui fait l'objet des critiques politiques envers
677. Caratini 2002, p. 54-55
678. Beesly 1878, p. 90
679. Strada 1866, p. 136
680. Ibid., p. 140
198
Tibère, mais l'échec de la pensée
qu'il voulait défendre. Devant l'incapacité de restaurer le
système politique ancestral et l'absence de partenaires pour l'aider
à assumer sa charge, Tibère ne pouvait devenir, aux yeux de la
postérité, qu'un tyran écoeuré681.
Dominé par l'héritage moral familial, incapable de s'adapter
à cette nouvelle époque, il était, dès le
départ, voué à échouer : personne ne pouvait
l'aider, l'adulation qu'il voulait réprimer était
accentuée chaque jour, ses réformes économiques
étaient perçues comme de l'avarice et du
mépris682. Son règne devient faillite, quelques soient
ses efforts pour s'affirmer683. Sans doute n'était-il pas
fait pour le principat, ni par nature, ni par éducation.
Dénué de la capacité de se faire apprécier, il
devait agir seul et subir le jugement implacable des Romains. Pour Kornemann,
c'est ce manque « d'auctoritas » qui a empêché
les successeurs d'Auguste, dénués de ce talent qu'on ne peut
avoir que de naissance, de s'affirmer en tant qu'héritier moraux - du
moins jusqu'à Vespasien ou Nerva dans une moindre mesure684.
Probablement Tibère était-il un bon administrateur et un bon
soldat, mais il n'était pas à sa place685: dans le
cadre d'une vieille monarchie bien ordonnée il aurait tenu son
rôle avec honneur ; mais les
difficiles missions qu'Auguste lui avait
laissées avec ses illusoires institutions républicaines, ainsi
que la malveillance du Sénat et les tensions intestines au sein de la
famille impériale, furent au-dessus de ses
forces.686
Pourtant, il tenta de déléguer le
pouvoir. En vain. Ce qu'il voulait obtenir, il ne put en percevoir qu'une
partie : il gouverna par le « laissez-faire », n'intervenant que
lorsque cela était nécessaire - lui valant une réputation
d'hypocrite quand il semblait donner le pouvoir au Sénat tout en le
gardant pour lui, se montrant à la fois frustré du manque
d'initiatives et de celles allant à l'encontre de ses
idées687. Allan Massie fait discourir Tibère au
lendemain de la mort d'Auguste, tentant de s'adresser à un Sénat
qui refuse de l'écouter :
Père conscrits, nous sommes tous ici les
héritiers de la glorieuse histoire de Rome, les enfants de la grande
République. Ma propre famille a, comme vous le savez tous,
joué un rôle majeur dans l'épanouissement de la grandeur
romaine. (...) Après les guerres civiles, [Auguste] a restauré
les institutions de la République. Il a porté les
frontières de l'Empire en des terres où les armes de Rome
étaient inconnues. Il a suivi le principe romain : épargner
l'humble et soumettre l'orgueilleux. Mais maintenant, mes chers
concitoyens, nous devons nous demander, non seulement où nous allons
pouvoir trouver son pareil, mais aussi, de façon plus urgente encore,
s'il est bon qu'un seul homme, n'ayant pas les qualités
suprêmes d'Auguste, doive disposer de la même étendue de
pouvoir. Je pense, pour ma part, que c'est une tâche qui nous
dépasse tous. Elle me dépasse certainement, quand à
moi. J'ai eu l'honneur, pendant ces dernières années, de partager
ce
681. Petit 1974, p. 84
682. Storoni Mazzolani 1986, p.
21-22
683. Roman 2001, p. 287-288
684. Kornemann 1962, p. 220
685. Maranon 1956, p. 178-179
686. Abraham F., Tiberius und Sejan,
wissenschaftliche Beilage zum Programm des Falk-Realgymnasiums zu Berlin,
Berlin : R. Gaertners Verlagsbuchhandlung, 1888, p. 18, in. David-de Palacio p.
71
687. Scarre 2012, p. 34-35
199
fardeau, et, croyez-moi, j'en connais le poids. Je
sais quelle besogne dure, exigeante et périlleuse représente
le gouvernement d'un Empire tel que celui de Rome. D'autre part, je vous
presse de vous demander s'il est convenable qu'un État comme le
nôtre, qui peut se reposer sur tant de personnages distingués,
doive remettre un tel pouvoir à un seule homme. Ne serait-il pas mieux,
Pères conscrits, de partager ce pouvoir entre un certain nombre
d'entre nous ?688
Devant l'incapacité de déléguer le
pouvoir, Tibère devait accepter sans conditions de devenir le prince de
Rome. Ses pensées républicaines n'avaient plus raison
d'être, et il devait assumer le rôle qu'on lui confiait et on ne
lui laissait pas le choix de refuser. Il ne s'agissait plus de choisir entre
République et Empire, la situation devenait « Tibère ou un
autre empereur ». Dans Les Mémoires de Tibère,
c'est Pison qui le pousse, avec ses mots, à accepter la charge
impériale : « tu dois attraper l'Empire par les couilles, mon
ami, sinon c'est un autre qui attrapera les tiennes, et cela te fera
très mal.689». Des années plus tard, il
s'est résigné et prévoit, chez Lucien Arnault, l'Empire au
plus républicain de ses proches, Galba :
La liberté qu'on veut sous le règne
d'un autre Sur notre ambition ne saurait l'emporter
Un trône plaît toujours à qui
peut y monter !690
Tibère, que les convictions dressaient contre la
tyrannie - il aurait pu être un ennemi de César s'il avait
vécu à son époque - en est devenu le symbole malgré
lui. C'est le « drame de son gouvernement691».
Barbara Levick défend ce propos : l'être façonné par
l'ascendance Claudienne, puis converti malgré lui aux aspirations
Juliennes a vécu toute sa vie dans l'espoir de prendre un jour une
retraite méritée après des années de travail pour
Rome. Mais entouré d'un peuple servile, insulté par ses ennemis
politiques, issus de sa propre famille, il s'enferme dans le mutisme et ne
trouve pas le repos. L'exil ne le sauve pas, tant les problèmes
l'entourent. Le malheur de Tibère, c'est de n'avoir jamais pu se
retirer692.
III - Un échec à relativiser
a. La base du principat
688. Massie 1998, p. 170-171
689. Ibid., p 169
690. Arnault 1828, p. 39-40
691. Kornemann 1962, p. 222
692. Voir ANNEXE 5
200
On ne peut décemment pas faire du règne de
Tibère un échec total. Au milieu des vices de cruauté qui
lui furent attribuées, de son incapacité à restaurer la
République de ses ancêtres et de la servilité du peuple
qu'il aurait inconsciemment encouragé, on trouve des points positifs
dans les actes de son règne. Ce que la postérité a
présenté comme un règne entièrement négatif
serait, en réalité, une transition difficile entre un principat
non défini légalement et un système politique nouveau qui
s'est perpétré pendant cinq siècles malgré de
nombreuses embûches, un échec relatif.
Si l'on fait du principat une solution pour redresser
Rome, incapable de maintenir son empire avec sa République vacillante,
on peut considérer l'action de Tibère comme un bon point de son
règne. Auguste, en devenant le prince, n'agissait qu'à la suite
d'événements particuliers, notamment de la guerre civile, et
n'avait pas légalement détruit la république ni
édifié l'empire. La tâche de l'affirmer revint à son
successeur, qui dut définir la légitimité de ce
régime pour en assurer la continuité. En proclamant l'empire,
Tibère a du sacrifier sa popularité, en résolvant une
« énigme » qu'Auguste avait maintenue
volontairement693.
Et si Tibère avait été aussi mauvais
qu'on le prétend, l'empire n'aurait pas pu lui survivre. Non seulement
le principat fut consolidé, mais il s'étendit sur plusieurs
siècles. Chargé d'une mission difficile, pour laquelle il n'aura
pas été ménagé par la postérité, il a
pu l'accomplir avec brio694. Cette victoire, en dépit des
obstacles dressés contre lui, fait office de conclusion à
l'ouvrage de John
Tarver, qui pourtant s'intitule Tiberius the tyrant
! : Même si l'on admettait les anecdotes sensationnelles qui se
sont accumulées autour de la retraite de Tibère à Capri,
il faudrait encore tenir compte de soixante-huit années d'une vie
exempte de tout vice et de tout crime, et consacrée surtout à
l'accomplissement laborieux des plus grands devoirs de la vie publique. Comme
général, comme homme d'état, Tibère se place, sinon
au premier rang, du moins à la première place du second, et son
mérite est d'autant plus grand que la vie publique lui
déplaisait, que le pouvoir n'avait pas d'attrait pour lui ; s'il
eût été libre de suivre ses inclinations, il aurait
vécu dans la retraite, occupé de littérature et de
science. Nous voyons en lui, en vérité, le plus beau type de
Romain, le meilleur exemple de ces qualités particulières par
lesquelles Rome s'éleva au rang de maîtresse du monde. Ce
n'était pas l'intelligence des Romains, ni leur tactique militaire qui
les rendaient aussi puissants, les Grecs était plus intelligents et
Hannibal était meilleur militaire que tout général romain,
c'était leur sens fort du devoir, leur dévotion à la
légalité, leur amour de l'ordre, leur ténacité dans
l'entreprise de grands projets, leur maîtrise de soi, leur honneur leur
ont permis de réussir là où les Grecs et les
Phéniciens avaient échoué avant eux, et où la Gaule
et les Teutons échouerait. Toutes ces qualités sont très
marquées chez Tibère : il est le sénateur romain
idéal, la réalisation de ce modèle légendaire qui
forme l'imagination des enfants romains. Il n'est pas Cicéron, le
brillant orateur, l'homme de lettres sympathique représentant le vrai
Romain, ni le pieux Caton, ni le génial César : il est tenace,
consciencieux, mais simplement Tibère, pas très enthousiaste, peu
brillant, dépourvu de motivation, horrible plus qu'aimable, mais assez
sage, assez tempéré et assez fort pour remplir
la
693. Zeller 1863, p. 36
694. Lyasse 2011, p. 222-223
201
tâche qui lui était
confiée.695
b. Les réformes de Tibère
Les Modernes sont revenus sur le règne de
Tibère pour en extraire des éléments le montrant comme un
précurseur du socialisme, alors porté par les thèses
marxistes à l'époque de la rédaction des études.
Ainsi rapporte t-on souvent l'histoire de Tibère sermonnant le
préfet d'Égypte qui lui rapporte plus d'impôts qu'il avait
été fixé, lui reprochant d'écorcher ses brebis au
lieu de les tondre696. Ce propos « digne sans doute d'une
autre bouche » selon Linguet, prouverait à la lui seul qu'on
juge Tibère avec trop de rigueur697. Heinrich Von Schoeler va
jusqu'à faire de son personnage un précurseur du marxisme,
vantant le prolétariat « tendant ses forces à
l'extrême pour tenir sa place au soleil » et auquel appartient
l'avenir s'il se rend un jour compte de sa puissance698.
Nous avons préalablement fait état de
son aide lors de l'effondrement de l'amphithéâtre de
Fidènes. Cette occurrence ne fut pas la seule, et l'on recense d'autres
occasions où Tibère se montra attentif aux besoin du peuple,
notamment lors d'un incendie sur l'Aventin, dans Rome même699.
Force est tout de même de constater que le prince s'est politiquement
plus soucié des provinces que de la capitale elle-même. La
postérité lui en a tenu rigueur, car c'est l'élite
romaine, essentiellement basée à Rome, qui l'a dépeint
dans les textes pour ce qu'il était à leurs yeux : un «
lâcheur ». Toutefois, ce sacrifice se fait au profit des peuples
« assujettis » de l'Empire, qui se trouvent dans une condition de
prospérité alors inégalée et inégalable
pendant plusieurs siècles. Ce qu'il économise en superflu,
notamment dans le domaine du divertissement (limitant le nombre de gladiateurs,
réduisant la paie des acteurs,...), il le réinvestit dans le soin
aux classes populaires, ce qu'il estime être le nécessaire de sa
fonction700. Pour l'historien moderne, il est déplorable
d'avoir obscurci la félicité des provinces, qui s'observe par les
sources archéologiques, par les témoignages enragés venus
de Rome, dénonçant un mépris aristocratique qui
était en réalité un souci d'égalité sociale
(si l'on peut se permettre un tel propos
anachronique)701.
Revenons un instant sur ces témoignages : ils
sont l'oeuvre de la haute société persécutée sous
son
695. Tarver 1902, p. 429-430
696. Scarre 2011, p. 34
697. Linguet 1777, p. 165
698. Schoeler H., Tiberius auf Capri, Leipzig :
Verlagsbuchhandlung, 1908, p. 223-224, in. David-de Palacio 2006, p.
120-121
699. Tarver 1902, p. 422
700. Zeller 1863, p. 43
701. Massie 1983, p. 107
202
règne, du moins le croit-elle. Mais si, comme
l'affirme Roger Vailland, « la tyrannie, comme l'amour, laisse
rarement au pur hasard de lui désigner des objets » - dans le
sens où le despote frappe ses rivaux, à commencer par sa famille
- tout individu ne s'élevant pas à sa condition, ou ne
s'élevait pas « au-dessus du commun » lui
était inoffensive. Et rien n'indique que le peuple silencieux aux yeux
de l'Histoire ait souffert du règne des Césars, qui plus est d'un
tel prince attentif à ses besoins702.
L'historien moderne reviendra aussi sur l'étude
économique du règne de Tibère. A la lecture de
Suétone, Tibère passe pour avare : « Parcimonieux et
avare, il ne donne jamais de traitement aux compagnons de ses voyages ou de ses
expéditions, mais se contenta de subvenir à leur entretien ; une
fois seulement il leur fit une libéralité, aux frais de son
beau-père (...) les appelant non des amis, mais des
Grecs703 » (Yves Roman nous explique que les Grecs
étaient préjugés roublards et menteurs, tout comme devait
l'être les amis envieux et le Tibère que se représentait
l'auteur704). Pourtant, ce qui passe pour de l'avarice
peut-être réinvesti comme un argument réhabilitant
Tibère : cela serait de la prudence et de l'économie. Ainsi
peut-être interprétée sa vie de tous les jours. Gregorio
Maranon nous rapporte l'anecdote des tables de bois : le prince, pourtant
riche, mangeait sur une table en bois ordinaire, tandis que d'autres
personnages illustres et financièrement moins aisés - tels
Asinius Gallus ou Cicéron - vantaient d'avoir payé un million de
sesterce pour les leurs, taillées dans des bois
précieux705. Même souci dans ses repas de restes :
pourquoi faire des repas somptueux si l'on laisse des vivres destinés
à être jetées ? Le bilan économique de son
règne est sans appel : il laisse 2,7 milliards de sesterces en
héritage... une somme que Caligula aura dilapidé en quelques
mois.
Enfin, on loue sa prudence militaire. Fidèle
à la politique voulue par Auguste, il consolida les frontières
sans prétendre à les étendre. Ernest Kornemann estime
qu'après le premier prince de Rome, seuls deux hommes d'État ont
su suivre ses directives et agir pour le bien de l'Empire : Tibère et
Sénèque - et, dans une moindre mesure, Domitien et
Trajan706. Et malgré les mutineries de 14, qu'il pense dues
à la crise politique plus qu'à une haine personnelle, Edward
Beesly fait de Tibère un militaire exceptionnel et loué par ses
troupes. De son oeil de moderne, il le compare à Wellington, invaincu et
aussi apprécié des soldats, se souciant moins de ce que l'on
dirait de ses
702. Vailland 1967, p. 203-204
703. Suétone, Tibère,
XLVI.
704. Roman 2001, p. 53
705. Maranon 1956, p. 178
706. Kornemann 1962, p. 218-219
203
directives que de l'approbation morale de sa propre
conscience707. Ce propos apparaît dans un
paragraphe antérieur, où l'auteur fait
parler les soldats admiratifs : A Rome, il est fort probable qu'il
n'était pas populaire, là où sa froideur et sa
moralité austère étaient une perpétuelle
protestation contre la frivolité et la dissipation. Mais ses soldats le
comprenaient mieux. Probablement, comme Guillaume III, était-il meilleur
au camp qu'à la ville. La réception que lui fit son armée
sur le Rhin, à son retour après dix ans d'absence, telle que la
décrit un témoin oculaire, nous rappelle le retour de
Napoléon sur l'Elbe, ou l'arrivée de Nelson dans la flotte
britannique à Trafalgar. Le vétérans criaient de joie. Ils
se pressaient autour de lui pour lui serrer la main. « Est-ce que nos yeux
vous voient à nouveau, mon général ? », « J'ai
servi sous vos ordres en Arménie, général. », «
Vous rappelez vous de moi, dans le Tyrol ? », « Vous m'avez
décoré lors de la campagne en Bavière, mon
général », ou « en Hongrie » ou « en Germanie
».708
c. L'heure du bilan
L'échec politique du successeur d'Auguste est donc
bien plus relatif que ne le laisse paraître la postérité.
Il était impossible, même pour le plus doué des hommes, de
faire tomber seul cette monarchie déguisée et Tibère agit
du mieux qu'il le put, arrivant même à soutenir certaines actions
politiques courageuses qui furent longtemps perdues à la
postérité. Il n'a pu revenir à la République, mais
régna en prince juste, mêlant ses origines aristocratiques aux
revendications populaires jugées
nécessaires709.
Ainsi Roger Caratini ose nommer un chapitre de son
ouvrage, celui consacré aux premières années du
règne de Tibère seul « le bon prince ». Durant
les six premières années de son règne, ou du moins
jusqu'à la mort de Germanicus, signant le début de ses ennuis, il
sut se montrer respectueux des institutions romaines tout en les remaniant pour
légitimer le principat. Adepte de modération, intelligent, il ne
lui manquait que l'affection pour devenir l'égal de
Germanicus710. C'est ce bon prince que le peuple a injustement voulu
jeter au Tibre, tandis que les soldats transportaient dignement le corps de
celui qu'ils voyaient encore comme un grand guerrier711.
707. Beesly 1878, p. 112
708. Ibid., p. 105
709. Syme 1958, p. 427-428
710. Caratini 2002, p. 182
711. Ibid., p. 280
204
CHAPITRE 6 -
HUMANISER TIBERE PAR LA
PSYCHOLOGIE
La tendresse se glisse en vous insidieusement,
comme la brise du soir venue de la mer envahit mon jardin. C'est un
sentiment que je n'ai pas connu souvent ; pour Vipsania, lorsqu'elle me
regardait avec un visage que la joie ou la compassion rendaient soudain beau
; pour Julie, lorsqu'elle reposait avec notre fils dans les bras ; pour
Drusus lorsque j'accompagnais son corps en cette longue marche vers le
mausolée ; pour le jeune Ségeste comme je le tenais entre mes
bras, le protégeant du monde. Dans chaque cas, me semble-t-il, ce
sentiment de tendresse survenait comme une sorte de protestation contre la
cruauté et l'absurdité de la vie. Tout être raisonnable
connaît le caractère amer et brutal de la vie humaine et sait
que toute notre culture méticuleusement acquise ne représente
guère plus que des morceaux de remparts édifiés contre la
réalité de l'existence, contre - pour utiliser une formule -
son impitoyable nihilisme. Les dieux raillent nos pauvres efforts ou y
restent indifférents. C'est pourquoi nos coeurs vont plus facilement
vers ceux qui se trouvent vaincus dans leur lutte contre le sort, car nous
discernons dans leur défaite une vérité ultime de la
vie à laquelle nous sommes condamnés.
[ Allan MASSIE - Les Mémoires de Tibère
]
205
A - Les femmes de la vie de Tibère
Pour comprendre Tibère, il est
nécessaire d'en référer à la psychologie. Cherchant
à démontrer que son ressentiment était le résultat
de ses peines, les Modernes se sont attachés à décrire les
rapports humains du prince - en particulier avec les « femmes de sa vie
», c'est-à-dire avec les deux femmes qu'il a épousé
et, avant elles, avec sa propre mère.
I - Vipsania, l'épouse tant aimée
a. Le mariage
Le personnage de Vipsania est souvent utilisé
pour témoigner de la tristesse de Tibère. Présentée
comme l'amour de sa vie, elle lui fut enlevée par la volonté
d'Auguste et, au nom de la raison d'État, Tibère avait dû
sacrifier son amour. Mais il faut revenir à l'Histoire pour ne pas
tomber dans un sentimentalisme dénué de toute portée
documentaire.
Tout d'abord, comme tout mariage contracté dans
la haute société romaine, il fallait moins y voir un amour
immédiat qu'une alliance politique entre deux familles. Ici, il
permettait d'associer les Vipsaniens, dont Agrippa était le
représentant le plus illustre, aux Claudiens. Chacun y voyait une
opportunité : Tibère se rapprochait du centre du pouvoir en
devenant le gendre de l'homme de confiance du prince, tandis qu'Agrippa, qui ne
bénéficiait pas de droits illustres à la naissance, avait
la promesse de voir ses petits-enfants être les descendants d'une famille
de droit ancien712. Mais dès lors qu'Agrippa est mort,
Vipsania n'avait plus de valeur politique. Désormais, Tibère
était marié à une femme dénuée d'illustre
naissance, représentante d'une famille désormais inutile (Agrippa
a eu, entre temps, trois fils de Julie, descendants légitimes et directs
d'Auguste). Il lui fut donc demandé de divorcer pour épouser la
fille du prince, désormais veuve, afin d'être associé aux
Juliens713. Vipsania avait probablement été
préparée à cette décision et se remaria bien vite
à Asinius Gallus, membre du milieu sénatorial, contractant ainsi
une union - certes moins glorieuse que la première - mais bien au dessus
des prétentions d'une fille de chevalier714. A.-F. Villemain
élude la question du divorce : Il avait épousé
Agrippine, petite-fille de Pomponius Atticus , l'ami de Cicéron ; mais
quoiqu'il l'aimât et
qu'il en eût un fils , il la répudia
dans la suite, pour s'attacher de plus près à la maison des
Césars, en épousant Julie ,
712. Levick 1999, p. 8
713. Massie 1983, p. 94
714. Tarver 1902, p. 181
206
fille d'Auguste.715
Le mariage que Tibère a regretté par la
suite n'était donc pas une union d'amour, du moins dans les premier
temps. Tout d'abord, il faut s'imaginer qu'ils étaient fiancés
dès l'enfance, par leurs familles, avant même d'avoir pu se
connaître. Roger Caratini fait ainsi parler Tibère, de retour de
campagne, d'une manière bien peu romantique :
Vipsania... ! J'avais neuf ou dix ans, à
l'époque... J'ai souvent pensé à cette petite
fiancée quand j'étais en Arménie. Elle doit avoir quatorze
ans passés, maintenant : elle est donc nubile ou sur le point de
l'être : il est temps que je
l'épouse716.
Les premiers temps du mariage, dans la fiction, ne
sont guère plus heureux. Dans les Mémoires de
Tibère, le futur prince ne ressent aucun chaleur ni enthousiasme
pour cette jeune femme à la « chaste pudeur », à qui il
n'a rien à dire. Sa frustration est accentuée par la soumission
dont elle fait preuve au lit, en opposition avec Julie, qui était son
amante durant l'adolescence. Il ne ressent pour Vipsania que de la pitié
en la voyant pleurer, sachant qu'il ne peut pas la consoler717. Dans
les Dames du Palatin, c'est du point de vue de la jeune femme qu'est
conté le malheur : elle renonce à sa passion de fillette pour les
bellâtres blonds en épousant ce brun austère. Qui plus est,
il est « si rapide à prendre son plaisir que, pour sa part,
elle n'en éprouvait guère ». Mais elle s'estime tout de
même heureuse de ce mari qui ne tire pas arrogance de sa naissance et lui
témoigne d'attentions718.
La naissance de leur enfant, Drusus, aurait permis au
couple d'accéder au bonheur. Ainsi, dans le roman de Massie, les plus
belles années de la vie de Tibère sont celles de son mariage, du
contact avec son fils et de ses campagnes aux côtés de son
frère719. Une période qui, dans cette fiction, prend
fin à la mort d'Agrippa, même s'il ne le sait pas encore et qu'il
est plus ému par la lettre de sa femme (où elle lui
révèle que le mourant a remis ses espoirs en Tibère avant
de les quitter) que prévoyant d'un malheur imminent720. Ce
bonheur apparaît dans la pièce de Francis Adams, lorsque
Tibère avoue son amour à sa femme, ignorant que quelques heures
plus tard leur mariage serait brisé :
Nous nous sommes mariés. Tu fus patiente,
calme et douce : Aussi calme et patiente que tu es douce. Douce femme,
grandissant inaperçue autour de moi, comme la vigne Se forme autour
des ormes et des vertes feuilles en guirlande
715. Villemain 1849, p. 61
716. Caratini 2002, p. 68
717. Massie 1998, p. 52
718. Franceschini 2000, p. 36-37
719. Massie 1998, p. 66-67
720. Ibid., p. 67
207
Millésime du fruit violet de
l'amour.
Je me suis éveillé. Ici, en mon doux
foyer Avec toi et notre fils, serrés autour de
moi.721
b. L'odieux divorce
Au jour de la mort d'Agrippa, celui-ci laissait une
veuve et deux fils (bientôt trois) trop jeunes pour prendre la succession
de leur grand-père. Il fallait donc trouver au plus vite un époux
convenable à Julie, et un père de substitution pour les Princes.
Le choix fut porté sur Tibère, qui était le parent le plus
proche, et évitait de faire entrer des étrangers dans la famille
(Agrippa, de par sa longue relation avec Auguste, devait être
considéré comme une exception à la règle). Les
Modernes, de par l'évolution de la vision du mariage, trouvent souvent
l'acte odieux. Ainsi, Beesly rappelle que Julie était la femme
d'Agrippa, donc du beau-père de Tibère, et que le futur prince
épousait ainsi sa belle-mère, faisant de ce mariage un acte
« non incestueux, mais ayant quelque chose de
révoltant722».
Laurentie se montre plus exclamatif encore : A la
mort d'Agrippa, la maison d'Auguste commença à se troubler.
Tibère avait épousé Vipsania, sa fille ; il la
répudia pour épouser Julia, sa veuve, cette fille d'Auguste, dont
la vie était déjà souillée de vices : telle
était la sainteté des mariages723 .
On fait de cet acte odieux un paiement de la filiation
de Tibère : s'il veut prétendre à ses droits, il doit
sacrifier son amour724. Le propos est souvent utilisé dans la
fiction, afin de démontrer toute la tragédie de la vie de
Tibère. Dans la tragédie de Francis Adams, il se charge lui
même d'annoncer la nouvelle à sa femme :
Tibère Je te prie de ne rien
craindre. Donne moi ta main, je te prie de ne rien craindre... Vipsania,
en ce lieu nos chemins se séparent Rien ne peut y changer, l'on doit
se séparer. (...)
721. Adams, p. 33 :
If I had any love, or knew of it.
It was for him, my brother, this brave
Drusus,
The hero and the glory of our house
!
We married. Thou wert patient, quiet,
sweet:
So quiet and so patient that thy
sweetness.
Sweet wife, grew round me unobserved, as
vines
Twine round the elms, and the green
garlandleaves
Bore vintage of the purple fruit of
love.
Ere I awakened. This, my gentle
home
With thee and with our boy, clasped me all
round.
722. Beesly 1878, p. 94
723. Laurentie 1862 I, p. 252
724. Zeller 1863, p. 37
208
Vipsania Qu'ai-je fait
? Tibère Oh, par les dieux, je dis Rien ! Je demande,
je te prie De l'accepter. Le destin est trop fort. Écoute. Je suis
l'élu de l'empereur Pour former et guider ses petit-fils vers sa
place Et, si ils doivent mourir Moi, je suis celui qui devra assumer les
devoirs De Jules et d'Auguste. Pour ce faire Il le demande - le destin le
demande - Rome et le monde entier le demande J'épouse
Julie.725
Dans Les Dames du Palatin, c'est la
colère de Vipsania qui prédomine. En apprenant la nouvelle, elle
s'évanouit et, à son réveil, fait venir un esclave
grammairien pour écrire une lettre insultante à Julie, l'accusant
d'avoir séduit son mari par la magie726. Enfin, dans les
Mémoires de Tibère, Tibère ne trouve pas le
courage de le dire de vive voix à sa femme, qui lui écrit une
lettre de consolation où elle ne peut pas cacher sa propre tristesse
:
Cher mari, C'est le coeur gros que je
t'écris pour la dernière fois. Je ne te blâme pas, car je
comprends que tu es toi aussi une victime, et que tu vas toi aussi souffrir.
Je le crois parce que je suis convaincue de l'amour que tu me portes. Et je ne
te reproche même pas, mon cher Tibère, de ne pas avoir eu le
courage de m'annoncer toi-même la nouvelle. Je t'imagine
725. Adams 1894, p. 55-56 :
Tiberius.
I pray thee do not fear.
Give me thy hand. I pray thee do not fear. . .
.
Vipsania, at this place our pathways
sever.
No man that lives can change it. We must
part.
(...)
Vipsania.
What have I done ?
Tiberius.
O by the gods, I say
Nothing ! I ask, I do beseech of
thee
To hold it in this way. Fate is too
strong.
Listen. I am the Emperor's elect
To mould and guide his grandsons to his
place.
And, should they die,
I, I am he who must fulfil the
deeds
Of Julius and Augustus. For this
end
He wills--Fate wills--Rome and the
whole
world will
I marry Julia.
726. Franceschini 2000, p. 239
209
t'élevant contre le fait de devoir accomplir
cette obligation alors que tu n'avais pas désiré la chose. C'est
la pensée que n'as pas désiré cela qui me permet de
supporter ma peine. Ma vie, elle, est presque finie maintenant, à ce
que je sens, et je n'existe plus que pour notre fils. Cependant, on a
laissé entendre - bien sûr - que je pourrais recevoir
compensation sous la forme d'un nouveau et honorable mariage. Je ne
le désire pas, mais comme je ne désire pas non plus ce qui est
sur le point de m'arriver, ce qui m'est déjà arrivé, en
fait, il est hors de doute que je vais me soumettre. Durant toute mon
éducation, on m'a appris à faire mon devoir, et cette nouvelle
entreprise me sera présentée comme un devoir. J'hésite
à écrire plus longuement, de peur de trahir mes
sentiments. (...) Vois en moi, mon cher Tibère, ta toujours
dévouée et aimante... mais je ne sais plus comment me
qualifier...727
Toutefois, Tibère ne pouvait pas se dresser
contre l'idée de ce mariage. Ce faisant, il se serait opposé aux
ordres du prince, un acte aussi courageux qu'inconsidéré (nous
avons vu les conséquences de son exil à Rhodes). Pour Gregorio
Maranon, c'est de l'initiative de Livie que ce divorce avait été
prononcé, afin de justifier sa propre séparation du père
de Tibère, ainsi que pour entraîner son fils au ressentiment qui
devait le conduire au principat728.
Dans les Dames du Palatin, la nouvelle du
divorce est l'objet d'une dispute entre Tibère et les commanditaires de
l'ordre : Auguste et Livie. Mais malgré toutes les tentatives de
s'opposer à cette idée, le futur prince est impuissant
:
- Tu ne mourras pas avant de nombreuses
années, rétorqua Tibère, sans plus bégayer. Tu
passeras les quatre-vingts ans.
Il avait l'air si sûr de ce qu'il
avançait qu'Auguste le fixa, interloqué.
- Comment le sais-tu ?
- J'ai quelques notions d'astrologie. Ton
thème est celui d'un homme qui vivra très
longtemps.
- Que les dieux t'entendent ! Mais enfin, même
si je ne dois pas mourir de sitôt, il faut que je prenne
quelques
précautions. Ce mariage est
nécessaire. Ne t'inquiète surtout pas pour Vipsania, je la
traiterai comme ma
propre fille. J'envisage de lui donner
Cornélius Gallus, le fils unique de Pollion. Il héritera un jour
de la plus
grosse fortune de Rome.
- Ce n'est ni l'argent ni le fils de Pollion
qu'elle aime, c'est moi.
(...)
- Nous savons combien vous vous appréciez,
Vipsania et toi, dit [Livie], apaisante. Nous mesurons le
sacrifice
qui vous est demandé. Je suis certaine que tu
en es capable, Tibère, et que tu ne feras pas passer
égoïstement
ton bonheur avant ton devoir.
- Personne ne nous séparera,
répliqua-t-il sans même regarder sa mère.
Auguste pâlit et frappa du poing sur la
table.
- Trêve d'enfantillages : Rome passe avant vos
gamineries. Je suis seul juge des intérêts de l'État. Tu
épouseras
727. Massie 1998, p. 82-83
728. Maranon 1956, p. 38-39. L'auteur sous-titre le
chapitre consacré à Vipsania « History repeats itself
»
210
Julie avant de rejoindre ton poste en Illyrie. -
Non.
- Je t'en ai prié en tant que parent et ami et
tu as refusé en tant que tel. Très bien. Je t'en donne donc
l'ordre par la vertu de mon imperium. Tu peux
disposer.729
A l'idée de quitter Vipsania et de la laisser
à un autre homme, Tibère a du ressentir une grande colère.
Dans le même roman, il témoigne de sa rage à Livie
en l'accusant de les avoir vendus, elle qui n'avait pas hésité
à détruire son père et n'avait jamais aimé
personne. Trop énervé pour rester en sa présence, il
quitta la pièce en crachant sur une statue et en condamnant sa
mère : si les dieux lui ont refusé d'avoir un enfant d'Auguste,
c'est pour la punir de ses crimes730. Julie, compatissante, lui
propose un mariage d'apparat, ou il serait encore capable de voir Vipsania sans
qu'elle en prenne ombrage, mais il s'y refuse : dès lors que le mariage
est prononcé, Julie est son épouse, et la tromper serait
contraire à ses valeurs. Elle doit renoncer à son idée,
craignant d'ébranler le bloc de certitudes qu'elle voit en son nouveau
mari :
- Dès lors que nous sommes mariés,
que ce soit de gré ou de force, tu seras mon épouse. Nous aurons
les droits et les devoirs de tout couple légitime.
- Mais tu n'as pas besoin de rompre avec elle !
protesta Julie. Tu pourras la voir autant que tu le voudras
sans
que j'en prenne ombrage.
- Je ne la reverrai pas, dussions-nous en mourir
de douleur ! Ce serait inconvenant ! A la guerre, on peut être
tué, mais on a pas le droit de perdre
l'honneur.731
Enfin notons dans les représentations de cette
colère le récit des Mémoires de Tibère.
Ici, la rage est telle qu'il quitte sa maison pour payer une prostituée,
canalisant sa rage dans la sexualité bestiale, la prenant «
comme une chèvre, contre le mur », une attitude contraire
à ses valeurs morales, démontrant de l'état de
colère et de tristesse dans lequel il est plongé.
Considérant que plus rien n'a de valeur dans son monde, il paie dix fois
le tarif de la « louve » et, pendant deux jours, il ne quitte plus sa
chambre, passant son temps à s'enivrer et prétexter une maladie
pour pleurer seul732.
Nous l'aurons remarqué, par l'abondance de
citations de fictions : le divorce de Tibère a été un
motif d'écriture, plus encore que ses crimes. Peut-être est-ce car
le propos est compréhensible de tous : rares sont ceux à avoir
tué, nombreux sont ceux à avoir eu un chagrin d'amour. Celui de
Tibère combine toutes les caractéristiques les plus douloureuses
: un amour partagé, mais platonique, destiné à être
brisé par le destin et la méchanceté d'autrui. Quand bien
même l'on déteste le prince,
729. Franceschini 2000, p. 234-235
730. Franceschini 2000, p. 235-236
731. Ibid., p. 240-242
732. Massie 1998, p. 81-82
211
on ne peut lui souhaiter un tel malheur, et l'on
compatit à sa peine. On retrouve l'écho de ce divorce dans
d'autres personnages, en témoigne la pièce de Campan, où
Séjan doit avouer à sa femme Émilie qu'il la quitte pour
Livie, sur ordre du prince :
SEJAN Si je crains ! EMILIE Et
qui ? SEJAN Vous. Oui, vous, dont si long-temps
j'éprouvai la tendresse, Vous que j'aimai toujours, que j'aimerai
sans cesse, Vous de qui la douleur saura me déchirer Et je
crains... EMILIE Achevez. SEJAN Il faut nous
séparer. Le prince me l'ordonne et je vous
répudie733.
c. Une lecture heureuse du divorce : Der Tempel des
Janus (1698)
Il est bien difficile de faire une lecture heureuse de
cet événement, si ce n'est en louant le destin qui sépare
la femme vertueuse de son mari, qui doit devenir un tyran. Pourtant, certains
auteurs s'y sont essayé. C'est ainsi le propos de l'opéra Der
Tempel des Janus734 (composition de Reinhard Keiser et livret
de Christian Heinrich Postel), présenté pour la première
fois en 1698. Avant d'en venir au propos, il nous faut digresser sur celui-ci,
tant il livre également des informations sur l'utilisation politique de
Rome à l'aube du XVIIIe siècle.
Il commémore la paix de Ryswick, qui met fin
à la guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688-1697), opposant la Ligue
(Provinces-Unies, Angleterre, Saint-Empire, Savoie, Espagne, Portugal et
Écosse - ainsi que la Suède jusqu'en 1691) à l'alliance de
la France, des Ottomans et des Jacobites, se battant pour la
propriété de provinces au nord-ouest de l'Europe. La maison
autrichienne, sous laquelle est composé cet opéra, perd plus
qu'elle ne gagne dans cette guerre (elle doit céder des provinces
à la France), mais elle célèbre la paix et la reprise du
commerce, désormais florissant.
733. Campan 1847, p. 15
734. Ou Der Bey dem allgemeinen Welt-Friede von dem
grossen Augustus geschlossene Tempel des Janus, ou Augustus
C'est ainsi qu'est offert le parallèle à
Rome, à travers l'image du temple de Janus, qui n'était ouvert
qu'en temps de guerre et qui, en temps de paix, montrait porte close. Cet
opéra comporte trois actes :
- Acte 1 : Auguste et Livie veulent nommer
Tibère comme successeur à l'Empire. Pour ce faire, il doit
épouser Julie, alors qu'il est déjà fiancé avec
Agrippine (Vipsania), qu'il aime profondément. Pendant ce temps, le
jeune général Valérius vient avertir le prince que les
Parthes ont décidé de faire la paix avec Rome, et que le temple
de Janus peut à nouveau être fermé.
Bénéficiant d'une faveur pour ses efforts, Valérius veut
demander la main d'Agrippine, mais Livie s'inquiète de la
réaction de son fils. Elle demande alors à un affranchi,
Philanax, d'enlever Agrippine afin de faire croire à sa mort et
décider Tibère à épouser Julie.
- Acte 2 : Rome est mise en parallèle avec la
maison autrichienne moderne, l'une comme l'autre se félicitant du retour
de la paix. Livie fait croire à son fils qu'Agrippine s'est noyée
dans le Tibre, tandis que celle-ci est conduite en prison - sur l'ordre de
Tibère, lui fait on croire.
- Acte 3 : Tibère pleure sa fiancée et
Philanax ne peut supporter de mentir : il libère Agrippine et les amants
se réconcilient. Alors que le temple doit être fermé et
qu'on attend de pouvoir marier Tibère et Julie, Livie fait un aveu
à son fils. Sa soeur, la femme d'Agrippa, était stérile
et, pour lui assurer une descendance, Livie lui avait confié un de ses
enfants. En réalité, Tibère et Agrippine sont jumeaux.
Leurs fiançailles n'ont donc plus de sens, et chacun peut contracter un
mariage heureux : Tibère avec Julie et Agrippine avec Valérius.
La scène finale est une allégorie de la maison
d'Autriche.
Ici, au contraire de beaucoup de pièces et
fictions sur Tibère, la fin est heureuse. Le point tragique étant
l'amour de Tibère et Agrippine, rendu impossible mais acceptable pour
les deux personnages lorsqu'ils apprennent qu'ils sont jumeaux. Chacun
contracte un mariage heureux, Tibère devient le successeur de l'homme le
plus puissant au monde, Agrippine épouse son fidèle
prétendant. Rome est en paix après une longue guerre contre les
Parthes. La morale est sauve et la vie est belle. Si le propos n'a aucune base
historique et que la fin prête à sourire, il s'agit d'une des
rares - si ce n'est la seule - occasion de présenter la
séparation comme un acte heureux.
d. Une blessure indélébile
212
Cette séparation a, semble-t-il, laissé une
blessure indélébile en Tibère. Un jour, il aperçut
Vipsania
213
dans les rues de Rome et l'on remarqua son
émotion735. Auguste fit donc en sorte qu'une telle rencontre
ne se renouvelle pas. Pour Charles Beulé, toutefois, il s'agissait d'une
réaction sensuelle,
non d'une marque d'amour : ce ne sont point des
larmes qui jaillissent des yeux de Tibère à la vue de la compagne
de sa jeunesse; il n'éprouve ni douleur ni regret; ses yeux s'enflent,
Se tendent, s'enflamment. Les sens parlent donc seuls ; c'est le cheval qui
hennit devant une belle cavale.736
Malgré le temps qui passe, Tibère n'a
jamais pu oublier Vipsania. Dans Poison et Volupté, alors que
le récit commence plusieurs décennies après leur divorce,
le personnage apparaît encore dans les conversations. Ainsi, Antonia se
refuse de prononcer le nom de Vipsania en présence du prince, tant elle
sait que la blessure lui est douloureuse737. Drusus ne pardonne
jamais à son père de les avoir abandonné à ses
ambitions : il avait alors cinq ans et n'a plus vu son père pendant des
années, celui-ci se refusant même à lui écrire de
Rhodes. Tibère, qui reprochait quelques instants plus tôt à
son fils de passer trop de temps avec les gladiateurs comprend qu'ils lui sont
des pères de substitution et exprime son regret738. Enfin,
quand Livie lit les lettres d'Auguste, dépréciant Tibère,
il reste impassible devant les critiques et les insultes mais ne peut
qu'accuser le coup lorsque Livie lui lit :
Ce pauvre Tibère déteste tout le monde.
Il est l'ennemi du genre humain. » Et encore ceci : « Dans le drame
que nous inflige l'impudicité de Julie, Tibère porte une
écrasante responsabilité. Sans sa passion pour la sotte Vipsania
qui se moquait d'ailleurs de lui, il aurait pu s'attacher à ma famille
ou, du moins, mieux la surveiller.739
Dans la série Moi Claude, empereur, il
déteste Julie, qu'il a été forcé d'épouser,
et regrette Vipsania. Il va la voir, bien qu'elle lui demande de s'en aller.
Tibère menace de la tuer pour ne pas la perdre quand il apprend qu'elle
va se remarier et pleure sur ses genoux en proposant de se trancher ensemble
les veines afin de ne plus être séparés. Auguste est
furieux en apprenant la rencontre, sermonnant Tibère qui, selon lui, a
déshonoré sa fille. Il le menace alors : il a mâté
Marc Antoine par le passé, quand il avait abandonné sa soeur
Octavie, et celui-ci était deux fois plus fort que Tibère.
L'accusé reste silencieux, craignant cette colère, ne prenant la
parole que pour menacer de quitter Rome. Auguste finit par l'encourager
à aller voir des putains, mais en aucun cas Vipsania.
Julie se moque de sa rivale en présence d'Antonia,
la qualifiant de squelette, de haricot et plaisantant de sa maigreur en disant
que Tibère devait longtemps la chercher dans le lit. Elle sous-entend
aussi qu'il est impuissant et qu'il aimait sans doute voir sa femme de dos,
propos qu'elle se refuse de développer, malgré l'insistance
d'Antonia, sous-entendant que Vipsania avait le corps d'un
735. Suétone, Tibère,
VII.
736. Beulé 1868, p. 100
737. Franceschini 2001, p. 29
738. Ibid., p. 81
739. Ibid., p. 51
214
jeune homme. Plus tard, Julie tente de séduire
Tibère qui, de rage, la repousse en la nommant « grosse vache
saoule ». Il menace de la frapper quand elle commence à l'accuser
d'homosexualité (Tibère a des goûts
spéciaux) et qu'elle révèle avoir couché avec
un esclave, mais il retient son geste. Mais, quand elle insulte Vipsania, il ne
peut se retenir de la frapper avec toute sa force. Ce personnage, au contraire
de la première épouse de Tibère, est souvent
décrié. C'est le propos que nous allons désormais
détailler.
II - Julie, l'épouse indésirable
a. L'objet politique
Le mariage de Tibère avec Julie reposait sur
des motifs politiques. Si cela était déjà le cas pour
l'union avec Vipsania, cette fois, la promotion sociale profite plus au mari
qu'à la femme. Si Tibère a mal vécu cette période,
on ne peut nier qu'elle favorisait sa position : en devenant le mari de la
fille du prince, il en devenait l'héritier à titre
précaire - le temps que les petits-enfants d'Auguste prennent la toge
virile et gagnent de l'expérience. Ainsi les détracteurs de
Tibère refusent de plaindre celui qui profitait de la situation et
servait son ambition dans ce mariage honteux. Pour Lenain de Tillemont, «
jamais homme ne sceut mieux vaincre toutes les passions par la passion de
son interêt740», et pour Rolland, «
l'ambition néanmoins l'emporta sur tout autre sentiment. Il
répudia une femme chérie, pour en prendre une, qui n'étoit
digne que de son mépris et de sa haine, mais qui lui frayoit le chemin
à l'Empire.741»
Mais si la position de fille d'Auguste offrait des
privilèges à Julie par rapport aux femmes de moindre naissance,
elle la condamnait à être un objet politique, un moyen de signer
des alliances dans une monarchie héréditaire où le prince
n'avait pas d'héritier mâle. Faute de fils, Auguste devait passer
par le mariage de sa fille pour trouver un successeur légitime. Et
à la mort d'Agrippa, quand bien même il avait deux petits-enfants
de son sang, il se devait d'avoir un membre de la famille proche pour soutenir
son action. Ainsi Julie fut sacrifiée à la raison d'État.
Barbara Levick l'affirme au moyen d'une législation d'époque : il
fallait un certain temps de veuvage avant qu'une femme puisse se marier
à nouveau et, dans le cas de Julie, le mariage fut contracté au
plus tôt - juste le temps d'honorer la loi et d'éviter toute
confusion quand à la paternité de l'enfant posthume
740. Lenain de Tillemont 1732, p.
23
741. Rolland 2014, p. 118-119
215
d'Agrippa742. Et si l'on s'intéresse
souvent plus à Tibère qu'à son épouse dans cette
union, il est probable que Julie n'était pas plus heureuse de ce
mariage. Ainsi Maria Siliato la présente dans une grande colère,
s'opposant pour la première fois à son père en criant
qu'on se servait d'elle sans lui demander son accord et qu'on la liait à
un odieux personnage, le fils de son haïssable belle-mère.
D'ailleurs, elle pense que son père ne l'a jamais aimée, en
témoignait le manque de tact dont il fit preuve à l'égard
de sa mère Scribonie, ne considérant Julie que comme le fruit
d'une union politique sans passion743.
Le propos est basé sur un
précédent historique attesté. En effet, Auguste
s'était marié à Scribonie pour le poids politique que
possédait sa famille (elle était liée à
Pompée). Dès lors que Sextus devint son ennemi et que sa
situation personnelle était assez aisée pour se passer d'elle, il
la répudia sans ménagements, attendant juste qu'elle donne
naissance à Julie744. Sa fille devait alors jouer le
même rôle : être une attache entre les familles, un ventre
pour accueillir les héritiers, rien de plus. Quand elle fut
exilée pour mauvaise conduite - conduite qui découle quelque part
de son rôle - ce n'est pas tant une question morale qu'une question
politique. Non seulement elle a pris pour amant le fils d'Antoine, un rival
dangereux à la nouvelle génération (il fut le seul
exécuté, démontrant qu'Auguste sanctionnait le danger
politique et non l'inconduite morale), mais elle est devenue inutile :
désormais, Lucius et Caius sont les fils adoptifs du prince, elle n'est
plus qu'un objet de scandale dont l'on peut disposer745. La Julie
des Dames du Palatin est consciente de son rôle ingrat et cache
difficilement sa colère à la naissance de Caius :
Julie ferma les yeux, pour ne pas trahir son
agacement. Ce n'était pas à son fils que s'adressaient ces
effusions, mais à l'héritier. Auguste se souciait aussi peu de
l'enfant que de la mère ; il ne lui avait demandé ni comment elle
se sentait ni quels soins lui étaient donnés. Peu importait
aux hommes que les femmes dussent appliquer sur leurs ulcérations
de puantes compresses de fiente de chèvre ! A eux l'agrément,
à elles la peine !746
b. Un couple mal assorti
Le mariage de Tibère et Julie ne
témoigne pas de liens forts entre époux. En fait, ils
étaient trop différents pour s'apprécier. D'un
côté, le mari était sombre, austère et moraliste, de
l'autre sa femme s'écartait du droit chemin, avait connu trois
époux et semblait vouloir vivre sa vie loin des contraintes
imposées par son père. Ainsi, le mariage est
catastrophique747. Lidia Storoni Mazzolani
742. Levick 1999, p. 18
743. Siliato 2007, p. 102-103
744. Kornemann 1962, p. 10
745. Lyasse 2011, p. 65
746. Franceschini 2000, p. 101
747. Kornemann 1962, p. 23
216
prend ainsi le parti de Tibère,
dépréciant cette union sans espoirs : La séparation
d'avec son épouse, écrit Suétone, lui cause une peine
immense ; les réactions de la jeune femme n'ont pas été
enregistrées : elle ne comptaient pas. Pour un homme aux principes
sévères comme lui, convaincu qu'une femme qui se respecte ne doit
avoir connu qu'un seul mari (univira, comme il écrit dans les
inscriptions funéraires), se lier à une femme deux fois veuve
comme l'était Julie, une intellectuelle sans préjugés et
ambitieuse devait être une grande mortification ; il semble - toujours
selon Suétone - que dans le passé Julie se fût offerte
à lui sans aucune pudeur748.
C'est un reproche souvent intenté contre Julie
: elle n'était pas fidèle à son mari et entretenait de
nombreuses liaisons. Le propos est probablement du à une propagande
contre sa personne et fut amplifié pour la faire paraître plus
coupable - on le retrouve pour bien des femmes dans l'Histoire, notamment pour
déprécier Messaline ou Marie-Antoinette. Mais il est souvent
utilisé pour condamner son attitude et réhabiliter sa
première victime : le mari trompé. Ainsi apparaît-elle aux
yeux du peuple chez Roger Caratini, les badauds mettant son attitude sur le
compte de l'hérédité de sa « putain de
mère749», ou dans l'esprit de la Vipsania des
Dames du Palatin, accusant Julie de séduire son mari alors
qu'il est ivre750.
Ses manières lui sont reprochées par les
critiques, tel Laurentie. Celui-ci dénonce les moeurs infâmes de
Rome à cette époque, prenant Julie comme exemple de mauvaise
conduite - un héritage de son père Auguste qui souillait sa vie
par l'adultère alors même qu'il affichait de contrôler les
moeurs d'autrui751. Parlant ironiquement de la sainteté des
mariages, il revient sur la vie « souillée de vices »
de la jeune femme752. Pour condamner encore plus sa mémoire,
on va jusqu'à lui attribuer des goûts malsains. Ainsi Maranon fait
de Julie une amatrice de nains et de monstruosités face auxquelles elle
pourrait briller, mais aussi narguer son père qui était
notoirement dégoûté par la
difformité753.
Tibère semblait conscient de la nature de sa
nouvelle femme et du fait qu'elle le trompait. Pour Maranon, elle était
déjà aussi dévergondée du temps d'Agrippa,
ridiculisant sa « chevelure grise ». S'il ne disait rien, il devait
en être plein de ressentiment754. Cette honte apparaît
dans la pièce d'Adams, quand Tibère affiche son refus de se
marier avec cette dévergondée :
Tibère
Arrêtez, arrêtez, vous me tuez, sire
!
748. Storoni Mazzolani 1986, p. 61
749. Caratini 2002, p. 48
750. Franceschini 2000, p. 205
751. Laurentie 1862 I, p. 242
752. Ibid., p. 252
753. Maranon 1956, p. 59-60
754. Ibid., p. 48-49
217
Auguste Je ne peux croire que ce soit
Tibère Qui chancelle et balbutie Tibère Non, je
ne peux pas le faire ! Elle, Julie, Julie, elle ? Non, jamais, jamais
! Sire, laissez-moi parler. Je ne pourrai supporter la honte D'être
la risée de Rome.755
C'est à cause de la honte que lui apportait
Julie que Tibère, selon certains, se serait enfui de Rome. Par sa
conduite honteuse, elle l'a à jamais dégoûté des
femmes et l'a poussé à ne plus jamais se remarier756.
Mais, pour d'autres, Tibère n'avait rien vu venir et n'aurait compris
qu'il était trompé que lorsqu'il appris la condamnation de Julie
alors qu'il était lui-même parti pour Rhodes depuis
des
années. C'est notamment le postulat de John
Tarver : Le meilleur des hommes, le plus bon, le plus juste, et le plus
sincère est celui commettant le plus de fautes dans ses rapports avec un
certain type de femme. Plus d'une femme qui apporte la disgrâce sur sa
famille et sur elle-même aurait pu être défendue si son
mari, son père ou son frère avait été moins bon,
moins aveugle, moins juste, mais juste plus compréhensif, elle n'aurait
pas été trahie dans sa conduite désastreuse. Bien souvent,
cette question est posée, « tu aurais du voir ce qui se passait ;
pourquoi ne m'as tu pas arrêtée ? » et souvent la
réponse est, « j'admets que j'aurai du le voir, peut-être
l'ai je vu, mais je ne pouvais te croire
capable de faire ce que les apparences me disaient
que tu faisais757. »
Les rapports entre Tibère et Julie restent de
l'ordre de la supposition. Si le départ pour Rhodes, l'adultère
et les différences de caractère semblent témoigner d'une
mésentente, il est possible qu'ils aient pu surmonter leurs
différends quelques temps. Ainsi, Allan Massie rend Julie amoureuse de
Tibère, ce dès leur enfance, une attirance accentuée par
son incapacité de l'avoir pour elle seule758. Mais, en
règle générale, on présente les époux comme
témoignant d'une haine mutuelle : Tibère ne supporte pas
l'inconduite de Julie, tandis qu'elle s'ennuie de ce moraliste759.
Francis Adams présente
755. Adams 1894, p. 46 :
Tiberius.
Stop, stop, you kill me, sire !
Augustus.
I cannot think this is Tiberius
here
That reels and stammers.
Tiberius.
No, I cannot do it!
She, Julia, Julia, she ? No, never, never ! . .
.
Sire, let me speak. I could not shame
myself
To be the scoff of Rome.
756. Massie 1983, p. 95
757. Tarver 1902, p. 188
758. Massie 1983, p. 95
759. Martin 2007, p. 141
218
ce désamour dans sa tragédie, les deux
personnages se plaignant auprès du prince. Pour Tibère, Julie est
impudique, pour Julie, Tibère est sale :
Tibère. Ce que cela signifie, monsieur,
est clair. Je vous demande de partir De Rome. Ici, on m'appelle
l'épouvantail. Dont même les bordels se moquent. C'en est
trop. Jamais plus nous ne vivrons sous le même toit. Ma plainte ne
vient pas de ce seul tort Le mélange de ma honte et de
l'infamie Des Jules, les anciens juges De bien des
débauchés, mais elle, Ma femme, a sali chaque lieu
public, Imitant les impudiques égyptiens Sous les yeux des sales
esclaves Auguste. Julie, est-ce vrai
? Julie. Père, cet homme Est un mufle et mange des
poireaux. Phoebé, mon esclave N'arrive jamais à assez
aérer la pièce en son absence Je dois toujours laisser la
fenêtre ouverte Quand il s'assoit près de moi. Il dort dans ses
vêtements760.
Faisons état d'une occurrence curieuse, celle
du film La Tunique. Dans celui-ci, Tibère est un vieillard
âgé, retiré à Capri. Il est encore marié
à Julie, une union qui dure depuis quarante ans et qui
760. Adams 1894, p. 73 :
Tiberius.
It's meaning, sire, is clear. I ask your
leave
For quitting Rome. My name here is the
scarecrow
The very brothels jeer at. It is too much
?
Never again one roof for her and me.
My plaint is not alone for common
wrongs,
The mixture of my shame with the
infamy
Of such as Julius, the ancient
master-usher
Of a hundred rank debauches, but that
she,
My wife, has fouled the very public
places,
Revelling a mimic Egyptian wanton
there
Before the greasy leers of the gutter
slaves.
Augustus.
Julia, is this true ?
Julia.
Father, that man
Is a tailor, and eats leeks. Phcebe, my
woman,
Can never scent the room enough when he's
gone
I have to keep the windows open wide
When he sits by me. He sleeps in his
clothes.
219
n'est pas allée en s'améliorant : la
grosse femme, portant une couronne, ne lui inspire que de la haine.
c. La condamnation
Vient le jour où Auguste apprend l'inconduite
de sa fille. Il la fait alors exiler dans une île lointaine, sans espoir
de retour. Mais ce qui était officiellement la condamnation de moeurs
perverses et officieusement de trahison envers son père fut aussi
interprété comme une trahison envers son mari. Roger Caratini
s'en explique : en formant à l'aide de ses amants un parti excluant
Tibère de la succession, elle cherchait à promouvoir ses fils
illégalement et allait à l'encontre des pouvoirs
déjà accordés à son mari. Auguste n'aurait ainsi
pas condamné l'outrage aux moeurs, mais le complot envers
l'héritier qu'il avait choisi - héritier qui était alors
démissionnaire et exilé761.
Tibère aurait écrit à Auguste
pour lui demander d'être indulgent envers Julie. Le geste semble curieux
pour qui l'aurait détesté et fui pour se réfugier dans une
île. Ainsi trois hypothèses ont été avancées
par les historiens modernes. Premièrement, Tibère aurait eu
pitié du malheur de Julie, quelles que soient ses fautes et, sans s'en
émouvoir, aurait cherché à raisonner le père pour
qu'il revienne sur sa décision762. La seconde
hypothèse serait en lien avec l'hypocrisie dont était taxé
Tibère, à savoir qu'il cherchait à gagner les faveurs de
l'empereur en se montrant à la fois compatissant à sa peine de
père et apte au pardon envers celle qui l'avait
blessé763. La dernière possibilité serait une
compassion intéressée, la condamnation signifiant le divorce et,
ainsi, le condamnait lui-même à quitter la famille
impériale. Il avait alors tout intérêt à rester en
lien avec Julie s'il voulait succéder un jour à
Auguste764.
L'exil de Julie ne fut jamais rompu, et elle mourut
sur l'île. Les conditions d'emprisonnement, si elle n'était pas
à proprement dire enchaînée, devaient lui être
pénible moralement, ce qui inspire le propos du troisième acte de
la tragédie de Francis Adams - nous y reviendrons ultérieurement.
Mais si l'on comprend le refus d'Auguste de la laisser reparaître
à Rome, on note également qu'elle lui a survécu pendant
quelques mois. Ainsi, Tibère n'avait aucune raison de la maintenir en
exil, et cet abandon a semblé cruel. Roger Caratini présente le
prince se réjouissant de voir emprisonnée la
761. Caratini 2002, p. 97-98 : On peut contrarier
le propos en se demandant pourquoi Auguste aurait favorisé
l'exilé, qui était alors privé de la plupart de ses droits
à la succession, et sanctionné la promotion des Princes de la
Jeunesse, qu'il favorisait depuis des années.
762. Ibid., p. 97
763. Beulé 1868, p.
135-136
764. Villemain 1849, p. 64-65
220
femme qui l'a humilié par ses tromperies, de la
voir torturée par la nouvelle de la mort de son dernier fils, et mourir
d'épuisement, oubliée de Rome765. Le propos est
identique chez Laurentie,
mais le ton est plus accusateur : Tibère
avait nourri longtemps son ressentiment. Les dédains de Julia avaient
été la cause secrète de sa retraite à Rhodes ;
devenu maître de l'empire, et après le meurtre de Posthumus
Agrippa, il se souvint de sa femme exilée, qui depuis près de
vingt ans vivait dans la détresse et dans la honte, et il la fit mourir,
par la lente agonie de la faim, pensant, dit Tacite, qu'après la
longueur de l'exil cette mort serait
inaperçue.766
d. Réhabiliter Julie
Les femmes de l'Antiquité ont souvent
été accusées d'adultère, d'inconduite morale ou de
prétentions malvenues. Le propos est souvent celui d'une
société misogyne, et les historiens modernes se sont
essayé à la réhabilitation des figures féminines
les plus décriées.
Dans la fiction, on citera le film Imperium
Augustus, où Julie est présentée sous un regard
compatissant. Le personnage (joué par Vittoria Belvedere) vient de
perdre son mari Agrippa, qu'elle avait appris à aimer avec le temps, et
doit se résoudre à épouser Tibère. Elle
s'éprend du fils d'Antoine, Iullus Antonius, qui se sert d'elle pour
atteindre celui qu'il estime être l'assassin de son père. Auguste
n'est pas dupe et veut lui faire comprendre que l'union avec cet amant est
impossible, même s'il veut croire qu'on peut faire changer les hommes :
il en a eu la preuve avec Antoine, perverti par Cléopâtre. Quand
Antonius tente d'assassiner Auguste, Tibère sauve la vie du vieil homme
(après une hésitation : doit-il sauver celui qu'il
déteste?), et le conspirateur est mis à mort. Julie est vue comme
une traîtresse et son père l'exile, mais il comprend qu'il est
devenu le tyran qu'il a toujours refusé d'être. C'est sur son lit
de mort qu'il se réconcilie avec sa fille, revenue d'exil en apprenant
que son père est mourant. L'histoire est contée en partie du
point de vue de Julie, qui cherche un père pour ses enfants, un amant
pour elle-même et ne cesse jamais d'aimer son père, quand bien
même il se montre ingrat.
Les Dames du Palatin est essentiellement le
récit de Julie. Réellement amoureuse de Marcellus, elle est
peinée par son décès mais se résigne à
accepter l'union avec Agrippa : en épousant un homme mûr, elle ne
trahit pas la mémoire de l'être aimé en lui substituant un
jeune rival (bien qu'elle entretienne une liaison avec Jules Antoine par la
suite), et ce nouveau mari l'avait toujours traitée avec attention - de
plus, il bénéficiait d'assez de puissance pour la protéger
de Livie767. Même résignation quand on lui associe
Tibère : mieux vaut cet homme austère mais droit
qu'un
765. Caratini 2002, p. 164
766. Laurentie 1862 I, p. 336
767. Franceschini 2000, p. 73-75
221
flatteur arriviste768. Mais ni l'un, ni
l'autre ne peuvent remplacer celui qu'elle aimait et elle regrette toute sa vie
qu'aucun de ses enfants ne soit celui de l'être
aimé769. Malgré leurs égards, Agrippa et
Tibère ne peuvent la rendre heureuse. Les auteurs (Paul-Jean
Franceschini et Pierre Lunel) présentent la première nuit de ces
deux mariages, à travers le témoignage de Julie. Ainsi, le
lecteur peut compatir à ses sentiments, mêlés de joie et de
mélancolie. Avec Agrippa, elle est partagée entre la
reconnaissance des égards de ce nouveau mari et l'étrange de
cette situation, où elle est liée à celui qu'elle
considérait depuis son enfance comme un oncle sympathique :
Au soir de ses noces, pour la première fois
de sa vie, Agrippa s'abstint de prendre une femme à l'abordage. Ne
pouvant traiter sa « petite princesse » comme les filles à
soldats dont il avait l'habitude, il prit ses quartiers dans une
pièce écartée du palais et lui laissa la chambre
nuptiale. Il avait toutefois le désagréable sentiment de violer
une consigne. Si Auguste avait appris qu'il ne travaillait pas chaque nuit
à engendrer l'héritier, il aurait vu dans ce comportement
plus qu'une extravagance, une trahison. Julie fut émue par une
délicatesse aussi inattendue : elle n'aurait jamais cru qu'un Romain,
encore moins un soldat, en fût capable. Agrippa osait à peine
rencontrer son regard, comme s'il lui avait fait injure. Un soir, elle alla se
glisser, nue, dans le lit de son
époux.770
Le problème est différent pour
Tibère. Cette fois, elle trouve des qualités
inespérées chez cet homme qui passait pour timide et
austère. Mais elle ne peut cacher son manque de bonheur et son mari le
prend comme une injure qu'il ne pourra jamais pardonner :
Après les festivités, elle trouva
quelque consolation dans l'attitude de son époux. Au-delà de ses
défauts, de ses éternels scrupules, de sa méfiance, de
son obsession du devoir, de son manque de grâce et de fantaisie, elle
découvrit un Tibère secret. Celui qui ne bégayait pas
mais parlait avec drôlerie des petits ridicules d'Auguste, qu'il n'aimait
guère, ou évoquait Livie, qui l'avait tyrannisé enfant.
Elle mesurait toute la distance entre ce qu'il était et l'idée
qu'on se faisait de lui au Palatin. On prenait pour un soldat inculte
l'helléniste qui, en campagne, avait besoin de deux mulets pour
porter sa bibliothèque. On le croyait terne parce qu'il
n'était pas brillant, lourd parce qu'il n'était pas rapide. Elle
le jugea très supérieur à son frère Drusus, beau
comme Apollon et agile comme Mercure, mais, au bout du compte, sans
grande consistance. Tibère était un incompris comme
elle. Dès la nuit de noces, elle s'aperçut que, comme beaucoup
de grands timides, il était affligé d'ejaculatio praecox.
Son désir pour elle l'emportait trop vite, la laissant à la
fois excitée et inassouvie. Elle voulut cacher sa déception,
mais, un soir où elle était de méchante humeur, ne
pût s'empêcher de se trahir. Tibère se montra
blessé dans son orgueil viril : toutes les autres femmes avaient feint
d'éprouver de la volupté entre ses bras, et il se croyait un
amant remarquable. Son humiliation fut d'autant plus cruelle qu'il ne parvint
jamais à juguler sa fougue. Julie, pendant les exercices
imposés par la procréation, rêvait à la douceur de
l'amour, tel qu'elle l'avait connu avec Marcellus puis avec Jules Antoine.
Ceux-là auraient pu lui faire des enfants à leur image, mais elle
était condamnée à en donner à des hommes qu'elle
n'aimait pas.
768. Ibid., p. 227
769. Ibid., p. 99
770. Ibid., p. 85-86
222
A la fin du roman, elle meurt en exil d'un cancer du
sein. La réhabilitation va dans les deux sens, Julie pensant dans ses
derniers jours au mari qu'elle a blessé, regrettant de ne pas avoir su
rester son amie, telle qu'elle était durant leur enfance, et constatant
qu'il la haïrait à jamais771. Mais, s'il n'a pas
pardonné ses fautes, elle se juge trop durement : Tibère se
reproche la mort de Julie, n'arrivant pas à se persuader qu'il n'en est
pas coupable772.
A ce manque d'affection peuvent s'ajouter d'autres
peines qui ont ruiné la vie de Julie et ont fait d'elle la femme
décriée que la postérité à retenu. Pour
Tarver, c'est son incapacité à parler avec ses maris qui l'a
poussé à trouver des amants, qui arriveraient à mieux la
comprendre. Libérée des contraintes dues à son rang, elle
pouvait vivre une vie libérée, telle qu'une femme pouvait la
souhaiter773. Il est aussi un drame de sa vie qui fut peu
usité tant il semblait courant à l'époque et contraire
à l'image de la mauvaise femme : la perte du bébé qu'elle
avait eu de Tibère, et qui mourut après trois semaines, semble
t-il « chétif et malformé774».
N'oublions pas aussi qu'elle perdit trois fils adultes dans des conditions
brutales. Cet amour maternel aurait pu être hérité de
Scribonie, sa propre mère, qui s'exila de son plein gré pour
suivre sa fille775.
Avec elle disparaît l'une des dernières
représentantes des Juliens et de la descendance directe d'Auguste. G.
Maranon, lorsqu'il évoque la mort de Julie, regrette que le Christ n'ait
pu la sauver :
Dans la dernière phase de sa vie, elle fut
très malheureuse, autant que pouvait l'être celle qui avait
été heureuse avant ce désert. Elle ne connut jamais la
consolation du pardon, qu'il soit humain ou divin. Elle mourut dans l'infamie
durant son exil, sans avoir entendu une voix surhumaine qui ne devait tarder
à s'élever : la voix du Seigneur qui avait été
capable d'entendre Madeleine.776
III - Livie, la mère qui n'aimait pas son
enfant
a. Rapports mère/fils
En plus des deux épouses de Tibère, il y
eut une troisième femme influençant sa vie et ses actions, une
figure maternelle ambitieuse - dont les traits de caractère se
retrouvent chez sa descendante Agrippine la Jeune : Livie. Personnage de
premier plan politique, femme et fille adoptive du
771. Ibid. p. 384-385
772. Ibid. p. 426
773. Tarver 1902, p. 186
774. Franceschini 2000, p. 256
775. Maranon 1956, p. 87
776. Ibid., p. 60
223
premier prince de Rome et mère du second, elle
représente un élément majeur dans la compréhension
de la dynastie julio-claudienne. Souvent représentée dans la
fiction, nous devons nous intéresser aux rapports qu'elle entretint avec
les premiers empereurs.
Le trait principal de son caractère est
l'ambition. Étant une femme, dans une société où le
pouvoir était réservé aux hommes, elle devait agir par
l'intermédiaire d'un proche masculin. D'abord femme d'Auguste, lui
permettant de prétendre à un rôle de premier plan, elle
consacra sa vie à promouvoir son fils, Tibère, pour régner
à travers lui. Cette ambition serait née avant même son
mariage princier : Maranon fait remonter les premiers indices à la
naissance de Tibère, quand elle en fit faire l'horoscope, cherchant en
cet « homme né de la chaleur de ses désirs »
l'instrument de sa passion à gouverner le monde777. Toujours
dans cette idée de superstition, elle aurait couvé entre ses
seins un oeuf duquel serait sorti un poussin à la crête
déjà dessinée : un présage de virilité et de
puissance pour l'enfant qu'elle portait. Pourtant, ce fils semble peu
décidé à assumer les ambitions de sa mère, à
son grand désarroi. C'est le propos de la pièce de Pellegrin,
dans laquelle elle doit pousser Tibère à accepter le rôle
qu'elle veut lui faire tenir, devant son manque d'intérêt (une
feinte habile de la part du fils) :
LIVIE Et ce fut, pour remplir de si superbes
voeux, Que d'un premier hymen je rompis les saints noeuds. Néron y
consentit : et moins époux que père, Il céda sa Livie
en faveur de Tibére. Cependant ce Tibére a-t-il assez d'ardeur
? Regarde-t-il son sort dans toute sa splendeur ? Absent, mais trop
instruit de tout ce qui se passe, Il sçait par mes Courriers quel
péril nous menace. Qui luy fait differer son retour ? Et
pourquoy Semble-t-il, pour regner, moins empressé que moy
?778
Plutôt que de répondre aux attentes de sa
mère, Tibère préfère la vie d'intellectuel, loin du
centre du pouvoir. L'incompréhension est mutuelle, et jamais la
mère et le fils n'ont pu agir ensemble. La Livie des Dames du
Palatin se fâche de savoir que l'aîné des Claudiens,
celui qui doit être digne de son rang, préfère la compagnie
des grammairiens aux prétentions qu'elle veut lui inculquer. Pour elle,
il manque d'ambition, se soucie plus de sa femme que de l'Empire, et est une
pomme pourrie de l'arbre de la famille - une déception encore plus
grande que celle éprouvée pour la
débauchée
777. Maranon 1956, p. 25
778. Pellegrin 1727, p. 4
224
Claudia qui elle, au moins, mettait ses vices sexuels au
service de la famille779.
La nature de leurs rapports reste ambiguë. Au vu
de leurs différences de caractère et de l'ambition
prêtée à Livie, la majorité des auteurs pensent que
leur relation était conflictuelle. Allan Massie romance la vision de
l'enfant Tibère envers sa mère comme celle d'un couple
sado-masochiste : elle le punissait régulièrement, le fouettant
quand il la décevait, mais il ressentait de l'amour dans ce
châtiment qui lui devenait un rite sauvage avec, en son centre, l'orgueil
de la famille780. Si la description de leur relation n'est pas
toujours aussi crue, les auteurs notent souvent que Livie ne ressentait pas
l'amour maternel tel qu'il doit être naturellement manifesté -
selon eux. Tibère était son oeuvre, un moyen de parvenir à
satisfaire ses propres ambitions. Non qu'elle n'aimait son fils, mais il lui
était plus un instrument qu'un objet d'affection781. En ce
point, Livie rappelle à l'historien un autre personnage de
l'Antiquité romaine, Agrippine la Jeune, qui avait servi les mêmes
ambitions à travers son fils Néron.
Mais là où Néron sut se
débarrasser de sa mère, la faisant assassiner lors d'un naufrage,
Tibère ne put régner sans sa mère jusqu'au jour de sa
mort. Et si Néron était encore jeune lorsqu'il perdit sa
mère, Tibère entrait dans sa soixante-et-onzième
année. La situation a offert matière à sourire pour qui
veut en souligner l'absurdité, celle d'un vieil homme soumis au bon
vouloir de sa mère grabataire. Ainsi le présente la pièce
de Chénier, où le vieil homme reconnaît avec honte la
nécessité de se soumettre à sa mère, l'empire
était un de ses bienfaits782. Il doit tout à sa
mère : son règne et sa vie, et s'en affranchir lui serait une
infâme ingratitude783. Le propos est aussi moqueur dans
l'introduction du roman Poison et Volupté, ou l'empereur est
à la fois mûr et infantilisé :
Quand il était embarrassé,
Tibère avait coutume, dans son enfance, de faire craquer ses doigts en
les tirant vers l'arrière. Il avait longtemps combattu cette mauvaise
habitude qui exaspérait sa mère. Il se surprit à
arrêter, avec le sentiment d'être en faute, ce geste machinal,
et secoua la tête. Quand donc oublierait-il les remontrances de Livie ?
A faire craquer ses phalanges, que risquait-il désormais, sinon de
lancer une nouvelle mode à Rome ? Il regarda ses grosses mains
velues, marquées par les premières tâches brunes de
l'âge. Non, ce n'étaient plus les mains d'un
enfant784.
La situation devait lui être honteuse : lui, le
prince, le maître du monde, était le jouet d'une femme ! Charles
Beulé y consacre un chapitre entier, désignant le règne de
Tibère jusqu'à son exil à Capri comme « le
règne de Livie », une longue période où il tentait
vainement de diriger Rome sans
779. Franceschini 2000, p. 167-169
780. Massie 1998, p. 14
781. Beulé 1868, p. 240-241
782. Chénier 1818, p. 15
783. Ibid., p. 29
784. Franceschini 2001, p. 3-4
225
qu'elle agisse elle-même et sape son
autorité. Pour le bon fonctionnement de sa politique, il rencontrait
deux barrières : la première était le sénat, un
obstacle qu'il créait lui-même alors qu'il pouvait lui ôter
tout pouvoir, l'autre étant Livie, qu'Auguste avait
désigné comme son égale dans son testament, la nommant
Augusta785. Tibère restait une « bête
domptée », que sa mère pouvait dresser comme elle le
voulait, l'humiliant et l'asservissant786. Et pour se
débarrasser d'elle, il est
impuissant : Je renonce à vous peindre
(votre imagination suffira à cette tâche) les drames
intérieurs que Tibère a dû subir pendant onze ans, ses
projets, ses fausses résolutions, son découragement subit, sa
dissimulation. Tentera-t-il un coup d'État contre sa mère ? Elle
serait plus forte que lui et plus populaire. L'exilera-t-il ? Rome
entière et les prétoriens eux-mêmes s'y opposeraient.
Aura-t-il recours au poison, qui a fait disparaître devant lui toute la
famille d'Auguste ? Mais c'est elle qui est le grand maître dans l'art
des poisons ; malheur à qui la provoquerait !787
Toutefois, le prince ne pouvait se laisser asservir
comme cela. Alors certains auteurs le montrent tenant tête à sa
mère, parvenant à régner seul ou du moins à
remettre Livie à sa place : derrière lui-même. Ainsi,
l'enfant maladroit des Dames du Palatin a assez d'assurance pour,
à l'annonce de la mort d'Auguste, menacer Livie de lui nuire si elle le
gêne dans ses actions : il n'est plus le petit garçon qui jouait
avec des toupies et si elle se prenait pour César, cela lui
coûterait cher788. Dans la pièce de Pellegrin, cette
révélation passe par la rupture de sa dissimulation : Livie
comprend que celui qu'elle pensait manipuler l'a depuis longtemps
dépassé en vices, et qu'elle a créé un monstre.
Alors, en clôture de la tragédie, elle s'exclame :
LIVIE
Du repos ! Ah ! J'entends ce superbe langage
; Faut-il me voir réduite à craindre mon ouvrage. Grands
Dieux ! Je reconnois votre courroux vangeur. Et je perds en un jour,
l'Empire et l'Empereur.789
Il arriva un jour où Tibère rompit avec
sa mère. Les raisons et le moment restent à déterminer.
Était-ce à la suite d'une dispute ? Était-ce après
qu'il ait réussi à lui avouer son ressentiment couvé
depuis des décennies ? Parmi les causes les plus récurrentes dans
les récits d'historiens, on retrouve la vexation, Livie ayant
abusé de son rôle pour le tourner en ridicule, ou la lecture de
lettres d'Auguste, dans lesquelles le prince dépréciait son
successeur - non qu'il en soit personnellement atteint, mais elles
représentaient une atteinte à sa dignité, voire entraient
dans les motifs de lèse-
785. Beulé 1868, p. 98
786. Ibid., p. 260
787. Ibid., p. 246
788. Franceschini 2000, p. 428
789. Pellegrin 1727, p. 69
226
majesté790. Il reste une certitude :
Tibère ne revint pas à Rome pour les funérailles de sa
mère, dédaignant celle qui l'avait porté, pensait-on, au
pouvoir : sans doute n'avait-il jamais pardonné les humiliations qu'elle
lui avait fait subir791.
Dans les Mémoires de Tibère,
Allan Massie propose une vision originale de leurs rapports. Âgée
(elle meurt à plus de quatre-vingt ans), elle est
présentée comme atteinte de démence sénile.
Incapable de tenir une discussion suivie, elle porte des accusations
délirantes envers son fils, allant jusqu'à lui reprocher d'avoir
fait tant de mal à Julie, qu'elle présente comme « la
meilleure des filles » alors qu'elle n'avait jamais pu la supporter de son
vivant. Tibère souffre en voyant sa mère, qu'il a connu belle et
intelligente, devenir une vieille femme gâteuse792. Avant de
partir pour Capri, il hésite à venir lui faire ses adieux
:
Aller prendre congé de ma mère
était sans objet ; elle ne reconnaissait plus personne et appelait la
mort de ses pleurs et de ses gémissements. Je priais pour qu'elle soit
libérée le plus vite possible, ce qui se produisit six mois
après mon
départ793.
b. L'ambitieuse
Tiberius Claudius Nero était bien plus
âgé que Livie, qui n'avait que quinze ans quand elle
l'épousa. Il est fort probable que leur mariage,
célébré en 45 av. J.-C., avait été
arrangé par les ambitions de la mariée adolescente, une ambition
devenue une passion qu'elle démontra tout au long de sa vie, et dont la
beauté et la vertu lui servirent
d'instruments.794
On garde de Livie l'image d'une ambitieuse,
prête à tout pour accéder à ce qu'elle
désirait. De ses jalousies et par le destin de son fils, privé un
par un de tous ses rivaux, des soupçons sont nés autour de sa
personne : ses ambitions ont-elles été servies par le crime, par
l'assassinat de tout individu se mettant sur son chemin ?
Il est vrai que bien des rivaux de Tibère sont
morts dans des conditions suspectes : Marcellus de maladie à dix-neuf
ans, Drusus de gangrène après une chute de cheval, Lucius dans un
naufrage, Caius dans des conditions similaires à celles causant la mort
de Marcellus et Germanicus par un procédé sur lequel nous nous
sommes déjà étendus - n'oublions pas également
l'assassinat de Postumus795. Tous ces hommes avaient la
prétention de concurrencer le fils de Livie, et il est
790. Lyasse 2011, p. 128-129
791. Siliato 2007, p. 157
792. Massie 1998, p. 234-235
793. Ibid., p. 266
794. Maranon 1956, p. 25
795. La maladie d'Agrippa peut aussi prêter
à suspicion, mais elle est moins souvent citée : il était
bien plus âgé que
227
plausible qu'elle les ait fait disparaître pour
le profit de Tibère. On va parfois même jusqu'à l'accuser
d'avoir empoisonné Auguste pour précipiter la succession.
Tibère est quelquefois associé aux crimes présumés
de sa mère. C. Beulé n'y croît guère : Livie n'avait
pas besoin d'impliquer son fils pour agir, et un échec aurait
condamné celui-là même qu'elle voulait
promouvoir796.
Lidia Storoni Mazzolani remet en question la
responsabilité de Livie dans les morts qui lui sont attribuées.
Le même propos est souvent présenté dans l'Histoire et
n'est souvent qu'un poncif destiné à attenter à la
mémoire des femmes honnies. En plus du cas analogue d'Agrippine, elle
cite celui de Tanaquil, femme de Tarquin, favorisant son gendre Servius Tullius
et de Plotine, femme de Trajan, ayant caché la mort de son mari afin
qu'Hadrien lui succède sans heurts. Dans les faits, ce sont des «
inventions inévitables quand la légitimité d'une
succession est contestée797». Du moins, l'image est
ancrée dans les mémoires, et Livie reste la criminelle de ce
début de dynastie. En témoigne la tragédie de Pellegrin
:
LIVIE. Ta gloire I Ah I Souviens-toy combien le
rang suprême A fait verser de sang à Livie, à
toy-même. J'ay commencé l'ouvrage ; et je cours
l'achever. Au trône, malgré toy, je prétens
t'élever. Dussay-je m'immoler de nouvelles victimes, Non, je ne
perdrai point le fruit de tant de crimes.
A défaut d'user de la force, Livie est
rusée. Ainsi se sert elle de la manipulation. Nous citions
préalablement son influence sur le règne de Tibère, mais
elle fut aussi accusée de se servir d'Auguste pour faire du principat
une tyrannie. Usant de ses charmes, elle faisait du maître de Rome son
instrument, se servant de lui comme elle le souhaitait. On lui attribue
notamment le mariage de Tibère et Julie. Ainsi, dans les Dames du
Palatin, elle feint la complicité avec la fille du prince pour la
pousser à accepter ce mari : elle le présente comme la solution
à ses problèmes, assurant son avenir et celui de ses enfants, et
un substitut appréciable aux prétendants arrogants qui la
harcèlent pour qu'elle accepte de les élever à la
dignité princière798. La série Moi Claude,
empereur présente Livie comme un personnage majeur de la succession
impériale. Interprétée par Sian Philips, elle travaille
pour mettre Tibère au pouvoir. Dès le premier épisode,
consacré à l'époque où Marcellus était le
successeur, elle s'efforce de promouvoir son fils, quelles que soient les
méthodes à employer.
les autres victimes présumées de
Livie.
796. Beulé 1868, p. 166
797. Storoni Mazzolani 1986, p.
131-132
798. Franceschini 2000, p. 225-226
228
Tout d'abord, elle s'entretient avec Julie, la
poussant à révéler qu'elle envie Tibère et Vipsania
pour leur mariage heureux et qu'elle en était amoureuse quand elle
était adolescente. Elle empoisonne ensuite Marcellus, feignant de rester
à son chevet, et guette la réaction de Julie. La voyant
inconsolable, Livie charge Tibère de la consoler, mais il n'y montre
aucun enthousiasme : il a précédemment établi qu'il
n'éprouve aucun attrait pour elle et qu'il n'en voudrait pas, même
nue accrochée au plafond de sa chambre. Plus tard, observant les
débauches de Julie, elle corrompt l'un de ses amants, un ami de Lucius,
pour qu'il établisse une liste des hommes impliqués dans les
tromperies de la fille du prince, ce afin de la disgracier aux yeux de son
père. Elle empoisonne ensuite Auguste : celui-ci, trop affaibli par la
maladie, ne peut se défendre face aux reproches de Livie et meurt durant
le monologue.
Mais aussi méprisable que soit Livie, qui se
montre également odieuse envers le bègue Claude, elle a droit
à une réhabilitation partielle. Voyant sa mort approcher, elle
désire être divinisée, non par ambition, mais par peur de
la vie après la mort : si elle n'est pas faite déesse, elle
pourrira pour ses crimes, même justifiés. Les prédictions
nommant Caligula et Claude empereurs, elle se rapproche d'eux, le premier par
la licence (c'est un pervers qui s'amuse à l'embrasser et la caresser
lascivement), le second par l'honnêteté. Si elle n'affichait que
mépris pour son petit-fils, elle avoue avoir toujours su qu'il
n'était pas aussi idiot qu'il voulait le montrer. La seule condition
qu'exige Claude pour la diviniser est qu'elle dise la vérité sur
les morts de la famille : elle confesse tous les meurtres, sauf ceux de Drusus
et Germanicus, tout en précisant qu'elle n'aurait pas hésiter
à les perpétrer s'ils avaient vécu plus longtemps. Elle
meurt à la fin de l'épisode, et les deux prétendants vont
la voir chacun leur tour. Caligula la trahit, disant qu'il deviendra dieu lui
même et qu'il la regardera souffrir en enfer. Claude reste loyal,
malgré son désamour pour elle, car il a compris qu'elle
était sincère dans son envie de protéger Rome : des
années plus tard, il la fait diviniser.
Le personnage suit ce même rôle dans
Imperium Augustus. Interprétée par Charlotte Rampling,
Livie est une femme aigrie qui déteste Gaius et Lucius et pousse son
fils à épouser une femme qu'il méprise. Tibère
lui-même est outré par son ambition : elle menace à mots
couverts de tuer les petits-enfants d'Auguste qui sont « encore faibles
» - motif qui pousse Julie à accepter le mariage afin que ses fils
soient protégés. Dans la dernière scène du film,
Auguste est mourant. Livie lui demande le pardon, sous-entendant qu'elle l'a
empoisonné. Il ne lui en tient aucune rancoeur, puisqu'il sait qu'elle a
fait ce qu'elle estimait être la bonne solution. Leur amour a
évolué, n'étant plus la passion d'autrefois, mais il
existe toujours, même en cette dernière heure.
229
Dans le roman Poison et Volupté, Livie
supporte mal de voir Caligula outrager tous les principes moraux. Ses crimes ne
lui ont apporté que de la peine, et elle se sent salie au vu des
résultats :
Livie soupira. Elle n'avait jamais trouvé la
moindre délectation malsaine à user du poison et l'avait fait
à contrecoeur. Elle avait sincèrement pleuré Marcellus,
Caius, pour lesquels elle avait de l'affection. Elle n'avait pas eu à
jouer la comédie quand il fallait consoler Auguste de la perte de
deux qu'elle lui avait arrachés. Sa conscience ne la tourmentait pas
; il n'existait aucun autre moyen de faire triompher les Claude et de porter
Tibère à l'empire. Et voici que son fils, qui ne lui adressait
plus la parole, la condamnait à voir chaque jour un pervers incestueux
franchir son seuil, souiller son laraire et son buste de la Pudeur ! Elle
était décidée à faire bon visage à l'intrus,
mais ne savait pas encore quel parti elle tirerait de cette
épreuve799.
Livie, par l'étude de la psychologie,
peut-être ainsi réhabilitée : celle qu'on présentait
comme une ambitieuse sans scrupules aurait agi par amour maternel envers un
fils qui manquait d'esprit de décision. En agissant à sa place,
elle se condamnait à vivre dans le scrupule tout en restant fière
d'avoir servi les intérêts de Tibère. Quand il l'abandonna,
elle se serait rendu compte de l'horreur de ses actes et ses dernières
années lui furent une torture morale.
Quand bien même son pouvoir à sa mort
n'était plus du qu'au respect du à sa fonction et à sa
famille, et qu'elle n'avait plus de rôle politique à jouer depuis
que son fils l'avait laissée seule, son décès peut
être vu comme un des déclencheurs des « années noires
» du règne de Tibère. Pour Villemain, notamment, cette mort
« parut enlever une dernière protection aux Romains
», désormais privés du dernier symbole vivant de
l'époque « bénie » d'Auguste et livrés aux
ambitions perverses de Séjan800. Peut-être aussi son
existence protégeait Rome de Tibère : morte, elle cessait de
protéger sa descendance, qui comprenait les enfants de Germanicus. Sans
sa protection, Tibère pouvait les détruire sans
pitié801. Enfin, elle représentait le dernier rempart
entre Tibère et le principat tyrannique assumé. Sans elle pour
lui disputer le pouvoir, il pouvait cesser de dissimuler son ressentiment et ce
sont des années de colère refoulée qui s'abattent
brutalement sur Rome. Pour reprendre le propos exact de Beulé :
Livie a été une digue pour Tibère, mais une digue
purement physique; elle
n'a pas apaisé les flots, elle leur a fait
obstacle; elle les a fortifiés, refoulés, accumulés, de
sorte qu'ils grondent, prêts à s'élancer plus
impétueux et plus terribles802. A compter de ce jour,
Rome découvrait le véritable Tibère, celui que le
ressentiment avait détruit et qui comptait leur faire payer les
humiliations subies803.
799. Franceschini 2001, p. 278
800. Villemain 1849, p. 84
801. Caratini 2002, p. 251
802. Beulé 1868, p. 261-262
803. Ibid., p. 283
230
En conclusion, citons le bilan de la vie de Livie
selon Charles Beulé, un résumé faisant de ses crimes la
base de la tyrannie que devait devenir le principat. Par ses actions
ambitieuses, elle aura
perverti le régime et a pavé la voie aux
despotes à venir : C'est ainsi que s'éteignit, à
quatre-vingt-six ans, cette femme funeste à la famille d'Auguste, plus
funeste à la chose publique. (...) C'est elle véritablement qui,
par son action occulte sur Auguste et son influence déclarée sur
Tibère, a contribué à ériger en système
cette confiscation lente et progressive de toutes les forces d'un peuple au
profit d'un seul homme. En fondant l'empire, elle a préparé
l'impunité à toutes les folies et frayé la voie à
tous les monstres qui ont succédé à son mari et à
son fils. Elle a été leur génie, elle a été
la furie de l'État804.
c. Un traumatisme d'enfance
Il est une blessure morale que l'on attribue
régulièrement, chez les Modernes, à Tibère. De
l'exil dans lequel il fut emmené enfant, on ne peut que peu gloser : il
était trop jeune805 et ne devait pas en garder de
souvenirs806. Mais il n'aurait pas pu oublier le divorce de ses
parents, l'époque où sa mère quitta son père pour
celui qui les avait mis en fuite - un traumatisme qui dicta ses rapports
conflictuels avec sa mère, son beau-père et indirectement avec
les descendants de celui-ci807.
Le divorce de Livie et T. Claudius Nero est souvent vu
comme une scène odieuse, proche de la mascarade. Octavien
déclarait être tombé fou amoureux de Livie lors d'un repas
et invita le mari à en divorcer. Mais si cette pratique admettait des
précédents, elle devenait scandaleuse : Livie était alors
enceinte de six mois, et l'on privait le père de son fils. De plus, pour
faire accepter ce mariage, Octavien consulta le collège des pontifes,
dont Claudius Nero faisait partie - et le mari bafoué dut accepter de
lui-même cette humiliation808. Au delà d'une
prétendue attirance soudaine pour la jeune femme, Octavien voyait
peut-être en ce mariage des intérêts tout autres. Tout
d'abord, et c'est là la raison la plus probable, il pouvait s'associer
à une famille patricienne par le mariage et ainsi accéder
à un plus grand pouvoir, devenant un aristocrate - une position qu'ont
cherché à obtenir bien des hommes récemment admis à
un pouvoir dont la légitimité était
contestable809. L'autre raison est plus de l'ordre de
l'interprétation des ragots : la grossesse de Livie était, selon
les rumeurs, l'oeuvre de cette relation hors-mariage et, pour éviter le
scandale, il fallait que l'enfant soit légitime. De plus, il
était plus judicieux pour Livie de confier son fils à
l'autorité d'un homme jeune et triomphant plutôt
804. Ibid., p. 249-250
805. A notre connaissance, seul Roger Caratini fait
intervenir Tibère dans cet exil, lorsque la soeur de Pompée,
attendrie, lui offre un manteau précieux, tandis que Sextus refuse de
leur venir en aide (Caratini 2002, p. 20-21)
806. Il n'en connaît, dans cette même
biographie romancée, que les détails qu'a pu lui donner son
père alors qu'il était enfant et le vague souvenir de la robe de
sa mère prenant feu (Ibid., p. 92)
807. Lyasse 2011, p. 24
808. Lyasse 2011, p. 23-24
809. Maranon 1956, p. 29
231
qu'à un mari d'âge mûr (il avait
alors 47 ans, et son rival 25) dont la position était
compromise810. Ainsi, les Romains moqueurs glorifiaient les mariages
heureux où les enfants naissaient en trois mois. Si le propos semble
difficile à admettre - pourquoi Auguste n'aurait pas reconnu l'enfant,
lui qui désespérait d'avoir un fils ? - certains auteurs font de
Drusus le fils illégitime du prince, expliquant ainsi les égards
envers ce beau-fils, alors que Tibère était tout juste
toléré. C'est notamment l'hypothèse de Grégorio
Maranon, ou plutôt une certitude pour lui, attaché à
l'étude morale des personnages : si Tibère ressemblait à
son père, froid et taciturne, Drusus était jovial,
réceptif et plein de génie, des qualités
héréditaires que lui aurait transmis Auguste, qui les tenait
lui-même de ses ancêtres Juliens, en témoigne l'égale
répartition de l'amabilité chez son grand-oncle
César811.
Le traumatisme d'enfance de Tibère se serait
réparti en trois temps, le premier étant le souvenir vague, mais
marquant, d'un petit garçon voyant sa mère l'abandonner et son
père pleurer. La scène est représentée du point de
vue de l'exilé de Rhodes, commençant ses Mémoires
par ses souvenirs d'enfant, comme pour accentuer l'horreur de la
scène :
Drusus, comme je l'ai dit, ne fut jamais
autorisé à rendre visite à notre père. A mon avis,
en fait, il ne devait jamais penser à lui, sauf lorsque je l'y
contraignais en abordant le sujet. Il est vrai qu'il n'avait aucun souvenir de
lui. Moi, en revanche, je pouvais revoir mon père à genoux,
étreignant les chevilles de ma mère et lui affirmant son amour
en sanglotant.. Elle dégagea ses jambes ; il s'effondra,
prostré, sur le dallage de marbre, et je me mis à hurler. J'avais
trois ans à l'époque.812
Des images de cet événement, il retient
également le visage de celui qui lui enleva sa mère, cet homme
« jeune et silencieux, qui passait lentement sa langue entre ses
lèvres minces, comme un loup se pourlèche les babines avant de
dévorer une agnelle » : le regard d'un enfant de trois ans
voyant un « méchant »813. Et, en même temps
que « maman » disparaissait, « papa » achevait de se
détruire. Ainsi Antonia raconte des années plus tard à sa
fille que Tibère n'a jamais pu oublier le traumatisme de voir son
père bien-aimé sombrer dans l'alcoolisme jusqu'à sa mort,
de chagrin, une mort qu'il ne put s'empêcher d'attribuer à
Livie814.
Tibère avait neuf ans lorsque son père
mourut. Il fut alors chargé de prononcer l'éloge funèbre,
ce autant pour montrer le respect filial que pour témoigner de son
intelligence. Mais si l'on peut douter de la précision des souvenirs
d'un enfant de trois ans, ceux d'un garçon de neuf ans devaient
être
810. Ibid., p. 30
811. Ibid., p. 32
812. Massie 1998, p. 13
813. Caratini 2002, p. 92
814. Franceschini 2001, p. 28-29
232
bien plus clairs et mieux réapparaître
dans la pensée de l'adulte. Il fit preuve d'une rhétorique
satisfaisante, même si l'on ne doute pas que le discours n'était
pas de son écriture, et le traumatisme a du dicter sa conduite future.
Ainsi, dans les Mémoires de Tibère, l'auteur livre les
pensées du jeune garçon à la lecture de l'éloge
:
Comment tirer un éloge d'une telle vie ?
Seulement, de toute évidence, avec des phrases creuses et pompeuses, de
longs passages sur les vertus privées (dont, en vérité,
le pauvre homme ne manquait pas), et de nobles platitudes, point fausses au
demeurant, sur la malignité du sort. Ces platitudes avaient
néanmoins été modifiées, car elles ne devaient
en aucune façon porter ombrage au vainqueur et élu de la
fortune, Auguste, successeur du défunt comme mari de Livie, qui se
tiendrait à la droite de l'orateur. En conséquence, je fus
initié à l'art oratoire par un flot de rhétorique
fallacieuse. Hypocrisie. Depuis, je me suis toujours méfié
de la rhétorique, même en reconnaissant que sa maîtrise
représente une part nécessaire de
l'éducation.815
C'est ce jour que naît le ressentiment de
Tibère qui devait dicter sa vie entière. En prononçant
l'éloge funèbre, il devait penser à sa mère et
renoncer à lui pardonner : elle qui se présentait comme un
modèle de vertu avait abandonné son triste mari, le laissant
mourir dans le chagrin et l'ivresse, privé de son second fils qui -
comble de l'horreur - était selon les rumeurs l'oeuvre d'un
adultère. L'enfant retrouve ensuite sa mère, à la cour
d'Auguste, mais ne put jamais revoir « maman », ne voyant que «
Livie », la femme du prince et la meurtrière de son
père816. Les parents de « substitution » qu'on lui
offrait n'étaient pour lui qu'une femme adultère et un homme
haïssable qui avait volé son enfance et s'efforçait de
l'humilier, comme si le calvaire de Claudius Nero n'avait suffi à
satisfaire sa cruauté. Mais s'il faisait comprendre sa colère par
la froideur et le refus de toute amitié, il ne la démontrait
jamais directement, préférant la dissimuler et ne pas s'attaquer
à qui pourrait le détruire817.
Ainsi, avant même qu'on l'accuse de tuer ses
rivaux, de promouvoir le monstrueux Séjan, d'abandonner son peuple et de
violer la vertu romaine, Tibère était déjà victime
de sa psychologie. Dès l'enfance, on lui retira « le sentiment
le plus sacré chez tout être humain, l'amour pour sa mère
», et on le préparait à une vie de doute et de malheur.
Car, nous l'aurons compris, Tibère est avant tout un personnage à
la psychologie complexe, dont les actes manquent de cohérence si l'on ne
connaît pas la teneur de ses pensées. Alors, pour étudier
Tibère, on doit penser aux trois caractéristiques majeures de sa
psychologie : la tristesse, la dissimulation et la
colère818.
815. Massie 1998, p. 17
816. Caratini 2002, p. 92
817. Maranon 1956, p. 63
818. Kornemann 1962, p. 216-217
233
B. La psychologie de Tibère
L'utilisation du caractère pour définir un
personnage n'est pas un fait de l'historiographie moderne : quand les Anciens
critiquaient l'attitude de Tibère, c'était sa personnalité
qui faisait de lui un tyran, dictant ses actes. Mais, ce qui manquait aux
sources anciennes, c'était l'utilisation de la compassion, par
l'évocation des actes minant le moral des personnages infâmes, les
poussant à agir contre le bien d'autrui. Chez Tibère, ce sont
trois traits de caractère qui prédominent et sont propre à
être utilisés par l'historien : sa tristesse pour le
réhabiliter, son goût du secret pour offrir au débat et son
ressentiment pour expliquer sa conduite tardive.
I - Mélancolie, une tristesse qui le pousse
à bout
a. Solitude
Il est très seul, mon père. Plus seul
que toi, plus seul que ne le sont tous les êtres
humains.819
Tibère donne l'impression d'un homme solitaire.
Mais cette solitude, il l'avait volontairement cherchée tout au long de
sa vie. Nous avons précédemment établi l'implication de
cette psychologie dans son goût de l'exil, mais il faut en chercher les
indices autre part. Dès sa jeunesse, il semble que la guerre lui ait
été une paix intérieure, tant il était loin des
contraintes sociales de Rome : ici, il n'avait qu'à commander les
soldats et agir, non à flatter. De plus, elle l'entretient à des
réalités de l'existence, telles que le rapport à la mort
ou à la peur, là où Rome devait, à ses yeux, rendre
oisif820. Et cette solitude, avec l'âge, est devenue la base
de ragots portés contre sa moralité, ou le secret laissait place
à l'interprétation de scènes scabreuses qu'il n'osait
montrer au grand jour et à la fomentation de crimes contre Rome. Cette
solitude pouvait être angoissante, quoique nécessaire : Gregorio
Maranon en fait l'action d'un homme plein de ressentiment qui ne trouve le
repos ni dans la revanche, ni dans le pardon. En se retirant à Capri, il
trouve une solitude qui l'empêche d'agir contre autrui, et protège
les victimes innocentes que sa colère pourrait causer, mais il est tout
autant désespéré et livré à lui-même,
entretenant sa folie821. S'il la recherche, la solitude lui fait
horreur et il la craint. Ainsi Egmond Colerus fait parler le prince à
son petit-fils Gemellus :
819. Kaden H., Insel der Leidenschaft. Ein
Tiberius-Roman, Leipzig, Hans Arnold, 1933, p. 169, in David-de Palacio 2006,
p. 178
820. Storoni Mazzolani 1986, p. 56
821. Maranon 1956, p. 214
234
Pauvre enfant sans père, qu'en sera-t-il de
toi lorsque je mourrai ? Enfant sans père dans un monde sans
père. Horreur sans fin. Joue, goûte à ce qui est doux,
amuse-toi à des riens, rêve, pauvre enfant
abandonné...822
Enfermé dans un mutisme, Tibère devait
gérer seul sa mélancolie : personne ne pouvait chercher à
le comprendre, et montrer un signe de faiblesse aurait été
contraire à ses principes de dignité. Ainsi le prince des
Mémoires de Tibère fait état des proches à
qui il voudrait parler de ses problèmes, en sachant que cela lui serait
impossible : Livie est trop froide, Drusus trop enjoué et incapable de
le comprendre et son mariage avec Vipsania n'en est qu'à ses
débuts823. Les auteurs décadents et les
tragédiens se servent souvent de ce propos pour permettre aux monologues
de Tibère d'exprimer son désarroi. Ainsi le Tibère
présenté par Lucien Arnault déplore de posséder le
monde, mais de ne pas avoir le moindre ami pour le soutenir824.
Même désespoir dans le soliloque clôturant le premier acte
de la tragédie de Francis Adams :
Je dois être seul Seul à travers
les années jusqu'à ce que ma triste mort Ferme mes lourdes
paupières et que je puisse dormir. Et ne jamais m'éveiller.
Maintenant, courage, courage ! Fierté, je ne t'ai jamais
recherchée, Adieu, l'amour d'une femme ! Adieu, Douce paix
où sommeille la foi céleste. Adieu, doux foyer et douces
saintetés Et pure joie, mon coeur et mon âme ont perdu leur
voix, Et ce vrai moi que je ne pourrai jamais connaître ! Seul,
seul, pour toujours seul !825
Nous évoquions lors du chapitre consacré
à Caligula les circonstances de sa mort. Considérant que le
récit des Anciens était oeuvre de propagande contre le
troisième prince de Rome, certains auteurs modernes l'ont
réfuté en faisant mourir Tibère seul. Et la solitude est
tout autant, voire plus pesante.
822. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G.
Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927 , p. 81, in David-de Palacio 2006, p.
189
823. Massie 1998, p. 53
824. Arnault 1828, p. 28-29
825. Adams 1894, p. 61-62 :
« I must be alone.
Alone through all the years till weary
death
Closes these heavy lids, and I can
sleep.
And wake no more. Now, courage,
courage!
Pride, I never called thee yet who call thee
now.
Farewell, the love of woman ! Farewell,
all
The sweet sure peace wherein dwelt heavenly
faith.
Farewell, dear home and gentle
sanctities
And pure content, and heart--and soul--loosed
speech,
And that true self I nevermore shall know
!
Alone, alone, for ever and ever alone !
»
235
Selon Kornemann : On le laissa seul (et) lorsqu'on
s'enquit à nouveau de lui, on le trouva mort à côté
de son lit. C'est ainsi qu'il mourut - d'une mort naturelle, de vieillesse sans
aucun doute - complètement seul, aussi seul qu'il
avait vécu pendant les dernières
années826. L'image est semblable chez Roger Caratini :
Quand ils sont partis, Tibère reprend connaissance. Constatant qu'il
est seul, il appelle. Aucune réponse. Alors, entêté
jusqu'au bout, il se lève de son lit, fait quelques pas en titubant et
s'écroule à quelques pas de sa couche. Dans la
soixante-dix-huitième année
de son âge et la vingt-troisième de
son principat, Tiberius Claudius Nero exhale un dernier souffle827.
En mourant seul, la dernière pensée de Tibère n'est
pas qu'on l'assassine, un constat déjà affreux, mais que personne
n'est là pour lui, qu'il n'existe déjà plus aux yeux du
monde : il est mort avant même d'avoir expiré. Personne ne
l'aime828. Pour Roger Vailland, c'est une évidence car le
tyran est incapable d'amour, dès le moment où il
s'élève au-dessus de la condition humaine. Il n'a plus le droit
qu'à des amours feintes et se condamne de lui-même à la
solitude829.
b. L'absence d'amitié
« Mais dis-moi donc, » ses lèvres
prononcèrent les mots d'un ton étrange, qui lui était
inconnu, comme s'il poursuivait à voix haute une phrase commencée
en son for intérieur, « dis-moi, donc, puisque je ne suis pas
jeune, puisque je ne suis pas beau, pourquoi m'aimes-tu ?
»
Elle hésita. Elle voulait se taire. Elle
avait empoigné des deux mains l'ourlet de son vêtement à la
hauteur des genoux. « Peut-être parce que le monde ne t'aime pas.
»830
Condamné à la solitude, Tibère
est rendu pitoyable. C'est l'homme à l'âme malade, le génie
maudit incapable de trouver l'affection. De nature, il est improbable qu'il ait
rejeté l'amitié de tous et se soit volontairement fait
détester. Sans doute cherchait-il à s'attacher, ou du moins
cherchait quelqu'un pour lui être fidèle sans
arrière-pensée. Mais contrairement à la légende,
Tibère a su garder plus d'amis qu'Auguste : on nomme souvent
Mécène et Agrippa parmi les proches du premier prince, mais l'un
fut disgracié et l'autre - s'il eut droit à la gloire
après son mariage avec Julie - avait été un temps
relégué au second plan, jusqu'à s'exiler de lui-même
à Lesbos quand il se sentit blessé dans son amour propre. Quant
à Tibère, si la plupart de ses relations amicales restent
mystérieuses (on sait qu'il fut proche de Nerva, mais on ne le sait
guère que par le fait qu'il l'ait accompagné à Capri et
que sa mort ait blessé le prince), il a su garder la plupart de ses amis
jusqu'à leur mort.
Son père meurt alors qu'il est enfant. Mais il
a probablement été meurtri par son décès, qui lui
causa
826. Kornemann 1962, p. 213
827. Caratini 2002, p. 279
828. Dans la série The Caesars, quand
Livie le met en garde contre ses rivaux en lui disant que tout le monde ne
l'aime pas, il répond cyniquement que personne ne
l'aime.
829. Vailland 1967, p. 219-220
830. Walloth W., Tiberius, Leipzig : Hesse und
Becker Verlag, 1889, p. 257, in. David-de Palacio 2006, p. 183
236
une grande douleur et fut une base à sa
colère. La situation apparaît dans la biographie de L.
Storoni
Mazzolani : Cinq ans plus tard, Tiberius Claudius
Nero mourut. Tibère, qui avait alors neuf ans, prononça son
éloge devant le bûcher funéraire. Peut-être, ce jour
là, alors qu'il assistait à l'incinération de son
père, quelqu'un murmura-t-il à l'orphelin de ne jamais oublier de
qui il était issu. Et il ne l'oublia jamais. Le passé laissa sur
lui des marques indélébiles, aussi bien le passé
aristocratique de sa gens que celui, douloureux et secret, de sa vie
privée : l'amour
d'avoir été, enfant, exclu de la
maison où vivait sa mère, où était né son
frère831. Ce frère, il l'a aussi beaucoup
aimé : ils étaient très différents, jusque dans
leur caractère, mais leurs rapports furent cordiaux et ils semblaient se
compléter832. Cette relation amicale apparaît dans la
série Moi Claude, empereur. On y voit Drusus et Tibère
jouer à la balle. Le jeune frère le raille, notamment en lui
disant de perdre de l'estomac, que sa femme lance mieux que lui,... s'ensuit un
pugilat amical au terme duquel Drusus maîtrise son aîné.
Tibère a été ramolli par sa vie à Rome et regrette
le temps où il était militaire. Drusus le console : ses soldats
se souviennent de sa sévérité, mais ils sont fiers d'avoir
servi sous son commandement. Tibère lui confie alors un secret : il n'a
aimé que trois personnes dans sa vie : leur père, Vipsania et son
frère. Mais leur relation ne peut pas durer : alors que Drusus est en
campagne, il tombe de cheval, la plaie s'infecte et évolue en
gangrène. Le récit de la réaction de Tibère montre
l'amour qu'il portait à son frère : il parcourut la longue
distance entre sa résidence et la tente de Drusus en l'espace d'un jour
et d'une nuit, en plein hiver, changeant régulièrement de cheval
pour ne pas être tributaire de leur fatigue et parvint à arriver
à temps pour voir son frère avant qu'il ne meure. Le futur prince
est alors décrit comme « défait, pâle, les cheveux
en bataille, les yeux pleins de larmes et le visage déformé par
la tristesse833». A l'écran, dans la série
précitée, Tibère arrive dans la tente sans s'être
rasé et dans son uniforme militaire, seul témoin des
dernières paroles de Drusus, à l'encontre de leur mère :
« Rome a une mère cruelle, Gaius et Lucius ont une belle
mère cruelle » (il soupçonne Livie d'être
responsable de sa mort, sachant qu'elle craignait ses idées
républicaines). Tibère ne pardonne pas à sa mère de
se montrer si indifférente à ce décès : un an plus
tard, il est le seul avec Antonia à encore éprouver de la peine,
alors que toute la famille semble avoir même oublié son existence.
Le propos est similaire dans The Caesars, où Livie reproche
à Tibère de ne pas éprouver de peine alors qu'Auguste est
mourant : il lui répond qu'il a déjà pleuré son
père, Tiberius Claudius Nero. Alors qu'elle l'accuse de ne jamais avoir
aimé personne, il la corrige en disant qu'il a aimé son
frère - ce même frère qu'elle semble avoir oublié.
Toutefois, pour contrebalancer ce récit favorable à
l'amabilité de Tibère, ses détracteurs présentent
son hommage à Drusus comme un ordre militaire qui ne témoignait
en rien de sa douleur personnelle. Ainsi, Rolland fait de sa venue un devoir,
et Drusus aurait été obligé de rendre des
831. Storoni Mazzolani 1986, p.
126-127
832. Levick 1999, p. 19
833. Maranon 1956, p. 162
237
honneurs à son frère, alors qu'il
était proche de mourir et que tout effort l'affaiblissait834.
Bien qu'injuste, la mort de Drusus est opportune à la morale :, elle
permet au jeune homme de mourir dans la gloire avant que l'honneur familial
soit terni par son frère et ses descendants835.
De ce moment, Tibère ne perd plus d'amis
proches pendant une longue période. Ce n'est que lors des années
20 à 23, selon Barbara Levick, que ses proches disparaissent les uns
après les autres : dans cet intervalle, il perd ainsi Vipsania, P.
Sulpicius Quirinius, son propre fils Drusus, un de ses petits-fils et le
sénateur L. Longus836. Tibère a alors plus de soixante
ans, ses amis de longue date sont désormais âgés, et la
mort naturelle pouvait frapper d'un jour à l'autre. Quant aux
exceptions, il dut ressentir d'autant plus de peine qu'il perdait à la
suite son fils et son petit-fils, deux morts espacées de quelques mois
tout au plus837.
La mort de Nerva dut lui être aussi cruelle :
non seulement il lui était enlevé, mais ce décès
était délibéré. En plus d'être un choc
psychologique, ce fut, selon les détracteurs de Tibère, une
atteinte à sa renommée : était-il assez cruel pour que
même ses amis décident de mourir plutôt que de le
fréquenter encore838? Ainsi apparaît la blessure morale
dans le film Caligula, quand l'empereur grommelle à la vue de
Nerva dans son bain rempli du sang de ses poignets. Chez Jean de Strada,
Tibère voit la mort de son ami comme une trahison et refuse de le
pleurer : celui qu'il considérait la veille comme un sage, un vieil ami
doux et serein n'est plus qu'une vipère en son sein pour qui aucune
larme ne sera versée839.
Il est toutefois une amie de Tibère qui lui a
survécu et leur relation aura duré toute leur vie : Antonia.
Veuve de son frère Drusus, elle resta proche du prince jusqu'à
son exil à Capri, d'où il lui envoyait toujours des courriers.
Les historiens modernes, tel Maranon, se questionnent encore sur cette
amitié : était-elle une réalité due aux valeurs de
la famille ou un calcul habile ? Du moins, Antonia est passée à
la postérité comme l'une des rares membres de la dynastie
à n'avoir commis aucun crime - si ce n'est en élevant Caligula et
en privant son fils Claude d'amour maternel. Certains se demandent même
si un mariage entre elle et Tibère aurait pu permettre au règne
du
834. Rolland 2014, p. 158-159
835. Laurentie 1862 I, p. 258-259
836. Levick 1999, p. 127
837. On ignore la date précise de la mort du
jumeau, mais on estime qu'il a péri en 23 ou 24, soit peu après
son père - voire peut-être quelques mois plus tôt. La mort
de l'enfant n'éveillait pas au soupçon, tant sa popularité
était insignifiante et le décès en bas-âge
fréquent.
838. Laurentie 1862 II, p. 19
839. Strada 1866, p. 172
238
prince d'être plus calme, lui donnant une
compagnie et une confidente840. Cette relation entre amour et
amitié est reprise dans Poison et Volupté :
- Il faut que je retourne à ma tâche. Je
n'ai pas fait grand chose, ce matin. Je te remercie de ton accueil, Antonia. Je
me sens mieux quand je sors de chez toi. Vois-tu, je crois que, sans toi, je ne
pourrais pas supporter mon fardeau ! Je n'ai connu cela qu'une fois dans ma
vie.
Elle fut surprise par ces derniers mots car il ne
faisait jamais la moindre allusion à Vipsania.
- La vois-tu encore parfois,
risqua-t-elle.
- Non. Elle m'a déçu. Tu es la seule
à ne m'avoir jamais déçu.
Elle devina les mots qui montaient à ses
lèvres et qu'il ne prononcerait pas. Elle aurait dû forcer la
barrière que lui opposait sa timidité et l'épouser. Les
choses eussent été plus simples. Elle l'eût sauvé de
lui-même, de sa nature méfiante et rancunière. Il
était trop tard.
Elle lui sourit, pencha la tête vers lui
pour recevoir son baiser, et le regarda se lever lourdement et s'appuyer au
bras de l'esclave qui accourait. Elle ne pouvait se défendre de
l'idée que, chacun à sa façon, ils avaient
gâché leurs chances.841
Toutefois, si la fiction s'accommode de cette relation
pour imaginer un Tibère plus serein, il est envisageable qu'Antonia ait
agi, du moins dans les dernières années, contre le prince, en
voulant venger Germanicus et ses fils, avec plus de subtilité que les
ennemis habituellement cités. C'est notamment le propos de Maria Siliato
qui s'étonne de l'absence d'Antonia aux funérailles de son fils
et du fait que celle qui aurait du pleurer le plus fort n'a pas montré
ouvertement sa tristesse : peut-être pour ne pas que Tibère
soupçonne qu'elle aspirait à se venger de lui. Ainsi,
après des années d'amitié feinte qui lui avaient valu la
confiance du prince, elle avait écrit la lettre de dénonciation
avec deux objectifs mêlés : se débarrasser d'un ennemi de
Rome et, à la fois, isoler et tourmenter l'âme de
Tibère842. Si même Antonia ne ressentait plus
d'amitié pour Tibère, alors le prince était vraiment seul.
Mais la sanction qui lui réservaient les Romains, en le laissant sans
amis, il se la
serait infligé de lui-même, par sa nature
: Triste et farouche, cachant sa pensée et ses desseins, et en cela
plus redoutable, il ne connut aucune affection, tout lui fut un calcul,
l'amitié comme la haine. Sa mère même, il ne l'aima point,
il la craignit seulement ; il n'eut d'amis que les confidents, ou les
ministres, ou les flatteurs de ses débauches. Et rien ne
tempérait cette âme féroce843.
c. « Tristissimus homo 844»
De caractère et par l'abandon de ses proches,
Tibère est condamné à la tristesse. C'est le destin
immuable du tyran qui peut jouir de tout, sauf de l'amour véritable.
Ainsi le représente Lenain de
840. Maranon 1956, p. 156
841. Franceschini 2001, p. 126
842. Siliato 2007, p. 172
843. Laurentie 1862 II, p. 36
844. « Le plus triste des hommes » :
surnom donné par Pline l'Ancien (Histoire Naturelle, XXVIII,
231.)
239
Tillemont, qui pourtant n'admet pas de compassion
envers lui : Certes ce n'est pas sans sujet qu'un ancien a dit que si on
ouvroit le coeur des tyrans, on les y verroit déchirez de mille coups.
Tibere ne peut estre content dans toute la grandeur imperiale. La solitude
d'une isle ne le peut derober [à son chagrin]. Toutes les voluptez les
plus infames dans lesquelles il se plonge, n'ont point assez de charmes pour
luy donner quelque joie, et deviennent mesme son supplice. Il sent
malgré luy sa misere, et le prince le plus dissimulé qui fut
jamais, est contraint d'avouer qu'il se sent perir
malheureusement.845
Inexorablement, Tibère devient sans cesse plus
malheureux, et est pénétré par le spleen, tel que le
nomment les Romantiques, mélancolique et angoissé846.
Il semble plus pertinent, dans la logique de notre plan, de revenir à ce
point précis lors de l'étude des tragédies, afin d'offrir
un exemple plus poussé à ce propos, commun à la plupart
des oeuvres littéraires consacrées à
Tibère.
La mélancolie semble innée chez
Tibère. Pour Marie-France David-de Palacio, l'anorexie de quatre jours,
destinée à persuader Auguste de le laisser partir pour Rhodes,
était une tentative maquillée de suicide, un sentiment de malheur
et d'indignité qui serait devenu, avec le temps, une maladie de la
persécution motivée par la tristesse847. L'auteur cite
Nietzsche, se demandant si Tibère avait pensé dans ses
dernières heures que la vie était « une longue mort
», une souffrance qui ne s'achève que dans la
mort848. Du reste, il avait le sourire difficile,
et la naissance des jumeaux semble être une des rares occasions où
Rome put le voir heureux - alors même que l'on pleurait
Germanicus849. Même sans l'influence des cruautés de la
vie, Tibère était destiné à être malheureux,
éternellement insatisfait de son existence.
Nous sommes appelés à plaindre la
tristesse de cet homme. La série The Caesars va dans ce sens.
Tibère est habituellement calme et impassible, mais, à la mort de
Pison, il attrape violemment sa mère, montrant pour la première
fois une émotion, et lui apprend que Vipsania est morte quelques jours
plus tôt. Il lui reproche de l'avoir marié à Julie, qu'il
détestait. Livie s'étonne qu'il aie pu aimer un jour : il le
pouvait autrefois, désormais, il en est incapable. Chassant sa
mère, il refuse de lui accorder un jour le pardon et ne souhaite plus
jamais la voir. Renonçant à l'amour, il se résigne :
« que le peuple me haïsse, tant qu'il me craint »
sachant que tout tort lui retombera dessus, qu'il soit coupable ou non. Dans
Poison et Volupté, ce sont ses contemporains qui le plaignent.
D'abord, ce sont Antonia et Livilla qui discutent de « Oncle l'Ours »
qui, du timide renfrogné dont elles s'amusaient devient un « ours
malheureux », suspicieux et misanthrope dont la santé mentale
est
845. Lenain de Tillemont 1732, p.
45
846. Caratini 2002, p. 86
847. David-de Palacio 2006, p. 54
848. Nietzsche F., Le Gai Savoir, Paris : Gallimard,
1950, p. 78, in. Ibid. p. 159
849. Storoni Mazzolani 1986, p. 228
240
inquiétante850. Bien plus tard,
après l'effondrement de l'amphithéâtre de Fidènes,
ce sont les badauds eux-mêmes qui compatissent en le voyant si faible :
l'un s'horrifie de son apparence squelettique, l'autre de l'état de son
visage (croyant qu'il est lépreux), un dernier constate les ravages de
l'âge. Le peuple ne le haït pas, il le prend en
pitié851.
A la fin de sa vie, Tibère fait le constat de
son échec, plus malheureux que jamais. Sa vie entière fut une
succession de malheurs, de la mort de ses proches à ses échecs
politiques. Ce qu'il voulait tant faire, il n'a pas pu l'accomplir et, au
final, on ne retiendra de lui que des immondices indignes de lui. La biographie
de L. Storoni Mazzolani s'achève sur ce constat, à travers les
pensées du vieil homme
mourant sur sa succession et au fatalisme qui le
touche : Aux premières lueurs de l'aube, alors que Tiberius Gemellus
s'attardait à prendre son premier repas, Caligula se tenait
déjà prêt devant la porte ; et il ne resta à
Tibère qu'à lui recommander son jeune cousin et à lui dire
qu'il lui remettait l'empire. En cette heure, écrivit l'auteur juif,
avec sa conception que Dieu veille toujours et intervient dans les vicissitudes
humaines, Tibère se rendit compte pour la première fois avec un
intime désespoir que sa personne, sa volonté, son autorité
n'étaient rien en comparaison de l'infinie puissance divine. Dieu lui
avait refusé « le privilège de choisir lui-même son
héritier ». Le constat de son impuissance le jeta dans un profond
découragement ; il savait que son petit-fils non seulement n'obtiendrait
pas le pouvoir impérial, mais ne conserverait même pas la vie.
Alors qu'il était étendu immobile sur son lit, il enleva son
anneau avec le sceau pour la signature des décrets, l'insigne du
pouvoir. Peut-être voulait-il le remettre à Caligula, ou, dans un
moment de résipiscence, à son petit-fils, ou peut-être
même à quelqu'un d'autre ; mais il n'en fit rien. A qui aurait-il
voulu confier cet instrument terrible ? Son dernier geste scelle sa vie et la
résume : il remit la bague à son doigt et referma
étroitement sa main. Il fallut forcer cette main raidie pour
l'enlever852.
Seule la mort peut libérer l'être
mélancolique de ses peines, et il doit se résoudre tragiquement
à les vivre tout au long de sa vie, sans espoir de s'en
débarrasser. Dans l'étude de Rolland, consacrée plus
à Auguste qu'à Tibère, c'est le personnage d'Octavie qui
illustre le propos. Ce qui meurt n'est qu'un corps dénué
d'âme depuis douze ans, depuis la mort de son fils bien-aimé
Marcellus : à compter de ce jour, elle n'était plus qu'une femme
plaintive, pleurant et gémissant, haïssant tous ceux qu'elle
voulait rendre coupable de la mort de son enfant et ignorant jusqu'au bonheur
de ses proches - elle avait trois filles mariées et plusieurs
petits-enfants en bonne santé, obligeant ceux qui l'aimaient à la
voir dépérir pendant douze longues années853.
Le propos est aussi applicable à Tibère, perdant ses amis et sa
famille sans pouvoir effacer leur image de sa mémoire. Perdu dans son
malheur, il s'autodétruit. Peut en témoigner le roman de Kaden,
représentant la solitude tragique du vieil homme, détruit par la
révélation de la cause de la mort de son fils :
850. Franceschini 2001, p. 28
851. Ibid., p. 282
852. Storoni Mazzolani 1986, p.
332-333
853. Rolland 2014, p. 172-173
241
Depuis que Tibère avait appris la vraie
cause de la mort de son fils Drusus, son visage, sa personne, sa nature
avaient changé de la manière la plus impressionnante. Ses
traits semblaient pétrifiés. Les yeux marron, enfoncés
dans les orbites, entourés de cernes sombres, regardaient fixement au
loin, comme s'ils ne voyaient que le passé
éternellement présent. (...) L'empereur restait ainsi
souvent assis des heures durant, ne supportant personne autour de lui,
regardant fixement l'horizon maritime, ou bien loin devant lui, et ne voyant
rien d'autre que les images déformées de ses pensées.
[...] Lorsqu'il était seul, il se parlait à lui-même.
Souvent il criait, comme si la douleur morale ne pouvait plus
être supportée en silence, pleurait alors de nouveau,
silencieusement, à part soi, murmurait des noms, qui lui avaient
été chers, et faisait mouvoir ses mains, comme pour caresser
doucement une tête.854
Mais en déplorant la mélancolie chez
Tibère, on peut tomber dans le sentimentalisme et perdre de vue
l'essentiel de la recherche. Edward Beesly se refuse à cette compassion,
considérant Tibère comme un homme peu confiant en lui-même,
tourmenté par la suspicion d'être mal-aimé, mais conscient
également d'être aussi efficace qu'il le pouvait. Alors il n'est
pas un homme sensible, mais juste un homme fier qui a le sens de
l'auto-critique et n'est pas satisfait de ses actes855. Ce qui
paraît être de l'apitoiement refoulé n'est que le signe d'un
doute quand à ses capacités, un doute qu'il cherche tant bien que
mal à dissimuler.
II - Dissimulation, entretenir le mystère
a. L'incompréhension
Le caractère de Tibère est fortement
marqué par la suspicion et le repli sur soi. Ce qui aurait pu passer
pour de la timidité ou comme l'indice d'un caractère asocial fit
l'effet d'une dissimulation, rendant le personnage autant haïssable que
mystérieux.
Ce caractère lui était apparemment
inné. Dès l'enfance, son pédagogue le surnommait «
boue imbibée de sang » tant son attitude était
imprévisible. Roger Caratini, lorsqu'il cherche à romancer la
biographie de Tibère, propose un récit du professeur particulier
au père du jeune garçon, lui expliquant la complexité de
son caractère : ce qu'il désire, il feint de ne pas le
désirer, et ce qu'il paraît souhaiter n'est qu'une façade.
Ainsi, il repousse le miel, qu'il aime notoirement, et réclame un pain
sec qu'il abhorre. De même, il feint de ne pas aimer les
mathématiques alors qu'il se plaît à faire des calculs en
cachette. Plus que se renfermer dans des caprices, il agit étrangement
au contact
854. Kaden H., Insel der Leidenschaft, Leipzig :
Hans Arnold, 1933, p. 368-370, in. David-de Palacio 2006, p.
177
855. Beesly 1878, p. 117
242
des enfants, offrant des cadeaux à ses ennemis
et se battant avec ses amis856. Quand il confie à sa
mère ne pas aimer Marcellus, une animosité réciproque,
Livie doit lui avouer qu'il se rend mal-aimable auprès de ses cousins et
cousines par sa froideur et son manque de loquacité857. Ce
caractère resta intact au fil des années, et le Tibère
qu'ont connu les Romains était toujours ce garçon peu bavard et
aussi peu prévisible. Il donnait donc l'impression d'un hypocrite, voire
d'un fou858.
Devant cette dissimulation, le peuple romain ne sut
comment réagir. Que dire devant le prince qui sanctionnait autant le
franc-parler qui lui déplaisait que l'adulation ? S'il posait une
question, devait-on aller dans son sens, au risque de passer pour un être
servile, ou le contredire, et risquer sa colère859? De cette
incompréhension naît l'image de la tyrannie. Pour Laurentie,
jamais le despotisme ne fut aussi déguisé, tant Tibère se
sentait puissant et refusait tout titre de respect, considérant cela
comme une injure860. On l'accusait de ruse, de rancoeur et de
cruauté861. On ne peut le reprocher aux Romains ; face
à un homme si renfermé et entretenant l'indécision, qui
plus est un prince prônant le républicanisme, il est
compréhensible qu'on l'ait taxé d'hypocrisie, tant il
était impossible de le comprendre862. Ainsi les auteurs
hostiles à Tibère se servent de ces accusations
pour le déprécier. Pour Laurentie, toute
l'existence de Tibère fut un artifice : Corrompu dans ses moeurs, il
chercha la décence dans les moeurs publiques. Né sans passions
ardentes et cruelles, il participa aux barbaries du triumvirat comme à
un calcul ; et quand tout fut à ses pieds, il se fit un calcul contraire
de la bienveillance. Vicieux par instinct, vertueux par politique, tout lui fut
un expédient d'égoïsme. Timide à la guerre, il n'eut
de courage que pour dominer863.
Toute sa vie, Tibère aurait dissimulé
ses vices par l'hypocrisie, les révélant uns par uns au fil de
son règne. Dès lors qu'aucun obstacle ne se mit en travers de son
chemin, il sombra dans le mal et se plaisait aux supplices qu'il condamnait
jusqu'alors, par ruse, souhaitant voir le monde périr864.
L'auteur prend l'exemple de la mort de Drusus III pour montrer les failles dans
la dissimulation de Tibère, permettant de voir le véritable
prince : il ne se cache plus lorsqu'il dresse un complot d'espions contre son
petit-fils, alors emprisonné, pour rapporter les pires insultes
prononcées par le condamné délirant et les rapporter au
Sénat, tant pour souiller la mémoire du jeune homme que
pour
856. Caratini 2002, p. 30-31
857. Ibid., p. 38
858. Martin 2007, p. 292-293
859. Lyasse 2011, p. 97
860. Laurentie 1862 I, p. 238
861. Syme 1958, p. 422-423
862. Massie 1983, p. 89-90
863. Laurentie 1862 I, p. 301-302
864. Laurentie 1862 II, p. 35
243
satisfaire sa propre cruauté865.
Alors on se met à haïr cet hypocrite, qui s'exprime jamais
clairement et vit en solitaire. Ce qui pouvait être un vice visible en
quelques rares occasions devenait le centre de la politique de Tibère,
ponctué de fausses vertus et de vrais crimes866.
b. Cacher les émotions
C'est lors de la succession que cette
réputation est née. Il ne faisait aucun doute pour les Romains
que l'héritier d'Auguste serait un membre de sa famille - le fait
était évident depuis près de quarante ans. Mais au moment
où le Sénat allait rendre hommage au nouveau prince, il ne
rencontra qu'un homme froid qui semblait lui même douter de sa
légitimité, pourtant indiscutable. De cette situation inattendue,
personne ne savait quoi penser : fallait-il le prendre au mot et estimer qu'il
refusait cette promotion inégalable qui lui permettait des pouvoirs
mille fois supérieurs aux plus grandes aspirations des Romains, ou en
faire un propos hypocrite chargé de faire apprécier le tyran en
devenir par un peuple qui se devait de le supplier, alors que la
décision était déjà
prise867?
Les auteurs n'ont pas su trancher. Pour Simon-Joseph
Pellegrin notamment, Tibère est la dissimulation même, une
hypocrisie qui ne touche pas que la politique. Pour accéder à ses
fins, il n'hésite pas à feindre l'amour pour une femme de bonne
famille, Émilie, à trahir Postumus Agrippa dont il s'est
efforcé d'obtenir la confiance pour pouvoir ensuite mieux l'atteindre
et, comble de l'horreur, à trahir sa propre mère en se faisant
passer toute sa vie pour un homme blasé et désireux en aucun cas
du pouvoir, afin de rejeter toute responsabilité morale sur elle
dès le jour où il serait le prince : c'est elle qui a au grand
jour conspiré contre Agrippa, tandis qu'il n'a eu qu'à porter le
coup final dans l'ombre. Toute autre approche chez Derek Bennett,
représentant un homme dénué de toute
méchanceté, si ce n'est dans son cynisme et son incapacité
à chercher l'amitié, dont la dissimulation n'est qu'un
caractère inné qui, s'il l'abandonnait, reviendrait à
renier toute sa pensée et faire de lui un homme qu'il n'est pas. S'il
doit faire des concessions à sa morale en devenant un tyran aux
idées républicaines, incapable de les prôner, il refuse
d'abandonner ce qui lui reste : sa liberté de pensée. Au milieu
de ces deux thèses se contredisant en tout point, on peut citer
l'analyse de Linguet : Tibère aurait effectivement fait preuve
d'hypocrisie à la succession, non pour satisfaire sa cruauté,
mais par nécessité politique - il s'agissait d'un test pour mieux
connaître les pensées de ses sujets qui, s'il avait pris une
décision claire, auraient abondé dans son sens sans qu'il soit
possible de connaître leur véritables idées. En les
laissant dans l'indécision, il les obligeait à prendre
une
865. Ibid., p. 17
866. Lenain de Tillemont 1732, p.
22
867. Storoni Mazzolani 1986, p.
17-18
244
initiative, à trahir le fond de leurs
pensées, et de rester ainsi le seul mystère de ce nouveau
principat868.
Une nouvelle accusation de dissimulation lui vient au
jour de la mort de son fils. Quand bien même on connaissait la froideur
de Tibère, l'approche psychologique nous apprend qu'il était un
homme sensible. Pourtant, il semble n'avoir manifesté aucune peine quand
Drusus mourut brutalement. La postérité y aura longtemps vu la
preuve de la méchanceté d'un être si égoïste
qui n'éprouve nulle émotion à la mort de son propre fils.
Ce serait oublier que sa vie fut une succession de tristesses : il a perdu
prématurément son père - imaginons l'enfant de neuf ans
lire l'éloge funèbre -, son frère et la femme qu'il
aimait. En romançant ce propos, on peut se demander comment
Tibère aurait pu accepter sans broncher la mort du dernier lien qu'il
avait avec Vipsania, leur enfant unique. Il était ainsi «
immunisé » aux larmes, qui avaient trop coulé.
Politiquement, il s'agissait peut-être aussi de camoufler une tristesse
qui pouvait être interprétée comme un signe de faiblesse.
Le maître du monde romain, l'homme le plus puissant au monde, ne pouvait
témoigner de la moindre faille. Il n'était plus l'humain, il
devait être le symbole de grandeur. Ainsi refusa t-il de pleurer son
fils, du moins en public, reprenant le cours normal de la vie sans
qu'apparaisse le moindre changement dans son attitude. Mais au fond de lui, on
pouvait deviner un bouleversement profond, qu'il devait tenir secret et ne
révéler à personne, pas même à ses proches.
Celui qui veut paraître intouchable est profondément meurtri et
brisé par le chagrin. Agrippine la Jeune, dans le roman de Pierre
Grimal, compatit à la douleur du prince, quand bien même elle a
appris à le haïr. Elle plaint sa solitude, alors qu'elle vit des
heures semblables (Néron l'abandonne), faisant de la duplicité
dont on l'a souvent accusé une manière de défendre la
faiblesse qui lui faisait honte869. Lidia Storoni Mazzolani, quant
à elle, conte cette solitude par le refus de Tibère à voir
les amis de son fils pendant plusieurs années : non pas qu'il renie ceux
qui étaient les compagnons du défunt, et qui l'avaient
entraîné dans des situations peu enviables, mais le fait de les
revoir lui rappelait Drusus et lui faisait mal870.
Ainsi, en expliquant l'apparente dissimulation de
Tibère par la psychologie, on parvient à diminuer sa
culpabilité aux yeux de la postérité. Empli de doutes et
de malheurs, il était incapable de tout contenir alors qu'on le
pressait, et cela expliquerait son besoin de solitude remarqué dans ses
exils871. Si sa dissimulation est signe de folie, c'est une folie
émouvante, à opposer à la folie violente de Caligula.
D'ailleurs, on constate que sa dissimulation n'était pas aussi
marquée qu'on veut le faire
868. Linguet 1777, p. 48
869. Grimal 1992, p. 100-101
870. Storoni Mazzolani 1986, p. 260
871. Linguet 1777, p. 224
245
croire : il n'a jamais flatté Auguste pour lui
succéder, ne cachant pas qu'il était en conflit avec ses
opinions, et s'est montré politiquement plus honnête que son
prédécesseur872. Mais les Romains, et les auteurs
s'inspirant de leurs récits, semblent ne pas l'avoir compris. Le prince
dut en être blasé.
III - Ressentiment, une revanche sur la vie
a. Le pouvoir de la peur
Nous l'avons vu en de nombreuses occasions dans ce
mémoire, Tibère a vécu des situations de peur tout au long
de sa vie, une terreur qui influence le déroulement de son règne.
Le prince des Mémoires de Tibère est ainsi dominé
par la crainte, et observe son effet chez les autres avant lui-même. Les
sénateurs, de peur du prince, vendent leur dignité. Les
arrivistes se cachent des délateurs. Auguste même avait
succombé à la peur en apprenant que sa fille fréquentait
des conspirateurs : c'est la raison pour laquelle il la fit exiler.
Pareillement, c'est sa crainte pour l'avenir qui l'a poussé à
tuer son petit-fils Postumus. Et Tibère se sentit lui aussi atteint par
ce mal quand Agrippine le dépréciait auprès de son peuple,
le nommant ennemi de sa famille et attisant la haine des
Romains873.
L'esprit méfiant de Tibère n'est pas un
fait nouveau à l'époque des événements cités
par Allan Massie. Toute sa vie, il avait vécu dans
l'anxiété et la névrose obsessionnelle, et les
événements ne font que renforcer ces précédents
pour les transformer en une paranoïa profonde, dont Séjan use
contre lui874. Et de la psychologie déjà fragile de ce
prince, dont l'attitude est déterminée par les
événements, naît la peur des complots qui l'amène
à fuir Rome pour Capri et à se montrer plus apte à la
violence si elle lui semble nécessaire875. La souffrance
d'autrui ne lui est pas un plaisir, mais une nécessité
désespérée contre ceux qui pourrait lui
nuire876.
Par cette paranoïa, Tibère se condamne aux
yeux de la postérité. Les dernières années sont les
plus douloureuses, en témoigne Charles Beulé, parlant d'un
supplice moral où il envia Séjan mort d'avoir pu
disparaître si vite d'un monde où tous le détestaient et
pouvaient venir le tuer877. Plus personne ne
872. Zeller 1863, p. 41
873. Massie 1998, p. 194-195
874. Caratini 2002, p. 146
875. Storoni Mazzolani 1986, p. 278
876. Grimal 1992, p. 103
877. Beulé 1868, p. 144
246
pouvait approcher le prince, qui craignait jusqu'au plus
inoffensif visiteur. Le récit même de
Suétone montre l'évolution de cette peur
auto-destructrice. Les chapitres LXIII à LXVII font état de
l'évolution de sa personnalité après une vie de criminel
(XLI-LXII) : le LXIII concerne sa peur de la haute société
romaine, le LXIV de sa famille et le LXV de Séjan. Dans le chapitre
LXVI, les injures viennent de tous coins de l'empire et, dans le LXVII,
Tibère est un homme fini qui s'est condamné à l'infamie
par son combat contre la peur, qu'il a lui même engendré par ses
crimes. A la peur s'est mêlé le ressentiment.
b. Une vie d'humiliations
Un autre motif de sa haine envers l'humanité
viendrait des humiliations subies tout au long de sa vie. Tout d'abord, les
réprimandes de son beau-père dans son enfance ont pu le marquer.
Il a été rapporté que celui-ci, ne l'aimant guère,
se plaisait à l'insulter. Ainsi le surnommait-il « petit vieux
», en raison de son manque de grâce et de son attachement aux
valeurs du passé. Le propos a pu traumatiser l'enfant, d'autant qu'il
devait être repris par les proches du prince, jusqu'aux esclaves qui
trouvaient moyen de railler le patricien qu'il était878. Le
Tibère d'Allan Massie avoue, dans ses Mémoires écrites
à Rhodes, avoir cherché durant des années l'approbation,
voire l'amour d'Auguste, en vain : celui-ci préférait le charme
faussement spontané de Marcellus, et était désormais tout
à ses petits-fils879.
Ensuite, il devait être moralement blessé
par les Princes de la Jeunesse, ces enfants qui lui faisaient de l'ombre,
à lui qui avait tant mérité d'être reconnu à
sa juste valeur. Il trouvait injuste d'avoir enduré de longs services
militaires, d'avoir du sacrifier son amour et de s'être tant
démené pour l'empire et, au final, qu'on lui
préfère des héritiers inexpérimentés qui, en
grandissant, se montraient présomptueux880. Ce motif pourrait
aisément expliquer un ressentiment enfoui, qui l'aurait forcé
à partir pour Rhodes afin de ne pas démontrer de sa haine
publiquement. Dans les Dames du Palatin, il rêve de vengeance :
il lui est intolérable de s'incliner devant ces enfants arrogants et il
se promet de donner une leçon à ceux qui l'injurient de la
sorte881. Le ressentiment atteint son paroxysme
après
que Caius l'ait publiquement insulté :
Tibère sortit de la chambre de commandement sans rien montrer de sa
fureur. Le temps viendrait de faire payer toutes les offenses. Sa mère
avait fait de lui l'instrument de son ambition ; Auguste l'avait obligé
à quitter la femme qu'il aimait, Julie l'avait bafoué et Caius
l'insultait I Oui, si Thrasylle avait raison, il n'aurait pas trop d'une longue
vie pour se venger. Qu'ils me haïssent, se répétait-il,
pourvu qu'ils me
878. Beulé 1868, p. 76-77
879. Massie 1998, p. 9
880. Beesly 1878, p. 97
881. Franceschini 2000, p. 264-265
247
craignent !882
Toutefois, il ne faut considérer les Princes de
la Jeunesse comme des rivaux inoffensifs. Eux mêmes étaient
jeunes, mais ils bénéficiaient d'un pouvoir de décision
seulement dépassé par celui d'Auguste, et - par leur âge -
étaient aisément influençables par des conseillers avides.
Il suffisait qu'un ennemi de Tibère encourage Caius ou Lucius a lui
nuire - Lollius s'y était essayé - et l'exilé de Rhodes
aurait été immédiatement
condamné883.
Ajoutons à cela l'humiliation du divorce d'avec
Vipsania, celle de l'infidélité de Julie puis - bien plus tard -
la trahison de Séjan, et l'on peut faire de la vie de Tibère une
succession d'humiliations nourrissant le ressentiment. C'est de cette vie de
brimade qu'il se plaint devant Antonia dans les Dames du Palatin,
cherchant un soulagement dans la confidence : Julie lui est irrespectueuse,
Auguste et Livie ne cessent de le vexer et Caius est insolent. Il veut partir
immédiatement pour Rhodes, là où il ne verrait plus ce
Palatin qui lui donne la nausée884.
Énervé par les humiliations,
Tibère s'enferme dans une colère qu'il arrive difficilement
à réprimer.
C'est le propos de Charles Beulé : Il a
vécu sous Auguste, auprès d'Auguste, dans son intimité,
sous un joug plus particulier et plus dur. Là commencent ses souffrances
et ses difformités morales. Enfant, il est en butte aux sarcasmes d'un
beau-père qui le hait; l'aversion qu'il ressent et qu'il faut cacher
égale l'aversion qu'il inspire et qu'on ne lui cache pas. Adolescent, il
est pénétré lentement par le poison de l'envie, au milieu
de grandeurs qu'il touche, que sa mère lui montre et qui ne seront pas
pour lui. Ceux qu'il aime sont moissonnés par la mort ; la femme qu'il
chérit est arrachée de ses bras par Auguste; son coeur est
broyé comme sa volonté; le trouble des sens ne le console pas de
l'opprobre que lui inflige Julie; le plus juste ressentiment doit être
refoulé et soigneusement dissimulé; il faut qu'à la
lâcheté s'ajoute l'hypocrisie. Que d'épreuves, messieurs !
Quelles tortures de tous les jours ! (...) Ajoutez les conseils de Livie, sa
froide prévoyance, son machiavélisme, son parti pris de tout
supporter pour l'avenir; ajoutez l'exemple d'Auguste, son immoralité,
son hypocrisie et les malfaisantes leçons du contact journalier de sa
politique comme de sa vie privée, et confessez que, pour résister
à cette longue corruption et ne pas être avili par une telle
servitude, il faut une nature au-dessus de l'ordinaire, il faut une
fierté native que trente ans de persécutions, mal
déguisées sous les faveurs arrachées par Livie, n'ont pu
abattre. (...) Alors l'héritier des Claudius aura été
anéanti avec les instincts altiers et la vigueur républicaine de
sa race; il ne restera plus que le digne héritier
d'Auguste.885
Ce type de propos est un poncif de la fiction : pour
réhabiliter le mauvais, ou du moins pour expliquer l'origine de ses
torts, on en revient à son passé. L'antagoniste aurait pu
être aussi bon que le héros, il lui ressemble d'ailleurs en bien
des aspects, mais un événement traumatisant, ou une
882. Ibid., p. 319
883. Beulé 1868, p. 123
884. Franceschini 2000, p. 270
885. Beulé 1868, p. 103-106
248
suite d'événements, lui ont fait rejeter
l'humanité et basculer vers la haine et la méchanceté. Qui
veut représenter un antagoniste attachant va lui attribuer une vie de
malheurs : nous penserons, en prenant un exemple bien loin de notre sujet, au
Magneto de la bande-dessinée X-Men. Celui-ci, mutant d'origine
juive, est un idéaliste voulant faire cesser les persécutions
envers ses semblables, tout comme le souhaite son ami Xavier, qui lui fait
partie du camp des bons. Mais là où ce dernier prône la
cohabitation entre espèces, Magneto n'a aucune confiance en
l'humanité : rescapé des camps d'extermination nazis, il voue une
haine aux Hommes qui méprisent les mutants, les considérant aussi
indignes que ceux qui ont décimé sa famille. Alors que ses
convictions sont louables, son ressentiment le pousse à agir selon des
méthodes radicales et inacceptables. Il en va de même chez le
Tibère de fiction - et dans une moindre mesure chez le Tibère
réhabilité : il voulait être digne de Rome, permettre
l'élévation du peuple romain vers une meilleure
société, mais les humiliations et le manque de reconnaissance
l'ont désespéré de ses promesses et l'ont conduit à
se comporter comme le pire des tyrans, ce qu'il abhorre le plus. L'auteur
voulant réhabiliter le prince, ou du moins réduire sa
responsabilité dans les actes de son règne, cherchera à
faire ressortir la responsabilité des autres dans la perversion de
Tibère. S'il est devenu mauvais, ce n'est pas par nature ou par
perversion morale, mais par rupture affective face aux humiliations et à
un destin qu'il refuse d'assumer, devenant une sorte de héros
déchu.
c. Le ressentiment
Gregorio Maranon intitule son livre Tiberius, the
Resentful Caesar (1956). Dans celui-ci, il tente de mener une étude
spécifiquement dédiée à la psychologie du
personnage. Il isole ainsi les composants du ressentiment tibérien :
intelligence, agressivité, timidité, manque de
générosité, haine, ingratitude, hypocrisie, malheur en
amour, vertu et manque de succès. Ainsi, il divise l'ouvrage en quatre
parties thématiques :
- Les raisons de ressentiment (enfance en exil,
tragédie familiale, amours)
- Les ennemis encourageant sa colère (conflits
familiaux, Agrippine, Séjan)
- Les amis cherchant vainement à le contenir
(Antonia, Nerva)
- Le personnage lui-même (vie et mort, vertus,
sentiments)
L'auteur définit lui-même le
ressentiment, afin que le lecteur comprenne les enjeux de son oeuvre. Pour lui,
ce n'est pas une attitude criminelle, mais une passion qui mène au
péché, parfois à la folie et au crime. Le ressentiment est
un handicap mental : l'esprit humain se débarrasse de lui-même
des
249
mauvais souvenirs avec le temps, ou du moins les
assimile, tandis que l'être atteint de cette maladie est incapable de
voir disparaître les éléments perturbateurs qui forment
l'esprit à l'aigreur et à une personnalité instable. C'est
le drame de Tibère selon Maranon886.
Dans la biographie de Roger Caratini, c'est envers
Auguste que naît le premier ressentiment de Tibère : celui qui se
fait désormais appeler Auguste et qui règne sur le monde reste
pour lui l'Octavien qui vola sa mère à son affection et à
celle de son père et il ne peut s'empêcher de lui reprocher la
mort prématurée de Drusus, pour l'avoir envoyé dans le
conflit qui l'a tué - certes sans le savoir, mais le mal est
fait887. Il est alors inexorablement appelé à devenir
un tyran froid et vengeur. Ainsi le représente Charles Beulé.
Pour lui, un prince à l'humeur bienveillante, un sentiment qui ne peut
s'acquérir que par une vie heureuse, sera bon avec son peuple et fera de
grandes choses, tandis que celui qui ne manque pas de talents, mais qui ne peut
se départir de la haine est condamné à échouer,
quels que soient ses efforts. Sans être né comme la «
bête féroce, enivrée aussitôt par le pouvoir,
étrangère à l'humanité comme à la raison
», une image qui reparaît chez les princes lui ayant
directement succédé, Tibère est un homme «
doué par la nature, d'une intelligence étendue, ferme,
cultivé, issu d'une grande race, admirablement constitué d'esprit
et de corps, d'un caractère froid et d'une santé
inaltérable, soldat courageux, bon général, administrateur
capable, bien entouré, soutenu par les conseils de la mère la
plus habile et la plus rusée , favorisé souvent par la fortune ,
poussé sans effort vers les grandeurs », soit un homme digne
de bien des éloges, mais tiraillé par « la crainte et
l'envie, l'espoir sans bornes et les alarmes sans nom , tous les
appétits provoqués ou contrariés, satisfaits ou
dissimulés, la menace journalière de faveurs sans raison et de
disgrâces sans appel, la nécessité de flatter et de mentir,
le droit de tout oser à condition de tout feindre, l'immoralité
d'un appât perpétuel, le mépris croissant pour ceux qui
obéissent servilement et pour celui qui commande à tels
serviteurs, l'enivrement de l'orgueil excité jusqu'au délire ou
rabattu jusqu'au dégoût de soi-même », toutes ces
composantes du ressentiment qui fait du despote monté sur le trône
un lamentable esclave888. De son état moral dépendait
tout son règne, et c'est de cette destruction psychologique que venait
ses torts. Oui, il pouvait être méchant, il pouvait agir contre
l'humanité, mais ce n'était que le résultat de son
ressentiment889. Lidia Storoni Mazzolani décèle ainsi
sur le visage de Tibère le portrait de Dorian Gray, « la
dégradation d'une âme vindicative et
cruelle890» - référence à
l'anti-héros dépeint par Oscar Wilde, incapable de racheter ses
crimes, forcé de les constater et de les perpétrer chaque
jour.
886. Maranon 1956, p. 7-9
887. Caratini 2002, p. 85-86
888. Beulé 1868, p. 60-63
889. Ibid., p. 131
890. Storoni Mazzolani 1986, p.
18-19
250
Poussé par le ressentiment, Tibère n'est
pas forcément mauvais. Sa fureur est due à la lassitude, en
opposition au sadisme « calinéronien », et aux méfaits
de la vie891. Mais l'Histoire juge des actes et non des intentions,
et toute justification ne pourrait racheter les crimes attestés sous le
règne de Tibère. Qu'importe ses efforts pour passer outre sa
colère, il ne put la réprimer entièrement et tout
débordement est passé à la postérité -
injustement au vu de ses éventuelles raisons, mais
logiquement892. Quand le Sénat avait voulu le nommer comme
successeur d'Auguste, il les avait mis en garde contre un changement de son
caractère, le danger premier lorsqu'on nomme un homme comme seul
maître d'un gouvernement. C'est ce qui s'est produit, démontrant
d'une certaine lucidité de la part de Tibère, le plongeant dans
la frénésie, la « pire des
folies893».
Dans son roman, Maria Siliato restitue cette crise
psychologique, quand Caligula résume le règne de son
prédécesseur. Il a été marqué par le
récit de la vengeance envers Gallus, blessé dans son orgueil par
l'abandon de Vipsania et passant sa cruauté des années plus tard
sur ce « vieil homme riche et gentil s'étant souillé
d'une seule faute : oser épouser Vipsania ». Ce désir
permanent de vengeance ne trouve pas d'exutoire dans les jeux du cirque ou dans
les « amours renouvelées et exotiques » : il
s'enferme dans la solitude, n'acceptant que la compagnie de jeunes
garçons. Misogyne notoire, il ne « supporte plus ni les voix,
ni les rires, ni les bruits, avait horreur des cérémonies de
cour, des foules, des musiques, des vêtements colorés, des
présences féminines ». En résumé, il est
empli de cicatrices « profondes et secrètes, jamais
avouées894».
d. Le vieil homme fini
Après la trahison de Séjan, et compte-tenu
de cette vie de ressentiment, Tibère n'est plus qu'un vieil homme fini.
C'est pour cela que les auteurs de fiction, lorsqu'ils ne s'intéressent
pas à la vie entière du prince, préfèrent
présenter ses vieux jours, là où il est le plus
vulnérable. Mais l'historien lui-même, quand il cherche à
réhabiliter Tibère, a tendance à romancer ces
dernières années. Yves Roman présente le prince devenu
quasiment fou, ivre de rage, ne trouvant pas le repos dans les condamnations
à mort qui auraient du le calmer, ou du moins réduire sa peine.
Perturbé par les antagonismes successifs de Germanicus, Agrippine et
Séjan, il devient morose et libidineux, pensant trouver dans le vice une
consolation, mais ne parvenant qu'à se faire encore plus détester
de
891. Maranon 1956, p. 10 : le néologisme est
une invention personnelle
892. Ibid., p. 147
893. Beulé 1868, p. 341-342
894. Siliato 2007, p. 126-127
251
la plèbe qui veut se débarrasser,
après sa mort, du corps dans le Tibre, une fin « très
mauvaise à l'évidence pour l'un des généraux les
plus remarquables de l'époque d'Auguste qui ne sut jamais trouver un
modus vivendi avec l'aristocratie et qui quittait parfois le Sénat en
criant son mépris en grec895». Lidia Storoni
Mazzolani présente un empereur autodestructeur, semblable sur son
île à un
amiral isolé et ne se rassurant que dans les
présages : Tout piquait sa curiosité et lui offrait des
raisons de méditer au cours des soirées trop longues ; si les
nuages couvraient le ciel, une immense étendue ténébreuse
s'ouvrait devant la galerie qu'il parcourait lentement durant des heures ; dans
le silence de la nature et de son esprit, au milieu de souvenirs douloureux et
de sombres attentes, des voix lointaines qui prononçaient des paroles
incompréhensibles parvenaient jusqu'à lui ; des signes
indéchiffrables, des présages de changements mystérieux,
imminents traversaient
son esprit comme un
éclair896.
Charles Beulé pousse le propos plus loin,
présentant Tibère, malgré tous ses crimes, comme
une
victime, celle du principat lui-même : Ne
cherchez dans Tibère , comme on le fait quelquefois, ni un Louis XI, car
Louis XI voulait l'unité de la France et l'affranchissement de la
royauté, ni un Louis XV, car Louis XV était un voluptueux
débonnaire. Cherchez-y plutôt, et ce sera un éternel
enseignement, cherchez-y la plus mémorable victime du pouvoir absolu.
Tibère n'était point un monstre : Tibère était un
homme comme nous, mieux doué que nous. Ce descendant des illustres
Claudius, s'il avait vécu dans un temps régulier et dans un pays
libre, aurait été contenu et par conséquent fort, utile et
par conséquent heureux ; il aurait laissé peut-être une
gloire pure, comme la plupart de ses aïeux. Mais il est né et il a
grandi dans un milieu malsain ; entouré de détestables exemples,
soumis à la contagion de la toute-puissance, il a connu tous les
appétits, toutes les illégalités, toutes les passions; il
a passé par la bassesse, la peur, le désespoir, la servitude
volontaire, l'exil, avant qu'un brusque retour de fortune le jetât sur le
trône, avili et énervé, au milieu des dangers, des
trahisons, des flatteries, des soupçons. (...) Le tyran justement
exécré commence et finit à Caprée. Tibère
est donc, messieurs, une démonstration éloquente et formidable
des périls du despotisme, pour les souverains aussi bien que pour les
peuples; car les peuples n'ont pas le droit de demander à un prince
d'être bon quand les institutions qui les régissent sont
mauvaises. La fatalité qui pèse sur les héros de la
tragédie grecque antique a pesé tous les jours plus lourdement
sur Tibère : cette fatalité, c'est l'héritage d'Auguste
!897
Dans la série The Caesars, c'est un
Tibère amer qui finit ses jours à Capri. Déjà
chagriné par la mort d'Agrippine, vieillie prématurément
et suicidée par la faim pour prouver qu'elle avait plus de
volonté que l'empereur (il ne l'aimait pas, mais souffre d'avoir
causé cette mort inutile), il apprend que son ami Nerva compte lui aussi
mourir. Avant de s'enfermer dans sa chambre jusqu'à la mort, le
fidèle compagnon décide de parler en toute franchise à
Tibère : il est persuadé qu'il a voulu bien faire et qu'il ne
pouvait pas agir mieux, mais son règne entier fut un échec ou les
persécutions l'ont transformé en tyran malgré lui.
Privilégiant la sécurité, il a détruit la
liberté qui lui était chère. Voyant qu'il ne peut le faire
renoncer à son suicide, le prince salue Nerva et, une fois seul, jure
de
895. Roman 2001, p. 288
896. Storoni Mazzolani 1986, p.
295-296
897. Beulé 1868, p. 353-355
252
quitter Capri au plus vite, l'île lui rappelant
trop de malheurs, tout comme Rome autrefois. Le Thrasylle de la tragédie
de Francis Adams tient un discours similaire :
Thrasylle. Il est venu pour accomplir sa
tâche devant le monde - faire vaincre La justice et la joie pour les
misérables ; et moi, Moi qu'il aimait, je l'ai laissé
seul. Attentif à rien d'autre que la satisfaction d'un couard Et
il est récompensé par une inexpiable Souffrance, par le
mépris, la lassitude et le malheur, L'éternel spectacle
humain, La stupide cupidité des hommes et l'ingratitude ! Et moi,
qu'ai-je trouvé dans les étoiles ? Rien d'autre que de la
vanité inconsciente, un narcissisme puéril Une
désillusion frénétique et une âme salie. Ô,
nous ne sommes que saleté par nos stupides objectifs
impénétrables !898
Même ses amis de toujours ne reconnaissent plus
le monstre de ressentiment qu'il est devenu. Ainsi, c'est le constat tragique
de Livilla et Antonia dans Poison et Volupté : l'une et l'autre
ont aimé Tibère, qu'elles surnommaient affectueusement «
Oncle l'Ours », en raison de son attitude bougonne et de sa gentillesse,
malhabilement cachée, qu'il pouvait éprouver pour ceux qu'il
aimait. Désormais, c'est un homme méconnaissable dont la
compagnie leur est une souffrance. Quand Livilla vient supplier pour la vie de
Néron, que Séjan a fait condamner, et qui laisse sa fille veuve
avant même le mariage, le prince semble ignorer la requête et
demande des nouvelles de nains albinos appartenant à Antonia
:
Interloquée, elle leva ses yeux sur lui. Il
lui souriait distraitement, comme un adulte le fait pour apaiser une fillette
qui a cassé sa poupée. Un immense découragement l'envahit.
De son oncle l'Ours, il ne restait plus que ce vieillard au
coeur de pierre899.
898. Adams 1894, p. 204 :
Thrasyllus.
He went to do the world's great work--to
win
Justice and joy for pitiable men ; and
I,
I whom he loved, I left him all
alone.
Heedful of nothing but a coward
content.
And he has his reward--inexpiable
Suffering and scorn and weariness and
woe,
The everlasting human spectacle,
Men's stupid greed and base ingratitude
!
And I, what have I found 'neath serene stars
?
Nought but insane conceit, childish
self-love
Frenzied delusion and a sickened
soul.
O, we are filth with our fools' inscrutable goals
!
899. Franceschini 2001, p. 339-340
253
Même tristesse pour Antonia, qui fut un jour
disposée à accepter de l'épouser et était
restée sa fidèle amie tout au long de sa vie :
Elle fut si effrayée par son aspect qu'elle
resta un moment interdite, incapable de répondre à ses mots de
bienvenue. Comment avait-il pu parvenir en quelques années à
un tel point de décrépitude ? Nerva avait raison. Ce
vieillard
décharné au visage livide
mangé de tâches rouges n'avait plus rien du Tibère qu'elle
avait connu et aimé900.
A la fin de sa vie, Tibère est le «
tristissimus homo », le plus triste des hommes. Rongé par
le ressentiment, il n'a plus rien de l'homme volontaire d'autrefois. Ainsi,
quand ils l'étouffent sous un drap, Macron et Caligula peuvent
être vus comme des sauveurs : en le tuant, ils le libèrent de sa
tristesse et de son ressentiment. Ironiquement, il lui fallait l'aide de deux
ennemis pour échapper à ses malheurs901. L'image
reparaît dans la tragédie d'Adams, à travers les derniers
mots de la pièce, prononcés par Thrasylle :
Oui, - c'est vrai. C'est l'unique, le sommeil sans
réveil, Le sommeil sacré, le lointain, le sommeil
oublié ! C'est bien quand cela arrive. Adieu, mon ami Tu es
maintenant l'ami du monde. Je t'ai aimé trop
tard...902
Au delà des discussions sur la
culpabilité ou l'innocence de Tibère dans chacun des crimes qui
lui étaient attribués, l'évolution de la
postérité est surtout permise par l'étude de la
psychologie. Le prince à l'âme sombre, pervers et cruel n'existe
plus dans l'historiographie contemporaine : la responsabilité de ses
fautes doit être partagée. Si Tibère est innocent, alors ce
sont ceux qui ont profité de sa faiblesse pour agir injustement qui sont
à blâmer. S'il a commis le moindre crime, on lui réserve au
moins un procès « équitable ». Peut-être a t-il
délibérément laissé mourir Drusus III dans sa
prison, mais il pensait peut-être avoir à faire à un
conspirateur des plus dangereux : sans lui pardonner, nous comprenons son
geste. Peut-être a t-il promu Caligula en sachant qu'il détruirait
l'oeuvre de sa vie et persécuterait les Romains, mais il s'en remettait
peut-être au dernier homme qui l'accompagnait dans sa vieillesse
solitaire : encore une faute, mais une erreur compréhensible.
Tibère n'est plus le tyran incarné : il est devenu un despote
mentalement torturé, à la mélancolie et à la
rancoeur communicatives.
900. Ibid., p. 402
901. Beulé 1868, p. 351-352
902. Adams 1894, p. 208 :
Thrasyllus.
Yes,--true. It is the one, the wakeless sleep, The
blessfed sleep, the far, forgotten sleep ! It is well done when done. Farewell,
my friend. You are the world's friend now. I loved too late.
254
CHAPITRE 7 -
TIBERE ET LA FICTION
- Plaise au ciel que ce Grec ait vu juste, je ne
peux rien te souhaiter de mieux, ami Claudius, et puisses-tu être
longtemps heureux avec une épouse aussi choyée par le Destin...
mais méfie-toi du
hasard...
- Le hasard ? Voilà un mot que je n'ai jamais
entendu, Nicias... C'est encore un de ces mots grecs que vous employez, vous
autres, les médecins ?
- Il n'a rien de grec, c'est un mot que les
légionnaires romains ont ramené de Syrie et qui fait fureur dans
les tripots de Subure, où ils perdent des fortunes en jouant aux
dés ; lorsqu'ils gagnent, il s'écrient : « Merci, hasard !
» et, lorsqu'ils perdent, ils disent : « C'est encore un mauvais coup
du hasard ! »
- En quoi ce hasard ou ce Syrien peuvent-ils bien
influencer la conduite de Livie, Nicias ? C'est une épouse absolument
irréprochable. Que veux-tu insinuer, Nicias, en me recommandant de me
méfier du hasard ?
- Je n'insinue rien, Claudius, et je ne te recommande
rien, je dis tout simplement que, dans notre pauvre existence humaine, tout
peut survenir sans qu'on s'y attende : tu es vivant aujourd'hui, mais demain tu
peux mourir, renversé par un cheval au galop, tu es
riche
aujourd'hui, et demain tu peux être
ruiné par un incendie ou par une spéculation
malheureuse.
(...)
- Alors, mon vieux Claudius, où que tu sois
aujourd'hui, tu y crois, maintenant, à ce bon vieux hasard dont tu riais
jadis ?
[ Roger CARATINI - Tibère ou la
mélancolie d'être ]
255
A. Romancer l'Antiquité
Notre traitement de l'Antiquité dans la fiction
se doit de commencer par le romanesque. Non que ce genre soit chronologiquement
le premier à se manifester, mais il permet plus facilement la transition
entre l'Histoire et la fiction, de par l'aspect romancé de certaines
biographies. Cette étude se fera essentiellement aux moyens d'exemples
choisis, et nous userons abondamment de la citation, afin de ne pas
dénaturer un propos où la forme est tout autant, voire plus,
réfléchie que le fond.
I - Le roman historique : Vivre l'Antiquité
a. La biographie : une pratique romanesque
Parler de romanesque n'est pas forcément parler
de fiction. En cherchant à reconstituer une Antiquité dont les
éléments sont morcelés et imprécis, l'historien est
amené à faire appel à des qualités
littéraires, celles lui permettant de constituer un tout
cohérent. Si le risque est de conter un récit fantasmé et
essentiellement composé d'inventions et de préjugés, la
pratique est inévitable : sans elle, tout devrait être noté
au conditionnel et le lecteur ne pourrait en aucun cas se faire une
idée, ni sur le propos de l'auteur, ni sur la situation que celui-ci
veut restituer. Nous l'avons vu précédemment, en étudiant
la personnalité des personnages du temps passé, nous atteignons
une meilleure compréhension des événements et nous pouvons
penser à de nouveaux questionnements sur des faits débattus
depuis des siècles, voire des millénaires. Quand bien même
le propos serait incertain, la comparaison des travaux d'historiens permet une
vue globale de l'Histoire où chacun a la possibilité de se faire
sa propre opinion.
Toutefois, il existe plusieurs façons de
réaliser une biographie. Certains auteurs, comme Barbara Levick ou
Emmanuel Lyasse, conservent au mieux un ton détaché des
événements, afin d'éviter de prendre trop de partis pris.
Leurs travaux sont ponctués d'avis personnels, d'hypothèses
justifiées, appuyées sur de nombreux précédents
historiographiques et parviennent à rester dans la «
sobriété », ne faisant appel au romanesque que pour
articuler le propos. D'autres recherchent à exalter la psychologie des
personnages en faisant de leur imagination et de leurs connaissances acquises
par les lectures érudites un propos prenant en considération les
pensées de leurs personnages. Ainsi, Lidia Storoni Mazzolani fait
parfois appel aux pensées de Tibère pour dicter les
événements : on pensera à la fin de son ouvrage, lorsque
le prince mourant pense à sa succession.
256
D'autres historiens vont jusqu'à faire parler
leurs personnages, inventant des dialogues fictifs qui leur semblent
crédibles et redonnent une nouvelle vie aux personnages disparus.
Tibère ou la mélancolie d'être, le roman de Roger
Caratini, est essentiellement écrit selon ce principe. Les propos
peuvent parfois porter à sourire par leur grandiloquence, mais force est
de constater qu'ils permettent au lecteur de s'immerger dans l'action. Citons
notamment l'immersion dans les mutineries de l'an 14. Le lecteur sera t-il plus
intéressé par un récit « universitaire » des
événements, ou par la harangue des révoltés devant
leur général ? :
- Si tu n'as pas le pouvoir d'augmenter nos soldes,
ni de soulager nos fatigues, ni, en bref, de nous faire du bien, qu'es-tu venu
faire ici, Drusus ?
- Tu parles comme un vulgaire comptable, qui se
retranche derrière son maître pour ne pas payer ses dettes ! - Par
Hercule, ces gens-là n'ont de pouvoir que pour ordonner qu'on nous
fouette ou qu'on nous tue, mais ils se
moquent bien de notre vie !
- Quand Auguste était en vie, Tibère se
retranchait déjà derrière son nom pour éluder nos
requêtes, et maintenant c'est Drusus qui fait de même en invoquant
le nom de son père !
- Quand la République cessera-t-elle de nous
envoyer des gamins sous tutelle pour faire semblant de
négocier
avec nous !
- Comme c'est curieux : l'imperator Tibère ne
renvoie au Sénat que les questions concernant la seule chose qui nous
intéresse, à savoir l'armée ! Mais pourquoi donc le
Sénat n'est-il pas consulté, quand Tibère ordonne des
batailles ou condamne un soldat au supplice ? Serait-ce que seules les
récompenses dépendent des maîtres et que les
châtiments n'ont pas d'arbitre ?903
Mais, dans ce cas précis, les dialogues ne font
office que de citations appuyant le propos de l'auteur et l'ouvrage est
majoritairement une étude historique, reposant sur de nombreuses sources
et destinée à un public « novice », aux connaissances
historiques limitées. Il s'agit, en clair, d'une vulgarisation
scientifique de l'Histoire, volontairement simpliste. De fait, il est possible
d'intéresser les « néophytes » par
l'intermédiaire de la fiction : peu leur importe que l'auteur ne soit
pas une référence reconnue par les plus grands érudits en
la matière, il leur plaira d'être divertis et d'avoir appris de
nouvelles choses. Libre à eux ensuite de parfaire leurs connaissances
par la lecture d'études de niveau plus « ardu ». Alors
l'Histoire et la fiction deviennent indissociables, mêlant la
réalité et la légende, interprétant les personnages
de manières, non seulement différentes, mais parfois
opposées en tous points. Toute oeuvre est historique, à sa
manière, car elle représente la pensée d'une époque
par l'intermédiaire de la réputation accordée aux figures
du passé.
b. Les Dames du Palatin, de la jeunesse au
principat
903. Ibid., p. 148
257
A titre d'illustration de la représentation de
l'Histoire dans le roman historique, il nous a semblé pertinent de vous
présenter les deux romans à sujet antique de Paul-Jean
Franceschini et Pierre Lunel.
Le premier d'entre eux, Les Dames du Palatin,
fut publié en 1999. Il raconte la vie à la cour d'Auguste de l'an
24 av. J.-C. jusqu'à la mort du prince. Les caractères des
personnages sont mis en avant, surtout ceux de Julie et Mécène.
Cette première est une femme romantique, amoureuse de Marcellus puis de
son ami d'enfance Jules Antoine. Elle n'est toutefois pas à proprement
parler le personnage principal, les autres membres de la famille
princière étant parfois les narrateurs de chapitres, mais la
plupart des actions gravitent autour de son personnage. Ainsi, sa relation avec
Caius, souvent éludée, est mise en avant : dès sa
naissance, il est prédestiné à être arrogant et
cruel, des défauts qu'Auguste encourage par l'adulation dont il fait
preuve envers son petit-fils. C'est le prince qui fait office d'antagoniste
principal, de par son caractère buté, ses méthodes
radicales et son manque d'affection pour autrui. Tibère est un peu
pataud, très mélancolique et porté au
ressentiment.
Au début du roman, les auteurs
représentent un tableau de jeunesse de la génération de
Tibère. Les adolescents (Julie, Vipsania, Marcellus et Tibère) se
reposent près d'un bassin et sont décrits non comme des
personnages historiques, mais comme ce qu'ils étaient : des jeunes gens.
Ainsi sont décrites les deux adolescentes :
Julie et Vipsania avaient toutes les deux quinze
ans, mais était si différentes qu'elle ne se sentaient pas
concurrentes dans les jeux de la séduction. Vipsania avait
hérité de son père Agrippa, général en chef
des armées de Rome, la lourde chevelure brune, les petits yeux et les
traits plébeiens. Son charme ne survivrait pas à sa jeunesse.
Avec son sourire éclatant et la sensualité conquérante
qui émanait déjà d'elle, Julie semblait une fille de roi
couchée auprès de sa servante. Les corps des deux
adolescentes, en revanche, étaient identiques : les petits seins hauts
perchés et les longues cuisses, une gracilité prometteuse de
rondeurs répondaient aux critères de beauté en vigueur
à Rome, où toute jeune fille, pour plaire, devait être
fluette, et toute matrone imposante.904
Tibère, quant à lui, est décrit par
un portrait physique et moral :
Tibère était sorti du bassin sans
qu'on le vît. Il s'ébroua derrière les trois filles qui, du
même mouvement, se retournèrent et levèrent la
tête. Elle aperçurent un géant velu dont le licium
mouillé soulignait les copieux avantages et qui pointait sa puissante
mâchoire vers elles comme s'il s'apprêtait à les
dévorer. A dix-neuf ans, Tibère en paraissait trente. Lorsque
Livie s'était installée avec le fils de son premier lit au
Palatin, Auguste lui avait donné pour surnom le mot grec signifiant
« petit vieux ». Même les esclaves usaient entre eux de
ce
904. Franceschini 2000, p. 12
258
sobriquet lorsqu'ils étaient certains de
n'être pas entendus. Son père Tibère Claude avait
été l'amiral de César, avant que son infortune
conjugale le fît sombrer dans le vin. Timide et renfermé, il
employait souvent des termes démodés, et cette habitude, comme
le bégaiement qui l'affligeait dès qu'il était ému,
aurait suscité la moquerie si ses poings énormes n'avaient
donné à réfléchir. Il s'était brillamment
comporté contre les rebelles Cantabres et Astures, mais quelques
cuites au vin d'Espagne lui avaient valu de la part des légionnaires un
sobriquet, Tiberius Claudius Nero devenant Biberius Caldius Mero, le «
picoleur de pinard chaud et non coupé ». Son adoration pour
Vipsania, dont il ne se serait pas permis de baiser un doigt, était
l'un des sujets de conversation favoris de la petite bande. On savait que
les filles de cuisine le débarrassaient de ses ardeurs, et l'on
était très étonné qu'il entretînt dans son
coeur une passion chaste. Vipsania en était flattée, mais avec
la naïveté des filles très jeunes, elle s'était mise
en tête qu'elle ne pouvait aimer que des blonds aux yeux
bleus.905
On note un élément récurrent :
les complots menés par les différents personnages pour arriver
à leurs fins. Mécène, par exemple, déçu
d'avoir été disgracié par son ancien ami Auguste cherche
à s'en venger, une revanche qui doit aussi toucher Livie, qu'il n'a
jamais apprécié. Proche de Julie, il n'hésite pas à
se servir d'elle pour son propre intérêt : il l'encourage à
épouser Tibère afin que celui-ci éprouve du ressentiment
envers sa mère en l'estimant coupable du divorce. Ainsi, Livie devrait
supporter la perte successive de ses deux fils : le cadet, qui se fait
remarquer pour ses positions politiques opposées à celle du
prince, et l'aîné, qui ne lui pardonnerait jamais cette
injustice906. Le pire des crimes est la mort de Drusus : elle est
commanditée par Auguste. Le jeune homme qu'il a élevé
comme son propre fils est accusé de conspirer contre lui afin de
restaurer la République, et le beau-père en colère se
promet de le faire décapiter. Mécène tente de raisonner le
prince, qui s'apprête à commettre un acte odieux, mais la
décision est déjà prise. Pire encore, Auguste agit dans
l'ombre, et jamais son crime ne doit être révélé au
monde :
- Un procès est impossible ! murmura-t-il en
s'essuyant la bouche de la manche de sa toge rustique. Je ne puis
faire
juger en public le commandant en chef des
légions de Germanie. Nos ennemis cesseraient de redouter notre
armée ! Et
puis, cela pourrait donner des idées à
quelques généraux. On ne divulgue pas des préparatifs de
coup d'État militaire.
Cette affaire restera
secrète.
- Cela me paraît sage, approuva
Mécène.
- De toute façon, Livie devra toujours ignorer
la trahison de son fils. Il convient aussi d'épargner cette
pauvre
Antonia et ses enfants.
- Mais que faire ?
- Drusus doit être mis hors d'état de
nuire. Définitivement !
- Un accident ?
- C'est cela, un accident. Mais, je te le
répète, personne, absolument personne, ne doit avoir connaissance
de
cette affaire. Tu m'en réponds sur ta
tête !
- On effacera toute trace. Nul ne saura jamais ce
qui s'est passé, je m'en porte garant.
905. Ibid., p. 14-16
906. Ibid., p. 227-228
259
- Ne perds pas un instant, Mécène.
Tout doit être réglé très vite.
- Je pourrais peut-être...
- Non. Ne m'en dis pas plus. Je ne veux pas savoir
comment tu vas procéder. J'apprendrai l'accident en
même
temps que les autres907.
Mais le crime ne paie pas : au lendemain du
départ de Tibère, Auguste prend conscience que sa succession est
perturbée. C'est un prince plein de doutes qui commence à sombrer
dans le désespoir, alors que son règne doit encore durer
près de vingt ans - deux décennies où il ne peut que
culpabiliser en pensant à ses crimes passés :
Il alla jusqu'à se demander si, en
souhaitant qu'on brûlât son Énéide inachevée,
Virgile n'avait pas voulu, par un scrupule de mourant, se
désolidariser de son entreprise. Dans ces moments de
découragement, il se considérait comme le faux roi d'une
République fictive, le père d'un monstre qui ne lui survivrai
pas. Il avait voulu que la famille des Jules se confondît avec
l'État, mais n'était-ce pas un leurre ? Un Agrippa mourait, un
Tibère prenait le large, et l'État vacillait. Il y avait plus
grave : un étourdi comme Caius, un idiot comme Claude acquéraient
vocation naturelle à devenir les maîtres du monde, pour peu que
des successeurs plus qualifiés fissent défaut. Auguste frissonna.
Il avait arraché Rome aux factions pour la mettre à la merci
d'un homme908.
Nous avançons d'une centaine de pages, au
retour de Tibère d'exil. Le lecteur peut lire dans les pensées du
revenant : il constate que son ennemi d'antan, le prince qui avait commis tant
de crimes, n'est plus qu'un vieillard « aux joues creuses et aux
épaules voûtées » au génie intact mais au
regard fatigué909. Posant le pied à Rome pour la
première fois depuis des années, Tibère se prend à
réfléchir à sa situation, à commencer par ses
amours contrariées. C'est un constat d'échec qui s'offre à
lui :
Il rentra chez lui et ordonna qu'on ne le
dérangeât sous aucun prétexte. Il avait besoin de
réfléchir. L'offre de laisser Julie revenir à Rome
l'avait pris au dépourvu. Elle avait fait naître en lui un
sentiment à la fois douloureux et agréable, comme le sont
certains souvenirs d'amour. Il sentait amoindri et dégradé,
à la façon d'un adolescent qui se croît indigne de vivre
parce qu'il a connu un fiasco dans le lit d'une prostituée. Toutefois,
il regrettait amèrement leur complicité d'enfants,
amitié détruite à jamais par le mariage. A Rhodes, il
avait souvent songé aux deux femmes qui avait joué un
rôle important dans sa vie. Vipsania lui avait donné l'impression
de vivre une entente parfaite. Ils s'aimaient tous deux et pourtant, quand
le divorce leur avait été imposé, elle avait vite
séché ses larmes pour se remarier sans regret. C'était
bien la preuve que son amour aurait pu s'adresser à un autre, qu'il
tenait à une situation plus qu'à une personne. Julie, si
évidemment supérieure à Vipsania par l'intelligence, lui
avait donné une autre leçon, encore plus cruelle : l'amour lui
était interdit et il ne connaîtrait jamais la miraculeuse
rencontre des corps et des esprits dont parlent les poètes. Il ne
pourrait jamais lui pardonner cette révélation, plus douloureuse
que tous les adultères. Vipsania et Julie l'avaient blessé
à mort ! Thrasylle avait raison : il lui faudrait, que cela lui
plût ou non, régner sur l'univers, puis finir ses jours seul,
sans bonheur, dans une île910.
907. Ibid., p. 247-249
908. Ibid., p. 272
909. Ibid., p. 363
910. Ibid., p. 368-369
260
Mais ses proches ignorent les pensées de cet
homme dissimulé. Aimable avec les enfants, Tibère est un oncle
apprécié, riant de leurs jeux alors qu'il est
réputé « aussi joyeux qu'un chien mort ». En attendant
la mort du prince, les adultes ne voient qu'un meilleur temps s'annoncer. En
témoignent les dernières lignes du roman, à travers le
regard de Julilla, la fille de Julie :
Elle baissa les yeux, vit Emilia qui lui souriait,
l'éleva dans ses bras et l'embrassa. L'enfant ne connaîtrait rien
de ce que Julie et elle-même avaient vécu. Les temps avaient
changé. C'en serait bientôt fini de la peur. Elle pense à
sa mère et à Postumus, qui ne reverraient jamais la Ville. Ces
désastres-là étaient irréparables, mais le tyran
familial n'était plus, et sa redoutable épouse avait cessé
de tendre ses pièges. Le nouvel empereur, qui aimait jouer avec les
enfants, l'arracherait bientôt à son exil, cela ne faisait pas
l'ombre d'un doute. La vie recommençait enfin. Oui, on pouvait
tout
espérer du règne de
Tibère.911
c. Poison et Volupté , un règne qui va
en se dégradant
La même année912, les auteurs
publièrent une suite à leur roman en la titrant Poison et
Volupté. Ici, le récit va de l'an 16, alors que
Tibère a pu témoigner de quelques actions en tant que prince,
jusqu'à la mort de Séjan en 31. Antonia et Livilla apportent la
vision des femmes de la dynastie sur leur époque. La femme de Drusus II,
une fois n'est pas coutume, est présentée comme un bon
personnage, oeuvrant pour réconcilier les Juliens et les Claudiens et
cherchant un amant qui puisse comprendre ses préoccupations.
Hérode Agrippa est également présenté comme un
personnage majeur, en tant que précepteur de Caligula et auteur d'une
Vie de Germanicus qu'il veut documenter en fréquentant la famille
princière. Enfin, l'astrologue Thrasylle lit dans les étoiles
qu'un enfant libérateur va venir d'Orient pour guérir le monde
malade, s'intéressant à deux jeunes hommes : Simon et Yeshua
(Jésus).
Tibère est préoccupé par la relation
qu'il entretient avec sa mère qui, depuis son enfance, le traite comme
son inférieur. Il se décide enfin à réagir le jour
où Livie, durant une dispute, se décide à lui
révéler le contenu de lettres injurieuses écrites par
Auguste. Choqué, il redevint l'espace d'un instant l'enfant
bégayant et vulnérable qu'il était autrefois :
- J'avais gardé pour moi les
appréciations que, dans ses lettres, Auguste portait sur ton compte. Je
les ai apportées aujourd'hui car je prévoyais ta conduite.
Permets-moi de t'en donner connaissance.
Il la fixa avec plus de curiosité que de
colère.
(...)
- Écoute encore ceci, lança Livie,
impitoyable : « Je cède à tes supplications et, faute d'une
meilleure solution, je vais rappeler Tibère, mais je ne puis te
dissimuler ma répugnance. Les dieux fassent que ni toi ni
Rome
911. Ibid., p. 432-433
912. Les premières éditions des deux
romans datent de 1999.
261
n'ayez à m'accuser un jour d'une criminelle
faiblesse ! » Voilà ce qu'Auguste pensait de toi ! Tu liras le
reste
toi-même !
Elle jeta la liasse sur la surface miroitante de la
table. Tibère semblait frappé de la foudre.
(...)
Elle le regarda pour mesurer l'effet de ses coups.
Sur la table, près de la pile de parchemins, sa main droite allait
et
venait dans un mouvement convulsif. Il semblait avoir
perdu l'usage de la parole.
- J'aurais préféré
t'épargner ces révélations mais puisque tu cesses de te
comporter en fils, je n'ai plus à me
comporter en mère.
Il essaya de former une phrase et, les
lèvres tremblantes, ne parvint qu'à hoqueter :
- Co... co... comment oses-tu... trahir la confiance
d'un mort ? Jamais... je ne veux plus te voir... jamais plus
!913
Plus le temps passe, plus Tibère abandonne ses
convictions pour sombrer dans la vice. Incompris, il est empli de
contradictions :
Les heures passaient, et il ne donnait pas le
moindre signe de fatigue. Le vieillard qui peinait à traverser une
pièce devenait un athlète inlassable dès qu'il
s'asseyait à table polie de Cicéron. Le ladre qui
vérifiait le moindre compte au sesterce près était
capable d'offrir, dans un élan de compassion, dix millions sur sa
cassette à une obscure cité d'Asie éprouvée par
un tremblement de terre ou aux survivants d'un incendie. L'homme sans femme
s'entourait de peintures lascives. Le Grand Pontife attaché aux rites
ne croyait pas aux dieux. L'amateur de bons mots faisait étrangler
les mauvais plaisants. Le plus prudent des princes déléguait
à un chevalier ambitieux le commandement de la garnison de Rome et le
droit de vie et de mort sur la noblesse. Tel était l'empereur
Tibère, pétri de contradictions, maître amer d'un monde
ingrat914.
Alors l'ami des enfants, le prince efficace qu'on
attendait pour prendre habilement la succession du prince haïssable
devient pire que son prédécesseur, cherchant le plaisir dans la
cruauté (il fait notamment violer Agrippine par Ahenobarbus pour
humilier la famille). Ceux qui l'aimaient autrefois, Antonia la
première, ne reconnaissent plus leur ami et entendent avec horreur ses
propos, plus ignobles les uns que les autres. La vie lui a appris une chose :
il n'y a que des coupables915.
Comme dans le premier tome, le roman s'achève
sur la pensée d'une femme, songeant à l'avenir. Là
où les Dames du Palatin finissait sur une note d'espoir, ici
c'est une conclusion fataliste, prononcée par la triste Antonia. Avec
Tibère va mourir la justice :
Elle se leva et caressa au passage la statuette
ailée de Némésis qu'elle avait achetée à
prix d'or en Grèce. Selon la légende, la déesse de la
juste colère qu'inspirent les méchants aux êtres bons
quitterait le monde le jour où il n'y resterait plus un seul juste.
Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Celui qu'elle avait connu, le
frère bien-aimé de son époux, le protecteur vigilant de
ses enfants n'était plus du nombre des justes. Sa visite à Capri
lui avait révélé que, tel un tissu précieux trop
longtemps trempé dans un bain d'acide, Tibère avait
été rongé par le ressentiment et la
haine.
913. Ibid., p. 50-52
914. Franceschini 2001, p. 205
915. Ibid., p. 403
262
Il n'était plus capable d'écouter,
d'aimer, de comprendre qui que ce fût. Elle revit son regard de
bête traquée. La mort ne lui avait jamais fait peur, et il l'avait
bravée sur cent champs de bataille. Que craignait-il donc tant, sinon
sa propre déchéance et le destin qu'elle préparait
à Rome ? Elle n'en doutait pas : un jour le pervers
succéderait au misanthrope. En regardant le petit port pour quitter
l'île, elle avait croisé Caligula et Macron se promenant
côte à côte. Tibère mort, qu'adviendrait-il de
Gemellus face à ces deux fauves ? Le monde qui s'annonçait
serait peuplé de méchants, et Némésis n'y aurait
plus sa place916.
Le roman historique profite donc d'un récit
d'invention pour remplir les vides laissés par l'Histoire. On peut
encore plus profiter de cette méthode en ne nous intéressant
qu'aux pensées d'un seul personnage historique : rien ne vient le
contredire, et le lecteur doit s'identifier à lui en lisant les
jugements de cette figure du passé.
II - L'oeil du spectateur : Agrippine et Caligula
a. Les Mémoires d'Agrippine , ou une petite
fille dans un monde d'adultes
Nous avons préalablement établi que le
texte original, qui servit probablement de source à Tacite et qui
fustigeait les persécuteurs de la famille de Germanicus, est perdu.
Pierre Grimal, dans ce roman de 1992, reconstitue ce qu'aurait pu être le
contenu de l'ouvrage. Agrippine commence à écrire au lendemain de
la mort de Britannicus, se disant que sa fin est proche : Néron ne
l'aime plus et commence à la considérer comme une dangereuse
rivale. Le personnage de Tibère n'apparaît que peu, puisque
Agrippine la Jeune ne l'a que peu rencontré : le récit de ce
règne se fait à travers des souvenirs d'enfance. Pour la petite
fille, Caligula était un grand frère qui savait tout, intelligent
et malsain, Claude un gentil infirme pas aussi bête que ne le pensaient
ses proches (et dont la mort, nécessaire, est le plus grand regret de
celle qui dut tuer son ami d'enfance) et Pison un « vilain » à
la présence peu rassurante qui lui a volé son
père.
Le roman concerne davantage les règnes de
Caligula, Claude et Néron que celui de Tibère : ce dernier meurt
à la fin du premier tiers du livre, davantage consacré aux
rapports humains de la jeune femme qu'aux intrigues politiques. Ce qui nous
intéresse, c'est l'image des souvenirs naïfs d'une fillette,
rapportés par une adulte soucieuse de raconter son vécu avant de
disparaître. Ainsi, elle se souvient vaguement de la marche
funèbre en honneur de son père, quand sa mère dut porter
l'urne dans ses bras à travers toute l'Italie, affaiblie par l'effort
physique et le deuil, une image qui aura
916. Ibid., p. 415-416
263
marqué Caligula, alors âgé de huit
ans, celui-ci s'efforçant de la reproduire vingt ans plus tard en
faisant porter les cendres de Lepidus à sa jeune soeur. Une nouvelle
fois, le traumatisme forge le mauvais prince917. Ce même
Caligula apprend l'art de la dissimulation, à la plus grande horreur
d'Agrippine, qui perçoit en lui le futur empereur fou :
Je me demandai, avec un peu
d'anxiété, comment Gaius se comporterait avec Livie. Je
connaissais ses sentiments à son égard et je m'attendais
à ce qu'il se montrât insolent avec elle, et qu'il
s'ensuivît un éclat, fort embarrassant pour nous tous. Or,
à ma grande surprise, Gaius se montra le meilleur, le plus
attentionné, le plus affectueux des petits-fils, et Livie, à
son tour, le pris en amitié. Elle ne pouvait plus se passer de lui ! Les
échos que j'avais de leurs relations me rassuraient sur le sort de ma
mère. Aussi longtemps que Livie s'entendait bien avec Gaius, aussi
longtemps on pouvait espérer que Tibère s'abstiendrait de
prendre contre Agrippine des mesures trop sévères. Mais, en
même temps, la manière dont Gaius se conduisait avec son
aïeule m'apprenait aussi autre chose. Elle me découvrait en lui un
pouvoir de dissimulation que je n'avais jamais soupçonné chez
cet adolescent volontiers insolent, fantasque, que je croyais incapable de
résister à toutes les tentations, aux fantaisies les plus
déraisonnables qui lui passaient par la tête. Et
le voilà devenu docile, déférant, flatteur ! Mais
j'entrevoyais autre chose encore. Cette volonté qu'il avait de parvenir
à ses fins, en recourant à des moyens détournés,
cette habileté dans l'hypocrisie me faisait penser à la
manière dont se conduisait Tibère lui-même. Un instant,
je me dis qu'il possédait les qualités qui font un bon empereur.
Et si Gaius, un jour... ?918
Arrive le jour de la mort de Tibère, suivie de
celle de Gemellus. Caligula est coupable des deux meurtres, et le frère
incestueux et railleur est devenu un monstre :
Sur la mort de Tibère, aucun détail.
Et je ne pus jamais lui en arracher davantage. Ce qui m'intrigua toujours.
De toutes les rumeurs qui couraient, laquelle était vraie ? Presque
tout le monde s'accordait à penser que Tibère avait
été assassiné. Les avis différaient sur la
manière dont cela s'était passé, et sur le nom de
l'assassin. Le silence obstiné de Gaius signifiait-il que
c'était lui le coupable, qu'il avait, de ses mains, tué son
grand-père ? Je ne pus jamais avoir sur ce point aucune certitude. Je
veux encore douter aujourd'hui qu'il ait accompli un tel acte. Je me souviens
que, lorsque, quelques jours après la mort de Tibère, il fit
tuer Gemellus, il insista pour que la mort fût matériellement un
suicide, qu'on ne portât pas la main sur son frère adoptif,
mais qu'il s'enfonçât lui-même l'épée dans le
corps. Ce qui, fut-il révélé, n'allait pas sans
difficulté, car Gemellus ignorait tout de la manière de tuer et
ne savait comment s'y prendre. Il commença par se blesser, d'une main
tremblante. Il fallut l'achever. Voilà ce qui me laisse croire que Gaius
ne tua pas lui-même son grand-père, même s'il chargea
quelqu'un de le faire. Il ne voulait pas encourir, par un tel parricide,
la colère des dieux. Je me suis souvent demandé, pourtant, si
les dieux avaient été réellement dupes et si la maladie
qui devait le frapper, quelque temps plus tard, n'eut pas là son
origine, dans la malédiction provoquée inévitablement
par l'assassinat d'un proche919.
b. Le rêve de Caligula, ou un idéaliste
conspué
917. Grimal 1992, p. 55-56
918. Ibid., p. 121-122
919. Ibid., p. 147-148
264
Dans ce roman historique, écrit en 2005, Maria
Grazia Siliato retrace la vie de Caligula, de son enfance à sa mort (le
prologue étant son assassinat, la suite un flash-back). La
première moitié du récit est consacrée au
règne de Tibère. L'auteur prend parti pour certains personnages,
et en conspue d'autres :
- Parmi les bons : Germanicus (bon père,
sympathique et loyal), Caligula (plus prudent que cruel), Antoine et
Cléopâtre (un couple amoureux, passionné par l'Orient),
Julie (instrument politique mal-aimée), Agrippine (mère
terrifiée qui cherche à se montrer courageuse), Néron
(frère jovial), Drusus III (intellectuel renfermé) et Antonia
(gentille grand-mère ayant vécu les malheurs et garde ses
opinions paisibles)
- Pour les mauvais : Livie (antagoniste principale,
surnommée « Noverca » - « marâtre »), Macron
(un nouveau Séjan ambitieux, que Caligula perce à jour), Pison
(mal-aimable et méprisant), Tibère (persécuteur, mais on
apprend vers la fin qu'il était le pantin du Sénat), Auguste (a
ruiné la vie de bonté d'Antoine)
D'une manière originale, Caligula est
présenté comme un bon prince. Il feint la bêtise pour
échapper aux intrigues de cour, tout comme Claude, et dissimule ses
pensées (ce qui lui vaut la même antipathie que Tibère). Il
n'est en rien un mauvais homme, et on le prend en pitié. Soucieux de
rester en vie, il doit retenir ses larmes à l'annonce des morts de ses
proches et voit sa première épouse, une jeune fille timide
âgée de quinze ans, mourir en couches en même temps que son
premier né. Fier de son ascendance, il se passionne pour l'Égypte
qu'affectionnait tant Antoine.
Le récit commence par la mort du personnage
principal. Voulant régner intelligemment et être digne de ses
ancêtres, il se montre trop peu docile envers le Sénat, qui
comptait sur sa jeunesse pour le manipuler. Ce sont ces mêmes
sénateurs qui se servent du manque d'intelligence de Chaereas pour lui
faire croire que son empereur veut lui nuire, le poussant à agir par le
complot. Caligula est pris par surprise, mais accepte la mort. Au lieu de
mourir indignement, comme le mauvais tyran qu'on représente souvent, il
accepte son destin, libéré de sa vie de souffrance :
A la vue de Chaereas, qui se rapprochait
rapidement, trop rapidement, et seul, il comprit en un éclair qu'il
avait eu beau éventer de nombreuses conjurations, la mort s'était
nichée dans sa propre demeure. Il sentit un coup dans le dos, un
élancement glacial, et perdit l'équilibre. Le souffle court, il
se souvint : « Une lame qui s'enfonce dans les poumons,
c'est un choc, une sensation de froid, pas de
douleur... » avait dit son père en Syrie quelques années
plus tôt. (...) Il tenta de se frayer un chemin vers l'atrium,
d'où, curieusement, ne s'échappait aucun bruit - juste de la
lumière. C'est alors que la dague de Julius Lupus s'enfonça en
traître dans son estomac. Derrière lui, Chaereas, l'homme avec
lequel il avait l'habitude de plaisanter, lui assena un coup si fort que ses
genoux cédèrent. Gaius César, le troisième empereur
de Rome, s'effondra sur la belle marqueterie de marbre. Dans le choc, son
anneau sigillarius, frappé de l'oeil d'Horus,
265
qui avait appartenu à un pharaon, se brisa.
En vertu d'un étrange mécanisme, un autre conseil de son
père jaillit à son esprit : « Dernière
défense, simuler la mort. » Il se figea, mais il mourait vraiment,
sous les yeux implacables de ses assassins. Une pensée l'occupait
encore : Il me reste tant de choses à faire. (...) Pour la
première fois, en l'espace des vingt-neuf ans qu'avait duré sa
vie, il sut qu'il ne craignait plus rien.920
Un de ses premiers souvenirs d'enfance est celui de sa
mère en larmes à l'annonce de la mort de Julie. Il est trop jeune
pour comprendre ce qui se passe, mais l'image va le marquer et le petit
garçon perd son innocence au contact des adultes, à commencer par
l'officier Silius, qui le renseignent sur la vie à Rome, ce que ses
parents veulent lui cacher pour qu'il reste le plus longtemps possible un
enfant :
L'officier de garde rebroussa chemin sans
s'apercevoir que - selon la volonté fatale, peut-être, de ces
dieux que mentionnent souvent les écrivains antiques - la porte du
commandement était entrouverte. Voilà pourquoi Gaius vit
sa jeune et magnifique mère surgir derrière le dux Germanicus,
ramasser le message et en lire les quelques lignes avant qu'il
l'arrête. Il la surprit en pleurs. En dépit de toutes les
règles, l'officier de garde l'observait, lui aussi, à travers
la fente. Et quand la femme releva son beau visage, il découvrit que
celui-ci n'exprimait pas le chagrin, mais la rage, le désespoir, la
haine : « Cette maudite vieille, la Noverca, la tuée... Je, je...
jure... ». Germanicus la serra aussitôt dans ses bras, comme
chaque fois qu'il devait étouffer ses révoltes. Au bout d'un
moment, elle finissait par s'abandonner, et leur étreinte se
changeait en un geste d'amour. Mais, ce jour-là, elle ne cédait
pas. Gaius entendit son père lui murmurer tendrement à
l'oreille : « Résigne-toi, « sustine » , supporte. Nous
aurons le temps... Allez, sèche tes larmes, il ne faut pas qu'on
raconte que tu pleures.
- Cela fait dix-sept ans qu'on m'a interdit de la
voir, dit-elle d'une voix rauque. Elle est morte seule. (...)
Les genoux tremblants, il s'abandonna sur un
siège à côté de l'officier et murmura : « J'ai
vu ma mère pleurer... Ne le
dis à personne.
- Ta mère Agrippine a plus d'une raison de
pleurer ! Sais-tu qu'elle avait trois frères ?
- Ce n'est pas vrai ! On ne m'en avait jamais
parlé. Il n'y a personne... Tu as dit « avait » ? Pourquoi
?
Le maître d'armes intervint alors : « Les
trois frères de ta mère étaient les seuls héritiers
d'Auguste, l'espoir de l'Empire. Eux, pas Tibère. (...) Comme le
garçonnet l'observait d'un regard fasciné, Caius Silius reprit
son sérieux et dit : « Tu as compris le maniement de la sica. Tu es
assez grand maintenant pour savoir que la mort des trois frères
de
ta mère a donné l'Empire à
Tibère. Mais garde-le pour toi. Gaius pensa qu'il ne devait plus
demander à personne pourquoi sa mère pleurait. Et il sentit
que son enfance était terminée921.
Tibère n'est qu'un pantin manipulé par sa
mère. C'est Livie, la « Noverca », qui fait office
d'antagoniste principal de la première partie du roman. C'est
cette femme détestable qui accueille le jeune Gaius quelques
années plus tard. Vieillie, elle est pourtant toujours aussi dangereuse.
C'est un souvenir du temps passé, un témoignage vivant des bases
de la tyrannie, parvenue à son rang par la
920. Siliato 2007, p. 7-9
921. Ibid., p. 17-21
266
manipulation :
Un homme a besoin d'une femme à ses
côtés pour croire qu'il peut dormir tranquillement », avait
dit un jour Germanicus. Intelligente et glaciale, Livie avait
transformé la passion qu'elle avait inspiré à Auguste,
l'espace d'une saison, en le soutien inébranlable de son pouvoir.
Elle avait tout accepté : ses liaisons incessantes et notoires avec
des femmes qui étaient aussi ses amies, une vie pliée à
ses exigences, le fait d'être devenue sa meilleure alliée aux
dépens de sa féminité. Elle l'avait affranchi des
mensonges et de la pudeur qui régissaient les rapports entre
époux, pour mieux conseiller, discuter, insister avec l'apparence
d'une asexualité qui lui épargnait les comparaisons, le
dégoût et la répudiation. Elle surveillait comme une
sultane les femmes qui pénétraient dans ses appartements
d'intellectuel tourmenté, méprisait en secret ses faiblesses
masculines et connaissait le mouvement de ses pensées au point de
les guider, de les manipuler et de les empoisonner à son insu. Elle
n'exigeait jamais rien, si bien qu'on la croyait privée
de désirs personnels. Et tout cela parce que, comme l'avait
écrit Drusus, elle n'eût rien été sans
lui922.
Mais l'intérêt principal de ce roman, c'est
la réhabilitation d'un personnage souvent haï.
Présenté enfant, à travers ses propres souvenirs, Caligula
attire la sympathie et la compassion. C'est le propos suscité par des
scènes telles que le récit de l'enfance d'Antonia, mise en
parallèle avec celle de son petit-fils923, ou par la mort en
couches de la première épouse de Gaius, incapable de donner
naissance à leur enfant924. Peu avant de mourir (de causes
naturelles), Tibère rentre en contact avec son successeur
présumé, percevant en lui un espoir de paix, pensée
fugitive qu'il réprime en l'espace d'un instant, brisé par le
temps et par son propre malheur :
Un jour où Gaius César le saluait en
silence, Tibère s'immobilisa un instant, aussitôt imité par
le jeune homme, qui imagina que l'empereur avait envie de lui parler. En
réalité, Tibère, las de sa vie, pensait que Gaius avait
survécu à une expérience bien plus terrible que celle qui
avait consisté à traverser la forêt de Teutoburg en
pleine nuit. Des rêves de paix affleuraient à son esprit, les
rêves mêmes qui avait poussé Auguste, dans ses vieux
jours, à se rendre sur l'île de Planasie, où était
relégué son petit-fils, Agrippa Postumus, pour l'embrasser et
pleurer avec lui. Tibère pensait avec une terreur rétrospective
que toute une vie lui avait été nécessaire pour
connaître la féroce stérilité du pouvoir. Il
regardait Gaius. Mais celui-ci ne parvenant pas à remuer les
lèvres, il passa son chemin, traînant ses chevilles
enflées.925
922. Ibid., p. 153-154
923. Ibid., p. 160-161 :
J'avais six ans de moins que toi quand ma vie fut
bouleversée. C'était le troisième jour du triumphus
d'Auguste après la conquête de l'Égypte... Les deux
adolescents marchaient en tête du cortège, le cou et les poignets
attachés par de fines chaînes d'or, leurs longues tuniques de soie
frôlant la poussière. C'étaient mon frère et ma
soeur, et je les voyais pour la première fois. C'étaient les
enfants de mon père et de son amie Cléopâtre, la reine qui
avait fait répudier ma mère et qui s'était donné la
mort, comme lui. Les deux femmes avaient accouché presque au même
moment. Ma mère pleura beaucoup à ma naissance. Et l'on dit que
ce fut aussi le cas de l'autre. »
Assis à ses pieds, comme il l'avait
été pendant des années devant sa mère, Gaius posa
les coudes sur les genoux de la vieille femme. Elle lui caressa les cheveux,
souleva son menton et dit « Tu ne crois pas que tout cela était
insupportable, pour moi ? Aussi insupportable peut-être que ce que tu vis
à présent ? Les esclaves égyptiennes m'apprirent que Marc
Antoine priait sa reine de le caresser les derniers temps, quand il
était en proie à l'angoisse. Comme ça.
»
Ses doigts effectuaient un mouvement circulaire sur
les tempes du garçon.
924. Ibid., p. 205 :
« Je l'aurais appelé Antoine
César Germanicus », affirma Gaius d'une voix brusque, à la
grande surprise de ceux qui l'entouraient. Il se demanda si l'enfant aurait eu
le caractère impulsif, sanguin, autodestructeur de Marc Antoine. Ou
l'esprit limpide, égal et rassurant de Germanicus.
925. Ibid., p. 210
267
Dans ces deux romans, Tibère fait office de
figurant, bien qu'il agisse indirectement sur la vie des narrateurs. Toutefois,
dans l'un et dans l'autre, il n'est pas forcément un modèle de
haine : c'est un mauvais, certes, mais avant tout un homme manipulé,
solitaire qui attend avec fatalisme la mort. Autre point commun entre les
Mémoires d'Agrippine et le Rêve de Caligula, les
narrateurs ont été jugés maléfiques par la
postérité et sont ici présentés comme des
êtres « humains », avec leurs soucis, leurs pensées,...
Et, dans le cadre de notre étude, il est un roman qui suit ce
modèle pour Tibère : les Mémoires de
Tibère.
III - Les Mémoires de Tibère
a. Présentation du roman
Le roman a été écrit par Allan
Massie (1938-) en 1990, en langue anglaise, puis traduit en français en
1998. Basé sur les écrits perdus de Tibère (il
était notamment l'auteur de Commentaires, de poèmes et de
Mémoires de sa vie politique), il est censé avoir
été écrit en deux temps, la première partie au
retour de Rhodes, la seconde dans ses dernières années. Les
événements sont contés du point de vue de Tibère,
et le lecteur peut savoir ce que pense l'homme en son for intérieur.
Ainsi sont contées des histoires, anecdotes aux yeux de la
postérité, qui ont du marquer le prince de son vivant : c'est le
cas de sa mission en Arménie, où il est marqué par
l'horreur en voyant les vétérans de l'armée de Crassus,
désormais des vieillards brisés, baiser les pieds de leurs
vainqueurs Parthes ou lorsqu'il devient l'amant du fils d'un prince germain,
otage romain. Dans la seconde partie du roman, il sauve la vie d'un jeune
gladiateur dont il tombe amoureux tout en refusant de le toucher : il pense que
sa vieillesse et l'aspect dégoûtant de son corps souillerait un
être aussi bon. A sa mort, son ami, devenu chrétien, fuit Capri en
emportant le manuscrit afin de sauvegarder la mémoire de Tibère,
un personnage mélancolique et incompris dont les écrits prouvent
la gentillesse profonde et sa définition du sens de la vie : quitter ce
monde affreux pour profiter du peu de beauté qui subsiste.
L'auteur cherche à réhabiliter
Tibère, homme sincère dont la cruauté n'était que
légende. Les événements eux-mêmes sont
éludés, pour laisser place à une étude
psychologique, ou à l'évocation du caractère privé
des relations entre les membres de la famille princière. Ainsi, l'auteur
prête une relation à Tibère et Julie durant leur jeunesse,
alors que la jeune femme est liée au bellâtre et impuissant
Marcellus, et c'est le personnage principal qui est le premier à toucher
à celle qui devait
268
devenir la risée de Rome. Les autres
personnages sont également développés, à moindre
échelle : Mécène est un homosexuel en pleine
déchéance, tombé dans l'infamie pour oublier qu'il a lui
même créé le mauvais Auguste à partir de son ami
d'enfance. Germanicus est détestable et retord et Séjan est comme
un frère pour le prince avant qu'il se décide à le trahir.
De la dernière génération, seul Néron nous est
sympathique, présenté comme un efféminé incapable
de la moindre méchanceté.
b. L'exilé de Rhodes
Dans la première partie du roman, Tibère
est en retraite à Rhodes et profite de sa solitude pour écrire
ses Mémoires. Il met fin à son projet alors qu'on l'autorise
à revenir à Rome, ne reprenant l'écriture que des
décennies plus tard.
Parmi les éléments marquants, citons le
rapport à la politique. Dès sa jeunesse, alors qu'il est
destiné à devenir un général respecté, il
manifeste devant Auguste son souci de conserver les frontières telles
qu'elles sont, afin de les consolider et ne pas les étendre inutilement.
Il s'oppose sur ce point à Marcellus, qui trépigne d'impatience
à l'idée de mater les guerriers de Bretagne, peints en
bleu926. Mais plus que de donner sa propre idée de ce que
doit être le principat naissant, il préfère s'attacher
à l'opinion de ses aînés, afin de créer par la suite
sa vision d'un bon État. Ainsi, il s'intéresse à l'avis
d'Agrippa, qui souhaite dépasser les concepts de monarchie et de
démocratie, qui lui semblent depuis longtemps obsolètes - un
modèle pour celui qui veut restaurer la République de ses
ancêtres :
Mais je puis te dire ceci : seuls des États
n'ayant pas encore atteint la maturité peuvent s'accommoder de la
démocratie ou de la monarchie. Nous avons dépassé l'une
et l'autre de ces formes de gouvernement. La définition classique
donnée par les Grecs des types d'État ne s'applique plus, car
nous ne sommes même pas une oligarchie au sens où
ils l'entendent. Nous sommes peut-être une constellation de
pouvoirs...927
Mais il ne peut adhérer à ce principat
qui sacrifie des victimes à la raison d'État.
Mécène est le symbole de cette déchéance, se
condamnant lui même à l'infamie par chagrin d'avoir
été abandonné par son ami d'autrefois, devenu un tyran
qu'il refuse de glorifier :
Il n'y a qu'une personne, en fait, que j'aie
vraiment aimée, et j'ai fait en sorte d'assurer à cet homme ce
qu'il désirait le plus ardemment : Rome. Son accession au pouvoir,
aidée par mes conseils en d'innombrables occasion, a sauvé
l'État et peut-être le monde. J'ai contribué à faire
de lui un grand homme pour le bénéfice de tous, et, ce faisant,
j'ai collaboré
avec le temps et le monde à la destruction
du jeune garçon que j'aimais. J'ai adoré Octave et j'aime encore
le petit garçon qui survit derrière le masque d'Auguste.
Cependant, en lui donnant le monde, je l'ai perdu. En sauvant Rome,
je
926. Massie 1998, p. 23
927. Ibid., p. 40
269
lui ai appris à placer la raison
d'État au-dessus des exigences de l'amour humain ordinaire. Je suis fier
de ce que j'ai accompli et écoeuré par ses
conséquences. Mon dégoût s'exprime dans la
lubricité, et c'est une piètre consolation que de savoir que
l'amour des étreintes charnelles est moins nuisible à l'âme
et au caractère que l'amour du pouvoir...928
Autre pari de l'auteur, faire de Tibère un
révolté. Il s'oppose notamment à l'esclavage, pratique
ancestrale de la Rome dont il est fier de porter les couleurs, mais qui le
répugne de par l'infamie dans lequel elle plonge l'être servile,
qui est aussi humain que son maître :
Néanmoins, on doit également admettre
que l'esclavage viole la loi de la nature. Nos ancêtres ne pensaient pas
ainsi ; Marcus Portius Caton, homme des plus désagréables,
considérait que l'esclave n'était rien de plus qu'un outil
vivant. Ce sont précisément ses mots. Ils me
dégoûtent, quant à moi. Un esclave a les mêmes
membres et les mêmes organes qu'un homme libre ; le même esprit
et la même âme. J'ai toujours eu soin de traiter mes propres
esclaves comme des êtres humains. En fait, je les considère
comme des amis dépourvus de prétentions. Un proverbe dit : «
Autant d'ennemis que d'esclaves. » Mais ils ne sont pas des ennemis par
essence. Si les esclaves ont de l'inimitié envers leurs maîtres,
ce sont généralement les maîtres qui l'ont
provoquée. Trop de Romains se montrent hautains, cruels et insultants
envers leurs esclaves, oubliant que, tout comme eux-mêmes, les pauvres
créatures respirent, vivent et meurent. Un homme sage, ce qui veut
également dire un homme bon, traite ses esclaves comme il voudrait
lui-même être traité par ceux qui ont autorité sur
lui. J'ai toujours éprouvé un amusement mêlé de
mépris en entendant des sénateurs se plaindre que
la liberté ait disparu à Rome (ce qui est malheureusement
vrai) et en voyant, en même temps, les mêmes hommes
prendre plaisir à humilier et accabler leurs esclaves. Ce sont
là des idées que j'ai acquises au fil des ans. Je ne les avais
pas toutes quand on m'a confié la mission d'inspecter les
casernements d'esclaves. Mais leur germe était là , et
cette expérience l'a conduit à s'épanouir. Ce que j'ai
vu dans ces casernements, c'était la dégradation de
l'homme929
Il se dégoûte tout autant de la
décadence des moeurs, lorsqu'il assiste à un spectacle odieux de
perversité et qu'il constate que les lois romaines ne sont plus
respectées par personne :
Me tenant en ce moment en retrait des spectateurs,
je vis un groupe de voleurs à la tire opérer tranquillement parmi
eux, soulageant de leur argent les pauvres imbéciles
fascinés
- Il devrait y avoir une loi contre ce genre
d'ordure, fit un homme à côté de moi, les lèvres
pincées. - Il y en a une, lui dis-je, avant de
m'éloigner.
Il existe effectivement une telle loi, mais elle
n'est pas appliquée. Elle ne peut l'être, car il n'est pas au
pouvoir du gouvernement de forcer les gens à se bien tenir. Quand le
respect envers les dieux s'est détérioré, quand le
désordre règne dans les familles, la licence l'emporte, et les
impulsions secrètes que les hommes refrènent dans une
société décente et bien ordonnée se donnent
libre cours ouvertement930.
Enfin, nous nous devons de rapporter le rapport de
Tibère à sa seconde femme, Julie, dans la mesure où il
explore une vision inédite. Là où la plupart des auteurs,
historiens ou romanciers, présentent un mariage malheureux et
conflictuel, Massie en fait deux amants dans leur jeunesse et, si
le
928. Ibid., p. 77-78
929. Ibid., p. 37
930. Ibid., p. 119-120
270
divorce d'avec Vipsania le blesse, il parvient à
partager un moment d'amour profond avec sa nouvelle épouse à la
naissance de leur fils :
Quelque chose d'étrange m'arriva
après la naissance de notre fils. Je tombai amoureux de ma femme. Tout
d'abord, je ne voulus pas l'admettre, même en mon for
intérieur. Il me semblait trahir le souvenir de Vipsania. Cependant,
cela arriva, et cela commença au moment où je vis Julie
étendue, épuisée mais toujours radieuse, les cheveux
répandus en éventail sur son oreiller, avec notre enfant dans
les bras. Je n'avais jamais pensé Julie maternelle. Son attitude
envers ses deux garçons, Caïus et Lucius, était
marquée de réserve et de scepticisme ; elle se refusait à
partager la haute opinion qu'avait leur grand-père de leurs
capacités. Mais elle se montrait éperdue devant le petit
Tibère (qu'elle avait insisté pour appeler ainsi) et, en les
voyant ainsi, je me suis pris à penser : « Cette chose est mienne,
le plus désirable trésor de Rome est mien, mien, à moi
seul. » Et mon coeur se mit à déborder d'amour. Je tombai
sur un genou auprès du lit, saisis la main de Julie et la couvris de
baisers. Je la pris dans mes bras et la serrai contre moi avec une
tendre assurance et un désir ardent que je n'avais jamais ressentis
auparavant, même avec Vipsania. Je fus, ce soir-là et pendant
les mois qui suivirent, un prince parmi les
hommes931.
A la mort de ce petit garçon, Julie devient
dépressive et commence à laisser déborder ses instincts
lascifs. Si elle trompait Marcellus durant leur mariage et que Tibère
éprouvait une attirance sexuelle pour elle, Julie restait le plus
souvent digne des vertus que l'on attendait d'elle. Détruite par le
chagrin, elle s'attire la honte et refuse de voir ses amis d'antan.
Exilé à Rhodes, notamment par tristesse de la voir dans cet
état, Tibère cherche à la raisonner. En vain :
désormais, elle le déteste :
Julie, Je ne sais ce qui s'est passé
entre nous depuis la mort de notre fils bien-aimé. Ce que je puis voir
et entendre de ton comportement m'amène à penser que sa mort
t'a dégoûtée de tout, et t'a conduite à
désespérer de toute justice et de tout ordre des choses. Il me
chagrine de constater que tu sembles m'inclure parmi les objets de ton
ressentiment. Notre mariage n'a pas été de notre fait. Il nous
fut imposé sans égard pour nos sentiments. Je sais que tu aurais
préféré en épouser un autre, et je compatis.
Néanmoins, ce mariage a eu lieu. Je me suis appliqué, dès
le départ, à honorer mes obligations et j'en ai
été par récompensé par le réveil de mon
amour pour toi et la renaissance de la passion physique que j'avais
ressentie quand nous étions jeunes. J'ai cru qu'avec la naissance du
petit Tibère, tu étais, à ma grande joie, en mesure
d'éprouver des sentiments analogues. Le temps, les exigences du devoir,
les circonstances et un destin cruel nous ont séparés, alors
même que le petit Tibère était arraché à
notre affection. Telle était la cruelle volonté des dieux
à laquelle nous étions contraints de nous soumettre.
Crois-moi, je comprends ton refus de t'y plier. Je puis même
admirer ta volonté rebelle et compatir avec ce que je
considère comme ton malheur. Je suis prêt à voir dans le
fait que tu me repousses l'expression d'impulsions que tu ne peux
contrôler, si pénible que cela soit pour moi, en espérant
simplement que les choses changent avec le temps. Mais il y a une chose que
je dois te dire. J'ai ma fierté et ne puis supporter
le déshonneur. Je ne suis pas pour rien de la maison des Claude. Si
tu ne peux m'aimer, je l'accepte, mais je dois te demander de te conduire
d'une façon digne de l'épouse du chef de la gens claudienne. Tu
me le dois, tout comme tu dois à ton père de ne pas
compromettre son autorité morale. Autre chose : tu ne peux
espérer trouver le bonheur que si tu apprends à te respecter.
Je pense que là, tu en es grave danger si tu continues à te
comporter comme tu le fais. Crois- moi, Julie, ce
sont tes intérêt que j'ai à coeur. (...)
931. Ibid., p. 93-94
271
Tu as toujours été un sinistre
hypocrite, et maintenant, en plus, tu es stupide. Tu as toujours
été égoïste et sans coeur. Toute ma vie, on m'a
toujours tout refusé, on m'a contrainte de vivre comme l'entendaient les
autres. J'en ai assez. Maintenant, je vis pour moi-même. Je
préfère qu'il en soit ainsi. Si tu penses que je suis
malheureuse, c'est que tu es idiot. Et ne menace plus jamais. J'ai moi aussi
des armes932.
C'est par égard en leur amour d'antan qu'il se
décide à écrire à Auguste, après qu'il ait
exilé sa fille indigne, afin qu'il lui accorde le pardon :
Mon épouse, souffrant peut-être de
cette sorte de dépression qui, à ce que disent les
médecins, peut affecter les femmes approchant de l'âge moyen,
s'est conduite d'une manière plus qu'insensée. La nature
particulièrement publique de son comportement doit rendre difficile le
pardon, car, en tant que Princeps, tu ne peux manquer de l'interpréter
comme un défi à l'admirable législation que tu as fait
mettre en place. Cependant, je t'adjure, tant en tant que père de notre
pays qu'en tant que père de cette malheureuse, de manifester ta
clémence. Je te supplie de prendre en considération le fait que
mon absence, motivée par mon intense fatigue physique en mentale et mon
désir de permettre à Caïus et Lucius de s'épanouir,
peut avoir contribué aux aberrations de ma femme. La clémence a
toujours ses vertus. Appliquer la justice
dans toute sa sévérité
reviendrait à te plonger un poignard dans le
coeur...933
c. L'exilé de Capri
La première partie du roman se finissait sur
l'image d'un doute : que deviendrait Rome ? Ce n'est que trente ans plus tard
que le prince se décide à poursuivre son récit. Durant ces
trois décennies, de nombreux événements ont pu se passer,
et le personnage a radicalement changé : il est désormais
fataliste, constatant l'horreur de la vieillesse. Livilla est le dernier
rempart à l'abandon de toute volonté, et sa mort fait
définitivement sombrer Tibère. Tout ce qu'il considérait
comme bon et beau s'est souillé à ses yeux, et il ne
désire plus vivre au milieu de ces traîtres qu'il rêve de
voir s'entre-tuer, comme des rats pris au piège. Ainsi, deux propos se
font écho l'un à l'autre : le premier étant l'ouverture de
cette seconde partie, l'autre un des derniers paragraphes du roman
:
La vieillesse est un naufrage. J'ai pu le constater
chez Auguste et l'ai même entendu prononcer cette phrase,
sans toutefois, si je m'en souviens bien, l'appliquer à
lui-même. Maintenant, j'en éprouve personnellement la
vérité. Je suis moi-même jeté sur les
récifs, balayé par des vents cruels. La paix de l'esprit et
l'aisance du corps me désertent ensemble.934 - Les
souvenirs ondulent devant moi comme des ombres projetées par les
flammes. Mécène me racontant comme il avait travaillé
à la destruction de celui qu'il avait aimé... Agrippa me plaquant
la main sur l'épaule en me disant qu'au moins, j'étais un
homme... Le regard paisible et la voix douce de Vipsania... Julie se caressant
lentement la cuisse en m'invitant à l'admirer... Auguste, avec ses
mensonges et sa voix enjôleuse... Livie me fouettant jusqu'à ce
que je jure que je lui appartenais... Le jeune Ségeste et
Sigismond... Séjan, oui, même Séjan, tel qu'il
m'était apparu la première fois à
932. Ibid., p. 128-130
933. Ibid., p. 152
934. Ibid. p. 167
272
Rhodes, avec son grand rire et sa joie de vivre...
Dans la nuit, je guettais le hululement de la chouette, l'oiseau de Minerve,
mais n'entendais que les aboiements des chiens.
Ma vie avait été consacrée au
devoir935.
Il lui reste néanmoins une raison de vivre :
son ami Sigismond. Prince germain, celui-ci avait été
condamné à l'arène, un jour où Tibère
assistait malgré lui aux jeux. En le voyant si faible, il est pris de
compassion et, malgré les huées de la foule, il décide
d'épargner le jeune homme :
Je reportai mon regard sur l'arène et vis
les membres du jeune Germain se détendre, comme s'il acceptait la mort,
alors que ses yeux étaient toujours dilatés par la terreur
née de la soudaine conscience de ce qui lui arrivait. Je
connaissais bien ce regard. Je l'avais vu souvent sur le champ de bataille.
J'avais vu bien des hommes et bien des garçons faire, en un instant
d'effarement, cette même découverte, à savoir que tout ce
qu'ils avaient pensé essentiel, tout ce que leurs sens pouvaient
connaître - à commencer par leur propre corps - pouvait être
soudain anéanti, comme si la vie n'était rien de plus qu'un
rêve brusquement devenu cauchemar. Le garçon avait les
lèvres qui remuaient, sa langue vint toucher sa lèvre
inférieure. Alors, je dressai mon pouce vers le haut, afin de le sauver.
Ce n'était pas seulement lui que je sauvais, mais également
moi-même, et ma raison. Mon geste avait été sans calcul. Je
quittai les arènes et me faisant huer, la populace hurlant sa
déception936.
Par le passé, alors qu'il était en
campagne en Germanie, le prince avait entretenu une brève relation
amoureuse pour un jeune homme nommé Ségeste. Mais il se refuse
ici d'assouvir son amour, afin de ne pas souiller cet être si beau et si
bon :
Je ne pouvais nier, seul avec moi-même, le
trouble que je ressentais ni le plaisir que j'avais à avoir le
garçon auprès de moi. Mais j'étais également
conscient de son caractère viril, de sa réserve et de sa
dignité. L'étreinte d'un vieil homme à
l'haleine nauséabonde et au cou
décharné n'aurait pu manquer de la dégoûter. Je ne
voulais pas le contraindre à se dégrader. Il avait une
décence foncière que j'aurais pu croire disparue de la surface de
cette terre. J'aimais l'avoir dans ma maison, converser avec lui, lui enseigner
la vertu et la connaissance du monde, accepter les petits services qu'il
me
rendait avec un pointilleux
respect937.
Plein d'égards envers ce jeune homme qui ne
devait jamais le trahir, il l'achète comme esclave et l'affranchit
immédiatement, lui demandant simplement de rester à ses
côtés pour être son ami. Le considérant comme un
nouveau fils, il lui permet un mariage inespéré compte tenu de
son ancienne condition servile et l'union heureuse des époux devient sa
raison de vivre : il est au moins une chose bonne en ce monde perverti
:
C'était un jour heureux. Sigismond
était tombé amoureux d'une fille de l'endroit, une Grecque
nommée Euphrosyne, dont le père exerçait comme
médecin à Naples mais possédait une petite villa à
Capri, donnée par Auguste pour un service qu'il lui avait rendu. Le
mariage eût été inconcevable sans mon parrainage.
Miltiades, le père, n'eût jamais consenti à accorder la
main de sa fille adorée à un affranchi germain, ancien gladiateur
de surcroît, si celui-ci n'avait
935. Ibid., p. 308-309
936. Ibid., p. 249-250
937. Ibid., p. 253
273
pas été mon favori. Pour ma part,
j'étais enchanté de cette union. Euphrosyne était une
fille délicieuse, avec des yeux et une abondante chevelure noirs
comme de l'encre, une créature faire pour le plaisir, mais en même
temps douce et intelligente. Les voir ensemble était une
justification de l'Empire ; seul Rome, en effet, avait pu rapprocher ces
deux physiques parfaits mais totalement différents. Ils respiraient
véritablement le bonheur. Je bénis leur mariage en
leur demandant de rester tous deux dans ma
maison.938
Mais la jeune femme attire un autre homme : le jeune
Caligula. A la veille de sa mort, Tibère apprend que son héritier
a violé Euphrosyne, et se jure de punir celui qui a abusé de la
femme de son meilleur ami. Ainsi, la dernière action du tyran si
décrié aura été dictée par l'amour et le
sens de la justice :
Ce soir, Sigimond est venu me trouver. Il tremblait
de tous ses membres. Je lui ai demandé ce qui n'allait pas, et il m'a
répondu sans tarder. Hier, mon petit-neveu et héritier
présomptif de ce misérable Empire, Caïus Caligula, fils du
héros Germanicus, a violé Euphrosyne, qui était enceinte
de six mois. Ce matin, elle a fait une fausse couche. Sigismond
est
tombé à genoux devant moi, m'a pris les
mains et a imploré vengeance. Je l'ai regardé dans les yeux. Son
visage, maintenant gras et sans beauté, était humide de larmes et
décomposé de chagrin. Sa voix tremblait en me disant : -
Euphrosyne frissonne maintenant, même à mon contact. Je ne sais
pas si elle se remettra un jour. Je ne sais pas si ce qui a été
brisé pourra jamais être réparé. Maître, je te
supplie...
Toute ma vie j'avais refusé qu'on
m'appelât ainsi, mais quand je vis le visage de Sigismond et compris sa
douleur, je n'eus pas la force de protester. Je le pris dans mes bras et
l'attirai contre moi. J'ai ordonné à Caius de comparaître
devant moi ce matin, et j'ai en même temps demandé à Macron
d'avoir des gardes à sa disposition pour
l'arrêter939.
Ce roman peut alors être considéré
comme la synthèse d'une longue réhabilitation, agissant sur plus
d'un siècle et demi. Tibère n'est plus le tyran
méprisable, vengeur et débauché d'autrefois, mais un homme
bon, ne faisant appel à la violence que par désespoir et
dénué de toute perversité. Certes, il n'est pas parfait,
mais il était volontaire et aurait pu, en d'autres temps et en dans
d'autres circonstances, être un homme respecté, voire
apprécié. Au XIXe siècle, le propos était
différent, quand bien même les auteurs avaient lu la nouvelle
historiographie et compatissaient à la peine du tyran : leur avis
était plus nuancé. C'est ce constat que nous sommes amenés
à souligner dans la seconde partie de ce chapitre.
938. Ibid., p. 286
939. Ibid., p. 310
274
B - Tragédie et Décadence, l'image d'un
homme blessé
Nous nous intéressons ici à deux courants
littéraires, si l'on peut les nommer ainsi, prenant Tibère comme
exemple pour démontrer de la tristesse de l'humanité. Dans un
premier temps, il nous faut faire état de la présence du prince
dans la tragédie, là où il représente la
mélancolie. La seconde partie de notre propos sera consacrée
à la décadence, un « hymne » à la destruction de
Rome. Enfin, nous ferons la part belle à l'exemple, en nous servant de
quatre extraits de fiction où Tibère apparaît comme le
tristissimus homo, le plus malheureux des hommes, par la rupture de sa
dissimulation face aux malheurs : la trahison, la compassion, le deuil et le
fatalisme.
I - Tragédie : le malheur de vivre
a. Tibère au théâtre
Nous évoquions lors du premier chapitre le plan
proposé par Roger Vailland pour analyser la vie des Césars.
Celui-ci s'applique tout autant au personnage de fiction présenté
dans la tragédie :
- Un homme comme les autres : le spectateur s'identifie
au personnage historique, tant ses qualités et défauts sont
humains.
- Qualités militaires et politiques : le
personnage impérial témoigne de puissance, de grandeur, quand
bien même il s'en sert à mauvais escient.
- Qualités « socialistes » : ce point
est peu exploité, si ce n'est que le personnage doit interagir avec le
peuple, exprimer son sentiment envers lui, voire être jugé par ses
sujets
- Morale : c'est tout le propos de la fiction, où
le dénouement doit offrir à la réflexion
- Dérèglement de la personnalité :
le personnage a bon fond, mais les embûches de la vie font de lui un
tyran haineux.
- Attaques envers les proches : c'est souvent
l'élément structurant de la trame principale, permettant de
déterminer qui sont les bons et qui sont les mauvais.
- Spectateur de ses actes : nous sommes dans la fiction,
et le spectateur fait face à l'acteur.
- Conclusion par la mort : poncif de la tragédie,
les malheurs cessent pour les morts et continuent pour les vivants.
La fiction consacrée à Tibère doit
être vue comme un prolongement de l'historiographie : on oeuvre à
le condamner ou, au contraire, à le réhabiliter. La
tragédie est le support le plus « parlant » pour
ce
275
faire. Dans ce genre théâtral,
millénaire s'il en est, le malheur est exposé et, pour
Tibère, il se manifeste par la trahison des proches et l'impuissance.
Prisonnier d'une période charnière entre paganisme et
christianisme, entre république et empire, il devient le bouc
émissaire de Capri, voué à la souffrance et à la
mélancolie de l'homme incompris, hanté par le négativisme.
Parfois aussi, sa haine est exacerbée et il est présenté
comme un affreux tyran. Ses crimes trouvent un écho, à travers le
témoignage de ses victimes : si l'historien ne peut accéder
à leurs pensées, si ce n'est quand les dernières paroles
ont été sauvegardées dans des récits, l'auteur de
fiction peut retranscrire les dernières heures tragiques du
condamné. C'est de cette manière que, souvent, s'achève la
pièce : par une mort injuste. Ainsi Serenus doit pleurer, dans la
pièce de Nicolas Fallet, la perte de ses deux enfants et maudit
Tibère, qui est responsable de ses malheurs :
SERENUS Ô de férocité
raffinement affreux ! Moi, je vivrois ! Ah, monstre !... Ecoutez-moi, grands
Dieux Que le jour où la mort doit le faire sa proie, Que ce jour
soit marqué par la publique joie ; Qu'inhumain comme lui, son
lâche successeur, S'ouvre un chemin au trône en lui
perçant le coeur. TIBERE Que dis-tu, malheureux ? Ah !
Quand je te fais grace, Quelle rage en ton sein allume tant d'audace
! Mais tu perds tes enfans, j'excuse ta douleur. Romains, je veux
d'Auguste être en tout successeur ; Comme lui dédaignant une
juste vengeance, Je veux voir tous vos coeur conquis par ma
clémence. Allons, et déplorant le sort de ses enfants, Par
nos soins généreux consolons les vieux
ans940.
La mort du protagoniste peut-être, et est
souvent, due au suicide. Vivant dans l'horreur, le bon ne désire plus
exister et, dans son dernier souffle, dénonce celui qui l'a
persécuté. Ce dernier, s'il reste vivant, est victime d'une
condamnation encore plus violente : il va vivre dans la peur, conscient de ne
pas être aussi puissant qu'il le pensait, si la volonté de celui
qu'il pensait son inférieur a pu surpasser la sienne. Ainsi meurent les
personnages les plus illustres des pièces de Chénier et Campan,
Cnéius et Emilie, le premier voyant son père mourir alors que
l'accusatrice Agrippine venait de lui accorder le pardon, la seconde en
apprenant que, dans sa colère, Tibère a fait exécuter ses
enfants en même temps que leur père condamné. Cnéius
rejette la pitié du prince, qui lui promettait la paix s'il
renonçait à défendre son père, Émilie laisse
un homme brisé en lui avouant la
940. Fallet 1782, p. 63
276
vérité sur la mort de son fils
Drusus.
CNEIUS. Je ne sens point
d'effroi. César est immobile, et calme ainsi que moi. (...) Et
toi qui, dans un coeur de crimes déchiré, Savoures le tourment
que tu m'as préparé, Tyran profond, mais vil, honte et
fléau de Rome, Éclipsé dans ta cour par l'ombre d'un
grand homme, Quand, de tes attentats ministre infortuné, Pison par
son complice expire assassiné, Tu m'offres des trésors teints
du sang de mon père! Garde pour un Séjan les faveurs d'un
Tibère. C'est le prix des forfaits; je ne l'accepte pas : Rien de
toi, rien, César; pas même le trépas. Un sort plus
glorieux doit être mon partage. Le poignard de Pison, voilà mon
héritage. Ce fer me suffira. Tu pâlis, malheureux! Va , je
te le rendrai teint d'un sang généreux; Un autre aura
l'honneur de venger tes victimes; Séjan respire encor; tu puniras ses
crimes : J'ai vécu , je meurs libre, et voilà mes
adieux. Il est temps de placer Tibère au rang des
dieux941. - EMILIE C'est ici, C'est aux yeux
des Romains, qu'un dernier sacrifice Doit prouver de vos lois l'immuable
justice. Elius, trop coupable, expire sous vos coups ; Long-temps, pour
mon malheur, il fut digne de vous ; Plus habile dans l'art de choisir ses
victimes, Un succès éclatant eût couronné ses
crimes, Mais il a succombé ; les destins ennemis M'arrachent
à la fois mon époux et mon fils. Mon fils ! C'était
pour lui , qu'épouse moins que mère, Je craignis
d'éclairer et d'irriter Tibère ; J'hésitai pour lui
seul, c'est moi qui l'ai frappé ; Mon espoir cette fois ne sera pas
trompé. Prête à me joindre à lui, je veux de la
vengeance
941. Chénier 1818, p. 79
277
Emporter avec moi la flatteuse assurance. A la
fleur de ses ans Drusus fut moissonné ; Drusus vous était
cher, il fut empoisonné. Du trône où l'on courait,
barrière insurmontable, A d'adultères faux obstacle
redoutable, Il fallait sa ruine et l'on s'était promis D'obtenir
la couronne et l'hymen à ce prix. Séjan dut préparer la
coupe empoisonnée ; On craignit sans frémir qu'il ne
l'eût pas donnée. Opprobre de son sexe, avec
férocité, Une femme sourit de sa
timidité. L'ambition, l'amour lui prêtent un
courage Qu'augmente en s'éloignant la pudeur qu'elle
outrage. L'infortuné Drusus expire dans ses bras, Et ce monstre
à vos yeux jouit de son trépas Gardez vous d'en douter, juger
plutôt vous-même. Je vous laisse l'aveu de Lygdus et
d'Eudème. Si pour elle ma voix aiguise un fer vengeur, Si je
remplis vos jours de tristesse et d'horreur, Mes voeux sont exaucés.
Craindrais-je votre haine ? Par votre cruauté je suis libre ; et,
romaine, La mort perdrait pour moi son attrait le plus doux, Si je la
recevais d'un tyran tel que vous942.
Survivant à sa victime, le tyran est souvent
physiquement impuni à la fin de la pièce. Toutefois, il en sort
changé : il a été humilié, a retenu une
amère leçon de vie et sera à jamais bouleversé par
ce qui vient de se passer. Ainsi, le Tibère de Campan, qui se savait
impopulaire auprès des Romains, comprend que sa propre famille le renie
et le déteste pour ses crimes. Ainsi le condamne Livie, sa belle-fille
qui, en tuant Drusus, le blessait lui-même :
LIVIE Je ne veux pas défendre Un sang
qu'avec délice on vous a vu répandre. A l'amour de
Séjan j'aurais tout accordé ; Vous n'existeriez pas s'il
m'avait secondé. Sur le fils immolé, j'eusse immolé le
père ; Je devais cette offrande aux mânes de mon
frère. (...) Vous étiez l'assassin ; elle [Antonia] vous a
permis
942. Campan 1847, p. 73-75
278
De condamner sa veuve et d'exiler son fils. Vous
laissant disposer de tout ce qui lui reste, Elle a formé pour moi le
noeud le plus funeste. Mais j'ai dissimulé, j'ai frappé mon
époux ; En vous perçant le coeur je m'égalais à
vous943.
Pour faire état de la présence de
Tibère au théâtre, nous vous proposons une brève
analyse d'extraits issus de trois pièces, chacun témoignant d'un
propos différent, d'un rapport entre l'Histoire et la
tragédie.
b. Le dernier jour de Tibère , ou un tyran
dégoûté par la servilité
Dans sa pièce, représentée pour
la première fois en 1828, Lucien Arnault conte les derniers jours de la
vie du prince, alors vieux et malade. Alors que le Sénat se
félicite de cette mort prochaine, Macron cherche à
réconcilier Cayus et son grand-oncle, afin de faire du jeune homme
l'héritier au trône. Sa rapprochant des sénateurs, il leur
propose la candidature de ce nouveau prétendant, afin de se doter d'un
dirigeant plus docile, que le Sénat - en réalité,
lui-même - pourrait contrôler à sa guise. Pourtant, Cayus
n'est pas aussi naïf : il se joue des arrogants qui l'entourent en
feignant la gentillesse et la candeur, alors qu'il est prêt à
assumer une tyrannie encore plus rude que celle sous laquelle il vit
présentement. Tibère, quant à lui, souhaite
secrètement démissionner et laisser sa place au
républicain Galba qui, s'il haït le principat, est capable d'agir
avec intelligence. Pris d'un malaise, on le croît mort, et les
sénateurs maudissent sa mémoire. Quand il paraît, vivant,
les lâches sont humiliés. Écoeuré, le prince veut
lancer des proscriptions et éliminer ses ennemis. Le médecin
Chariclès l'en empêche en l'empoisonnant : dans ses listes de
condamnations, il avait noté le nom de membres de sa famille.
Tibère voit son assassin mourir devant ses yeux, empoisonné par
le même verre afin d'échapper à la justice, le plongeant
dans une terreur encore plus vive.
Tibère n'est pas explicitement un mauvais
homme. Si les sénateurs le haïssent et dénoncent ses actes,
ils sont lâches et serviles et leur parole n'est pas digne d'être
prise en considération. De même, Galba déteste le tyran
mais respecte la mémoire de l'homme quand il le croit mort. Son
principal tort est d'être impulsif et vengeur. Ainsi, quand Macron
rapporte au Sénat que l'empereur est mort, il fait le récit d'une
dernière condamnation lancée par le prince mourant :
MACRON.
Tibère dès long-tems vers son heure
suprême
943. Ibid., p. 75
279
Se traînait exécré des hommes
et des dieux : Épuisé , chancelant , au sortir de ces lieux
, En vain sous les dehors d'une trompeuse joie Il cache les tourmens
où sa vie est en proie : La nature trahit ce douloureux effort, Et
ses regards éteints sont voilés par la mort. (...) Dans le
coeur du tyran prêt à s'anéantir En faveur de Drusus
éveille un repentir : « C'est mon sang, c'est mon fils, me
dit-il à voix basse, « Et de Germanicus l'inévitable
race « De mes propres enfans partagerait les droits? « Non,
non. Réparateur de mes dernières lois, « J'en
révoque à l'instant la coupable injustice, « Et du
déshérité j'ordonne le supplice. » En achevant ces
mots , seul avec Chariclès Il se dérobe , il court dans le
fond du palais Cacher les noirs transports de son dernier
délire, Et ce n'est qu'en mourant qu'il cesse de
proscrire.944
Quand vient l'heure de sa mort, il se félicite
d'être vengé. Chariclès a su prévenir ses
proscriptions, mais il lui reste un instrument pour punir les lâches :
Cayus. Le prince a su lire dans les véritables intentions du jeune homme
et, en faisant de lui son héritier, il condamne Rome à subir un
tyran encore plus cruel que lui-même. Le tragique veut que le sacrifice
du bon médecin ait été vain : il aura pu retarder la mort
de ses proches, mais non l'éviter :
Celui qu'avec orgueil vous portiez à
l'empire! Assassiné par vous, c'est pour lui que j'expire... Pour
lui...! Regardez bien... Voyez comme ses yeux Trahissent les penchans de son
coeur odieux... Voyez dans tous ses traits quelle terreur farouche! Mille
proscriptions s'élancent de sa bouche Mille forfaits par lui sont
déjà préparés! ! ! Je m'y connais, Romains ,
vous me regretterez... ! A payer vos bienfaits sa fureur sera
prompte; Mais vous le destiniez au trône... qu'il y monte ! Rome
sert... Cayus règne... et Tibère est vengé
!945
944. Arnault 1828, p. 49
945. Ibid., p. 78
280
c. Tibère à Caprée , ou le
dilemme tragique
Cette pièce de Bernard Campan fut
publiée en l'an 1847. L'action se déroule à Caprée,
où Séjan prépare un complot pour s'assurer une place sur
le trône. Divorçant de sa femme, Émilie, il affiche au
grand jour son amour pour Livie, avec qui il avait assassiné le fils de
Tibère quelques années auparavant, en faisant porter la
responsabilité du crime aux fils de Germanicus. Émilie est
l'épouse répudiée, Livie l'ambitieuse qui veut à
tout prix détruire son ennemi Tibère, Séjan le
traître pathétique et Tibère la victime des trahisons.
L'auteur, alors septuagénaire, ne comptait pas la présenter sur
scène, mais s'en servir de testament, en faisant de Tibère
à Caprée sa dernière oeuvre, finie à la
hâte, et « un souvenir de son passage ».
Au début de la pièce, Lépide et
Émilie discutent de Séjan, dont l'amitié du prince a
permis l'élévation, et de Tibère, qui n'est plus que
l'ombre de lui-même en vieillissant, se renfermant dans la froideur et la
colère. Le préfet du prétoire répudie sa femme,
servant ses ambitions, tout en craignant qu'elle révèle un secret
au prince : Séjan est l'assassin de son fils aimé. Mais elle doit
se rétracter : dans sa colère, Tibère ferait tuer les
enfants du traître en même temps que lui, ces enfants qui sont
aussi les siens. Lépide tente d'avertir le prince du complot qui se
trame, en vain, tandis que Livie presse Séjan d'agir au plus vite pour
éliminer Tibère. A l'aide de l'astrologue Zerès,
l'empereur comprend qu'on se joue de lui et feint de croire encore son favori,
tout en le conduisant secrètement à sa perte. Dans le dernier
acte, Séjan est exécuté, de même que ses enfants et
Livie, qui maudit et insulte Tibère. Émilie se suicide en
révélant la vérité sur la mort de Drusus, et le
prince fond en larmes en condamnant Rome.
Nous nous intéressons ici à la fin du
premier et du second acte, autour du personnage d'Émilie. La femme
répudiée et inconsolable maudit celui qui vient de la blesser et
le menace de révéler à l'empereur l'infamie dont il est
coupable :
EMILIE Eh ! De ta perfidie Voilà le
dernier trait ! Hâte-toi donc, cruel D'enfoncer le poignard dans le
sein maternel ; Mais ne te flatte pas que, mère
indifférente, Je courbe devant toi ma tête
obéissante, Et qu'exhalant au loin d'inutiles regrets, De ce
trône où tu cours j'abaisse les degrés, Mon fils
hériterait des vices de son père !
281
Ma fille obéirait à l'épouse
adultère Qui, de ses attentats précipitant le cours, Servit
par le poison ses infâmes amours ! Et, grâce à ta
pitié, loin de tous enchaînée, Je vivrais pour souffrir
cet horrible hyménée Sûre que mes enfants, instruits
pour mon oubli, Ne verraient plus en moi qu'un objet avili ! Drusus a
succombé ; D'un coup aussi funeste Rome accuse Livie et toi qu'elle
déteste. Sur vous deux le soupçon demeure suspendu
; Tibère en s'éloignant ne l'a pas entendu. D'Eudème
et de Lygdus, ministres de vos crimes, Vous avez essayé de faire les
victimes. Je les ai préservés ; j'ai reçu de leur
main Le formidable aveu du complot inhumain. Laisse-moi mes enfants ;
fidèle à mes promesses, J'écarte de ton front les
foudres vengeresses. Je m'éloigne à jamais ; je te laisse en
ce jour Servir l'ambition et ton coupable amour. J'ai prévu vos
desseins ; ma mort qu'on te propose N'empêche pas ta chute, elle en
devient la cause. Maîtresse d'un secret qui te glace d'effroi, Je
brave ta Livie, et l'empereur et toi.946
Mais elle doit se rétracter : Tibère,
dans sa rage aveugle, condamnerait les enfants innocents avec le père.
Ainsi la prévient Livie :
LIVIE Vous connaissez Tibère et savez que
sa main, Toujours prête à punir, ne s'arme pas en vain. Si
d'un mot indiscret vous frappez son oreille, Si pour venger son fils, sa
colère s'éveille, Tout ce qui vous fut cher périra
devant vous. Pour première victime il prendra votre époux
; Avant de le frapper, une hache sanglante Tombera sur un fils dont la
tête innocente Roulera jusqu'aux pieds d'un père
malheureux, Sur le corps d'un enfant écrasé devant eux, Et
la vierge, au trépas d'avance condamnée, Mourra dans les
tourments d'un horrible hyménée.
946. Campan 1847, p. 16-17
282
Faites, au pied du trône entendre vos
douleurs, Et vous y trouverez d'autres sujets de
pleurs.947
Malgré les informations qu'elle peut
dévoiler et la colère qui l'habite, elle est tragiquement
impuissante face au destin :
EMILIE. Que fera-t-il pour moi ? S'il ne veut
pas m'entendre, S'il permet leur hymen, quel parti faut-il prendre
? Dois-je de ma rivale essuyant la fierté, Souscrire à ma
disgrâce avec tranquillité Ou, pour elle cessant de garder le
silence, Sur sa tête coupable appeler la vengeance ? Que deviendra
Séjan ? Tibère en sa fureur Ne pardonnera pas. Ah ! Je
frémis d'horreur. Où s'arrêtera-i-il ? Irrité de
ce crime, Se contentera-t-il d'une seule victime ? D'un forfait aussi
grand brûlant de se venger, Dans le sang de mon fils il voudra se
plonger, Et, me laissant par grâce une importune
vie, Méprisera mes pleurs !!! Ah! Faisons que Livie Instruite par
Lépide, abandonne en ce jour Le dessein qu'a formé son
détestable amour.948
Cet égard est vain : comprenant la trahison de
Séjan, Tibère fait condamner le père et les enfants. Alors
il se rend coupable d'un crime odieux qui tout le long de la pièce
était mis en avant et que l'on espérait ne pas se produire. Mais
s'il agit avec tant de violence, ce n'est pas une nature cruelle qui le rend
ainsi, mais le ressentiment et la colère d'être renvoyé
à sa propre solitude, sans ami ni confident. Le bourreau est victime, la
victime est bourreau.
d. Tiberius, a drama , ou la compassion
Dans sa pièce de 1894, Francis Adams conte la
vie de Tibère en cinq actes, chacun d'entre eux présentant une
partie de sa vie. Dans la préface, nous apprenons que l'auteur s'est
suicidé avant la parution de son oeuvre : âgé de trente
ans, il était atteint d'une maladie héréditaire qui avait
tué son jeune frère quelques mois auparavant après une
longue agonie. Dans cet état d'esprit, il se posait en
947. Ibid. p. 30
948. Ibid., p. 26-27
283
tragédien, prenant comme modèle
Tibère, sans doute inspiré par la lecture de Tacite ou par les
premières études de la réhabilitation. Loin de
considérer le prince comme un mauvais homme, il en fait un personnage
résigné, régnant tout en voulant déraciner la
tyrannie aristocratique et aider les populations. C'est à la suite de
diverses humiliations et contrariétés qu'il sombre dans le
fatalisme et que son règne est perverti. En combattant la tyrannie, il
est devenu lui-même tyran, mourant dans l'indignité. Le lecteur
est amené à compatir pour le triste Tibère, à
travers des répliques émouvantes (telle l'acceptation du divorce
d'avec Vipsania).
Dans le premier acte (11 av. J.-C.), Tibère est
un homme heureux, fréquentant régulièrement sa famille,
marié à une femme qu'il aime et accompagné de son jeune
fils. Mais, au nom de la raison d'État, il doit sacrifier son bonheur.
Répudiant Vipsania, il doit justifier de son acte à Drusus,
enfant insouciant. Dans le second acte (1 av. J.-C.), Tibère part pour
Rhodes, excédé par l'attitude de sa femme et, une fois sur place,
s'attache à une esclave chanteuse, Électre, qu'il libère
de son maître et dont il tombe amoureux. Dans le troisième acte
(14), il est entouré d'amis (Séjan, Électre et
Artaxerxès) et reçoit la visite de Julie, devenue folle. Alors
qu'elle a droit à sa compassion, elle se heurte à Auguste qui se
montre odieux avec elle. Le prince meurt, et Tibère lui succède
sans envie. Le quatrième acte (31) est consacré à la chute
de Séjan. Chaerea montre la perversion de l'empereur, née au fur
et à mesure des années qui séparent les deux actes, et
celui-ci se présente au procès du favori déchu en lisant
des lettres de dénonciation. Séjan est condamné et avoue
à sa fille avoir été manipulé, et n'être que
l'instrument des tyrans. Enfin, dans le dernier acte (37), Tibère est
mourant. Prononçant des condamnations, il ne voit pas Caligula conspirer
pour prendre sa place et Thrasylle rendre hommage à son ami d'antan qui,
si le malheur ne l'avait accablé, aurait pu être un
héros.
Nous nous intéressons ici au troisième
acte. Dans celui-ci, Tibère accueille chez lui Scribonia, la mère
de Julie. Aimable avec elle, qui ne doit pas craindre de parler devant ceux qui
l'écoutent, il apprend de sa bouche que sa seconde femme,
répudiée depuis bien longtemps, va au plus mal :
SCRIBONIA. Je ne le sais ! Oh, pauvre enfant
! Elle a tristement, si tristement changé Elle est pale,
décharnée, et erre comme un fantôme Entre les
pièces à longueur de journées ; et la nuit, Elle se
lève dans son sommeil, regarde la lune Et bouge les jarres. Je la
suis pendant des heures Je crains qu'elle ne fasse quelque action
désespérée. Parfois, dans sa colère, elle
s'écroule, l'écume aux lèvres,
284
Les yeux fixes, grinçant des
dents J'essuie l'humidité de ses pauvres lèvres. De suite,
elle joue et parle comme lorsqu'elle était enfant. Cela me brise le
coeur de l'entendre babiller et chanter. Et, après coucher, elle
s'éveille et oublie tout. Elle est à moitié folle.
Tibère, oh Tibère...949
Julie a suivi sa mère, venant d'elle-même
se plaindre à Tibère de son sort. Tout comme Scribonia le disait,
elle n'est plus que l'ombre d'elle-même : folle, affaiblie, elle attire
la pitié quant à l'horreur de son exil :
JULIE I. Je suis venue Tibère pour te
toucher quelques mots Ainsi qu'à mon père. Savais-tu
que J'étais en exil et prisonnière depuis
maintenant Quatorze ans ? Et sais-tu que J'ai demandé,
mendié, sollicité, supplié, prié Mise à
genoux, je me suis humiliée. Oui, c'est moi qui me suis humiliée
et qui me suis mise à genoux ! Pour la liberté, et la
réponse, la seule réponse Fut le silence, quatorze ans de
silence ! Les prières, les pleurs Le désespoir, l'abjection,
l'agonie - et le silence ! C'est comme cela qu'Auguste et Tibère
traitent Une femme ! Dis-moi, pourquoi me condamnes tu A une mort
à petit feu ? Me crains-tu ? Que tu dois me haïr ! Ma
compagne s'est pendue, et elle a bien fait Mais je suis restée calme.
Regarde, cette main Elle est comme le squelette qu'est devenu mon
corps Je suis dévorée par la fièvre. Le peu de
sang
949. Adams 1894, p. 119 :
SCRIBONIA.
That I know not!
O the poor child ! She is sadly, sadly
changed
She is pale, and gaunt, and wanders like a
ghost
About the rooms all day ; and in the
nights
She rises in her sleep, and peers at the
moon.
And moves the jars. I follow her for
hours.
I fear lest she may do some desperate
thing.
Sometimes in rage she falls, frothing at the
mouth.
Staring up with fixed eyes, crunching her
teeth.
I weep and wipe the wet from her poor
lips.
Anon, she plays and talks as she did as a
child.
It breaks my heart to hear her prattle and
sing.
Then, when she's slept, she wakes and forgets it
all.
She is half mad. Tiberius, O Tiberius . .
.
285
Resté dans mes veines molles est en feu. La
mort noire La lueur qui me couve en ces horribles nuits. Personne ne
m'embrassera. Qui voudrait étreindre Ces os avec amour ? Je suis
fatiguée. Mon époux, tu n'as pas besoin d'être
jaloux. Je fus Julie. Maintenant je ne suis rien. Libère moi. Ma
voix est comme La voix du tombeau, vide et sans vie, Un cri morne !
Pourquoi dois-je mourir dans cette tombe ? Libère moi
!...950
Alors deux conduites se dessinent à cette
annonce. Tibère, représenté comme compatissant, est
meurtri par cette vision. Il sait qu'il ne pouvait rien faire pour
épargner Julie, la décision étant celle d'Auguste, mais il
a des scrupules : en fuyant son inconduite pour s'exiler à Rhodes, il
l'a laissée agir dans le vice et s'attirer la condamnation du prince.
S'il avait été plus courageux, il aurait supporté ses
brimades et Julie aurait échappé à ces tortures. Alors il
ne peut rien lui répondre, si ce n'est qu'il regrette sa misère
et dire qu'il ne l'a jamais souhaitée951. Auguste, insensible
et haïssable,
950. Ibid., p. 121-122 :
JULIA I.
I am come,
Tiberius, to say a few words to you
And to my father. Do you know that
I
Have been an exile and a prisoner
now
For fourteen years ? And do you know that
I
Have asked, have begged, besought, entreated,
prayed
Knelt, cringed. Yes, it is I have cringed and knelt
!
For freedom, and the answer, the one
answer.
Silence, for fourteen years silence ! Prayers,
tears.
Despairs, abjections, agonies--and silence
!
'Tis thus Augustus and Tiberius
treat
A woman ! Say, why do you torture
me
To death by fractions of inches ? Do you fear me
?
How you must hate me !
My woman hung herself, and she did
well.
But I am somewhat tamed. Look you, this
hand
Is like the skeleton's that my body
is.
I am devoured with fever. The little
blood
Left in my flaccid veins is fire. Dark
death
Glowers brooding at me in the horrible
nights.
No one would kiss me. Who would let these
bones
Clutch them in love's embrace ? I am very
weary.
Husband, you have small need of
jealousy.
I once was Julia. Now I am no more.
Let me go free. My very voice is
like
A voice heard in a tomb, hollow and
lifeless,
One dreary wail ! Why must I die in a tomb
?
Let me go free ! . . .
951. Ibid., p. 125 : Julia I.
You answer nothing ?
286
insulte sa fille et la maudit. Julie ne peut supporter
ce manque d'attention et le peu qui restait de sa santé mentale s'en
retrouve brisée : elle est désormais entièrement
démente et incapable de redevenir « humaine ». La haine
devient la négation de l'humanité :
JULIE I. Ô, je vous maudis, je vous maudis
tous ! Mourrez - périssez - pourrissez Pourrissez de votre vivant,
vous tous, Comme moi. Mon amère, éternelle
malédiction Sur toi, araignée grise meurtrière, et sur
vous tous, Mouches dans son infâme toile. Pourrissez et
périssez, Avant que les heures tranquilles d'une mort
salvatrice Vous enlèvent le sens du frisson. Hommes et
femmes, Enfants, chaque racine et branche de cet arbre
fou, Flétrissant sous l'autel vengeur du monde Que vous appelez un
trône ! Paralysie, maladie et folie. Folie, folie, que la folie vous
consume Mon cerveau s'enflamme. Ô, Ô,
Ô952
Une fois de plus, le sens tragique veut que la
méchanceté ait détruit tout ce qu'il y avait de bon en ce
monde. Au théâtre, il n'y a pas de rescapés de la
misère humaine : tous sont victimes, de près ou de loin, qu'ils
soient d'un naturel bon ou mauvais. Dans la pièce d'Adams, chaque acte
est une étape dans la destruction de Tibère, dont le
caractère évolue de mal en pis :
- Dans le premier, il est heureux en amour et doit
abandonner sa joie par nécessité.
- Dans le second, il est dégoûté
par les frasques de son épouse, mais trouve la joie dans le
repos.
- Dans le troisième, il est plus soucieux, mais
toujours compatissant.
Tiberius.
Nothing. I regret
Your wretchedness. I never wished you wretched.
»
952. Ibid. p. 129-130 :
« JULIA I.
O, I curse you, curse you all ! Die - perish -
rot-Rot while you yet are living, all of you,
As I have done. My bitter, eternal curse On thee,
grey murderous spider, and you all, The flies of his infamous web. Decay and
perish, Before the tranquil hours of happy death Remove the shuddering senses.
Men and women, Children, each root and twig of the foul tree, Wither upon the
world's avenging altar You call a throne ! Palsy, disease, and madness.
Madness, madness, madness consume you all ! My brain bursts. O O O
»
287
- Le quatrième acte le montre plus
coléreux, moins digne d'être aimé
- Enfin, le Tibère du dernier acte est odieux :
s'il avait été ainsi au début de la pièce, il
aurait été tout désigné pour être
l'antagoniste incapable de rédemption.
Pourtant, il s'agit toujours du même homme. Mais
pour l'auteur de tragédie - qui plus est dans ce cas, où l'auteur
est condamné à mourir de sa propre main s'il veut éviter
de souffrir le martyre - il n'y a pas d'espoir en ce monde et l'Homme est
destiné à vivre dans l'horreur, même si son coeur est
naturellement ouvert à l'amour. Au contact de l'esclave Électre,
Tibère cherchait la paix des sens mais ne put jamais y accéder
:
TIBERE. En vérité, cet enfant
m'apporte tant de bonheur, Pour moi, elle est comme le soleil et la
floraison. Parfois je remercie cette terre amère de me l'avoir
apportée953
II - Décadence : la beauté dans
l'horreur
a. Le mouvement décadent
Vers la fin du XIXe siècle, un courant naissant
prend Rome comme modèle954. Ce courant, c'est le
décadentisme, prenant forme dans la littérature et dans l'art
pictural. Il se développe en France dès la chute du Second
Empire, une période de crise politique, d'une transition difficile
où nul ne sait quelle réaction avoir. Humiliée par la
défaite de 1871, et par le souvenir de la Commune, la France se sent en
déclin et retrouve en Rome l'image d'un passé glorieux
désormais en péril. Parmi les précurseurs de ce mouvement,
qui ne fut jamais adopté en tant que tel (les auteurs ne se
réclamaient pas eux-mêmes « décadents », et la
décision de leur appartenance au courant était de l'ordre des
critiques), on peut citer Charles Baudelaire, dans ses poèmes
consacrés au spleen, ou Joris-Karl Huysmans, auteur du roman A
rebours.
On ne peut définir aisément le concept
de décadence - si ce n'est par le sentiment d'une grandeur
déchue. La meilleure évocation semble celle de Gustav Freytag,
dans Die verlorene Handschrift,
953. Ibid., p. 113 :
TIBERIUS.
Indeed, I have much happiness in the child. She's
as the sunshine to me and the flowers. I sometimes thank this bitter earth for
her.
954. On le retrouve parfois nommé «
courant fin de siècle », à juste titre
288
lorsqu'il dénombre quatre étapes de la
décadence : un amour-propre démesuré, la suspicion, la
déraison et la débauche. Le personnage décadent passe par
ces quatre stades pour s'achever dans l'auto-destruction, physique et
morale955. Le concept de décadence renvoie à la Rome
antique - elle était soulignée par les satiristes, tel
Juvénal, ou les moralistes, comme Caton. Ce qui était la plus
grande puissance au monde, un modèle de vertus et de grandeur se
désagrège, victime de la perversité, la tyrannie et
l'oisiveté. La Rome décadente n'est pas forcément celle
qui s'effondre face aux invasions barbares : au contraire, les auteurs
présentent davantage une autre période de crise, celle de la
transition entre République et principat, le temps des Douze
Césars, soit une époque où Rome était une puissance
jugée invincible, ou presque. Le propos concerne en
réalité les « empereurs fous », essentiellement
Caligula, Néron, Domitien et Héliogabale. Par leurs vices, ils
condamnent moralement Rome à l'égout, tandis qu'eux-mêmes
se salissent et se destinent à une fin affreuse. La décadence
appelle à la fin d'une Rome corrompue.
Tibère n'est pas l'empereur
préféré des décadents. Là où il est
aisé de représenter Néron au cirque ou Héliogabale
au bordel, l'image du second prince est plus dissociée de Rome, car il
la fuit. En partant à Capri, il n'est plus que le spectateur de ce qui
se passe dans la capitale, au contraire de Néron qui y est
associé : dans son cas, on peut penser à la scène de
l'incendie de Rome. Pour qui veut représenter Rome, il est plus
aisé de faire appel aux figures de princes qui y ont régné
toute leur vie qu'à celle d'un exilé. Pourtant, le mouvement
décadent n'ignore pas Tibère : par son attitude, il s'est rendu
aussi destructeur que ses successeurs, voire davantage, puisqu'il a conscience
de la portée de ses actes, là où Caligula et Néron
ne font qu'agir sans réflexion. Ainsi le représente Richard Voss
:
Déjà avant cette prise de conscience
il s'était échappé de Rome, comme si cette ville, la plus
vénérable et la plus splendide de toutes, était le foyer
de cette effroyable épidémie morale qui s'était
emparée de l'époque de l'empereur Tibère et l'avait
infectée. L'imperator aurait pu anéantir Rome, la livrer aux
flammes et la réduire en un monceau de ruines, s'il lui avait
semblé important de délivrer la terre de ce grand enfer
pestilentiel et doré. Mais dans sa haine du monde, qui était
insatiable ; dans son mépris des hommes, qui ne connaissait pas de
limites ; dans son furieux désir de vengeance, qui lui semblait la seule
chose divine sous le ciel, il bénissait dans son âme Rome, car
elle était la source intarissable d'où s'écoulaient toutes
les calamités. Avec avidité le globe terrestre aspirait le poison
romain, se laissait pénétrer par lui, jusqu'à ce que
chaque sillon fût empoisonné.956
Mais Tibère se dissocie également des
autres princes décadents par sa propre vision des choses. Si les «
empereurs fous » se complaisent dans l'infamie, lui s'oppose à
l'image de débauche, ne faisant que subir sa propre nature et
éprouvant, même fugacement, une certaine culpabilité. Sa
folie semble
955. In. David-de Palacio 2006, p. 223 : L'auteur
traduit le chapitre six de l'oeuvre originale sans noter de
références aux pages. Il s'agit de l'avant-dernier paragraphe du
chapitre.
956. Voss R., Wenn Götter lieben.
Erzählung aus der Zeit des Tiberius, 1907, p. 51, in David-de Palacio
2006, p. 110111
289
accentuée par le fait que, justement, il soit
impuissant face à la décadence et s'enferme dans la nostalgie et
des vices plus désespérés que jouissifs. Egmont Colerus
présente un Tibère conscient de la destruction du monde romain,
voyant en Nerva un des derniers Romains qui, en mourant, amorce
la décadence inexorable de cette puissance
ancestrale : Il est Rome, le vieil esprit romain primitif, il en est le
symbole. A travers lui les dieux ont voulu nous donner un avertissement, et ils
le rappellent à eux, car ils constatent l'inutilité de leurs
efforts. Nerva, je t'aime tant, que je te comprends. Car tu es Rome, cette Rome
que moi aussi je voulais conserver, et sur laquelle j'échouai. Je te
suivrais si volontiers... mais je suis encore nécessaire.
Nécessaire aux provinces, aux légions, dans tous les domaines
où il y a encore des hommes. Le monde, ce monde mineur et sous tutelle,
a encore besoin d'un père...957 .
b. La Mort des dieux , ou l'antéchrist
représenté
Nous évoquions dans le chapitre sur le rapport
à la religion cette oeuvre de Jean de Strada. Construite sous la forme
d'une pièce ou d'un livret d'opéra, elle n'était pas
destinée à être représentée, et doit
être lue comme un roman. Divisée en douze chants958,
elle fait office de document sur la morale chrétienne, telle qu'elle
doit être conçue selon l'auteur. Chacun de ces chants fait office
de conseil, à travers l'exemple d'une Rome pervertie, agissant contre la
morale, ou seul un personnage tente de rester digne - la fin du chant
étant un monologue du Christ ou d'un Saint, professant la bonne parole.
Ainsi « Patrie et art » doit dissuader de la vengeance,
même envers le mauvais, car elle entraîne de nouvelles perversions.
Les deux personnages principaux, Homunculus et Humanus, sont invités
à conspirer contre Tibère pour restaurer la République :
le premier, symbole décadent, conçoit le geste comme un
amusement, lui ne croyant en rien d'autre qu'en
l'hédonisme959, l'autre, bon chrétien, veut renoncer
à frapper celui qu'il déteste, sachant que la République
est corrompue et que la mort de Tibère favoriserait un autre tyran pour
le remplacer. De même, « La famille » présente
deux modèles comparés de femmes enceintes, non désireuses
d'enfanter : la mauvaise, Aspasie, veut avorter à l'aide d'une potion
pour ne pas que son corps soit déformé par la grossesse, la
bonne, Fausta, craint de voir son enfant naître dans un monde pervers,
mais désire mener la grossesse à terme pour témoigner de
son amour maternel au nouveau né.
957. Colerus E., Tiberius auf Capri, Wien und
Leipzig, F.G. Spield'sche Verlagsbuchhandlung, 1927, p. 124-125, in. David-de
Palacio 2006, p. 111
958. Le passé / Le prêtre / Peuple
et pontife / La femme / Patrie et art / La famille / Le suicide / Le sacrifice
/ l'empereur / Dieu / Les deux prières / L'avenir
959. Strada 1866, p. 134 :
HOMUNCULUS
C'est donc vrai. - Vous croyez aux Brutus, aux
Pompées,
Vous croyez à Gracchus, à
Lucrèce, aux Romains. -
Je crois à Messaline et crois aux
Priapées,
Je crois au grand égout avec ses flots
humains. -
Cependant conspirons si cela peut
distraire.
290
Les personnages principaux sont des caricatures
morales, servant au propos de l'auteur. Humanus est « le héros
du drame multiple qui se déroule par l'histoire dans des
tragédies successives », « l'humanité dans son
continuel besoin de confusion avec l'absolu par la vertu et le bien, le juste
et les organisations sociales basées sur les droits éternels des
hommes, par le vrai et le savoir, par le beau et le développements
artistiques des civilisations », « l'aspiration au
progrès moral, intellectuel, social : c'est l'éternel
appétit de Dieu, cette vision fixe de l'esprit qui avance dans les temps
». Quant à Homunculus, c'est « l'humanité qui
s'embarrasse dans les difficultés de l'oeuvre, subit le joug des milieux
corrupteurs ou affaiblissants que les âges traversent, et qui, poursuivi
par le sens du divin, s'en écarte de chute en chute, de vice en vice, et
se perd dans le suicide ou la dégradation.960» Par
leur exemple, l'auteur veut montrer que le christianisme à
extirpé le monde de l'égout, là où le paganisme -
ou pire, l'athéisme - l'avait laissé. Jean de Strada cherchait
alors à faire de ce spectacle terrible « l'accident d'une
époque monstrueuse », où régnaient
l'impudicité, la luxure, l'obscénité et la dureté
de coeur - une doctrine antique qui ne devait pas ressurgir maintenant que l'on
croyait en Dieu961. C'est la peur de l'auteur, et son rapport au
décadentisme : il craint que l'Homme du XIXe siècle oublie
l'existence du Seigneur et que la France, puis le monde, retombe dans les torts
du passé.
Tibère est le symbole même de la
perversion, ne respectant aucun des douze chants : le passé pervers lui
est une bénédiction, ses prêtres sont des impies, son
peuple est débauché, il convoite la femme d'autrui, n'a que faire
de la patrie, ne respecte pas la famille, pense au suicide, sacrifie l'honneur
et les honorables à sa débauche, vit en tyran, ne croît pas
en Dieu, ne prie qu'égoïstement et n'a rien à faire dans
l'avenir. Aucune rédemption ne doit lui être accordée, et
le mépris doit remplacer la haine qu'on lui porte : devant une tel
« égout » moral, le bon chrétien ne doit pas ressentir
de colère, mais simplement refuser de lui adresser la parole. Il est
juste un moment dans l'oeuvre où Tibère a fugacement la vision de
sa propre horreur, et où il aurait pu agir pour se faire pardonner - car
Dieu est amour : lorsqu'il contemple le corps sans vie de Fausta, la
chrétienne qui a préféré se jeter d'une falaise
plutôt que de succomber aux avances du bourreau de son mari :
TIBERE
Son peplum en lambeaux montre sa nudité,
Jamais les yeux n'ont vu de si pure beauté. Aux rocs
ensanglantés, elle pend accroche, Sa molle chevelure à sa
tête arrachée
960. Ibid., p. 14
961. Ibid., p. 16-17
291
Mêle son flot d'amour avec le flot
amer. De son sein mutilé le sang coule à la mer. Elle
palpite encore, et sa main qui se dresse Demande en son remords que la
mienne la presse. Vrai, c'est un beau corps blanc dans ses plus
détendus, Elle aurait dû portant vivre une heure de
plus.962
c. La Voluptueuse Agonie , ou l'horreur
érotique
Parmi les revues décadentes, nous nous devons
de citer le Gil Blas Illustré. C'est dans cette revue, dans le
28e numéro, daté du 13 juillet 1900, qu'est parue une nouvelle
dans laquelle le personnage de Tibère est mentionné. Cet
écrit, c'est la Voluptueuse Agonie de Gaston Derys, le
récit du martyre de la fille de Séjan, violée et
tuée par le bourreau. Mais, là où le propos est souvent
trop atroce pour être retranscrit même dans une étude
historique, il est ici utilisé dans une nouvelle érotique,
témoignant à la fois de l'horreur et de l'attrait malsain de la
scène. La nouvelle n'étant guère longue, nous l'avons
recopiée dans son intégralité (voir Annexe
6)
Le récit s'ouvre sur une pensée de
Tibère. Apprenant la trahison de son ami, il sombre dans une
colère noire, commune à bien des fictions à sujet antique
du XIXe siècle. Avant même d'apprendre la conspiration, il
jalousait déjà les honneurs qu'on rendait au ministre, et dont il
était le premier responsable. Alors que Rome élimine les proches
de Séjean, ses enfants sont faits prisonniers. Le garçonnet est
immédiatement exécuté, mais Tibère hésite
sur le sort à réserver à la soeur, car «
malgré Caprée, malgré une longue habitude du crime et
de la cruauté, César hésitait, peut-être par crainte
des Dieux, à trancher la fleur de cette frêle vie ignorante, car
il était inouï qu'une vierge fût punie de la peine capitale.
»
De son âme viciée, il trouve
l'idée de faire violer la fillette par un bourreau brutal, un guerrier
Germain ramené à Rome comme prisonnier et reconverti dans
l'exécution des condamnés. Il est l'horreur même : velu,
gigantesque, dotés de « bras noueux et durs comme des
chênes », de « poings pareil à des
béliers », il est plus animal qu'humain. C'est cette brute
épaisse qui force la jeune fille, déchirant ses vêtements
et « meurtrissant ses flancs sous son élan vigoureux
». A l'horreur du lecteur, le viol est décrit tant dans son
indignité, le bourreau forçant « la vierge
effrayée », au corps « fragile, délicat et
puéril », aux jambes « fragiles et
légères », suppliant son tortionnaire de la laisser
tranquille tandis qu'il « torture sa chair » et la «
ballotte comme une
962. Ibid., p. 249
292
trirème », que dans son
érotisme : l'auteur a soin de décrire le corps nubile de la
fillette, telle une oeuvre d'art vivante, innocente, au sein « en
bouton de rose apriline », au bras « à la sveltesse
harmonieuse », à la bouche « frivole et mutine
». Le lecteur oublie alors un instant, juste un instant, qu'il lit
l'histoire d'un viol - qui s'achève en volupté.
Ému, le bourreau se prend de sympathie pour sa
victime. Celui qui vient de commettre un acte odieux et dont le physique ne
prédestine à aucune tendresse, lui fait de nouvelles avances,
cette fois plus douces, et la fillette répond à son excitation :
« nulle haine n'aiguisa son regard (...) elle se trouvait heureuse et
calme (...) une fierté montait en elle (...) le même hymne de joie
bramée roucoula dans leurs gorges. ». Alors qu'il
s'apprête à accomplir sa mission, le bourreau hésite :
peut-il tuer cette femme innocente dont il est tombé amoureux ? Mais la
nature reprend le dessus : il ne pourrait jamais vivre heureux avec elle,
quelques soient ses efforts. Alors, lui donnant
« l'aumône d'une suprême caresse
», il lui écrase la gorge envoyant « son âme
dans l'éternité ». Ce n'est pas l'affreux tortionnaire
que le lecteur doit haïr, puisqu'il ne fait que suivre des ordres et que
son amour aurait pu supplanter sa cruauté, mais Tibère. Par
vengeance, par égoïsme et par méchanceté, il a mis
fin à bien des vies et - plus que tout - à détruit un
amour qu'il avait lui-même permis.
d. La sirène et le feu , où l'ombre de
Tibère
Évoquer l'Antiquité, ce n'est pas
forcément situer l'action dans une époque lointaine. Ainsi, nous
pouvons citer deux romans décadents dont l'action se déroule
à une période contemporaine à leur écriture et
où Tibère fait une apparition à travers la pensée
d'artistes, influencés par la postérité du prince de
Capri.
Le premier de ces textes, La sirène :
Souvenir de Capri, fut écrit par Gustave Toudouze en 1875. L'action
se déroule à l'époque moderne, et l'on suit l'aventure de
deux jeunes hommes, Paul et Julien, en voyage à Capri. Ils prennent
refuge dans l'auberge Tibère, dont la tenancière se
réclame descendante d'une maîtresse de l'empereur. L'histoire en
elle-même est une histoire d'amour impossible entre l'un des hommes et
une sirène mythologique, relation qui finira dans le sang : on retrouve
le corps du peintre au pied de la falaise. Les jeunes artistes sont
fascinés par l'image de romantisme et d'horreur attachée à
l'île de Capri et au personnage du prince. Lisant le nom de l'auberge,
ils décident de s'y arrêter :
Albergio de la Luna !
293
Albergio di Tiberio !
Albergio della Croce !
- Albergio di Tiberio ! S'exclama Julien en frappant
sur l'épaule de son ami. Que dis-tu de cela ? Quelle
couleur
locale ! Veux-tu être l'hôte d'un
empereur romain ? Et de quel prince, Tibère !
- Allons chez Tibère ! Reprit Paul avec un
sourire : on le dit bon vivant, puisque ses soldats le traitaient
de
Biberius, de Caldius et de Mero.
- Tu veux fréquenter un ivrogne, toi un
poète ?
- Me crois-tu incapable d'apprécier sa cave,
et les poètes n'ont-ils pas toujours chanté le vin
?963
Plus loin, Paul est pris d'une vision, celle de la
Capri tibérienne, où règne à jamais le spectre du
prince :
Sous l'influence d'un mirage, il croyait voir la
Caprée du César romain, et Tibère lui-même venait
à lui, raide, morose, effrayant; Tibère promenant dans cette
retraite son oisiveté malfaisante et dissolue, abandonnant son ancienne
activité et les affaires pour se vautrer dans la boue impure de ses
vices964
L'autre roman s'intitule Et le feu
s'éteignit sur la mer... L'auteur, Jacques d'Adelsward-Fersen,
était un homosexuel notoire, mélancolique et incompris, qui finit
par se suicider dans son désespoir. Son héros, Gérard
Maleine, est un personnage mal dans sa peau, reflet de l'auteur. Il retrace
dans les premiers chapitres sa triste vie, celle d'un jeune artiste amoureux,
aimable et intelligent, mais profondément malheureux. Amant de
l'américaine Muriel Lawthorn, il l'emmène à Capri pour
leurs fiançailles, attiré par cette île de ragots et de
légendes. Il s'aperçoit vite que les rumeurs circulent sur
l'île, notamment à propos des moeurs de Muriel, et que Capri
n'offre « d'autre plaisir que la débauche et d'autre peine que
la mort965». Lorsque sa fiancée le quitte, partant
avec l'amant de sa soeur, Gérard se suicide après avoir
détruit tout ce qui pouvait lui rappeler son existence. Peu avant de
mourir, il compare son malheur à celui de Tibère, fut
forcé de sacrifier un enfant aimé pour prolonger sa propre vie
:
C'était là que Tibère, pour la
seule fois, avait pleuré. Et Maleine évoquait la vieillesse de
l'empereur traqué par les complots, harassé de maladies et de
cauchemars, terrorisé par l'idée de mourir, interrogeant les
devins pour savoir comment détourner la colère des Dieux, l'ire
sanglante du soleil.
- Si tu as jamais aimé un être dans ta
vie, disait l'oracle, sacrifie-le.
Justement, à cette époque, par
sénilité ou par vice. César faisait élever au
palais un petit esclave tyriote recueilli d'un naufrage sur la côte.
L'enfant avait obtenu sa grâce, puis des faveurs, par sa constante
douceur et par son étrange beauté. Pendant quelques jours une
lutte terrible dévastait la conscience pourtant si vile du dominateur.
Et puis, toujours, la peur d'être assassiné décidait le
vieillard. Il ordonnait enfin, en se cachant la tête sous la
pourpre impériale. Le lendemain, la villa dédiée
à Jupiter était réveillée avant l'aurore par la
clameur stridente des grandes
963. Toudouze 1875, p. 17
964. Ibid. p. 28
965. Adelsward-Fersen 1909, p. 104
294
trompettes droites. (...) On préparait
solennellement l'enfant. On le paraît d'une tunique blanche, vaporeuse
comme de la fumée on lui ceignait les chevilles et les poignets de
perles et son front pur s'adornait de roses et de violettes. Puis,
le cortège, en serpentant, descendait vers la grotte miraculeuse, y
arrivait, alors que le sanctuaire, sauf à quelques jets rouges des
torches, était encore baigné par la nuit. De nouveau les
trompettes cinglaient l'air de deux notes. Tibère descendait de sa
litière d'ébène, caressait l'enfant de sa main
glacée, et les prêtres ayant entonné les hymnes se
prosternaient, en prière. Peu à peu l'Orient se colorait d'un
gris translucide, très pâle. Derrière la cime des hautes
montagnes, les nuages se veloutaient d'une lumière masquée.
Les dernières torches n'éclairaient plus. Un petit jour terne
et triste accusait le profil ravagé du Divin qui avait été
choisi par Auguste on avait couvert l'esclave tyriote d'une robe couleur de
nuit. L'empereur, tes prêtres et les assistants s'étaient
vêtus d'une façon pareille. Le seul éclat dans ces
ténèbres, c'étaient les roses de la couronne du favori et
les opales dont s'ornaient les tempes creuses de
Tibère... Maintenant les voix éclataient plus fortes. L'enfant
avait été amené tout près du socle sculpté
en face duquel brillait la minuscule et pure flamme. L'empereur, derechef,
flattait le cou délicat. Soudain, un rayon flamba, les choeurs
cessèrent, instantanément, toutes les robes couleur de nuit
s'abattirent César, l'enfant, les devins, les mercenaires,
apparurent vêtus de blancheurs. Un cri, un seul, un atroce cri
désespère. L'empereur, blême, tremblant, retirait de la
jeune poitrine palpitante le couteau d'or qui avait troué le
coeur. Dans le soleil glorieux qui inondait maintenant le temple, une larme
glissait le long de la joue terne du sacrificateur, une larme glissait comme
la rançon du cadavre.
III - Tristissimus homo : compatir pour Tibère
Dans la fiction, il est plus facile de
réhabiliter Tibère. En suggérant des émotions, en
suscitant le pathétique, on peut faire éprouver de la compassion
pour l'être fragile. Afin de souligner le propos, il semble
inévitable de devoir reproduire quelques extraits où
Tibère est présenté comme plongé dans les
pensées les plus mélancoliques, dans une
vulnérabilité qui fait du prince tout puissant, maître du
monde, un personnage humain brisé par le chagrin.
a. Campan : Le monologue
désespéré (1847)
Dans la tragédie Tibère à
Caprée, Bernard Campan présente les derniers jours de
Séjan. C'est dans la dernière scène, la sixième du
cinquième acte, que la colère du prince atteint son paroxysme.
Détruit par la trahison de son favori, les aveux de sa belle-fille et la
vérité sur la mort de son fils, Tibère abandonne toute
dissimulation pour promettre à Rome, qu'il juge coupable de ses
malheurs, une vengeance à la mesure de sa rage. Nous avions
déjà cité les derniers mots de la pièce dans
l'introduction et, à la lumière de cette étude, il semble
désormais pertinent de remonter quelques
295
vers plus haut afin de démontrer de l'horreur
de la scène, où le prince s'excuse auprès de son ami
fidèle de lui faire subir les scènes sanglantes qui vont suivre
tout en lui faisant promettre de ne pas le trahir en révélant au
monde la réalité : celui qui va détruire Rome est en
pleurs.
TIBERE Suis-je assez malheureux ? Privé
d'un fils que j'aime, Je vois un assassin qui s'accuse
lui-même, Insulte à ma douleur et, bien loin de
pâlir, De son crime inouï semble s'enorgueillir. La mort, qui
tant de fois a servi ma puissance, M'a ravi sans retour l'objet de ma
vengeance ; Le perfide Séjan, à ma rage
échappé, Brave dans le tombeau celui qu'il a
trompé. Eh quoi ! Je suis cruel et je n'ai point
encore Déchiré de mes mains un monstre que j'abhorre ! Et
le fer enflammé n'a pas fait de son flanc Sortir ce qu'il renferme et
d'horreur et de sang ! Qu'on l'ôte de mes yeux ; privé de la
lumière, Qu'on l'enferme vivant dans le sein de la terre ; Qu'aux
animaux impurs il soit abandonné, Par la soif et la faim à
mourir condamné. Rome, tremble à ton tour ; dans peu tu vas
connaître Ce qu'attendent de toi les larmes de ton maître. Il
ne reviendra pas sur tes murs renversés Fouler de tes enfants les
membres dispersés ; C'est d'ici que sa voix, dictant tes
funérailles, D'un crêpe ensanglanté couvrira tes
murailles. De ce crêpe funèbre il couvre sa maison ; Que
Livie et Séjan, Agrippine et Néron S'éteignent à
la fois ; qu'une race ennemie Cesse d'empoisonner le reste de ma
vie. Règne, règne, Caius ; je ne connais que toi Pour faire
regretter un prince comme moi ! LEPIDE Que dites-vous, Seigneur
? Votre raison s'égare. TIBERE Oh ! Le plus vertueux et
l'ami le plus rare, Quelle fatalité te fait en sa
rigueur Pressentir les moments marqués pour mon malheur ? Va
chercher des amis dont le coeur noble et tendre, Formé comme le tien,
soit digne de t'entendre ;
296
Que mon destin cruel par eux soit ignoré
; Surtout, ne leur dis pas que Tibère a
pleuré966.
b. Walloth : La mort de Drusus (1889)
Nous n'avons pu lire dans son
intégralité le Tiberius de Walloth, semble-t-il exempt
de toute traduction de l'allemand. Toutefois, il est fréquemment
usité sous formes de citations dans Ecce Tiberius. Le propos
principal du roman est l'amour impossible de Tibère et Thusnelda, la
jeune femme cherchant désespérément à sauver
l'âme mélancolique du prince. Dans l'extrait ici choisi,
Tibère vient de voir son fils Drusus mourir dans son lit, et cache
difficilement sa tristesse. Fou de colère, il ne parvient pas à
contenir son ressentiment et maudit le destin qui l'a privé de son
enfant. Pathétique dans sa colère, il est si vulnérable
qu'on ne peut que le plaindre, alors qu'il jure de détruire le monde qui
l'a tant blessé.
Thusnelda devina à l'expression soudain plus
vivante du visage de son maître, à sa respiration
précipitée, qu'il allait avoir besoin de donner cours à
l'expression de sa douleur. Elle lutta avec force contre les larmes qui,
toujours retenues, lui brûlaient les yeux, et dans cet effort sa
bouche et l'ensemble de sa physionomie se tordirent en un rictus
déformant le côté gauche de son visage. Alors
s'échappèrent du souverain, dont le regard était toujours
fixé sur le mort, les vagues mots suivants, d'un ton où la
douleur se mêlait à la raillerie : « N'est-ce pas cruel ?
». Puis il s'interrompit, rentrant en lui-même. Il fléchit
violemment la tête, presque autoritaire devant le lit du mort, sa
lassitude avait disparu, comme s'il tirait une sourde satisfaction
personnelle de sa grandeur souveraine et se grisait de sa douleur, sa voix prit
un ton exalté, tout son être était empreint d'une
majesté pleine de dignité dans le malheur. « N'est-ce pas
cruel ? » poursuivit-il, comme pour s'adresser au destin invisible qui se
tenait devant lui, maintenant - alors que je voulais l'associer à mon
règne, alors que j'ai oeuvré pour lui, accumulé des
richesses pour lui, tenu l'armée en bride ! Maintenant ! Me l'enlever
à mon âge ? Pourquoi ne mourut-il pas plus tôt ? Et pourquoi
me sanctionner ainsi ? Quel crime ai-je commis ? Ai-je négligé
mon devoir ? N'ai-je pas voulu rendre le monde heureux ? Quelles raisons
avez-vous, dieux, de me dépouiller ainsi totalement, de garnir
d'épines ma couronne, de transformer la pourre en tunique de Nessus ?
Moi, vieil homme poussé vers la nuit hivernale de la solitude ?
Même s'il était difficile, c'était néanmoins mon
fils ! Et je l'aimais, d'une façon que vous ne soupçonnez
même pas ! Voulez-vous que je devienne aussi cruel que vous
l'êtes, dieux perfides et envieux ? Voulez-vous m'apprendre à
mépriser le monde, comme vous le méprisez ? Voulez-vous
m'enseigner cet esprit vésanique avec lequel vous avez
créé le monde ? Dois-je, avec cet illuminé de
Jérusalem, vous réduire à l'état de pures
chimères ? Détruire vos temples ? » Sa voix,
jusque-là simple murmure noyé de douleur, devint plus
claire. « Oh ! Si là n'est pas ce que vous voulez, alors
rendez-le moi », s'écria-t-il, « écoutez-moi ! Ou bien
un jour viendra, où vous tremblerez devant moi, comme je tremble
aujourd'hui devant vous. » La tête enfouie contre le lit de son
fils, il étreignit d'une main la main glacée du mort, tandis que
l'autre agrippait la grille d'or ouvragée qui bordait le lit, et la
secouait par moments. Sa bouche s'appuyait avec violence contre cet ornement
doré, et dans la fureur de sa douleur ses dents mordaient le
métal, au point que ce grincement était audible
966. Campan 1847, p. 76-77
297
dans toute la chambre. Il demeura dans cette
position et tenta de reprendre ses esprits. Thusnelda, submergée par
le pathos - contenu mais d'une intériorité brûlante - de
ces mots, comme par une déferlante tragique, n'avait pu retenir plus
longtemps ses larmes. Elle était assise, comme abasourdie, avait honte
de ses pleurs et y trouvait pourtant quelque soulagement. Le tragique pathos
du souverain, luttant pour se surmonter lui-même,
qui s'échappait de ce caractère formé pour
l'esthétique, conçu pour la grandeur, se communiquait à
elle, transfigurait son mal. Elle donna libre cours à ses larmes et
ne porta plus que de temps à autre son vêtement à ses
yeux.967
c. Adams : Consoler le fils (1894)
Nous évoquions précédemment
Tiberius, a Drama. A la fin du premier acte, Tibère doit quitter
Vipsania et dissimule avec peine sa tristesse et le sentiment d'injustice qui
le touche. Mais il est un témoin à cette scène, naïf
et innocent : son fils Drusus. Trop jeune et candide pour comprendre ce qui
arrive, il questionne son père, qui veut lui apprendre les valeurs que
se doit de posséder un vrai Romain. Mais le conseil que donne
Tibère à son fils sonne comme une auto-condamnation : en suivant
les vertus qu'il présente comme magnifiques, il détruit sa propre
vie. Et, alors qu'il veut que son fils le respecte pour son courage, l'enfant
ne remarque que les larmes dans les yeux du père blessé
:
Drusus II. Pourquoi doit-elle nous quitter,
père ? Où va t-elle ? Où allez vous, mère
? Tibère. Regarde moi, Drusus Droit dans les yeux. Ta
mère doit nous quitter, En cette heure et ne pas dire au
revoir Car nous devons être braves, nous devons être
Romains Drusus II. Mais est-ce romain de ne pas dire au revoir
? Tibère. Oui, très romain. Et très
moderne (tenant la tête de Drusus II dans ses mains) Mon enfant, je
pense que tu sera toujours un brave garçon Pas comme ton père,
qui est un couard [Vipsania part] Drusus II. Pourquoi
pleurez-vous, père ? Pourquoi vos yeux Sont-ils emplis de larmes
?968
967. Walloth W., Tiberius, Leipzig : Hesse und
Becker Verlag, 1889, p. 196-202, in. David-de Palacio 2006, p.
258-261
968. Adams 1894, p. 59 : Drusus II.
298
Pour ne pas faire de peine à son fils,
Tibère présente leur nouvelle vie, sans Vipsania et aux
côtés de la famille princière, comme un jeu. Pour le
récompenser de se montrer courageux, il promet de l'emmener voir les
gladiateurs, sachant que Drusus en raffole. Et dans son propos, Tibère
ne peut s'empêcher de faire allusion à sa mélancolie : le
perdant peut être épargné s'il s'est bien battu, et
tué s'il a été lâche. Se considérant comme un
faible, pour avoir abandonné sa femme à la volonté du
prince, il dit, à mots couverts, mériter son destin.
Tibère. Mais penses, mon garçon,
à l'amphithéâtre Comment dans cette arène les
homme lèvent leurs armes devant la mort Comment le poursuivant voit
le trident levé Pour le percer à travers le filet. Nous devons
partir Et voir les spectacles aux ides. Nous deux Nous partons chez
l'Empereur. Drusus II. Oh ! Formidable ! Formidable ! Les
verra-t-on combattre ? Tibère. Oui, oui. Drusus
II. Et pourrai-je Baisser le pouce comme le font les hommes des rues
? Tibère. Ou le lever s'il a combattu
vaillamment Drusus II. Oui, s'il a bien combattu : mais pas si
ce n'est pas le cas.969
Why must she leave us, father? Where's she going
?
Where art thou going, mother ?
Tiberius.
Look at me, Drusus,
Right in the eyes. Thy mother leaves us
now,
This very hour, and will not say
good-bye.
Because we must be brave, we must be
Romans.
Drusus II.
But is it Roman not to say good-bye
?
Tiberius
Ay, very Roman--of the modern stamp
(holding Drusus II.'s head in his
hands').
My lad, I think thou'lt be a brave lad
always.
Not like thy father, who's a sorry
coward.
[Vipsania goes out]
Drusus II.
Why, thou art crying, father ? Why, thine
eyes
Are full of tears.
969. Ibid., p. 59-60 :
Tiberius.
299
d. Massie : Les derniers instants de Vipsania
(1990)
Citons enfin la mort de Vipsania dans les
Mémoires de Tibère. Depuis que ses proches l'ont vu
ému en la croisant fortuitement, le prince n'a jamais pu revoir son
épouse d'autrefois. C'est en apprenant, de la bouche de son fils, sa
mort prochaine qu'il décide de lui rendre une dernière visite.
Affaiblie par la maladie, Vipsania a perdu son charme d'antan et même
l'odeur de sa chambre est putride. Toutefois, en mémoire de l'amour
qu'il lui témoignait, Tibère reste à ses
côtés dans ses derniers instants. Et là où Drusus
peut pleurer sa mère, le prince en est incapable : ce qu'il
chérissait le plus, et dont il avait été des années
privé, vient de lui être à jamais
enlevé.
Vipsania fit d'abord ses adieux à Drusus.
Puis celui-ci me demanda d'entrer. Je n'avais pas été, au dernier
moment, certain qu'elle allait vouloir me voir.
Je ne l'aurais pas immédiatement reconnue,
car la maladie l'avait littéralement dévorée. Son visage
était décharné, et l'on pouvait lire dans ses yeux la
douleur qui la rongeait. Elle étendit la main. Je la pris dans la
mienne, y déposai un baiser et tombai à genoux auprès
du lit. Nous demeurâmes un long moment ainsi. Il planait dans la chambre
une odeur particulière de moisissure et de
renfermé.
- N'essaie pas de parler, lui dis-je. Il suffit que
nous soyons de nouveau ensemble.
Elle dégagea sa main pour me caresser le
front...
*
Cela s'est-il passé ainsi ou ma
mémoire me trompe-t-elle ? Parfois, ces quelques dernières
minutes passées avec Vipsania prennent la clarté d'un
rêve, de l'un de ces rêves dont on s'éveille avec la calme
certitude d'avoir vu une réalité plus profonde que celle de la
vie quotidienne. C'est comme si un voile s'était levé un
moment. Drusus ne ressentit rien de tel. Il pleurait sa mère, alors
que je gardais les yeux secs. Et pourtant le sentiment de perdre ce que
j'avais déjà perdu de longues années auparavant
était plus intense en moi : j'avais entrevu, dans cette
chambre où la mort était déjà présente,
ce qui m'avait été refusé970.
But think, boy, of the amphitheatre.
How in the arena men sword it to
death.
Or the Pursuer sees the trident up
To stab him through the meshes. Thou must
go
And see the shows on the ides. Both of
us
Will go with the Emperor.
Drusus II.
O that's grand, that's grand !
And shall I see them fight ?
Tiberius.
Ay, ay.
Drusus II.
And shall I
Put down my thumb as all the street-men do
?
Tiberius.
Or turn it up, if he have foughten
well.
Drusus II.
Yes, if he's foughten well : but not, if
not.
970. Massie 1998, p. 219
300
C. Le portrait de Tibère
Avant de conclure notre étude, il convient de
nous intéresser au portrait de Tibère. En premier lieu, il nous
faut revenir à l'apparence en elle-même, celle
présentée dans les écrits de l'Antiquité et
passée à la postérité. Dans un second temps, nous
ferons état de l'image de Tibère au cinéma, aux scenarii
mis en place dans un XXe siècle libéré du débat
historiographique qui paraissait dans le théâtre et les romans
décadents. Enfin, nous mentionnerons un nouveau genre fictif : le jeu
vidéo, l'interaction entre le spectateur et l'action.
I - L'apparence
Par la peinture ou le cinéma, il est possible de
mettre un « visage » sur les personnages historiques.
Dans le cas précis de Tibère, nous
pouvons nous fier à la description qu'en fait Suétone :
Tibère était gros, robuste et d'une taille au-dessus de
l'ordinaire. Large des épaules et de la poitrine, il avait, de la
tête aux pieds, tous les membres bien proportionnés. Sa main
gauche était plus agile et plus forte que la droite. Les articulations
en étaient si solides, qu'il perçait du doigt une pomme
récemment cueillie, et que d'une chiquenaude il blessait à la
tête un enfant et même un adulte. Il avait le teint blanc, les
cheveux un peu longs derrière la tête et tombant sur le cou ; ce
qui était chez lui un usage de famille. Sa figure était belle,
mais souvent parsemée de boutons. Ses yeux étaient très
grands, et, chose étonnante, il voyait dans la nuit et dans les
ténèbres, mais seulement lorsqu'ils s'ouvraient après le
sommeil et pour peu de temps ; ensuite sa vue s'obscurcissait. Il marchait, le
cou raide et penché, la mine sévère, habituellement
silencieux971.
Sans aller jusqu'à faire l'éloge d'une
prétendue beauté virile et inégalée, le portrait
que Suétone réserve à son sujet lui est plutôt
favorable, d'autant que l'auteur est généralement peu
porté à la flatterie. Roger Vailland, lorsqu'il cherche à
résumer le propos général des descriptions de
Suétone, dépeint un Tibère « costaud, boutonneux,
morose et maniéré972», tandis que Claude est
« arriéré mental (...) baveux, bègue et
probablement parkinsonien973» ou Vespasien «
constipé974». On se doit tout de même de
remarquer trois détails curieux :
- La mention de sa main directrice n'est pas
forcément dénuée de sens. En effet, pour l'Homme Antique,
le fait d'être gaucher pouvait sous-entendre des tendances
maniérées, tout comme « la taille au-dessus de
l'ordinaire »975.
971. Suétone, Tibère,
LXVIII.
972. Vailland 1967, p. 186
973. Ibid., p. 188-189 > inspiré de
Suétone, Claude, III.,
IV. et
XXX.
974. Ibid., p. 191 > inspiré de
Suétone, Vespasien, XX. où le prince, plein
d'auto-dérision et en référence à son visage
ridé, avait répondu à un homme lui demandant service qu'il
devait attendre que son ventre soit soulagé.
975. Un préjugé qui est notamment
reproduit chez Gregorio Maranon, celui-ci affirmant que beaucoup de gauchers de
l'Histoire, tels Tibère ou Léonard De Vinci, luttaient contre
leur tendance homosexuelle.
301
- La preuve de sa force est quelque peu étrange.
Tibère était un militaire, il aurait été
aisé de lui vanter des qualités telles que « pouvoir
assommer un Germain de ses poings », « porter la charge des soldats
blessés »,... Ici, la puissance physique se manifeste dans
l'exercice sur des fruits et sur des têtes d'enfants, évoquant
ainsi des scènes plus ridicules qu'impressionnantes.
- La mention des grands yeux voyant un court instant dans
la nuit à fait l'objet de maintes interprétations. Certains
songent à un signe d'inhumanité chez Tibère, une
nyctalopie animale. D'autres y voient la mention de sa
myopie976.
Les quelques bustes identifiés, ou du moins
supposés être ceux de Tibère, n'informent pas cette
description. Il ne faut néanmoins pas la lire comme un témoignage
sûr, une photographie du passé, Suétone n'a pas vu
Tibère de ses propres yeux et nous n'ignorons pas que les portraits
statuaires sont systématiquement idéalisés977.
Néanmoins, de par l'abondance de détails, l'image semble
dénuée de désir de caricature (au contraire de portraits
postérieurs, comme celui de Caligula, symbole de vice).
Néanmoins, c'est le Tibère des vieux jours,
pustuleux et dégoûtant, qui impose son physique à la
postérité. S'il n'est pas impossible que le corps de
Tibère ait été dégradé avec le temps
(rappelons que son décès survint à 78 ans et qu'il
semblait porté aux éruptions cutanées), on doit
évidemment y voir une dégradation physique accompagnant la
dégradation des moeurs. Lorsqu'on lit le portait de Sylla, tel que le
décrit Jules Michelet, on ne peut que penser à Tibère, de
par leurs similitudes
physiques, et morales à en croire les auteurs
antiques : Ce héros, ce dieu, qu'on portait au tombeau avec tant de
pompe, n'était depuis longtemps que pourriture. Rongé de maux
infâmes, consumé d'une indestructible vermine, ce fils de
Vénus et de la Fortune, comme il voulait qu'on l'appelât,
était resté jusqu'à la mort livré aux sales
passions de sa jeunesse.978
Dans le Banquet (aussi connu sous le nom des
Saturnales ou des Césars), issu du Discours
de l'empereur Julien, dit « L'Apostat », l'auteur
présente un banquet des dieux, organisé par Romulus durant les
Saturnales auquel les empereurs défunts sont invités.
Tibère a une double-face, d'un côté celle d'un souverain en
majesté (son air était majestueux et farouche, son regard
à la fois calme et belliqueux), de l'autre celle d'un
dépravé (on vit dans son dos mille cicatrices, brûlures
et plaies, coups affreux, meurtrissures et - conséquence de la vie
débauchée et cruelle - comme des traces de gale ou de
lèpre qui auraient été
cautérisées979)
976. Pline, dans son Histoire Naturelle, a le soin
particulier de décrire les yeux d'Auguste, une image terrifiante :
« Le divin Auguste avait des yeux gris tels ceux des chevaux, le blanc
étant plus large que la normale humaine ; pour cette raison, il se
mettait en colère si quelqu'un le dévisageait trop
intensément. » (Pline, Histoire Naturelle, XI.,
54.)
977. Les empereurs sont souvent comparés
aux dieux et aux héros mythiques, à de rares exceptions : pensons
au buste de Philippe l'Arabe, surprenant de « réalisme »
lorsqu'il dépeint ses rides et son air soucieux.
978. Michelet 2003, p. 424
979. Julien, Les Césars,
X.
302
Paul-Jean Franceschini et Pierre Lunel, dans Poison
et Volupté, cherchent à restituer ce portrait : A
l'entrée de sa mère, Tibère se leva, déployant avec
gaucherie son corps alourdi d'athlète retiré du stade.
L'épaisse chevelure s'était clairsemée, des irritations
rosâtres avaient envahi le large visage où deux buissons de
sourcils gris semblaient fournir des cachettes à des yeux inquiets
constamment sur leurs gardes. Quand, à onze ans, il avait
été emmené par sa mère au foyer d'Auguste, celui-ci
l'avait surnommé « le petit vieux », tant il trouvait l'enfant
morose.980
Cette même vision d'horreur transparaît chez
Maria Siliato : Le tribunus conduisit Gaius aux seuil de l'exedia et
s'immobilisa. C'est ainsi que Gaius découvrit l'homme qu'on avait
appelé « L'exilé de Rhodes » et « L'empoisonneur
impérial ». Il se tenait debout, en plein soleil, entouré de
trois ou quatre courtisans, qu'il dominait de sa grande taille. On disait qu'il
avait soixante-treize ans. A en juger par son buste, exceptionnellement large,
il avait du être très fort dans sa jeunesse. Ses lèvres
pincées lui donnaient une expression torve, celle-là même
qu'il affichait sur les statues et les pièces de monnaie. Mais sa peau
était semée de tâches rougeâtres qui
témoignaient d'une infection cutanée. Étrangement, ce
détail répugnant le rendait humain. Derrière lui, les
colonnes, la mer, les îles, la côte et le ciel composaient un
paysage sublime.981
Certains auteurs font parler Tibère pour
souligner cette décadence physique. Jean de Strada présente le
point de vue de l'empereur, déplorant les ravages du temps :
Ce corps, c'est le même être ! - et n'a
rien du même être ! Ce corps fut petit, rose, et ne fit que de
naître, Ce corps fut grand et fort, - des cheveux noirs
bouclés... Et me voici hideux, les os mal assemblés ! La
nuit, je sens les vers marcher en multitude Dans ma chair, et ronger cette
décrépitude ! (...) Ce coeur aussi fut jeune, et tout jeune
il aima. Ce bloc dur où tout meurt un instant s'anima. Il aima
tout enfant aux baisers de sa mère, Ce roc qui fut un coeur, et n'est
plus qu'un ulcère ! A quinze ans, il aima des regards de quinze ans.
- Puis le tour fut joué. - Tout me fut instruments, Amours,
amitiés, tout. - Je fus seul à moi-même. - Le corps perd
sa fraîcheur et l'âme son poème ; L'âge a
tué le corps et le vice le coeur.982
Ainsi apparaît-il dans Caligula, de
Tinto Brass (1979), campé par un Peter O'Toole grimaçant.
L'acteur, qui joue ici l'un de ses premiers rôles dans un film à
sujet antique (il fut Auguste vieillissant dans Imperium Augustus en
2003), est artificiellement vieilli. La peau du prince est pustuleuse, sans
doute marquée par la syphilis, et il est dépeint affaibli,
enlaidi, travesti d'une
980. Franceschini 2001, p.8
981. Siliato 2007, p. 184
982. Strada 1866, p. 215
303
perruque grossière, ne pouvant réprimer
des mimiques d'alcoolique983. Certains réalisateurs ignorent
les descriptions de l'Antiquité et présentent un symbole ridicule
et maléfique. Le Tibère de The Lost Civilization of
NoyNac (Clint Sargent, 2004) est joué par un acteur d'une
quarantaine d'années (Davy Blanchard, connu pour cet unique rôle),
faisant de l'empereur un personnage vulgaire, passant son temps à hurler
inintelligiblement, toussant, respirant fort et grimaçant sans
arrêt (il met en avant sa mâchoire inférieure et roule des
yeux). De même le Tibère des Chaudes Nuits de Caligula
(Roberto Montero, 1977), joué par Gastone Pescucci, est
méconnaissable. Le réalisateur en a fait un homme
maquillé, portant perruque blonde et bonnet égyptien : un
personnage efféminé et orientalisé. S'entourant de femmes
dénudées, il attise la jalousie de Caligula, jeune homme
ridicule. Tout au long du film, on le voit touiller une mixture dans une grande
marmite, à la grande curiosité de Caligula et du spectateur. Si
le jeune débauché pense bien longtemps qu'il s'agit d'une potion
magique attirant les femmes, il sera déçu d'apprendre que
Tibère préparait... des macaronis. Humilié par l'empereur,
qui le fait fouetter par sa maîtresse, il est finalement vengé
lorsque celle-ci tue Tibère en l'assommant avant de voler ses
vêtements - trop grands pour elle.
Il est difficile d'évoquer un véritable
poncif du physique de Tibère. Sans doute est-ce dû à sa
présence dans des épisodes très espacés par le
temps. Quand on évoque César, par exemple, c'est presque
systématiquement dans la période postérieure à la
Guerre des Gaules. Que l'épisode présenté soit le combat
avec Vercingétorix, les amours avec Cléopâtre ou son
assassinat, les événements ne sont espacés que d'une
dizaine d'années tout au plus984. Dans le cas de
Tibère, on peut dépeindre le divorcé mélancolique
qu'il était à trente ans, le quinquagénaire peu
enthousiaste à l'idée de succéder à Auguste, ou le
septuagénaire caché dans son île. Ces multiples facettes
rendent toute caricature difficile (si ce n'est par la purulence de ses
dernières années).
Les peintres modernes n'ont que peu
représenté Tibère. Lors de nos recherches, seules neuf
occurrences nous sont apparues, dont deux inaccessibles985. Et, sur
ces résultats, la majorité des peintres représentent le
monde de Tibère plus que le personnage lui-même. Sur le
tableau Orgy of the Times of Tiberius on Capri (H. Siemiradzki, 1881),
on voit les débauchés faire la fête sur la
983. Il s'agit ici d'un jeu d'acteur, mais P.
O'Toole était notoirement alcoolique. De sorte que le producteur Bob
Guccione, ayant eu vent de critiques de l'acteur sur son film, ne put
s'empêcher de se plaindre qu'il ne l'avait « jamais vu sobre »
et que ses « retards leur avait coûté une fortune ».
(in. Patrice De Nussac, Le Journal du Dimanche, 29/06/1980)
984. Quelques films présentent la jeunesse
de César - son rapt par les pirates ou ses premières armes contre
Spartacus, mais ils restent minoritaires.
985. Les tableaux « Le mariage de Tibère
» (J.-B. Rambaud, XIXe siècle) et « Esquisse de la tête
de Tibère » (J.-P. Laurens, peintre ayant vécu de 1838
à 1921). Toutes deux ont été vendues à des
particuliers, respectivement en mai 2004 et juillet 2011 (source :
Artprice)
304
côte de l'île, dans le désordre et
la saleté (un homme nu est évanoui sur un drap tâché
de vin ou de sang), mais aucun personnage n'apparaît susceptible
d'être l'empereur. Seules deux occurrences représentent clairement
notre personnage. La première, Souper de Tibère chez Sestius
Gallus (G. Surand, vivant de 1860 à 1937986),
présente Tibère en compagnie d'un ami, posés sur des
couches et entourés de quatre femmes nues. Le détail n'a pas
été apporté au visage, et la restauration de l'oeuvre
semble - du moins sur le descriptif de l'acte de vente -
négligée. Les traits de Tibère sont effacés, et
l'on ne le distingue de son camarade que par sa couronne. L'autre portrait,
plus célèbre, est La mort de Tibère (J.-P.
Laurens, 1864 - voir couverture). On y voit Macron, toge rouge, barbe et corps
athlétique, presser le cou du vieil homme tout en immobilisant la main
de sa victime. Tibère est enveloppé dans un drap, et l'on ne voit
que son visage horrifié (notons des mèches brunes, alors que le
vieillard est souvent décrit comme atteint de calvitie) et son bras
droit, alors qu'il tente de repousser son assassin.
II - Tibère à l'écran
a. Personnage secondaire
Tibère n'est pas fréquemment
représenté au cinéma. En règle
générale, il n'apparaît que dans de rôles de
figuration, afin de contextualiser les événements
présentés dans le film. Ainsi, dans Simon le pêcheur
(1959), il n'apparaît que dans une scène unique, un
flash-back durant le récit de la mère de l'héroïne,
Fara, à sa fille. Le père de cette dernière est
Hérode Antipas, tétrarque de Galilée, l'ayant
abandonnée alors qu'elle était toute jeune et la trame du film la
montre partant à la recherche de cet homme pour s'en venger, avant de
lui accorder le pardon grâce à l'intervention de Simon et du
Christ. Tibère nomme Hérode tétrarque (un anachronisme :
la promotion date de 4 av. J.-C., il n'était alors pas empereur). On ne
voit pas clairement le visage du personnage, joué par Herbert Rudley (49
ans - Tibère avait 38 ans à ce moment), mais il porte les
attributs impériaux, la robe et la couronne et témoigne d'un air
digne. Il joue un rôle tout aussi mineur dans Salomé
(1953), n'apparaissant que pour permettre à son neveu Marcellus
Flavius (personnage fictif) d'épouser Salomé, celui-ci lui en
demandant la permission. On le présente comme un vieil homme calme, se
présentant devant les sénateurs comme le défenseur de la
paix, en opposition à César qui était plus efficace dans
la guerre.
986. La majorité des oeuvres
consultées apparaissent dans les collections de particuliers et leurs
peintres sont, semble-t-il, peu connus. Ainsi, en l'absence d'une date
explicite, on ne peut se fier qu'à la biographie des
artistes.
305
Tibère joue un rôle plus important, mais
toutefois secondaire, dans le Ben-Hur de William Wyler (1955). Alors
que le personnage éponyme (joué par C. Heston) a
été condamné aux galères pour avoir tenté
d'assassiner le procurateur de Judée, il sauve la vie du consul Quintus
Arrius lors d'un naufrage, s'assurant sa gratitude. Tibère
apparaît lors du triomphe accordé au consul. C'est un homme
d'âge mûr (George Relph, 67 ans), assis sur un trône
monté d'un aigle. Il semble d'un naturel coléreux, en
témoigne le regard assassin qu'il jette à celui qui lui tend trop
lentement le cadeau qu'il doit remettre. Il offre le bâton de victoire
à Arrius et s'intéresse à celui qui lui a sauvé la
vie, en sachant qu'il est illogique d'attaquer un procurateur si l'on sauve un
consul par la suite. Lors d'une réunion après le
défilé, il remercie indirectement Ben-Hur en l'offrant comme
esclave à Arrius, une situation plus enviable que de rester
galérien. Notons que Tibère parle de lui-même au pluriel,
montrant une supériorité souveraine.
Citons une dernière occurrence, celle de son
apparition dans la série documentaire Rome, grandeurs et
décadence d'un empire (2008). Le quatrième épisode
est consacré à Arminius (un chronologie est confuse : c'est un
enfant dans la première scène, censée se dérouler
en l'an 4, et un jeune adulte dans la suite de l'épisode, dont l'action
est située cinq ans plus tard). Tibère rend visite à un
chef germain. Pour le saluer poliment, il lui serre la main après avoir
enlevé son casque et l'avoir mis dans les mains d'un petit
garçon, le fils du Germain. Celui-ci s'en coiffe par amusement, le
narrateur nous apprend qu'il s'agit d'Arminius. On revoit Tibère
à son retour de Pannonie saluer cordialement l'empereur et l'embrasser.
Il apprend la mort de Varus, assis sur une marche aux côtés
d'Auguste effondré, qui se tient la tête dans les mains. Enfin, il
tient la main d'Auguste avant sa mort pendant qu'il lui dicte ses
dernières volontés. Au contraire des trois occurrences
sus-citées, le personnage est dépeint dans ses jeunes
années987.
b. Caligula, ou le Tibère immonde
En accord avec l'image d'infamie longtemps
associée à Tibère, nous pouvons citer le film Caligula
(1979). L'empereur y est un individu cruel et débauché, dont
l'indignité choque jusqu'à ses amis, à commencer par
Nerva. Celui-ci souhaite, par l'intermédiaire du jeune Caligula, pousser
Tibère a revenir à Rome pour assumer sa charge princière
et renoncer à sa conduite décadente. C'est un homme amer (neuf de
ses collègues ont été exécutés pour
trahison) qui désapprouve la conduite de Tibère : lorsqu'on lui
demande qui était le meilleur des Césars, il répond que
c'était Auguste,
987. Nous n'avons pu trouver le nom de son
interprète
306
montrant alors l'infériorité qui
règne présentement. Poussé à bout par les
débauches du prince, il finit par se suicider en s'ouvrant les poignets.
Celui-ci, qui le voit comme son unique ami, veut lui sauver la vie en lui
proposant d'accéder à toute demande qu'il formulerait : il
propose de tuer Macron, sachant que le juriste ne l'aime guère et oblige
Caligula a prêter serment de ne jamais lui nuire. En vain. Nerva refuse
de vivre plus longtemps avec cet ancien sage que la vieillesse et la peur ont
transformé en monstre. Le croyant mort, Tibère grimace de
colère et quitte la pièce, tandis que Caligula, curieux, lui
demande si en mourant il voit le visage de la déesse Isis. Nerva
répondant par la négative, le coléreux jeune homme le noie
dans son bain en l'accusant de mentir.
Macron est un personnage secret, parlant peu et sujet
à des doutes de bien des compagnons. Tibère même plaisante
devant Caligula en lui demandant de craindre cet arriviste. Ses intentions ont
été perçues à leur juste valeur : il prostitue sa
femme Ennia au jeune homme et fait entendre qu'il fera le nécessaire
pour que son protégé accède au principat, allant
jusqu'à mettre sa main au-dessus d'un brasier pour montrer sa
détermination, plus forte que la douleur. Mais, après avoir
succédé à Tibère, Caligula décide
d'éliminer cet ambitieux qui pourrait le trahir dès lors qu'il
aurait trouvé un prétendant plus enviable. Il se sert alors du
jeune et naïf Gemellus pour condamner Macron : l'enfant a vu Tibère
mourir et en connaît les assassins. Faisant pression sur lui, Caligula
parvient à le faire dénoncer son ennemi, qu'il fait ensuite
légalement exécuter dans une scène grotesque : il le fait
enterrer jusqu'au cou dans l'arène et décapiter par des pales
tournantes.
Nous avons déjà évoqué
précédemment le personnage de Tibère, le propos concernant
son attrait à la pornographie et le plaisir éprouvé dans
l'humiliation de ses sujets. Mais nous n'avons pas fait état de ses
commentaires quant à sa propre attitude. Ironiquement, lui qui se
complaît dans la débauche, constate avec horreur que Rome est en
décadence. Se considérant comme un homme vertueux, aussi
rigoriste que Caton, il estime protéger l'innocence de ses « petits
poissons » face à la débauche environnante, celle de la
porcherie dont il est devenu l'empereur. Dans un dialogue, il se désole
de voir que « les Romains ne sont plus ce qu'ils étaient », ne
pensant qu'à jouir de pouvoir, d'argent et de femmes. Il est
également fataliste : il ne se fait aucune illusion sur l'avenir direct
du principat. Sachant qu'il nourrit une vipère dans le sein de Rome, il
se doute que Gemellus sera tué par Caligula, puis Caligula par un
autre.
On ne peut alors faire du Tibère de ce film un
personnage entièrement mauvais. Cruel et débauché, il est
le monstre que dénonce Nerva, mais il est conscient que le monde romain
est en crise, et c'est
307
devant ce constat qu'il sombre dans la décadence.
Notons un détail peu visible au premier visionnage, et dont nous n'avons
trouvé aucune explication de la part de l'équipe du tournage :
Tibère a disposé des corps momifiés dans son palais, dont
l'un porte l'inscription « Druso » sur son cercueil. Le nom ayant
été porté par plusieurs membres de la famille, duquel
s'agit-il ? Et pourquoi garder « précieusement » ce corps pour
en faire une décoration macabre ?
c. Moi Claude, empereur et The Caesars , ou la vie de
Tibère
Jusqu'ici, à l'exception des romans d'Allan
Massie et Franceschini/Lunel et de la tragédie de Francis Adams, nous
n'avions recensé aucune oeuvre de fiction où la vie de
Tibère était représentée sur une longue
période. Il est toutefois une série
télévisée contant les événements de son
existence : Moi Claude, empereur (1976). Elle s'inspire du roman de
Robert Graves et reconstitue les premières décennies de l'Empire
à travers le regard des membres de la famille impériale. L'action
commence quelques mois avant la mort de Marcellus, premier héritier
pressenti d'Auguste (en -23), et s'achève à la mort de Claude et
l'arrivée de Néron au pouvoir (en 54), tout cela raconté
dans les Mémoires de Claude (interprété par Derek Jacobi),
empereur surjouant toute sa vie son handicap pour rester en dehors des complots
tout en rêvant de restaurer la République de ses
ancêtres.
Tibère apparaît dans dix des treize
épisodes (il meurt au début de l'épisode neuf et
réapparaît dans une scène du dernier épisode).
George Baker, alors âgé de quarante-cinq ans, interprète le
personnage dans toute la série, rajeuni et vieilli artificiellement par
le maquillage et les perruques (il est censé avoir dix-neuf ans dans la
première scène et près de quatre-vingt à la
fin988). La transition est brusque : le jeune Tibère est
présenté comme silencieux, digne et froid, souvent porté
à la colère, et, entre l'épisode 6 et 7, il devient un
vieux débauché dont l'attitude est
méconnaissable.
Chaque épisode est consacré à un
événement important des premières décennies du
principat et, si Claude est le narrateur, on ne peut isoler un personnage
« principal ». Ainsi, le premier épisode est consacré
à la promotion de Marcellus : Tibère est heureux de sa condition
de soldat qui l'éloigne des Juliens - qui l'exaspèrent au plus
haut point. Le second conte les derniers mois de Drusus, l'occasion de monter
la mélancolie de son frère aîné. Dans le
troisième, il est exilé à Rhodes, où il s'ennuie,
tandis que Livie agit pour faire tomber Julie et les Princes de la Jeunesse. Le
quatrième épisode est consacré à la disgrâce
de Postumus, et Tibère n'apparaît que furtivement.
988. Notons que Sian Philips, qui joue Livie, avait
deux ans de moins que lui. Ainsi, le fils était plus âgé
que sa mère.
308
C'est dans le cinquième épisode qu'il
accède au principat. Arrivant pour voir sa mère, qui vient de
renvoyer Claude, il est bousculé par le jeune homme maladroit et estime
qu'il « pourrait faire s'écrouler l'Empire s'il marchait
librement ». Apprenant qu'Auguste a récemment fait changer son
testament en faveur de Postumus, et devant le mépris de sa mère
qui le considère comme un faible, il craque : pleurant, il menace de
repartir, disant qu'il en a « par dessus la tête de cette
comédie ». L'épisode six est consacré au
procès de Pison, qu'il refuse de défendre dès lors qu'il
devient menaçant. C'est à partir de cette condamnation que
Tibère est présenté comme le « Bouc de Capri
».
Lors du septième épisode, Livie croise
son fils dans la rue, en litière, et lui reproche ses débauches
immondes et ses procès injustes. Lui-même se trouve cruel, mais
fait trop confiance à son fidèle Séjan, qui transforme
toute parole d'ivresse en crime de lèse-majesté, manipulant
Tibère en mentionnant la présence de son ennemie Agrippine dans
l'entourage des condamnés. Celle-ci propose de faire la paix, mais le
prince ne veut pas lui pardonner, préférant prier Auguste - alors
même qu'il en persécute les descendants. Le huitième
épisode le présente encore plus affaibli par l'âge, ne se
plaisant plus qu'à comploter avec Caligula pour commettre de nouveaux
crimes. Enfin, il est assassiné par Macron dès les
premières minutes de l'épisode suivant.
Après sa mort, il fait une dernière
apparition dans un délire de Claude. Celui-ci, sentant sa fin arriver,
fait un discours devant le Sénat sur sa condition et sur ce que
l'Histoire retiendra de lui, lorsqu'il est pris de malaise. Il voit alors les
spectres de sa famille s'approcher de lui : Auguste lui sourit, disant qu'il
n'aurait jamais prévu qu'il devienne empereur, Livie dit qu'il est fou
et Antonia se désole de voir encore son nez couler. Caligula
s'apprête à parler quand Tibère lui fait signe de lui
laisser la place. Il secoue la main devant le visage de Claude pour
vérifier s'il est conscient, en écho à ce que fait un des
sénateurs dans le monde réel. Il finit par lui dire que «
ça n'en valait pas la peine » et qu'il aurait «
pu lui-même le lui dire ». Il reste à fixer Claude
pendant que Caligula avoue son désarroi au moment où il a
découvert qu'il n'était pas le messie, comme il le pensait, et
qu'il aurait voulu disparaître en l'apprenant.
Tout comme dans la série sus-dite, The
Caesars (1968) présente Tibère en de diverses
périodes de sa vie. Séparée en six épisodes, chacun
composés de trois actes, elle présente l'Histoire de Rome des
derniers mois d'Auguste à la mort de Caligula. Tibère est
interprété par André Morell, alors âgé de
cinquante-neuf ans. Il est dénué d'ambition mais surtout peu
expressif, ne montrant ses émotions que dans les situations les plus
critiques.
309
Le premier épisode est consacré à
Postumus, de la visite dont le gratifie Auguste jusqu'à son assassinat
par Crispus. Tibère, républicain, n'aspire guère à
succéder au prince mais, en raison de son sens du devoir, il doit lui
promettre de poursuivre son oeuvre quand bien même il ne l'approuve pas.
Dans le second, il éprouve les capacités de Germanicus durant les
mutineries, afin de lui faire admettre son manque d'expérience. Dans le
troisième, il est confronté à la mort de son fils adoptif
et constate la haine qui lui porte le peuple. Dans le quatrième
épisode, il doit supporter la mort de Drusus II et la trahison de
Séjan, rompant sa dissimulation pour pleurer à la fin. Enfin, il
meurt à la fin du premier acte du cinquième épisode, en
plein délire.
Une fois de plus, c'est le cheminement dans la vie de
Tibère qui est source d'intérêt. Dans la première
série, la débauche surgit sans prévenir mais
peut-être dénotée dès les premières
scènes : le prince est défaitiste, malheureux et porté
à la colère. Il n'a suffi que de contrariétés pour
faire disparaître les quelques qualités morales de Tibère
et qu'il n'en reste que les vestiges amoraux : l'amour fraternel devient une
amitié reposant sur la violence quand l'exilé de Rhodes menace
Thrasylle de le tuer, le respect hiérarchique n'a plus de sens une fois
le pouvoir assumé et même la colère, celle qui le faisait
pleurer devant sa femme et devant sa mère au début de la
série, a laissé place à un sadisme joyeux, lorsqu'il
condamne Séjan et Agrippine en esquissant un début de sourire.
Dans la seconde série, Tibère n'est jamais véritablement
perverti : ce qui a fait de lui un mauvais empereur, c'est sa position de
conservateur, incapable de voir le bouleversement politique en cours à
Rome. Si son ami Nerva le déserte, il ne lui a jamais retiré son
affection : au contraire de bien des représentations des vieux jours de
Tibère, le prince n'est pas seul. Même sur son lit de mort, Claude
vient s'entretenir avec lui avec respect : les deux hommes vont jusqu'à
sourire durant leur discussion. Le Tibère de Moi Claude, empereur
est ambigu, ni bon, ni mauvais, bien que la seconde affiliation
prédomine. Celui de The Caesars est presque entièrement
réhabilité : si on lui enlève son cynisme et son
incapacité à agir pour le mieux, il est digne de l'empathie du
spectateur.
d. Jeff Steele and the Lost Civilization of NoyNac ,
ou comment sortir de l'Histoire
Aux côtés de ces films et séries
à sujet historique, on retrouve des productions bien plus
éloignées des textes antiques. Parmi elles, nous nous devons de
citer Jeff Steele and the Lost Civilization of NoyNav (2004).
Probablement tourné par des amateurs, le film manque de budget, le grand
de l'action est tourné sur fond vert et le son est mauvais, au point que
les dialogues sont souvent incompréhensibles (de plus, l'image est
floue). Tibère et Séjan apparaissent, mais le scénario du
film ignore les sources historiques pour en faire des personnages
entièrement fictifs.
310
Tibère est présenté comme un
personnage vulgaire, agité de tics de l'oeil et de tremblements. Il est
toujours accompagné d'un esclave portant une peau de léopard et
un masque de Tengu, chargé de renvoyer les invités
indésirables. Le prince est en conflit avec son fils Vagan (Patrick
Randolph Bell), un personnage aux longs cheveux frisés feignant la
timidité. Quant à Séjan, il est coiffé d'une
crête iroquoise et semble se plaire à comploter à la grande
hilarité de l'empereur et de son esclave, qui se tient le ventre en
poussant des grognements.
Dans les dernières scènes du film,
Tibère se meurt. Il voit, en cauchemar, un homme affublé d'un
masque (d'extra-terrestre ?) l'étouffer. Son fils vient le voir et le
père lui demande de s'approcher pour voir son visage. Malgré son
affaiblissement, il parvient à brutalement se lever pour crier
d'exécuter Séjan et donne ses recommandations avant de mourir.
Vagan s'avère être un mauvais, assoiffé de pouvoir. Dans la
scène suivante, Séjan est condamné devant le Sénat,
au milieu de dolmens, Sénat composé de deux femmes et un homme,
puis est exécuté par les trois sénateurs, Vagan
armé d'un sabre japonais et deux soldats coiffés de casques de
samouraïs. A la fin du film, Vagan met Rome à feu et à sang
avec ses troupes de samouraïs et finit décapité lors du
combat avec le héros, Jeff Steele, voyageur temporel. Nous le voyons,
nous pouvons utiliser Tibère dans une oeuvre de fiction sans aucun
égard pour les textes des Anciens. C'est là
l'intérêt du genre : il ne répond à aucune limite
scénaristique et l'artiste peut se permettre des inventions sans avoir
à respecter l'Histoire.
III - Jouer l'Antiquité
Pour conclure ce chapitre sur la fiction, nous ne
pouvons faire l'impasse sur l'existence des jeux vidéos dont la trame
scénaristique se base sur l'Histoire du monde. Nombreux sont ceux
à s'intéresser à la Seconde Guerre Mondiale (Call of
Duty, Medal of Honor,...), ou du moins à y placer
commodément leurs personnages. En ce qui concerne l'Antiquité, on
pensera en premier lieu à Age of Empires, dans lequel le joueur
pouvait diriger une puissance de l'Histoire Antique (telle la Grèce, la
Phénicie ou l'Assyrie) et en assurer le développement
économique et militaire, ou à Rome Total War, dans
lequel les grandes familles romaines mènent des conquêtes au nom
de Rome avant de s'affronter entre elles pour
l'Empire989.
989. Un second volet de cette série a
récemment été développé, mais il n'apporte
que peu à notre propos.
311
Mais là où le cinéma
présente des personnages historiques dans leur époque
reconstituée, le jeu vidéo n'utilise que peu les « figures
» du temps. Jules César fait quelques apparitions, souvent plus
symboliques que réellement liées au scénario (il sert
d'emblème à la série des Civilization et, dans un
tout autre genre, joue les figurants dans les Lapins Crétins -
le joueur étant amené à changer le passé, en
faisant rire le sévère Romain aux jeux du cirque en lui jetant
une corbeille de fruits au visage), mais les empereurs y sont
absents990.
Néanmoins, nous devons noter l'existence d'un
jeu vidéo (apparemment l'unique) présentant le personnage de
Tibère : Spartan Total Warrior (sorti sur PlayStation2, Xbox et
GameCube991). Empli d'anachronismes, il fait appel à
l'imaginaire de l'Antiquité plus qu'aux événements
historiques. Le joueur est confronté tant à des personnages
historiques (Léonidas de Sparte, le savant Archimède ou
Séjan) qu'à des monstres légendaires (on y affronte
Méduse, l'Hydre de Lerne et le Minotaure). Le personnage principal est
un guerrier spartiate, non nommé, cherchant à sauver sa
cité des invasions romaines (datées de 300 av. J.-C.),
commandées successivement par M. Licinius Crassus (un barbu
balafré utilisant une gorgone comme « arme de destruction massive
» - la force de son regard pétrifiant étant propulsée
comme un tir d'artillerie sur les armées spartiates), Séjan
(présenté comme un nécromancien sadique) et, à la
tête de l'Empire, Tibère.
Séjan est l'antagoniste apparaissant le plus
dans le jeu, étant affronté à quatre reprises. Aussi
distant des récits historiques que fidèle par son image
dégradante, il est présenté comme un homme grêle,
formé dans les arts nécromants. On le voit notamment s'entourer
d'une garde de soldats revenus des morts et chevaucher un dragon (!). On le
rencontre une première fois dans les ruines de Troie, où il tente
d'empêcher le héros spartiate de récupérer les armes
d'Achille - en réalité une diversion pour l'éloigner de
Sparte tandis que les Romains mènent l'assaut. Il est ensuite
l'antagoniste principal des deux missions consacrées à la
bataille d'Athènes, durant laquelle il périt au combat. Enfin, il
réapparaît durant l'avant dernière mission du jeu, lorsque
le héros et ses alliés vont attaquer Rome, s'incarnant cette fois
sous forme de mort-vivant. Quant à Tibère, il n'apparaît
que durant le dernier tiers du jeu. Nous avons précédemment
établi que l'on pouvait le dépeindre de bien des manières,
mais l'image que s'en font les créateurs de ce jeu y est originale.
Tibère est présenté comme un petit homme obèse,
fourbe et vicieux, manifestant une colère infantile à la moindre
contrariété : en clair, un Néron de cinéma.
Opérant dans l'ombre, par l'intermédiaire de Séjan et ses
généraux, il n'est
990. Nous citions Rome Total War : un mode du jeu
permet de jouer certaines batailles historiques. Parmi elles, la bataille de
Teutobourg, où le commandant des troupes contrôlées par le
joueur est Quintilius Varus - cette fois, les Romains évitent le
désastre. Le mot d'Auguste est mentionné dans le descriptif de la
bataille.
991. Le jeu a été testé sur
cette dernière console, mais le contenu est identique dans les trois
versions.
312
jamais directement confronté au personnage
principal. Les deux personnages ne se recontrent que durant l'affrontement
final, dans le Colisée de Rome (!), où l'Empereur explique les
raisons de ses actes : il était le jouet du dieu Arès,
chargé d'attiser les flammes de la guerre pour le contenter. Par peur,
tant du Spartiate que du dieu, il se suicide en se jetant de sa tribune,
s'écrasant dans l'arène.
Le soin n'a pas été apporté au
développement des personnages et à leur lien à l'Histoire.
Étant présentés pêle-mêle, dans une
chronologie anarchique (bien des générations séparent
l'essor des cités grecques et l'avènement des empereurs romains),
il était probablement du souhait des développeurs de
présenter leurs personnages par des noms célèbres de
l'Antiquité, sans souci de cohérence. Manifestement, les
protagonistes suivent les poncifs du cinéma à sujet antique :
Tibère est l'empereur « néronien », Séjan (si on
lui enlève ses tours magiques) est l'archétype du méchant
du genre - laid, fourbe et cruel, le Spartiate est issu d'extraction
inférieure (il est un simple soldat et son nom n'est jamais
mentionné) et se fait remarquer par son courage et son sens de la
justice. Plus qu'à des noms, on s'attache à des
stéréotypes.
313
Conclusion - Le repos de Tibère
Notre étude se devait de comprendre tous ces
aspects de la postérité992. Des travaux d'historiens
à l'art pictural du cinéaste en passant par la plume de l'auteur,
Tibère est à la fois unique et différent. Nous pouvons
noter une évolution générale de la représentation
de l'empereur : de la condamnation sans concessions qui lui fut
réservée pendant près de dix-huit siècles à
la réhabilitation, du moins partielle, en oeuvre depuis deux
siècles, Tibère a changé dans les mémoires. Ne
pensons toutefois pas à la linéarité d'une tel propos :
Suétone et Tacite restent nos sources principales, celles qui inspirent
le mauvais empereur de la fiction, le symbole de cruauté et de
débauche. Et si, au vu des travaux d'historiens cités tout au
long de ce mémoire, essentiellement favorables à
Tibère993, le lecteur serait tenté de rejeter les
morales assassines de Laurentie, Pasch ou Champagny, il ne le faut pas : aussi
sérieux et engagé que soit l'historien traitant de Tibère,
il créé un personnage de fiction, un personnage morcelé
par la critique et le temps, reconstitué comme une créature par
l'imaginaire et la partialité de l'auteur. Tibère est et reste un
prince plein de complexité dont la vie peut être perçue,
sans mauvaise foi aucune, de bien des manières : le vieillard pleurant
sa solitude et le pédophile pustuleux sont une seule et même
personne. Nous ne devons pas débattre sur ce qu'était
réellement le caractère de Tibère, s'il était un
« Bouc de Capri » à opposer à « l'Agneau
Christique », s'il était un héros de la République
né trop tard ou une bête immonde. Ce qui importe, c'est de
comprendre comment présenter un même personnage, à
l'existence attestée, de tant de manières différentes tout
en restant fidèle à l'Histoire ou, du moins, fidèle aux
historiens.
A la fin de notre cinquième chapitre, nous
établissions que le règne de Tibère, aussi chaotique qu'il
put être sous Séjan et aussi difficile qu'ait été
l'établissement du principat en tant qu'oeuvre dynastique, fut en partie
un bon règne, bien plus louable que ceux de ses successeurs. De plus, si
dans le cas de bons empereurs comme Titus, on peut établir le constat
d'un bon règne sur la brièveté de leur vie en tant que
prince (le « bon » mourant avant que le pouvoir le pervertisse),
Tibère a su maintenir la paix dans l'Empire et développer
l'économie des provinces durant un long moment : de son accession en
septembre 14 à sa mort en mars 37, son règne aura duré
vingt-deux ans, cinq mois et vingt-sept jours, soit le quatrième plus
long de l'Empire unifié994. Mais aux yeux de l'Histoire,
il
992. Par manque de temps et du problème de
langue, nous n'avons que peu évoqué l'opéra - trois
occurrences s'ajoutant à celle mentionnée dans le chapitre sur
Vipsania - et la littérature allemande qui, comme le dit Marie-France
David-de Palacio, n'a que peu souvent été traduite. Il est donc
possible de poursuivre cette étude à la lumière de ces
nouvelles sources.
993. Non qu'ils soient explicitement plus
nombreux, mais l'on doit faire le même constat que celui concernant notre
mémoire des empereurs : on retient ce qui sort de la norme et cette
« déviance » au XIXe était justement de prendre parti
pour Tibère et contre Tacite.
994. Derrière Antonin (22 ans, 6 mois et
25 jours), Constantin (30 ans, 9 mois et 27 jours) et Auguste (41 ans, 7 mois
et
314
est resté un tyran empli de dissimulation et de
ressentiment dont le règne fut morcelé par son propre
caractère : jusqu'à son accession au principat, il était
partagé entre l'infortune et l'honneur, l'ingratitude et le plaisir, la
gloire et l'exil, l'espérance et la déception ; durant dix ans il
dut régner sans joie, mêlant sévérité et
justice ; puis les huit années suivant le transformèrent en
despote, une tyrannie dont il est la première victime ; la fin de sa vie
ne fut qu'une « horrible et délirante cruauté que rien
n'excuse, mais qu'expliquent la douleur du père désabusé,
la honte du despote impuissant qui se venge sur tout ce qu'il peut atteindre,
et pendant lesquelles le monstre se fait horreur995.
»
Si Tibère a été condamné,
c'est parce qu'il était unique. Pour l'Empereur romain, du moins pour
les plus célèbres, il n'y a que deux images qui peuvent se
dessiner à sa mort : s'il a été bon, il devient divin,
s'il a été mauvais, il est damné - un jugement fort
manichéen. Et Tibère est l'un des seuls - selon Emmanuel
Lyasse996 - si l'on excepte Caligula et Galba, à n'avoir
été ni divinisé, ni condamné. La
postérité ne sait qu'en penser : s'il était si mauvais,
pourquoi son image n'a t-elle pas été effacée ? S'il
était bon, pourquoi n'a t-il pas été
célébré par ses successeurs, autrement que par la
sympathie supposée de Domitien ? Alors l'homme dissimulé est
victime de son propre silence : personne ne le comprend, et personnage ne peut
ni flatter ni injurier son cadavre.
L'image de Tibère a changé. Pour l'Homme
du XVIIIe - et précédemment - il était le mauvais
empereur, incapable de telles réussites tant son image avait
été ternie par le récit de ses turpitudes.
Désormais, l'historien se refuse à caricaturer les figures de
passé et va chercher à réhabiliter en partie tout
personnage jugé infâme. L'infidélité de Julie ? Une
manière de s'affirmer en tant que femme et de refuser d'être un
outil politique ! Les complots de Livie ? Elle les jugeait nécessaires
pour le bien de Rome ! Même la trahison de Séjan peut s'expliquer
par une excitation des ambitions et faire du pire des lâches une victime.
De la même manière, les Modernes ne souhaitent plus glorifier la
mémoire des « héros du passé » sans faire appel
à leur esprit critique : aussi populaire qu'il soit, Germanicus
était un idéaliste dont le règne aurait sans doute
changé du tout au tout la postérité. Tibère
aurait-il pu échapper à ce jugement s'il était mort
à la place de Drusus, d'une blessure supposée aggravée par
ses ennemis ? Démystifié, le prince, au XXIe siècle, n'a
presque plus rien de commun avec celui que l'on présentait quelques
siècles auparavant.
De nos jours, que la cause soit le manque de culture
historique ou le fait que la réhabilitation ait
3 jours) - des dates bien entendu contestables si
l'on prend en compte leur règne comme César. Si l'on
élargit notre propos à l'Empire romain d'occident, Flavius
Honorius et Valentinien III (respectivement 28 ans, 6 mois et 29 jours et 29
ans, 4 mois en 23 jours) le dépassent également.
995. Zeller 1863, p. 67-68
996. Lyasse 2011, p. 219-220
315
remis en question des siècles d'images «
choquantes », Tibère semble avoir été oublié
par le non-historien. Après avoir questionné des individus
n'ayant pas suivi d'études en Histoire, et leur avoir demandé de
citer des noms d'empereurs romains, on note une récurrence de certaines
références : sur quatorze témoignages997, onze
citent Auguste, huit César (!), sept Néron, deux Constantin,
Commode, Marc-Aurèle (sans doute en raison du succès de
Gladiator), Romulus Augustule, Hadrien et Caligula998. Pas un
n'a cité Tibère.
Alors Tibère a peut-être
accédé, malgré lui et vingt siècles après sa
mort, à ce que les historiens de la réhabilitation ont
cherché à lui faire souhaiter : le repos. De son vivant, il
était haï, après sa mort, tout autant, voire plus et -
désormais - non seulement les historiens ont cherché à le
réhabiliter, à comprendre ses peines mais l'Homme l'a
oublié. « Laissons-les me détester, pourvu que dans
leurs coeurs, ils me respectent » : un voeu qui aura pu se
réaliser, mais trop tard pour Tibère.
997. Nous remercions leur participation à
ce sondage - par commodité, il n'a pas été étendu
aux étudiants en Histoire ou aux proches ayant connaissance de ce sujet
d'étude. De même, il fut convenu d'anonymer les
réponses.
998. Parmi les occurrences uniques, on notera la
mention de Claude, Héliogabale,... et même de Maximin, qui nous
semblait peu reconnu par les non-historiens
ANNEXES
316
Julia I. You answer nothing
? Tiberius. Nothing. I regret Your wretchedness. I never
wished you wretched.
[ Julie I. N'avez-vous rien à
répondre ? Tibère. Rien, je regrette Votre
misère. Je n'ai jamais souhaité Que vous soyez
misérable ]
[ Francis ADAMS - Tiberius, a drama ]
ANNEXE 1 - La mort de Germanicus
[ Bernard CAMPAN, Tibère à
Caprée, 1847 ]
Acte 1, scène 3
317
SEJAN. Agrippine dans Rome arrive à
l'instant même : J'ai rempli de César la volonté
suprême : Deux cents prétoriens, sur mes pas
réunis, Dans Brindes attendaient Agrippine et ses fils. La
lumière trois fois avaient dissipé l'ombre, Lorsqu'aux
premiers rayons d'un jour livide et sombre, Le vaisseau , traversant les
flots silencieux, De ses voiles en deuil vient affliger nos yeux. On voit
avec ses fils Agrippine descendre : L'urne où Germanicus n'est plus
qu'un peu de cendre Paraît; le peuple accourt 'sur la rive des
mers, Les chemins , les maisons , les toits en sont couverts. Il est muet
long-temps, et long-temps immobile : Mais quand le char funèbre a
roulé dans la ville, Cent mille bras lui sont tendus à, la
fois : Cent mille cris plaintifs ne forment qu'une voix. Partout à
la douleur la pompe est réunie. Aux champs apuliens et dans la
Campanie, Les organes des lois, les ministres du ciel, Laissant le
tribunal, abandonnant l'autel; Vieux guerriers , villageois , d'une course
empressée , Affrontant les rigueurs de la saison glacée, Au
héros, à la veuve, aux trois jeunes enfants, Viennent offrir
des pleurs, des voeux et de l'encens. Non loin de Tusculum , aux murs de
Palestrine, L'un et l'autre consul accueillent Agrippine, Et, durant la
nuit même, elle marche avec nous, Toujours tenant ses fils dormant sur
ses genoux; Toujours à nos regrets offrant l'urne
adorée. Le jour découvre enfin cette route
sacrée, Où l'on vit son époux, au sein de nos
remparts, Rapporter de Varus les sanglans étendarts. Elle entre :
son cortège est bientôt Rome entière; Et l'ombre du
héros, près d'une épouse altière, Semble, se
réveillant sous l'airain sépulcral, , S'énorgueillir
encor de ce deuil triomphal.
318
J'ai vu des légions les aigles
renversées, Des vétérans en pleurs les piques
abaissées; J'entendais à la fois, dans ce grand citoyen
, Tous les infortunés regretter un soutien, Tous les vieillard un
fils, tous les enfants un père L'armée un dieu vengeur, Rome
un dieu tutélaire. Si j'en crois les discours, la vestale a
tremblé Aux mourantes lueurs d'un feu pâle et
voilé D'un son lugubre et lent les temples retentissent Sous leurs
tombeaux ouverts nos ancêtres gémissent; Et, jusque sur
l'autel, partageant nos douleurs, Les marbres sont émus, l'airain
verse des pleurs.
ANNEXE 2 - Les instructions de Tibère
[ Lucien ARNAULT, Le dernier jour de Tibère,
1828 ]
Acte 3, scène 3
319
TIBERE. S'il faut qu'avant peu j'abandonne Ce
trône où vingt-trois ans sous un titre nouveau , J'ai du monde
usurpé soutenu le fardeau , Prince , en lui succédant
n'oubliez pas Tibère. Dans l'enceinte où sans bruit le
sénat délibère, Proscrivant du Forum les dangereux
débats, Aux Romains en leur nom donnez des magistrats; Respectez
des consuls l'antique préséance; Que pour eux soit la pompe,
et pour vous la puissance. Laissant à l'esclavage un air de
liberté, Caressez du sénat la docile fierté : Ce
corps , quoique déchu de sa grandeur suprême, Dispose d'un
crédit qu'il n'a pas pour lui-même. Des droits du tribunal
possesseur souverain, Flattez, craignez le peuple et donnez-lui du
pain. Offrez-lui dans le cirque , un fantôme de gloire : Et des
tems glorieux étouffez la mémoire. Combattez rarement; des
triomphes nouveaux Peuvent dans vos soldats vous créer des
rivaux. Idole des petits, des grands faites-vous craindre; Persuadez-vous
bien que gouverner c'est feindre: D'un geste , d'un discours mesurez les
effets : Ne vous permettez pas d'inutiles forfaits; Au milieu des
écueils d'une place si haute, On nous pardonne un crime et jamais une
faute. Envers le jeune prince avec vous de moitié Conservez les
rapports d'une franche amitié. En respectant son droit vous consacrez
le vôtre: La ruine de l'un suivrait celle de l'autre. Fiez-vous
à Macron ; de cet ami parfait L'assistance pour moi fut toujours un
bienfait. Chaque jour les conseils de son génie
austère M'ont éclairé dans l'art de gouverner la
terre. Profitez-en , Cayus ; ... au faite des grandeurs Il faut des
conseillers et non pas des flatteurs.
ANNEXE 3 - La condamnation de Livilla
[ Bernard CAMPAN, Tibère à
Caprée, 1847 ]
Acte 5, scène 4
320
TIBERE. Vous avez oublié, follement
enflammée, Le nom de vos aïeux et votre renommée. La
digne Antonia qui vous donna le jour, M'avait souvent blâmé de
servir votre amour ; Elle m'avait prédit que j'aurais à me
plaindre Des feux qu'en votre coeur elle voulait éteindre. Je ne
la croyais pas ; j'étais loin de penser Que, pour monter au
trône et pour me renverser, A ce qui m'entourait demandant des
complices, On s'exposât sans crainte à l'horreur des
supplices. Dans votre égarement vous avez donc voulu Devoir
à des forfaits ce qu'offrait la vertu ! Pour vous et pour
Séjan mon amitié sincère N'annonçait-elle pas ce
que je voulais faire ? Couronnant après moi la veuve de mon
fils, Je vous tenais encor ce que j'avais promis. Choisissant un
époux armé pour vous défendre, J'accordais à vos
voeux mon ami le plus tendre, Me reposais sur vous et n'avais qu'un
désir, Dans vos bras caressants j'attendais de mourir. Pour prix
de tant d'amour, je n'obtiens que la haine. L'espérance du
trône est toujours incertaine. Un vieillard languissant prétend
le partager, Seul, en votre puissance, il le faut égorger. Jugez
vos attentats et voyez ma vengeance. Complice et délateurs sont
réduits au silence ; La veuve de Séjan ne vous poursuivra
plus De ses ressentiments, désormais superflus ; Vous demeuriez
libre, et dans ma solitude Rien ne me parlera de votre
ingratitude.
ANNEXE 4 - La plainte de Séjan f Francis
ADAMS, Tiberius a drama, 1894 ]
Acte 4
321
Aelia. Thou hast done nothing but be ever
good And kind and gentle. Sejanus. Do not make me laugh
! I have been loved and trusted and a traitor. I have been honoured, and
a murderer. Thou wert a running sunny babe of three When first Tiberius
called me comrade, friend, Co-operator in his world-wide
work- Of peace and power for all. And I was
loyal. I was not traitor always. Then Augusta, Livia, the old stealthy
wolf-bitch, tempted me. Germanicus we poisoned ; the brave wife We had
poisoned too, but she escaped us thrice. Next we slew Piso for the
murderer, And I accused Augusta,' and she fell. She died two years ago,
but found a hand To drive the venomed arrow to my breast. I should have
guessed it. Then we poisoned Drusus, I and his wanton wife. Last, we drove
out The second Agrippina and her sons, Nero and the other, while for
Tiberius We plotted and slew Gallusj him who married Empty Vipsania.
Lastly with Chaerea Aelia. I know it,
father. Sejanus. I and he together Plotted for absolute
empire, using as mask That wise, mad, brat, beast and buffoon, young
Gaius. Chaerea has betrayed me. All is lost.
322
[ Aelia. Vous n'avez rien fait d'autre que le
bien Par bonté et gentillesse. Séjan. Ne me
fait pas rire ! Je fus aimé et cru, moi le traître. Je fus
honoré, moi le meurtrier. Tu n'étais qu'un bébé
rayonnant de trois ans Quand Tibère me nomma son camarade, son
ami, Compagnon de ses travaux De paix et de pouvoir pour tous. Et
j'étais loyal. Je ne fus pas toujours un traître. Alors
Augusta, Livie, cette vieille chienne-louve, me tenta Nous
empoisonnâmes Germanicus ; sa brave femme Nous l'empoisonnâmes
aussi, mais elle s'échappa trois fois. Ensuite, nous
éliminâmes Pison pour meurtre, Et l'on accusa Augusta, et elle
tomba. Elle est morte depuis deux ans, mais elle trouva une main Pour
conduire la flèche empoisonnée jusqu'à mon
sein. J'aurai du le deviner. Alors nous empoisonnâmes Drusus, Moi
et sa dévergondée de femme. Enfin, nous
éliminâmes La seconde Agrippine et ses fils Néron et
l'autre, tandis qu'avec Tibère Nous complotâmes et
éliminâmes Gallus, celui qui avait épousé La vide
Vipsania. Enfin, avec Chaerea... Aelia. Je le sais,
père. Séjan. Lui et moi,
ensemble Complotâmes pour l'Empire, usant comme masque Ce malin,
fou, môme, animal et bouffon qu'est le jeune Gaius. Chaerea m'a trahi.
Tout est perdu.]
323
ANNEXE 5 - Une vie sans retraite
[ Barbara LEVICK, Tiberius the politician, 1999
]
p. 179-180
Tibère, l'homme, est un tout unifié,
compréhensible. Il est façonné par son ascendance
(hérédité, éducation et émulation). Le
garçon à l'esprit éveillé à
été amené à la guerre, domaine où excellent
les Nérons, a embrassé les principes politiques de son
grand-père Claude, mort le mois même de sa naissance, et des
goûts esthétiques. Il ne pouvait échapper à ce
patrimoine, mais ne souhaitait pas même le faire ; c'était une
bonne chose. Tibère est devenu fataliste, féru d'astrologie, une
doctrine tout à fait compatible avec le stoïcisme des Romains
conservateurs. L'ambition naturelle d'un Romain de bonne famille, satisfaite
par une jeunesse en tant que beau-fils d'un prince, l'a forcé à
des compromis. Ses responsabilités, envers son beau-père et sa
classe, ont opprimé le jeune homme, et il a du vite apprendre la
convivialité. Montrant ses talents dans tout l'Empire sous Auguste, il
sut seulement voir que le principat devait prendre une forme compatible avec sa
propre doctrine de suprématie sénatoriale. S'étant un jour
compromis, il devint sensible aux imputations de malhonnêteté et
à l'ambition sournoise, réagissant violemment à la
suspicion et à l'hostilité de sa femme et de ses beaux-fils.
Pourtant, il y a quelque chose dans l'incompréhension de ses pairs dont
il se délectait. Pire étaient les accusations, plus le Prince se
cachait dans la vertu de sa conscience, dans ce sentiment de
supériorité qui le maintenait hors de l'humanité qu'il
voulait voir comme égale à lui-même (ce qui lui a valu une
réputation d'arrogant et d'hypocrite). Lorsque les calomnies de Julie
furent répétées par Agrippine, il lui était naturel
de se retirer à nouveau, cette fois à Capri, avec les amis qui
partageaient ses idées. Devenant de plus en plus lui-même avec
l'âge, il en est peut être venu à savourer la
dégradation et la peur des sénateurs ; l'impatience le faisant
tomber dans la cruauté. L'homme devint plus difficile, plus difficile
à comprendre, retiré sur son île et en son for
intérieur. Il était conscient de ses obligations envers ses
sujets, mais c'était les obligations d'un noble envers ses clients,
élevées à un haut degré par la position dans
laquelle il se trouvait. D'abord vint le peuple romain et l'Italie, et son sens
du devoir envers eux était suffisant pour qu'il interrompe sa solitude.
Les provinces venaient ensuite, si l'aide pécuniaire était
disponible au moment des catastrophes. Il est vain de porter un jugement,
favorable ou défavorable, sur son «administration» des
provinces. Il a rencontré ce qu'il considérait comme ses
obligations ponctuellement, sinon avec diligence. Lui reprocher de ne pas faire
avancer le statut juridique ou la prospérité économique de
ses sujets est déplacé. Il n'avait aucune idée d'un tel
objectif. Les hommes cherchent leur propre bien-être matériel
(à condition de n'être pas dépassés par accident) ;
il en va de même pour l'état, ce qui était disponible
(comme toujours) pour les hommes de valeur. En fin de compte, Tibère
n'aurait pas pu refuser le dernier recours d'un politicien
dégoûté : la retraite. Tibère ne fut jamais
exilé, et de Rhodes il devait sentir l'indignation d'un Rutilius Rufus.
La retraite à Capri était l'incarnation la plus proche d'une
retraite qu'un prince pouvait approcher, suivant l'exemple d'un Lucullus. Il ne
pouvait pas savoir, bien entendu, que le premier Prince à abdiquer
serait Dioclétien, deux siècles et demi plus tard. Dans son
ignorance, Tibère l'avait presque atteint, et il croyait avoir
mérité le repos.
324
ANNEXE 6 - L'érotisme dans l'horreur
[ Gaston DERYS, La Volptueuse Agonie, 1900
]
L'amitié passionnée que Tibère
avait vouée à Elius Séjean, préfet du
prétoire se changea, dès que l'empereur connu, par ses espions
et par sa propre perspicacité, que l'ambition du favori ne reculerait
point devant un régicide, en une haine féroce et insatiable
qui, pour se mieux satisfaire, se masqua d'hypocrisie.
Le souvenir des honneurs accordés au
préfet attisa la ressentiment de César. Dévoré de
rage, il évoqua le temps où il l'avait solennellement
décoré du titre de « compagnon de ses travaux », et
où il avait exigé que ses images fussent saluées au
forum, au théâtre et à la tête des légions. Et
il rêvait la perte de Séjean quand, tout à coup, se
révéla la conspiration que celui-ci, acculé, tramait
dans la débâcle de ses espérances.
Avec autant d'ardeur qu'il en avais mis à
encenser Séjean tout puissant, le Sénat applaudit à son
supplice et poursuivit sans relâche ses parents, ses clients, ses amis.
Pour se débarrasser des hommes gênants, on leur découvrit
des liens d'affection avec le condamné. Rome connut des jours de deuil,
de boue et de sang. Cependant, deux des enfants de l'ancien favori avaient,
à cause de leur jeunesse, échappé au carnage. Autant pour
calmer la grondante colère de la plèbe, avide d'infamie, que pour
assouvir, jusque dans l'innocente postérité d'Elius, une
vengeance avilissante, Tibère
ordonna qu'ils fussent traînés en
prison.
Il y avait un adolescent et une vierge, presque
enfant. Sans délai, le mâle fut livré au bourreau. La jeune
fille attendit son sort quelques jours. Malgré Caprée,
malgré une longue habitude du crime et de la cruauté,
César hésitait, peut- être par
crainte des Dieux, à trancher la fleur de cette frêle vie
ignorante, car il était inouï qu'une vierge fût punie de
la peine capitale. Tibère trouva dans l'ignominie de son âme un
expédient qui lui permit de concilier sa haine exterminatrice et ses
scrupules. Il manda le bourreau et ricana :
- Viole-la d'abord. Il ne sera pas dit que
César a fait répandre le sang d'une vierge.
Ce bourreau était un Germain que l'on avait
ramené couvert de fers à Rome, lors de la révolte des
Frisons. Poilu comme un ours, d'une taille prodigieuse, dépassant de
la tête les plus grands des Romains, balançant, au bout de
longs bras noueux et durs comme des chênes, des poings pareils
à des béliers, on le destina aux jeux du
Cirque. Complètement nu, armé de ses seuls poings, il avait
une fois tué et mutilé trois gladiateurs protégés
par le casque, le bouclier, les jambarts et le glaive. A cause de sa vigueur
et de sa férocité, Tibère l'estimait : il trouvait en lui
un précieux et aveugle auxiliaire pour ses crimes. Il s'était
attaché le rebelle vaincu, et du paria avait fait un bourreau. Quand
le Frison pénétra dans le cachot où se lamentait la fille
de Séjean, la vierge, effrayée par l'apparition du monstre
velu, poussa un cri de terreur, et son premier mouvement fut de cacher son
visage derrière ses doigts amaigris. Pendant quelques instants, le
barbare jouit de l'effroi sanglotant de sa victime. Puis sa main rejeta les
couvertures du grabat, et brusquement déchira la tunique intime de
lin blanc, et le petit corps de la jeune fille fut nu et
crispé d'épouvante devant son désir et ses yeux
sanglants.
Tout en elle était fragile, délicat
et puéril. La nubilité n'avait pas encore gonflé sa
poitrine garçonnière, et sur ses seins mignards
s'éveillait, promesse fleurie, un bouton de rose apriline. Sous la
sveltesse harmonieuse de ses bras
325
implorants, s'estompait vaguement une mousse
d'ombre fauve. Ses jambes étaient fragiles et légères
comme celles de Diane. Ses larmes jaillirent et sa voix
supplia.
Avec un rugissement, le Frison, haletant, se jeta
sur la douce proie blanche. Il l'enferma dans la force implacable de
ses bras, l'écrasa contre sa poitrine de cynocéphale, lui
souffla une haleine de forge, meurtrit ses flancs sous son
élan fougueux. La petite bouche frivole et mutine de l'enfant
s'élargit pour des hurlées de douleur. Sa chair,
torturée, pantela. Dans l'étreinte victorieuse du Germain,
elle fut perdue et ballottée comme une trirème roulée au
sein de la tempête. Soudain, une souffrance plus lancinante la
tarauda, et - miracle ! - dans un grand cri puissant, s'acheva
en volupté.
Ainsi la fille de Séjean devint
femme.
Satisfaite, la brute velue contempla la
pâmoison accablée de celle qu'il venait d'initier à
l'amour, avec cette reconnaissance heureuse et inconsciente que les hommes
ont pour les femmes, après le spasme. Un peu de pitié
amollit son coeur. Il songea avec amertume que bientôt, par la
volonté de César, cette chair qu'il avait fait vibrer sous
son baiser connaîtrait la rigidité de la mort. Et comme la
jeune fille demeurait immobile, les doigts crispés, la
tête renversée, il la prit dans ses bras, inquiet, et la
berça avec de gauches câlineries.
Elle ouvrit les yeux. Nulle haine n'aiguisa son
regard. Ses prunelles furent pleines de flammes et de langueur. Lasse
et faible, elle se trouvait heureuse et calme, pelotonnée comme son
torse chaud et palpitant. Il ne lui voulait point de mal, puisqu'il la
caressait, pensa-t-elle. Et ses petites mains joueuses se cachèrent dans
sa barbe. Une fierté montait en elle, à cause des
mystères dévoilés. De nouveau, le Frison la pétrit
sous son étreinte frénétique. Les tortures
précédentes s'abolirent. Le même hymne de joie
bramée roucoula dans leurs gorges.
Et la nuit s'acheva délirante et
bestiale...
... Lorsque après quelques heures d'un
sommeil de plomb, le Frison se réveilla, une chaleur aux lombes, une
lourdeur aux tempes, il se demanda en contemplant la nudité
grêle et gracieuse de la jeune fille et au souvenir des
gestes nocturnes, s'il ne valait pas mieux fuit, n'importe où, avec
l'amoureuse dans ses bras, que d'obéir à l'empereur. Puis
il réfléchit que Rome grouillait de délateurs, que ce
projet était irréalisable, qu'il possédait la confiance de
Tibère, et que de belles patriciennes, pour savourer la secousse
formidable de son étreinte, prodiguaient leur or.
Il attendit que sa maîtresse d'une nuit
ouvrît les yeux, lui donna l'aumône d'une suprême caresse, et
comme elle criait sa ferveur, la prunelle dilatée, envoya, d'une
brève pression de ses doigts de fer sur la gorge frémissante, son
âme dans
l'éternité.
Ainsi Tibère, qui pour que les Dieux ne lui
reprochassent point la mort d'une vierge, et par raffinement de cruauté,
avait ordonné - comme le rapporte Tacite - que la fille de Séjean
fût violée avant d'être étranglée,
prépara à sa victime une
voluptueuse agonie...
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(trad. P. HAINSSELIN et H. WATELET, 1931)
Note : Nous avons pu consulter des traductions plus
récentes de Dion Cassius et Tacite et les comparer999. Le
choix de retranscrire ces versions « datées » tient du domaine
de la commodité : celles-ci ont été
numérisées et pouvaient être consultées à
tout moment.
326
999. Respectivement les traductions de J. AUBERGER
(1995) et H. LEBONNIEC (1987-1992)
327
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Filmographie
La norme suivie dans cet inventaire est :
« Année. Titre. Titre original / alternatif.
Réalisateur(s). Scénariste(s). Maison de production. Acteurs
principaux. ».
1953. Salomé. Salome. William Dieterle.
Jesse Lasky Jr., Harry Kleiner. Columbia Pictures Corporation. Rita Haymorth
(Salomé), Stewart Granger (Claudius), Cedric Hardwicke
(Tibère).
1953. La Tunique. The Robe. Henry Koster. Philip
Dunne, Gina Kaus. 20th Century Fox. Richard Burton (Marcellus), Jean
Simmons (Diane), Ernest Thesiger (Tibère).
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Tunberg. Metro-Goldwyn-Mayer. Charlton Heston (Ben-Hur), Stephen Boyd
(Messala), George Relph (Tibère).
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Howard Keel (Simon Pierre), Susan Kohner (Fara), Herbert Rudley
(Tibère).
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Derek Bennett. Philip Mackie. Granada Television. Freddie Jones (Claude),
Barrie Ingham (Séjan), André Morell (Tibère).
1976. Moi Claude, empereur (1 saison, 13
épisodes). I, Claudius. Herbert Wise. Jack Pulman, Robert Graves
(d'après). BBC. Derek Jacobi (Claude), Siân Phillips (Livie),
George Baker (Tibère).
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notti di Caligola. Roberto Bianchi Montero. Piero Regnoli. The Hundred Years
Corporation. Carlo Colombo (Caligula), Patrizia Webley (Livie), Gastone
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Brass, Bob Guccione (non crédité), Giancarlo Lui (non
crédité). Gore Vidal. Felix Cinematografica-Penthouse Film
International. Malcolm McDowell (Caligula), Helen Mirren (Caesonia), Peter
O'Toole (Tibère)
1985. A.D. (1 saison, 5 épisodes).Anno
Domini. Stuart Cooper. Anthony Burgess, Vincenzo Labella. Vincenzo Labella.
Anthony Andrews (Néron), Ava Gardner (Agrippine), James Mason
(Tibère)
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Luigi Magni. Luigi Magni. Massfilm. Nino Manfredi (Ponce Pilate), Stefania
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L'Inchiesta / The Inquiry. Giulio Base. Suso Cecchi D'Amico, Ennio Flaiano,
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Appelius (Bubi de Primaporte), Galeazzo Benti (Dodo), Toto (Antonio De
Fazio)
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di Tiberio. Giorgio Simonelli. Franco Castellano. Cineproduzione Emo Bistolfi,
Walter Chiari (Cassius), Abbe Lane (Cynthia), Tino Buazzelli
(Tibère)
1965. Les Pierrafeu (5x18 - The Time Machine).
The Flintstones. Joseph Barbera, William Hanna. Bill Idelson, Sam Bobrick.
Hanna-Barbera Productions. Alan Reed (Fred), Mel Blanc (Barney), John
Stephenson (Tibère)
1968. Columna. Mircea Dragan. Titus Popovici.
Central Cinema Company Film. Amedeo Nazzari (Trajan), Antonella Lualdi
(Andrada), Richard Johnson (Tibère)
2008. Cyclops. Declan O'Brien. Frances Doel. New
Horizons Picture. Kevin Stapleton (Marcus), Frida Farell (Barbara), Eric
Roberts (Tibère)
2010. Ben-Hur (1 saison, 2 épisodes).
Steve Shill. Alan Sharp. Akkord Film Produktion GmbH, Joseph Morgan (Ben-Hur),
Stephen Campbell Moore (Messala), Ben Cross (Tibère)
333
1000. Non référencé sur l'IMDb
- épisode disponible sur Youtube [consulté le
09/05/2015]
Supplément - Tibère au
cinéma
Peter O'TOOLE [ Caligula, 1979 ]
George RELPH [ Ben-Hur, 1955]
George BAKER [ Moi Claude, empereur, 1976
]
Davy BLANCHARD [ Jeff Steele and the Lost
Civilization of NoyNac, 2004 ]
André MORELL [ The Caesar, 1968
]
Mario SCACCIA [ Selon Ponce Pilate, 1987
]
James MASON [ Anno Domini, 1985 ]
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