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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

Disponible en mode multipage

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- 2015 -

MIN-TUNG Thomas

Université du Havre

La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIe-XXIe siècle)

Jean-Paul LAURENS - Death of Tiberius (1864)

Mémoire de Seconde Année de Master

« Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires »
Parcours « Histoire » / Histoire Ancienne

Membres du jury :

MM. Jean-Noël Castorio et Michel Blonski

Remerciements

Je tiens à remercier monsieur Jean-Noël CASTORIO pour son encadrement, pour les conseils
prodigués et pour son soutien dans l'élaboration de ce mémoire de recherche. Je le remercie
également de m'avoir donné l'honneur de présenter une conférence publique au mois d'avril 2015.

Je désire aussi remercier mes parents pour le soutien moral apporté tout au long de cette année et pour m'avoir donné le goût de la lecture.

Je tiens également à remercier messieurs Colin MARAIS, Simon LEVACHER et Fabien JOUEN

pour leur amitié et pour leur aide précieuse dans les moments de doute.

Enfin, je souhaiterai adresser une pensée aux auteurs des oeuvres de fictions étudiées lors de

l'élaboration de ce mémoire, certaines d'entre-elles m'ayant particulièrement touché.

Introduction - Les larmes de Tibère - 1

Chapitre 1 - Le personnage de l'Antiquité - 4

A. Biographie sommaire - 5

I - Vie sous le règne d'Auguste - 5

II - De l'avènement à l'exil - 7

III - Une affreuse fin de règne - 8

B. Sources antiques - 9

I - Sources « principales » - 9

a. Tacite - 9

b. Suétone - 10

c. Dion Cassius - 11

d. Velleius Paterculus - 12

II - Sources « secondaires » - 13

a. Historiens (Eutrope, Aurelius Victor, Flavius Josèphe) - 14

b. Poètes et auteurs (Ovide, Crinagoras, Pétrone) - 15

c. La famille (Res Gestae, Mémoires d'Agrippine - 16

d. Autres sources (pièces, inscriptions) - 17

C. Lire les Anciens - 19

I - La question des sources - 19

a. Les sources mobilisées - 19

b. Critique de leur démarche - 20

II - Objectifs des auteurs - 21

a. Critiquer le tyran - 21

b. La mauvaise foi des Anciens - 23

III - La Vie de Tibère - 25

a. Vie avant le pouvoir - 25

b. Exercice du pouvoir - 27

c. Perversion du pouvoir - 28

d. Qui croire ? - 31

Chapitre 2 - L'évolution de la postérité - 32

A. Une postérité ingrate - 33

I - Postérité médiévale - 33

II - Postérité à l'époque moderne - 34

a. Tibère et les Lumières - 34

b. Villemain, ou l'empereur incapable - 35

III - Un précurseur à la réhabilitation : Linguet - 37

B. Réhabiliter Tibère ? - 41

I - Le mouvement de réhabilitation - 41

a. La naissance du mouvement de réhabilitation - 41

b. Un devoir de mémoire - 42

II - Causes nationales et politiques - 44

a. Tibère et l'Allemagne - 44

b. Rome et l'impérialisme moderne - 45

III - Contester la réhabilitation - 47

a. Contester le témoignage des Anciens - 47

b. Réfuter la réhabilitation - 48

C. Annonce de notre étude - 51

Chapitre 3 - Tibère, symbole du mal - 54

A. L'empereur criminel - 55

I - Le conflit familial - 55

a. Juliens contre Claudiens - 55

b. L'affaire Postumus - 57

c. La condamnation morale de Postumus - 60

II - La cruauté - 62

a. Un caractère cruel - 62

b. Les victimes de Tibère - 66

III - La délation - 69

a. La naissance de la délation - 69

b. La délation perverse - 69

c. Usage légal de la délation - 71

B. Le Bouc de Capri - 74

I - Rhodes et le goût de l'exil - 74

a. Expliquer l'exil - 74

b. L'impact politique de l'exil à Rhodes - 76

c. La vie à Rhodes - 78

d. Le ressentiment naissant - 79

II - L'image de Capri - 80

a. L'île de Capri - 80

b. La retraite d'un vieil homme - 81

c. Tibère et Capri, un lien indissociable - 83

III - L'empereur débauché - 85

a. Un exil pornographie - 85

b. Le pédophile - 88

c. Remise en cause de l'image de perversion - 90

C. Tibère et la religion - 93

I - Tibère et la religion - 93

a. Tibère et l'astrologie - 93

b. L'intolérance religieuse - 95

c. L'athéisme - 96

II - Tibère, l'anti-dieu - 96

a. L'ennemi des chrétiens - 96

b. L'agneau contre le bouc - 97

c. Ponce Pilate - 99

III - Tibère et Dieu - 100

a. La sympathie envers les Juifs - 100

b. Adhésion au christianisme ? - 101

c. La Sainte-Face - 102

Chapitre 4 - Les ennemis de Tibère - 106

A. Germanicus - 107

I - Le meilleur des hommes - 107

a. Popularité et bonté - 107

b. Le prince jaloux - 109

c. Qui profite de cette mort ? - 111

d. Les conséquences de cette mort - 114

II - Le symbole de grandeur mis à mal - 115

a. Remettre en question l'image de Germanicus - 116

b. Les troubles avec les soldats - 117

c. Un prince souhaitable ? - 120

B. L'héritage de Germanicus - 122

I - Agrippine, la veuve vengeresse - 122

a. La femme romaine idéale - 122

b. Une femme persécutée - 123

c. La mauvaise Agrippine - 124

d. L'ambition féminine - 125

II - Les fils de Germanicus, un héritage détruit - 127

a. Les frères oubliés - 127

b. Prétentions à la succession - 129

c. Élimination de la descendance de Germanicus - 130

III - Caligula, les origines du monstre - 131

a. L'enfant terrible - 132

b. L'héritier au trône - 134

c. La mort de Tibère - 137

d. Qui créa Caligula ? - 138

C. Séjan - 142

I - Une figure incontournable - 142 a. Un personnage indispensable - 142

b. Séjan et la politique : le premier des empereurs appuyés par l'armée ? - 143

c. L'ami fidèle - 144

d. Le mariage de Séjan - 146

II - Le personnage maléfique - 148

a. La mort de Drusus - 148

b. Séjan criminel - 151

c. Réhabiliter Séjan, une mission impossible ? - 153

III - La vengeance de Tibère - 155

a. La chute du favori - 155

b. La mort de Séjan - 157

c. La purge - 160

d. Le viol - 162

e. La perte de confiance - 164

Chapitre 5 - Un règne marqué par l'échec - 167

A. L'archétype du mauvais tyran - 168

I - L'image de la tyrannie -168

a. Un règne tyrannique - 168

b. Le modèle des princes futurs - 171

c. Les Mémoires d'Agrippine, ou de l'importance des sources - 173

II - Tibère et le peuple - 174

a. L'ascendance claudienne - 174

b. Le rapport au peuple - 177

c. Les attentes populistes - 180

III - La servilité - 182

a. Un Sénat servile - 182

b. Le peuple servile - 185

B. Le règne de Tibère : entre obstacles et réussites - 190

I - L'éternel second - 190

II - La mort de la République - 194

a. Convictions républicaines - 194

b. La République corrompue - 196

c. Incapacité à passer le pouvoir - 197

III - Un échec à relativiser - 199

a. La base du principat - 199

b. Les réformes de Tibère - 201

c. L'heure du bilan - 203

Chapitre 6 - Humaniser Tibère par la psychologie - 204 A. Les femmes de la vie de Tibère - 205

I - Vipsania, l'épouse tant aimée -205 a. Le mariage - 205

b. L'odieux divorce - 207

c. Une lecture heureuse du divorce : Der Tempel des Janus (1698) - 211

d. Une blessure indélébile - 212

II - Julie, l'épouse indésirable - 214

a. L'objet politique - 214

b. Un couple mal assorti - 215

c. La condamnation - 219

d. Réhabiliter Julie - 220

III - Livie, la mère qui n'aimait pas son enfant - 222

a. Rapports mère/fils - 222

b. L'ambitieuse - 226

c. Un traumatisme d'enfance - 230

B. La psychologie de Tibère - 233

I - Mélancolie, une tristesse qui le pousse à bout - 233

a. Solitude - 233

b. L'absence d'amitié - 235

c. « Tristissimus homo » - 238

II - Dissimulation, entretenir le mystère - 241

a. L'incompréhension - 241

b. Cacher les émotions - 243

III - Ressentiment, une revanche sur la vie - 245

a. Le pouvoir de la peur - 245

b. Une vie d'humiliations - 246

c. Le ressentiment - 248

d. Le vieil homme fini - 250

Chapitre 7 - Tibère et la fiction - 254

A. Romancer l'Antiquité - 255

I - Le roman historique : Vivre l'Antiquité - 255

a. La biographie : une pratique romanesque - 255

b. Les Dames du Palatin, de la jeunesse au principat - 256

c. Poison et Volupté, un règne qui va en se dégradant - 260

II - L'oeil du spectateur : Agrippine et Caligula - 262

a. Les Mémoires d'Agrippine, ou une petite fille dans un monde d'adultes - 262

b. Le rêve de Caligula, ou un idéaliste conspué - 263

III - Les Mémoires de Tibère - 267

a. Présentation du roman - 267

b. L'exilé de Rhodes - 268

c. L'exilé de Capri - 271

B. Tragédie et décadence, l'image d'un homme blessé - 274 I - Tragédie : le malheur de vivre - 274

a. Tibère au théâtre - 274

b. Le dernier jour de Tibère, ou un tyran dégoûté par la servilité - 278

c.

Supplément - Tibère au cinéma - Non paginé

Tibère à Caprée, ou le dilemme tragique - 280

d. Tiberius, a drama, ou la compassion - 282

II - Décadence : la beauté dans l'horreur - 287

a. Le mouvement décadent - 287

b. La Mort des dieux, ou l'antéchrist représenté - 289

c. La Voluptueuse Agonie, ou l'horreur érotique - 291

d. La sirène et le feu, ou l'ombre de Tibère - 292

III - Tristissimus homo : compatir pour Tibère - 294

a. Campan : le monologue désespéré (1847) - 294

b. Walloth : la mort de Drusus (1889) - 296

c. Adams : consoler le fils (1894) - 297

d. Massie : les derniers instants de Vipsania (1990) - 299

C. Le portrait de Tibère - 300

I - L'apparence - 300

II - Tibère à l'écran - 304

a. Personnage secondaire - 304

b. Caligula, ou le Tibère immonde - 305

c. Moi Claude, empereur et The Caesars, ou la vie de Tibère - 307

d. Jeff Steele and the Lost Civilization of NoyNac, ou comment sortir de l'Histoire - 309

III - Jouer l'Antiquité - 310

Conclusion - Le repos de Tibère - 313

ANNEXES - 316

Annexe 1 - La mort de Germanicus - 317
Annexe 2 - Les instructions de Tibère - 319
Annexe 3 - La condamnation de Livilla - 320
Annexe 4 - La plainte de Séjan - 321
Annexe 5 - Une vie sans retraite - 323
Annexe 6 - L'érotisme dans l'horreur - 324

Sources antiques - 326
Bibliographie - 327
Filmographie - 332

1

Introduction - Les larmes de Tibère

Rome, tremble à ton tour, dans peu tu va connaître
Ce qu'attendent de toi les larmes de ton maître.
Il ne reviendra pas sur tes murs renversés
Fouler de tes enfants les membres dispersés ;
C'est d'ici que sa voix, dictant tes funérailles,
D'un crêpe ensanglanté couvrira tes murailles.
(...)
Que mon destin cruel par eux soit ignoré ;
Surtout ne leur dis pas que Tibère a pleuré1.

C'est par cette tirade que s'achève la pièce de Bernard Campan, Tibère à Caprée. Tibère, l'ancien général de Germanie, l'homme de confiance d'Auguste, l'empereur en manque d'amour vient d'apprendre la trahison de son ami le plus fidèle, Séjan. Celui qu'il pensait sincère, qu'il avait élevé aux plus hautes dignités ne cherchait qu'à le tuer sournoisement et était directement responsable de la mort de Drusus, son fils unique, assassiné avec la complicité de son amante, belle-fille de l'empereur. Tibère, anéanti, ne peut montrer de signe de faiblesse : cet acte odieux doit être puni, et il ordonne des exécutions sans discernement, des coupables désignés à Rome elle-même, lâche et soumise. Mais derrière cet acte tyrannique et vengeur, il reste un homme : le père ayant perdu un fils, le solitaire ayant perdu son meilleur ami. Et Tibère pleure.

Mais pourquoi évoquer les larmes du tyran taciturne, celle du commanditaire des odieuses infamies que rapportent les auteurs de l'Antiquité ? La pitié n'est pas accordée aux mauvais. Peut-on l'éprouver pour le vieillard pustuleux qui violait des enfants dans son palais à Capri ? Peut-on pardonner à celui dont les actes cruels ont façonné la personnalité de Caligula et Néron, des noms synonymes de tyrannie et de débauche ?

Peut-être car Tibère est un incompris. L'image que l'on se fait de lui repose sur des récits d'historiens hostiles à son personnage. Les reproches qui lui sont intentés sont essentiellement des préjugés moraux, une critique de sa solitude ou de son inaptitude à se faire apprécier. Quand on porte attention à sa vie, à ses actes politiques, il est évident que Tibère possède des qualités. Seulement, celles-ci ne sont pas celles souhaitées par ses contemporains. Le Romain de Rome, attentif à la sollicitude des puissants, était amené à apprécier des personnages comme César, comme

1. Campan 1847, p. 77

2

Auguste qui leur étaient - sinon aimable - du moins attentionnés. Ce n'est pas le raisonnement de

Tibère : L'empereur Tibère est un personnage énigmatique. Tacite et Suétone le décrivent comme un vil tyran, toujours prêt à verser le sang, qui mène une vie de reclus sur l'île de Capri pendant que Rome est déchirée par les procès pour trahison et les morts d'innocents. Cela n'est pas tout à fait vrai. Car il y a chez Tibère, plutôt qu'une méchanceté profondément enracinée, un problème aigu d'inadaptation. C'est un souverain qui a fui la vie publique avant son avènement et qui a passé les années actives de sa carrière comme chef militaire en Germanie et dans les Balkans, et non comme politicien à Rome.2

Si Tibère est incompris, c'est soit qu'il est incapable de communiquer la teneur de ses pensées, soit qu'on ne lui offre pas la possibilité de s'expliquer. Pour apprécier Tibère, il faut se poser en psychologue. Forcé de divorcer de sa femme, alors enceinte, sans cesse relégué au second plan de la politique impériale, inapte à se montrer affable, il n'est pas étonnant que cet homme ait éprouvé du ressentiment envers ceux qu'il estimait - à tort ou à raison - cruels avec lui. De là, celui qui a « maintenu la prospérité de l'empire pendant vingt-trois ans » n'est retenu par la postérité que comme « de la boue imbibée de sang3 ».

Les biographes ne s'y trompent pas : la personnalité de Tibère est un élément clé dans la compréhension du personnage. Mais, si le constat est clair, il est malaisé d'écrire sur un homme décédé depuis deux millénaires, aussi célèbre que soit son nom, en tentant de comprendre sa pensée ; une tâche dont étaient incapables ceux qui le fréquentaient. L'historien est donc confronté à un dilemme : rester un scientifique, ne pas tomber dans une interprétation relevant de l'invention littéraire, et ainsi rester insensible au caractère de Tibère ou, à l'inverse, s'évertuer à le comprendre, ce pour réhabiliter le personnage, au risque d'être plus romancier qu'historien. Cette première

approche semble la plus « raisonnable » : Les biographies générales des historiens s'attachent certes à reconstituer avec soin les faits et circonstances des différents principats mais n'évoquent que rapidement les personnalités que ce soit pour leur dominantes, que ce soit pour leurs troubles physiques ou psychiques, et chaque empereur porte telle ou telle étiquette globale de bon administrateur ou de dégénéré au gré d'époques qui voient souffler des vents de condamnation ou de réhabilitation.4

Mais certains historiens optent pour la seconde option. C'est ainsi que naît la réhabilitation de Tibère. A ceux-là s'ajoutent les auteurs de fiction, qu'ils oeuvrent dans le théâtre ou dans le cinéma, n'ayant de compte à rendre à l'Histoire. Ainsi naît le conflit entre les « pro » et les « anti » Tibère - ceux qui se refusent de compatir pour un personnage fictif, basé sur un monstre haï par des

2. Scarre 2012, p. 29

3. Scarre 2012, p. 35

4. Martin 2007, p. 10

3

générations d'historiens.

Ce débat, s'il n'admet pas de réponse tranchée, est propre à nous intéresser. Si Tibère est autant soumis à des discussions houleuses, c'est qu'il reste mystérieux. Lors de cette étude, nous ne chercherons pas à prendre part à ce débat, mais à faire état des éléments les plus discutés par les historiens, voire par les auteurs de fiction, inspirés tant par les récits de l'Antiquité que par les courants historiques modernes... mais aussi par leur propre expérience de la vie. Car étudier Tibère, c'est gloser de la nature humaine et de ses travers.

Comment la postérité de Tibère a pu évoluer au fil des siècles, et pourquoi ?
Qui est Tibère ? Ou plutôt : qui est Tibère au XXIe siècle ?

Dans un premier temps, il nous faut revenir aux sources. Sans Suétone, Tacite ou Velleius, le prince serait un quasi inconnu pour les historiens modernes. De là, nous ferons état de la postérité de Tibère, essentiellement marquée par les critiques, jusqu'à la remise en cause des Anciens par les historiens du XIXe siècle.

Dans un second temps - ce sera l'objet des chapitres 3 à 5 -, nous reviendrons plus en détail sur la vie de Tibère, sur les causes ayant amené à cette image abominable de tyran décadent et maléfique. En premier lieu, nous nous efforcerons de dénombrer les éléments ternissant la réputation du prince et de noter les arguments des Modernes pour appuyer leurs propos, qu'ils veuillent souligner la cruauté, la perversion ou un rapport religieux - ou pour rejeter ces accusations. Nous évoquerons ensuite les personnages dont l'existence est usitée pour critiquer le règne de Tibère, de par leur influence et leur opposition à l'empereur. Il sera ensuite question du rapport à la politique, de ce qui fut longtemps le constat d'un échec mais que l'on doit partiellement réfuter. Par l'évocation de ces récits, nous verrons comment la réhabilitation vient remettre en question ce qu'établissaient les Anciens, faisant de l'agresseur une victime, du mauvais prince un politicien avisé.

Enfin, dans les deux derniers chapitres de cette étude, nous nous intéresserons à la psychologie même de Tibère. Après être revenus sur les éléments traumatisants de sa vie - du moins, selon l'historien moderne, qui met la pensée au même niveau que l'acte -, nous ferons la part belle à la fiction, là où l'auteur peut prendre parti pour ou contre Tibère sans avoir à rendre de comptes à l'Histoire, y contribuant par la mise en commun de deux époques chronologiquement espacées.

4

CHAPITRE 1 -

LE PERSONNAGE DE L'ANTIQUITE

Il était fils de Tibérius Néro, et des deux côtés issu de la maison Claudia, quoique sa mère fût
passée par adoption dans la famille des Livius, puis dans celle des Jules. II éprouva dès le berceau
les caprices du sort. De l'exil, où l'avait entraîné la proscription de son père, il passa, comme beau-

fils d'Auguste, dans la maison impériale. Là, de nombreux concurrents le désespérèrent, tant que
dura la puissance de Marcellus, d'Agrippa, et ensuite des Césars Caïus et Lucius. Il eut même dans
son frère Drusus un rival heureux de popularité. Mais sa situation ne fut jamais plus critique que
lorsqu'il eut reçu Julie en mariage, forcé qu'il était de souffrir les prostitutions de sa femme ou d'en
fuir le scandale. Revenu de Rhodes, il remplit douze ans le vide que la mort avait fait dans le palais
du prince, et régla seul, près de vingt-trois autres années, les destins du peuple romain. Ses moeurs
eurent aussi leurs époques diverses : honorable dans sa vie et sa réputation, tant qu'il fut homme
privé ou qu'il commanda sous Auguste ; hypocrite et adroit à contrefaire la vertu, tant que
Germanicus et Drusus virent le jour ; mêlé de bien et de mal jusqu'à la mort de sa mère ; monstre
de cruauté, mais cachant ses débauches, tant qu'il aima ou craignit Séjan, il se précipita tout à la
fois dans le crime et l'infamie, lorsque, libre de honte et de crainte, il ne suivit plus que le penchant
de sa nature.

[ Tacite, Annales, VI., LI ]

5

A - Biographie sommaire

Notre travail portant sur la postérité de Tibère, sur les travaux d'historiens, sur les débats autour de thématiques clés de sa vie et sur la représentation fictive de son existence, il serait inconcevable de mener cette étude sans restituer les grandes lignes de la vie de Tiberius Claudius Nero, celui qui fut tant décrié et soumis à de nombreux questionnements. Toutefois, nous ne restituerons ici qu'une biographie sommaire de Tibère, sans inclure d'emblée les débats historiographiques propres à cette étude : il nous faut aller à l'essentiel, rester aussi neutre que possible, volontairement éluder les points soumis aux débats d'historiens (telle la responsabilité de Tibère dans la mort de ses rivaux ou la raison de ses exils), puisqu'ils feront l'objet d'une analyse comparée ultérieure.

I - Vie sous le règne d'Auguste

Tiberius Claudius Nero, ou Tibère, tel que la postérité le nomme5, naît en l'an 42 av. J.-C., aux alentours du 16 novembre6. Il est le fils de T. Claudius Nero (85 av. J.-C. - 33. av. J.-C.) et de Livia Drusilla, ou Livie (58 av. J.-C. - 29 ap. J.-C.). Il est encore un tout jeune enfant lorsque ses parents doivent fuir l'Italie, pour échapper à la guerre civile. Ils reviennent à Rome deux ans plus tard, en l'an 38. Octave, le futur empereur Auguste, rencontre alors Livie et propose de l'épouser, avec l'accord de T. Claudius Nero (désireux d'amnistie). Celle-ci est alors enceinte de six mois et accouche de son second enfant, Decimus Claudius Drusus (Drusus), après le divorce. Tibère reste auprès de son père jusqu'en 33 av J.-C., date du décès de Claudius Nero. Chargé de prononcer l'éloge funèbre du défunt - il a alors neuf ans -, Tibère rejoint ensuite la maison d'Auguste.

Sa carrière politique, sans aucun doute favorisée par son appartenance à la famille impériale, est brillante : tribun militaire en Espagne, à l'âge de seize ans (26-25), questeur à 19 ans, préteur à 26 ans, gouverneur en Gaule l'année suivante, il devient consul - plus haute dignité du système républicain - en 13 av. J.-C., soit à l'âge de 29 ans (et une seconde fois sept ans plus tard). De plus, il se fait connaître par ses talents militaires : après une première intervention en Arménie, pour supplanter le roi ennemi de Rome par un allié (une mission mêlant succès romain et échec

5. Les « tria nomina » romaines, de même que la récurrence des surnoms (Tiberius Claudius Nero est autant le patronyme de Tibère que de son père et de son neveu Claude), pouvant dérouter, il est commode de nommer les Romains par des « surnoms ». Ceux-ci peuvent différer, en témoigne l'exemple du successeur de Tibère, que la postérité nomme alternativement « Caius », son prénom, ou « Caligula », un surnom enfantin que lui donnaient les soldats de son père.

6. Toute date peut-être contestée, et il arrive que les historiens admettent des écarts chronologiques assez importants. Si la datation par année est souvent admise, les dates de naissance précises sont plus souvent contestées. Ici, nous suivons les dates avancées par Zingg 2009.

6

personnel : l'ennemi aura été éliminé préalablement à son arrivée), il mène la campagne de Pannonie de 12 à 9 av. J.-C., puis celle de Germanie dès 8 av. J.-C. Son frère Drusus bénéficie d'honneurs militaires semblables et une complicité peut être dénotée entre les deux hommes. Cette amitié fraternelle est rompue par le décès de ce dernier en 9 av. J.-C., à la suite d'une blessure accidentelle durant la campagne de Germanie.

En 16 av. J.-C., Tibère épouse Vipsania Agrippina, fille de Marcus Vipsanius Agrippa, l'homme de confiance d'Auguste. De ce mariage, retenu comme heureux, naît un fils, Nero Claudius Drusus, le 07 octobre de l'an 15 (ou 14). Vipsania est enceinte une seconde fois lorsque son père, alors marié à Julie, fille de l'empereur, décède à la guerre en l'an 12. Auguste cherche alors un nouveau mari pour la fille d'Agrippa et le trouve en la personne de Tibère. Celui-ci doit alors divorcer, à contre coeur. Si les premiers temps témoignent d'une harmonie, ne serait-ce que de façade, par la naissance d'un fils mort en bas-âge, la situation se dégrade vite. Julie, déjà mariée deux fois, qui plus est aux héritiers présomptifs de l'empereur (Marcellus puis Agrippa), semble mal s'accommoder d'un mari de second plan, qui n'est alors que le gardien des héritiers (les deux fils aînés qu'elle eut d'Agrippa : Caius et Lucius). Elle se tourne alors vers des amants, tel Iullus Antonius, le fils de Marc Antoine. Lorsque son père l'apprend, Julie est déshéritée et bannie de Rome. Tibère, alors en exil à Rhodes, doit divorcer d'elle en 2 ap. J.-C.. C'est son dernier mariage.

A son adhésion à la maison impériale, Tibère n'est pas prédisposé à succéder à son beau-père. Si Auguste est privé de fils, d'autres prétendants masculins lui sont désignés. A la suite d'une maladie, l'empereur craint de voir disparaître l'oeuvre de sa vie si un héritier ne vient la perpétuer. Il favorise alors son neveu Marcellus (fils de sa soeur aînée, Octavie), alors adolescent, en le mariant à sa fille. Mais cet héritier présomptif décède peu de temps après, à l'âge de 19 ans. Auguste rappelle alors Marcus Agrippa, un militaire brillant qui fait partie de ses amis les plus fidèles. Mais il ne survit pas non plus à l'empereur, lui laissant néanmoins quatre petits-enfants (dont un fils posthume, que la postérité retient comme Postumus Agrippa). Auguste peut désormais user de descendants mâles directs, les « Princes de la Jeunesse ». Néanmoins, ceux-ci sont encore des enfants (l'aîné, Caius, est âgé de huit ans au décès de son père). L'empereur charge donc son plus proche parent adulte, Tibère, de devenir le beau-père des Princes, chargé de la régence s'il venait à mourir avant que ses petits-enfants prennent la toge virile.

S'il n'est alors qu'un héritier de second plan, Tibère est chargé d'une tâche gratifiante : il a suivi un cursus honorum brillant, est reconnu comme un homme capable et veille sur le garçon chargé de

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devenir le second prince de Rome. Mais, à la surprise des Romains, Tibère décide d'abandonner ses fonctions et de se retirer sur l'île de Rhodes pour y prendre sa retraite. Désormais privé de toute reconnaissance publique, il reste exilé durant huit années. Durant ce laps de temps, les Princes de la Jeunesse ont péri : Lucius se noie près de Massilia, Caius meurt en Orient. Auguste, ne pouvant plus user de Julie pour rattacher un nouvel héritier à sa famille, n'a plus que deux prétendants pour lui succéder : Tibère qui, malgré leur inimitié, est reconnu comme compétent et son dernier petit-fils, Postumus Agrippa, considéré comme intellectuellement inapte. Il adopte alors son beau-fils le 26 juin de l'an 4 ap. J.-C. La situation reste la même durant les dix années suivantes.

II - De l'avènement à l'exil

A la mort d'Auguste, Tibère devient le second empereur de Rome. C'est à ce moment que l'historiographie rapporte le premier crime de sa vie : l'assassinat de son rival Postumus, alors exilé pour démence depuis quelques années. Niant avoir donné cet ordre, peut-être prononcé par Auguste lui-même pour faciliter la succession, certains y voient la marque d'une hypocrisie indigne. Refusant en premier lieu le pouvoir, il finit par l'accepter sous certaines conditions. D'un idéal modeste, il réduit les dépenses de l'empire, quitte à être qualifié d'avare ou de dédaigneux, et refuse d'aller aux spectacles dont raffole le peuple. Incapable de se faire apprécier des Romains, il est vite considéré comme un tyran et critiqué par ses sujets.

Pour sa succession, il s'entoure de son fils naturel Drusus, né de son premier mariage, et de son fils adoptif Germanicus, fils de son défunt frère cadet. Le second est aimé du peuple, possède une grande ambition et, malgré sa fidélité prouvée lorsque des soldats révoltés cherchent à le dresser contre son père adoptif, il constituait une menace à l'autorité de l'empereur. En effet, si Tibère avait été désigné au pouvoir par le souhait de son prédécesseur, manifestement en l'absence d'autres choix, il ne peut en rien concurrencer la légitimité d'un jeune homme lié à la famille, populaire, marié à la petite-fille d'Auguste et - c'est là le danger selon certains - descendant de Marc Antoine, l'adversaire d'Auguste durant la guerre civile deux générations plus tôt. Un événement vient achever cette crise : la mort suspecte de Germanicus le 10 octobre 19, due soit à une maladie mortelle, soit à un empoisonnement commandité par un ennemi. C'est cette seconde hypothèse que retient sa veuve, Agrippine, qui cherche alors à se venger de l'empereur. Celui-ci, tant pour se protéger que pour l'incapacité supposée de son fils à lui succéder, se choisit un allié en la personne de Séjan, un chevalier ambitieux. Le fils du prince, Drusus, s'oppose à ce nouveau favori et trouve la mort dans des conditions curieuses en l'an 23.

III - Une affreuse fin de règne

Démissionnaire face à la haine des Romains, Tibère s'exile à Capri en 27 ap. J.-C., pour ne jamais revenir. Il laisse alors l'exercice du pouvoir, en son nom, à Séjan. Celui-ci, visant au pouvoir suprême, fait éliminer tout concurrent : d'abord le fils de Tibère, dont il a séduit la femme, puis Agrippine et ses deux fils aînés, morts de mauvais traitements en prison7, ainsi que de nombreux Romains jugés dangereux. Comprenant la volte-face de son ami, Tibère le fait exécuter, le 18 octobre 31, et semble perdre ce qui restait de confiance en autrui. Il ne lui reste alors que trois héritiers potentiels : son petit-fils Gemellus, alors âgé de onze ans et supposé illégitime (puisque sa mère était l'amante du traître Séjan), son neveu Claude, handicapé et bègue (il fut, par la suite, empereur durant treize ans), et le dernier fils de Germanicus, Gaius, plus connu de nos jours sous le surnom de Caligula.

Durant cet exil, Tibère ne laisse paraître que peu de signes de vie, alimentant les rumeurs. Ses ennemis vont jusqu'à affirmer que le vieil homme, presque abstinent tout au long de sa vie, assouvit sa luxure dans ses formes les plus infâmes. Tibère meurt le 17 mars de l'an 37 ap. J.-C., à l'âge de 78 ans. Selon les sources, il serait mort de vieillesse (à la suite d'une syncope) ou aurait été assassiné sur ordre de Caligula, alors devenu le troisième empereur romain. Il laisse alors le trône à un personnage retenu par la postérité comme l'un des pires hommes de l'Histoire.

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7. Néron en 31, Drusus et Agrippine en 33

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B. Sources Antiques

Nos sources pour connaître Tibère sont multiples. Pourtant, toutes ne présentent pas le même intérêt pour l'historien. Écrites à différentes époques, dans des études consacrées à une plus ou moins grande période historique, les récits de l'Antiquité peuvent faire de Tibère un personnage de premier plan ou, au contraire, ne le présenter que très rapidement. Ainsi, nous séparons ici les sources dites « principales » - c'est à dire celles que les historiens modernes utilisent principalement pour connaître le personnage, et les sources « secondaires », témoignant de moins de détails, mais tout aussi importantes dans le cadre d'une étude poussée sur Tibère.

I - Sources « principales »

a. Tacite

Publius Cornelius Tacitus, ou Tacite, est né aux alentours de 55 ap. J.-C dans le Nord de l'Italie. Sa vie est peu documentée : on le sait issu de l'ordre équestre (il est le premier de sa famille à accéder au sénat) et promu par un mariage socialement profitable, en épousant la fille de C. Julius Agricola, personnalité de premier plan à cette époque. On ne connaît que peu son cursus honorum (ou, en réalité, on ignore les dates de ses différentes affectations) : il fut questeur (aux alentours de 80), tribun de la plèbe (en 84?), préteur (en 88 ou en 93?), consul suffect en 97 puis gouverneur d'Asie (en 113?). Il serait mort en 120 ap. J.-C. Suivant une carrière d'avocat, Tacite était membre du sénat lors du règne de Domitien et témoigne d'une haine tenace pour celui qui dirigea des purges dans le milieu sénatorial.

Tacite fut un auteur prolifique. Parmi ses écrits, on peut citer le Dialogue des Orateurs (Dialogus de Oratoribus), la Vie d'Agricola (De Vita et Moribus Julii Agricolae) à la mémoire de son beau-père ou De la Germanie (De Germania). Mais si l'on ne doit citer qu'une oeuvre de Tacite, on pensera bien souvent à ses Annales ou à ses Histoires. Dans celles-ci, l'auteur cherche à reconstituer l'histoire des empereurs romains de l'an 14 à l'an 96 ap. J.-C, année par année8. Nous ne possédons pas l'intégralité des Annales, le règne de Caligula et une partie de celui de Claude sont perdus. On estime que Tacite les publia en 116-1179. Perdues durant plusieurs siècles, elles réapparaissent dans deux manuscrits découverts au XVe siècle, les Mediceus (le Mediceus prior comprenant les livres I

8. Cette oeuvre est divisée en deux ensemble : les Annales pour la période allant de la mort d'Auguste à celle de Néron, et les Histoires pour l'année des Quatre Empereurs et sur Vespasien.

9. Tacite y évoque des conquêtes de Trajan en Mésopotamie, réalisées à cette époque, puis abandonnées par la suite.

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à VI et le Mediceus II les livres XI et suivants) - datés du IXe siècle.

Considéré comme l'un des auteurs les plus respectables de l'Antiquité, il fait souvent office de source principale dans l'étude des premières décennies de l'Empire romain. De conviction républicaine, il pose un regard critique sur les acteurs de la transition entre République et principat, à commencer par Tibère. Les six premiers livres des Annales constituent ainsi une oeuvre de référence pour connaître la vie de ce prince, pour qui il ne témoigne d'aucune sympathie.

b. Suétone

Caius Suetonius Tranquillus, ou Suétone, est né vers 70 ap. J.-C. (on ignore la date de sa mort, probablement entre 130 et 160 ap. J.-C.). Membre de l'ordre équestre, il est fils d'un tribun ayant combattu aux côtés d'Othon contre Vitellius à la bataille de Bédriac. Proche de Pline le Jeune, qui l'évoque dans ses lettres, il se voit accorder des privilèges par l'empereur Trajan (notamment l'un d'entre eux, réservé aux pères de trois enfants, alors qu'il n'a pas de descendance). Il est par la suite responsable de la correspondance de l'empereur Hadrien (secrétaire ab epistulis latinis). Il est ensuite disgracié, aux alentours de l'an 121-122, en même temps que son protecteur C. Septicius Clarus, semble-t-il en raison d'un grief avec l'impératrice Sabine10.

Il nous est connu pour la Vie des Douze Césars (même si ce n'est pas sa seule oeuvre - les autres sont parvenues en fragments11). Publiée vers 119-122, elle présente César et les onze premiers empereurs de Rome, sous forme de biographies. Ne se réclamant pas annaliste, il est davantage un compilateur, attaché à l'étude des portraits plus qu'aux événements, admettant ainsi un ton semblant « trivial ». Ainsi, s'il tient à présenter les personnages des empereurs, il a le goût de l'anecdote et cherche, plus qu'à dépeindre la réalité, à faire le portrait d'empereur sanguinaires et débauchés. Il est ainsi souvent comparé, à sa défaveur, avec Tacite, qu'on lui préfère souvent. Mais si on lui reproche son manque d'esprit critique, sa partialité « de classe » et son aptitude aux ragots12, on ne peut nier

10. Le propos n'est pas explicité : en était-t-il un amant ? L'avait-il critiquée publiquement ? D'autres auteurs attribuent cette disgrâce à une vexation sur la personne d'Hadrien, qui aurait lu l'oeuvre de Suétone comme une critique du principat.

11. Parmi eux, sont partiellement lisibles une vie de Virgile, une vie des grammairiens et une vie de Pline l'Ancien. Sont perdus, notamment, une vie des débauchés célèbres, une étude des festivals romains et une étude sur la république de Cicéron.

12. Vailland 1967, p. 169 : « De toute l'oeuvre le Suétone, seule la vie des Douze Césars a échappé dans sa totalité aux cataclysmes des premiers siècle de l'ère chrétienne. C'est un ouvrage de prime abord ennuyeux : des biographies juxtaposées, sans aucune recherche du lien de cause à effet, de telle sorte qu'il semble qu'on puisse sans scrupule bouleverser la chronologie, comme on bat les cartes : Domitien aurait été le prédécesseur de Néron, Auguste le successeur de Tibère : le cours de l'Histoire n'en eût pas été changé. Des événements racontés sans aucune référence aux conditions économiques et sociales de l'époque, et qui prennent ainsi l'apparence de la gratuité ; les récits

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l'influence de son oeuvre (l'Histoire Auguste nous rappelle beaucoup Suétone par sa trivialité - une critique que formulent bien des Modernes). Ici, Tibère n'est pas le politicien décrit par Tacite, mais essentiellement un personnage maléfique et pervers.

Au contraire de Tacite, Suétone ignore toute chronologie (à ses dépends), et organise ses biographies par « rubriques » : famille, carrière politique, avènement, action militaire, action politique, « socialisme », apparence physique, apparence morale et circonstances de la mort. Le travail de Suétone admet autant d'avantages que d'inconvénients pour l'historien moderne. En

témoigne l'analyse de Jacques Gascou : « Les Vies des Douze Césars ne sont à aucun degré un ouvrage historique. Le genre littéraire adopté par Suétone, sa distinction entre « tempora » et « species », son mépris de la chronologie, la façon souvent allusive et imprécise dont il évoque les événements historiques qui ont marqué la vie ou le règne des Césars, constituent autant d'obstacles à une présentation « historique » des faits, c'est-à-dire à celle que nous serions en droit de réclamer d'un historien, qui nous amènent à déprécier cette oeuvre en tant que source historique13. »

c. Dion Cassius

Dion Cassius est un historien grec, originaire de Nicée, ayant vécu a la croisée du deuxième et du troisième siècle (on pense qu'il est né en 170 et mort en 235). Fils d'un gouverneur de Dalmatie et de Cilicie sous le règne de Marc-Aurèle, sa propre carrière politique fut florissante14: il fut, tour à tour, sénateur sous le règne de Commode, préteur sous celui de Pertinax, consul suffect sous Septime Sévère, préfet de Pergame sous Macrin, proconsul d'Afrique et légat de Dalmatie et de Sicile sous Sévère Alexandre.

En dehors de son implication dans la politique de l'Empire, Dion Cassius nous est connu pour ses écrits. Une grande partie de son oeuvre nous est perdue : les auteurs de l'Antiquité citent notamment l'existence de biographies d'Arrien et de Commode, ainsi que d'un ouvrage consacré aux rêves (dédié à Septime Sévère). Certains auteurs byzantins lui attribuent une parenté avec Dion Chrysostome (fin du Ier siècle), auteur d'un discours sur la royauté (mais Cassius n'en fait pas lui-même état dans les textes que nous lui connaissons).

L'oeuvre qui contribue à sa renommée aux yeux de la postérité est son Histoire Romaine, composée sur 80 livres et conservée partiellement. Les historiens divisent souvent cette oeuvre en trois parties :

superposés de crimes et de délires analogues, aussi fastidieux que les catalogues lubriques du marquis de Sade. »

13. Gascou 1984, p. 345

14. Les dates de ces affectations ne sont pas précisément établies, ainsi l'on se réfère à une position sous le règne d'un empereur. Il est donc possible, par exemple, qu'il ait accédé à la préture avant l'avènement de Pertinax.

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de l'arrivée d'Énée en Italie à la guerre civile entre César et Pompée (livres 1 à 40), de sa conclusion à la mort de Claude (livres 41 à 60) et jusqu'à la mort d'Héliogabale (livres 61 à 80). Ont pu être conservés les tomes 36 à 6015 (la période allant de 67 av. J.-C. jusqu'à 47 ap. J.-C.), des extraits des tomes 78 et 79 et un abrégé des 35 premiers livres par le byzantin Zonaras (XIIe siècle). Les tomes 61 à 77 et 80 sont définitivement perdus.

Dion Cassius est souvent loué pour son érudition (il aurait commencé ses recherches durant une retraite à Capoue au début du IIIe siècle, et l'aurait rédigé sur une période dix à quinze ans). De par ses recherches et la longue période qu'il souhaite raconter, il est une des rares sources à évoquer certains événements historiques. On lui reproche néanmoins une écriture quelque peu limitée en comparaison de ses modèles proclamés (comme Thucydide) et un attachement aux songes qui fait paraître certains éléments comme le témoignage de sa crédulité. Son avis est toutefois moins tranché que celui de ses deux prédécesseurs, dans le sens où il apparaît parfois moins hostile à Tibère : il admet dans les paragraphes VII à XI du Livre 57 que le nouveau prince se conduisait, dans les premiers temps de son règne, avec amabilité et dignité. Il porte néanmoins essentiellement un regard négatif sur le règne de Tibère, marqué par les crimes.

d. Velleius Paterculus

Velleius Paterculus est issu d'une vieille famille romaine, mais fait partie des hommes nouveaux. Ces ancêtres sont illustres, tant du côté paternel (Velleii : le grand-père était au service du père de Tibère, l'oncle était sénateur durant la guerre civile), que du côté maternel (Magii : un héros des guerres puniques, un lieutenant de Sylla). Sa famille, comme beaucoup d'hommes nouveaux, oeuvre sous la clientèle des patriciens, ici principalement des Vinicii (et, dans son cas, de Marcus Vinicius)

Né vers 20 av. J.-C., Paterculus suit une carrière politique enviable : tribun militaire en Thrace et en Macédoine aux alentours de 1 av. J.-C., préfet équestre dans l'armée du Rhin de 4 à 12, questeur en 6, préteur en 15 (35 ans). On perd l'état de sa carrière par la suite (un P. Vellaeus est légat de Mésie en 21 - peut-être est-ce le même homme), et il disparaît définitivement des sources en l'an 30, sans que l'on ne sache s'il fut éliminé pour avoir fréquenté Séjan, s'il a atteint le pic de sa carrière ou s'il s'est retiré de la vie politique. Beaucoup estiment qu'il est mort à la suite de l'exécution de Séjan, mais le fait que Marcus Vinicius, son patron, soit resté en grâce et ait épousé une soeur de Caligula peut permettre d'envisager l'hypothèse d'une simple absence de faits marquants dès lors (il est alors quinquagénaire).

15. Nous intéressent ici les tomes 53 à 58.

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Son oeuvre nous servant de source dans notre étude sur Tibère est son Histoire Romaine. Celle-ci se divise en deux tomes au contenu quantitativement disparate : le premier comporte 18 chapitres, le second 131 (il est probable que des lacunes existent, bien que le plan général n'admette pas de rupture). La dédicace était faite au consul M. Vinicius, on peut aisément fixer la date de fin de son écriture à l'année 29-30, celle du consulat de cet homme. Il est néanmoins peu probable qu'il ait fallu une seule année à Velleius Paterculus pour rédiger son oeuvre, et certains auteurs estiment qu'il en ait écrit les premières lignes cinq à dix ans auparavant. N'étant pas considéré comme un récit majeur de l'Antiquité, ce texte est longtemps ignoré avant d'être redécouvert au XVIe siècle à travers l'étude d'un manuscrit daté du VIIIe siècle, le Murbacensis, par un clerc alsacien, Rhénanus. Celui-ci en entreprend alors une traduction, à l'aide d'imprimeurs et érudits, afin de restituer la cohérence de cet oeuvre.

Velleius évoque pour la première fois Tibère lors du 94e chapitre du second tome. Comme tout événement de son étude est postérieur à la guerre civile, il semble qu'ils tienne ses sources de témoignages de proches et, pour les dernières années, de sa propre expérience (il aurait connu Caius et a servi huit ans en Germanie, sous les ordres de Tibère). S'il est contemporain des faits relatés, ce qui n'est pas le cas des trois autres auteurs majeurs sur la vie de Tibère, son récit est bien souvent remis en cause. En effet, il est manifestement admiratif (semble-t-il plus par respect envers celui qui fut son commandant et son prince que par flatterie mal placée), lui doit indirectement sa carrière politique - Vinicius étant un proche de l'Empereur, pouvant ainsi intercéder en la faveur de ses « protégés » -, et se base sur une vision personnelle des événements, manquant ainsi de sens critique. Ainsi, sans remettre en cause l'honnêteté de Velleius, les modernes le considèrent moins comme un historien que comme un membre de l'ordre équestre remerciant les princes qui ont permis à sa famille de s'affirmer16.

II - Sources « secondaires »

Si l'on se base essentiellement sur ces quatre auteurs, il existe bien des sources secondaires, qu'il ne faut pas négliger. Nous ne ferons ici que les évoquer, sans trop nous y attarder.

16. Le propos est parfois plus mesuré. Ainsi, Edward Beesly en fait un soldat distingué, attaché aux vertus et parlant de son général par admiration, sans but de flatter, le comparant à Napier (qui nous est inconnu) vantant les mérites du duc de Wellington

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a. Historiens (Eutrope, Aurelius Victor, Flavius Joséphe)

Eutrope est un auteur tardif, vivant au IVe siècle, accompagnateur de l'empereur Julien dans sa campagne contre les Perses. Il nous est connu pour son Abrégé d'histoire romaine, écrit sous le règne de Valens, à qui il le dédie (il s'agit d'une histoire de Rome de sa fondation à l'époque où

vivait l'auteur). Eutrope fait le bilan du règne d'un prince haïssable : « Tibère exerça le pouvoir avec une immense paresse, une cruauté pesante, une avarice coupable, des débauches honteuses. Il ne combattit jamais en personne : il faisait mener les guerres par ses légats. Certains rois, attirés auprès de lui par des paroles aimables, ne purent jamais repartir, parmi lesquels Archelaus de Cappadoce : il réduisit son royaume en province et ordonna d'appeler de son nom la plus grande ville, aujourd'hui Césarée, auparavant. Après avoir régné vingt-trois ans et vécu soixante-dix-huit, il mourut en Campanie, provoquant une joie immense.17 »

C'est durant ce même siècle qu'a vécu Aurélius Victor. D'origine rurale et provinciale, il fit carrière au barreau et, plus grande distinction, fut nommé gouverneur de Pannonie en 361. Son Livre des Césars, publié en 360, couvre quatre siècles d'Histoire. Tout comme Eutrope, il dresse un portrait

peu élogieux de Tibère : « Fourbe et profondément secret, il se montrait souvent hostile, par dissimulation, à ce qu'il désirait le plus, et hypocritement dévoué à ce qu'il détestait ; son esprit était beaucoup plus vif dans l'improvisation ; après de bons débuts, ce fut un prince pernicieux, adonné aux pires raffinements de la débauche, presque distinction d'âge ni de sexe, et qui punissait cruellement innocents et coupables, ses proches aussi bien que des étrangers. De plus, ayant en horreur les villes et les collectivités, il avait choisi l'île de Capri pour y cacher ses turpitudes18. »

Citons aussi Flavius Josèphe, vivant plusieurs siècles avant les deux auteurs sus-cités (on estime qu'il est né en 37 et mort aux alentours de l'an 100). Originaire de Judée, il fut le prisonnier de Vespasien et assista à la chute de Jérusalem en 70. Citoyen romain, il dédia ses oeuvres Guerre des Juifs et Antiquités juives à faire connaître son peuple d'origine aux Romains. Revenant sur les premières décennies du principat, il s'avère plus précis qu'Aurelius et Eutrope quant au règne de Tibère. Ainsi, là où les Anciens tendent à faire du prince un personnage maléfique, Flavius le présente comme conseiller de Caligula, l'enjoignant à se faire aider de Gemellus pour ne pas courir

à sa perte : « Bien que bouleversé par l'attribution imprévue de l'empire à celui qu'il n'aurait pas choisi, il n'en dit pas moins à Caligula, à contrecoeur et contre son gré :

- Mon enfant, quoique Tibère me soit plus proche que lui, par ma décision et par le décret conforme des dieux, je remets entre tes mains l'empire des Romains. Je te demande, quand tu l'auras obtenu, de ne rien oublier, ni ma bienveillance qui te porte à un tel comble d'honneur, ni ta parenté avec Tibère ; et puisque, tu le sais, avec la volonté des dieux et d'après elle, je t'ai procuré de si grands biens, je te prie de me récompenser de ma

17. Eutrope, Abrégé d'histoire romaine, VII, XI. (traduction : Lyasse 2011)

18. Aurelius Victor, Livre des Césars, II., 3.-9. (traduction : Bouix 2011)

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bonne volonté en cette circonstance et aussi de t'intéresser à Tibère en bon parent, en sachant surtout que Tibère, s'il vit, peut être un rempart pour toi et défendre à la foi ton empire et ta vie, tandis que sa mort serait le prélude de ta perte. Car l'isolement est périlleux pour ceux qui sont placés au faîte d'une telle puissance et les dieux ne laissent pas impunies les injustices commises malgré la loi qui ordonne d'agir d'une manière toute contraire19. »

Mais il ne nie pas que la mort de Tibère fut une joie pour le peuple romain et pour le juif Hérode

Agrippa : A la nouvelle de la mort de Tibère, les Romains se réjouirent ; néanmoins,ils osaient à peine y croire, non qu'ils ne la désirassent pas - ils auraient payé cher pour que ce bruit fût véridique - mais par crainte qu'une fausse nouvelle ne les incitât à trahir leur joie et ne les perdît ensuite par une accusation. En effet, cet homme, plus que tout autre, avait fait le plus grand mal aux nobles Romains, car il était irascible en tout et assouvissait sans mesure sa colère, même si la haine qu'il avait conçue était sans motif ; d'ailleurs son naturel même le poussait à sévir contre tous ceux qu'il jugeait, et il punissait de mort même les fautes les plus légères. (...) Mais Marsyas, l'affranchi d'Agrippa, ayant appris la mort de Tibère, se précipita en courant pour annoncer la bonne nouvelle à Agrippa et, le rencontrant qui sortait pour aller aux thermes, il lui fit un signe de tête et lui dit en langue hébraïque :

- Le lion est mort.

Agrippa comprit le sens de sa phrase et, tout transporté de joie :

- Mille grâces te soient rendues, dit-il, non seulement de tout le reste, mais surtout de cette bonne nouvelle, pourvu seulement que ce que tu me dis soit vrai !20 »

b. Poètes et auteurs (Ovide, Crinagoras, Pétrone)

La fiction nous intéresse autant que l'Histoire dans cette étude, dans la mesure où elle témoigne de la vision d'une époque, celle de la réalisation des oeuvres. Ainsi, on ne doit pas manquer d'égards envers le poète Ovide (43 av. J.-C. - 18 ap. J.-C.), auteurs d'élégies et de recueils tels les Métamorphoses ou l'Art d'aimer, lorsqu'il conte l'ovation de Tibère au retour de Germanie, entre

fierté de voir un romain victorieux et malaise de voir la violence exhibée : « Dans mon lointain exil, je suis étranger à cette joie publique dont seule une faible rumeur parvient à ces lieux si lointains. Ainsi le peuple entier pourra contempler ces triomphes ; il lira sur les pancartes les noms des généraux et des villes prises, il verra les rois captifs, le cou chargé de chaînes, marcher devant les chevaux couronnés ; il verra le visage des uns défait par le malheur, l'air menaçant des autres oublieux de leur condition. Une partie des spectateurs s'informera des causes, des faits et des noms, une autre le renseignera sans en être très instruite :

- Celui-ci, qui resplendit altier sous la pourpre sidonienne, était le général en chef, celui-ci son lieutenant. Celui-ci, qui tient maintenant ses regards fixés misérablement sur le sol, n'avait pas cette contenance quand il portait les armes. Celui-là, l'air farouche, l'oeil encore étincelant de haine, fut l'instigateur et le conseil de guerre. Celui-ci a perfidement cerné les nôtres sur un terrain trompeur ; c'est lui qui cache son hideux visage sous de longs cheveux. Le suivant, c'est le prêtre qui, dit-on, immolait des captifs à un dieu qui les refusait

19. Flavius Josèphe, Antiquités juives, XVIII., 219-223 (traduction : Bouix 2011)

20. Ibid., 224-229 (traduction : Bouix 2011)

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souvent. (...) Celui-ci, avec ses cornes brisées, mal caché sous les herbes vertes des marécages, souillé de son propre sang, c'était le Rhin. Vois encore porter l'image de la Germanie, les cheveux épars, éplorée, immobile sous le pied d'un chef invincible, tendant son cou fier à la hache romaine, et sa main, qui porta des armes, porte des chaînes.21 »

La poésie peut-être élogieuse et vanter les qualités du prince. Ainsi procède Crinagoras, poète grec

mort en l'an 18 : « Soleil levant, soleil couchant - ce sont les limites du monde. Les exploits de Néron / brillent à travers les deux extrémités de la Terre. / Le soleil levant l'a vu conquérir l'Arménie / et la Germanie / Honorons cette double victoire. L'Araxe et le Rhin le savent : / les esclaves boivent désormais leurs eaux22 »

Notons aussi une mention à Tibère dans le Satiricon de Pétrone. On ne sait que peu de chose de cet auteur, si ce n'est qu'il vécut à l'époque du règne de Néron. Il rapporte une anecdote inspirée par

Pline l'Ancien (Histoire Naturelle, XXXVI.) : « Il y a eu pourtant un fabricant qui réussit à faire une fiole en verre incassable. Il fut donc admis devant César avec son cadeau ; puis il pria César de le lui rendre et le jeta sur le pavé. César fut effrayé on ne peut pas plus. Mais l'autre ramassa la fiole ; elle était bosselée comme un vase de bronze ; puis il tira de sa poitrine un petit marteau, et sans se presser, il remit bel et bien sa fiole à neuf. Cela fait, il croyait tenir la couille de Jupiter, surtout après que l'empereur lui eut demandé : « Est-ce qu'un autre que toi connaît cette façon de préparer le verre ? » Mais, voyez un peu ! Sur sa réponse négative, César lui fit couper le cou, parce que, si son secret venait à être connu, nous tiendrions l'or à l'égal de la boue23. »

c. La famille (Res Gestae, Mémoires d'Agrippine)

Il nous faut aussi mentionner les récits écrits par les membres de la famille impériale, ceux qui ont connu Tibère, sinon en le fréquentant eux-mêmes au quotidien, par le récit de leurs aïeuls.

Ainsi, on retrouve diverses mentions dans les Actes du divin Auguste (Res Gestae Divi Augusti, abrégé en Res Gestae), testament politique du premier prince de Rome et compte-rendu des actions de son règne. Les services rendus par Tibère sont cités en trois occasions :

- Un recensement : « J'ai tenu un troisième recensement, par vertu d'un Imperium consulaire et avec mon fils, Tibère César, en temps que collègue, sous le consulat de S. Pompeius et S. Appuleius (14 ap. J.-C.)24»

21. Ovide, Tristes, IV., 2 (traduction : Bouix 2011)

22. Crinagoras, Anthologie grecque, XVI., 61 (citation : Chisholm 1981, traduction personnelle de l'anglais)

« Sunrise, sunset - the world's limits. Nero's exploits

rang through the ends of the earth.

The sun rising saw him conquer Armenia,

setting, Germany.

Honour the double victory. Araxes and Rhine know it :

slave drinks their waters now »

23. Pétrone, Satiricon, LI.

24. Res Gestae, 8.

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- L'intervention en Arménie : « De la grande Arménie dont, après le meurtre de son roi Artaxès, j'aurai pu faire une province, j'ai préféré, suivant l'exemple de nos ancêtres, la concéder en tant que royaume à Tigrane, fils du roi Artavasdès et petit-fils du roi Tigrane, agissant sous le contrôle de Tibère Néron, qui était alors mon beau-fils25»

- La campagne de Pannonie : « Les peuples de Pannonie, qu'aucune armée romaine n'avait soumis avant mon principat, je les ai défait à travers Tibère Néron, qui était alors mon beau-fils et légat, et je les ai amené sous le commandement du peuple romain ; et j'ai étendu les frontière de l'Illyrie jusqu'au bord du Danube26»

Pourtant, Auguste a beau reconnaître les qualités de Tibère et les services rendus, il en oublie certains : aucune mention notamment de ses missions en Germanie. Au contraire, il rappelle le souvenir de l'Arménie, dont le nouveau prince ne pouvait se vanter : il était arrivé après que l'ennemi ait été assassiné et n'avait fait qu'oeuvre de figuration. Alors qu'Auguste avait du écrire ce testament dans les dernières années de sa vie, quand Tibère était son successeur désigné et à une époque où il n'avait jamais été aussi estimé, il manque à le glorifier. De là, on peut penser qu'il n'appréciait guère son fils adoptif et voulait souligner que sa position d'héritier n'était qu'un caprice du destin, celui-là même qui lui avait enlevé ses petits-enfants.

Enfin, il convient d'évoquer un texte - malheureusement perdu - détenant une importance majeure dans l'image de Tibère : les Mémoires d'Agrippine. Fille de Germanicus et d'Agrippine l'Aînée, soeur de Drusus III et de Néron, elle ne ressent aucune compassion pour celui qu'elle estime responsable de la mort de ses proches. Nous reviendrons ultérieurement sur ses Mémoires afin de débattre de leur intérêt et de leur influence sur la postérité de Tibère - car, si elles sont perdues, elles ont inspiré les auteurs postérieurs. Il ne faut oublier qu'Agrippine la Jeune est un personnage complexe, étant à la fois la survivante d'une famille décimée par le principat et liée à trois des empereurs les plus décriés (soeur de Caligula, femme de Claude et mère de Néron), entre l'image d'une victime et celle d'une ambitieuse.

d. Autres sources (pièces, inscriptions)

Les écrits ne sont pas seuls à nous renseigner sur l'image que les Anciens se faisaient de Tibère. Ainsi, n'oublions pas que les pièces de monnaie étaient marquées de son portrait, témoignant d'une reconnaissance dans tout l'Empire. Emmanuel Lyasse souligne que ces pièces rendaient hommage à Tibère avant même qu'il devienne le prince unique de Rome : on retrouve notamment des pièces

25. Res Gestae, 25.

26. Res Gestae 30.

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mentionnant sa cinquième salutation, soit entre l'an 9 et l'an 12, alors que ses prédécesseurs à l'héritage - Caius compris - n'avaient jamais eu droit à cet égard, ne bénéficiant au mieux que du revers des pièces marquées du visage d'Auguste. Alors la monnaie romaine témoignerait qu'Auguste s'était choisi un égal dans cet héritier, non simplement un remplaçant27.

Les inscriptions sur les monuments peuvent aussi nous renseigner. Ainsi, Robert Étienne fait état d'une mention curieuse, retrouvée à Pavie :

« A l'empereur César Auguste, fils de [Jules César] divinisé, pontife suprême, père de la Patrie, augure, membre du

collège des quinze chargés des cérémonies sacrées, membre du collège des sept chargés des banquets, consul pour la

treizième fois, ayant reçu la 17e salutation impériale, revêtu de la trentième puissance tribunicienne.

A Livie, fille de Drusus, épouse de César Auguste.

A C. César, fils d'Auguste, petit-fils de [Jules César] divinisé, consul, ayant reçu sa première salutation impériale.

A L. César, fils d'Auguste, petit-fils de [Jules César] divinisé, augure, consul désigné, prince de la Jeunesse.

A Tibère César, fils d'Auguste, petit-fils de [Jules César] divinisé, pontife, consul pour la deuxième fois, ayant reçu la

troisième salutation impériale, augure et revêtu de la neuvième puissance tribunicienne.

A Julius Germanicus, fils de Tibère, petit-fils d'Auguste, arrière-petit-fils de [Jules César] divinisé, César.

A Julius Drusus, fils de Tibère, petit-fils d'Auguste, arrière-petit-fils de [Jules César] divinisé, César.

A Julius Néron, fils de Germanicus, arrière-petit-fils d'Auguste, César.

A Julius Drusus Germanicus, fils de Germanicus, arrière-petit-fils d'Auguste.

A Tiberius Claudius Néron Germanicus, fils de Drusus Germanicus28. »

Ce qui semble ici curieux, c'est la contradiction chronologique entre certaines mentions. Tibère est consul pour la deuxième fois, datant l'inscription à l'an 8-7 av. J.-C., ce qui semble confirmé par les hommages à Caius et Lucius, rendus de leur vivant. Or, Germanicus est « fils de Tibère », une adoption postérieure à la mort des Princes de la Jeunesse, et Postumus est absent, un fait qui serait compréhensible après son exil, mais trouve difficilement un écho à l'époque présumée de la réalisation de l'inscription. Enfin, notons les noms des deux aînés de Germanicus nés, semble-t-il, en 6 et 7 ap. J.-C., soit plusieurs années après la mort de Caius et Lucius. On peut alors supposer qu'elle fut une reproduction d'une inscription préalable, à laquelle on aurait rajouté les noms des nouveaux membres de la famille, sans penser à corriger certaines informations désormais obsolètes. En tout cas, elle témoigne de la situation familiale des Juliens et des Claudiens à cette époque et, pour nos intérêts, de la reconnaissance de Tibère en tant que membre à part entière de la succession, son nom n'étant précédé que de ceux du couple impérial et des Princes de la Jeunesse.

27. Lyasse 2011, p. 83

28. Etienne 1999, p. 200-201

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C - Lire les Anciens

Les sources mobilisées pour comprendre le personnage de Tibère sont donc nombreuses, et le choix opéré pour décider lesquelles sont « dignes d'utilisation » relève du choix de l'historien. Dans le cas de Velleius Paterculus, l'auteur est souvent éludé par les Modernes, tant son récit semble flatteur et dénué d'esprit critique. Il semblait néanmoins important de donner notre opinion sur ce sujet : étant l'une des rares sources à ne pas déprécier Tibère et par sa proximité chronologique avec le propos qu'il traite, il nous faut lui accorder une certaine attention tout en gardant une certaine distance quand à la véracité des dires de l'auteur. Ainsi se profile notre prochain propos : quelle réflexion doit-on porter quant à l'utilisation de ces sources dites « principales », dans la mesure où elles sont soit partiales et dictées par une pensée d'époque, soit simplement car l'auteur n'est pas le contemporain des faits qu'il se propose de traiter ?

I - La question des sources

a. Les sources mobilisées

A l'exception de Paterculus, les auteurs dits « principaux » ne sont pas les contemporains des faits qu'ils narrent (Tacite et Suétone sont nés une génération après le décès de Tibère, Cassius près d'un siècle plus tard). Nous devons donc nous demander d'où venaient leurs sources, de quel matériel ont pu disposer les auteurs un siècle après les événements dont ils traitent et l'utilisation faite de ces sources originales. Si l'on remarque quelques divergences entre les récits de ces écrivains, souvent de l'ordre du point de détail, le tout est cohérent et les contradictions rares : sans doute ont-ils recouru aux mêmes sources. On ne doutera pas que les textes, désormais perdus, d'auteurs contemporains à Tibère aient pu les renseigner, mais en ce qui concerne la provenance exacte de leurs sources, de nombreuses hypothèses ont pu être avancées.

Tout d'abord, du moins pour Tacite et Suétone, le témoignage par le bouche à oreille devait encore être de mise : le premier est né dix-huit ans après la mort du prince et il a du, durant sa jeunesse, profiter des récits de ses proches qui eux avaient vécu à l'époque du fait qu'il voulait conter. Si à l'époque de la rédaction des Annales plus aucun témoin ne devait subsister (les jeunes adolescents des dernières années du règne de Tibère devaient alors être octogénaires, voire nonagénaires), on peut imaginer Tacite jeune adulte parlant aux vieillards, ceux qui étaient trentenaires à l'époque du départ pour Capri. De là, on imagine l'apport des rumeurs, des « on-dit », des pratiques qui

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malheureusement sont inopportunes pour l'historien mais, de par les informations qu'elles donnent sur la pensée d'une époque, lui sont aussi primordiales. En ce qui concerne les sources écrites, bien des Modernes supposent que Pline l'Ancien ou Aufidius Bassus faisaient partie des premiers auteurs à traiter de Tibère. On ne doute pas non plus que Tacite, Suétone et Dion aient lu Paterculus, même sans adhérer à son propos, et des sources apologistes écartées de par leur propension à la flatterie.

b. Critique de leur démarche

Toutefois, cette dernière attention, celle de ne retenir que les sources qu'ils jugeaient fiables fut sujette à des critiques de la part des Modernes. Le reproche adressé à Tacite est le même que celui concernant Suétone : un parti pris et un soin de choisir les sources selon qu'elles infirment ou non le propos désiré. On ignore quels furent précisément les textes lus par ces auteurs, et l'on ne doutera pas de l'état de leur bibliographie, mais force est de constater qu'ils s'inspirent essentiellement de propos hostiles à Tibère et que les rares mentions qui lui sont favorables viennent d'un courant probablement non négligeable mais qu'ils jugeaient peu fiables, ou contraires à la thèse qu'ils défendaient. Velleius ne trouve que peu d'échos tant chez l'un que chez l'autre, sans doute taxé d'adulation (peut-être aussi son témoignage a été surévalué par la postérité, en l'absence d'autres textes de tradition moins hostile à Tibère).

Il leur est également reproché d'avoir collecté une part trop importante de leurs sources dans les rumeurs populaires et les Mémoires d'individus. Ni les unes ni les autres ne devaient être prises au mot, surtout en une période de crise transitionnelle, telle que fut le règne de Tibère, dans le sens où elles étaient forcément hostiles à celui qui régnait, comme on le jugeait responsable des troubles contre lesquels il luttait. Ainsi, Jacques Gascou déplore ce fait, qu'il voit toujours à l'action dans une moindre mesure au vingtième siècle, quand on se fait une idée d'un personnage public à la simple mention des journaux et de l'avis populaire : il faut un coupable aux maux d'une époque. Alors que les sources « sérieuses » lui manquent, l'historien n'a d'autre recours que de suivre la solution de facilité et user de témoignages qui ont bien des chances de « distordre, d'omettre, d'exagérer29».

Mais il ne faut déprécier en bloc les Anciens pour ce travers. S'ils se servent de sources que l'historien moderne jugerait « mauvaises », il est évident qu'ils en ont consulté un grand nombre, qu'ils ont opéré un choix, comparé les opinions pour en saisir les aspects les plus dignes d'intérêts à leurs yeux, suivant une démarche d'historien qu'on ne peut contester. Des sources originales, nous

29. Gascou 1984, p. 293-294

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ne possédons qu'un pauvre échantillon, inutilisable en la forme. Ainsi Tacite peut être accusé de se servir des sources selon son bon vouloir, mais on ne peut revenir à la base de sa réflexion et il est évident qu'il ne s'est pas contenté d'une source unique. On fait, à tort, de Tacite l'ennemi de Tibère, alors même que son propos est nuancé : le prince a beaucoup de torts, mais il admet certaines qualités qu'on ne doit lui nier. Pour arriver à une telle idée, il a dû confronter les récits contemporains aux événements traités, récits qui devaient être soit hostiles en tout points, soit admiratifs au point d'en devenir naïfs. Alors par ce travail de compilation, on ne peut négliger l'apport du travail des Anciens, ceux-ci s'efforçant de trouver un juste milieu entre le Tibère « tout noir » et le Tibère « tout blanc » - souvent sans grand succès. C'est le propos d'Emmanuel Lyasse, fortement opposé au récit de Velleius (il parle de ses « bêlements admiratifs30»), à propos de la transition entre les règnes d'Auguste et de Tibère, là où s'achève le récit de Paterculus et commence

celui de Tacite : « Le second est enfin devenu premier. Avant de le retrouver dans ce nouveau rôle, il faut observer que ce n'est pas, pour nous, le seul changement qui se produit à cette date. En même temps que sa position, les moyens de notre perception changent aussi : nous perdons rapidement Velleius, qui borne, prudemment, à la mort d'Auguste son récit chronologique, nous trouvons Tacite, qui y fait commencer ses Annales. L'historien moderne gagne incontestablement au change. Il n'est pas certain que Tibère y perde : troquer un adorateur naïf et maladroit contre un censeur impitoyable, à priori hostile, mais qui cherche à comprendre et expliquer ce qu'il condamne n'est pas forcément une mauvaise affaire31. »

II - Objectifs des auteurs

a. Critiquer le tyran

A l'exception de Velleius, aucun des auteurs de référence n'a connu Tibère. Alors, pourquoi autant de détails sur la vie de ce personnage apparemment haï si plusieurs générations les séparent de sa mort et si la dynastie qu'il portait au pouvoir a été renversée ? Les raisons sont symboliques autant que politiques.

Des trois critiques de Tibère, Suétone est sans aucun doute le plus décrié, car le plus caricatural. L'essayiste Roger Vailland (1907-1965) consacre une étude à cet auteur. Suétone, selon lui, n'a pas eu le projet d'écrire un récit du règne des douze premiers Césars - si tel était l'objectif, il a échoué par sa propension à l'anecdote - mais celui de réaliser une étude historique et critique sur la tyrannie

30. Lyasse 2011, p. 12

31. Ibid., p. 89

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qui met fin aux démocraties32. L'auteur étant adhérent au Parti Communiste Français et, semble-t-il, moins convaincu par la politique de l'URSS, il est possible qu'il ait vu en Staline le type même du tyran Suétonien : c'est suivant ce propos qu'il compare les tyrans de l'Antiquité au dirigeant soviétique qui, selon les Mémoires de guerre de Charles de Gaulle, avait menacé son interprète de l'envoyer en Sibérie car il connaissait trop de dossiers confidentiels pour passer à table, comme si de rien n'était.

Le tyran, tel que le définit Suétone, est empli de perversité et fait appel à une bonté illusoire qui ne fonctionne que par la peur qu'il engendre. Le César n'est ni plus ni moins qu'un égal du calife Haroun Al-Rachid des Mille et une nuits, qui feint l'ennui pour que son serviteur lui propose bien des divertissements avant de suggérer de se faire mettre à mort pour contenter son souverain. A cette annonce, ce dernier ne cache plus sa joie et épargne sa victime : la peur l'a fait rire. Le tyran ne trouve le plaisir que dans l'abus et la cruauté, affirmant sa souveraineté par la haine : de débauches infantiles, il passe à la violence33. On caricature l'excès pour qu'il soit plus marqué et ce qui passe pour des accès de bonté est, en réalité, illusoire. Si Tibère a refusé dans un premier temps d'assumer le principat, c'est par hypocrisie. S'il a présenté son départ pour Rhodes comme un service rendu à Caius et Lucius, c'est toujours par hypocrisie.

Suétone feint de se comporter en scientifique en examinant les vices des Césars séparément, comme les symptômes d'une maladie : le fameux Césarisme. Tel un médecin, il cherche à isoler les raisons de la haine des tyrans, à caricaturer leurs travers pour mieux définir le despotisme. A la lecture de ses Vies, on ne perçoit pas un récit historique, mais davantage l'oeuvre d'un moraliste : le modèle de ce que ne doit pas réaliser le souverain tout puissant s'il veut rester un homme bon dans sa postérité. Si le texte s'adresse, comme ont pensé bien des historiens, aux Antonins, c'est pour leur conseiller de suivre l'exemple de Titus ou d'Auguste, des empereurs bons dont les travers n'étaient qu'illusoires, plutôt que de se comporter comme le goinfre Vitellius, le fou Caligula ou l'infantile Néron. Il définit ainsi le Césarisme, la « domination des princes portés au gouvernement par la démocratie, mais revêtus d'un pouvoir absolu34».

Jacques Gascou, dans son Suétone historien, formule ce propos : Suétone, il est vrai, n'est pas un

« idéologue ». Il n'a pas eu le dessein de mettre en forme des réflexions suivies sur le prince, sur le pouvoir impérial, sur l'histoire. Pourtant, son oeuvre n'est pas gratuite et il n'a pas entrepris de relater les vies des douze Césars pour le

32. Vailland 1967, p. 174-175

33. Ibid., p. 225

34. Ibid., p. 176

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seul plaisir de raconter ou par simple vanité d'étaler une riche érudition. Il n'est pas dénué d'intentions et d'idées ; mais ces idées et ces intentions, il les exprime de façon concrète et indirecte. Il faut, en lisant Suétone, prendre garde au fait que sous l'apparence anecdotique se cache souvent une démonstration implicite. Quand il parle d'un prince, de ses vertus, de ses vices, de sa politique, il fait en même temps référence au prince idéal, comme s'il disposait d'une « grille » qui lui permettrait d'instruire le procès ou de faire l'apologie de chaque César. (...) Il n'est pas douteux non plus qu'il ne pense à Hadrien et que, sans faire oeuvre de courtisan, il ne soit soucieux de faire valoir discrètement les mérites de son maître, soit en montrant que les meilleurs des Césars ont possédé les mêmes vertus ou ont mené la même politique que lui, soit en étalant les vices ou les fautes politiques des mauvais princes, dont Hadrien est exempt. Suétone a aussi des idées sur le principat. Il croit à la monarchie impériale, qui est voulue par les dieux et qui est « l'optimus status », le seul capable d'assurer le bonheur du peuple romain : il est vrai qu'il en est la condition nécessaire, mais non la condition suffisante. Il faut aussi que le prince possède la « moderatio » et « l'abstinentia » et rejette tout esprit tyrannique : après bien des tâtonnements et des expériences désastreuses, le principat est entré avec les premiers Antonins dans la voie durable d'une monarchie fondée sur ces vertus35.

b. La mauvaise foi des Anciens

Pour arriver à ses fins, Suétone n'hésite pas à masquer la vérité, ou du moins à présenter son récit comme il convient pour supporter ses théories. Si, au cours de ses recherches, un point lui a semblé aller à l'encontre de sa pensée, il l'aura exclu ou l'aura déformé avant d'y faire référence. Sa vision de la mort des Césars semble aller dans ce sens.

Dans son objectif de dénoncer le mauvais souverain et de glorifier le bon, Suétone souligne particulièrement les morts indignes des tyrans. Aux morts calmes d'Auguste et Vespasien, morts dans leur lit, entourés de leurs amis, l'auteur oppose les fins atroces des mauvais : Caligula est passé au fil de l'épée, Vitellius est humilié publiquement avant d'être égorgé, Domitien lutte en vain pour crever les yeux de celui qui l'étrangle. Le destin a une morale. Mais Suétone fait preuve de mauvaise foi : il élude au mieux la mort de Titus, agonisant à la suite d'une maladie. Il ne fait aucun doute que l'auteur ait cherché à ignorer au mieux ce fait qui allait à l'encontre de la morale prônée : un bon souverain doit mourir âgé et serein, ou assassiné injustement par les méchants dans la fleur de l'âge, non de la peste à 41 ans. Pour y remédier, il accuse Domitien d'avoir précipité la mort de son frère, un motif qui semble plus s'accorder à la morale : ce n'est pas le destin qui a voulu supprimer cet homme bon, mais la jalousie d'un César pervers et cruel. Alors la mort de Titus est contée deux fois : dans sa Vie pour conclure un court règne prometteur, et dans celle de Domitien pour dénoncer les vices du nouveau prince36. Il en va de même pour Tibère, à la différence que Suétone ne témoigne d'aucune sympathie pour aucun d'entre eux. Dans la Vie de Tibère, il ne prend

35. Gascou 1984, p. 799-800

36. Ibid., p. 385-386

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pas parti sur les causes de la mort de Tibère mais, qu'il ait péri seul en cherchant de l'aide ou qu'il ait été assassiné par son successeur, celle-ci fut atroce et constitue le châtiment d'un règne où s'accumulaient les vices. Dans la Vie de Caligula, il revient sur ce même événement pour en faire une lecture incontestable : Caligula a tué Tibère, une abominable première action pour le nouveau prince (et qui fait écho à la priorité de son prédécesseur en l'an 14 : condamner son rival Postumus)37.

Nous l'évoquions précédemment, Suétone suit un plan thématique et n'accorde que peu d'égards à la chronologie. Ce qui peut paraître un choix intéressant nuit à sa crédibilité : en l'ignorant, il semble mettre en scène les événements à sa guise et manque d'objectivité. Dans le cas de Tibère, l'auteur cherche à diviser sa vie en deux grandes périodes : une bonté feinte, où sa perversité est dissimulée, et une libération progressive de ses vices alors que ses proches disparaissent. Alors Suétone manipule la chronologie pour faire paraître le mal dans les dernières années du règne alors même que les événements cités peuvent être situés, à la lecture des Anciens, aux premières années du principat de Tibère. Ainsi, énumérant des actes ignobles postérieurs à l'an 25, il conclut par la condamnation de Vonones, roi des Parthes. Celui-ci, réfugié à Antioche aurait été assassiné afin d'être dépouillé de ses richesses : non seulement l'appât du gain est odieux, mais il se fait au détriment d'un souverain, qui plus est un allié de Rome qui est censé être sous la protection de celui qui l'attaque. En confrontant Suétone aux autres sources, on aperçoit qu'il est le seul à accuser Tibère : il semble que ce soit un soldat romain qui l'ait mis à mort alors qu'il tentait de pénétrer l'Arménie, sans que le prince ait donné le moindre ordre. De plus, et c'est là notre propos, si Suétone ne date pas cet événement, Tacite le fait : Vonones est mort en 19. Alors l'auteur, pour affirmer sa thèse d'une progression chronologique des vices de Tibère, se sert d'un événement survenu dans le premier quart de son règne, bien avant la prétendue date de la révélation de ses débauches (Germanicus est encore en vie). Ce qui paraissait logique et défendable à la lecture seule de Suétone devient une falsification de l'Histoire38.

Alors les Vies constituent une source intéressante sur le monde romain, car elles nous renseignent sur les préjugés d'un homme sur les règnes précédant sa naissance, motivés par son entourage, son vécu et la situation politique de son époque, mais ne doivent pas être lues comme un récit sans failles. Suétone est un romancier, un prédécesseur du marquis de Sade selon Roger Vailland, qui ressent la même « angoisse surmontée », la « torpeur » et les « moiteurs » en lisant Juliette ou les

37. Ibid., p. 381

38. Ibid., p. 409-410

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Prospérités du Vice : il conte la débauche, l'outrage à la morale39. Et Suétone n'est pas le seul à blâmer : certes, il est celui qui verse le plus dans la caricature, mais n'allons pas croire que Tacite ou Dion aient réalisé leurs ouvrages en toute bonne foi. Les motifs sont multiples - préjugés, opinions politiques, désir de romancer l'Histoire - mais tous ont un même objectif : un souci de vraisemblance en se servant des faits du passé à leur propre compte.

III - La Vie de Tibère

La plupart des Modernes désireux d'étudier les Césars comparent implicitement les sources anciennes pour se faire leur propre opinion sur la véritable personnalité des princes. Mais rares sont les études à y être consacrées : à notre connaissance, il n'existe que l'ouvrage de Manfred Baar, Das Bild des Kaisers Tiberius bei Tacitus, Sueton und Cassius Dio (1990), en langue allemande et dont aucune traduction n'a été apportée. Non que le propos soit inintéressant ou trop ardu, mais il est difficile de mettre sur un pied d'égalité des auteurs qui, selon l'historiographie, ont des qualités toutes différentes : va-t-on accorder la même place aux Annales de Tacite qu'aux compliments de Velleius ? De même, ils ne suivent pas le même objectif ni le même plan : Tacite, en annaliste, est attaché au respect de la chronologie, Suétone n'y porte aucune attention et Velleius ne traite pas des événements fâcheux cités par ses « rivaux ». Toutefois, Roger Vailland, dans Suétone, Les Douze Césars (1967), met en évidence un plan commun aux auteurs de l'Antiquité. S'intéressant à une seule de nos sources majeures, il reconstitue un fil rouge commun à chacune des Vies, en huit temps.

Nous ne cherchons pas ici à opposer les quatre sources définies comme « majeures » les unes aux autres : le propos serait fastidieux et là n'est pas le propos principal de notre étude. Nous nous contenterons de les relier selon le plan de R. Vailland, afin de déceler des poncifs communs, ceux là même qui ont influencé des siècles d'historiographie. Nous commencions ce chapitre par la biographie de Tibère telle que la présenterait un Moderne tenant de résumer la vie de cet homme, nous le terminons par une biographie constituée d'éléments structurants, communs à chaque César, de l'évolution de la vie d'un prince, de sa jeunesse prometteuse à sa fin odieuse.

a. Vie avant le pouvoir

39. Vailland 1967, p. 171

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En premier lieu, « le César est un homme comme un autre ». Tout comme le disait G. Maranon, auteur que nous citerons abondamment dans cette étude : « Les empereurs, que cela plaise ou non à la légende, meurent parfois comme de simples mortels40». Si le prince a une position privilégiée, une ascendance illustre, des richesses abondantes, il n'est ni plus ni moins humain que ses sujets. Ainsi Suétone présente le physique de chaque César, comme pour « démystifier » les personnages : du corps parsemé de taches d'Auguste41 à l'excroissance au flanc de Galba42 en passant par les cheveux rares de Caligula43, le corps du souverain n'est pas meilleur que celui d'autrui. Même désir de ne pas mettre le prince sur un piédestal chez Tacite : les vies des Césars furent falsifiées par la crainte durant leur règne puis par la haine après leur mort, et un bon historien - ce que Tacite souhaite être - se doit de restituer la vérité « sans colère comme sans faveur44».

Ensuite, « Avant d'atteindre le pouvoir suprême, la plupart des Césars manifestent de grandes qualités militaires et politiques ». C'est un fait : tous reconnaissent l'implication de Tibère dans les campagnes en Germanie et en Pannonie, et ne peuvent que saluer ses valeurs. Suétone rapporte les actions militaires d'un soldat valeureux, tribun militaire chez les Cantabres puis général en Germanie et en Pannonie45, livrant des combats glorieux sans rechercher la flatterie personnelle : à la mort de Varus, il diffère la date de son triomphe et refuse des titres honorifiques46. Sur les campagnes de Tibère, on peut se reposer sur le récit de Velleius Paterculus : il a combattu à ses côtés et garde un profond respect pour son général. Dans ce souci de glorifier son supérieur hiérarchique, Paterculus prend une liberté d'écriture, présentant la mission en Arménie comme un succès total (« il pénétra en Arménie avec ses légions, rangea ce pays sous la domination du peuple romain et en remit le sceptre au roi Artavasde47 ») : en réalité il n'eut qu'à soutenir celui dont les partisans avaient déjà occis le rival. Il fait longuement le récit des campagnes en Germanie (XCV.-XCVII. pour la période précédent son entrée dans les rangs de l'armée, CIV.-CVI. pour leurs combats communs) et en Pannonie (CX.-CXV.). L'auteur ne tarit pas d'éloges sur les réussites des troupes romaines qui « parcoururent la Germanie entière ; [vainquant] des peuples aux noms presque inconnus et la nation des Cauches rentra dans l'obéissance. Toute leur armée, foule immense de jeunes hommes aux corps gigantesques, se soumit, bien qu'elle fût protégée par la nature du terrain ; entourée de soldats dont les

40. Maranon 1956, p. 175

41. Suétone, Auguste, LXXX.

42. Suétone, Galba, XXI.

43. Suétone, Caligula, L.

44. Tacite, Livre I., I.

45. Suétone, Tibère, IX.

46. Ibid., XVI.-XVII.

47. Velleius Paterculus, XCIV.

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armes étincelaient, elle vint se prosterner, avec ses chefs, devant le tribunal de Tibère.48 » Toujours selon lui, Tibère était un homme illustre, « remarquable par sa naissance, sa beauté, sa taille, ses excellentes études et sa grande intelligence » ayant déjà l'apparence d'un prince dans sa jeunesse49. Cet homme vertueux, il le servit « pendant neuf années consécutives, soit comme préfet, soit comme légat » et fut « témoin de ses divins exploits (...) [ne croyant] pas qu'il puisse être donné à un homme de voir une nouvelle fois un spectacle semblable à celui dont [il jouit], quand, dans la région la plus peuplée de l'Italie, dans toute l'étendue des provinces de Gaule, tous, revoyant leur vieux général, dont les mérites et les vertus avaient fait un César avant qu'il en reçût le nom, se félicitaient pour eux-mêmes plus encore que pour lui.50 ». Ces valeurs, Auguste les a reconnu. Malgré son désamour pour Tibère, il l'adopte dans l'intérêt de l'État51.

b. Exercice du pouvoir

Puis, « Dès qu'il arrive au pouvoir, le César entreprend de grands travaux d'utilité publique et s'applique à élever le niveau de vie du peuple romain ». Velleius, ne tarissant pas d'éloges envers

Tibère, présente un début de règne sain et souhaitable : « Les événements de ces seize dernières années sont encore présents aux yeux et à l'esprit de tous : qui pourrait les raconter dans leurs détails ? César divinisa son père non pas en usant de son pouvoir absolu mais en lui rendant un culte ; il ne lui donna pas le titre de dieu, mais il en fit un dieu. Il ramena la bonne foi sur le forum ; du forum, il chassa la sédition, du champ de mars les brigues, de la curie la discorde. Il rendit à la cité les vertus qui semblaient mortes et surannées, la justice, l'équité, l'activité. Les magistrats retrouvèrent leur autorité, le sénat sa majesté, les tribunaux leur force. Il réprima les désordres du théâtre. A tous il inspira le désir ou imposa la nécessité de bien faire. La vertu est honorée, le vice puni. Le peuple respecte les grands sans les craindre, le grand prend le pas sur le peuple sans le mépriser. A quelle époque le prix des denrées fut-il plus bas ? Quand vit-on paix plus joyeuse que celle qui s'étend de l'Orient à l'Occident jusqu'aux extrêmes limites du nord et du midi, paix auguste qui délivra de toute crainte de brigandage les coins les plus reculés du monde. Les ruines que la fatalité apporte aux citoyens et aux villes mêmes sont réparées par la libéralité du prince. Les villes d'Asie sont relevées, des provinces délivrées des vexations de leurs magistrats. La récompense est toujours prête pour celui qui en est digne, le châtiment atteint lentement les méchants, mais il les atteint.52 ».

Même les auteurs hostiles reconnaissent que le prince avait commencé dignement en évitant de se comporter en tyran, en témoigne Dion Cassius : Tibère porte toute affaire au Sénat plutôt que d'en

48. Ibid., XVI.

49. Ibid., XCIV.

50. Ibid., CVI.

51. Suétone, Tibère, XXI.

52. Velleius Paterculus, CXXVI.

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décider seul53, refuse d'être adulé pour son seul titre54, se montre généreux et aimable envers ses amis55 et, grâce à ses valeurs, fait aimer au peuple son gouvernement56. Au pire, il est rigoriste et sévère, condamnant les désordres populaires dans les théâtres alors qu'Auguste avait légiféré la tolérance envers les histrions dissipés57 et peut se montrer implacable quand on abuse de sa bonté : Tacite rapporte le cas d'un nommé Hortalus, venu demander la charité à Tibère, ne rencontrant que le mépris de celui qui abhorre la mendicité d'un membre du milieu sénatorial salissant la mémoire de ses ancêtres - ici, l'auteur voit déjà poindre la fin du règne juste de ce prince qui laisse tomber « la maison [d'Hortalus] dans une détresse humiliante58».

De façade, du moins, « Le César défend l'ordre moral et la pureté du sang romain ». Dans le cas de Tibère, c'est un attachement au républicanisme et un mépris des cultes orientaux qui le rattache à cette thèse, même si l'hypocrisie lui est souvent reprochée. Économe, Tibère s'insurge contre le luxe à table59 et l'enrichissement dans l'usure60. Il s'oppose aussi à la violence gratuite, mettant en garde son propre fils de ne commettre « aucune violence, ni aucun excès »61. Enfin, il veut rétablir la sainteté des mariages en punissant les matrones prostituées62, mais tout en édulcorant la loi préexistante, la Papia Poppea d'Auguste, qui devenait matière à la délation63.

L'oeuvre de Velleius Paterculus s'achève à cette époque où Tibère est encore en grande partie un bon prince. Quand vient l'heure du bilan, c'est une conclusion

flatteuse qu'il rédige : « Finissons ce livre par un voeu. Jupiter Capitolin et toi, fondateur et soutien de la gloire de Rome, Mars Gradivus, et toi aussi, Vesta, gardienne du feu éternel, et vous toutes, divinités qui avez fait de l'empire romain un immense édifice qui domine le monde entier, au nom de l'Etat, je vous implore et je vous supplie. Gardez, conservez, protégez cet Etat, cette paix, ce prince. Qu'après un long séjour parmi les mortels, il reçoive de vous le plus tard possible, des successeurs dont les épaules soient assez fortes pour soutenir le fardeau de l'empire du monde

avec la vaillance que nous voyons en César.64 » Malheureusement, aux yeux de la postérité, le règne de Tibère ne s'achève pas à ce moment : il est destiné au même cheminement que celui des autres Césars, celui d'un dérèglement de la personnalité et d'une débauche naissante.

53. Dion Cassius, Livre 57, VII.

54. Ibid., VIII.

55. Ibid., X.-XII.

56. Ibid., IX.

57. Tacite, Livre 1, LXXVII.

58. Ibid., Livre 2, XXXVIII.

59. Ibid., Livre 3, LIII.-LIV.

60. Ibid., Livre 6, XVI.-XVII.

61. Dion Cassius, Livre 57., XIII.

62. Suétone, Tibère, XXXV.

63. Tacite, Livre 3, XXV.

64. Velleius Paterculus, CXXXI.

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c. Perversion du pouvoir

Ensuite, « Le dérèglement des Césars est lié au pouvoir absolu ». La malédiction morale des Césars, ce que les Modernes nomment le Césarisme, est due à l'exercice d'un pouvoir corrupteur et procède par stades. Dans un premier temps, la débauche est honteuse mais « innocente » : gourmandise et lubricité. Elle devient ensuite violence, par la torture et le meurtre divertissant, une prélude au sadisme. Enfin, les derniers mois - ou années - du César pervers sont marqués par le massacre théâtral. Pour Dion Cassius, c'est à la mort de Germanicus que Tibère est devenu un mauvais homme et « après ce malheur, il s'opéra en lui de nombreux changements, soit que son caractère fût tel dès le principe, comme il le fit voir plus tard, soit qu'il l'eût dissimulé pendant la vie de Germanicus, en qui il voyait une menace contre sa puissance absolue; soit encore qu'il ait eu un bon naturel et qu'il soit sorti de son chemin, une fois débarrassé d'un rival.65 » S'en suit un changement de conduite où le prince punit avec rigueur ceux qui lui manquent de respect et fait mourir ses ennemis présumés66. Chez Suétone, la méchanceté va crescendo : il est d'abord aigri et odieux (LIX.), flagelle un innocent pêcheur (LX.), libère sa haine sans limites par des meurtres et des procès inutiles (LXI.) et, enfin, se terre à Capri tant l'humanité le débecte (LXII.). Les qualités d'antan deviennent des vices : son sens de l'économie devient avarice lorsqu'il confisque les richesses d'autrui67, son sens de l'amitié devient un motif de favoritisme quand il promeut ses compagnons de table sans juger de leurs compétences68 - tout en trahissant certains amis sans qu'on puisse comprendre les motifs de son geste69. Pourri par le vice, le moraliste d'antan devient lubrique et cache ses débauches dans l'île de Capri, là où il met en pratique des pensées obscènes, n'épargnant pas même les enfants des familles illustres, « outrageant dans ceux-ci une enfance modeste, dans ceux-là les images de leurs ancêtres »70.

Dans un sixième temps, « C'est généralement sur ses proches que le César s'exerce d'abord à frapper ». Les victimes du tyran ne sont pas des inconnus : ce sont ses rivaux. Et, pour contester l'autorité légitime d'un despote, dans un régime qui repose sur l'hérédité, les principaux acteurs seraient les membres de la famille : frères, cousins, neveux,... On pensera à l'image du matricide Néron ou aux accusations de meurtre rencontrées par Domitien au lendemain de la mort de son frère

65. Dion Cassius, Livre 57, XIII.

66. Ibid., XIX.

67. Ibid., Livre 58, XVI.

68. Suétone, Tibère, XLII.

69. Dion Cassius, Livre 58, XXII.

70. Tacite, Livre 6, I.

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Titus. Tacite présente longuement, dans un souci de chronologie, les assassinats commis au nom de la méchanceté de Tibère. C'est d'abord la tête « suspecte et odieuse » de Postumus qui doit tomber, par crainte d'un rival à son nouveau pouvoir71. C'est ensuite Germanicus qui est empoisonné par Pison, selon la légende en s'aidant de la magie, tandis que le prince vaniteux ignore ce décès - dont il porte la responsabilité72. Par l'intermédiaire de Séjan, il ne songe qu'à « détruire les enfants de Germanicus, qui devaient naturellement succéder à l'empire », accusant de révolte leur mère Agrippine et s'entourant d'adroits calomniateurs73. Ses victimes meurent dans l'horreur, Drusus III poursuivi « jusque dans le tombeau », dont on épiait « le visage, les gémissements, les soupirs les plus secrets74 », Agrippine outragée par l'injure après sa mort, Tibère regrettant de ne pas l'avoir étranglée ou jetée aux Gémonies plus tôt et instaurant une fête pour célébrer le jour de sa mort75. Même horreur dans le récit de Suétone où le cheminement suit son impiété familiale : il dénonce un prétendu complot de son frère (L.), ne respecte pas sa propre mère ( LI.), n'aime pas ses enfants - allant jusqu'à faire tuer Germanicus (LII.), accable sa bru (LIII.) et persécute ses petits-fils (LIV.).

La septième partie, « César enfin devient son propre spectateur » est, aux dires de l'auteur, peu adaptées aux prédécesseurs de Caligula, si ce n'est dans leur fatalisme : Tibère n'est pas son propre spectateur, mais il est celui de la crise romaine, qu'il observe depuis son île reculée.

Enfin, « l'aboutissement inéluctable du Césarisme » passe par la démence, la terreur imposée et ressentie et la mort violente et sordide. Condamné moralement pour ses crimes, le mauvais prince sombre dans la paranoïa, craint la mort et soupçonne les complots, ne trouve pas la paix intérieure et n'échappe pas à l'assassinat. Dans ses vieux jours, Tibère est soupçonné de démence76. Défaitiste et empli de ressentiment, il lui revient en mémoire la stratégie de son prédécesseur : choisir un mauvais successeur pour chercher « la gloire dans un odieux contraste77». Il nomme alors son petit-fils adoptif Caius en souhaitant « qu'après [lui] brûle toute la terre78». Mourant indignement, une injustice qui sied à ce tyran, il finit étouffé « sous un amas de vêtements épais » par son ministre Macron qui avait compris qu'il lui fallait « abandonner le soleil couchant pour s'empresser au soleil levant79». Au préalable, il avait eu une faiblesse et l'on crut qu'il était déjà mort : sa fin ne fut donc

71. Ibid., Livre 1, VI.

72. Ibid., Livre 2, LXIX.-LXXXIV.

73. Ibid., Livre 4, XII.

74. Ibid., Livre 6, XXIV.

75. Ibid., XXV.

76. Dion Cassius, Livre 57, XXIII.

77. Tacite, Livre 1, X.

78. Dion Cassius, Livre 58, XXIII.

79. Ibid., XXVIII.

pas aussi douce qu'il le voulait80. Ainsi s'achève la vie de ce prince, une vie que Tacite résume à la fin du sixième livre des Annales81.

d. Qui croire ?

Quand Roger Vailland organise ce plan, c'est uniquement en réaction à Suétone, pour qui chaque Vie est bâtie sur ce modèle, qui fait lieu de substitut à la chronologie. Mais on retrouve ces mêmes grandes idées chez Tacite et Dion, et dans une moindre mesure chez Velleius Paterculus (dans son cas, l'étude s'arrête au moment où le cinquième temps apparaît dans les textes des autres auteurs). Quelle que soit l'organisation des idées chez les auteurs de l'Antiquité, on retrouve un cheminement commun : un homme porté au pouvoir par la force des événements, dont les premiers mois de règne permettent de se faire une première opinion sur ses compétences et où l'exercice du pouvoir va pervertir l'esprit du prince, le transformant en tyran.

Qui croire ? Sans doute aucun plus que l'autre. La pseudo-apologie de Velleius est une légende, mais se base sur des vertus indiscutables de l'empereur, tandis que la pseudo-condamnation de Suétone est tout aussi fictive, mais est fondée sur des vices indiscutables de l'empereur82. En l'absence de certitudes, on se fie à la majorité : alors Tibère devient pendant des siècles le monstre décrit dans sa Vie, l'empereur « hautain, misanthrope et étrange », dont les mystères ne peuvent que cacher des instincts primaires intolérables83. Voilà Tibère tel que l'Histoire l'a longtemps représenté.

80.

31

Tacite, Livre 6, L.

81. Ibid, LI. - La citation illustre notre premier chapitre

82. Maranon 1956, p. 5

83. Martin 2007, p. 21

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CHAPITRE 2 -

L'EVOLUTION DE LA POSTERITE

Tel est le paradoxe du personnage : à première vue, l'impression d'un échec, mais quand on aborde les détails, beaucoup d'éléments qui, assemblés, devraient en faire un acteur décisif de l'histoire du monde romain. C'est peut-être ce qui explique l'indécision de l'historiographie moderne à son sujet : entre l'aristocratie profondément hostile au principat qu'évoque Pierre

Grenade, le grand politique injustement incompris que veut défendre D. Pippidi, le monstre que dépeint Catherine Salles et the politician, titre guère plus flatteur en anglais qu'en français, de Barbara Levick, on a du mal à reconnaître le même personnage. Tibère semble proposer à l'historien moderne un mystère redoutable.

[ Emmanuel LYASSE - Tibère ]

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A. Une postérité ingrate

Au sortir de l'Antiquité, l'image de Tibère est majoritairement celle d'un mauvais empereur. Et si sa légitimité pouvait encore être supportée par sa position de second des princes de Rome, d'un système politique qui durait sur plusieurs siècles, la chute de Rome lui enleva ce bénéfice. Alors la postérité de Tibère devait être « ingrate » et ne plus lui accorder le moindre pardon.

I - Postérité médiévale

La postérité médiévale de Tibère n'offre qu'à peu de discussions, tant car elle est une suite logique de la postérité antique et car Rome y est souvent oubliée, les empereurs d'antan n'étant plus que de lointains souvenirs. Lorsqu'on évoque Tibère, c'est l'image d'un mauvais homme, d'un persécuteur qui apparaît. Dans le Livre de la cité des dames, Christine de Pizan (en 1404-1405) présente une Agrippine dépressive et suicidaire, cherchant la mort après que son mari ait été victime des attaques d'un Tibère jaloux84.

Tibère n'est guère plus que l'ennemi du bon chrétien (ce fait, nous en reparlerons ultérieurement, en évoquant le rapport de Tibère au Christ). Théodore de Bèze, en 1574, dans son Droit des magistrats sur leurs sujets, invite au respect religieux pour les autorités, même si elles sont mauvaises. Et pour citer un mauvais empereur, il pense d'abord à « Tybere » : S. Pierre pareillement ordonne qu'on ait à

honorer le Roi [...]. Et ce neantmoins nul n'ignore quels estoient les empereurs de ce temps-là, assavoir Tybere et Néron85

Ainsi, aucune compassion n'est éprouvée envers le tyran, le monstre cruel, l'ennemi de Dieu. Évoquer Tibère au Moyen-Âge, c'est évoquer le spectre de l'ancien temps, le démon païen aux vices

grotesques. Ainsi, comme nous le rapporte Allan Massie dans The Caesars : Quand Gilles de Rais, qui fut compagnon de Jeanne d'Arc, confessa en 1440 des crimes incluant la séduction ou le viol et le meurtre de quelque huit-cents enfants, il justifia son atroce conduite de la manière suivante : il avait lu Suétone, dit-il, et avait été tant impressionné par la Vie de l'Empereur Tibère qu'il succomba au désir de l'imiter. Ainsi était la réputation médiévale de

84. Slera A., Remarques sur la représentation du tyran antique dans l'oeuvre de Christine de Pizan, in Bjai 2009, p. 177

85. Huchard C., Tyrans anciens et modernes dans les Mémoires de l'Estat de France de Simon Goulart, in Bjai 2009, p. 196

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l'homme que le grand historien allemand Mommsen appelait lui même le plus apte des empereurs.86

II - Postérité à l'époque moderne

a. Tibère et les Lumières

L'époque moderne n'est pas plus indulgente avec Tibère. En France, il apparaît dans les écrits des philosophes des Lumières. Voltaire (1694-1778) présente, dans son Dictionnaire philosophique (1764), un tyran indigne, faisant appel à la cruauté pour assouvir l'exercice de son pouvoir, tout en admettant que le propos repose sur l'interprétation de sources dont la fiabilité est discutable - nous y reviendrons à la fin du quatrième chapitre.

Montesquieu (1689-1755) consacre un chapitre à Tibère dans sa Considération sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). Le propos est condamnatoire : Tibère a perverti le principat en transformant ce système politique, maladroit mais défendable, en une tyrannie marquée d'asservissement. Ce n'est pas tant l'échec politique que Montesquieu critique, mais l'exercice de la peur. En régnant avec fermeté, Tibère a annihilé la confiance que se portaient

les Romains entre eux. La vie devenait alors terreur87: Il y avoit une loi de majesté contre ceux qui commettoient quelque attentat contre le peuple romain Tibère se saisit de cette loi, et l'appliqua, non pas aux cas pour lesquels elle avoit été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses défiances. Ce n'étoient pas seulement les actions qui lomboient dans le cas de cette loi ; mais des paroles, des signes et des pensées même : car ce qui se dit dans ces épanchements de coeur que la conversation produit entre deux amis, ne peut être regardé que comme des pensées. Il n'y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves : la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant partout, l'amitié fut regardée comme un écueil, l'ingénuité comme une imprudence, la vertu comme une affectation qui pouvoit rappeler, dans l'esprit des peuples le bonheur des temps précédents.88

Par peur, les Romains s'asservissent d'eux-mêmes, ils dénoncent le propos le plus innocent, glorifient leur oppresseur allant jusqu'à « proposer qu'il lui fût permis de jouir de toutes les femmes qu'il lui plairoit.89 » (le propos concerne ici Jules César, mais il pave la voie à ses successeurs et

86. Massie 1983, p. 8 : « When Gilles de Rais, sometime colleague of Joan of Arc, confessed in 1440 to crimes which included the seduction or rape and subsequent murder of some eight hundred children, he accounted for his atrocious conduct in the following way : he had read Suetonius, he said, and had been so impressed by his Life of the Emperor Tiberius that he had succumbed to a desire to emulate him. Such was the mediaeval reputation of the man whom the great German historian Mommsen was himself to call the most capable of emperors. »

87. Dans l'élaboration de ce mémoire, nous avons cherché à retranscrire les textes français anciens à l'identique. Il est possible que certaines retranscriptions aient été corrigées instinctivement, notamment en l'absence de tout accent grave (« Tibère » devient « Tibere »)

88. Laboulaye 1876, p. 229-230

89. Ibid., p. 231

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démontre à quel point la servilité est odieuse). Du moins, Montesquieu ne rejette pas toute la responsabilité de ces actes sur Tibère, qui ne fait que réduire des libertés déjà affaiblies par César et

Auguste. L'intention est, il le reconnaît, républicaine : Il ne paroît pourtant point que Tibère voulût avilir le sénat : il ne se plaignoit de rien tant que du penchant qui entraînoit ce corps à la servitude; toute sa vie est pleine de ses dégoûts là-dessus : mais il étoit comme la plupart des hommes, il vouloit des choses contradictoires ; sa politique générale n'étoit point d'accord avec ses passions particulières. Il auroit désiré un sénat libre, et capable de faire respecter son gouvernement; mais il vouloit aussi un sénat qui satisfît, à tous les moments, ses craintes, ses jalousies, ses haines; enfin, l'homme d'État cédoit continuellement à l'homme.90

Dans un propos ultérieur, Montesquieu compare Tibère au roi Louis XI (roi de France de 1461 à 1483). Leurs caractères lui paraissent semblables : ce sont deux hommes dissimulés, peu aimables voire haineux, haïs par la postérité qui voit en eux le type même du tyran. Mais le Romain est plus

avisé dans ses vices, les faisant moins paraître : Tibère et Louis XI s'exilèrent de leur pays avant de parvenir à la suprême puissance. Ils furent tous deux braves dans les combats et timides dans la vie privée. Ils mirent leur gloire dans l'art de dissimuler. Ils établirent une puissance arbitraire. Ils passèrent leur vie dans le trouble et dans les remords, et la finirent dans le secret, le silence et la haine publique. Mais si l'on examine bien ces deux princes, on sentira d'abord combien l'un était supérieur à l'autre. Tibère cherchait à gouverner les hommes, Louis ne songeait qu'à les tromper. Tibère ne laissa sortir ses vices qu'à mesure qu'il le pouvait faire impunément; l'autre ne fut jamais le maître des siens. Tibère sut paraître vertueux lorsqu'il fallut qu'il se montrât tel ; celui-ci se discrédita dès le premier jour de son règne Enfin Louis avait de la finesse, Tibère de la profondeur ; on pouvoit, avec peu d'esprit, se défendre de Louis; le Romain mettoit des ombres devant tous les esprits, et se déroboit à mesure que l'on commençoit à le voir. Louis, qui n'avoit pour eux que des caresses fausses et de petites flatteries, gagnoit les hommes par leurs propres foiblesses ; le Romain, par la supériorité de son génie et une force invincible qui les entraînoit. Louis réparoit assez heureusement ses imprudences, et le Romain n'en faisoit point. Celui-ci laissoit toujours dans le même état les choses qui pouvoient y rester, l'autre changeoit tout avec91

b. Villemain, ou l'empereur incapable

Notre second exemple de récit antérieur aux débats de réhabilitation date d'un siècle après celui de Montesquieu. Il s'agit des Études de littérature ancienne et étrangère (1849), d'Abel-François Villemain (1790-1870). L'auteur s'intéresse à plusieurs personnages de l'Antiquité (Hérodote, Cicéron ou Plutarque) et de l'époque moderne (Shakespeare, Byron ou Pope). Un chapitre est consacré à Tibère, qu'il présente comme un tyran hypocrite, dénué de la moindre qualité de gouvernement. L'auteur nous est connu, mais ses motivations sont imprécises. A.-F. Villemain fut député, puis ministre de l'Instruction publique de 1839 à 1845 sous le deuxième ministère Soult, et

90. Ibid. p. 232

91. Ibid. p. 377-378

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vice-président du Conseil royal de l'Instruction publique. Il fut également professeur en Sorbonne, jusqu'en 1848, et resta, sous la République, un auteur de référence. Ainsi, lorsqu'on connaît son

parcours politique, il n'est pas aisé de déterminer si, lorsqu'il évoque Séjan (Toutefois on n'osa pas suspendre l'exécution de quelques condamnés. Leurs gardes , pour ne rien faire contre l'ordre établi , les étranglèrent dans la prison ; horrible exactitude des bourreaux, qui , dans notre révolution , s'est reproduite à la mort du plus vil des

tyrans démagogues.92) il vise Louis XVI, s'opposant ainsi à la monarchie rejetée par Orléans - à qui il doit sa carrière, ou Robespierre, démontrant son hostilité à la nouvelle République destituant la monarchie.

Quelles que soient ses motivations, l'auteur n'admet aucune sympathie pour Tibère. Il le dépeint comme un assassin, éliminant tout personnage allant à l'encontre de ses intentions : il empoisonne Germanicus par jalousie, Pison pour ne pas qu'il dénonce son implication dans ce meurtre, Néron et Drusus sans motifs valables et dans des conditions des plus honteuses et, le pire de ses crimes, ordonne lui-même l'agonie de la fille de Séjan. Lâche et retors, il fait porter toute responsabilité de ses crimes à autrui. Le Sénat est forcé, pour survivre, d'encourager la délation et, par ce fait, d'entraîner la ruine morale de Rome. Son hypocrisie n'a d'égale que sa cupidité : il se prononce en faveur de Julie exilée pour en récupérer des dons, feint la colère en lisant des lettres défavorables à Auguste afin de gagner sa confiance ou se sert de Séjan pour cacher ses crimes et les lui attribuer dans ses Mémoires. Quant à lui attribuer toute sympathie envers son contemporain de Judée, ce ne serait que des inventions tardives, sans aucune légitimité.

Mais au contraire de Montesquieu, peu favorable à ce prince mais lui reconnaissant quelques rares vertus, Villemain ne lui trouve aucune excuse. L'aspect le plus favorable de sa politique, le soin du

niveau de vie des Romains, serait invention et il ne faudrait retenir de ce règne que la tyrannie : On a dit plus d'une fois , pour expliquer la longue patience des Romains , que la tyrannie des Césars pesait sur le sénat , que leurs cruautés, quelque grandes qu'on les suppose, tombaient sur un petit nombre d'hommes rapprochés du pouvoir par leur ambition et leurs intrigues; que le reste des citoyens reposait en pleine sécurité, et qu'ainsi ces règnes odieux dans l'histoire ont pu n'être pas malheureux pour les peuples. Cette explication est mal fondée, même pour Tibère, le plus habile, et partant le plus modéré de ces despotes qui opprimèrent les Romains avec une férocité semblable à la démence. Sa tyrannie s'étendait dans toute l'Italie et dans les provinces : de riches citoyens de la Gaule, de l'Espagne et de la Grèce, étaient injustement condamnés, l'un parce qu'il avait des mines d'or que le prince confisquait à son profit , un autre parce qu'il était suspect, un autre parce-qu'il déplaisait.93

Au sortir du XVIIIe siècle, voire jusqu'au milieu du XIXe, il n'est pas aisé de réhabiliter le « Bouc

92. Villemain 1849, p. 101

93. Villemain 1849, p. 93

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de Capri ». Toute tentative est vouée à l'échec tant l'image est négative. Tibère reste le personnage méprisable des Annales de Tacite, un symbole de débauche et de cruauté, de vices nouveaux et scandaleux. Au mieux on respecte son art de la dissimulation, qu'Allan Massie compare à celui de Machiavel94 ou l'on se fascine pour cet homme, non pas en tant que prince, mais en tant qu'énigme historique. Pourtant, certains auteurs s'essaient à ce travail de réhabilitation - ou du moins, cherchent à nuancer l'image que la postérité offrait à Tibère. Parmi eux, Linguet.

III - Un précurseur à la réhabilitation : Linguet

Simon-Nicolas-Henri Linguet est un auteur français, né en 1736 à Reims et mort à Paris en 1794. Avocat, il défendit des personnages illustres de la noblesse française, ce jusqu'à être radié du barreau en 1774. Célèbre pour ses attaques virulentes, sans distinction entre ses ennemis, il se reconvertit brièvement dans le journalisme, au Journal de politique et de littérature qu'il dut quitter à la suite de plaintes. Ses oeuvres littéraires ont été publiées dès 1777, durant son exil en Angleterre (il était souvent poursuivi, et fut embastillé de 1780 à 1782). Parmi elles les Annales civiles, politiques et littéraires ou Mémoire sur la Bastille. Anobli par Joseph II de Habsbourg et avec l'aide de Louis XVI, qui apprécie ses textes, il rentre en France sans encombres et poursuit son métier de journaliste durant la Révolution française. Membre du Club des Cordeliers, il fréquente Robespierre et Danton. Ses positions politiques sont plus difficiles à cerner : il n'est pas à proprement parler un monarchiste, dénonçant le despotisme de l'Ancien Régime, mais n'adhère pas au sentiment révolutionnaire, dont il dénonce le libéralisme économique. Il est arrêté en septembre 1793 sur accusation de sympathies envers les monarchies étrangères et guillotiné le 27 juin 1794 sur motif d'avoir « encensé les despotes de Vienne et de Londres ».

L'oeuvre qui nous intéresse ici s'intitule Histoire des Révolutions de l'Empire Romain. Pour servir de fuite à celle des Révolutions de la République (1777 - en deux tomes). Il s'agit de l'un des premiers textes à remettre en question la légitimité de la postérité de Tibère, sans pour autant s'affirmer comme un plaidoyer pour réhabiliter le prince. Linguet cherchait à conter l'Histoire de Rome de l'avènement d'Auguste à la mort de Caligula - le chapitre consacré à cet empereur étant très bref. Le règne de Tibère est présenté dans les deux tomes, la jonction étant faite à la mort de Germanicus.

94. Massie 1983, p. 89 : « The lessons in the arts of dissimulation and pretence, of which Tiberius seemed to great a master, were to the taste of princes schooled by Machiavelli »

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Linguet décrit un prince dont le bilan politique est mitigé. Néanmoins, au contraire de bien des auteurs à cette époque, il ne nie pas les valeurs de Tibère : certes, il fut un empereur médiocre et son caractère était détestable, mais il fut un excellent militaire, un travailleur sérieux et un homme

intelligent : Quelqu'un a dit qu'il n'y avoit pas de meilleurs Princes que ceux qui n'étoient pas nés pour l'être. Tibère démentit cruellement cette maxime, confirmée d'ailleurs par beaucoup d'exemples.95 (...) Il montra dès sa jeunesse des talens marqués dans tous les genres. Il fit la guerre avec succès. Il rassura le premier, Rome et l'Empire, lorsque la perfidie heureuse d'Arminius y eut répandu l'effroi. Il étoit infatigable au travail. Il réunissoit une connaissance profonde des affaires et des hommes, à la sagacité la plus éclairée. Mais on lui reprocha toujours une humeur sombre, un penchant à la dissimulation, qui s'allie rarement avec la vertu, et qui couvre presque toujours de grands vices.96

Le premier tome de cette oeuvre est essentiellement consacré à la question militaire, suscitée par les mutineries du Rhin et de Pannonie. Les soldats sont présentés comme des révoltés avides, dépourvus de tout patriotisme, et revendiquant des dons égaux à ceux qu'avaient perçus leurs

ancêtres durant la guerre civile : Ils s'étoient transmis par tradition le souvenir de ce que leurs prédécesseurs y avoient gagné. Ils comparoient, en frémissant, les richesses prodiguées aux légions des Triumvirs dans des tems de troubles, avec l'économie qui présidoit aux récompenses pendant la paix. Ils se rappelloient avec transport ces partages des terres, dont on a pu voir les détails dans l'histoire de la République.97

Tibère déprécie Germanicus, non pour des raisons politiques, mais par des jalousies personnelles : il ne supporte pas de voir ce jeune homme populaire et brillant qui lui fait de l'ombre et le renvoie à sa propre solitude. Linguet dépeint une image flatteuse de Germanicus, un héros mort trop jeune, dans des conditions injustes et qui aurait pu être un souverain apprécié de la postérité. Mais, sans l'en accuser, l'auteur renvoie néanmoins à l'attaque que sa grandeur portait au moral de l'empereur, la jalousie portant préjudice au bon déroulement de son règne. De plus, c'est de ce désamour que se

servent les mutinés lorsqu'ils proposent à Germanicus de briguer le trône : Connoissant entre ces deux Princes tant de sujets de se craindre et de se haïr, il n'est pas étonnant que l'armée se promit l'appui du neveu, en travaillant à détrôner l'oncle. Comme cependant la grandeur d'âme du premier étoit connue, on n'osa pas d'abord lui en faire la proposition. La révolte s'annonça, ainsi qu'en Hongrie, par de simples murmures, contre un service aussi dur qu'infructueux. Mais le soldat qui sentoit mieux les forces, se porta plus promptement à en abuser.98

Le second tome commence par l'arrivée de Séjan dans la politique impériale. Au lendemain de la mort de Germanicus, Tibère libère ses bas-instincts et l'ambitieux ministre profite de la situation pour se faire promouvoir. L'auteur reconnaît le danger que représentait Séjan, de par son charisme,

95. Linguet 1777, p. 44

96. Ibid, p. 44-45

97. Ibid., p. 53-54

98. Ibid., p. 83

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ses ambitions mal placées et son absence de scrupules quand le crime était nécessaire pour servir ses objectifs. Pourtant, il n'aurait pu causer autant d'horreurs sans complices : Livilla apparaît comme une perverse, abandonnant ses espérances de devenir impératrice (son mariage avec Drusus lui étant bien plus profitable qu'une alliance avec Séjan) pour accéder à des plaisirs déshonorants, Agrippine énerve assez Tibère pour que l'ambitieux les dresse l'un contre l'autre et le prince lui-même, par son caractère ombrageux, est sensible aux fourberies de Séjan, qui excite sans cesse sa colère. Macron, son successeur, est présenté plus que jamais comme un héritier de ces vices, un ennemi d'autant plus dangereux pour Séjan qu'ils partagent les mêmes pensées.

A la mort de Séjan, Tibère est un homme fini. Son ressentiment est plus fort que jamais, son mépris l'isole de son peuple et la fin de son règne n'est qu'une successions d'infâmes cruautés et débauches. Néanmoins, Linguet refuse d'admettre les récits des Anciens comme véridiques. La perversion est une accusation grave, salissant la réputation de l'Homme, qui plus est dénuée de crédibilité chez un vieillard. Tout au plus, Tibère est un hédoniste incompris, dont les plaisirs passent pour licencieux. Quant à la violence, on ne peut la nier, mais elle ne témoigne pas de tendances cruelles : Tibère est un homme ferme, qui ne néglige pas d'employer la manière forte pour se faire respecter, mais ne

prend pas plaisir à torturer. Pour Linguet, de tels actes seraient contraires à la nature humaine99: Voilà ce que raconte Tacite, et ce que sa manière admirable de peindre ne fera jamais croire à un Lecteur sensé. On a vu des tyrans se baigner dans le sang de leurs sujets. La Saint Barthelemi est une preuve du peu de cas que les Souverains font quelquefois de la vie des hommes. (...) Mais ici ni le fanatisme, ni l'intérêt, ni l'ambition ne pouvoient avoir lieu. Tibère régnoit seul et sans contradiction. L'unique objet qui pouvoit lui causer quelque crainte, venoit d'être abattu. J'ose le soutenir, la méchanceté humaine ne va point jusqu'à verser le sang des hommes, uniquement pour s'épargner un peu d'ennui.100

Le dernier chapitre consacré au règne de Tibère fait office de bilan de son règne. Ce fut indubitablement un échec, mais l'intention de faire le bien était présente. Ce n'est que par son caractère renfrogné et par la perversion des ambitieux que Tibère n'a pu devenir un prince respecté, témoignant d'une attention particulière aux besoins du peuple, à l'intelligence militaire - il préférait des frontières stables à un empire élargi, mais en crise - et d'une envie d'être aimé. Certaines de ses

bonnes intentions ont même pu être observées, à commencer par son respect du peuple : Tibère fut un mauvais Prince sans contredit. Il se fit détester de la noblesse. Il sacrifia les têtes les plus élevées de l'État à sa tranquillité. Mais il ne paroît pas que les peuples fussent à plaindre sous son gouvernement.101

99. M.-F. David-de Palacio fait remarquer, à juste titre, que le propos de Linguet est tragiquement ironique : c'est cette même propension à la violence qu'il niait qui l'a conduit dix-sept ans plus tard à l'échafaud.

100. Ibid., p. 156-157

101. Ibid., p. 162

Tibère n'est pas plus à blâmer que les autres Césars. Pour Linguet, Jules César - alors même qu'il est présenté comme un héros - est bien plus méprisable que les « mauvais empereurs », Tibère et Néron y compris, puisqu'il a conduit Rome à la guerre civile. L'infamie ne doit se mesurer en crimes

privés (assassinats, débauches,...) mais en fautes publiques. La postérité est donc injuste : On trouve dans tous leurs ouvrages une méprise bien générale et bien funeste. Ils accablent des épithetes les plus odieuses un homme puissant, qui sacrifie à sa sureté quelques têtes de marque. Il déifient un Prince imbécile qui abandonne une Nation entiere aux vexations de ses Ministres, ou de leurs créatures. Ils font l'apothéose d'un conquérant qui inonde la terre de sang, et qui sacrifie une infinité d'hommes à l'ambition la plus insensée.102

Faire de Linguet un défenseur de Tibère serait une faute d'interprétation : s'il plaint l'infortune du prince par moments, il ne peut en faire une victime et le dépeint comme un « perdant ». Mais il est a inspiré le mouvement de réhabilitation qui devait prendre de l'ampleur un siècle après sa mort.

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102. Ibid., p. 163

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B. Réhabiliter Tibère ?

I - Le mouvement de réhabilitation

a. La naissance du mouvement de réhabilitation

Il est difficile d'établir la date à partir de laquelle le mouvement réhabilitant a pu se développer. En effet, ce sont des études diverses, datées de la seconde moitié du XIXe siècle, qui font office de références à ce courant et ont offert à débat, inspirées par des travaux antérieurs. Gregorio Maranon

propose une lecture de cette réhabilitation naissante : Il est indéniable que la réhabilitation de l'empereur a été influencée par les rationalistes, et parfois les farouches anti-chrétiens, une pensée de l'écriture historique moderne, dès la fin du dix-huitième siècle. N'oublions pas que l'un des premier défenseurs de Tibère, et de plus un de ceux à avoir le plus d'influence en ayant créé une atmosphère qui lui soit favorable, était Voltaire. (...) Une des légendes à laquelle Voltaire s'opposa était précisément celle d'un Tibère devenu chrétien. Alors vinrent les révisions apologistes du personnage de Tibère, menées par des historiens français, allemands et anglais, beaucoup d'entre eux influencés par le puritanisme protestant car, en bien des aspects, ce César se présentait comme un prédécesseur de Calvin. Finalement vinrent plus d'historiens, des italiens cette fois, que la diffusion du nationalisme dans leur pays rendaient plus favorable à la défense des grands noms de la Rome antique.103

Cet intérêt naît dans un but précis : discuter de la véracité des textes antiques et de la personnalité d'un personnage méconnu, car incompris. Car Tibère représente la base d'un modèle politique perpétué durant des siècles : l'impérialisme. Il est aussi un personnage chargé de symboles : mélancolie, ressentiment,... des thèmes chers à la fiction du XIXe siècle. Marie-France David-de Palacio définit ce nouveau Tibère comme le représentant du « destin tragique de la modernité, une sorte d'allégorie à l'usage des consciences malheureuses du nouveau siècle, le vingtième104. »

S'il faut définir un « chef de file » à ce mouvement, M.-F. David-de Palacio propose le nom d'Adolf Stahr. Celui-ci publie, en 1863, Bildr aus dem Altertum, considéré comme le premier texte

moderne réhabilitant Tibère, dont voici le préambule : « J'ai entrepris de ramener à de justes proportions le jugement porté par les hommes sur un souverain dont le nom n'a été cité jusqu'à présent dans l'histoire qu'à titre de symbole du pire, ce qui, réduit à l'image d'un tyran inhumain, peut bien susciter l'exécration. (...) Entre son panégyriste

103. Maranon 1956, p. 6-7

104. David-de Palacio 2006, p. 212

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inconditionnel Velleius et son accusateur enragé Tacite, la balance s'incline largement du côté défavorable dans la quasi-totalité des livres d'histoire récents. Au mieux, on nous y présente un monstre, énigmatique certes, composé des qualités les plus contradictoires, mais toujours un monstre, dont la vue fait frémir d'effroi notre sentiment d'humanité, un être étrange, que nous ne parvenons pas à expliquer, un effrayant mystère, dont la clef nous manque, comme elle manquait déjà, en vérité, à l'auteur de qui nous tenons les informations principales concernant Tibère.105

La thèse de Stahr repose sur une réfutation de Tacite. Celui-ci, référence de la plupart des ouvrages d'historiens consacrés à Tibère, offre une vision partiale des événements, motivée par ses propres convictions. Ainsi, le bon historien se doit de réfuter les Annales, du moins les lire avec prudence, pour comprendre le second prince de Rome. Le drame de Tibère est d'avoir sombré dans la folie dès

lors qu'il apprit la trahison de Séjan, le dernier homme qu'il pensait être son ami : L'effet produit sur la sensibilité de Tibère par la découverte des méfaits et de la trahison de son ami intime fut terrible. Une absence totale d'espoir en l'humanité, une sinistre fureur rentrée comme le monde et contre son propre destin s'emparèrent de lui. Ce fut comme si, avec la trahison de Séjan, le dernier lien qui le reliait encore à l'humanité s'était rompu. (...) Sa cruelle vengeance envers ceux qui avaient pris part au crime de Séjan ne connut au début ni mesure ni but précis, et il laissa impitoyablement torturer et assassiner tout ce qui, au cours de l'enquête, lui tombait sous la main. Sa douleur et son désespoir confinèrent à la folie, et il est presque certain que depuis lors son âme resta occasionnellement troublée par l'ombre de la démence.106

b. Un devoir de mémoire

Réhabiliter Tibère devient un devoir de mémoire pour l'historien. Devant l'injustice de la postérité,

il est amené à la contester : L'histoire a pendant longtemps jugé cet homme d'après les dernières années de son règne, et lui a fait ainsi un tort sévère. Il n'y a sans doute aucun autre homme que Tibère qui ait connu un destin aussi tragique. Caractère noble et humain en tous points, il est conduit très tôt par la bassesse de sentiment de son entourage, par les flatteries trompeuses du personnel de l'État et des sénateurs, au mépris des hommes, ce qui rend plus difficile la grandeur de sa mission. Mais plein de sentiment du devoir, il ne retarde pas l'exécution de ce qu'il tient pour juste ; il trouve sa récompense dans l'espoir de rendre son peuple heureux et de gagner un jour dans l'histoire un nom glorieux. (...) L'histoire est juste. Tibère, longtemps vilipendé, reconquiert aujourd'hui son honneur. On s'est dit avec raison que l'on ne devait pas lui imputer les actes perpétués pendant son effroyable maladie.107

C'est cet objectif que défend Edward Beesly. Son ouvrage Catiline, Clodius and Tiberius, paru en 1878 est la retranscription d'une conférence présentée à l'université de Bradford le 27 mars 1867. Dans cette étude, l'auteur voulait montrer l'importance de la corruption des élites, ce pourquoi César

105. In David-de Palacio 2006, p. 227

106. Stahr A., Bilder aus der Altertum. Tiberius, Berlin : Verlag von J. Guttentag, 1863, p. 234-235, in David-de Palacio 2006, p. 272-273

107. Willenbucher H., Tiberius und die Verschwörung des Sejan, Gütersloh : Bertelsmann, 1896, p. 46, in David-de Palacio p. 58

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avait mérité sa popularité auprès du peuple accablé en s'opposant à la perversion du milieu sénatorial, dans l'échec politique de Tibère et comment cette impuissance a engendré l'image injuste retenue par la postérité. La première partie de l'étude est consacrée à sa vie avant le principat, avec de nombreux renvois au récit de Velleius Paterculus, la seconde concerne son règne. Tibère n'avait que peu à craindre de l'aristocratie, car celle-ci se livrait à des querelles internes dans l'espérance d'une promotion et ne pouvait se résoudre à former un parti hostile au prince, tout du moins jusqu'à ce qu'Agrippine le leur propose à mots couverts. Au sortir de cette conférence, les spectateurs devaient pouvoir remettre en question leur propre vision de Tibère car, à la lumière de ces nouveaux

propos, elle se trouvait bouleversée : La plupart des personnes cultivées ont lu des oeuvres le concernant durant leur jeunesse, et de son nom ils voient des images de sombre misanthropie, d'une hypocrisie de long vécu, d'une lente mais implacable haine, de cruauté sans remords, d'un répugnant vieillard pataugeant dans des exercices fous sur une île recluse ou ni les plaintes, ni les malédictions ne l'atteignait. Ainsi est l'image transmise par la postérité par les plus éloquents des historiens. Une image si fausse, si contradictoire, si insultante pour le sens commun que je me dois de vous le démontrer ce soir. (...) Ne supposez pas que je prenne un plaisir pervers à maintenir un paradoxe. Je respecte bien trop l'Histoire pour en faire des bagatelles, et c'est car je me désole de voir deux siècles d'Histoire tournés vers le non-sens que je veux la ramener à la lumière du bon sens, pour travailler sur ces personnages de la Révolution romaine.108

L'objectif de la réhabilitation n'est toutefois pas de décharger Tibère de toute faute : l'erreur serait de faire du prince un innocent et de ses proches des coupables, voire de rejeter la responsabilité de ses actes sur ses victimes. Il ne faut donc pas nier le crime, celui-ci étant indiscutable, mais le nuancer. Ce que cherchent à démontrer les auteurs de la réhabilitation, c'est que le Tibère que présentent les Anciens est un personnage fictif, un hybride des vices tyranniques apparus chez ses successeurs, tels Néron ou Domitien, une caricature du mal. Gaston Boissier, alors que le courant existe depuis près d'un demi-siècle, met en garde le lecteur contre tout préjugé trop favorable à Tibère :

L'Allemagne était à ce moment (1852) très mal disposée pour lui, et il faut reconnaître que les arguments dont elle usait pour le combattre valaient bien mieux que ceux dont Voltaire et Linguet s'étaient contentés. On essayait, par toutes sortes de raisonnements et de recherches, de réhabiliter les princes qu'il a condamnés, surtout Tibère - car il faut remarquer que c'est autour de Tibère que s'est toujours livrée la bataille contre Tacite. La campagne fut habilement menée, sauf que, comme il arrive dans toutes les polémiques un peu passionnées, on alla vite à l'extrême. Il ne suffit pas d'établir, ce qui est vrai, que Tibère était un très habile politique, qu'il a bien gouverné les provinces, qu'il a maintenu l'Empire en paix ; on voulut prouver que c'était un honnête homme, « une noble et bonne nature », et, comme il était difficile de nier que beaucoup de sang avait coulé sous son règne, on en fit retomber la faute sur ses victimes, qui l'avaient exaspéré par leur résistance.109

108. Beesly 1878, p. 85-86

109. Boissier G., Tacite, Paris : Hachette, 1904, p. 113, in David-de Palacio, p. 12

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Ainsi naît la réhabilitation de Tibère. Les nouveaux historiens se font un devoir de réécrire l'Histoire en appelant à l'objectivité et à une meilleure lecture des sources antiques. Le nouveau Tibère n'en est pas moins fictif, mais il s'avère moins caricatural. C'est un prince réhabilité qui admet certaines qualités morales dont était incapable son pendant ancien : il n'est plus seulement le tyran et le Bouc de Capri, il est aussi l'ennemi de la décadence, le précurseur des lois sociales et un intellectuel empli de spleen. Mais cet intérêt pour Tibère n'apparaît pas ex nihilo. Les causes sont autant historiographiques que politiques.

II - Causes nationales et politiques

a. Tibère et l'Allemagne

Dans son étude, Marie-France David-de Palacio recherche les causes de la naissance de ce mouvement de réhabilitation. Elle constate vite qu'au XIXe siècle, le mouvement est essentiellement allemand110. La littérature nationale use abondamment de ce personnage, alors que son pendant étranger, notamment en France, lui préfère Néron ou Héliogabale, plus propices à la descriptions de vices nouveaux. Mais l'intérêt allemand pour Tibère n'est pas uniquement lié à l'image de la décadence : c'est avant tout un lien à l'Histoire qui se profile.

Le rapport à la Germanie antique importe beaucoup aux Allemands, même si les ancêtres dont ils se réclament ont été vaincus par la famille de Tibère. Arminius/Hermann est un symbole national et Tibère le représentant de la victoire, tout comme peuvent l'être Vercingétorix et César en France. La littérature nationale en fait un prince nostalgique de ses campagnes passées, un amoureux des terres et du peuple germaniques.

Et il aime ce pays, ajouta Telemachos, il préfère vos sombres forêts de chênes que traverse en murmurant la tempête
aux rives souriantes. Il prétend que la Germanie est le vrai pays, un pays d'hommes.111

Parallèlement, les Allemands font l'analogie entre Tibère et leur empereur, Guillaume II (régnant de 1888 à 1918). Il est vrai que les deux hommes partagent une psychologie complexe et une même incompréhension chez leurs contemporains. Guillaume II succède à son grand-père Guillaume I,

110. Mais pas exclusivement : De Tiberio imperatore. État du monde romain, vers le temps de la fondation de l'empire de Victor Duruy (France, 1853) ou Catiline, Clodius and Tiberius d'Edward Beesly (Angleterre, 1878) sont parmi les ouvrages de référence sur la réhabilitation de Tibère au XIXe siècle

111. Gjellerup K., Der goldene Zweig. Dichtung und Novellenkranz aus der Zeit des Kaisers Tiberius, Leipzig : Quelle und Meyer, 1917, p. 201, in David 2006, p. 28-29

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premier empereur allemand (1871-1888112) - tout comme Tibère suivait Auguste. L'un comme l'autre furent incapables de se faire apprécier, de par leur manque de charisme en comparaison de leur prédécesseur et devinrent les boucs émissaires de leur temps. Les intellectuels vont alors puiser en Tibère les « symptômes » pour comprendre leur empereur. En réfère Thomas Kohut, évoquant la période d'exil au lendemain de la Grande Guerre, là où Guillaume est le plus confronté à son échec :

En attribuant les difficultés de Guillaume à sa naissance, sa déformation physique, les manipulations du médecin lors de l'accouchement, ou sa mère anglaise, les Allemands étaient en mesure de nier leur parenté émotionnelle avec le Kaiser, leur influence sur ses actes, leur contribution à la catastrophe. Au lendemain d'une défaite inattendue et humiliante, on fit de Guillaume un bouc émissaire, la cible de l'ignominie et de la colère impuissante de ses anciens sujets.113

b. Rome et l'impérialisme moderne

Si les Allemands comparent Tibère à Guillaume, ce n'est pas simplement en constatant la haine commune qui leur est réservée. C'est aussi une analogie de caractère : tous deux sont présentés comme des hommes susceptibles, dédaignés par le peuple qui se sent délaissé, et proches de la paranoïa. Cette mentalité prêtée aux princes est précisément ce qui inspire le concept « d'empereur de la décadence romaine », tel que le décrit M.-F. David-de Palacio. Les personnages décrits par les Anciens servent aux Modernes pour caricaturer leurs contemporains et leur prêter les torts moraux de leurs « ancêtres » sans risquer d'ombrager la sensibilité de leur souverain, puisqu'on ne le nomme pas explicitement. Le mépris de Tibère étudié par les Allemands est, à demi-mots, celui de Guillaume ; parler des pratiques amorales des Césars, en France, c'est railler Napoléon III ; condamner les odieuses manifestations des spectacles de l'Antiquité, c'est rappeler au souvenir de Louis II de Bavière. Si le tyran ne voit pas son nom apparaître, il ne peut que passer pour un paranoïaque en se sentant visé : certains auteurs ont supposé que la disgrâce de Suétone ait été une réaction du prince Hadrien, comprenant que les Vies des Douze Césars, sous couvert de synthèse historique, le moquaient dans l'évocation des vices de ses prédécesseurs. L'Antiquité, qu'elle soit présentée dans une fiction ou dans une étude universitaire, devient satire politique pour se moquer du tyran mal aimé et décadent.

Au delà de la fiction, la question de la légitimité impériale est discutée par les historiens à travers l'image d'un empire passé, dont la grandeur n'eut d'égale que la déchéance. Nous ne nous étonnons

112. En réalité, il fut le troisième empereur : son père Frédéric III régna trois mois, 1888 devenant « L'année des trois Césars », en référence à la crise impériale romaine suivant la mort de Néron

113. Kohut T., Wilhelm II and the Germans, Oxford : Oxford University Press, 1991, p. 227-228, in. David 2006, p. 4344

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pas de voir l'intérêt porté à Rome être renouvelé à une époque où les principales puissances européennes suivent des directives impérialistes, gouvernées par des empereurs et/ou se dotant de colonies lointaines. Edward Beesly, britannique, fait souvent allusion aux relations entre élites romaines et provinces prospères, les comparant au sentiment de la haute société britannique de son temps avec la colonie indienne.

Tibère est un personnage ambigu : il peut tant servir à glorifier qu'à infirmer la légitimité impériale. Les républicains, du moins les anti-impérialistes114, veulent prouver l'inconsistance d'un tel régime, qui a conduit à l'échec et à l'infamie un Tibère volontaire, dont les capacités auraient été saluées quelques générations auparavant. Ailleurs, et c'est notamment l'argument soulevé par Napoléon Ier, l'image de Tibère vient d'auteurs se réclamant républicains qui, s'ils mentent, ont cherché à pervertir la perception future des fondateurs du régime abhorré. Il s'agissait de nier les réussites de Tibère

tant elles allaient à l'encontre des convictions de ses critiques : Durant la Révolution française, Tacite fournit l'inspiration aux révolutionnaires en temps qu'ennemi du despotisme, le vrai apôtre de la liberté et de la République. Madame Roland lisait les Annales comme un livre saint. Mais Napoléon, quand il posa les fondations de son absolutisme, fit une grande découverte. L'image des Césars, et plus particulièrement celle de Tibère, que Tacite présentait était erronée. L'Empire avait été une réelle bénédiction, et ses sujets avaient vécu dans la prospérité. Au moins un journaliste fut forcé de stopper la publication de son journal, et un professeur perdit sa place car ils continuaient de vanter Tacite. Au début du Second Empire en France, la controverse autour de Tibère s'était propagée à d'autres parties de l'Europe, et désormais, même si elle était encore renommée en France, les plus efficaces de ses fournisseurs étaient les savants allemands.115

Quels que soient les convictions des auteurs, chacun peut reprendre la réhabilitation de Tibère à son propre compte : l'impérialiste y verra l'incapacité de concilier république et empire, le républicain soulignera les idéaux démocratiques d'un prince au règne mêlé de bon et de mauvais, le nationaliste allemand respectera celui qui a su vaillamment guerroyer contre ses ancêtres sans jamais les sous-estimer. De même, l'historiographie évolue et, selon Grégorio Maranon, « la glorification (de Tibère) par les auteurs modernes est l'expression typique de l'éthique moderne selon laquelle, tant que l'homme est efficace, on peut tout lui pardonner. » Pour qui veut présenter Tibère comme un homme de valeur, qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse !

Mais ce nouveau constat ne plaît pas à tous les auteurs de la fin du XIXe siècle. Car réhabiliter Tibère, c'est aller à l'encontre, voire faire table rase de près de dix-huit siècles d'historiographie.

114. Edward Beesly souligne régulièrement dans son étude la position anti-impérialiste des britanniques, qui ne leur permet pas d'apprécier Rome à juste titre.

115. Kuntz 2013, p.8

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Ainsi, un courant historiographique se forme en réaction à cette nouvelle lecture de l'Histoire : le courant anti-tibérien.

III - Contester la réhabilitation

a. Contester le témoignage des Anciens

Norman Douglas avait sans doute raison en 1906 quand il écrivait « qu'aucun érudit de nos jours, avec une réputation en jeu, ne pouvait se risquer sur la véracité de Tacite et Suétone » ; d'autres étaient moins sûrs.116

Pour étudier Tibère, il est inévitable de revenir à l'étude des Annales. Tacite se pose comme autorité incontestable sur les débuts de l'Empire romain et toute étude sur Tibère se doit d'y référer. C'est de lui que vient l'image de la « bête déifiée » qu'évoque Allan Massie, un personnage maléfique qu'il conçoit à partir de ses souvenirs du règne de Domitien. Quelles que soient les intentions de l'auteur moderne, il est inévitable qu'une étude historique consacrée à Tibère devienne une étude historiographique sur Tacite. Et si l'on admettait une probable exagération dans l'évocation de ce règne, il était impossible de contester cette autorité.

C'est précisément autour de Tacite que naît le débat de réhabilitation. L'auteur, réputé pour être un historien sérieux - au contraire de Suétone - se voit reprocher sa mauvaise foi. Sans aller à l'encontre de son travail et rejeter en bloc toutes ses affirmations, les Modernes cherchent à démontrer que les Annales relèvent davantage du roman historique que de l'étude historique. C'est par son traitement de Tibère que Tacite est le plus contesté. La remise en cause touche notamment à ses convictions anti-impérialistes, ou du moins opposées à l'impérialisme de la dynastie julio-claudienne. Tibère, échouant à rétablir les institutions républicaines au lendemain du décès d'Auguste et par sa position de « sauveur » du principat devient odieux aux yeux de Tacite. Pourtant, l'auteur entre en contradiction avec lui-même en se montrant bien plus clément envers ses contemporains, une preuve - selon certains auteurs modernes - d'un opportunisme d'époque. De la part d'un écrivain se voulant convaincant et apportant l'un des rares témoignages sur cette période, l'accusation est grave. De même, les Modernes tendant à réfuter la vision de l'Ancien sur l'évolution du règne de Tibère. Si les premiers notent des changements graduels dans l'attitude du prince, Tacite croît en l'immobilité du caractère. Ainsi, jusqu'à la mort de ses fils, le prince dissimulait avec fourberie ses pensées cruelles et lubriques, les maintenant toujours cachées - mais avec moins de

116. Massie 1983, p. 89

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subtilité - lorsque vivaient sa mère et Séjan, avant de montrer qui était le vrai Tibère, celui qu'il était depuis son enfance, dans ses vieux jours.

Aussi, J. Gascou dénonce la mauvaise foi de l'auteur de l'Antiquité, gommant la mention de propos hostiles à Tibère à son avènement, alors qu'il refuse l'Empire, ce afin de ne pas contredire sa thèse, celle d'une servilité totale des Romains au tyran117. Si nous lui pardonnons des erreurs dues à la difficulté d'écrire le passé avec exactitude et d'avoir traité d'une période de crise, nécessairement une période difficile pour les Romains, on lui reproche ses partis pris et son opportunisme : n'était-ce pas ce Domitien qu'il se plaît tant à dénoncer qui lui avait permis d'assumer ses premières responsabilités politiques avant que les Antonins n'arrivent au pouvoir ? Pour reprendre l'expression

de Tarver, très critique : les nombreux travaux de Tacite ne sont rien de plus qu'une perpétuelle jérémiade selon laquelle personne n'est bon si ce ne sont les hommes déconnectés de l'administration, les Germains et son beau-père.

Ainsi, comment comprendre Tibère, comment chercher à le réhabiliter quand la source principale sur sa vie est, précisément, disposée à lui nuire ? Edward Beesly déplore ce fait, estimant que l'immense majorité des gens éduqués ne connaissent rien de Tibère en dehors de ce que Tacite crut bon d'en dire. Il parle alors d'un « livre fermé » pour ceux qui cherchent à percevoir la vérité et part de ce postulat pour sa conférence. L'historien moderne ne doit néanmoins pas négliger Tacite. Aussi discutable que soit son récit, il est l'une des rares clés à notre compréhension des temps passé. Il est autant exclu d'accepter sans discussion la vision d'un Tibère sournois que d'ignorer ce témoignage. L'attitude à adopter serait davantage de relire les Annales avec plus de distances. Si l'on ne peut s'y fier, elles sont un outil pour une meilleure compréhension d'un Tibère secret, par les failles qu'il a pu laisser paraître et par l'image que s'en fait l'auteur un siècle plus tard.

Toutefois, contester Tacite n'est pas un propos aisé. Toute tentative peut être pervertie et devenir pur

travail d'invention, un parti pris « indigne » de l'historien : Face à cette quasi-unanimité, l'historien moderne subit deux tentations, céder au suivisme et gloser plus encore que les historiens anciens sur la méchanceté de Tibère, ou tomber dans la manie, commune à bien des biographes, de la réhabilitation en se donnant pour tâche de démontrer que les anciens avaient grand tort, noble ambition qui conduit malheureusement à écrire finalement une histoire sans source après avoir discrédité toutes celles qui existent.118

b. Réfuter la réhabilitation

Cette tendance à l'invention est le propos dénoncé par le courant qui se forme en réponse à la

117. Gascou 1984, p. 268-269

118. Lyasse 2011, p. 13

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réhabilitation de Tibère. Pour les auteurs défendant Tacite, le « pro-tibérisme » est, au mieux, naïf. Il est défendable de discuter d'un fait jugé injuste, de rappeler les victoires militaires de Tibère, des qualités politiques et d'en déduire que les textes des Anciens étaient orientés par l'hostilité, il l'est bien moins de faire de ce prince, qui ne put être autant décrié sans porter la moindre responsabilité dans des actes ignobles, un personnage « immaculé ». Charles Beulé (1826-1874), lui-même favorable à cette réhabilitation et témoignant de sympathie envers les plus farouches défenseurs de Tibère, ne peut s'empêcher de voir l'Allemagne comme un pays où règnent « la libre critique » et « les hypothèses hardies » et de mettre en parallèle le propos d'Adolf Stahr et les apologies de Plutarque, l'un comme l'autre montrant trop de sympathie envers leurs personnages. Il lui est indispensable d'être au plus impartial, de se garder au mieux de tout préjugé119.

Mais le propos peut être bien plus hostile à ce courant. Ainsi, en 1841, Franz de Champagny ironise sur la réhabilitation de Tibère, avant même la constitution du débat historiographique, feignant de défendre un propos qu'il juge ridicule (ignorant que ces mêmes arguments sont ceux que vont

présenter les historiens quelques décennies plus tard) : Tacite, Suétone, le Grec Dion Cassius, sont pour Linguet des conteurs, des gens prévenus, les ignorants échos de quelques rumeurs populaires ; Tibère n'était qu'un homme d'ordre, un peu sévère seulement, un bon administrateur, mais qui croyait trop Séjan sur parole, et qui, ennuyé du pouvoir, aimant le plaisir, ferma trop longtemps les yeux sur quelques légèretés de son ministre ; on a médit de sa retraite de Caprée ; c'étaient des « jardins délicieux », des boudoirs en rocaille et peints à la façon de Watteau, où ce vieillard « s'était retiré pour se livrer à une vie douce et solitaire, où, las des affaires, jaloux de son repos et d'une gaieté rarement connu des princes, », il donnait « des soupers agréables et ne se montrait plus qu'à des amis par qui il ne craignait pas d'être distrait !120

A la lecture des défenseurs de Tibère, tels T. Mommsen, A. Stahr ou L. Freytag, d'autres historiens critiquent leurs travaux avec virulence, dénonçant le ridicule de leurs rivaux et l'égoïsme cruel du prince. Parmi eux, Eduard Pasch. En 1866, dans Zur Kritik der Geschichte des Kaisers Tiberius, mit besonderer Berücksichtigung der Lebensbescheirung desselben von Ad. Stahr, il s'efforce de réfuter point par point la thèse d'Adolf Stahr. Il s'oppose principalement à la vision d'un caractère évolutif dans le règne de Tibère, non car le propos n'est pas crédible mais car il est difficile d'admettre que le prince à la nature « bonne et noble » soit devenu brutalement un tyran « cruel et assoiffé de sang.121». Pour Pasch, le caractère de Tibère est marqué par l'égoïsme et la recherche du pouvoir absolu sans avoir à l'avouer. Les meurtres sous son règne ne sont pas des actes de cruauté

119. Beulé 1868, p. 66-69

120Champagny F., Les Césars. Tome 3, Paris : Ambroise Bray, 1859, in. David 2006, p. 14-15

121. Pasch E., Zur Kritik der Geschichte des Kaisers Tiberius, mit besonderer Berücksichtigung der Lebensbeschreibung desselben von Ad. Stahr, 1866, in. David 2006, p. 73

gratuite, dictées par le sadisme, mais des sacrifices à ses ambitions, des morts nécessaires pour devenir le monarque absolu de ses rêves. Ses dernières années sont marquées par la vue de son échec, quand les sacrifices de sa vie se sont avérés vains en l'absence d'un héritier légitime et souhaitable, et c'est ainsi que naît sa légendaire fureur meurtrière. Alors « le défaut d'amour de l'humanité se change en son corollaire positif, la haine de l'humanité. Maintenant il est un ennemi de l'humanité assoiffé de sang ; le présent tout entier lui est odieux, lui-même, les êtres qui l'entourent. Mais ces êtres, il veut encore les acheter, les utiliser, les faire servir à des plaisirs qui lui étaient auparavant inconnus. Alors, - car maintenant le futur dont il avait rêvé existe, mais pas pour lui -, alors « le monde peut être la proie des flammes ».122

Les historiens du XIXe siècle ne parviennent pas à s'accorder sur l'image à réserver à Tibère. C'est ainsi que, tout au long de notre étude, nous noterons des divergences importantes entre les récits des auteurs, les uns protégeant la mémoire du prince, d'autres le présentant comme le pire des tyrans. Entre Edward Beesly (Catiline, Clodius and Tiberius, 1878) et Pierre-Sébastien de Laurentie (Histoire de l'Empire Romain, 1862), on ne trouve que peu d'avis communs, le premier cherchant à prouver la nécessité de l'Empire en temps de crise, le second l'infamie de vivre sous un tel régime.

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122. Ibid. p. 127-128, in. David 2006, p. 75

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C. Annonce de notre étude

Nous nous trouvons en présence d'un personnage mystérieux, dont la vie semble être une succession d'événements paradoxaux. A la fois bourreau et victime, symbole de dignité et d'indignité, de victoire relative et d'échecs complets, il provoque l'indécision chez l'historien moderne. Qui croire ? Ceux qui critiquent un prince dont le règne fut marqué par le crime, un fait attesté, qui a scellé le destin de Rome après une crise politique qui durait depuis les guerres civiles entre César et Pompée, qui a négligé son rôle pour se complaire dans la débauche et l'infamie ? Où faut-il croire à un Tibère fataliste, blessé dans son orgueil par des années d'humiliations, impuissant face à un principat qu'il n'a jamais désiré, et auquel il s'est même opposé, et - au final - qui serait une des figures les plus respectables de l'Histoire ? Alors Tibère représente pour l'historien moderne un problème historiographique123.

Le débat suscité par les travaux historiographiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle semble être clos, ou du moins n'offre plus à ces discussions houleuses. Pourtant les historiens continuent à proposer des visions diverses et variées de la vie de Tibère et à se questionner sur ce personnage. En témoigne la quatrième de couverture de Tibère ou la mélancolie d'être, la biographie romancée de Roger Caratini, constat de la persistance de cet inconnu un siècle plus tard :

Qui fut exactement Tibère ? Le fils adoptif d'Auguste, qui fit divorcer sa mère pour l'épouser alors qu'il avait à peine quatre ans ? Le général victorieux dans ses campagnes en Arménie et au Tyrol ? L'homme auquel Auguste avait décidé de confier l'Empire, mais qui préféra s'exiler pendant huit années à Rhodes avant d'accepter le pouvoir ? Le pacificateur de la Germanie ? Le législateur froid et peu disert qui gouverna Rome avec sagesse jusqu'en 23 après J.-

C. ? Le mélancolique maniaco-dépressif qui abandonna son autorité au sinistre Séjan ? Le vieillard libidineux qui termina ses jours, solitaire, dans l'île de Capri ?

Comme l'évoque Olive Kuntz, « l'image de Tibère n'est pas restée une énigme à cause d'un manque de preuve, mais davantage à travers le plaisir de manquer de preuves contradictoires124». Tibère fascine par les mystères qui l'entourent. Rien ne prouvera jamais son implication dans la mort de Germanicus (fut-ce même un assassinat ?), aucune lettre du prince exilé ne nous parviendra pour expliquer les raisons de sa démission, jamais les pierres de Capri ne nous renseigneront sur les

123. Lyasse 2011, p. 12

124. Kuntz 2013, p. 7 : « The picture of Tiberius has not remained an enigma through lack of evidence but through a failure satisfactorily to dispose of much conflicting evidence. »

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peines de son hôte. Pourtant, Tibère devient, tant dans les travaux d'historiens que dans les tragédies, un personnage que l'on veut connaître, dont on veut comprendre les peines pour expliquer sa conduite curieuse.

La postérité de Tibère, telle qu'elle se présente et qu'elle doit apparaître dans cette étude, est avant tout une discussion autour d'éléments fantasmés de la vie d'un personnage qui nous est presque inconnu. L'intérêt même de cette étude est de percevoir la nouvelle image accordée à ce prince, qu'elle le réhabilite ou le condamne à de nouvelles critiques. Marie-France David-de Palacio, dans son étude « Ecce Tiberius » ou la réhabilitation historique et littéraire d'un empereur « décadent » (Allemagne-France, 1850-1930) (2006), avait déjà donné son avis sur ce débat d'historiens et sur l'image de l'empereur dans la littérature « fin de siècle ». Si cet ouvrage fait office de référence dans notre étude, notre approche du sujet en diffère. Dans ce livre, l'auteur cherchait les causes de cette réhabilitation, politiques ou littéraires, non les composantes du débat. Notre étude porte davantage sur l'approche historiographique de Tibère, sur les éléments contradictoires notés à la lecture d'historiens - pourtant influencés par les même sources - et sur l'évolution de la perception du personnage. En outre, là où M.-F. David-de Palacio bornait son étude de la seconde moitié du XIXe au premier tiers du XXe siècle, nous nous permettons d'étudier une plus large période.

C'est au moyen de citations d'auteurs de ces deux siècles - voire trois si l'on prend en considération les études antérieures au débat - que nous discuterons de la postérité de Tibère125-126. Aucun de ces savants ne peut restituer avec certitude la vie de ce prince, tant par l'absence de sources indiscutablement fiables que par des préjugés qui influencent leurs écrits : mais chacun apporte des éléments intéressants pour nos recherches. Après avoir brièvement présenté, dans ces deux chapitres, l'évolution de l'historiographie consacrée à Tibère, nous possédons quelques bases pour comprendre les motivations des deux courants opposés, sans pouvoir affirmer lequel est le plus proche de la vérité. Du reste, il serait naïf de résumer les divergences entre les auteurs par l'appartenance - ou par un rejet du mouvement de réhabilitation : chacun admet sa propre vision de Tibère, lui témoignant de plus ou moins de sympathie, de plus ou moins de responsabilité dans la condamnation que la postérité lui réservait.

125. Dans certains cas, où les citations s'avèrent longues (notamment dans le cas des tirades théâtrales), nous renvoyons le lecteur aux ANNEXES, afin de conserver un certain « dynamisme » dans la rédaction.

126. Dans un souci de clarté, l'abondance de citations pouvant rendre la lecture difficile, nous chercherons à en réduire au mieux le nombre. De même, les traductions de textes en langue étrangère (hors traduction déjà effectuée lors de la parution française : Massie 1998, Yavetz 1983,...) sont des traductions personnelles. Quand la traduction est confuse, nous apposerons le texte original en note de bas de page (ce sera notamment le cas des citations d'Adams 1894, la pièce étant écrite dans un style exclamatif anglophone qu'il est difficile de restituer)

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Nous chercherons, dans les trois chapitres suivants, à mettre en avant les aspects qui - avant la réhabilitation - étaient les principaux propos de la condamnation de Tibère : l'irrespect des valeurs familiales, la perversion sexuelle, l'incapacité à assumer le pouvoir impérial,... Tous ces thèmes ont été maintes fois rediscutés par les historiens modernes pour en percevoir la crédibilité, les implications d'une réfutation ou d'une validation de ces arguments. Nous nous efforcerons donc de présenter ce qui paraissait une évidence au regard des sources antiques et de montrer dans quelle mesure ces « certitudes » sont contestables aux yeux des Modernes, qui vont nuancer le propos d'autrefois, qui à leurs yeux devient infamant. Ces nouveaux historiens bénéficient d'un outil auparavant négligé - si ce n'est pour déprécier - pour comprendre le personnage historique : cet instrument, c'est l'étude de la psychologie. Que l'on s'oppose à Tibère ou qu'on l'apprécie, il devient inévitable d'étudier le fonctionnement de sa pensée pour comprendre comment l'austère Claudien a pu devenir le Bouc de Capri, dans l'optique d'une évolution de sa psychologie.

L'objet du sixième chapitre sera de considérer la vie de Tibère avec ce nouveau regard. Après être revenus sur le rapport du prince aux « femmes de sa vie » - ses deux épouses et sa mère qui, chacune à sa façon, ont influencé l'évolution de son caractère - nous en viendrons aux principales composantes de la psychologie de Tibère. Nous devrons considérer tous les éléments préalablement établis comme une base à la compréhension de cet homme qui, semble-t-il, était guidé par trois modes de pensées : la solitude voulue et pesante, la tristesse de ne pas être aimé et d'être l'instrument d'autrui, et le ressentiment causé par des années d'humiliation et de mélancolie.

Enfin, le dernier chapitre de notre étude sera consacré à la fiction, sous toutes ses formes, celle-ci représentant le coeur même de la représentation du personnage historique. L'auteur peut faire parler les figures du passé pour les rendre plus « humaines » et témoigner de l'importance du caractère dans le façonnement de l'être. Nous verrons ainsi plusieurs Tibère apparaître : le Tibère mélancolique de la tragédie du XVIIIe siècle, le Tibère destructeur de l'esprit « fin de siècle » au XIXe, le Tibère apte à la confidence au XXe siècle, et - enfin - le Tibère incarné par son spectateur dans un jeu du XXIe siècle.

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CHAPITRE 3 -

TIBERE, SYMBOLE DU MAL

La nouvelle de la mort de Tibère traversa les quelques 200 kilomètres jusqu'à Rome très
rapidement. Elle rencontra diverses réactions dans la ville. L'affranchi d'Hérode Agrippa, Marsyas,
annonça la nouvelle à son maître avec des mots fleuris : « le lion est mort », mais le geôlier
d'Agrippa refusa de croire à cette histoire, et sa réaction ne fut pas atypique. Les romains,
généralement, ne voulaient pas croire à la vérité qu'ils entendaient, craignant une malice pour
tester leur loyauté, et des rumeurs conflictuelles se diffusaient comme quoi Tibère était en vie et
viendrait bientôt en personne. Alors que la vérité prenait le dessus sur l'anxiété, la jubilation est
née. Le peuple faisait vent de ses vieux ressentiments, priant que l'esprit de Tibère serait damné
pour l'éternité. Ses restes furent aussi le sujet de vives discussions. Certains voulaient les jeter des
marches des Gémonies (le destin des criminels), ou les jeter dans la rivière - « Tiberius in
Tiberim ! » était le slogan populaire - ou même les amener à l'amphithéâtre d'Atella (près de
Misène) pour en faire une semi-crémation

[ Anthony BARRETT - Caligula, the corruption of power ]

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A. L'empereur criminel

La première image de Tibère à être passée à la postérité est celle d'un homme violent. Ce qui a semblé être, durant des siècles, une certitude est remis en question par les Modernes, cherchant à nuancer le propos. Il nous faut alors revenir point par point sur les accusations portées contre Tibère et sur la manière de les réfuter.

I - Le conflit familial

a. Juliens contre Claudiens

La vie de Tibère fut marquée par un conflit, non militaire mais familial. Il divisait la famille impériale en deux « clans » rivaux : les Juliens, descendants directs d'Auguste, et les Claudiens, descendants de Livie. Cet antagonisme aura perduré pendant tout un siècle et ne s'achève qu'à la mort de Néron, le dernier des empereurs julio-claudiens127. Et durant toutes ces années, la dynastie aura été décimée, et chaque mort fit l'occasion de nouvelles accusations envers la branche rivale. Le règne de Tibère s'en retrouve décrié : c'est celui d'un Claudien éliminant les représentants des Juliens pour son propre profit.

Les premières années de ce conflit sont marquées par une primauté des Juliens. Quand Auguste tombe malade et décide de nommer un successeur, on note la première occurrence de cette rivalité : son neveu Marcellus est le représentant des Juliens, son beau-fils Tibère est l'aîné de la branche claudienne. Agrippa, par son mariage, succède à Marcellus dans ce rôle de successeur et transmet sa position à ses fils aînés, Caius et Lucius : au contraire de leur père, ils partagent le sang des Juliens. Tibère est alors relégué au second rang, comme le présente Roger Caratini, humilié par les récits qui lui parviennent à Rhodes, ceux d'une adulation de Caius par les Nîmois, ses statues remplaçant celles de son propre père, patron de la cité. Les Claudiens, autrefois illustre, sont réduits au silence :

Des bruits semblables lui reviennent aux oreilles chaque semaine, chaque jour même, et son corps de géant se voûte pour pleurer : lui, le vainqueur des terribles Germains, être ainsi humilié par ce Caius, qu'il a tenu sur ses genoux et

127. Une digression à ce propos : des empereurs de cette dynastie, Tibère est le seul à avoir une descendance directe en vie à la mort de Néron. La dernière référence généalogique remonte à l'an 131, sous le règne d'Hadrien, année où Sergius Pontianus est nommé consul. Celui-ci était l'arrière-petit fils de Julie, la fille de Drusus II.

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auquel il a enseigné à lire est pour lui chose insupportable. Les Juliens lui ont tout pris constate-t-il : ses deux grands-pères, qui ont été tués à Philippes, sa mère, qu'Auguste a mise dans son lit, son père dont Caius a effacé le souvenir, son frère, Drusus I, qui est mort en combattant pour Auguste, et il se dit que, bientôt, ce sera peut-être son tour à lui que d'être immolé sur l'autel fumant et sanglant de la gens Julia, lui qui, depuis l'an 1 av. J.-C., n'est plus protégé par la puissance tribunitienne qui lui avait été attribuée en 6 av. J.-C. Et que menacent maintenant les trois fils de Julie : Caius, Lucius et Agrippa Postumus.128

Les Claudiens peuvent prendre l'ascendant à la mort de Caius, au moment où Auguste décide d'élever Tibère à la dignité de successeur. Cette promotion suscite une polémique : en devenant le fils adoptif d'Auguste, il n'est alors plus la « tête » des Claudiens mais l'héritier des Juliens. De plus, cette nouvelle hérédité s'accompagne d'une seconde adoption : celle de Germanicus par Tibère. Certes, celui-ci n'est pas un Julien par le sang (son père est le frère de Tibère, soit un Claudien, et sa mère est la fille d'Antoine), mais il est l'époux d'Agrippine et ses enfants sont les descendants directs d'Auguste. En devenant le fils de Tibère, il supplante Drusus II dans son rôle d'aîné et permet à Auguste d'assurer une hérédité de sang à la quatrième génération, faute d'un fils naturel. Toutefois, la situation a évolué, et les Claudiens peuvent se faire entendre.

Charles Beulé, disant s'inspirer des Histoires Naturelles de Pline l'Ancien, propose une vision originale, à portée humoristique mais néanmoins véritable : Tibère est comparé à un coucou, poussant du nid des Juliens les oisillons - ici les Princes de la Jeunesse - pour s'affirmer comme

l'héritier unique d'Auguste : Or, l'histoire naturelle nous apprend que la femelle d'un certain oiseau va , chaque printemps, pondre un oeuf, pas plus d'un, dans le nid d'un oiseau d'une plus petite espèce. Ce récit a fait l'étonnement et le bonheur de notre jeunesse : c'est une de nos premières révélations scientifiques. Mais on ne pense jamais au père de cette couvée ainsi augmentée, lorsque après quelques semaines il s'est épuisé pour nourrir l'étranger qu'il a fait éclore. L'intrus grossit vite, au milieu de ses frères beaucoup plus chétifs, et , comme le nid est étroit , il pousse à droite, un petit tombe; il pousse à gauche, un autre petit tombe encore, si bien que la couvée est morte de froid et de faim au pied de l'arbre, tandis que le fils unique prospère, remplit tout, absorbe tout. Mais quand les plumes lui sont poussées, quelle est l'impression du père adoptif qui n'a plus en face de lui que cet énorme monstre qui n'a rien de sa race , qu'il n'a point choisi, qu'il a subi, qui a éliminé tous les siens, et qui bientôt lui fait horreur! Tels durent être les sentiments d'Auguste quand il se trouva en présence de ce fils de Tibérius Néro qui ne lui était rien, qui lui avait inspiré l'aversion la plus déclarée dès son enfance, qui lui répugnait par son esprit autant que par son aspect peu gracieux, qu'il avait relégué aux frontières ou dans une île lointaine pendant presque toute sa vie, mais qui restait seul auprès de lui, qui remplaçait toute sa famille, qu'il était forcé d'adopter, de ménager, de caresser par nécessité, au milieu de la disette d'hommes d'État, de généraux, d'administrateurs, c'est-à-dire du vide inévitable que le pouvoir absolu crée autour de lui.129

128. Caratini 2002, p. 101

129. Beulé 1868, p. 172-174

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Tibère est accusé d'être le bourreau des Juliens, du moins d'être complices de ces persécutions. Les descendants d'Auguste disparaissent les uns après les autres, empoisonnés, disgraciés, poignardés,... à son profit. De Marcellus, mort de maladie à l'âge de dix-neuf ans, à Drusus III, affamé dans sa prison à vingt-six ans, tous ceux qui se mettent en travers des ambitions de Tibère sont éliminés. Livie est souvent accusée de ces crimes, de par sa réputation d'ambitieuse - Gregorio Maranon en fait une mante religieuse130 - des prétentions servies dès son mariage avec le jeune homme populaire qui allait devenir le premier citoyen de Rome. Mais certaines études, telle celle illustrée par le dixième tome de The Cambridge Ancient History, remettent en cause ces accusations, Livie ayant, dans ses vieux jours, montré plus de sympathie en la descendance de Germanicus (soit la branche

Julienne) qu'en celle de son petit-fils Drusus II, qui représentait alors l'héritage des Claudiens : La question de la succession avait été une grande source de conflit entre la mère et le fils ; Tibère Gemellus était l'arrière-petit-fils de Livie, mais les trois fils d'Agrippine (par Drusus) l'étaient aussi, et Auguste avait clairement indiqué dans son testament que la succession devait passer par eux. Aussi longtemps que Livie vivait, elle pouvait les protéger du déplaisir de Tibère.131

b. L'affaire Postumus

Pour illustrer ce conflit, l'affaire Agrippa Postumus semble la plus adéquate. Celui-ci, petit-fils d'Auguste (il est le fils posthume - d'où son nom - de Marcus Agrippa et de Julie, fille du prince), fut déshérité par son grand-père et mourut dans des circonstances étranges quelques jours après la mort de l'empereur. Les auteurs de l'Antiquité ne se rejoignent pas sur cet événement :

- Pour Tacite, la responsabilité de Tibère ne fait aucun doute : Le coup d'essai du nouveau règne fut le meurtre de Postumus Agrippa : un centurion déterminé le surprit sans armes et cependant ne le tua qu'avec peine. Tibère ne parla point au sénat de cet événement. Il feignait qu'un ordre de son père avait enjoint au tribun qui veillait sur le jeune homme de lui donner la mort, aussitôt que lui-même aurait fini sa destinée ? Il est vrai qu'Auguste, après s'être plaint avec aigreur du caractère de Postumus, avait fait confirmer son exil par un sénatus-consulte. Mais sa rigueur n'alla jamais jusqu'à tuer aucun des siens ; et il n'est pas croyable qu'il ait immolé son petit-fils à la sécurité du fils de sa femme. Il est plus vraisemblable que Tibère et Livie, l'un par crainte, l'autre par haine de marâtre, se hâtèrent d'abattre une tête suspecte et odieuse. Quand le centurion, suivant l'usage militaire, vint annoncer que les ordres de César étaient exécutés, celui-ci répondit qu'il n'avait point donné d'ordres, et qu'on aurait à rendre compte au sénat de ce qui s'était fait.132

130. Maranon 1956, p. 64 : « La mère de Tibère, Livie, unie par le mariage à Auguste, préserva toute sa vie une rancune familiale envers le clan d'Auguste, qui avait persécuté les Claudiens jusqu'à ce qu'elle l'épouse. Comme les femelles de certains insectes, elle conquit Auguste et devint son épouse pour en tirer le meilleur profit. Peut être, en raison de sa froideur de comportement, elle respectait Auguste en tant qu'homme ; un tel respect est compatible avec la haine familiale. Mais il est évident que toute sa vie fut un gigantesque effort de sa volonté de femme pour accomplir la destinée de sa famille, les Claudiens, de les amener sur le chariot du pouvoir impérial. »

131. Bowman 1996, p. 214

132. Tacite, Livre 1, VI.

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- Velleius ne porte aucune accusation et rejette la responsabilité sur la victime elle-même, qui

méritait une mort aussi indigne que l'était sa conduite : Vers cette date, Agrippa qui avait été adopté par son aïeul le même jour que Tibère et qui depuis deux ans se montrait tel qu'il était, se perdit par l'extraordinaire dépravation de son âme et de son caractère. Il s'aliéna l'esprit de son père qui était en même temps son aïeul et, ses vices grandissant de jour en jour, il périt bientôt d'une mort digne de sa folie.133

- Suétone propose trois hypothèses : Tibère ne divulgua la mort d'Auguste qu'après le meurtre du jeune Agrippa. Ce fut le tribun militaire préposé à sa garde qui le fit périr, lorsqu'il eut pris connaissance d'une pièce officielle lui en donnant l'ordre ; cette pièce, on ignore si c'est Auguste qui l'avait rédigée avant de mourir, pour supprimer ce qui pouvait causer des troubles après lui, ou si c'est Livie qui l'avait dictée au nom d'Auguste, de l'aveu ou à l'insu de Tibère.134

Sur ce dernier témoignage, les lecteurs seront amenés à considérer que Suétone prenait parti, feignant maladroitement la neutralité : si Tibère a attendu la mort d'Agrippa pour annoncer celle d'Auguste, il ne devait pas ignorer ce qui allait se passer, qu'il en soit l'instigateur ou le complice.

Certains auteurs croient en la responsabilité directe de Tibère. C'est notamment le cas de Gregorio Maranon, qui présente un Claudien plein de ressentiment, prenant sa revanche personnelle sur la famille rivale qui lui avait fait subir maintes humiliations135. C'est également le postulat de Simon-Joseph Pellegrin, dans sa tragédie Tibère en 1729. Agrippa Postumus est le personnage principal de cette pièce, qui narre ses derniers jours alors qu'il vient de rentrer à Rome pour rendre hommage à son grand-père sur son lit de mort. Il est fiancé à Émilie, descendante de Pompée le Grand, attachée aux valeurs républicaines et malaisée à l'idée de devenir impératrice, une situation s'opposant aux valeurs de sa famille. Par amour, Agrippa est prêt à renoncer à ses droits et à restaurer la République d'antan. Tibère est un monstre de dissimulation, affectant de l'amour pour Émilie et de la fidélité pour Agrippa, trompant même sa mère, alors qu'il complote pour devenir empereur. Calculateur, il déjoue un complot contre la vie de Postumus, fomenté par Livie, afin de gagner les faveurs du jeune homme et ne pas être accusé de la mort qu'il lui réserve. Confiant envers Tibère, Agrippa lui propose même de devenir son collègue durant la période de transition nécessaire à la restauration de la République :

AGRIPPA
Ainsi j'aurois, Tibère, un reproche à me faire,
Si mon coeur plus long-tems s'obstinoit à se taire.
Scachez donc mon secret, et comptez sur ma foy ;
Vous êtes en ces lieux aussi maître que moy.
TIBERE

133. Velleius, II, CXII.

134. Suétone, Tibère, XXII.

135. Maranon 1956, p. 94

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Quoy, Seigneur, avec moy vous partagez l'Empire ? AGRIPPA

Non ; pour la liberté Rome entière soupire.

Unissez-vous à moy, pour briser ses liens ;

Et qu'elle ait deux Césars pour premiers Citoyens136.

Tibère, dans sa lâcheté, feint de se joindre à ses voeux et le fait assassiner secrètement par son serviteur Martian, qu'il compte éliminer à son tour pour motif de trahison. Émilie comprend combien le nouveau prince est horrible, tandis que Livie, atterrée, s'aperçoit que sa propre ambition a engendré un monstre en son fils.

Néanmoins, il est possible que Tibère ait souffert - du moins, politiquement - de ce meurtre. C'est l'hypothèse de John Tarver qui perçoit en cet acte l'image d'un dégoût institutionnel du nouveau prince : comment Tibère pourrait admettre être le dirigeant de ce régime où un jeune homme dénué de pouvoir doit être mis à mort pour la raison d'État ? De plus, la responsabilité du crime remontant naturellement à lui, qu'elle soit véridique ou fictive, le dote d'une image de tyran avant même d'avoir prononcé la moindre décision politique137.

Dans la série Moi Claude, empereur, c'est Livie qui a condamné Postumus, substituant le véritable testament d'Auguste par un factice ordonnant la mise à mort du jeune homme, tandis qu'elle même précipitait cet acte en empoisonnant son mari avec les figues de son jardin. Cette même série fait de l'exil de Postumus le premier crime de Livilla (Claudienne par le sang), qui séduit le petit-fils du prince pour ensuite crier au viol et susciter l'indignation d'Auguste, ce sur ordre de Livie. C'est un complot pour nuire à la famille des Juliens.

L'hypothèse d'un assassinat ordonné par Auguste a longtemps semblé inadmissible : comment le vieil homme aurait pu se résoudre à éliminer son propre petit-fils, lui qui avait été autant peiné lorsque les Princes de la Jeunesse lui avaient été enlevés ? Pourtant, cette hypothèse n'est pas écartée, et sert souvent à réhabiliter Tibère puisqu'elle lui enlève toute responsabilité dans cet acte.

Ainsi Roger Caratini se défend, présentant le meurtre de cet « athlète joufflu et simple d'esprit » : Ce genre de réflexion peut sembler tortueux, mais, un an avant de mourir, Auguste avait raisonné de la même façon : il avait confié au chevalier Sallustius Crispus, le riche conseiller qui avait remplacé auprès de lui Mécène, un ordre écrit qu'il devait adresser, dès sa mort, au tribun responsable de la garde de Postumus, à Pianosa, afin qu'il le fasse

136. Pellegrin 1727, p. 63-64

137. Tarver 1902, p. 258

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disparaître discrètement, en le noyant, par exemple, pour que la mort du jeune homme semble accidentelle.138

Même constat chez Allan Massie, celui d'un prince insoupçonnable dans une période de deuil :

Auguste fut proclamé dieu.
Qu'aurait-on dit si l'on avait su que son dernier acte ou presque avait consisté à donner des ordres pour que son seul
petit-fils survivant, Agrippa Postumus, cesse... de survivre ?
Rien, je suppose. Personne n'aurait osé.139

Dans la série The Caesars, les motivations d'Auguste sont explicitées : il veut priver Tibère de la rivalité d'un jeune homme arrogant et violent. Pour ne pas ternir l'image que lui réserve la postérité, il remet l'ordre de condamnation à son fidèle Crispus, lui faisant jurer de ne rien révéler de ce message. Fidèle à la fonction de prince, et non à l'homme en lui-même, celui-ci propose à Tibère de lui dévoiler le contenu du message, mais le successeur d'Auguste refuse de connaître ces ordres : ce serait trahir son prédécesseur. Crispus part rejoindre l'île où se trouve Agrippa et exécute la missive, gardant à jamais ce secret.

Jules-Sylvain Zeller fait l'analogie entre cet événement et les pratiques ottomanes, suivant ce même

exemple de fratricide légitimité pour la raison de l'État : L'ordre vint-il d'Auguste ou bien de Tibère ? Tibère prétendit l'avoir trouvé dans les dernières volontés d'Auguste. Cela est resté, comme le voulait le sénateur Salluste, un secret du palais. Ces crimes naissent dans les monarchies où il n'y a pas de loi fixe d'hérédité qui repose soit sur un respect séculaire, soit sur le consentement des peuples. Mahomet II, fondateur du despotisme ottoman, érigea le fratricide en loi de l'État, sous prétexte de l'intérêt de tous. Les premiers empereurs romains devinèrent cette loi mahométane. Les tribuns des légions remplirent plus d'une fois à Rome le rôle des muets de Constantinople.140

Notons également un constat original, celui proposé par Charles Beesly, qui souligne le danger que représentait Postumus pour la légitimité de Germanicus. Ainsi, ce seraient les membres les plus

vertueux de la famille, aux yeux de la postérité, qui profiteraient le plus de ce meurtre : Il est intéressant de remarquer que sa soeur Agrippine ne fit pas preuve de ressentiment ou de regret à la suite de la suppression de celui qui n'était pas moins qu'un formidable rival pour Germanicus, plus que pour Tibère.141

c. La condamnation morale de Postumus

Tibère n'était donc pas le seul à profiter de la mort de son rival : il était même parmi ceux qui avaient le plus à perdre. Mais, au delà de réfuter ou de justifier des accusations, l'historien moderne fait parfois appel à un élément, servant d'indice dans « l'affaire Postumus » : la psychologie du

138. Caratini 2002, p. 130

139. Massie 1998, p. 168

140. Zeller 1863, p. 39

141. Beesly 1878, p. 123-124

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défunt. Car le jeune homme était, ou du moins a pu être parfois présenté comme un personnage moralement condamnable.

Il est reproché à Postumus d'avoir eu un caractère détestable. Violent, mentalement instable, il fut vite jugé inapte à toute responsabilité politique, au même titre que Claude. Mais là où le futur empereur de Rome passait pour un demeuré incapable de la moindre violence, Postumus était perçu comme une brute épaisse. Barbara Levick, par l'intermédiaire de Velleius, note les premiers signes de troubles moraux apparentés à la schizophrénie en l'an 5, justifiés par une volonté de promotion rapide142.

Pour Lidia Storoni-Mazzolani, Postumus était stupide et cruel, un caractère forgé par les humiliations subies lorsque sa mère fut exilée sur accusation de débauches143. Auguste n'aurait pas toléré de voir sa famille à nouveau humiliée après les affaires licencieuses concernant sa fille et sa petite-fille. Il fait alors exiler l'indésirable petit-fils dans l'île de Pianosa et lui retire toute légitimité à la succession. Barbara Levick note qu'aux yeux de la loi, l'exil d'Agrippa valait autant que la mort. Il se trouvait dans une situation plus inconfortable que celle des déshérités romains, sa situation étant des plus dégradantes : ancien héritier présomptif de l'empereur, il n'avait plus de raison légale d'exister, et n'était plus qu'un malade mental prisonnier d'une île lointaine144.

Nous en revenons à The Caesars. Auguste rend secrètement visite à Agrippa Postumus. Vieillard mélancolique, il ne peut supporter de condamner son unique petit-fils. Pourtant, il s'en justifie : sa famille n'est pas aussi noble que celle des patriciens, et elle se doit d'être irréprochable. Il pense pouvoir pardonner à Postumus et veut l'autoriser à revenir à Rome. Mais il ne compte pas sur l'arrogance du jeune homme : pour lui, le principat nécessite d'être robuste, et la mort de ses frères n'était que la preuve de leur faiblesse. Il ne plaint pas les défunts, il les méprise. De même, s'il veut afficher des valeurs dignes - il veut revenir à Rome, épouser une fille respectable et qu'Auguste soit fier de lui - il ne peut longtemps réprimer sa nature impulsive, déclarant que sa première réforme en tant que prince serait de punir ses gardiens, sur motif d'irrespect envers leur supérieur. Auguste renonce alors au pardon et le fait condamner sur son lit de mort. Postumus meurt dans la honte, tentant de fuir le bourreau qui cherche à le poignarder en se réclamant petit-fils d'Auguste, alors même qu'il a accueilli la nouvelle de son décès sans éprouver d'émotions.

142. Levick 1999, p. 39

143. Storoni Mazzolani 1986, p. 144

144. Levick 1999, p. 40

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Gregorio Maranon évoque l'hérédité pour expliquer la perversion d'Agrippa : il ne pouvait en être autrement pour le membre d'une famille dissolue et « épileptique » : Julie et sa fille étaient des nymphomanes, Caius un schizophrène, Agrippine une furieuse et Agrippa Postumus un attardé. Le sang plébéien d'Agrippa n'aura suffi à diluer ce sang impur145. Il confirme ce propos par un autre

constat, celui du mépris général pour Caius, mal-aimé même par les flatteurs : A propos de Caius, nous savons quelque chose. Nous savons qu'il était dégénéré. Même le mielleux Velleius, qui l'accompagnait durant la dernière expédition à l'est et qui, par la plus petite des provocations, compare tous les généraux et princes aux dieux eux mêmes, parle de lui sans grand enthousiasme. Avec toute l'adresse d'un chroniqueur de cour, il nous rapporte que « ses vices étaient encouragés par ses courtiers », et que « sa conduite était si changeante qu'il pourrait avoir matière à flatter ou à blâmer. » Dans la bouche d'un si grand adulateur, ce jugement ambigu est l'équivalent de la plus sévère des condamnations.146

Il est vrai qu'au contraire d'autres personnages de l'Antiquité morts dans la fleur de l'âge, tel Germanicus, les fils de Julie n'attirent pas la compassion. Dans les Mémoires de Tibère, Caius est un affreux garçon, violent et arrogant. Dès l'enfance, il tente d'étrangler le fils de Julie et Tibère avec un lacet pour ne pas avoir de rival dans la descendance directe de César. Prêt à tout pardonner à son petit-fils chéri, Auguste s'en amuse, flattant le caractère déjà affirmé du « gaillard qui ne s'en laissera imposer par personne »147. Auguste même semble ennuyé par les prétentions de ces jeunes hommes, en les faisant entrer au sénat non sans « ressentiment contre ses petits-fils, qui déchiraient ainsi tous ses voiles, montraient le néant de ses fictions politiques,, jetaient un ridicule inévitable sur son système artificieux, et portaient atteinte à la toute-puissance de leur aïeul.148» Plus que le constat d'une antipathie, l'interprétation de la personnalité de Postumus influe la réhabilitation de Tibère : en condamnant la morale du jeune homme, on légitime sa mort. Que Tibère soit coupable ou non, ce meurtre était profitable au principat, le débarrassant d'un prétendant nuisible.

II - La cruauté

a. Un caractère cruel

Mais la conduite de Postumus Agrippa n'excuse en rien la prétendue cruauté du règne de Tibère. Peu avant sa mort, Auguste se serait écrié :« malheur au peuple romain, qui va devenir la proie

145. Maranon 1956, p. 44-45

146. Ibid., p. 76-77

147. Massie 1998, p. 257

148. Beulé 1868, p. 122

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d'aussi lentes mâchoires149 ». C'est en les renfermant sur Rome, à commencer par la haute société, que Tibère devient le mauvais empereur violent si décrié par la postérité. Ce prince fut « semblable à un oiseau de proie150», cherchant à éliminer tout ce qui se dressait contre lui, par des ambitions contraires ou des propos injurieux. Délation, condamnations, jalousies,... rien ne peut s'opposer à lui.

Le personnage de Tibère, du moins en dehors des ouvrages de réhabilitation, est un modèle de cruauté. Caricature des vices du tyran, chaque empereur représente un tort moral : Caligula est le fou criminel, Claude le maladroit ridicule, Néron l'artiste infantile, quant à Tibère, il est l'image même de la violence aveugle. Dans le drame de Francis Adams, en 1894, alors même que l'auteur est compatissant à l'égard du second prince de Rome, le personnage de Chaerea dénonce les vices de son prince. Si on sait que l'accusateur est indigne de toute sympathie, de par les répliques d'autres personnages (il est un tueur mandaté par la famille impériale pour éliminer ceux qui se dressent contre leurs intérêts), le lecteur doit prendre pour argent comptant les propos de l'orateur :

Il aimait sa femme Vipsania, si cela importe. Mais il en a divorcé et, par jalousie et surtout par méchanceté, il a détruit
le mari qu'elle avait pris. Pour confirmer sa répulsion, la laissant mourir désolée. Ensuite sa seconde femme dont il
devait être le gardien des fils, les héritiers d'Auguste, qu'en a-t-il fait ? Son misérable exil est une réponse ! Ensuite, ces
garçons, Gaius et Lucius, comment sont-ils morts ? N'étaient-ils pas des marches pour qu'il atteigne le sommet ?
Auguste, se reposant sur le fils de Tibère, le dissolu Drusus, choisit Germanicus, le fils aîné de Drusus. Et qu'arriva t-

il ? Bien qu'il ait sauvé l'empire et servi comme aucun homme ne l'avait fait, le souffle d'un lourd déshonneur
l'enveloppa avec une telle influence pestilentielle qu'il en mourut empoisonné en Syrie, et que Drusus prit sa place. Sa
mère, la mère de ce monstre, qui lui a tout donné, il l'a utilisée et rejetée. Même son titre, Augusta, laissé par le

testament de l'empereur, son fils lui a contesté : et il l'a ensuite accusée d'avoir commandité le meurtre de Germanicus avec Pison. Oui, il a disgracié sa mère, Augusta, la main qui l'a façonné à partir de la boue dans le moule de l'idole du monde. (...) Ô vertueux, philosophe, saint stoïque ! Ô boucher des plus nobles, des plus braves, des meilleurs de Rome

accumulant des centaines de douleurs et attirant les maladies, haïssant la vie et gémissait pour mourir ! Ô répugnante bête lubrique de Capri !151

La violence amuse Tibère, mais cette cruauté admet des limites. Ainsi, Gregorio Maranon reprend à son compte l'image de la gladiature, dont Drusus II était notoirement friand pour montrer que

certains vices dégoûtent encore celui qu'on veut condamner : Tibère s'amusait des plaisanteries et des aventures de son fils. Pourtant, il le réprimandait souvent, parfois pour des raisons futiles, tel son désamour pour les légumes de la table de l'empereur, parfois pour de plus sérieuses raisons, comme sa cruauté, qui le poussait à prendre un grand plaisir dans les spectacles sanglants de la gladiature. Ici, je noterai que, parmi ses autres grandes qualités, Tibère était unique parmi les empereurs romains. Les spectacles de gladiateurs le dégoûtaient, et en de nombreuses

149. Suétone, Tibère, XXI.

150. Dezobry 1847, p. 272

151. Adams 1894, p. 140-144

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occasions il voulut réduire leur nombre. Cela, pas la peine de le dire, nuisait à sa popularité - mais cette fois pour son crédit152.

Dans ses vieux jours, Tibère serait devenu incapable de porter la responsabilité de ses crimes. Il n'aspire plus qu'au repos et ne peut supporter la culpabilité qui le hante. Ainsi le dépeint Lucien Arnault dans Le dernier jour de Tibère, une tragédie où le prince est incapable de trouver le repos, entouré de lâches :

Venez vous asseoir près de moi.
Je souffre... Vous savez quel invincible effroi
Dans mes sévérités me reprochant des crimes ,
Des enfers sous mes pas entr'ouvre les abîmes.
Le mal réel n'est rien , mais tant d'émotions ,
Que produisent en moi d'horribles visions ,
De mes vils détracteurs adoptant les mensonges,
Torturent mon réveil, épouvantent mes songes :
Pison , Gernanicus , l'un sur l'autre appuyés ,
M'apparaissent sanglans et réconciliés;
Posthumus , Séjan même , et leur suite fatale,
M'appellent à grands cris sur la rive infernale
Enfin, dès qu'il fait nuit, seul avec ma douleur,
Je ne suis plus César, je suis homme... j'ai peur !153

Même motif chez Jean de Strada dans La mort des dieux. L'infâme ennemi de Dieu est transi par la peur en sentant la vie s'échapper et la damnation inéluctable :

J'ai tout tué, tout : bru, neveux, et petits-fils,
Ceux qui, petit enfant m'avaient aimé jadis ;
Sur les cadavres chauds, tombez, froides victimes. -
O le rouge horizon ! C'est l'océan des crimes. -
Partout le sang brûlant me barre le chemin. -
Toute ma race morte, et morte de ma main !
Nerva, Germanicus, Drusus, noble Agrippine,
Dans le hâle du sang mon remords vous devine.
Aïeux et descendants, vous êtes là, debout,
Votre sang dans mes yeux et dans ma tête bout.
Je ne vous connais pas. - Mais quel est donc leur nombre ?
Les visages affreux, ils vont, ils vont dans l'ombre ! -
Ai-je donc tant tué ? - J'ai tué ! J'ai tué ! -

152. Maranon 1956, p. 117

153. Arnault 1828, p. 30

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Eh bien, oui, j'ai tué ! - Qu'importe ? J'ai tué ! 154

Mais à l'image d'un Tibère empli de cruauté, les auteurs mettent parfois en lien celle d'Auguste dont la postérité a atténué les crimes, pourtant tout autant ignobles. Ainsi, Roger Caratini évoque les « autels macabres » élevés par Octave autour de Pérouse, où se terrent les partisans de Brutus et Cassius, sur lesquels il sacrifie les captifs à son père adoptif155. Chez Charles Dezobry, c'est l'historien Timagène qui s'insurge contre les hommages élogieux prononcés à la mort d'Auguste, dénués de toute vérité et niant une sombre réalité :

Oh ! Que vous avez raison de vanter sa clémence, quand il eut teint de sang romain la mer d'Actium, quand il eut
égorgé tous ses ennemis ! Je n'appelle pas clémence une cruauté assouvie. (...)
Qui ne se souvient des atroces vengeances qui suivirent la victoire d'Actium ? Un des vaincus demandant qu'au moins
on assurât sa sépulture : Les corbeaux y pourvoiront, répond le farouche vainqueur. Enfin, prêtant sa passion de
vengeance à un homme qui fut au moins clément, il fit apporter à Rome la tête de l'infortuné Brutus, et en souilla la
pied de la statue de César !
Attribuez-vous ces atrocités à l'emportement qui accompagne et suit quelquefois le combat ? Voyez-le dans un moment
de calme, à sa salutation même, faire saisir le préteur Q. Gallius sur le simple soupçon qu'il portait une épée cachée
sous sa toge, le jeter à la torture parce qu'au lieu d'épée on ne trouva sur lui que des tablettes doubles. Les tourments
n'arrachant point au malheureux l'aveu de projets criminels qu'il n'avait point médités, Octave, furieux, lui creva les
yeux de sa propre main, puis le fit massacrer par ses centurions et soldats.156

Dans cette même volonté de discuter des valeurs d'Auguste, Francis Adams présente un père odieux s'adressant à sa fille exilée, qui n'a plus raison d'exister à ses yeux et n'est plus digne que d'insultes :

Elle me provoque, donc ?
Tu es l'exécrable honte de ma gloire et de ma lignée !
Un cancer pire que deux cancers.
Dehors, dehors ! Sache que, sache que :
Tes rejetons doivent mourir, ces deux crapauds incestueux,
Ta Julie, ton Postumus. N'ouvre pas ta bouche !
Vas-tu partir ?
Infâme, exécrable sorcière, harpie, cancer
Honte à mon nom, exécrable incestueuse...157

154. Strada 1866, p. 254

155. Caratini 2002, p. 17

156. Dezobry 1847, p. 238-239

157. Adams 1894, p. 126-127 :

« She dares me, then ?

Thou execrable shame of my fame and line ! Cancer that didst eject two cancers fouler. Even than thyself, out, out ! Know this, know this : Thy spawn shall die, those two incestuous toads, Thy Julia and Postumus. Open not thy mouth ! Wilt thou begone ?

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Si Tibère fut cruel, il n'a rien à envier à son prédécesseur, si ce n'est la capacité à se faire pardonner. Auguste avait pu être aimé par son peuple et faire oublier ses torts. Tibère en fut incapable.

b. Les victimes de Tibère

Les crimes de Tibère sont rapportés par les Anciens. Plus que des modèles de cruautés, ce sont davantage des attaques personnelles, menées contre des ennemis privés. Ainsi rapporte-t-on une anecdote sordide sur son séjour à Capri : un jour, un pêcheur l'aurait pris à parti durant une promenade, lui offrant un poisson. Si le geste était une marque de respect, il troublait le repos du prince et avait éveillé sa peur, lui qui était devenu soupçonneux et paranoïaque. Tibère l'aurait alors frappé au visage avec le poisson et, comme le pêcheur se félicitait de ne pas lui avoir offert une langouste, il réagit par un trait d'humour noir. Cynique, il demanda à ses serviteurs de lui ramener ce crustacé afin de déchirer le visage de sa victime avant de le jeter du haut des falaises158. Si cette anecdote n'a aucune portée politique, elle symbolise parfaitement la méchanceté d'un homme cruel au point de torturer un innocent qui ne voulait que lui être aimable. Cette histoire est rapportée dans Poison et Volupté :

Il s'enferma dans un mutisme si morose que Nerva n'osa pas lui adresser la parole. Le pêcheur attendait paisiblement la suite de l'aventure, croyant recevoir le salaire de son bon mot. Quand le soldat lui présenta le crustacé gesticulant, l'empereur le saisit avec adresse et, s'approchant de l'homme.

- J'ai prié Neptune et il te fait don de cette langouste. Elle te trouve si séduisant qu'elle souhaite te prouver son

amour par un baiser !

Il déchira le visage du malheureux qui hurlait de douleur, puis jeta eu-delà de la falaise l'instrument de supplice

improvisé.

- Voilà comment il convient d'éloigner les importuns, Cocceius, conclut-il en reprenant sa marche.159

Cette cruauté n'est pas toujours gratuite. Il est un homme qui fut condamné sous son règne, un modèle pour présenter le ressentiment de Tibère à l'ouvrage : cet homme, c'est Asinus Gallus. Issu du milieu sénatorial, il avait commis une faute impardonnable aux yeux du prince : il était l'époux de Vipsania, la femme dont il avait du divorcer sur ordre d'Auguste. Tibère attendit bien des années pour le perdre et finit par y arriver au moyen de délations. La condamnation fut sévère : il l'invita à dîner, sans faire part du sort qu'il lui réservait, le fit arrêter alors qu'il rentrait chez lui et le laissa

Infamous, execrable hag, harpy, cancer. Shame of my name, execrable incestuous... »

158. Suétone, Tibère, LX.

159. Franceschini 2001, p. 259-260

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emprisonné jusqu'à la mort par privation de nourriture. Cette vengeance amoureuse fut maintes fois décrite. Nous citerons notamment le propos romancé de Pierre Grimal dans ses Mémoires d'Agrippine, celui d'un homme blessé qui condamne en apparence une liaison honteuse avec Agrippine l'Aînée, en réalité celle avec la femme qu'il aimait :

Il prétendit qu'elle avait eu pour amant Asinius Gallus, que Tibère maintenant emprisonné depuis trois ans, sous des
prétextes divers, en réalité parce qu'il ne lui pardonnait pas d'avoir épousé Vipsania, qu'il avait lui-même répudiée
lorsque Auguste l'avait contraint à prendre Julia pour femme. Tibère éprouvait pour Vipsania un amour profond. Toute
sa vie il souffrit de savoir qu'elle appartenait à un autre. Telle était la vraie raison pour laquelle il infligea cette
interminable mort à Gallus.160

Gregorio Maranon, dans son oeuvre sur le ressentiment de Tibère, présente également cette image de dépit amoureux. Ici, le calvaire de Gallus est explicité, pour en montrer toute l'horreur, de même

qu'est « justifiée » cette conduite odieuse : Gallus fut emprisonné dans des conditions d'extrême sévérité. Il n'y avait personne pour l'attendre à sa cellule. Il ne vit personne d'autre qu'un esclave qui le poussait à manger pour éviter qu'il ne se suicide par la faim, et sa nourriture était choisie pour l'empêcher de mourir sans pour autant lui donner de plaisir. Il fallut trois ans pour que Tibère, selon Dion, accorda la pitié à sa victime en lui autorisant de mourir. La vie a voulu que même l'amour de Tibère pour Vipsania, le plus pur des sentiments que l'âme peut contenir, a été converti en la source d'un implacable ressentiment. A ce moment, cela faisait treize ans que sa bien-aimée Vipsania était morte ; mais sa mémoire subsistait et, avec cette mémoire, sa rancune envers l'homme qui l'avait privé de son unique chance d'amour.161

Néanmoins, tous ne s'accordent pas dans les intérêts de Tibère en cette condamnation : elle n'était pas l'oeuvre d'un prince jaloux. Pour Ernest Kornemann, non seulement la punition était uniquement due au motif de haute trahison, mais le prince en aurait été attristé et aurait montré des égards au mort en lui accordant des funérailles conformes à son rang, une pratique peu courante - voire curieuse - dans le cas d'un condamné. Peu d'auteurs s'intéressent au personnage même. Pour certains, comme Charles Beulé, c'était un mufle qui se vantait d'entretenir une liaison avec Vipsania alors même qu'elle était mariée à Tibère. Pour Paul-Jean Franceschini, c'est un homme sensé et courageux qui n'hésite pas à condamner le prince en vis à vis, lui disant qu'il n'est qu'un

« épouvantail que Séjan agite à sa guise pour terrifier le peuple et le Sénat162 ». Enfin, il fait une apparition furtive dans la série Moi Claude, empereur en tant que victime de Séjan, qui le fait battre jusqu'au sang par ses hommes pour l'obliger à signer des aveux, afin de condamner légalement Drusus III.

160. Grimal 1992, p. 128

161. Maranon 1956, p. 42

162. Franceschini 2001, p. 335

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Enfin, la cruauté de Tibère n'épargne pas même ses proches. Dans le film Imperium Augustus, il punit Julie qui refuse de s'offrir à lui en la giflant, avant de la violer. Dans la série Moi Claude, empereur, c'est Agrippine l'Aînée qui est victime de sa cruauté : après l'avoir moquée, la destinant à un exil sur une île minuscule dont elle pourrait être la reine, le vieillard lubrique l'attouche. Comme elle lui crache au visage de dégoût, il prend plaisir à fouetter son dos nu avec une branche de vigne, sous le regard des soldats.

Avant de clore ce propos et de nous intéresser aux pratiques légales de la cruauté marquant son règne, il convient de montrer deux approches d'un même événement, présenté comme un acte de cruauté : le mariage d'Agrippine la Jeune. Celle-ci, tout juste nubile, est promise à Domitius, un homme mûr connu pour sa violence. Dans Poison et Volupté, la scène est odieuse : Tibère se félicite des lubricités que la brute va assouvir sur sa jeune victime :

- Agrippine prétend épouser Gallus, reprit l'empereur, sans se soucier de savoir si cet époux me plaît. Eh bien moi, je
vais donner à sa fille un époux à mon goût. Ce sera Domitius Ahenobarbus.

Le préfet du prétoire eut peine à cacher sa stupeur. Ce petit-fils d'Octavie, sorte d'Hercule roux, grossier et querelleur, s'était montré bon général en Germanie, mais il y avait défrayé la chronique en violant douze captives à la suite. A Rome, il avait écrasé un enfant sous les roues de son char et crevé l'oeil d'un chevalier qui lui avait manqué de respect. - Eh bien, que penses-tu de mon idée, Aelius ? Demanda Tibère en lissant la table de Cicéron d'une main

allègre ?

- Agrippine sera folle de rage.

- Pourquoi donc ? Domitius Ahenobarbus a tout pour lui plaire. C'est un aristocrate. Certes, il est un peu brutal, mais les femmes ne détestent pas la manière forte. Dis-lui bien de traiter son épouse avec tous les égards qui sont dus à la fille de la noble Agrippine. Je vais dicter mes ordres à ce sujet. Surtout, ne tolère aucun retard. Cette pauvre Agrippinilla brûle du désir de perdre sa virginité.163

Dans une toute autre optique, Pierre Grimal présente une union pensée comme inévitablement malheureuse, comme aucun amour ne peut naître entre ces deux personnages trop différents, mais ayant des visées politiques : Tibère a choisi un personnage odieux pour porter atteinte à la dignité de la famille de ses ennemis (sur ce propos, il se trompe : Domitius témoigne d'affection pour sa nouvelle femme), mais il a avant tout choisi un homme qui lui est fidèle pour que leur union reste stérile tant que lui vivra et que ses descendants ne se mettent pas en travers de ses ambitions :

Lorsque nous fûmes seuls, Domitius m'attira près de lui et me dit doucement : « Tu es maintenant ma femme, Agrippine. Tu es tellement jeune I Je pourrais presque être ton père. As-tu peur de moi ? » Je lui répondis que non, que je savais bien à quoi le mariage engageait une femme, que j'étais prête à accepter ce qu'il fallait pour perpétuer notre sang. Sur quoi il reprit : « C'est bien à cela que je pensais, Agrippine. Mais il y a une chose que je dois te dire. En me demandant si je voudrais bien devenir ton mari, Tibère a mis à notre mariage une condition, dont il m'a très honnêtement prévenu.

163. Franceschini 2001, p. 272-273

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Il ne veut pas que nous ayons d'enfants. Du moins aussi longtemps qu'il sera vivant. Tu devines ses raisons. La maison de Germanicus lui crée assez de souci telle qu'elle est à présent. Plus tard, lorsque le pouvoir appartiendra à un autre, alors, nous serons libres. Pour l'instant, toi et moi nous pouvons nous aimer, et je ne m'en priverai pas, je t'assure, tu es si belle ! Mais il ne faut pas que tu devienne mère.164

III - La délation

a. La naissance de la délation

- Les délateurs sont aussi utiles à un État que les latrines à un particulier. Cela ne sent pas bon, mais on est bien
heureux d'en trouver pour se soulager le ventre !165

Le règne de Tibère est connu pour être une période de délation, de condamnations sur accusations par un tiers. Parmi les victimes célèbres, nous pouvons citer M. Scribonius Libo Drusus en l'an 6 et T. Sabinus en l'an 24. Yann Rivière y consacre son étude Les délateurs sous l'empire romain et, dans son corpus, la moitié des occurrences, sources à l'appui, concernent les années de gouvernement de Tibère (cette période est également notée comme la seule où fut sanctionné l'adultère au moyen de la délation).

Mais comment cette période de dénonciations, décriée pour avoir apporté tant de peur à Rome, a telle pu se développer ? Pour Lidia Storoni-Mazzolani, c'est en s'efforçant de réprimer l'adulation et le favoritisme qu'il a encouragé les délateurs à se faire entendre, sous prétexte de déjouer de prétendus complots et permettre des condamnations souvent injustes - un phénomène accidentel166. Jules-Sylvain Zeller, quant à lui, dénonce l'instrumentalisation de la loi pour servir à des intérêts meurtriers et faire de lui le « plus terrible des princes justiciers »167. Pour Barbara Levick, enfin, c'est contre la volonté de Tibère que la délation était pratiquée, et c'est elle qui transforma son règne en tyrannie168. Une chose est sûre : la dénonciation pervertissait la justice romaine.

b. La délation perverse

Quand nous évoquons la délation, le terme semble péjoratif. Néanmoins, on la trouve citée telle

164. Grimal 1992, p. 123

165. Franceschini 2001, p. 174-175

166. Storoni Mazzolani 1986, p. 19

167. Zeller 1863, p. 46

168. Levick 1999, p. 150

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quelle dans les documents officiels. Elle devient infamante dans la mesure ou elle n'admet pas de limites, toute contravention à la loi - supposée ou véritable - étant passible d'être dénoncée et jugée. Si l'on s'imagine que la haute société en profita le plus, en se débarrassant de rivaux politiques, des affaires sordides nous sont parvenues : ainsi, les Romains semblent avoir été choqués par des cas de dénonciation ou l'affranchi témoignait contre celui à qui il devait la liberté. De même, Tacite cite avec horreur le procès de Vibius Serenus, un membre de l'ordre sénatorial accusé par son propre fils. C'est de l'exercice de ces pratiques ignobles qu'hérite Tibère aux yeux de la postérité. Dans Le dernier jour de Tibère, Lucien Arnault fait parler le jeune Niger, condamnant son prince en nommant les crimes que celui-ci a permis :

Le meurtre , le poison , d'infâmes délateurs
Ivres tout à la fois d'or , de sang et de pleurs;
La fourbe encourageant et punissant le crime;
La vertu se cachant pour n'être pas victime;
Un peuple , craint par fois et toujours détesté,
Pour des jeux et du pain traître à sa liberté;
La débauche siégeant sur la pourpre flétrie;
Des hommes sans pudeur , des peuples sans patrie;
Voilà par quels bienfaits Tibère a mérité
Cette horreur, qui sera son immortalité!...169

Même constat chez Marie-Joseph Chénier, cette fois de la voix de Cnéius, fils de l'accusé Pison :

Ah ! Parmi ces flatteurs, émules d'infamie,
Une tête innocente est bientôt ennemie.
Quand sous le crime heureux tout languit abattu,
Malheur aux citoyens coupables de vertu,
Et dont la gloire offense, à Rome ou dans l'armée,
Tibère impatient de toute renommée.
Les délateurs, vendant leur voix et leurs écrits,
Viennent dans son palais marchander les proscrits.170

La délation pouvait se justifier si elle était réalisée dans un effort « patriotique », pour dénoncer les traîtres et les conspirateurs. Mais, aux yeux de la morale, toute dénonciation, quand bien même l'accusé serait coupable, est indigne puisqu'elle sert les intérêts du délateur. Ainsi, Pierre-Sébastien Laurentie présente Domitius Afer, un citoyen respecté, comme le coupable des pires injures : recherchant la renommée et la fortune, il s'était fait accusateur de Claudia Pulchra, une amie

169. Arnault 1828, p. 16

170. Chénier 1818, p. 7-8

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d'Agrippine, dénonçant sa mauvaise conduite conjugale et la pratique de la sorcellerie contre le prince, ce pour gagner les faveurs de ses ennemis, à commencer par Tibère171. D'autres, comme Sextius Paconianus, dépeint par Charles Dezobry comme un « homme ne respirant que le crime, ne se plaisant qu'à nuire, fouillant incessamment dans le secret des familles » parviennent à échapper à la justice par des dénonciations172. La délation est alors moralement condamnée, n'étant prétexte qu'à la violence. Dans sa Mort des dieux, Jean de Strada présente un augure cupide, se servant de mensonges pour perdre les chrétiens : il les accuse de « dévorer les chairs d'un enfant par lambeaux » sur leurs autels macabres, sur de fausses accusations, et se vante de « calomnier et savoir payer les délateurs173».

Nous nous étonnerons pas que la tragédie prenne ces événements comme modèles pour dénoncer l'horreur qui règne à Rome. La pièce Tibère de Nicolas Fallet s'inspire de l'affaire Vibius Serenus. L'auteur veut réhabiliter l'image du fils parricide, ici manipulé par le traître Phorbice, un fourbe affranchi de Tibère. Par commodité, comme le père et le fils partageaient le même nom, l'auteur nomme le jeune homme Vibius et l'accusé Sérénus. Malgré les supplications des enfants du condamné et de son gendre, un soldat respecté du prince, la conclusion est tragique : Vibius meurt en voulant libérer son père, sa soeur Otellide se suicide en voyant le corps de son frère et la grâce accordée à Sérénus lui devient horrible, comme elle est marquée du sang de ses enfants. Si Tibère feint la bonté en quelques occasions - il propose à Vibius de l'adopter s'il renonce à le supplier d'épargner son père - il reste détestable, justifiant sa haine envers Sérénus par une jalousie datant de l'époque où il était le bras droit de son frère Drusus, qui était plus aimé que lui-même.

Tibère est souvent accusé de ces crimes. S'ils ont été perpétrés sous son règne, il ne peut en être innocent et doit en avoir profité d'une manière ou d'une autre. Les trahisons semblent amuser le prince qui en fait un jeu de cruauté. Chez Jean de Strada, il se félicite de s'être servi avec autant de brio de cette « belle machine à gouverner les gens » qu'est le crime de lèse-majesté, qui mène les Brutus et les Gracchus d'antan - ses ennemis républicains - les uns contre les autres. Tout cela, il le légitime par le culte de la patrie, l'origine de son pouvoir suprême :

La patrie aux grands jours, c'est la chose publique,
C'est la divinité. Mais l'empereur étant
La patrie incarnée... Écoute... Il est patent,
Certain, pertinent et logique

171. Laurentie 1862 I, p. 454-455

172. Dezobry 1847, p. 267

173. Strada 1866, p. 77

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Qu'il est aussi le Dieu.174

c. Usage légal de la délation

Mais la délation a également une utilité légale, des bienfaits qui peuvent excuser en partie l'exercice de cette pratique tant décriée. Tout d'abord, elle permettait de disposer d'informations précises sur l'aristocratie romaine qui, si elle ne se trouvait plus au centre du pouvoir, détenait une puissance non négligeable qu'il fallait contrôler. Par les vengeances personnelles, Tibère pouvait déceler des inimitiés et, pendant qu'ils complotaient les uns contre les autres, les sénateurs se détournaient de leur haine envers le prince.

La délation légale passe notamment par l'exploitation de la loi de majesté (la Lex Maiestas). Celle-ci consistait en la punition de tout acte allant à l'encontre de l'image du prince du crime moral (insultes ou dégradation de statue) à des motifs plus discutables (un homme fut jugé pour être allé aux latrines avec des pièces marquées du visage de l'empereur175). Dans Poison et Volupté, Nerva cherche à raisonner son ami en lui demandant de renoncer à cette loi à l'annonce de condamnations ridicules : un poète vient d'être exécuté pour avoir présenté le roi Agamemnon avec des dartres au visage, référence assumée aux problèmes de peau du prince, et un chevalier est jugé pour avoir fondu une statue de Tibère, qu'il avait dans sa collection, afin de payer ses dettes176. Le tyran condamne le premier, vexé par ce qu'il considère comme une injure, et accepte - trop tard - de pardonner au second.

Par les aspects pervers de la Lex Maiestas, certains y ont vu une manière de ménager la susceptibilité de Tibère, blessé par les satires qui raillaient son alcoolisme de jeunesse, son manque de charisme ou sa soif de sang177. Mais les causes légales sont aussi à prendre en considération. Pour Barbara Levick, déifier Auguste permettait de se donner de nouveaux droits, Tibère devenant le fils d'une divinité, jouant sur la légitimité de la dynastie par le droit divin178. Pour Charles Beulé, le culte de la majesté est prétexte à montrer la servilité du peuple qui s'y attache. Ce « fétichisme impérial » est liberticide et son absurdité avilit la condition humaine, permettant à Tibère de se

174. Strada 1866, p. 71

175. Si, dans les faits, l'image semble se confirmer, il ne faut pas forcément traduire « Maiestas » par « Lèse-majesté » : il s'agissait d'une loi en vigueur sous la République, certes oubliée mais promulguée en un temps sans prince. Dans sa définition, elle punissait l'atteinte à la suprématie romaine. Le prince étant le symbole de Rome, l'insulter revient à attaquer la dignité de tous les Romains : on ne punit pas l'insulte privée, mais l'insulte du symbole. (Lyasse 2011, p. 197). De même, Barbara Levick traduit « Maiestas » par « Trahison ».

176. Franceschini 2001, p. 172

177. Laurentie 1862 I, p. 339-340

178. Levick 1999, p. 60

protéger de toute opposition. Au sacrifice de quelques rares vies, le prince devient intouchable179.

Mais Tibère ne fut pas forcément favorable à la loi de majesté. Ernest Kornemann fait remarquer que le prince est souvent intervenu en faveur des condamnés, à l'exemple de Silanus, un ancien amant de Julie qu'il autorisa à revenir d'exil à la condition qu'il s'éloigne de toute activité politique180. Jules-Sylvain Zeller rappelle que Tibère a tenté de s'opposer à ces condamnations, ne renonçant qu'après avoir constaté son impuissance à les contrôler181. La délation isole toujours plus Tibère, accusé de la cupidité de ses sujets. Chaque accusation, qu'elle se révèle une vérité ou une manipulation du délateur, se fait sur motif de l'injure envers le prince. Tibère est donc chaque jour confronté à des reproches, et son moral en pâtit. C'est sur ce motif, selon Zeller, qu'il décida - un jour où un sénateur étale les insultes de celui qu'il accuse - de quitter Rome, échappant au jugement de ses sujets. Il part dans une île éloignée, là où il cherche le calme et dont la postérité retiendra le nom comme le symbole des pires ignominies de la troisième décennie suivant la naissance du Christ : Capri182.

179.

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Beulé 1868, p. 213-216

180. Kornemann 1962, p. 122

181. Zeller 1863, p. 49

182. Ibid., p. 61-62

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B - Le Bouc de Capri

Avant même de se retirer sur l'île de Capri, là où il s'est semble-t-il livré aux pires débauches, Tibère était déjà parti, des années plus tôt, s'exiler sur une autre île, loin de Rome, là où personne ne pourrait le rappeler à la réalité de sa vie. Il nous faut donc ici discuter de ces retraites.

I - Rhodes et le goût de l'exil

a. Expliquer l'exil

Les dernières années de Napoléon Ier ont marquées par l'exil sur des îles, d'abord à Elbe, puis à Sainte-Hélène. De là, il hérite, aux yeux de la postérité, d'une image de « nésiarque183», d'un monarque régnant sur un territoire entouré par la mer, au milieu du néant. Tibère fut confronté à cette même situation, à plusieurs reprises, ce dès l'enfance lorsque ses parents fuient l'Italie et la guerre civile. Avant même de parler de Capri, l'île « maudite » qui lui est associée, il nous faut revenir sur son premier exil insulaire : Rhodes. En 5 av. J.-C., alors que Tibère est dans une position politique très enviable - il est le gendre de l'empereur et le père d'adoption de ses héritiers - il décide de se retirer de la vie romaine et part se réfugier sur une île grecque. L'événement reste inexplicable car il est autant inattendu que justifiable en de nombreux points, sans qu'on puisse décider de la véritable raison de ce départ.

La première hypothèse, celle que Tibère présentait comme la raison officielle, était la volonté de ne pas faire d'ombre aux Princes de la Jeunesse, les héritiers d'Auguste, dont il était le tuteur. Pour E. Kornemann, Tibère éprouvait le sentiment d'être un « bouche-trou du système augustéen », un régent éventuel si le prince venait à mourir avant que ses petits-fils soient prêts à lui succéder. Se reposant sur un précédent, celui de la retraite de Marcus Agrippa sur l'île de Lesbos pour ne pas nuire aux prétentions de Marcellus, Tibère partait au nom de la raison d'État. Le propos est digne, mais l'acte inconsidéré : il renonçait alors à son rang, qu'il avait mérité par ses actions, pour servir les intérêts de deux adolescents sans expérience aucune. Les Modernes y voient une certaine amertume, une nécessité qui pique son ressentiment et le pousse à agir sans réfléchir aux conséquences de son choix.

183. Le terme est utilisé par Régis Martin, entre autres, mais semble être un néologisme

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La seconde hypothèse relève de ses problèmes conjugaux. Malheureux après son divorce d'avec Vipsania, remarié à une femme qu'il déteste et qui le dégoûte, incapable d'en divorcer en raison de la tâche qui lui est attribuée, il ne peut se résoudre qu'à la quitter en abandonnant tout ce qui lui reste. Nous reviendrons ultérieurement sur cette union politique.

La troisième hypothèse relève de son caractère, d'un besoin inné de solitude. Si Tibère s'était exilé une seule fois, on aurait pu parler d'un geste inconsidéré, regretté par la suite. Mais s'il l'a reconduit

des années plus tard, c'est par goût de l'exil. En témoigne le propos d'Ernest Kornemann : Lorsqu'un homme accomplit deux fois dans sa vie une démarche de ce genre, il n'est pas possible que des raisons extérieures l'y aient poussé. Ce sont des facteurs psychologiques qui entrent en jeu, étroitement liés au caractère même de l'individu en question. D'un tempérament indécis et troublé, souffrant d'hésitations et de troubles intérieurs dont il ne parvenait pas à se libérer, Tibère éprouva certainement très tôt le désir de rompre avec le monde extérieur.Lorsqu'on arrache à des êtres de ce genre les créatures qui leur son chères, ils se replient totalement sur eux-mêmes, en particulier quand ils ont, comme Tibère, une nature riche et un penchant pour la vie contemplative.184

Notons une quatrième hypothèse, essentiellement portée par la fiction : celle d'un exil voulu par Auguste, celui-là même qui avait condamné sa fille et ses petits-enfants disgraciés. Dans la série Moi Claude, empereur, Tibère a violemment frappé Julie à la suite de provocations, un acte odieux aux yeux du père : il ne souhaite plus voir cet homme qui lui cause autant de soucis.

Quelles que soient les raisons de cette retraite, on ne peut nier que Tibère n'était pas heureux à cette époque. Incapable de contenir ce sentiment, il aspirait à la solitude. C'est dans cet état moral que le dépeint Francis Adams :

Je suis détraqué, fini
Je ne puis plus. Je dois partir et connaître
Le baume du calme, et la pureté
D'une vie simple. (...)
Ce ne sont des jours et des semaines, non des mois, mais des années
Des années et des âges que mon âme vide le demande
Ce vide ? Elle est même morte. Mon corps périt aussi...
Je restais pour Drusus, aux côtés de mon frère,
Je tenais sa main et j'ai vu le monde le perdre
Et tout cela a rendu ce vide plus douloureux.
Mon seigneur, je me suis trop efforcé

184. Ibid., p. 29

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Je vous prie de me laisser partir, de me libérer185

Le propos est similaire chez Allan Massie, quand Tibère se justifie auprès de sa mère : il se désole à l'idée de peiner ses proches, mais ne peut supporter tant de malheurs : chaque jour, les Princes grandissent et l'éloignent du pouvoir, sa femme lui est odieuse, la flatterie le dégoûte :

Vois-tu, Mère, j'en ai assez, assez de l'hypocrisie et des tromperies, assez de cette lutte pour le pouvoir qui abaisse tout le monde, assez de me laisser acheter par des propos mielleux, assez... de tout. Je suis désolé si je t'ai trahie, mais, si je continuais ainsi, c'est moi que je trahirais. Tout le système a été corrompu, et je veux en sortir...186

Le départ pour Rhodes reste un mystère. Du moins, ce mystère frustre l'historien : cet exil de huit ans, à l'âge « où la maturité se prononce et imprime à chaque nature un sceau définitiÇ87» aurait permis de mieux cerner le caractère de cet homme. Une chose est toutefois certaine : cet exil a eu un impact politique majeur sur le principat.

b. L'impact politique de l'exil à Rhodes

L'exil de Tibère est une surprise. Lui qui descend d'une des familles les plus réputées de Rome, est associé à la famille impériale et a bénéficié de pouvoirs consulaires - une situation que n'aurait pu prévoir son père, le républicain en fuite - abandonne brutalement toutes ces distinctions. Auguste flattait toutefois son ambition : il l'avait fait consul aux côtés de Cnéius Pison, lui avait accordé cinq années de puissance tribunitienne et allait l'envoyer combattre en Arménie. Mais Tibère refuse ces honneurs :

- Je n'accepterai plus de mission, lointaine ou non.

- Plus de mission ? Que veux-tu donc faire ?

- Me retirer dans un endroit écarté où je puisse vivre à ma guise. Lire et étudier.

Auguste le fixe avec commisération.

- Je vois bien que tu as besoin de repos. Va donc à Sorrente dans la villa que Mécène m'a léguée. Il disait que

185. Adams 1894, p. 77 :

« I am unhinged--undone !

I can no more. I must get hence and know

The balm of quiet nature, and purity

Of simple lives. (...)

It is not days and weeks, not months, but years,

But years and ages that my void soul craves.

Void ? It is dead. My body perishes too. . . .

I stood by Drusus, by my brother's side,

And held his hand, and saw the wide world lose him

And all that made its emptiness seem dear.

Sire, I have striven too much and borne too much.

I pray you let me go--release me. »

186. Massie 1998, p. 140

187. Beulé 1868, p. 132

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c'est la plus belle demeure d'Italie. Un séjour de détente te fera du bien.

- Non. Je veux renoncer à touts mes charges, répliqua Tibère en bombant le torse.

- Renoncer à tes charges ? Si c'est une plaisanterie, elle est de très mauvais goût !

- Je ne plaisante pas. Je ne veux plus exercer mes fonctions. Je te présente ma démission.188

Lidia Storoni-Mazzolani évoque un événement ultérieur dont l'acteur principal était Caius César. Celui-ci, peu de temps avant sa mort, avait demandé à être libéré de ses fonctions pour devenir un simple particulier en Syrie. L'auteur suppose qu'il ait prononcé ces propos alors que sa maladie était arrivée à un seuil critique, ce repos étant une alternative à la mort, ou qu'il ait contracté, comme Tibère, un dégoût du principat et un attrait pour une civilisation que la politique n'aurait pas encore pu pervertir189.

Auguste semble dépassé par les événements : celui en qui il avait placé sa confiance vient de l'abandonner. Croyant d'abord à un propos dicté par la colère, il en aurait réalisé le sérieux après les quatre jours de grève de la faim de Tibère. Il est alors à l'apogée de sa puissance, et les événements ne font que le confronter à un échec imminent. Son bras droit l'a trahi, sa fille lui fait honte, il est à la fois le plus puissant et le plus malheureux des hommes190. Pensons également qu'en tant que prince, que maître du monde, il ait vu comme un affront odieux de s'opposer à lui, de lui rappeler qu'il n'était pas tout puissant et ne pouvait pas tout contrôler. C'est cette image que véhiculent Les Mémoires de Tibère :

- C'est une mission de la plus haute importance, et où tu récolteras beaucoup de gloire...

- Non, dis-je. J'en ai assez. J'abandonne.

- Comment ? Tu te rends compte de ce que tu dis ? C'est de la trahison !

- Non. En aucun cas. En aucun des sens du mot. Et si tu ne comprends pas, c'est bien malheureux, mais ma

décision est claire et irrévocable.

Je le laissai ainsi, la bouche ouverte. Je me demandais quand quelqu'un lui avait parlé ainsi pour la dernière fois.191

Livie a du être également bouleversée dans ses ambitions : comment a-t-elle réagi à l'exil de son fils, à l'abandon de celui qu'elle cherchait depuis son enfance à promouvoir ? Pour Charles Beulé, Tibère était comme mort pour elle du jour où il l'avait abandonné192. Mais si elle voulait conserver sa puissance après la mort d'Auguste, elle était forcée de trouver un intermédiaire entre elle et le pouvoir. A son retour de Rhodes, Tibère avait un nouveau moyen de pression sur sa mère : elle avait

188. Franceschini 2000, p. 267

189. Storoni-Mazzolani 1986, p. 98

190. Kornemann 1962, p. 28

191. Massie 1998, p. 136-137

192. Beulé 1868, p. 154-155

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eu le chance de le voir revenir vers elle une fois, elle ne pouvait permettre un nouveau départ et devait alors le protéger de son mieux193.

c. La vie à Rhodes

Le roman d'Allan Massie, contant la vie de Tibère comme le ferait une auto-biographie, se divise en deux parties. La première (p. 9-164) est censée avoir été écrite à Rhodes, durant les jours de calme où Tibère pouvait faire appel à ses pensées les plus enfouies, tandis que la seconde (p. 167-310) est l'oeuvre de ses vieux jours à Capri. Au contraire de Capri et de son image de débauche, Rhodes est davantage liée au repos et l'art. Tibère y mène une vie retirée, dans une villa, lit des poèmes et

assiste aux débats d'érudits. Dans un autre ouvrage, Massie rapporte ces moments de détente : Il y vécut tranquillement, appréciant les lectures de philosophes et débattant avec eux en tant qu'égal ; car Tibère était un intellectuel. Il écrit de la poésie (en grec) et plus tard, à Capri, ses mémoires. Il étudia la grande science alors en vogue, l'astrologie. Thrasylle, l'un des plus fameux mathématiciens contemporains, et astrologue, était membre de sa cour, du moins de ses années à Rhodes jusqu'à sa mort. Les goûts de Tibère étaient ceux d'une vie simple. Il était friand d'asperges, de concombres et de radis, qu'il mangeait avec du miel et du vin. Il aimait les fruits, ce qu'on peut

interpréter comme l'expression d'une émotivité194. Même repos selon Roger Caratini, celui d'un homme

libéré de toute manifestation de pouvoir, un philosophe heureux : Lorsque Tibère arrive à Rhodes, dont il avait découvert le charme et la sérénité dès le jour où il y avait jeté l'ancre, au retour de sa campagne victorieuse en Arménie, quatorze ans auparavant, en 20 av. J.-C., il décide de se fondre anonymement dans la population insulaire ; dans ce but, il s'achète une maison modeste au centre de la ville et une autre dans sa banlieue, et passe ses journées à écouter les maîtres de la philosophie et de droit qui enseignent leurs doctrines un peu partout. (...) Il découvre la joie de se promener sans licteurs ni huissiers, au sein d'une foule cosmopolite d'étudiants venus de tous les coins du monde gréco-latin, attirés par le renom des nombreuses écoles (...) qui pullulent dans cette grande cité.195

Mais certains auteurs pensent que Tibère a vite regretté sa décision. Ce qui lui semblait être un repos bien mérité devint vite une source d'ennui et il dut longtemps supplier Auguste de le laisser revenir à sa vie à Rome. En vain. C'est notamment le postulat de Jean-François Rolland qui parle d'un exil où il « s'embarqua en toute diligence » et où il eut « tout le temps de se repentir du parti qu'il avoit pris avec tant de vivacité, et de s'ennuyer dans sa retraite, qui fut de sept ans entiers.196 ». Dans la série Moi Claude, empereur, c'est un Tibère maussade qui attend à Rhodes des nouvelles de Rome. Aigri, il menace son ami Thrasylle de le jeter de la falaise (« la route est longue pour monter jusqu'à moi, elle est plus courte à la descente ») si de bonnes nouvelles ne lui

193. Franceschini 2001, p. 11

194. Massie 1983, p. 96

195. Caratini 2002, p. 94

196. Rolland 2014, p. 180 - au ton du texte, nous aurons compris qu'il s'agit d'une réédition d'un texte ancien, daté de 1825

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parviennent pas prochainement. L'astrologue est prêt à être tué lorsqu'un messager vient le délivrer de son tourment : Lucius César vient de se noyer - le porteur du message est endeuillé et digne, tandis que Tibère ne peut réprimer son hilarité - et l'exilé est autorisé à revenir chez lui.

d. Le ressentiment naissant

Durant sa retraite, Tibère a pu repenser aux malheurs de sa vie. Loin de l'en libérer, ils en auront été exacerbés par l'attente et la solitude.

Velleius présente ce retour d'exil. Tibère n'était déjà pas abandonné lorsqu'il était retiré de la vie publique, bénéficiant toujours des hommages197 et ses retrouvailles avec Rome, si elles ne sont pas triomphales, sont du moins célébrées198. Mais, dans les faits, ce retour pouvait être une source d'humiliation. Pour revenir de Rhodes, il avait du supplier Auguste durant des années, le même Auguste qu'il avait trahi par son départ. Celui-ci, doté d'une rancune qui s'explique aisément, aurait volontairement fait de cette retraite volontaire un exil honteux et pesant199. De plus, il devait ce retour en grâce à la volonté de Caius, celui-là même qu'il disait fuir. Celui-ci, alors adolescent, était conseillé par un nommé Lollius, ennemi farouche de Tibère excitant le jeune homme contre l'exilé. Compromis dans une affaire de corruption avec les Parthes, Lollius meurt (probablement suicidé pour ne pas déshonorer sa famille), et le nouveau conseiller, Quirinius, s'avère plus modéré dans sa dépréciation de Tibère. Celui qui était, dans les faits, le second du principat huit ans auparavant doit donc son retour sans gloire à un adolescent influençable et à des suppliques déshonorantes200.

Tibère est également dégoût par le comportement de ceux qu'il avait fréquenté durant des années, autrefois distants et, maintenant que son influence revient, désireux de le flatter. Dans Les Dames du Palatin, ceux qui le méprisaient durant ses années d'exil lui montrent désormais une servilité dégradante : le procurateur qui l'évitait lui offre ses services, les passants indifférents l'adulent et son professeur de lettres, qui semblait tout juste tolérer sa présence, se targue de l'avoir exercé201.

197. Velleius, XCIV. : « Remarquons cependant dans ce rapide exposé que pendant les sept ans que dura son séjour à Rhodes, tous ceux qui partaient dans les provinces d'outre-mer, proconsuls et légats, vinrent lui rendre visite comme au chef de l'Etat ; tous abaissèrent leurs faisceaux devant ce simple particulier (si toutefois une telle majesté fut jamais celle d'un simple citoyen) et avouèrent que son repos était plus digne d'honneurs que leurs pouvoirs. »

198. Ibid. CIII. : « En effet, avant leur mort, l'année même où ton père Publius Vinicius, fut consul, Tibérius Néron était revenu de Rhodes et avait comblé la patrie de la joie la plus vive. »

199. Laurentie 1862 I., p. 275

200. Levick 1999, p. 30

201. Franceschini 2000, p. 350

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C'est aussi à Rhodes que Tibère apprend la peur. S'il a fréquenté les champs de bataille en Germanie, il n'a jamais été aussi proche de mourir que durant les jours où il refusait de s'alimenter pour qu'Auguste autorise son départ202. Son ennemi Lollius avait une fois proposé à Caius de lui offrir la tête de l'exilé - probablement un propos arrogant pour exciter le jeune homme et dont il ne pensait mot, mais qui représentait une attaque grave envers la personne de Tibère. Enfin, c'est dans la solitude que naît sa peur, chaque navire s'approchant de Rhodes pouvant contenir un assassin chargé de disposer de cette gloire déchue203.

Les causes de cet exil restent inconnues. Ses conséquences, nous les connaissons. Le séjour à Rhodes a sans doute façonné sa personnalité. Dégoûté de l'adulation, craintif face aux assassins présumés, c'est le Tibère de Capri qui apparaît dans le Tibère de Rhodes. Les deux îles sont indissociables aux yeux de l'historien : l'exil est l'essence même de la vie de Tibère. La première fois, c'est pour fuir la guerre civile, alors qu'il est un enfant dans les bras de sa mère, la seconde occurrence est - quel que soit le motif - une fuite de la vie à Rome, et le dernier départ fut une retraite définitive du monde qui le dégoûtait. Pour reprendre les propos d'Emmanuel Lyasse, « ces trois exils, le premier certes involontaire, le second mystérieux, le troisième manifestement délibéré, semblent rythmer sa vie et caractériser le personnage.204» Le Tibère qui revient à Rome n'est psychologiquement plus celui qui l'a fui. Il est devenu un « instrument assoupli par la peur205», empli d'une colère dont il ne put jamais se débarrasser et qui devait retomber sur les générations futures - ce que les fils de Julie lui ont fait subir, il le fera payer à leurs neveux. Pour Charles Beulé, l'exil à Rhodes explique celui de Capri dans la mesure où cette transformation l'a définitivement perverti, que celui qui aurait pu être un « citoyen orgueilleux, utile, honoré » est devenu, malgré lui, un despote qui n'a plus « d'autre morale que le silence » et d'autre politique que « l'hypocrisie206 ».

II - L'image de Capri

a. L'île de Capri

Lorsqu'on évoque Tibère, on pense à Capri, au mythe d'un « tas de pierres informes, couvert d'une vigoureuse végétation, reprennant leur aspect primitif et leurs couleurs; des palais resplendissants

202. Beesly 1878, p. 115

203. Rolland 2014, p. 192

204. Lyasse 2011, p. 11

205. Beulé 1868, p. 147

206. Ibid., p. 151-152

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se dressant à nouveau sur les hauteurs et dans les replis des fertiles vallées; du milieu des pierrailles et des ruines s'élèvant des escaliers et des galeries ouvertes, peintes de couleurs vives; des colonnes et des statues émergeant des jardins impériaux.207». Pourtant, rien ne subsiste de l'île de l'Antiquité, pas même un escalier208. Capri est devenue une île touristique, qui nous renseigne davantage sur les vacanciers de la « jet-set » des années 60 ou sur les films de la Nouvelle Vague, tel le Mépris de Jean-Luc Godard, que sur les empereurs qui y sont associés.

Capri, ou Caprée, devient une propriété du prince en 29 av. J.-C., date à laquelle Auguste fait la connaissance de l'île. La légende veut qu'il y ait vu renaître un arbre mort et que les prodiges observés l'ait poussé à l'échanger contre l'île d'Ischia (ou d'Aenaria, selon les auteurs) - avant cela, Capri était la propriété de Naples. Elle devient une résidence impériale, un lieu de repos au retour de séjours loin de Rome, de par son climat clément et la pratique attestée de l'éphébie. Capri est alors surnommée, apparemment à l'initiative d'Auguste, « Apragopolis », soit la ville de l'oisiveté209. Elle profitait également de son relief escarpé, qui en rendait l'accès difficile, évitant à son hôte d'être importuné par des visiteurs indésirables.

C'est cette image de calme qui prédomine durant le règne d'Auguste. Le souverain, selon Suétone, collectionnait des « os de géants210» qu'on ne trouvait qu'ici et se reposait dans son grand palais. Ici, Auguste n'est plus le maître du monde, il n'est que le vieil homme paisible et heureux. La scène est

décrite par Carl Weichardt : Nous ne voyons pas ici le souverain qui faisait la loi au monde, le surhomme favorisé par une chance inouïe. (...) Nous voyons le vénérable vieillard entouré de ses amis, de son épouse Livie, âgée comme lui, et de son beau-fils Tibère. Ils sont à table, et, avec une douce gaieté, l'empereur regarde au loin sur la mer vers la petite île à laquelle il a donné par plaisanterie le nom d'île des Paresseux; en même temps, il rappelle dans des vers grecs la mémoire de son favori Masgabas le Fondateur qui l'a précédé dans la tombe.211

b. La retraite d'un vieil homme

C'est ce repos et ce retrait du monde qui aurait poussé Tibère à y retourner, lorsqu'il se sentit trop âgé pour diriger son vaste empire. Nous l'évoquions précédemment : le désir de partir n'était pas nouveau chez lui. La vie lui avait été pénible, il avait lutté comme il avait pu pour maintenir l'oeuvre

207. Weichardt 1901, p. 4

208. Carl Weichardt se défend de faire une étude architecturale, s'attachant à évoquer l'ancienne Caprée, non à la reconstituer.

209. C. Weichardt revient sur ce point : pour lui, « Apragopolis » n'était pas Capri, telle que nous la connaissons, mais Monacone, une île aux alentours qui devait être un lieu de promenade pour le prince (Ibid., p. 38)

210. Suétone, Auguste, LXXII. : nous supposons qu'il s'agissait d'ossements de baleines

211. Weichardt 1901, p. 36-37

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de son prédécesseur et n'aspirait plus qu'à finir ses jours dans le calme, sur l'île qu'il avait du apprécier durant ses séjours auprès de son père adoptif. Capri répondait à son caractère : solitaire et isolée du monde. Toute sa vie, Tibère aspirait à la solitude et, pour Ernest Kornemann, « s'il avait vécu dans le christianisme, il se serait sûrement retiré dans la solitude d'un monastère212».

Roger Caratini divise le départ pour cette nouvelle retraite en quatre temps213:

- Premièrement, la lassitude. Tibère a eu une vie bien remplie, il a mis fin à toutes les guerres commencées par ses prédécesseurs - les frontières du Rhin sont stables, les Parthes ont accepté la paix, et les nouvelles luttes ne sont que des querelles stériles entre Romains jaloux. De plus, ses ambitions politiques ne sont pas celles de ses sujets, et il est fatigué de les leur inculquer.

- Secondement, la vieillesse. Il fut un jeune homme vigoureux, vaillant sur les champs de bataille, volontaire dans ses actions pour le bien de Rome. Il n'est désormais plus qu'un vieil homme « maigrelet et voûté, au crâne chauve, au visage gris parsemé d'ulcères » qui veut mourir dignement, sans être regardé avec pitié par les générations futures ou par ceux qui ont connu le géant d'autrefois.

- De ce constat, sa décision était prise, et vient le départ. Au début du mois de mars, il quitte Rome, accompagné uniquement de ses amis les plus fidèles, ceux qu'il voulait encore fréquenter jusqu'à sa mort

- Le dernier temps, et de là vient la tragédie selon les Romains : la réaction. Le peuple ne comprend pas sa décision, voit son prince l'abandonner pour une destination inconnue et se sent trahi.

La décision de partir est parfois perçue comme plus hostile à Rome, comme une répulsion de son environnement. Ainsi, dans Poison et Volupté, c'est au cours d'un spectacle de gladiateurs auquel il est forcé d'assister que Tibère fait son choix. Il veut prononcer une grâce et se retrouve outré par les sifflets des spectateurs, qui eux souhaitent que le Sarmate « à demi éviscéré » le soit totalement. Il accède à contrecoeur à leur requête, tout en faisant état de son dégoût de lui-même : il devient le pantin d'un peuple « stupide et féroce ». C'en est trop pour le prince, qui refuse de rester un jour de plus au milieu de cette foule indigne :

J'ai hâte de m'installer dans cette île qui a conquis mon coeur la première fois que je l'ai vue. Plus de visiteurs, plus
d'importuns I Plus de salutatio I Plus de cirque I214

212. Kornemann 1962, p. 173

213. Caratini 2002, p. 237-239

214. Franceschini 2001, p. 235-236

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Même dégoût physique dans les Mémoires de Tibère. La ville lui est devenue odieuse, il ressent la nausée à chaque entrevue avec le Sénat asservi et l'écoeurement est tel qu'il va jusqu'à haïr l'odeur de Rome, « empestant la décomposition ». Il a appris le prix des choses et comprend que son rôle d'empereur lui coûte sa propre vie, celle-ci étant dénuée de bonheur et sa propre personne le répugnant215.

Enfin, à Capri, rien ne doit troubler le repos du prince. Sa retraite est définitive, toute intrusion dans celle-ci est intolérable. Egmond Colerus fait parler Tibère, déplorant l'irrespect des Romains envers sa solitude :

Parce que j'ai fui Rome, parce que j'ai recherché Capri , vous m'envoyez Rome à Capri !216

c. Tibère et Capri, un lien indissociable

On ne peut évoquer Tibère sans évoquer Capri, et inversement. En témoignent le nombre de tragédies du XIXe siècle à utiliser Tibère à Caprée217 comme titre. Parler de Capri, c'est nommer « l'île magique, qui, pendant des siècles, devait conserver son nom et, lié à ce nom, une légende de férocité, de sordide dépravation218» sur laquelle « plane le souvenir du terrible vieillard que l'on croit voir encre usant dans la débauche et de cruels plaisirs les restes d'une vie trop longue.219»

Tibère en est l'hôte le plus célèbre. Pourtant, Carl Weichardt le rappelle, il n'est pas celui à y être resté le plus longtemps. Capri est devenue l'île de Saint Constance, un personnage pieux qui jure avec l'image de perversion issue de Tibère, dont les ossements ont été conservés dans l'île durant treize siècles220. Si le nom de Tibère est resté le premier à y être associé, c'est à cause des perversions dont l'accusent Suétone et Tacite.

La belle île d'Auguste est devenue, à cause de son successeur, le théâtre d'horreurs indéfinissables. La toute-puissance de Tibère lui donnant le droit de tout désirer, il « attenta aux droits de

215. Massie 1998, p. 264-265

216. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G. Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927, p. 101, in. David-de Palacio 2006, p. 169

217. Les Français du XIXe siècle préféraient l'appellation « Caprée » à celle de « Capri ». Le choix est purement esthétique, les deux noms étant acceptés par la langue française.

218. Storoni Mazzolani 1986, p. 285

219. Duruy V., Histoire des Romains depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'invasion des barbares, Paris : Hachette, 1879-1885, p. 272, in.David-de Palacio 2006, p. 168

220. Weichardt 1901, p. 29-30

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l'humanité et fut entraîné à des atrocités221». Cachant son visage ravagé par la vieillesse et la maladie, il se voue à dépasser les perversions passées pour en devenir le nouveau symbole. Pour Linguet, ces rumeurs sont infondées, mais naturelles : c'est son aspiration à solitude qui est perçue comme une perversion. Si Tibère refuse de voir qui que ce soit, daignait à peine s'adresser à ses plus proches amis, c'est qu'il a honte de ce qu'il devient. Et quoi de plus immonde que d'imaginer le prince, vieux et laid, renier toutes les valeurs romaines pour sombrer dans la pornographie la plus ignoble dans des formes inédites et indignes d'être même évoquées ? La beauté est pervertie :

L'imagination invente les absurdités les plus atroces, et la haine les adopte. Les jardins délicieux de Caprée deviennent à ses yeux un serrail infâme, d'où la pudeur est bannie. Des soupers agréables, sont des rendez-vous, où l'on se fait un jeu d'insulter à la nature, où l'on n'épargne ni l'âge ni le sexe, où un vieillard plus que sexagénaire, s'efforce de fouiller par des emportemens lascifs la jeunesse et la beauté, où enfin on est forcé de créer de nouveaux mots, pour exprimer des abominations nouvelles.222

La situation est quelque peu ironique : quand Tibère choisit de quitter Rome pour Capri, c'est dans l'espoir de retrouver la confiance en l'humanité, du moins de ne pas accroître la haine qu'il lui portait - Egmond Colerus fait parler le prince, évoquant Capri comme « le Bien même, le dieu, le dernier repos » à opposer avec « la ville des myriades d'instincts et d'arrière-pensées qui dénaturent le Bien, séduisent la vanité, et sont source de propos oiseux sur les contemporains et la postérité223». Et c'est ce désir de confiance qui est à l'origine de la méfiance de la postérité.

Peut-être aussi le sentiment de trahison a influencé le peuple dans sa haine de Tibère et dans sa foi en les rumeurs les plus dégradantes. Pour Zvi Yavetz, le peuple voulait d'un souverain omniprésent, qui vive auprès de lui et s'occupe incessamment de ses soucis. Enfermé à Capri, Tibère leur est odieux et l'île devient, à leurs yeux, complice de sa trahison224. On ne lui pardonne pas non plus d'avoir laissé le gouvernement entre les mains de Séjan, un arriviste qui a l'audace de se prendre pour le prince et de régner comme tel225. Pourtant, Tibère ne fut jamais un retraité, intervenant toujours auprès du Sénat par l'intermédiaire de courriers226.

Avant d'en venir à l'étude des débauches présumées de Tibère, il convient de citer un texte de fiction prenant parti sur cet événement. Seule une personne connaissait les motivations du prince dans son

221. Beulé 1868, p. 316-317

222. Linguet 1777, p. 145-146

223. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G. Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927 , p. 196, in. David-de Palacio 2006, p. 171

224. Yavetz 1983, p. 155-156

225. Storoni Mazzolani 1986, p. 273-274

226. Lyasse 2011, p. 163

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exil et ses pensées : le prince lui-même. Ainsi, Allan Massie, lorsqu'il rédige la biographie fictive de Tibère, Mémoires de Tibère, propose une vision originale et légendaire des faits. Tibère aurait rencontré l'esprit de Capri, représenté par un jeune et beau garçon, avec qui il signe un pacte. Le génie des lieux le questionne :

- Que cherches-tu ?

- L'oubli.

- Tu ne peux y parvenir ta vie durant.

- La paix, alors. Et l'expérience de la beauté.

Il accepte de l'aider à trouver ce repos, toutefois il doit en payer le prix, celui d'une postérité infamante :

- Cette île superbe, me dit-il, est là pour te consoler. N'est-ce pas suffisant ? Ne peux-tu t'en contenter sans te

préoccuper du prix que je devrai exiger de toi ?

- Dis-moi quel est ce prix, insistai-je.

- Très bien. Tu pourras jouir de toute la beauté, toute la paix et tout l'oubli possibles si tu consens à ce que ton

nom soit marqué du sceau de l'infamie pour les siècles à venir...

- Toute la beauté, la paix et l'oubli possibles ? Qu'est-ce que cela représente ?

- Moins que ce que tu souhaiterais, plus que tu n'obtiendrais sans mon aide.

- Et mon nom voué à l'infamie ?

- Tu seras dénoncé comme un monstre, un assassin, une brute et un satyre, une bête déifiée... »

Tibère a cherché toute sa vie à bénéficier du repos. Seulement, un tel sacrifice doit être réfléchi. Mais s'il n'ose l'accepter de vive voix, son intention est trop forte pour y résister. Tibère sera heureux, mais jamais son âme ne trouvera le repos. Désormais, il est le Bouc de Capri :

« - Bien, dit-il. Tu acceptes le marché. - Je n'ai rien dit de tel...

- Les mots ne sont pas nécessaires.227

III - L'empereur débauché

a. Un exil pornographique

De Rome, la légende du nésiarque de Capri prenait forme. On le représentait comme un monstre, le « Bouc228» s'entourant de scènes lubriques et d'enfants pervertis, un tableau que Louis-Sébastien

227. Massie 1998, p. 268-270

228. Le tyran est animalisé et on lui prête l'image d'une bête poilue, lubrique et puante

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Lenain de Tillemont refuse de restaurer car « la pudeur nous empêche de rapporter229» ces plaisirs secrets et infâmes.

Si Suétone ne rechignait pas à reproduire dans sa Vie de Tibère les scènes scabreuses dont est accusé le prince, les Modernes préfèrent l'éluder. Certains se refusent à écrire de telles horreurs dans leurs études, comme si elles salissaient leur plume, d'autres n'accordent que peu d'intérêt à mêler ces grivoiseries à un travail « sérieux ». Évoquer les perversions, c'est décrédibiliser Tibère. Ainsi Pierre-Sébastien Laurentie évoque le prince « laissant aller son génie à toutes ses fantaisies de débauche et de cruauté230», descendant au-dessous de la brute pour inventer des débauches « que la langue horrible de Suétone peut seule raconter231». Roger Caratini dépeint, quand à lui, un « géant mélancolique et soupçonneux » découvrant avec salacité les plaisirs de la débauche, qu'il avait ignoré dans sa jeunesse et qu'il commence à assouvir à l'approche de la soixantaine232. Certains comparent ces crimes moraux à ceux d'une autre époque, tel Zeller dénonçant la réunion en un seul homme des « cruautés de Louis XI et des turpitudes de Louis XV233».

Pourtant, il semble curieux qu'une telle conduite soit apparue brutalement chez un vieillard qui avait, jusqu'alors, prôné les vertus romaines jusqu'à l'excès. Les auteurs supposent alors qu'il éprouvait de la honte face à de telles pensées et qu'il tentait tant bien que mal à les réprimer. Allan Massie le représente dans une scène de jeunesse, alors qu'il marche dans les rues de Rome, autant fasciné que dégoûté par un spectacle lascif. Tibère sait que ce qu'il regarde est immonde, et il n'y prend aucun plaisir. Pourtant, il ne peut en détourner le regard :

La bile vint m'emplir la bouche. Je rejetai l'abominable créature et me hâtai hors de ce répugnant quartier. Mais j'y
revins d'autres soirs, regardant les spectacles qui s'offraient à moi, pour tenter de comprendre la dégradation s'étalant
sous mes yeux et me lançant, en même temps, ses invites sournoises. Je revins et revins, parce que je ne pouvais faire
autrement, et parce que... parce que...234

Ce même intérêt « précoce » apparaît dans les Dames du Palatin, quand Germanicus revenu de campagne est invité chez son père adoptif. Il sourit avec indulgence devant la joie de Tibère à l'idée de lui montrer un tableau obscène qu'il avait commandé à un peintre fameux d'Éphèse, qui auparavant peignait des scènes mythologiques pour Auguste. Le prince à qui personne ne connaît de

229. Lenain de Tillemont 1732, p. 35

230. Laurentie 1862 II, p. 3

231. Ibid., p. 5

232. Caratini 2002, p. 272 : notons la mention à une débauche « à l'approche de la soixantaine », alors que Tibère était dans sa soixante-dixième année lorsqu'il rejoignit Capri.

233. Zeller 1863, p. 66

234. Massie 1998, p. 121

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maîtresse remplace les femmes par les images pornographiques235. Même passion chez Herbert Wise, quand Caligula ne trouve pas meilleur cadeau pour l'empereur qu'un parchemin oriental détaillant des positions sexuelles.

On ne connaît pas de relation entre Tibère et les femmes depuis sa séparation de Julie. Sa sexualité n'est plus que voyeurisme. Le prince des Dames du Palatin est névrosé, rendu insomniaque par des pensées lubriques, ne trouvant plus l'excitation dans la contemplation d'images obscènes. Son seul plaisir est désormais de regarder ses esclaves satisfaire ses envies en prenant des poses lascives236. La scène devient encore plus ridicule quand les auteurs mentionnent l'incapacité sexuelle du vieillard, sa difficulté à sentir « le titillement du désir » et l'épuisement qui suit « le spasme », tandis que les rares amis qui sont restés à ses côtés, tel Nerva, ne parviennent plus à s'amuser avec lui tant il les dégoûte237.

C'est cette image de voyeur qui prévaut dans le film Caligula (Tinto Brass, 1979). Le jeune homme est invité par le prince vieillissant dans le palais qu'il a aménagé dans la grotte de Sperlonga. Le spectacle est choquant. Tibère s'entoure d'esclaves nus, qu'il se plaît à observer dans des situations immondes. La scène suit plusieurs étapes. Elle commence par un spectacle érotique avec, entre autres, une trapéziste sur un manche muni d'un phallus, des hommes nus montés sur échasse ou une femme se caressant avec un serpent. Elle devient ensuite pornographique, lorsque le prince oblige ses sujets à copuler sous son regard : les hommes se masturbent, un transsexuel entreprend une fellation et Tibère s'extasie sur un esclave noir portant un casque à cornes, le qualifiant de « meilleur étalon » de sa cour. Le spectacle atteint ensuite le grotesque avec l'arrivée de « monstres » : Tibère prend plaisir à regarder des esclaves mal formés : une femme avec un troisième oeil, un homme dont les mains sont surmontées de moignons de deux autres mains et des soeurs siamoises. Le prince montre ainsi sa lubricité autant que sa puissance : c'est sa condition qui lui donne le droit à de tels actes. Personne ne peut s'opposer à lui quand il décide d'émasculer et d'éventrer un garde par amusement ou qu'il force ses sujets à sacrifier leur pudeur.

Mais certains actes font de Tibère l'acteur direct de ses débauches. Ainsi, Suétone rapporte l'histoire de deux frères musiciens que le prince aurait violé, et dont il aurait brisé les jambes de colère en les entendant se plaindre de leur sort. De même, Suétone rapporte une affaire jugée au Sénat, celle du viol d'une femme de noble condition, Mallonia. Celle-ci aurait été souillée par les baisers du

235. Franceschini 2001, p. 87

236. Ibid. p. 260-261

237. Ibid., p. 341

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« vieillard à la bouche impudique et à l'odeur de bouc » et se serait suicidée, selon la coutume romaine, pour échapper à l'indignité238. Cette scène est représentée dans la série Moi Claude, empereur, au dîner mondain qu'organise la patricienne Lollia - son nom est celui d'une amie d'Agrippine condamnée pour adultère, mais on y reconnaît Mallonia. Pour protéger sa fille des avances du tyran, elle a abandonné sa dignité en étant livrée aux esclaves de l'empereur pour assouvir des actes si abominables qu'elle ne parvient pas à les décrire à ses invités. Après cette confession, elle se saisit d'un poignard et met fin à ses jours.

C'est ainsi que naît l'image d'un tyran sans honneur, qui fait « gémir le peuple sur des scènes déshonorantes239». Mais ce propos, faisant du despote un pervers sans états d'âme, est commun à bien des politiciens décriés : César était la « femme de Nicomède », Auguste ne respectait pas le mariage,... La particularité innée à Tibère vient tant de son âge que du choix de ses victimes. Car si Caligula et Néron abusent de matrones romaines, Tibère ose une nouvelle obscénité : la pédophilie.

b. Le pédophile

Selon Allan Massie, Tibère fit construire son propre bordel privé pour engager ses perversions sexuelles. Et, pour l'habiter, il faisait venir des jeunes gens, garçons et filles, engagés dans tout l'Empire pour devenir des experts en pratiques amorales et satisfaire ses délices. Les jeunes garçons à peine pubères nageaient entre ses jambes et devaient le mordiller, sans espoir de quitter un jour cette antre de luxure240. Les « spintries » - un terme inventé pour les décrire - de Tibère ont été retenus comme le sommet de l'ignominie de ses perversions. Dans le film Caligula, Tibère s'entoure de mignons adolescents, se serrant contre lui tandis qu'il s'habille, tandis que des bébés restent dans les bras de leurs mères, autour du bassin. Ces pratiques sont décrites dans le roman Poison et Volupté, à l'horreur de Tibère. Ce dernier convoque Nerva pour lui faire la lecture des accusations prononcées par un de ses ennemis et les réfute : il est presque impuissant et ne pourrait jouir des vices qu'on lui attribue :

Tibère est un vieux bouc lubrique. Il se livre, dans son île, à de honteuses débauches. Il compose des tableaux vivants dans lesquels des esclaves sodomisent de jeunes garçons au son de sistres et des tambourins. Il fait capturer par ses gardes des enfants de l'île qu'il contraint à des pratiques monstrueuses. Quand il se baigne dans les eaux de sa grotte, ces impubères, qu'il appelle « mes petits poissons », passent entre ses jambes et lui sucent le membre. Tel est le plaisir

favori de ce débauché.241

238. Suétone, Tibère, XLV.

239. Linguet 1777, p. 142

240. Massie 1983, p. 111-112

241. Franceschini 2001, p. 284

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La légende veut que ces enfants ne puissent jamais quitter Capri et que personne ne les revit par la suite, probablement car leur témoignage serait perçu comme un crime de lèse-majesté envers le prince242. Certains auteurs tentent de leur imaginer un avenir. Ainsi Hubert Montheilet, dans Neropolis, présente le futur empereur Vitellius comme un arriviste dont la servilité pour arriver à ses fins passait par la prostitution. A vingt ans, il « mignardait aux pieds du vieux Tibère », connaissant ses déviances sexuelles, se servant ensuite de la passion des jeux du cirque de Caligula puis de celle des jeux de dés de Claude pour que les princes lui accordent leurs faveurs243.

Mais il convient de replacer le propos dans le contexte de l'époque. Si les relations entre un vieillard et un enfant étaient jugées impudiques et ignobles, ce que nous nommons aujourd'hui la pédophilie n'avait pas ce même sens durant l'Antiquité. L'enfant portait un symbole d'érotisme, celui de l'innocence. Il était courant, selon les textes anciens, de voir lors des dîners de la haute société romaine un enfant nu (le Puer Delicatus) chargé d'apporter la paix des sens. Il n'est pas motif d'excitation sexuelle, mais de plaisir du regard, de recherche de la pureté. Si Tibère s'entoure d'enfants délicats, les motifs sont les mêmes que ceux motivant son départ pour Capri : reprendre foi en l'humanité qui l'a tant déçu. Ainsi présente-t-il ses plaisirs dans Poison et Volupté :

Quand ils pénétrèrent dans le lieu magique où de jeunes enfants jouaient à s'éclabousser d'eau luminescente, Tibère fit

un large geste.

- Voilà les petits poissons dont parlait cet immonde diffamateur I J'autorise des bambins à jouer ici, car ce spectacle, j'en conviens, m'est agréable. Leurs cris joyeux me reposent l'esprit. Quant à mes prétendues

voluptés, hélas I244

Même image dans le roman décadent d'Egmont Colerus, Tiberius auf Capri - le thème est fréquent dans ce courant littéraire prônant la beauté dans l'affreux :

Comme un enchantement sur cette île d'effroi. Calmes et irréels, et pourtant plus vivants que tout ce qui respire dans la
Ville Jupiter, une bonne vingtaine de petits enfants nus sortirent par la fente du grand rideau blanc qui servait
d'ouverture. Corps doux, lisses et souples. Grands yeux noirs encore ensommeillés, petits yeux bleus bien éveillés,
cheveux bouclés ou vagues lisses, petits corps dorés comme le bronze ou blanc comme l'albâtre. Sans crainte, ils
passèrent devant l'empereur. Lentement ils posèrent leurs petits pieds sur les marches. Un doux sourire illumina les
traits livides de l'empereur. Il s'inclina comme pour boire les mouvements de ces Amours vivants, afin de s'abreuver
parle regard d'un regain de futur, d'éternité, d'assomption. Déjà les petits enfants étaient dans l'eau et commençaient à
nager. Aucun bruit, aucun mouvement précipité ne perturbait le rêve. Pas de décadence ici I Pas de pourriture I En

242. Ou simplement car les auteurs savaient leur propos erroné et refusaient de donner le moindre nom, alors qu'ils ne s'en privent pas pour les affaires de cruauté.

243. Montheilet 1984, p. 72-73

244. Franceschini 2001, p. 296

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Tibère s'enfla un puissant torrent de joie. Magnifiques, le dessin brillant des yeux, la peau moelleuse, la rondeur
mystérieuse des membres en fleur ! Tout peut encore devenir, encore devenir ! Avenir, avenir sacré ! Vous êtes pour moi
l'avenir, adorables petits poissons ! Et il céda au rêve, envoûté et sans désir, tandis que la charmante ronde des
minuscules nageurs s'ébrouait infatigablement autour du jet d'eau, tandis que les corps lisses reluisaient sous l'eau
tiède et que le doux clapotis de l'eau murmurante frappait les marches.245

Tibère éprouve donc un amour dans la contemplation, mais celle-ci est dénué de toute volonté de voyeurisme. Elle devient son seul échappatoire face aux malheurs qui l'entoure, mais aussi sa plus grande peur : et si ces beaux enfants innocents devenaient identiques à leurs aînés ?

Est-ce ainsi que commencèrent les âmes humaines, les êtres humains, pour finir ensuite comme Séjan, Caligula, Julia

ou Livilla ?246

c. Remise en cause de l'image de perversion

Faire d'un vieil homme décrépi, qui plus est un prince, un ignoble pervers est une accusation grave. C'est ce que cherche à dénoncer Linguet quand il annonce que « ces horreurs ne sont plus de (son) sujet », mais qu'une telle indignité le force à « s'arrêter un instant sur ces éléments déplorables », comme un devoir vis à vis de l'Histoire247. Pour lui « le coeur de l'homme est bien assez fécond par lui-même en infamies, infamies trop réelles, sans qu'on lui prête encore des atrocités qui répugnent à la nature la plus corrompue248», et de tels propos ne sont « qu'ordures absurdes (déshonorant) jusques dans les siècles les plus reculés, un Prince qui ne pouvoir ni s'en rendre coupable, ni s'en justifier249».

Au delà de la portée morale de cette légende - on a vu la confiance de Linguet en l'humanité et la fin tragique que celle-ci lui réserva - il est vrai que la perversion tardive de Tibère est peu probable. En premier lieu, elle toucherait un homme dont la vie entière fut marquée par un idéal ascétique et qui réclamait- du moins de façade aux yeux de ses détracteurs - être exemplaire. La seule faille à sa morale semblait être l'alcoolisme, des beuveries entre militaires qui lui valurent le surnom de Biberius Caldius Mero (un jeu de mot sur son nom pouvant se traduire par « biberon de vin chaud ») - un amour du vin qui peut être interprété comme un « médicament » pour soigner sa tristesse250. Mais en dehors de cela, il restait attaché à l'image de dignité patricienne et ne pouvait se

245. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G. Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927 , p. 196, in. David-de Palacio 2006, p. 171, in. David-de Palacio 2006, p. 147

246. Ibid. p. 172, in. Ibid. p. 148

247. Linguet 1777, p. 142

248. Ibid. p. 144

249. Ibid., p. 147

250. Maranon 1956, p. 75 : il rapporte les témoignages de personnages vertueux, tels Caton ou Sénèque, admettant

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permettre l'excès : ses repas composés de restes sont souvent comparés aux dîners d'apparat des empereurs « flambeurs », et il ne se remaria pas après son divorce avec Julie - il a alors quarante ans, un âge où la vie familiale romaine peut continuer. Cette chasteté, on l'attribue tant à Vipsania, à laquelle il serait resté fidèle après même son décès, qu'à Julie, qui l'aurait dégoûté à jamais des femmes (une répulsion accentuée par ses différends avec Livie et Agrippine). De même, on ne lui connaît pas d'amant(e) attitré, comme pouvait l'être Antinoüs pour Hadrien ou Sporus pour Néron251. De plus, il semble peu probable qu'un vieil homme septuagénaire, affaibli par l'âge et la maladie252, se soit soudainement éveillé à la sexualité253. Edward Beesly prend, lui, le lecteur à parti, le rappelant à sa propre logique. Si la conduite de Tibère était véritable, elle serait incompréhensible et

illogique : Ne seriez vous pas surpris si un de vos amis, qui a vécu jusqu'à un vieil âge comme un homme brave, travailleur, remarquable parmi les autres par sa modération, sa tempérance et sa chasteté au milieu d'une société dissolue - je veux dire, serait-ce difficile de vous persuader qu'un tel homme, quand ses cheveux devinrent gris et que le feu de la jeunesse s'éteint, puise se briser jusqu'à l'abandon et l'effrontée licence ? Si vous le voyez de vos yeux, ne croiriez-vous pas rêver ? Comment recevriez vous une telle histoire si elle arrivait jusqu'à vous, non seulement emplie de grotesques contradictions et d'inconsistances, mais attestée par l'autorité d'un informateur qui n'a aucune connaissance personnelle des faits, mais fut évidemment englouti par une crédulité trop disposée aux scandales murmurés par les ennemis personnels de l'accusé ?254

Ces récits seraient le témoignage de temps troublés : si les contemporains de Tibère ont pu rapporter de tels propos, c'est que la situation était critique. On contait ces récits car on cherchait à croire en leur véracité, pour accroître la culpabilité de l'homme haï, celui qu'on tenait coupable de la peur qu'entraînait Séjan255. Et il est possible que certains y aient cru, sans même demander de preuves, tant l'image semblait idéale. De tels propos sont probablement, voire sûrement, le résultat de « on-dit » infondés. Pour Chris Scarre, « presque tout cela n'est qu'une invention tardive qui illustre la haine grandissante à son égard et le peu de respect dont il jouit256», une propagande menée par ses ennemis politiques, à commencer par la famille de Germanicus qui lui vouait une rancune tenace. Il en va de leur intérêt de noircir le portrait du prince, et il n'admettent aucun scrupule à évoquer l'image des lascivités de Capri et les cruautés qui ont marqué son règne257. Suétone et Tacite

avec fierté leur amour de l'alcool, un soin pour les « troubles de l'âme ».

251. L'homosexualité romaine, tant qu'elle n'est pas passive, est acceptable aux yeux de la morale

252. La démence sénile est quelquefois prise en considération. Tibère pouvait effectivement vouloir se conformer à la morale romaine et manquer de retenue dès lors que son esprit lui joua des tours.

253. Linguet 1777, p. 149-150 : « (La raison) nous crie que ce n'est pas à soixante et huit ans qu'on commence à rechercher des excès, dont les coeurs les plus corrompus rougissent à vingt. Ce n'est pas quand on sent en soi la nature défaillir, qu'on s'applique à en violer toutes les loix. La vieillesse amène l'avarice, la défiance, l'inflexibilité, et même l'amour du vin. Mais pour les infamies qu'on attribue à celle de Tibère, elle en écarte invinciblement l'idée, en ôtant la force de les commettre. »

254. Beesly 1878, p. 91-92

255. Tarver 1902, p. 423-424

256. Scarre 2012, p. 35

257. Storoni Mazzolani 1986, p. 278-279

rapportent ce même poncif258, on ignore quelles étaient leurs sources : était-ce des propos entendus dans les rues, transmis de génération en génération, des témoignages de visiteurs de l'île maudite, des pamphlets injurieux ? Notons le propos de Linguet, opposé à Suétone en tout points, faisant de son récit des turpitudes de Tibère un propos digne du « P. des C. », d'un « écrivain méprisable », d'un « ridicule Historien » dont le latin flétrit « la mémoire avec tant de légèreté259».

Ce n'est pas l'homme qui est attaqué ici, mais le prince. Tout mauvais souverain est soumis à des critiques similaires, devenant une somme de débauches (nourriture, sexe, violence, mollesse). Son épicurisme caricatural poussé à l'extrême n'est pas plus crédible, et pas moins compréhensible, que l'image de Caligula nommant son cheval consul ou Néron jouant de la lyre devant Rome en flammes : qu'importe la véracité tant que l'on peut opposer le tyran à l'honnête homme260. Ce propos est exprimé clairement chez Maria Siliato :

Comme les histoires de moeurs constituent une lecture plus divertissante qu'une généalogie impériale, ainsi que l'arme puissante de la haine, de célèbres écrivains des siècles suivants ne trouvèrent rien de mieux pour décrire, dans leurs ouvrages solennels, des scènes auxquelles ils n'avaient jamais assisté.261

La postérité tirait un avantage de cette image de mauvais homme, car elle la confortait dans une thèse que les Anciens ne pouvaient qu'ignorer. Au moment même où Tibère se délectait de l'humiliation de ses victimes, un homme prêchait la morale en Judée, opposé aux vices du monde romain en décadence. Cet homme, c'est le Christ.

258.

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Tacite accorde moins d'égards à cette description. Il les rapporte plus qu'il ne les affirme.

259. Linguet 1777, p. 148-149

260. Martin 2007, p. 20

261. Siliato 2007, p. 206-207

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C - Tibère et le Christ

I - Tibère et la religion

a. Tibère et l'astrologie

La religion n'a pas pris une importance majeure dans la conception de l'état selon Tibère. En revanche, le prince était adepte d'une croyance orientale, alors répandue dans la haute société romaine de l'époque : l'astrologie. Nous pouvons voir en cet intérêt une manière de s'échapper du présent, pratique tout à fait concevable pour un stoïcien mélancolique. En témoigne Barbara

Levick : Si l'astrologie ne fait pas partie des bagages du stoïcien, l'intérêt de Tibère peut s'expliquer d'une autre manière : par l'échec dans sa recherche d'une consolation adéquate dans la philosophie en ces temps d'humiliation et de peur262

C'est à Rhodes que Tibère se convertit à cette pensée, au moment même où il s'éloigne du monde romain. Nul dieu ne peut lui venir en aide, et les signes deviennent un élément rassurant. Pour lui, fataliste convaincu, le destin est immuable et l'astrologie lui permet de le connaître et d'anticiper les

imprévus de la vie. : Il s'adonna aussi à l'étude de la philosophie, et surtout à l'astrologie, science dans laquelle il parvint à un niveau de compétence égal à celui des spécialistes. Il s'amusait à faire l'horoscope des personnes en se fondant sur l'état civil et, une fois, en voyant s'approcher le jeune Galba, il s'écria : « Voici celui exercera, un jour, le pouvoir sur le monde... » (...) Du haut des villes mortes, dressées sur des rochers battus par la mer, Lindos, Camiros, il a dû s'attarder à contempler ce firmament qu'il croyait immobile ; il en tirait la certitude qu'il existe, derrière la faible épaisseur de la réalité, un ordre, une géométrie cristalline, en vertu de laquelle les êtres occupent chacun une place, dans un tout hiérarchiquement stable. (...) Une certitude qui conduit au fatalisme, au détachement de toute forme de culte : la prière, l'espérance sont refusées à celui qui croit que la volonté des dieux a déjà prédéterminé, dès la

naissance, le destin de chacun, et que ce destin est immuable263.

Dans la série The Caesars, Tibère fait souvent usage de l'astrologie. Elle lui révèle systématiquement de mauvaises nouvelles. Lors de la première occurrence, il cherche à faire son horoscope et celui de Postumus Agrippa ; la prédiction est la même dans les deux cas : ils auront droit à ce qu'ils désirent le moins (accéder au trône pour Tibère, mourir dans l'ombre pour

262. Levick 1999, p. 7

263. Storoni-Mazzolani 1986, p. 81-82

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Postumus). Il en appelle une seconde fois à l'astrologie pour savoir si son plan géopolitique - envoyer Germanicus en Orient accompagné de Pison - était judicieux. Réponse négative dont il aura par la suite la confirmation par la mort du jeune homme.

Il partage cette croyance avec un de ses compagnons de Rhodes, l'un des rares personnages à être resté son ami tout au long de sa vie : Thrasylle. Celui-ci est souvent présenté comme un fidèle confident, lisant dans les astres pour l'aider et le conseiller. Dans le second tome du roman de Franceschini et Lunel, Thrasylle prouve la légitimité de ses croyances en prévoyant l'arrivée d'un enfant d'Orient devant changer la face du monde, et en admettant une certaine curiosité lorsque les rapports de Judée mentionnent le nommé Yeshua. Pour Gregorio Maranon, Thrasylle était un homme providentiel qui, sachant que Tibère ne voudrait pas que ses prétendus ennemis lui survivent, lui prévoyait une longue vie, sauvant ainsi bien des condamnés. Sur ce point, on retrouve une analogie avec le personnage de Shéhérazade264.

Mais les motivations de Tibère importent peu aux yeux de la postérité religieuse. La seule image qui transparaît est celle d'un homme influençable, victime d'une époque de superstitions. Le Romain est

crédule, sous la domination morale des astrologues. Ainsi pense J.-F. Rolland : Les apparences, comme l'on voit, n'étoient pas brillantes, et ne lui promettaient pas l'élévation à laquelle il parvint bientôt après. Il revint pourtant, si nous en croyons Suétone, plein de grandes espérances, fondées principalement sur les prédictions de l'astrologue Thrasyllus. (...) Car Tibère dévoré d'ambition dans sa retraite, et ne perdant point de vue l'Empire, consultoit volontiers ces hommes trompeurs, qui se donnent pour habiles dans la connaissance de l'avenir, et dont tout le savoir ne consiste qu'en ruse et en charlatanerie.265

Les croyances de Tibère sont jugées irrationnelles, voire ridicules. Charles Dezobry grossit le trait pour s'en moquer dans son oeuvre de fiction :

Les Romains ont quantité de pratiques et de croyances superstitieuses, toutes d'autant plus étonnantes qu'elles sont

observées par des gens d'ailleurs habituellement raisonnables. Ainsi, l'un, en portant de la salive avec son doigt derrière son oreille, croit adoucir les inquiétudes de son esprit ; l'autre attendra la pleine lune pour se faire faire les cheveux, persuadé que par-là il évitera la calvitie et les maux de tête, ce qui n'arriverait pas s'il s'avisait de choisir

pour cette opération le décours de la lune. Tibère observe cela rigoureusement.266

L'idée est de démontrer de l'aberration qu'est le paganisme aux yeux des chrétiens et de ses aspects pervers. Superstitieux, les Romains causent des morts évitables, telle celle de Marcellus : quand Musa avait soigné la maladie d'Auguste à l'aide d'eau froide, le remède semblait convenir à toute

264. Maranon 1956, p. 190

265. Rolland 2014, p. 194

266. Dezobry 1846, p. 372

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affection. Croyant son idée géniale, le médecin l'appliqua dans le cas de la maladie du gendre du prince, aggravant davantage la maladie267.

b. L'intolérance religieuse

Tibère est décrit comme intolérant envers la religion d'autrui, en particulier envers les cultes

orientaux. Gregorio Maranon en fait le constat : Tibère persécuta toutes les religions. Maintenant, il est difficile de juger de la signification politique de ces persécutions ; mais il est évident que son ressentiment athéiste guidait son attitude. En l'an 19, il expulsa d'Italie ceux qui professaient le culte d'Isis. (...) Il fit crucifier des prêtres d'Isis, accusés de crimes variés, le long du Rhin. Il persécuta aussi les druides. Enfin, il expulsa les juifs. Environ quatre-cent d'entre eux furent déportés en Sardaigne sur prétexte d'éradiquer le banditisme sur l'île, mais avec la secrète intention qu'ils périraient face à ce climat peu clément.268

Le propos sonne comme une condamnation pour le lecteur moderne. Néanmoins, aux yeux de l'historien de l'Antiquité, il s'agit plus d'une mesure à mettre à son crédit. Ainsi, Suétone salue cette mesure de Tibère, la situant dans les bonnes actions de son règne. Tout au plus est-ce un acte sévère. Au contraire, l'adhésion ou la tolérance des cultes orientaux, comme la Dea Syria chez Néron ou Isis chez Othon, est présentée comme outrageante. Tibère va même, selon l'interprétation de Jacques Gascou, jusqu'à se montrer sceptique à propos de la divinisation des Césars269. Edgar Saltus propose une explication à cette répulsion, un argument qui pouvait être celui qui répugnait Tibère à

l'idée d'être lui-même divinisé : La république était un dieu, qui avait son temple, ses prêtres, ses autels. Quand la république succomba, sa divinité passa à l'empereur ; il devint l'égal de Jupiter et, en tant que tel, possédait une majesté qui semblait sacrilège270

De même, il en allait de la question morale. Dotés de leur propre pensée, de leurs propres coutumes difficiles à admettre pour les non-croyants, les cultes orientaux portaient atteintes aux moeurs traditionnelles. L'affaire Decius Mundus, liée au culte d'Anubis, en est l'exemple. Une patricienne nommée Paulina avait été initiée (sexuellement) à cette religion orientale et avait appris, par le propre aveu de son bourreau, que son partenaire était un prétendant qu'elle avait repoussé et qui avait soudoyé les prêtres pour profiter de celle qu'il convoitait : ils en avaient fait une prostituée. Ce scandale devint un motif légal pour condamner les débordements, et les cultes eux-mêmes par extension. Ce que Tibère présentait comme de la rigueur afin de protéger « l'identité romaine », si l'on peut s'autoriser un tel terme, passe à la postérité comme de l'intolérance et un élément

267. Maranon 1956, p. 70

268. Ibid, p. 188

269. Gascou 1984, p. 732

270. Saltus 1892

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tyrannique.

c. L'athéisme

Ainsi, Tibère hérite d'une réputation d'athée. Il croît à des signes plus qu'à des dieux, pressentant « la fin de la grotesque théologie paganiste », comme l'affirme G. Maranon271. Pour le chrétien, le prince est encore plus choquant que les Romains d'antan : eux croyaient en de fausses idoles, mais au moins ils croyaient en quelque chose. Tibère non : l'absence de dévotion en un dieu, soit-il véritable ou faux, passe pour de l'athéisme, un affront religieux. Jean de Strada, en introduisant sa Mort des Dieux, présente cette nuance, un conflit entre deux idéologies intolérables :

Deux partis se disputent le monde : l'un qui veut l'absorber par les despotismes au nom de Dieu ; L'autre qui veut détruire Dieu comme la base de tous les despotismes. Lutte horrible, lutte absurde qui est notre temps. Les hommes la contemplent et s'en reposent par l'indifférence, le dégoût et l'athéisme.272

Sans dieux, le monde est voué à l'échec, rien n'a de sacralité, pas même le tyran. Ce n'est pas un monde amoral qui est décrié, mais un monde de négation : c'est encore pire.

Un blasphème bien fier m'aurait fait un grand bien !
Je voudrais croire en Dieu pour avoir le blasphème
Pour pouvoir blasphémer, je me fais chrétien.
Le tuer ! Le tuer ! Néant, reste-là blême.273

-

Moi le maître !... Mais c'est l'affront de l'ironie ! Moi le Dieu !... C'est railler jusqu'à l'ignominie ! Je ne suis pas le maître et ne suis pas le Dieu, Je suis le grand néant s'abattant en ce lieu !274

II - Tibère, l'anti-dieu

a. L'ennemi des chrétiens

Dans le film La Tunique (1953), le personnage principal est un tribun romain, envoyé en Judée - à titre de punition pour avoir mécontenté l'héritier présomptif au trône, Caligula. Durant sa mission, il

271. Maranon 1956, p. 187

272. Strada 1866, p. 1

273. Ibid, p. 125

274. Ibid, p. 216

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est chargé d'exécuter un prêcheur juif, une crucifixion qui lui ôtera le sommeil : car celui qu'il a fait mourir n'était pas un illuminé, mais le fils du Dieu unique.

En l'an 33 du calendrier chrétien meurt le prophète d'une religion nouvelle, crucifié par l'occupant romain, la plus grande puissance militaire de l'époque avec, à sa tête, un prince qui devient responsable de ce crime odieux. Ce prince, c'est Tibère. Dans un monde où la religion du condamnée est devenue la plus répandue, la postérité refuse le pardon à celui qui a mené les assassins du Seigneur, celui qui représentait l'archétype même de la bonté. Pendant des siècles, Tibère devint un monstre, l'empereur déicide qui, par une seule exécution, s'est rendu plus odieux au monde que tous ses successeurs réunis, Néron le tueur de chrétiens compris.

Pourtant, il semble que les premiers chrétiens n'aient pas haï Tibère pour cet acte. John Tarver, dans Tiberius the tyrant, réfute cette image, révélant que non seulement aucun gospel ou acte d'apôtre ne condamne l'attitude du prince mais qu'au contraire les contemporains du Christ prônaient le respect de l'Empire. La critique ne serait née qu'à partir de la Réforme275.

b. L'agneau contre le bouc

Ce titre est inspiré d'une réflexion suscitée par Marie-France David-de Palacio. S'intéressant à la littérature décadente du XIXe siècle, où le christianisme est souvent présenté, elle oppose deux personnages, mi-hommes, mi-animaux : le « Bouc de Capri », le surnom bestial que les détracteurs de Tibère utilisaient pour décrire sa puanteur présumée, et « l'Agneau Christique », le symbole de la pureté. Quelle que soit l'image utilisée, le fait est clair : l'on dissocie en tout points le Christ, messager du dieu d'amour, et Tibère, représentant la haine, la solitude et l'aigreur. Les auteurs de fiction se plaisent à confronter les pensées de ces deux « frères ennemis » - ou plutôt les pensées du « frère de haine », éprouvant un mélange de colère et de jalousie envers l'autre. Ainsi parle Tibère chez Wilhelm Walloth, haïssant à l'avance cette nouvelle religion qui prône les sentiments que sa haine a refoulé :

Aime ton prochain comme toi-même I Et cela devrait être un nouvel enseignement, une nouvelle religion ? C'est cela
que les hommes devraient pouvoir mettre en pratique ? C'est cela que ton nouveau dieu exige des hommes ? (...) Si
c'est cela qui doit devenir l'empire du nouveau dieu, alors son empire sera celui de la fausseté, de l'hypocrisie, du
mensonge : un empire digne de l'empereur Tibère I Son empire éternel I Les partisans de ce dieu de l'amour du
prochain s'appelleront fils de dieu, comme se nomme ce Jésus ; et ils mentiront à leurs prochains, qu'ils ont pour devoir
d'aimer comme eux-mêmes, ils les tromperont, et les haïront, ils les fouleront aux pieds, leur cracheront au visage, les

275. Tarver 1902, p. 430

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mettront en croix et trouveront mille façons de les torturer à mort.276

Même colère chez Richard Voss, où le tyran s'offusque de se voir rappelé à de bons sentiments alors qu'ils sont la cause même de sa destruction :

La pitié ? Ton fils de dieu éprouve de la pitié ? De la pitié pour ce monde, pour cette humanité ? Et cela tu me le dis à moi, l'empereur, en qui toute pitié est morte ; qui ne veux pas qu'il puisse exister de pitié en ce monde ?277

La Mort des dieux de Jean de Strada témoigne de cette haine du prince envers les gens heureux. Tibère ne supporte pas la morale religieuse, s'y opposant volontairement par rage et voulant éliminant jusqu'au dernier les chrétiens qui, selon lui, se complaisent dans un monde de malheur, celui-là même qui l'a détruit. Il encourage alors Rome à la haine, laissant les augures répandre des rumeurs infâmes sur le culte chrétien, les débauchés à outrager les moeurs et les plus cruels à tuer sans discernement. Fidèle à ce propos, un chevalier ruiné, représentant du mal romain, se propose à « vêtir de poix » les chrétiens, à les allumer comme de « vivantes torches », à contempler les « tigresses repues » au cirque et à « dévorer de baisers » leurs femmes, tels des « lions

apprivoisés »278.

Dans cette optique d'opposition des deux personnages, Tibère devient, aux yeux d'auteurs chrétiens, un envoyé de Dieu qui, au contraire du Fils, fait office de punition envers le monde impie. Laurentie présente comme une évidence que « c'était lui [le Père] qui faisait régner cette (sic) homme hypocrite pour punir les péchés des hommes279 ».

Propos identique chez Lenain de Tillemont : Il a marqué visiblement que c'étoit lui qui faisoit regner cet homme hypocrite pour punir les pechez des peuples. Il le sauva dans son enfance de toutes sortes de perils, des ennemis, de la mer, d'un feu qui s'alluma tout d'un coup dans une forest lors qu'il y passoit, et qui brula même les habits et les cheveux de sa mere.280

Dans ce besoin de punir l'humanité, Dieu fait régner un tel homme, afin que les Romains comprennent les valeurs chrétiennes, celles qui leur permettent d'éviter les « princes cruels et infâmes, ou bestes » et de vivre dans l'harmonie. Ils apprennent que les « grandeurs humaines sont vaines et peu assurees », « les dignitez et les richesses plus propres à exposer à la mort qu'à

276. Walloth W., Tiberius, Leipzig : Hesse und Becker Verlag, 1889, p. 124-125

277. Voss R., Wenn Götter lieben. Erzählung aus der Zeit des Tiberius, Leipzig : Weber, 1913, in David-de Palacio 2006, p. 142

278. Strada 1866, p. 75

279. Laurentie 1862 II, p. 38

280. Lenain de Tillemont 1732, p. 22

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conserver la vie » et qu'il faut « se jetter entre les bras de celuy qui nous a creez281».

Face à ce monstre se dresse le Christ, chargé de délivrer l'humanité des barbaries païennes. En mourant « comme un esclave pour racheter l'homme esclave », il prouve à l'humanité qu'elle n'a plus à douter de la divinité, à se réfugier dans la « rêverie découragée des philosophes282». A sa mort, « tout va revivre », et le sacrifice de « L'HOMME-DIEU » en ce temps où l'humanité est au point de déchéance le plus critique révolutionne la vie terrestre et met fin à des siècles - voire des millénaires - d'obscurantisme et de barbarie283. Tibère est l'ultime incarnation de la perversion, le maître sur Terre qui, malgré sa haine et sa puissance, ne peut pas briser l'humanité naissante portée par le martyr.

Une anecdote rapportée par Tacite, auteur qui ne témoignait d'une aucune sympathie pour le christianisme, a été relue par les auteurs de cette nouvelle religion pour appuyer ce propos. Cette histoire, c'est celle du phénix, un oiseau légendaire qui serait apparu en Égypte parallèlement à la mort du Christ. Chez l'auteur de l'Antiquité, le propos devait dénoter d'un caractère insolite, mais sans implications véritable sur l'Histoire. Pour les chrétiens, c'est une fable démontrant de l'imagination humaine et de son besoin de croire en des chimères pour échapper à une réalité douloureuse284, voire d'un signe de cette conscience de crise, dénotant de la réussite de la mission que Dieu avait confié aux « frères ennemis ». Sans doute les Romains ne le réalisaient pas, mais « le Phénix était mort à jamais, mais la Croix de Judée était immortelle.285»

c. Ponce Pilate

Mais il est un Romain encore plus haï par la postérité chrétienne : le gouverneur de Judée, Ponce Pilate, celui qui prononça la mort du Christ. Mais lorsqu'il est associé à Tibère, on tend à diminuer sa responsabilité, ou du moins à lui offrir une chance de s'expliquer. Ainsi raisonne Voltaire dans les Deux lettres de Pilate à l'Empereur Tibère, issus de sa Collection d'anciens évangiles286 (1769). Ce texte épistolaire permet de montrer une évolution dans le caractère de Pilate entre la condamnation et la prise de conscience suivant l'exécution. Dans sa première lettre, il rapporte l'exécution d'un « Roi des Hébreux » profitant de la crédulité des Juifs pour faire croire à des

281. Ibid., p. 54

282. Laurentie 1862 II, p. 21-22

283. Ibid., p. 37

284. Ibid., p. 22

285. Maranon 1956, p. 220-221

286. Voltaire 1879, p. 537-538

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miracles (purifier les lépreux, guérir les paralytiques et ressusciter les morts). Mais son mépris est moindre à celui des princes jaloux qui lui livrèrent l'accusé pour qu'il le condamne : il se contente de le flageller avant de le rendre aux Juifs, qui ont pris l'initiative de le crucifier. Il écrit à l'empereur pour ne pas que de fausses accusations le rendent coupable du crime des Juifs. La seconde lettre est une supplique : il dénonce le « cruel supplice » d'un homme « si pieux et si sincère » et reconnaît que ses disciples « loin de démentir leur maître par leurs oeuvres (...) font au contraire beaucoup de bien en son nom ». Pilate vit avec les remords d'avoir craint la sédition du peuple qu'aurait entraîné la grâce du Christ et de l'avoir sacrifié à sa propre lâcheté. Le propos est identique dans le film Selon Ponce Pilate (1987), dans lequel le gouverneur perd le sommeil après avoir compris l'horreur de son acte, trouvant enfin la rédemption en mourant après avoir perpétué de bonnes actions.

Pilate sert parfois à réhabiliter Tibère. En témoigne l'interprétation de l'affaire des boucliers dorés, rapportée par Philon dans sa Legatio287. Pilate, alors procurateur de Judée, aurait consacré dans le palais d'Hérode à Jérusalem des boucliers en or honorant l'empereur Tibère dans des termes proches de la divinisation, au déplaisir des Juifs. Ceux-ci, pensant que le prince était innocent de ces actes et qu'on tirait prétexte de son nom pour les outrager, lui en référèrent par lettre. Tibère serait devenu furieux, blâmant la conduite de Pilate et demandant expressément de conduire les objets du délit en dehors de la ville. Ainsi, le prince respecte les croyances de ses sujets, quand bien même elles ne sont pas le siennes : un propos allant à l'encontre du reproche d'intolérance dont nous faisions préalablement état. C'est à cette idée que se rattachent certains auteurs pour montrer une tolérance, voire une sympathie de Tibère envers les monothéistes - jusqu'à le faire faillir à embrasser la cause chrétienne.

III - Tibère et Dieu

a. La sympathie envers les Juifs

Les Anciens de confession juive semblent peu hostiles à Tibère sur la question religieuse. Il est vrai qu'en comparaison des autres cultes orientaux, les Juifs ont été moins persécutés. Si les prêtres d'Isis étaient crucifiés, les rabbins étaient plutôt exilés, un traitement moins affreux aux yeux de la postérité : s'ils étaient persécutés, on leur laissait la liberté de prêcher en dehors des frontières de l'Empire.

287. Philon, Legatio, CCCI.-CCCV.

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L'hypothétique sympathie de Tibère envers les Juifs et les chrétiens n'est pas aisée à justifier mais l'on peut témoigner de certains arguments. Certains auteurs, telle Lidia Storoni-Mazzolani voient une utilité politique à l'existence du Christ : si la religion juive se différenciait des autres cultes, c'est qu'elle n'admettait pas de représentation figurée de son dieu. Avec le Christ, il était désormais possible de leur attribuer une idole, qui plus est un personnage « palpable »288. Dans l'ouvrage d'Olive Kuntz, une théorie intéressante est avancée pour expliquer la tolérance des Juifs et des premiers chrétiens envers Tibère : en refusant d'être divinisé et en limitant le culte d'Auguste, il se refusait à instaurer un monothéisme - qui serait allé à l'encontre du message de Dieu, les Romains vénérant alors une fausse idole toute puissante. Si le motif est sans doute plus politique que religieux, il semble avoir marqué l'esprit monothéiste, qui ne vit pas en Tibère un rival autoproclamé de Dieu289. Pour d'autres, il s'agissait de ne pas faire de ces persécutions une occasion de créer des martyrs. C'est la thèse défendue par Lucien Arnault, qui présente Tibère repoussant les desseins de Macron pour ne pas produire de « graves repentirs »290. Dans le film La Tunique, Tibère ne croît pas au Christ, mais lui témoigne une sympathie intéressée : il craint que toute persécution éveille le désir de liberté des hommes, et ainsi nuise à son pouvoir. Le propos n'est toutefois pas partagé par tous. Abel-François Villemain réfute l'existence de la moindre sympathie de Tibère pour les premiers fidèles de Jésus, faisant de l'apologie la « fiction naïve d'un chrétien qui n'a pas su même contenir sa foi et modérer ses paroles », et refusant de mettre sous de « tels auspices une religion pure et sublime », où la moindre analogie à cette souillure morale qu'était le principat de Tibère est indignité291.

b. Adhésion au christianisme ?

Plus que de ressentir la sympathie, Tibère aurait été chrétien sans le savoir. Gregorio Maranon en fait un sceptique, fermé à toute croyance, néanmoins plus proche de la Vérité que n'importe quel Romain, sans pouvoir la distinguer - un Perceval antique devant le Graal292. Dans le roman d'Allan Massie, c'est l'affranchi Sigismond, l'ami le plus fidèle de Tibère, qui récupère les manuscrits où sont consignées ses Mémoires. Devenu chrétien sous le nom d'Étienne, il considère comme un devoir de mémoire de réhabiliter son ancien maître pour montrer qu'il pouvait être un bon chrétien. Tibère n'a jamais appris l'existence du Christ - sans doute a-t-il lu son nom dans un rapport sans s'y

288. Storoni-Mazzolani 1986, p. 219-220

289. Kuntz 2013, p. 17

290. Arnault 1828, p. 27

291. Villemain 1849, p. 84-85

292. Maranon 1956, p. 220-221

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attarder, mais il s'est efforcé de conserver des vertus dignes d'un fidèle de Jésus293.

Peut-être Tibère aurait pu se convertir au christianisme s'il l'avait découvert plus jeune. Quand le Christ meurt, le prince a soixante-quatorze ans : trop affaibli, il ne peut lutter pour que Rome reconnaisse la primauté de cette religion. Ce constat tragique apparaît dans le roman Tiberius auf Capri d'Heinrich Von Schoeler, où le vieil homme se désole de son impuissance à faire accepter le christianisme, éveillant son ressentiment :

Le sens de la vie est en effet l'amour humain. (...) C'est pourquoi je proposai au Sénat de placer Jésus de Nazareth au rang des dieux ; mais ma proposition fut rejetée. Elle suscita même chez les Romains l'indignation et le mépris. Oderint, dum probent - qu'ils me haïssent, pourvu que la postérité m'approuve !294

Même image dans L'Enquête Sacrée (2006) : Tibère est réveillé, alors qu'il somnole à Capri, par un orage apparaissant soudainement dans un ciel clair, parallèlement à la mort du Christ. Il envoie un général de confiance enquêter sur ce phénomène et, devant la réussite de sa mission, comprend la Vérité. Il reçoit, sur son lit de mort, Caligula et Macron, leur expliquant qu'il veut envoyer une missive au Sénat pour adopter le christianisme en religion impériale. Son acte est vain : Caligula ne veut pas renoncer à ses prétentions de prince de droit divin et brûle la lettre après la mort de Tibère.

Au contraire, chez Jean de Strada, malgré une conscience d'être dans l'erreur, le prince refuse de se convertir : le différend moral entre Tibère et le Christ est trop important pour qu'il daigne passer outre ses préjugés. La liberté et la vérité ne lui sont que des mots « vides et creux », le seul terme valable étant l'obéissance, l'adoration de la puissance du prince295.

c. La Sainte-Face

Une légende chrétienne fait directement intervenir Tibère. Il s'agit de l'histoire de Sainte Véronique et de la Sainte-Face, un voile ayant épongé le visage du Christ lors du chemin de croix, béni dès lors296. Dans le cadre de cette étude, nous nous sommes basés sur la version écrite par Selma Lagerlöf en 1904 (la traduction française date de 1938), Le voile de Véronique. L'auteur est connue pour ses oeuvres de littérature enfantine (son oeuvre la plus célèbre étant Le voyage de Nils Olgerson).

293. Massie 1998, p. 311-313

294. Schoeler H., Tiberius auf Capri, Leipzig, Verlagsbuchhandlung Schulze and Co., 1908, in. David-de Palacio 2006, p. 256-257

295. Strada 1866, p. 223

296. La légende serait datée du IVe siècle

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La légende est retranscrite en neuf chapitres et s'adresse aux enfants, prenant part à leur éducation religieuse. Au début de l'histoire, une vieille dame - dont le nom n'est pas explicité - revient à la cabane dans laquelle elle vivait étant jeune, désormais habitée par un jeune couple de vignerons qui lui offre l'hospitalité. Le second chapitre nous introduit l'identité de la femme : il s'agit de Faustine297, la confidente de l'empereur Tibère. Un ancien légionnaire, parti à sa recherche, ne la reconnaît pas et parle avec franchise en sa présence du crime dont elle est accusée : elle a abandonné à ses malheurs le prince Tibère, comprenant que son ami d'autrefois était devenu un affreux tyran haï de ses sujets. Pourtant celui-ci l'avait toujours bien traité : il lui offrait de beaux cadeaux et lui permettait de mener un train de vie inimaginable pour la paysanne des montagnes qu'elle était autrefois. Tibère se sent trahi, abandonné de sa dernière amie et sombre dans une mélancolie auto-destructrice. Faustine ne peut lui pardonner les actes pour lesquels elle l'a quitté - orgies, cruauté, propos déplacés -, mais elle lui accorde toujours son affection. Refusant de le voir, elle prend de ses nouvelles au loin en rendant visite à une statue de l'empereur : si elle est bien entretenue, c'est que Tibère n'est pas dans un état critique. Mais un jour, elle la voit délabrée : le prince est atteint d'une « maladie inconnue en Italie, mais dont on dit qu'elle est commune dans les pays d'Orient », transformant sa voix en grognements d'animal, rongeant ses doigts et ses orteils et le condamnant à une mort imminente et douloureuse. C'en est trop pour Faustine, qui décide de revoir son ami.

Retrouvant Capri, la vieille femme ressent les effets du temps : le beau palais d'autrefois, si peuplé de visiteurs, n'est plus qu'une ruine solitaire. Le comble de l'horreur arrive lorsqu'elle aperçoit Tibère, qu'elle peine à reconnaître :

Lorsqu'elle sortit sur la terrasse, elle vit une terrible créature, au visage tuméfié et presque animal. Ses mains et ses pieds étaient enveloppés de bandages blancs, mais le linge laissait voir par endroits les doigts et les orteils à demi rongés. Ses vêtements étaient poussiéreux et tachés. (...)

Faustine chuchota dans l'oreille de Milo :

- Comment un homme dans cet état peut-il se trouver sur la terrasse de l'empereur ? Dépêche-toi de le faire

partir d'ici.

A peine avait-elle prononcé ces mots qu'elle vit l'esclave se courber jusqu'à terre en disant :

- Tibère César, j'ai enfin une heureuse nouvelle à t'apporter.298

Tibère apparaît comme pathétique, attirant l'empathie du lecteur. Ses crimes ne sont pas pardonnés, mais on comprend sa tristesse devant l'abandon de sa meilleure amie et sa peur de mourir. Les

297. Dans la légende originale, son prénom est Bérénice

298. Lagerlöf 2014, p. 21

104

retrouvailles sont tendres :

- Est-ce que tu es là enfin, Faustine ? Dit Tibère sans ouvrir les yeux. Ou alors c'est un rêve et j'imagine que tu es
debout près de moi et que tu pleures sur moi ? J'ai peur d'ouvrir les yeux et de voir que ce n'est qu'un rêve.
La vieille s'assit à côté de lui ; elle souleva sa tête et la posa sur ses genoux.
Tibère ne bougea pas, ne la regarda pas. Un sentiment de paix très douce l'enveloppait, tandis qu'il s'endormait,
tranquille.299

Faustine se désespère de l'état de son ami. La femme du vigneron lui apprend qu'elle était autrefois atteinte de ce même mal et qu'un homme en Judée l'avait soignée. Tandis que la vieille femme part le rechercher - elle arrive trop tard, et ne peux qu'éponger son front alors qu'il est conduit au Golgotha - le couple se demande ce qui pourrait advenir si les deux êtres étaient réunis :

- L'empereur est un vieil homme et ne va pas changer sa façon de vivre maintenant, dit le vigneron. Comment remédier au mépris que lui inspire son peuple ? Qui pourrait s'approcher de lui et lui apprendre à l'aimer ? Tant que cela ne sera pas réalisé, il ne sera pas guéri de sa méfiance et de sa cruauté.

- Il y a quelqu'un qui pourrait y arriver, tu le sais, répondis la jeune femme. Je pense souvent à ce qu'il adviendrait si ces deux êtres se trouvaient réunis. Mais les voies de Dieu ne sont pas les nôtres.300

(...)

- Je ne peux pas dormir, dit-elle. Je pense à ces deux êtres qui vont aller à la rencontre l'un de l'autre. Celui qui aime tous les hommes, et celui qui les déteste. Cette rencontre pourrait changer l'avenir du monde.301

Le septième et le huitième chapitre sont consacrés à la conscience de la famille de Pilate. Tout d'abord, c'est un rêve de sa femme qui le mène au doute : elle voit Tibère demander à rencontrer le Christ, lui offrant les plus beaux présents s'il daigne se présenter devant lui. Sa détermination est infinie : il propose en premier lieu des richesses en abondance - bijoux, coupes de perles, sacs de pièces d'or. Devant la réponse négative de l'esclave de Pilate, il fait venir un costume serti de pierres précieuses qui garantit le trône de Judée. Nouveau refus. Il finit par offrir ce qu'il a de plus

précieux : son manteau de pourpre, faisant du Christ son successeur à la tête du monde s'il accepte de soigner sa maladie. L'esclave ne peut plus laisser le prince dans l'ignorance : Pilate a fait mourir l'homme qu'il recherchait, et l'a lui même condamné à une mort atroce. Dans la réalité, le gouverneur voit le peuple crier sa colère devant sa porte, et comprend son crime.

Le dernier chapitre présente Faustine, voile à la main, revenant vers Tibère. Celui-ci avoue n'avoir jamais cru en les pouvoirs du Christ, et n'avoir autorisé son amie à faire ce voyage que par égard envers sa dévotion. Mais en voyant le reflet du visage du mort, il comprend qu'il était dans l'erreur

299. Ibid., p. 22

300. Ibid., p. 14-15

301. Ibid., p. 29

105

et sa compassion le guérit :

Il se pencha encore plus vers l'image. Le visage lui apparut plus clairement encore. Il vit les yeux qui semblaient briller

d'une vie secrète.

Ce regard, qui exprimait la souffrance la plus terrible, lui faisait percevoir une pureté et une liberté qu'il n'avait jamais

rencontrées.

Couché sur son lit, il était absorbé dans la contemplation de cette image.

- Est-ce un être humain ? Dit-il doucement et posément. Est-ce un être humain ?

Il resta encore silencieux à regarder l'image. Les larmes commençaient à couler sur ses joues.

- Je suis attristé par ta mort, étranger, murmura-t-il. Faustine, pourquoi as-tu laissé cet homme mourir ? Il

m'aurait guéri.

Et il retomba en contemplation de l'image. (...)

- Tu es un homme, dit-il, tu es ce que je n'espérais pas voir. Puis il montra son visage ruiné et ses mains

rongées. Moi comme tous les autres, nous sommes des bêtes et des montres, mais tu es un être humain.

Il baissa la tête devant l'image si bas qu'elle toucha son visage.

- Aie pitié de moi, toi l'étranger : dit-il, et ses larmes tombaient sur les pierres. Si tu avais vécu, ton seul regard

m'aurait guéri.

La pauvre vieille femme était désolée de ce qu'elle avait fait. Il aurait été plus sage de ne pas montrer l'image à

l'empereur, pensait-elle. Elle craignait que cette vue rende la douleur de l'empereur insupportable. Et dans son

désespoir de voir souffrir Tibère, elle tira sur l'image pour l'écarter de sa vue.

L'empereur releva la tête. Et voici que son visage était transformé, semblable à ce qu'il avait été avant sa maladie,

enracinée et nourrie de la haine et de la misanthropie qui avait vécu dans son coeur, avait été forcée de fuir au moment

où il rencontrait l'amour et la compassion.302

La conclusion montre Tibère faisant acte de piété chrétienne. Il envoie trois messagers à travers le monde, le premier pour enquêter sur les crimes commis par Pilate au cours de ses années en Judée, le second pour remercier les vignerons de leurs conseils, le troisième pour mander des chrétiens afin de baptiser Faustine sur son lit de mort : elle devient une sainte sous le nom de Véronique.

Cette histoire apparaît dans les films La Tunique, sans que l'empereur profite de ses effets (il meurt assassiné aux deux-tiers du film) et Selon Ponce Pilate, où le prince cache son visage tuméfié derrière un masque de fer. La conclusion est similaire à celle de la légende : Pilate pose le drap sur le visage de l'empereur et, lorsqu'il le retire, les blessures ont disparu. Ce n'est pas la magie ou même la croyance en Dieu qui sauve Tibère, mais la découverte de la compassion. Le Christ n'aura été que le messager de la rédemption.

302. Ibid., p. 56-58

CHAPITRE 4 -

LES ENNEMIS DE TIBERE

106

Comme le garçonnet l'observait d'un regard fasciné, Caius Silius reprit son sérieux et dit : « Tu as
compris le maniement de la sica. Tu es assez grand maintenant pour savoir que la mort des trois
frères de ta mère a donné l'Empire à Tibère. Mais garde-le pour toi. »
Gaius pensa qu'il ne devait plus demander à personne pourquoi sa mère pleurait. Et il sentit que
son enfance était terminée.
(...)
Rome se trouvait devant lui, au-delà du fleuve blond., impériale et divine, toute de marbres blancs.
« Voici la ville que Tibère a volé à ton père »

[ Maria SILIATO - Le rêve de Caligula ]

107

A. Germanicus

Durant son règne, Tibère s'est fait des ennemis. C'est par eux, par leurs témoignages ou par leur fin tragique, que l'image du mauvais empereur est née. Nous nous devons donc de revenir sur ces personnages, sur le traitement que leur a réservé la postérité et dans quelle mesure leurs vies et leurs morts ont influencé l'image de Tibère. Germanicus est le premier de ces symboles : neveu puis fils adoptif du prince, sa popularité n'eut d'égale que la tristesse entraînée par sa mort prématurée.

I - Le meilleur des hommes

a. Popularité et bonté

L'image qui prédomine quand nous représentons Germanicus est celle d'un homme populaire et compatissant. Ainsi, Pierre Grimal présente un jeune homme confronté aux mutineries de l'armée, pleurant la mort des condamnés : leurs actes étaient impardonnables, et leur punition justifiée et nécessaire, mais s'ils ont commis des crimes, c'est par désespoir. Ils avaient vécu toute leur vie dans l'admiration d'Auguste, leur prince et leur modèle de grandeur, et sa mort les avait plongé dans la solitude303. C'est le même homme qui, chez Maria Siliato, défait Arminius au combat et ressent une grande amertume dans la victoire, se sentant indigne : son valeureux ennemi est trahi par les siens, mourant dans l'ignominie malgré le courage dont il avait témoigné durant leurs affrontements, laissant sa femme Thusnelda porter leur enfant, tout en étant captive et obligée à défiler au triomphe qu'on accorde au général Romain, privée de tout égard. Germanicus est acclamé par la foule, a apporté la gloire à Rome, a vengé le désastre de Varus mais, à ses yeux, ses actes ont été empoisonnés. Les clameurs ne peuvent l'empêcher de penser à ce qu'il aurait ressenti si la situation avait été inversée : lui traîné dans la boue par ses propres soldats et sa femme bien aimée traitée comme un trophée par les Germains304.

C'est cet homme bon que le peuple a pleuré lorsqu'il apprit sa mort prématurée, tué par une affection contractée en Orient. Pierre-Sébastien Laurentie présente Rome emplie d'émotion à

303. Grimal 1992, p. 17

304. Siliato 2007, p. 16 et 42

108

l'annonce de sa maladie, priant pour son bon rétablissement, et éclatant en gémissements et en cris de colère quand la nouvelle de sa mort lui parvint305. Brisés par le chagrin et le sentiment d'injustice, les Romains cessent tout travail pour rendre hommage au jeune général, dénonçant la cruauté du destin et la culpabilité évidente de ses ennemis dans cette mort qu'ils pensent due au poison. C'est, selon Zvi Yavetz, une preuve que les foules étaient capables d'exprimer leurs sentiments sans céder à la violence, un argument allant à l'encontre de la thèse principale de son ouvrage, celle de la violence du peuple romain servile306. Bernard Campan, dans sa pièce Tibère à Caprée, décrit ces scènes de tristesse au retour d'Agrippine portant les cendres de son défunt mari307.

A la lecture des sources antiques et au vu de l'image qu'elles ont suscité, il nous semble indéniable que Germanicus a bénéficié d'un traitement favorable aux yeux de la postérité, retenu comme un héros, le « meilleur des princes », dont la conduite est digne des plus grands des hommes - Linguet le compare à Julien ou à Henri IV, tous morts dans de terribles conditions mais célébrés par la suite pour leur conduite exemplaire308 - prônant l'ambition et la justice. En clair, le « lecteur sensé souhaitera des Rois qui lui ressemblent309 ».

Germanicus a bien des raisons de mériter sa popularité. Par l'hérédité, il est le fils de Drusus I, le général victorieux qui n'avait pas trente ans quand la gangrène le tua310. Il est marié à Agrippine l'Aînée, petite-fille du prince, avec qui il eut une descendance nombreuse: trois fils (Néron, Drusus et Caius) et trois filles (Agrippine, Livilla et Julie) - les arrières-petits enfants d'Auguste311. Enfin, il est le fils adoptif de Tibère, celui qui est son oncle par le sang et le nouveau prince de Rome. Germanicus représente un espoir pour Rome, celui d'un jeune homme ambitieux, qui ne recule pas devant l'ennemi, qui remporte des victoires militaires en Germanie312, présenté après sa mort comme le nouvel Alexandre. Cette image de grandeur est présentée dans la série The Caesars, quand Germanicus revient de campagne et fête ses victoires avec ses proches. C'est un bel homme

305. Laurentie 1862 I, p. 377-378

306. Yavetz 1983, p. 38-39

307. Voir ANNEXE 1

308. Linguet 1777, p. 84-85

309. Ibid., p. 107

310. Drusus étant né trois mois après le mariage d'Auguste et Livie, les ragots - et certains auteurs modernes - y ont vu une raison de douter de l'identité de son père. Était-il, comme le supposent la plupart, le fils de Tiberius Claudius Nero ou le bâtard d'Auguste ? Si cette hypothèse semble dénuée de crédibilité, elle est toutefois prise en considération.

311. Ces enfants sont ceux à avoir survécu à la mortalité infantile, et l'on trouve la mention d'autres enfants morts peu après la naissance. Le propos est le même chez Tibère, on retiendra souvent Drusus II comme son fils unique, alors qu'il avait eu un enfant de Julie, mort en bas âge.

312. Digressons sur ce nom. Son nom de naissance n'est pas renseigné (probablement était-ce Tiberius Claudius Nero ou Drusus Claudius Nero), et son nom d'adoption était Germanicus Julius Caesar. Ce « praenomen » - littéralement « vainqueur des Germains » - ne lui venait non pas de ses victoires mais de l'hérédité : il le doit à son père, vainqueur des Germains, tout comme son neveu Britannicus le devait aux campagnes de Claude en Bretagne.

109

victorieux qui, sans le savoir, était désigné par Auguste comme son successeur (il le confesse sur son lit de mort à Tibère, lui demandant d'être le prince de façade le temps que le jeune homme ait la maturité nécessaire pour lui succéder). Il se montre aimable, riant en voyant son frère Claude éméché, non par moquerie mais pour participer à sa joie d'ivresse, lui offrant sa couronne de lauriers pour lui témoigner de son affection. Aussi puissant et acclamé qu'il soit, il n'abandonne pas son ami d'antan, même s'il est source de honte : la bonté est plus forte que la gloire.

C'est cet homme que le peuple acclame lors de son triomphe. Mais, près d'eux, un homme cache son sentiment profond, une jalousie maladive de se voir préférer, à lui le prince dont on ne célébrait les victoires que par nécessité, un jeune homme qu'il considère comme un arriviste. Cet homme, c'est Tibère313.

b. Le prince jaloux

Le 26 juin de l'an 4, Tibère est adopté par Auguste. Mais, dans un souci d'hérédité dynastique, il lui est demandé d'adopter un orphelin de père, le fils de son frère Drusus. Si le geste s'explique sans souci, il reste curieux au regard des coutumes romaines. S'il était normal pour un Romain sans enfant d'adopter un jeune homme, ne serait-ce que pour que son héritage soit perçu par un personnage de confiance (c'est ainsi qu'Octave est devenu le fils de son grand-oncle, qui n'avait que des filles et - selon la légende - un bâtard égyptien), il était incongru pour le père d'un fils naturel de remettre en cause son droit d'aînesse en lui imposant un frère aîné314. C'est ici le cas, Germanicus devenant - de droit - le frère aîné de Drusus II et le premier héritier de Tibère. Les raisons peuvent être multiples. La popularité militaire de Germanicus n'est pas négligeable, mais ne rencontre pas l'écho qu'on lui attribuait à la mort d'Auguste (à l'adoption, il n'a pas vingt ans). Certains auteurs, tel Jules-Sylvain Zeller315, prennent en considération l'apparente stérilité de la femme de Drusus à opposer avec la fratrie abondante issue des amours de Germanicus et Agrippine, mais on se doit de réfuter cet argument : le fils aîné du couple, Néron, ne naît que quatre ans plus tard316. On ne voit alors que trois causes, sans pouvoir établir un avis véritablement tranché : soit une préférence envers le fils de Drusus I, qui était le beau-fils préféré d'Auguste, soit une aptitude décelée dès le plus jeune âge, soit - mais cela allait à l'encontre de l'image défendue par la postérité - que Tibère

313. Laurentie 1862 I, p. 363

314. Lyasse 2011, p. 75

315. Zeller 1863, p. 51-52

316. La date de naissance des trois enfants morts en bas-âge n'est pas définie mais, de toute évidence, le propos ne peut être validé alors que le mariage fut prononcé en 5 ap. J.-C., et que tout enfant né avant ce terme aurait été indésirable.

110

ait préféré son neveu à son fils, jugé oisif317.

Pour la plupart des auteurs, Tibère n'éprouvait aucune affection pour ce fils qu'on lui imposait. Partageant la jalousie de Drusus II, écarté de son rôle légitime, il n'aurait eu que mépris et haine pour cet arriviste. Marie-Joseph Chénier pousse le propos encore plus loin : Tibère se dégoûte de ce fils imposé qui lui rappelle sa propre jeunesse, lorsqu'il était lui-même imposé à Auguste lors de son mariage avec Livie318. C'est une époque chargée de mauvais souvenirs qui lui revient en mémoire à chaque fois qu'il voit Germanicus.

La jalousie pique Tibère : l'homme mûr et morose supporte mal de voir ce jeune homme affable bénéficier de plus d'égard que lui. Il est le prince, le premier des Romains, et pourtant un « enfant » lui est préféré319. Cette colère transparaît dans la tragédie de M.-.J. Chénier :

Vous, ne m'accablez pas sous tant de renommée.
Avant Germanicus j'ai commandé l'armée.
On se souvient du temps où les Parthes vaincus,
Rendaient à mes exploits les drapeaux de Crassus ;
(...)
Quand Varus expiait d'imprudentes terreurs,
Aux champs illyriens j'arrêtais ses vainqueurs ;
Mon front ceignit deux fois la palme triomphale.
Je n'ai cependant pas, d'une gloire rivale,
Jusque dans son palais insulté l'Empereur,
Ni d'un peuple avili courtisé la faveur.320

Ces deux hommes sont trop différents pour s'entendre. Voir Germanicus est une douleur morale pour le prince. Ses détracteurs y voient une jalousie maladive, celle qui le pousse à cacher ses vices pour tenter de se faire apprécier - ne serait-ce qu'infiniment moins que Germanicus - ses défenseurs parlent d'une injustice tragique auquel ni l'un ni l'autre ne pouvaient échapper : Tibère était incapable d'être aimé, Germanicus ne pouvait chercher à être haï dans le seul but de ménager son père adoptif321.

Mais la haine de Tibère envers Germanicus n'est pas l'évidence même. On peut même la contester. Ainsi, Allan Massie rappelle l'amour fraternel que partageaient Tibère et Drusus, un amour qui rend

317. Ibid. p. 52

318. Chénier 1818, p. 33

319. Petit 1974, p. 30

320. Chénier 1818, p. 30

321. Linguet 1777, p. 51

111

curieux ce prétendu mépris envers le fils du frère tant apprécié, d'autant qu'il semble avoir hérité de son caractère322. Il est même probable qu'il ait été fier de son nouveau fils : après tout, s'il était populaire, c'était un fait mérité. La conduite de Drusus II était, semble-t-il, décriée et il lui était plus aisé de féliciter l'intelligence, la culture et la rigueur morale de ce jeune homme323. Plus que le jalouser, il l'enviait : il aurait apprécié Germanicus et son seul regret était de ne pas avoir été aussi digne de l'amour des Romains lorsqu'il avait son âge324. Pour Ernest Kornemann, l'image de la haine serait - une fois de plus - un crime moral envers l'Histoire du à la haine d'Agrippine325.

D'un point de vue stratégique, il semble tout aussi improbable que Tibère ait voulu freiner les ambitions militaires de Germanicus326. A la mort d'Auguste, la situation devait être clarifiée et envoyer son fils en campagne était un moyen de démontrer aux ennemis que l'effort militaire n'était pas rompu. De plus, il pouvait observer les actions du jeune homme, encore inexpérimenté, et juger de ses capacités et de ses vertus. Satisfait de son fils, il l'aurait récompensé en le faisant nommer consul quand il l'en jugea digne327. Peut-être aussi voulait-il récompenser la fidélité de celui que les mutins voulaient pousser à se révolter contre lui328.

Mais quelles que soient les intentions de Tibère, Germanicus ne put s'affirmer comme son héritier. En l'an 19, il tombe malade et meurt en pleine gloire, à l'âge de trente-quatre ans.

c. Qui profite de cette mort ?

Jeune, et toujours vainqueur, s'il vit ses destinées
Dans ses triomphes même en naissant moissonnées ;
Compagnons d'un héros, vous, dont les étendards
Ont constamment suivi l'héritier des Césars,
Je vous prends à témoin que des complots perfides
Abreuvaient mon époux de chagrins homicides.
Il luttait, mais en vain, contre la trahison :
Un homme a tout conduit : et cet homme est Pison329.

322. Massie 1983, p. 102

323. Caratini 2002, p. 108

324. Franceschini 2001, p. 366 et 421-422

325. Kornemann 1962, p. 80

326. Du moins attenter à sa popularité, car des causes affirmant la thèse d'un frein dressé devant Germanicus - mais démontrant une situation bien différente à celle que présentent les ennemis de Tibère - sont défendables. Nous y reviendrons dans le sous-chapitre suivant.

327. Bowman 1996, p. 210

328. Kornemann 1962, p. 81

329. Chénier 1818, p. 19

112

Ainsi parle Agrippine dans la pièce de Marie-Joseph Chénier. Elle accuse l'ancien consul Cnaeus Pison, ennemi notoire de Germanicus - et dont la postérité oubliera les actes politiques pour ne lui attacher qu'une image infamante : celle de l'assassin du « meilleur des princes ».

Le roman Le rêve de Caligula, autobiographie fictive du plus jeune fils de Germanicus revient sur ces événements. Le prince présomptif n'était pas dupe : il avait beaucoup d'ennemis et vivait dans la crainte d'être poignardé par ceux qu'il croyait ses amis. Les milliers de légionnaires qui lui sont fidèles, malgré leurs efforts sans cesse accrus, ne pourront empêcher que « l'un de (ses) proches éprouve un besoin d'argent insatiable » ouvre les portes du palais à « l'ennemi qui vit au loin et ne parvient pas à (l'atteindre)330». Il ne se trompe pas : le lendemain du départ de Pison, Germanicus se sent malaisé et les symptômes affluent : fièvre, spasmes, migraines, sang dans les urines, amaigrissement brutal. Le jeune prince meurt dans la douleur, pleuré par sa famille qui le voit dépérir331. Pison est présumé coupable, mais n'aura jamais le temps de s'expliquer : on le retrouve égorgé dans sa chambre. Le fils de Germanicus, Drusus III, intelligent et observateur, doute de la thèse du suicide : il n'est guère aisé de s'égorger soi-même d'une épée (les poignets et le ventre étaient les parties du corps les plus « usitées » pour le suicide romain, le coup étant facile à porter et les souffrances abrégées par l'hémorragie) et, surtout, l'arme a laissé une traînée de sang sur le sol. Pison ne s'est donc pas suicidé : on l'a assassiné pour qu'il ne dénonce pas le commanditaire du meurtre qu'il avait perpétré332.

A l'écran, la culpabilité de Pison ne fait aucun doute. Dans The Caesars, c'est un homme disgracieux qui se réjouit à l'idée de contester chaque décision de Germanicus. Il l'insulte, le nommant « fils involontaire » de Tibère, tout en se défendant de toute idée de provocation : il s'agit d'un fait attesté. C'est durant cette dispute que Germanicus est pris de son premier malaise. Se tordant de douleur sur son lit, il fait promettre à ses amis de le venger mais de ne pas se mettre en danger en s'attaquant à Tibère : ses enfants seront un jour amenés à régner et ils ne doivent pas être vus comme des ennemis de l'empereur. Le prince, dissimulant souvent ses sentiments, ne peut réprimer sa colère devant l'évidence de ce meurtre qui ne fait qu'accroître la défiance du peuple envers lui et le prive d'un allié de poids. Ne parvenant pas à gérer la situation, il s'aliène Agrippine en refusant la cérémonie d'état, ne permettant qu'un hommage funèbre tel qu'il est permis aux soldats valeureux morts au combat. Mais il refuse de protéger Pison : son arrogance ne fait que

330. Siliato 2007, p. 86-87

331. Ibid., p. 87

332. Ibid., p. 98-99

113

confirmer les soupçons qui pèsent sur lui. L'accusé finit par se suicider afin que l'infamie ne retombe pas sur ses enfants. Aucun signe de culpabilité de la part de Tibère.

Dans la série Moi Claude, empereur, il en va autrement. Pison a sollicité l'aide de l'empoisonneuse Martina (qui use de la magie noire : on retrouve un crâne d'âne, un chat difforme empaillé et la tête décapitée d'un esclave dans le palais) sur l'interprétation d'une missive impériale : Tibère l'avait enjoint à modérer les ardeurs de Germanicus. Le prince ne s'en émeut pas, il n'a jamais ordonné qu'on le tue. Pison, voyant le procès tourner en sa défaveur, en réfère à son dernier atout : une lettre signée du nom de Tibère ordonnant la mort de Germanicus. Le prince est ébranlé, il comprend que c'est sa mère, Livie, qui a imité sa signature et a commandité l'assassinat. Mais il parvient à se dissocier de l'affaire en notant que le sceau impérial, qu'il est le seul à détenir, n'est pas joint à la lettre - il est donc impossible de prouver son implication. De plus, si Pison est sûr de mourir à l'issue du procès, il peut encore sauver sa famille en se suicidant, tandis que la dénonciation conduirait à des représailles. Tibère n'est pas coupable, mais il est complice du meurtre en en protégeant le commanditaire : Livie.

Les détracteurs de Tibère ont fait de cette version leur thèse : il est coupable, soit pour avoir commandité le meurtre, soit pour avoir protégé l'assassin. Quels que soient les motifs, il est difficile de nier l'implication de Tibère dans la mort de Pison, non par le meurtre en lui-même, mais en l'ayant abandonné au jugement de ses ennemis - il lui était possible, en vertu de ses pouvoirs, de le faire acquitter, et Livie usa de ce procédé pour gracier Plancina, femme de Pison qui était de ses amies, mais qui devait mourir des années plus tard sur de nouvelles condamnations333. Allan Massie fait du vieux Tibère un homme plein de regrets qui n'a jamais demandé à ce qu'on tue Germanicus (« - Ta tâche, mon ami, avais-je dit à Pison, sera de te tenir prêt à brider un peu le jeune poulain. Telle avait été la limite de mes instructions.334») et éprouve des remords à l'idée d'avoir abandonné son ami à son sort, allant jusqu'à envier la mort délivrant des infamies :

Pison avait de grands torts, mais il fut assassiné par l'opinion publique aussi sûrement que si la populace l'avait
massacré, comme elle menaçait de le faire. Le jour de ses obsèques, Agrippine donna un dîner. Je déclinai son
invitation.
Combien de fois, la nuit, ai-je contemplé la majesté des cieux en pensant aux dernières heures sur cette terre de Pison,
abandonné, veuf de tout espoir, finalement résolu à mourir ? Et, bien souvent, je l'ai envié.335

Mais si Pison semble le coupable idéal, était-il vraiment l'assassin de Germanicus ? Pierre Grimal

333. C'est elle qui est la véritable meurtrière dans les Dames du Palatin, p. 121

334. Massie 1998, p. 202

335. Ibid., p. 217

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ne le pense pas : dans ses Mémoires d'Agrippine, il est certes un mauvais homme, haineux et brutal, mais victime de son caractère qui lui renvoie la responsabilité d'un crime jugé comme une évidence. S'il était véritablement un meurtrier, il aurait montré plus de subtilité dans ses rapports avec Germanicus, et ne lui aurait pas témoigné aussi ouvertement de son inimitié336. Coupable idéal, il n'était qu'un prétexte pour camoufler le véritable assassin.

Une autre hypothèse semble avoir émergé récemment. Au milieu du XXe siècle (il semble que Gregorio Maranon - médecin renommé - soit parmi les premiers à défendre cette idée), les symptômes de la maladie de Germanicus ont été rediscutés. Il est évidemment impossible de gloser de cette description alors même qu'elle devait être romancée pour paraître horrible et que les témoins ont disparu depuis alors près de deux millénaires. Toutefois, il est reconnu que beaucoup de morts suspectes ont été taxées d'assassinats par seule cause de failles de la science. Durant l'Antiquité, toute maladie inconnue - c'est à dire, à cette époque d'extension de l'empire, des affections courantes en Orient et absentes du monde romain connu jusqu'alors - était jugée inédite et sembler témoigner de l'existence d'un nouveau poison. Le traitement littéraire de la lèpre peut le démontrer, celle-ci étant souvent liée à l'image de la mort horrible sans qu'on puisse la nommer. Dans le cas de Germanicus, les symptômes rendent crédibles l'hypothèse du paludisme (ou malaria), dont la source épidémique devait être localisée dans les régions aux alentours d'Antioche. C'est donc une fièvre alors méconnue (mais non inconnue : il existait des cas attestés dans le monde romain dès le Ve siècle av. J.-C.337) qui est responsable de la colère d'Agrippine et de la haine que ses descendants, et ceux qui les ont écouté, ont éprouvé pour Tibère338.

d. Les conséquences de cette mort

- Je te laisse une bien lourde charge, soupira-t-il. Bientôt, Néron va prendre la toge virile. Il est d'un naturel indolent.
Veille à en faire un homme énergique. Notre petit Caligula a des penchants inquiétants. Il faudra adoucir son caractère,
trop vif et trop fantasque. Quant à toi, je te conjure d'abdiquer ta fierté quand tu rentreras à Rome. Tu es la plus
intrépide des femmes mais tu ne sais pas modérer tes emportements. Avec moi, ton ambition était ta force. Sans moi,
elle deviendra ta faiblesse. N'entre jamais en conflit avec Tibère, car il te briserait sans pitié.339

La mort de Germanicus est propice à être romancée tant elle est triste. Alors qu'il meurt, il semble persuadé que le prince l'a fait empoisonner et que sa famille va être mises en pièces par cet homme

336. Grimal 1992, p. 57

337. Sallares R., The Spread of Malaria to Southern Europe in Antiquity: New Approaches to Old Problems [disponible à l'adresse : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC547919/?tool=pmcentrez]

338. Maranon 1956, p. 122

339. Franceschini 2001, p. 165

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aigri et rancunier. Ses mises en garde sont d'autant plus tragiques que le lecteur sait que sa prédiction était juste : sa femme et deux de ses enfants subiront ce destin, les autres membres de la famille sombrant dans l'infamie340.

Les Romains constatent avec horreur lors des funérailles de Germanicus que le prince est absent. C'est un affront de la part du père adoptif du défunt : sans doute son absence est motivée par sa haine envers Germanicus ! Toutefois, on peut trouver des raisons valables excusant son absence. Il serait ridicule d'évoquer le chagrin - Agrippine et les enfants devaient en avoir plus que lui (notons tout de même l'absence d'Antonia, qui perd son fils - elle n'a peut-être pas voulu assister à cette cérémonie). Toutefois, il semble que les funérailles furent luxueuses, et l'on connaît le dégoût de Tibère pour l'apparat : son absence serait donc une réaction hostile à cette démonstration qu'il aurait voulu plus solennelle341. La dernière hypothèse est celle qui prévaut chez les historiens de la réhabilitation : Tibère était occupé à une tâche plus heureuse, celle de saluer ses premiers petits-fils par le sang, deux frères jumeaux - l'un meurt peu de temps après, l'autre se fera connaître sous le nom de Gemellus et sera une victime notoire de Caligula. Les plus hostiles voient en cette démonstration d'amour de grand-père une manière de détourner l'attention du peuple342, d'autres une manière de se détourner soi-même de la tristesse en privilégiant la naissance à la mort343. Nouveau motif plausible de frustration : il est le seul à être émerveillé par les nouveaux nés tandis que les Romains les ignorent, comme s'ils n'existaient pas pour eux344.

Germanicus ne fut jamais légalement le prince de Rome, mais il laisse une empreinte dans l'Histoire. C'est à compter du jour de sa mort que le règne de Tibère devint la tyrannie tant décriée. L'empereur laisse apparaître ses vices, qu'il avait su dissimuler jusqu'alors, décime ceux qui sont devenus ses ennemis en l'accusant de cette mort, et le peuple ne voit, dans l'avenir proche, aucun espoir direct d'héritier à l'Empire - si ce n'est le fils indigne du prince mal-aimé, une poignée d'enfants et un plébéien étrusque arriviste qui profite de la situation pour entrer dans les faveurs de Tibère345. C'est la fin d'un règne heureux, qui est mort à Antioche avec Germanicus346.

340. Linguet 1777, p. 105-106

341. Kornemann 1962, p. 92

342. Laurentie 1862 I, p. 378

343. Zeller 1863, p. 53-54

344. Franceschini 2001, p. 124 : « On m'accuse de ne pas éprouver de chagrin et on me fait grief de ma joie. Est-ce ma faute si Livilla a accouché de jumeaux ? N'est-ce pas une marque de la bienveillance des dieux, qui me donnent deux héritiers pour réparer le mal qu'ils m'ont fait ? Peuple malveillant et stupide, tu ne mérites pas la peine que je me donne ! »

345. Kornemann 1962, p. 128-129

346. Lyasse 2011, p. 118

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II - Le symbole de grandeur mis à mal

a. Remettre en question l'image de Germanicus

Mais Germanicus n'est sans doute pas parfait. Au delà du symbole de grandeur, de jeunesse martyre, d'exemple de vertu, il y a un homme. Un homme qui admet des failles, un homme qui fait des erreurs et dont les détracteurs peuvent gloser.

Si l'on présente Germanicus comme le vainqueur des Germains, tel que son surnom semble l'attester, il en hérite de son père Drusus. Lui même n'est qu'un général « modérément compétent » pour reprendre les termes de Chris Scarre347, dont les campagnes sont - sinon désastreuses, l'échec de Varus ayant incité Rome à la prudence - peu concluantes (R. Caratini parle « d'actions militaires ponctuelles contre les Germains, qui n'ont jamais abouti à des conquêtes territoriales comme cela avait été le cas des guerres entreprises par Marius, Pompée, César ou Auguste348 »). S'il n'était pas membre de la famille impériale, il est fort probable que son nom ne soit jamais parvenu aux historiens.

Quand Allan Massie dépeint Germanicus, qu'il se pose en historien (The Caesars) ou en romancier (Les Mémoires de Tibère), c'est pour en faire un jeune homme arrogant, va-t-en-guerre, dont

l'imprudence cause bien des soucis à l'empereur. Ainsi : Germanicus était néanmoins en désaccord avec Tibère : les conseils d'Auguste ne lui importaient pas. Il était impulsif, vaniteux et avide de gloire militaire. C'est en mesurant ce fait qu'il fit, durant trois années, des essais de conquête en Germanie. (...) Chaque année, Germanicus assemblait une force considérable, chargée d'équipements, et marchait vers les forêts. Il poursuivait l'ennemi, gagnait de grandes victoires et finissait par se retirer, toujours avec difficulté. Le désastre imminent était perceptible à la retraite chaque année.349

Il ne faut l'oublier, Auguste et Tibère - sans doute pour éviter un nouveau désastre - avaient décidé de l'immobilité des frontières. Il ne convenait pas d'élargir l'empire au prix de nombreuses pertes, ce pour un résultat mitigé (les peuples germaniques n'étant pas casaniers, Rome n'y gagnait que des terres brûlées). Le troisième épisode de The Caesars montre ainsi Germanicus impatient de retourner au front pour écraser les Germains. Tibère ne peut que lui faire constater qu'il sait lui-même qu'une telle opération coûterait à ses légions 40% de pertes humaines, et qu'il serait plus

347. Scarre 2012, p. 31

348. Caratini 2002, p. 207

349. Massie 1983, p. 103

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judicieux - dans l'hypothèse où les conquêtes seraient nécessaires - de profiter des dissensions entre Germains pour qu'ils s'entre-tuent et d'ensuite vaincre, certes sans gloire mais en limitant les morts. Face au caractère borné de son fils adoptif, Tibère ne peut que se résoudre à l'envoyer en Arménie, pour une mission plus « sûre », qui plus est sous la surveillance de Pison350.

Allan Massie, lorsqu'il conçoit son récit à travers le regard de Tibère, présente les doutes qu'aurait pu avoir l'empereur face à un tel manque de discernement :

Mon neveu donna ordre qu'on enterre les ossements, décision que j'approuvai pleinement par la suite. Je fus moins
enchanté par ses propos selon lesquels il avait été « honteux » d'avoir attendu aussi longtemps pour pénétrer dans la
forêt et donner une sépulture décente aux victimes de la funeste bataille. Il n'avait, de toute évidence, aucune idée de
l'étendue du désastre subi par Varus, et des difficultés que j'avais éprouvées, à l'époque, pour maintenir simplement la
frontière du Rhin.
Certains de ceux qui entendirent ses paroles furent choqués par l'étroitesse de ses vues et sa critique implicite de ma
conduite, que, pour ma part, j'attribuai plus, sur le moment, à sa jeunesse qu'à une quelconque malveillance.
Ses ambitions étaient toutefois inquiétantes. Il aurait voulu que nous amenions dans l'Empire tous les Germains
résidant à l'ouest de l'Elbe. Je pouvais comprendre qu'on trouve cette idée séduisante, car je l'avais moi-même eue bien
des années auparavant. Mais tant Auguste que moi avions fini par nous convaincre qu'elle était impraticable. Nous
craignions également qu'étant donné les conditions existant sur place, tout général risque de connaître le même sort
que Varus - ce qui fut presque le cas pour Germanicus lui-même l'année suivante.351

Plus loin :

Encore que symptomatiques du malaise qui paralysait l'État, ces ennuis demeuraient mineurs en comparaison du
problème que me posait Germanicus. Ses victoires en Germanie ne nous avaient apporté aucun avantage solide ou
durable, mais, afin d'assurer sa réputation, j'étais prêt à grossir leur importance. Je lui accordai donc un triomphe.
J'espérais aussi, je le confesse, que ce geste pourrait avoir pour effet de le réconcilier avec moi, ainsi qu'Agrippine. Cet
espoir était vain.
Il y avait aussi une autre raison. Mon neveu brûlait de poursuivre la guerre et de lancer une nouvelle expédition - la
quatrième- contre les Germains. Il n'y avait aucun chance qu'elle remporte un succès plus substantiel que les autres.
Les campagnes de Germanicus n'avaient fait jusque-là que me renforcer dans l'opinion qu'Auguste et moi avions fini
par nous former indépendamment l'un de l'autre : que les limites raisonnables de l'Empire avaient été atteintes et que
tout projet d'expansion supplémentaire devait être abandonné. Et voilà que l'impétuosité du jeune Germanicus venait
remettre notre jugement en question. C'était intolérable.352

b. Les troubles avec les soldats

350. D'autres, comme Emmanuel Lyasse, voient au contraire cette affectation comme une manière de promouvoir Germanicus : certes, il était écarté du territoire dans lequel il pouvait faire état de ses prétentions, mais elles pouvaient alors s'affirmer à l'autre extrême de l'Empire, et lui permettre d'être reconnu partout comme un militaire d'exception. (Lyasse 2011, p. 113)

351. Massie 2008, p. 193

352. Ibid., p. 197

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Autre élément allant à l'encontre de l'image de perfection accordée à Germanicus : son lien avec les soldats. Quand les révoltes se soulèvent au lendemain de la mort d'Auguste, les mutins de Germanie proposent à leur général, Germanicus, de prétendre à la succession. Celui-ci, rejetant l'éventualité de trahir son père adoptif Tibère, menace de se percer de son épée plutôt que de laisser la révolte corrompre sa valeur. C'est alors qu'un mutin, haranguant son général, lui tend son épée : non comme objet de soumission à la volonté de Germanicus, mais car celle-ci est plus aiguisée, et facilitera le suicide. Le général, ébaubi par cet affront, ne doit son salut qu'à l'intervention de ses fidèles, qui le désarment et emmènent le provocateur en vue de le juger.

Mais si les militaires proposent à Germanicus de devenir leur empereur, ce n'est pas tant par égard

envers un général populaire que pour servir leurs intérêts propres. Pour Emmanuel Lyasse : Leur donner satisfaction serait donc pour la cité risquer un dangereux retour en arrière et pour Tibère faire la preuve qu'il est incapable d'assumer la succession d'Auguste. On peut craindre que ces soldats déclenchent de nouvelles guerres civiles, car ils regrettaient les avantages qu'ils tiraient d'une telle situation. Pour cela, il ne leur manque qu'un chef. Certains y ont pensé puisque, selon Tacite et Suétone, les soldats de Germanicus lui proposent l'empire. Il serait imprudent d'y voir la preuve que, déjà, il était populaire alors que Tibère ne l'était pas : le contexte indique plutôt que les mutins souhaitaient avoir un prince fait par eux et dépendant d'eux, ce que Tibère n'est pas et que Germanicus serait. Quand celui-ci repousse avec horreur l'idée de trahir son père adoptif, le mouvement est dans l'impasse, car on ne peut envisager de trouver un prince ailleurs que dans la famille d'Auguste.

De plus, rien n'indique qu'à ce moment les élites romaines ait voulu de Germanicus comme empereur. S'il était probablement reconnu comme un homme de valeur, il était encore jeune, et la réaction contre Tibère ne se fait pas encore ressentir. Ce que les historiens présentent comme un coup d'état manqué au profit d'un jeune homme populaire aurait manifestement pu être admis

comme une situation de danger. C'est le postulat d'Edward Beesly : Il était possible que l'armée du Rhin, qui s'était mutinée pour l'augmentation de leur solde et d'autres concessions, proclame son général, Germanicus, empereur s'il promettait d'accéder à leurs requêtes. Et il est fort probable que les classes inférieures de Rome aient préféré le jeune prince au vieux. Mais il n'y a pas la moindre preuve que la noblesse veuille de Germanicus, et cela est même très improbable. Si il y avait une chose qui lui faisait horreur, c'était la dictature militaire, et elle semble avoir regardé Tibère avec anxiété pour qu'il calme les mutins. Mais Germanicus lui-même était satisfait de sa position de fils adoptif de Tibère, et ne pouvait éviter de voir qu'il était nécessaire que la famille reste soudée.353

Du reste, si Germanicus a défendu sa loyauté envers Tibère devant les mutins, ce refus peut tout autant être du à un sentiment de doute. C'est ainsi que réfléchit le Germanicus de la série The

353. Beesly 1878, p. 121

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Caesars. Son aide de camp lui propose deux solutions : soit accéder aux revendications des mutins, soit imposer le respect en éliminant les meneurs de la révolte. Et s'il renonce à la révolte, ce n'est qu'après une mûre réflexion. Sa crainte est de réveiller le fantôme de la guerre civile, malgré les propos rassurants de sa femme, qui ne voit guère Tibère souhaiter le combattre et pense que la capitulation sera proposée avant même les affrontements. Il prononce alors un discours devant ses troupes, les mettant devant le fait accompli : leurs actions les déshonorent, et il ne peut admettre que sa femme et son fils restent en leur présence, préférant les mettre en sécurité auprès de peuples « barbares » qui, eux, sont loyaux à Rome. Néanmoins, s'il condamne l'attitude des mutins, il ne les punit pas. Là est, semble-t-il, son erreur.

Car, pour se racheter, les soldats se font justice eux-mêmes. Roger Caratini en fait le récit : Alors, au signal donné, écrit Tacite, ces soldats transformés en bourreaux se précipitent sous les tentes pour accomplir leur sinistre besogne. Il n'y eut pas de combat : ce fut au sortir de ces mêmes lits où ils avaient dormi pendant des mois côte à côte qu'ils se battent et (...) se mêlent au massacre, qui cesse lorsque Germanicus, qui en avait été l'initiateur, arrête, en pleurant, cette tuerie. Il ordonne qu'on incinère les corps des victimes et que l'on recueille leurs cendres, tandis que les légionnaires exécuteurs, qui ont encore l'épée à la main, supplient leur général de leur permettre d'apaiser les mânes de leurs victimes « en offrant leurs poitrines impies à d'honorables blessures », c'est-à-dire en les emmenant combattre de l'autre côté du Rhin.354

Face à l'horreur de ces actes, deux hypothèses s'offrent à nous. La plus plausible, et la plus répandue chez les historiens, est d'y voir une imprudence due à son inexpérience. En ne prenant pas l'initiative d'une condamnation ferme, il a provoqué plus de morts que ne l'aurait permis un général expérimenté. Toujours dans la série sus-dite, l'aide de camp qui lui avait évoqué les deux choix de conduite à tenir le contemple avec dédain, alors que Germanicus constate avec horreur les conséquences de ses actes. Au même moment, Drusus II revient de Pannonie, et fait son rapport à son père : lui a fait son choix et a puni les mutins. Certes, il a fait exécuter trente-huit soldats, mais ce n'est qu'une perte minime en comparaison de celle constatée dans le camp de son frère adoptif. Ces révoltes auront donc eu un mérite : tester la réactivité des héritiers présomptifs du nouvel empereur.

L'autre thèse, celle soutenue par Linguet, est plus accusatrice. Germanicus était conscient de ses actes et, s'il a décidé de laisser les soldats se faire justice, c'est pour ne pas porter la responsabilité de la moindre mort : Les légions entouroient le Tribunal, l'épée nue à la main. Un Tribun y faisoit monter l'accusé.

Si le cri général le déclaroit coupable, il étoit sur le champ précipité et massacré. Les soldats se prétoient avec plaisir à

354. Caratini 2002, p. 162-163

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des meurtres qui sembloient les justifier ; et Germanicus ne les empêchoit pas, parce que faisant sans ordre, la cruauté et l'odieux de cette exécution ne pouvoit tomber que sur eux.355

c. Un prince souhaitable ?

Enfin, et c'est là un point d'intérêt majeur à mettre à cette question, on ignore tout de ce qu'aurai pu être le règne de Germanicus. Il semble que lui-même était conscient de cette adulation malsaine, ayant fait publier un édit pour que les Égyptiens ne lui manifestent pas d'égards superflus356. Mais s'il avait vécu, aurait-il suivi le même exemple que son fils, acclamé à son avènement, conspué quatre ans plus tard ? Cela est plausible. Si Caligula a été autant aimé à ses débuts, c'est en tant que fils de Germanicus. C'était donc une image qu'on révérait, non pas l'homme lui-même. Au pouvoir, Germanicus aurait autant pu poursuivre ses idéaux de jeunesse, tout en les mûrissant avec l'expérience, et devenir un précurseur de Trajan que révéler son inaptitude, se reposer sur sa popularité et finir par être tout autant détesté que les empereurs julio-claudiens.

Pour devenir dément, le tyran avait besoin de temps. Germanicus, comme Alexandre ou Titus, est mort en pleine gloire, assez jeune pour qu'on plaigne cette injustice, mais il est probable que, s'il avait vécu, sa réputation aurait été ternie, comme celle de son père adoptif. Charles Beulé propose l'étude hypothétique d'une mort prématurée de Tibère : aurait-il été aussi populaire que Germanicus

s'il avait péri durant le règne d'Auguste ?: Arrêtons-nous un instant, messieurs, et demandons-nous ce qu'aurait pensé de Tibère la postérité, si la tempête qui l'emportait vers une île lointaine avait submergé son navire. Quel crime avait-il commis jusque-là, dans l'ordre moral ? De quel attentat était-il responsable, dans l'ordre légal? Quelle faute grave lui reprocherait-on , si ce n'est la faiblesse qui le tenait asservi sous l'implacable Auguste et lui faisait répudier sa femme enceinte pour épouser la fille méprisée de l'empereur? Quel acte de cruauté l'avait trahi? Quel esclave avait-il fait torturer? Quel citoyen avait-il maltraité? Quelles violences lui reprochait-on? Quelles lois avait-il personnellement et volontairement enfreintes? (...) Si Tibère était mort alors, à l'âge de trente-cinq ans , il aurait laissé une réputation à peu près semblable à celle de Drusus, son frère, qui s'était montré aussi un brave soldat, un bon général, un citoyen strictement honnête, supérieur parce qu'il regrettait la liberté et se montrait moins soumis à Auguste.357

Il est vrai que Germanicus était en droit de demander le pouvoir ; certes, Auguste avait choisi Tibère, non ce jeune homme, mais il était un héritier légitime : il était le petit-fils de celle que l'on nommait désormais Augusta, le mari de la petite-fille du défunt empereur et le père des arrières-petits enfants d'Auguste. Mais, et peut-être est-ce un détail qui rebutait le prince, Germanicus était,

355. Linguet 1777, p. 100

356. Yavetz 1969, p. 154

357. Beulé, 1868, p. 127-128

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par sa mère, le petit-fils de son ennemi d'antan, Marc Antoine. Et le destin du jeune homme aurait pu être équivoque à celui de son ancêtre : tous deux étaient respectés, populaires et, si l'un est mort avant d'embrasser le pouvoir, l'autre s'est détourné des valeurs romaines pour s'attacher à l'Orient, et ainsi, aux yeux de la morale, « passer à l'ennemi ». C'est du moins le destin de ses descendants : Caligula, puis Néron, héritant des principes juliens en les mêlant aux idéaux hellénistiques de leur ancêtre. Du fait, et c'est sur ce point que Germanicus et Tibère n'aurait pu s'accorder : l'un avait volonté d'innover, l'autre restait tourné vers le passé.

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B. L'héritage de Germanicus

La mort de Germanicus est perçue comme un bouleversement dans la succession du prince Tibère. Mais, au delà de poser un problème politique, elle est également le déclencheur d'une nouvelle crise morale : les proches du défunt, famille et amis, vouent une haine particulière au prince qu'ils estiment responsable de cet événement tragique. Ainsi, pendant près de dix ans directement, et pendant des décennies après sa mort - voire des siècles si l'on prend la postérité en considération - Tibère dut lutter contre de nouveaux ennemis qui ont nui à son règne et à sa réputation.

I - Agrippine, la veuve vengeresse

a. La femme romaine idéale

En mourant, Germanicus laisse une veuve. Cette femme, c'est Agrippine (dite « l'Aînée », pour la différencier de sa fille, Agrippine « la Jeune »). Elle est souvent dépeinte comme une femme ambitieuse, voire arrogante, mais passionnée, fidèle en amour et - grande vertu romaine - souvent enceinte. Ses défenseurs en font un personnage bon, dont la chasteté et le courage auraient été une vertu si ces qualités ne s'étaient pas manifestées sous un règne d'infamie comme celui de Tibère358. L'injustice a voulu que l'héritière des valeurs Juliennes - elle est la petite-fille d'Auguste et sa seule descendante directe a avoir eu une descendance illustre - soit écartée du trône et persécutée lâchement359.

C'est cette bonté que veut faire apparaître Marie-Joseph Chénier. L'Agrippine de sa pièce est une veuve éplorée, demandant la justice après la mort de son mari, mais sans sombrer dans une vengeance aveugle. Pison, coupable et honteux, craint cette femme si puissante et déterminée. Mais, en femme juste et bonne, elle accepte de pardonner à l'assassin de son mari, voyant son désespoir et la manipulation dont il a été victime. S'adressant au fils de l'accusé :

Lève-toi ; de Pison que la faute s'oublie :
Avec Germanicus je le réconcilie.
Il osa le combattre ; il pourra le bénir :
Nos guerriers se tairont ; je cours les prévenir.
Peut-être malgré lui Pison devint coupable :

358. Lenain de Tillemont 1732, p. 29

359. Grimal 1992, p. 71-72

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L'audace le soutient, le repentir l'accable ;
Et dans sa fierté même il paraît abattu :
Non, puisqu'il est ton père il n'est pas sans vertu.
Qu'il vive : sois long-temps l'honneur de sa vieillesse :
Qu'il vive : et, pour son fils redoublant de tendresse,
Qu'il redevienne encor digne d'un tel appui,
De Rome, et du pardon qu'il obtient aujourd'hui.360

b. Une femme persécutée

Son malheur est de s'être confrontée à Tibère. Avant même d'être accusé du meurtre de son mari, le prince lui est haïssable : c'est lui qui aurait fait périr son frère Postumus - s'il n'est pas coupable en plus des morts de Caius et Lucius -, c'est lui qui a laissé Julie en exil après même la mort d'Auguste, et la mort de Germanicus n'est qu'un crime de plus à lui faire porter361. De plus, elle s'inquiète de voir Séjan prendre du pouvoir auprès du prince, excitant encore plus sa haine362. A force de démontrer sa peur - elle n'est pas aussi habile en dissimulation que Tibère - elle s'en fait un ennemi et précipite sa perte et celle de ses enfants.

L'image prédominante de persécution n'apparaît pas dans sa mort, mais dans la gestion de son deuil. A la mort de Germanicus, elle est encore une jeune femme, belle et pouvant désirer un mariage profitable. Mais elle s'y refuse et reste une veuve fidèle. On la présente dans le cortège funèbre de son mari, portant tristement les cendres jusqu'à Rome, entourée d'une foule en pleurs363. Pourtant, elle se serait plainte de son veuvage après quelques années, suppliant Tibère d'offrir un père à ses enfants. Ainsi la fait discourir Pierre Grimal, la larme à l'oeil devant le prince insensible :

Si je n'avais pas celle-ci, ma petite Agrippine, je serais encore plus (triste) ! Mes deux grands garçons, Nero et Drusus,
tu sais, toi, mieux que personne, ce qu'ils deviennent ; ce qu'ils deviendront ne dépend pas de moi, mais de toi seul !
Gaius n'a que treize ans, mais je le sens qui s'éloigne de moi. Oui, Tibère, j'ai peur de la solitude. Cela fait six ans que
je n'ai pas connu les embrassements d'un mari, et je suis encore jeune. Je n'ai que trente-huit ans. Beaucoup d'autres, à
mon âge, se seraient données à un amant. Moi, je ne l'ai pas voulu. (...) Peux-tu me le reprocher, toi qui es si
implacable pour les femmes qui ne respectent pas le caractère sacré du mariage ? Il est assez d'hommes, dans notre
parenté, qui accepteraient volontiers d'épouser la veuve de Germanicus et de servir de père à leurs enfants. Il n'est pas
encore trop tard pour qu'il puisse espérer de moi que je lui donne une descendance légitime.364

360. Chénier 1818, p. 59

361. Franceschini 2001, p. 119

362. Caratini 2002, p. 242

363. Laurentie 1862 I, p. 379-380

364. Grimal 1992, p. 72-73

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Le propos a été lu, et apparemment perçu par Tibère, d'une manière plus perverse : un nouveau mari lui aurait permis d'affirmer plus clairement ses droits et cet époux aurait pu se constituer « chef d'un parti anti-tibérien », en opposition politique au prince365. Accusée de conspiration par Séjan et ses fidèles, elle est exilée dans une île lointaine où elle meurt prématurément dans l'infamie : affamée, de son propre chef ou par ordre princier, elle a subi des mauvais traitements, l'un d'entre eux l'ayant même privé de l'usage d'un oeil. Pierre-Sébastien Laurentie, dans sa volonté d'accuser Tibère, n'épargne aucun détail affreux de cet événement : le coup du centurion aurait « fait sortir l'oeil de son orbite » et le prince s'amuse à lui transmettre des injures nouvelles, jusqu'à déplorer de ne pas l'avoir fait étrangler et jeter aux gémonies quand il pouvait encore en être le spectateur366. Les récits des Anciens vont dans ce sens de cruauté gratuite. C'est ainsi que Plancine, qu'Agrippine tenait responsable de la mort de Germanicus, fut exécutée dès lors qu'on apprit la mort de la veuve, car toute punition prématurée aurait été un motif de réconfort pour l'exilée367.

Le fait est qu'Agrippine a ignoré les dernières volontés de son mari : ne pas devenir l'ennemie de Tibère. Si elle en a fait autrement, c'est peut-être par impulsivité. Mais certains condamnent l'attitude d'une femme trop ambitieuse que la postérité a jugé injustement : au contraire des bons traités comme des mauvais, Agrippine devait être condamnée.

c. La mauvaise Agrippine

A l'Agrippine éplorée, certains préfèrent dépeindre l'Agrippine ambitieuse. C'est notamment le cas d'Ernest Kornemann qui fait d'elle « la première personne qui empêche Tibère de réaliser le but vers lequel il tendait », un « être démoniaque » qui fit sombrer « l'oeuvre d'Auguste », la politique instaurée par le grand-père dont elle se vantait de descendre368. Cette arrogance, qui apparaît notamment dans la série The Caesars, aurait contribué à rendre Tibère soupçonneux, à l'affût d'attaques vengeresses369. Il aurait pu la craindre alors même que Germanicus était en vie, manipulant son mari pour en faire son ennemi mortel, sachant que les pouvoirs conférés au jeune homme permettaient de faire plus de mal à Tibère que les siens propres, ceux d'une « simple femme » dénuée de responsabilités politiques autre que d'enfanter370.

365. Il n'existait pas de « parti anti-impérial » depuis les Césaricides - si l'on peut leur donner ce rôle

366. Laurentie 1862 II, p. 18

367. Maranon 1956, p. 115

368. Kornemann 1962, p. 97

369. Storoni-Mazzolani 1986, p. 187

370. Franceschini 2001, p. 77-78

125

Emplie de haine, elle n'aurait manqué aucune occasion pour s'attaquer à Tibère. L'éloge funèbre, où elle défend les qualités militaires de Germanicus et déplore que Tibère ne lui ait jamais accordé la confiance qu'il méritait, semble habilement dirigé contre le prince371. Quand elle demande à se remarier, le nom d'Asinius Gallus apparaît dans la liste des prétendants372. Était-ce une manière de rappeler Tibère au souvenir de la femme dont il regrette la compagnie, de faire de ses héritiers présomptifs les beaux-fils de son ennemi juré - ou simplement d'associer deux adversaires du prince373? A la mort de Drusus, ses fils n'ayant plus de rivaux pour lui succéder (Gemellus est alors un garçon en bas âge qui n'a aucune prétention à concurrencer des adolescents), la « femme modèle » n'aurait-elle pas pu suivre une conduite de pacification avec le prince ? La femme aimée de Germanicus devient alors, aux yeux de cette nouvelle postérité, un personnage soit maladroit soit maléfique374 dont les actes n'ont fait que du tort au principat.

Le conflit ne peut alors pas cesser. Si Tibère avait voulu un jour faire la paix avec sa bru, Agrippine ne lui aurait jamais accordée. Il fallait donc que l'un détruise l'autre, dans l'espoir de mettre un terme à cette opposition stérile. C'est à force de contrariétés que Tibère aurait abandonné tout espoir de réconciliation et qu'il aurait laissé Séjan s'occuper de la situation : lui n'a éprouvé aucun scrupule en se débarrassant d'elle.

d. L'ambition féminine

Si Tibère a montré peu d'empathie envers Agrippine, la laissant prisonnière après même la mort de celui qui l'avait condamné, c'est, selon certains, en raison de la haine qu'il a contracté envers les femmes de sa famille. Si ses rapports avec sa belle-soeur Antonia semble cordiaux, ses différends avec Livie, Julie et Agrippine - voire indirectement avec Livilla - sont notoires.

C'est un fait pour Ernest Kornemann, les noms féminins représentent tout l'échec de la dynastie : les Julie ont été sources de scandale public, par leur débauche, tandis que les Agrippine ont, par leur ambition, rompu l'harmonie voulue de la dynastie julio-claudienne375. Agrippine est, dans son rapport à Tibère, l'héritière de sa mère Julie : elle lui rappelle qu'il n'est pas aimé, s'acharne à le

371. Massie 1998, p. 206

372. Pour certains auteurs, tel G. Maranon, la mort de Gallus aurait précipité le suicide d'Agrippine, qui l'aimait véritablement

373. Maranon 1956, p. 41-42

374. Massie 1998, p. 209 : Livilla propose de lui jeter de l'eau froide pour qu'elle se calme, et rappelle que dès l'enfance elle était une comédienne égocentrique qui empoisonnait déjà l'existence de ses proches, Germanicus y compris, par ses exigences et ses jérémiades.

375. Kornemann 1962, p. 97

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harceler moralement et fait régner un « climat de suspicion » dans sa vie376. Opposant le sang à l'adoption, vantant sa légitimité par sa maternité, elle lui rappelle également sa mère Livie et le dégoûte par son arrogance377. En Agrippine, Tibère retrouve les torts de toutes ses ennemies, regroupés en une seule femme.

C'est cette haine provoquée par les femmes qui aurait dicté sa conduite tardive, celle de son départ à Capri pour échapper aux intrigues de cour que se livraient les « quatre veuves » (Livie, Antonia, Livilla et Agrippine) et, dans une autre mesure, expliquerait son refus de reprendre une épouse après son divorce d'avec Julie378. Nous reviendrons ultérieurement sur les personnalités des femmes ayant marqué la vie de Tibère, leurs relations au prince dictant sa conduite et inspirant les historiens « psychologues ».

Ernest Kornemann voit dans les conflits féminins de la dynastie la pire tare de ces années. Plus que les vices des princes, ce sont les stériles conflits d'intérêt, les prétentions au trône de personnages qui, par leur sexe, ne pouvaient y prétendre qui, énervant l'âme de l'empereur, l'empêchent de régner avec intelligence. Si l'auteur nuance l'influence d'Antonia qui, si elle a sûrement voulu promouvoir son fils Germanicus puis son petit-fils Caligula, se contentait d'un soutien moral, il dénonce les « trois femmes avides de pouvoir » qui « par de perpétuelles intrigues » cherchaient à évincer les autres à leur propre profit. Alors que Tibère fuit Rome, Livie vit ses derniers jours, regrettant son influence en déclin, Livilla montre toute sa prétention en éliminant son mari pour servir ses propres ambitions, et Agrippine, par l'énervement qu'elle attise, permet à Séjan de s'affirmer comme le défenseur des intérêts du prince379. Après même la mort de ces trois femmes, le conflit n'est pas fini : Agrippine a transmis ses ambitions à sa fille, la future mère de Néron et épouse de Claude, la première à régner à travers son fils (si l'on excepte le cas de Livie, thèse défendue notamment par Beulé). Pour reprendre l'expression d'Ernest Kornemann, qui clôt son propos sur les femmes : L'État

romain a été capable de supporter des Augusti, mais pas des Augustae. Les femmes qui ont porté ce nom vénérable ont causé les malheurs de Rome.380 .

Mais les prétentions de ces femmes n'auraient pu s'affirmer sans la naissance d'un fils. Sans lui, elle ne peuvent accéder au trône que par le mariage avec moins d'ambitions, un homme mûr étant plus difficile à manipuler qu'un enfant, qui plus est le sien propre. Livilla avait Gemellus, Livie avait

376. Storoni Mazzolani 1986, p. 269

377. Lyasse 2011, p. 130

378. Martin 2007, p. 291-292

379. Kornemann 1962, p. 173

380. Ibid., p. 244

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Tibère et Drusus, Agrippine, quant à elle, avait trois héritiers pour s'affirmer : Néron, Drusus et Caius.

II - Les fils de Germanicus, un héritage détruit

a. Les frères oubliés

Puis je fis appeler les trois garçons devant le Sénat : Néron, timide et mal à l'aise, mais affichant une dignité dont je ne l'aurais jamais cru capable, Drusus, arrogant mais en même temps boudeur, comme s'il me soupçonnait des pires intentions, et Caius Caligula, ravagé de tics et incapable de rester immobile...381

Évoquer les fils de Germanicus, c'est renvoyer à la personnalité du plus connu d'entre eux : Caius, plus connu aux yeux de la postérité sous le surnom enfantin « Caligula ». Mais l'on oublie trop souvent l'existence de ses deux aînés qui, durant le règne de Tibère, ont été plusieurs années les successeurs présumés au trône. Ces deux personnalités, si elles n'ont pas eu le temps de marquer l'Histoire de Rome par leurs victoires militaires ou leurs prouesses politiques, jouent un rôle non négligeable dans la postérité du règne de Tibère.

Des fils de Germanicus, Néron était l'aîné, le plus apte à prétendre à l'héritage. Ainsi on le présente parfois comme le plus grand allié d'Agrippine, tant car il sert ses ambitions de mère que par sa farouche opposition à Tibère et Séjan. Toutefois, si l'on reconnaît son intelligence et son éloquence, il reste aux yeux des historiens un jeune homme sans expérience - au contraire de ses ancêtres, il n'a jamais connu la guerre et il n'a pas eu à mériter son hérédité382. Tibère aurait voulu le retirer à l'influence de sa mère, peut-être était-ce son intention quand il proposa de le marier à sa petite-fille Julie - lui donnant une légitimité nouvelle dans la succession383 -, se basant sur un précédent : celui de l'adoption des Princes de la Jeunesse par Auguste, la volonté du prince étant d'empêcher leur mère de les pervertir et de les inciter à adopter ses propres tares morales384.

Du caractère véritable de Néron, on ne sait que peu de chose. Il reste un mystère, au plaisir de la fiction, qui peut l'utiliser comme elle le souhaite. Roger Caratini en fait un personnage arrogant, faisant crier à ses affranchis qu'il était, de droit, le petit-fils adoptif de Tibère et tenant des propos si

381. Massie 1998, p. 232

382. Maranon 1956, p. 112-113

383. Il devenait alors l'héritier de Drusus II et le présumé quatrième prince de Rome

384. Massie 1998, p. 240

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outranciers que les gens se détournaient de lui et que le prince ne l'écoutait jamais parler385. Le Néron du Rêve de Caligula est ainsi un personnage très secondaire, car trop âgé pour partager les jeux du narrateur, mais décrit comme jovial et aimable. Il est le seul membre de la famille de Germanicus que Tibère apprécie dans ses Mémoires : Néron était, dans son enfance, un « délicieux » et « intelligent » petit garçon et, en grandissant, devint une source de honte pour sa mère et un héritier présomptif inoffensif pour le prince. Il est présenté comme un homosexuel travesti, rappelant Julie par sa « moue boudeuse », devenu inverti à la suite de brimades de sa mère qui ne fut jamais satisfaite de lui. Tibère se prend d'affection pour ce jeune homme : il énerve Agrippine, ce qui le met en joie, ne démontre aucune arrogance - il ne le pourrait avec son attitude, et, quelque part, lui rappelle sa propre enfance, lorsqu'il voulait se faire remarquer par sa mère386.

Toujours dans ce roman, les préférences sexuelles de Néron le décrédibilisent aux yeux de Rome. Ainsi Tibère rapporte ses tentatives de séduction envers les sénateurs, durant son adolescence, et même, un jour, il tenta d'aguicher son propre oncle. Son jeune frère, Drusus III, ne lui porte aucune affection et se plaît à se moquer de ce travesti. Ainsi, un jour où il dîne avec sa mère et le prince, Tibère demande à Agrippine si elle l'estime fautif dans le fait de ne pas être reine :

- Reine ? Fit-elle, sans comprendre que je citais Sophocle. Nous n'avons pas de reines à Rome. - Sauf mon cher frère Néron, intervint Drusus.387

Car Drusus n'est pas aussi aimable que son frère. Tibère le décrit comme un « pudibond hypocrite », héritage de son père, dénué du charme de Julie et Antoine388. Rien ne lui est épargné : c'est un adepte de la dissimulation (il parvient même à abuser Tibère - pourtant doué dans ce domaine), est assoiffé de sang (il prend autant de plaisir à voir les gladiateurs tomber que Germanicus en ressentait devant les mutins se faisant justice389) et, comble d'horreur, se fait le délateur de sa mère et de son frère, tant par haine envers Néron que pour entrer dans les faveurs de Tibère. En vain, car il s'est lui-même trahi par ses crimes390. L'image est semblable dans la série The Caesars, quand il tente de corrompre ses geôliers et les menace de les mettre en pièces s'il ne libèrent pas immédiatement « leur empereur » - un motif déjà utilisé pour déprécier Postumus Agrippa. Maria Siliato, quant à elle, présente un Drusus plus sympathique, un grand frère plongé dans ses livres et témoignant d'une intelligence très développée qu'il veut transmettre à Caius.

385. Caratini 2002, p. 240-241

386. Massie 1998, p. 227-228

387. Ibid. p. 241

388. Ibid., p. 228

389. Ibid., p. 249

390. Ibid, p. 272

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b. Prétentions à la succession

Néron et Drusus avaient toutes les raisons de se croire destinés à l'Empire. Dès le règne d'Auguste, la succession aurait pu passer par Drusus I - il était le beau-fils préféré du prince, semble-t-il, et Germanicus avait été mis en valeur durant sa jeunesse, ne manquant à la succession que par son inexpérience à la mort du prince. Au décès de Germanicus, Tibère a encore un fils et deux petits-fils, tout juste nés, pour lui succéder. Mais, s'il devait arriver malheur à Drusus II, il ne pouvait se résoudre à nommer comme héritier un bébé de quelques mois. S'il veut poursuivre la volonté dynastique d'Auguste, il doit promouvoir deux garçons de douze et treize ans391. Toutefois, on peut douter de sa volonté d'en faire des héritiers de premier plan. Ne prenant aucune initiative d'adoption, si ce n'est par le mariage de Néron, il les relègue à une position de successeur « par défaut », des régents éventuels pour le jeune Gemellus tout comme il le fut lui-même pour Germanicus. C'est de cette manière que Marie-Joseph Chénier fait raisonner Tibère, à la fin d'une tirade prononcée devant Agrippine :

Je connais mon devoir, et respecte ce choix.
Des Césars, vos enfans, j'affermirai les droits.
Donnez-leur vos vertus: mais dans ces jeunes âmes
D'un orgueil dangereux n'attisez point les flammes.
Un jour, peut-être , un jour, ils pourront seconder
Et Tibère et Drusus né pour lui succéder.
Dîtes-leur de briller au champ de la victoire,
D'espérer les honneurs , de mériter la gloire,
D'obtenir le triomphe au sein de nos remparts,
De grossir les lauriers cueillis par les Césars ,
De prétendre au respect qu'un nom fameux inspire,
D'aspirer aux grandeurs , mais jamais à l'empire.392

Toutefois Tibère a besoin d'eux. Quand Drusus meurt, toute la succession est bouleversée. Gemellus n'a pas encore quatre ans et il ne reste à la famille que trois adolescents, fils d'un couple qu'il est censé haïr, et un neveu d'âge mûr, Claude, auquel on ne peut décemment confier le principat. Séjan profite alors des conflits familiaux et de la situation dynastique pour prendre l'ascendant, reléguant Tibère à Capri par la persuasion et la feinte amitié, et éliminant les rivaux à sa promotion. La succession reste en état critique. Emmanuel Lyasse parle d'une « maison vide », dépeuplée : ne

391. Kornemann 1962, p. 237

392. Chénier 1818, p. 34

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restent qu'un vieillard, un adolescent qui n'a jamais pris la toge virile, un enfant de neuf ans, deux exilés qui n'ont aucune chance apparente de revenir à Rome et un incapable393.

c. Élimination de la descendance de Germanicus

Aux yeux de la postérité, c'est à Séjan que revient la responsabilité de la mort des fils de Germanicus. Soudoyant les affranchis et les amis de Néron pour qu'ils l'encouragent à tenir des propos inconsidérés, exploitant la frustration de Drusus, jaloux de son frère, il fait de ces deux jeunes gens inexpérimentés d'apparents dangers pour l'autorité de Tibère. Si Caligula échappe à ces attaques, c'est parce qu'il est jugé indigne : c'est alors un grand enfant, privé de la toge virile (quel que soit son âge, un Romain devait porter la toge virile pour être considéré comme un adulte), qui ne semblait pas représenter de danger pour l'autorité du préfet394.

Certains y voient une implication directe de Tibère, une haine familiale déjà prouvée et qui sied à l'archétype du tyran. La famille lierait le prince à l'humanité, lui empêchant de se réclamer monarque de droit divin. Elle lui est donc étrangère, voire indésirable395. Bernard Campan va jusqu'à déceler une inimitié personnelle, son Tibère accusant les jeunes hommes d'avoir provoqué la mort de son fils Drusus II qui, rappelons le, était chargée de mystère à l'époque de la condamnation des deux frères.

Drusus, mon cher Drusus, au trôné destiné,
Leur causait trop de crainte, ils l'ont assassiné.
C'est trop peu des tourments dont je deviens la proie,
Ils laissent éclater leur criminelle joie,
Et, par de faux avis feignant de me servir,
Irritent ma vengeance au lieu de l'assouvir.396

L'élimination de Drusus et Néron est un crime souvent dénoncé par la postérité. Parmi les infamies qui souillèrent ce règne, Abel-François Villemain n'en voit pas de « plus lâche et de plus hideux que la lente agonie infligée à deux des enfants de Germanicus397». Si l'on aurait pu excuser la

393. Lyasse 2011, p. 155

394. Barrett 1993, p. 21

395. Vailland 1967, p. 237-238 : « En conséquence du principe énoncé plus haut et selon lequel on convoite plus habituellement l'épouse de son ami qu'une passante croisée dans la rue. C'est aussi, semble-t-il, parce que les proches parents, bénéficiant des reflets de la puissance impériale excitent la jalousie de l'empereur : il lui est nécessaire d'être le seul dieu. La plupart des Césars haïrent tout particulièrement leur mère : c'est que sa seule existence faisait preuve de leur origine humaine. »

396. Campan 1847, p. 20

397. Villemain 1849, p. 87

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condamnation, prononcée par Séjan et révocable après la preuve de sa trahison, on ne peut lui pardonner de ne pas les avoir réhabilité, deux ans séparant la mort de Séjan de celles des deux frères. Leurs morts furent d'autant plus viciées qu'elles témoignaient de cruauté : Drusus mourut de faim dans son cachot, se nourrissant en dernier recours du rembourrage de son matelas tout en prononçant des injures à l'encontre du prince. Ce dernier se fit un devoir de les rapporter au Sénat afin de prouver que la condamnation était légitime : des propos aussi orduriers ne pouvaient être que ceux d'un être indigne. Le résultat ne fut que de saper encore plus son autorité, en montrant que même un condamné à mort, amaigri et enchaîné, pouvait le blesser par ses paroles398. L'acte fut retenu comme un sommet de lâcheté, un crime que Tibère n'a jamais su assumer : Villemain lui reproche d'avoir hypocritement affirmé que la haine de Séjan envers les jeunes gens avait été le signe déclencheur de la déchéance de ce favori399. Il ne croît pas en l'existence de remords, au « tourment secret qui dévorait son coeur par le chagrin, par l'indignation, par la honte » ; si cela était vrai, il serait allé visiter Pontia pour s'excuser auprès de Néron, comme Auguste l'avait fait avec Postumus400.

Mais cette haine prétendue est contestable. S'il condamna Agrippine et ses fils, et peut-être attenta à la vie de Germanicus, il se montra clément envers Caius, le dernier survivant masculin de la famille, l'admettant auprès de lui et l'exerçant pour lui succéder, et promis leurs trois soeurs à des mariages de haut rang. Nous citions dans un propos précédent l'union d'Agrippine et Ahenobarbus : rappelons que celui-ci, toute brute qu'il était, descendait d'Antonia Major, étant donc un héritier direct d'Octavie - en faisant un Julien de branche mineure - et d'Antoine - mort en ennemi de Rome, mais populaire et respecté pour ses actions précédant sa sédition : un bon parti401.

Drusus, Germanicus, Néron,... chaque génération de cette ascendance a perdu son membre le plus illustre. Mais il restait un survivant pouvant hériter de leurs valeurs, de leur popularité et permettre au peuple romain, qui les aimait tant, de voir leurs mérites à l'action, permettant de sortir de ces « années noires ». Les Romains n'en furent pas heureux.

III - Caligula, les origines du monstre

398. Storoni Mazzolani 1986, p. 322

399. Villemain 1849, p. 101

400. Ibid., p. 88

401. Kornemann 1962, p. 200

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a. L'enfant terrible

Les légendes ont la vie dure : il n'aura pas fallu cent ans pour que le solitaire de Capri, timide, austère, empêtré dans ses bonnes intentions, secourable aussi aux détresses populaires devienne ce tyran à la parole et à la vue effrayantes, féroce pour les siens qu'évoque Stace. Suétone et Tacite feront le reste. Des siècles plus tard, Julien César en parlera encore comme d'un tyran de nature cruelle et terrible. Mais déjà une autre légende commençait, loufoque et terrifiante,

et cependant on ne peut plus cohérente : celle de l'empereur fou402

La postérité de Tibère est chargée de ses prétendus crimes, multiples et impardonnables. Et son successeur Caius, souffre des mêmes critiques, étant même encore plus décrié. Celui que les légionnaires appelaient affectueusement « Caligula » (« petite botte », référence au costume qu'il portait lors de ses promenades dans le camp militaire de son père) est devenu, aux yeux de l'Histoire, un pervers incestueux, cruel et retord, dans un état proche de la maladie mentale : son surnom innocent est devenu synonyme d'horreur403.

Il est un des personnages principaux de la pièce de Lucien Arnault, les Derniers Jours de Tibère. Tibère, vieillissant, souhaite démissionner de son rôle de prince et le remettre à Galba, républicain de conviction : ce dernier le déteste, mais il est le plus apte de son entourage. Macron, qui veut jouer sa place sur le trône, se sert de sa fille Ennia404 pour séduire Cayus, son ami d'enfance, tandis que lui-même conseille Tibère de se reposer sur le jeune homme. Cayus feint la bonté : il aime l'empereur, refuse de le renverser alors qu'il pourrait aisément le faire, évoque le souvenir de son père « homme adoré qui chaque jour est pleuré », s'amusant de dire que « l'aigle révolté, tant de fois triomphant, fut soumis et vaincu par les pleurs d'un enfant », parlant de son amour d'enfance pour Ennia dont il aimait « les yeux où brille la candeur, la voix qui fait désirer la gloire et détester le crime » et tremblant encore en pensant à ses frères « immolés sur leur tombe sanglante » et au « muet témoin du meurtre de (sa) mère », qu'il n'a pas pleuré pour ne pas ombrager Tibère405. A l'issue de sa confession, on peut le penser sincère et loyal. Il n'en est rien : il se joue de Macron et désire le pouvoir absolu : sa famille ? Il l'a oublié. L'amour d'Ennia ? Feinte attention. Le pouvoir ? Sa seule conviction406.

402. Jerphagnon 2004, p. 75

403. Caratini 2002, p. 158-159

404. En réalité sa femme mais, Ennia étant le personnage le plus innocent de la pièce, il semblait malaisé d'en faire une ambitieuse ou une prostituée pour les intérêts de son mari.

405. Arnault 1828, p. 10-13

406. Ibid., p. 46

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Il est une personne qui a protégé Caligula de Séjan : Antonia. C'est pour sauver sa vie qu'elle aurait dénoncé les vices du ministre à Tibère, dans l'espoir qu'il laisse son dernier petit-fils tranquille407. Pour Maria Siliato, c'est une grand-mère rassurante qui porte en elle les douleurs de la vie et veut passer ses dernières années à réconforter le petit orphelin pour qu'il ne devienne pas aussi malheureux qu'elle :

Il se laisse aller aux bras de sa grand-mère, dans les veines de laquelle coulait, en un mélange poignant et merveilleux, le sang d'Octavie, la malheureuse soeur d'Auguste, et celui de Marc Antoine, son ennemi tant haï. Ces antiques et tragiques forces vivaient encore en elle et disparaîtraient avec elle.408

Antonia a été plainte par la postérité, mais rarement condamnée, si ce n'est pour un crime involontaire : avoir montré de l'amour à un monstre qu'il aurait été profitable de faire disparaître. Gregorio Maranon la présente triste, consciente du manque de vertu de son petit-fils, mais fidèle à la famille et dotée d'une affection sans limite409. Même image chez Allan Massie, où elle confie à son ami que le garçon n'est pas prometteur, qu'il est capricieux et dispersé, soumis à des crises de folie et de cruauté, pourri par l'influence d'Agrippine, mais qu'elle ne peut se résoudre à abandonner le fils de son Germanicus, qu'elle a tant aimé410. Sa mort précipite la chute morale de Caligula. Elle était la seule à avoir bonne influence sur lui et son absence fut le déclencheur d'une dépression nerveuse qui devait le rendre fou et révéler sa nature enfouie411. Néanmoins, sa folie pouvait s'être déjà déclarée avant la mort de la vieille femme : pour G. Maranon, Caius lui-même empoisonna « la plus belle et la meilleure des femmes de Rome, à qui il devait l'empire412» lorsqu'elle lui devint inutile.

Pour expliquer la folie de Caligula, les auteurs remontent parfois à l'enfance, cherchant à démontrer que sa nature était innée et non acquise par les événements. C'est ainsi qu'est présenté le Caligula de Moi Claude, empereur, un enfant irresponsable et violent qui s'amuse à brûler sa chambre, à mordre la main de sa grand-mère ou à profiter de sa soeur Livilla, tout aussi folle que lui. Pire encore, il est indirectement l'assassin de Germanicus, s'étant entretenu des superstitions de son père avec l'empoisonneuse Martina en échange de sa promesse de lui apprendre comment répandre la terreur. Même image dans Poison et Volupté, quand Tibère s'amuse avec horreur de voir le petit garçon empaler un papillon sous motif qu'il lui a « manqué de respect »413. Dans ce même roman,

407. Massie 1983, p. 114

408. Siliato 2007, p. 181

409. Maranon 1956, p. 155

410. Massie 1998, p. 288

411. Petit 1974, p. 87

412. Maranon 1956, p. 156

413. Franceschini 2001, p. 74

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Caius et ses frères sont placés sous l'enseignement d'Hérode Agrippa, qui paie ses dettes de jeu en services à la famille princière. Si tous les enfants de Germanicus l'étonnent par leurs qualités (Drusus ressemble à son père, Drusilla est belle, Néron est digne,...), Caius est celui qu'il admire le plus : il est vivace d'esprit, a horreur des idées reçues et témoigne d'un tempérament autoritaire qui sied bien à un futur souverain414.

Il est un crime attribué à Caligula qu'on peut lui attribuer dès son enfance : sa vision de l'inceste. Il est notoire, tout du moins à la lecture des sources anciennes (et l'on connaît leur partialité), que Caius entretenait une liaison avec sa soeur Drusilla, ce jusqu'à sa mort de maladie415. Il s'agit souvent de démontrer d'un acte de folie, comme lorsque Pierre Grimal lui fait dire à sa jeune soeur Agrippine qu'ils sont le fruit d'un inceste entre Auguste et Julie, une pratique qu'il justifie à l'aide des légendes mythologiques416. Mais il faut sans doute chercher une cause dynastique à ce propos : il était une tradition pour certaines monarchies orientales d'unir des membres d'une fratrie pour le mariage, ce afin d'assurer la pureté de la famille417. Dans les faits, les julio-claudiens suivaient cette même logique par le mariage entre cousins418. C'est ce propos qui est défendu dans les Dames du Palatin, quand le jeune garçon explique à Hérode que, quand il sera empereur, il changera la loi pour pouvoir épouser sa soeur et s'inspirera des pharaons égyptiens, qui fascinaient tant son arrière-grand père Antoine419. Dans ce roman, il est véritablement amoureux de sa soeur et, lorsqu'il apprend que Ganymède est le père de l'enfant que porte Drusilla, il le pousse au bas des falaises de Capri. S'il était déjà violent, c'est son premier acte de folie furieuse :

Un voile rouge devant les yeux, Caligula se rua, tel un bouc furieux, sur Ganymède qui, ravi de sa citation, cheminait à
deux pas de l'aplomb vertigineux. Le hurlement du malheureux lui fit reprendre ses sens. Quand il s'approcha du vide, il
aperçut, très loin dans un entassement de roches noirâtres, un corps disloqué, les jambes écartées dans une posture
grotesque.420

b. L'héritier au trône

Tibère doit confier son héritage à Caius. Il n'a d'ailleurs plus le choix : il est le seul qui lui reste,

414. Ibid., p. 157

415. Le film Caligula use de ce propos pour dépeindre l'érotisme et la répulsion mêlée - la seule relation « saine » du film, ne reposant pas sur la violence, est celle d'un couple incestueux

416. Grimal 1992, p. 23

417. La dynastie égyptienne des Ptolémée suivait cette coutume. Ainsi, Cléopâtre VII, avant de connaître César et Antoine, était liée par le mariage à ses deux frères.

418. La généalogie devient confuse après quelques générations. On voit ainsi Néron épouser la cousine de sa mère et Claude sa propre nièce.

419. Franceschini 2001, p. 157-158 et 266

420. Ibid., p. 263

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Gemellus étant trop jeune et trop faible pour le concurrencer. Cette certitude est rapportée dans une prédiction que le prince aurait fait à son successeur désigné, montrant son petit-fils : « toi, tu le tueras, et d'autres te tueront »421. Le propos fut vérifié après sa mort : Gemellus fut accusé de complot et forcé à se suicider422, tandis que Caligula ne régnait pas depuis quatre ans quand des conspirateurs, menés par le préfet Chaerea, l'assassinèrent.

Tibère devait donc se reposer sur un héritier dont les vices étaient déjà apparents et qui était apparemment dans l'incapacité d'assumer la tâche que représentait la gestion de l'Empire. Peut-être était-ce un choix délibéré : Auguste l'avait piégé en le choisissant tout en sachant qu'il lui serait inévitablement comparé et qu'il ne pourrait le concurrencer. Il en fit de même pour Caligula : on le détestait, mais on haïrait encore plus son successeur, et Rome ne pourrait que regretter Tibère qui, malgré ses torts, était un meilleur prince. Cette pensée peut être évoquée pour montrer la méchanceté innée du prince. Ainsi l'utilise Chénier, quand il dépeint l'empereur maudissant Germanicus en même temps que Caius :

Ombragés en naissant des lauriers paternels,
Bercés des longs honneurs prodigués à leur race,
D'une orgueilleuse mère ils ont déjà l'audace;
Et j'entrevois, surtout dans les yeux de Caïus,
Les vices de Sylla , mais non pas ses vertus.
Il naquit oppresseur : sa tyrannique enfance
Bégaie insolemment la menace et l'offense.
Puisse Rome, en effet, tomber entre ses mains!
Ma haine avec plaisir le conserva aux Romains.
Timides artisans des discordes civiles,
Rebelles en secret, publiquement serviles,
Du sein de leur bassesse ils osent m'outrager:
C'est en me succédant qu'il pourra me venger.
Écrasés par le fils, ils maudiront le père ,
Et, sous Caligula , regretteront Tibère.423

Il pouvait aussi avoir compris que la nature de Caius était pire que la sienne et se serait résigné devant l'incapacité de trouver un meilleur héritier. Le Tibère de Poison et Volupté déplore l'infirmité de Claude, qui le rend inéligible alors que son intelligence est suffisante pour comprendre le

421. Storoni Mazzolani 1986, p. 326

422. Siliato 2007, p. 310 : « Une nouvelle stupéfiante, Auguste ! Calpurnius Pison, Junius Silanus, ton inconsolable beau-père, et Sertorius Macro sont allés rechercher ce Gemellus que Tibère avait nommé dans son testament, après avoir perdu la tête. »

423. Chénier 1818, p. 36

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fonctionnement du principat, et ne peut se reposer que sur un jeune homme pourri de vices. Mais, dans son mépris du peuple, il ne pense pas que Rome mérite mieux qu'un « maître incestueux et assassin, dansant avec son giton au son du tambourin424 ».

Tibère devait donc préparer son héritier à assumer le principat. C'était une lourde tâche : il n'a pas su régner comme il le souhaitait et doit conseiller un jeune homme inexpérimenté. Franceschini et Lunel représentent une leçon de vie prononcée peu de temps avant la mort de Séjan. Tibère vient de recevoir Macron, s'entretenant cordialement avec lui, demandant des nouvelles de sa famille et lui offrant une grande somme d'argent pour qu'il lui soit fidèle. Caius pense que l'or aurait suffi, c'est une erreur de jugement de sa part : Séjan avait lui aussi possibilité de lever des fonds et de corrompre Macron afin qu'il s'attaque au prince. Mais Tibère a puisé dans un atout que ne possédait pas Séjan : il promeut la famille de Macron. En enquêtant sur lui, il a découvert que ses soeurs ne sont pas mariées - il en déduit que leur dot est insuffisante, il en accorde donc une - et que son frère est simple légionnaire après un long service - il peut lui promettre un avancement. C'est là la leçon que doit retenir Caius : c'est sur des détails qu'une situation doit être analysée425. Le propos est similaire chez Lucien Arnault, lorsque le prince donne ses instructions à Gayus426.

Caius est certes fou, mais n'est pas un idiot et comprend comment être respecté. Bénéficiant de la popularité de son père, il détient un avantage considérable auprès des Romains. Ce fait semble avoir pu être constaté lors des funérailles de Tibère, qui lui sont un moyen de se faire remarquer : Barbara Levick rapporte que le cortège ressemblait davantage à une marche triomphale, avec des sacrifices offerts au nouveau prince tout au long de la route427.

Toutefois, Caligula semble ne pas être aussi sûr de sa capacité à survivre à la mort de Tibère. Il eut l'exemple de bien des membres de sa famille éliminés alors qu'ils étaient au faite de leur puissance ou qu'ils bénéficiaient d'une position enviable. Marcellus, Caius César, Germanicus,... tous sont morts dans l'étonnement général. Il est possible que Caius ait eu peur d'être, comme Postumus avant lui, poignardé dès l'annonce de la mort de Tibère. C'est ce postulat que présente le Macron du Rêve de Caligula, afin de précipiter la succession et persuader le jeune homme de le suivre dans le complot attentant à la vie de Tibère :

Tibère t'utilise comme un écran. Il te garde en vie pour s'opposer aux autres prétendants. Mais il te déteste autant qu'il a détesté Agrippine.
Quand il sera mort, quelqu'un chargera un centurion de t'exécuter, ainsi qu'a été exécuté le dernier frère de ta mère, à la mort d'Auguste. Et

424. Franceschini 2001, p. 411-412

425. Ibid., p. 375-376

426. Voir ANNEXE 2

427. Levick 1999, p. 175

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moi, je serai envoyé dans une légion pour me battre contre les Parthes ou les Nabatéens, si l'on m'épargne428.

c. La mort de Tibère

La mort de Tibère a été souvent sujette à discussion. Mort à l'âge de soixante-dix-huit ans, une longévité remarquable pour l'époque, qui plus est chez un homme malade, il est fort probable que son prétendu « réveil » après qu'on l'ait déclaré mort ne soit qu'un dernier sursaut429. Mais la légende noire veut que, constatant qu'il avait clamé sa victoire trop vite, Caligula ait achevé le vieil homme en l'étouffant sous ses draps, de ses mains ou en déléguant le geste à Macron. L'histoire est commode : elle ternit l'image de Caius, dont la première action en tant que prince aura été d'assassiner un homme sans défense, autant que celle de Tibère dont la mort indigne reflète la vie indigne.

La fiction donne deux thèses différentes430. La première est celle de l'incapacité pour Caius de se résoudre au geste final, un instant de doute qu'il ne devait jamais laisser se reproduire. C'est notamment le cas dans le film Caligula, où il se pavane avec la bague de l'empereur, prenant peur en voyant le vieillard relever la tête pour lui ordonner de la lui rendre. Il tente alors de le frapper avec un miroir, mais il hésite trop longtemps : Macron entre et lui ôte l'arme des mains. Mais, alors qu'il se croit condamné, Caligula voit Macron s'emparer d'un drap et en entourer la tête du vieil empereur jusqu'à ce qu'il soit incapable de respirer. Image similaire dans la série The Caesars, quand le prince mourant murmure le nom de son héritier, horrifié. Macron, que Caligula humiliait précédemment en lui promettant une place de second tandis qu'il devait le regarder avoir une relation sexuelle avec sa femme, étouffe le vieillard sous un oreiller et gifle violemment le jeune homme pour démontrer autant de la colère qu'il réprimait auparavant que de la déception qu'il vient de lui faire ressentir par son manque d'initiative. Dernière occurrence à l'écran, celle de Moi Claude, empereur où Caligula a déjà fait le récit d'une mort grandiloquente aux sénateurs quand un esclave vient annoncer que le prince s'est réveillé et demande à manger. Caius cache difficilement sa crainte, tandis que Macron va, sans montrer d'émotion, rendre visite à l'empereur. Il sourit avec indulgence à Tibère qui réclame son repas, lui fait signe de se calmer, le couche sur le lit et l'étouffe sous l'oreiller. Quand Caligula entre dans la salle, l'assassin lui dit avec ironie qu'il l'avait prévenu

428. Siliato 2007, p. 214

429. Les Anciens rapportent une maladie contractée quelques semaines avant son décès, apparemment une pneumonie. A cet âge, ce genre d'affection est notoirement létal.

430. De fait, on excepte la pièce de Lucien Arnault, où l'assassin est le médecin Chariclès, qui prévient ainsi la condamnation de membres de sa famille dont les noms apparaissaient dans les proscriptions que Tibère allait dicter.

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que l'empereur était déjà mort. Caius lui en est reconnaissant431.

D'autres préfèrent montrer un nouveau prince plus déterminé, ne reculant pas devant l'assassinat pour arriver à ses fins, à la fois plus courageux et plus haïssable. Dans l'Enquête Sacrée, il est présenté comme un jeune homme haineux et difficile à calmer, montrant de l'hypocrisie en présence de Tibère. Envieux de l'image de divinité du prince, il attend impatiemment la succession. Mais, sur son lit de mort, Tibère lui apprend qu'il veut instaurer le christianisme en religion d'état. Caligula a beau montrer son désaccord, il ne peut le faire plier. « Ainsi soit-il... » lui dit-il, avant de demander à Macron d'étouffer le vieillard qui vient de se rendormir. Le préfet en est incapable, tenant l'oreiller en tremblant, intimidé par l'idée de tuer son prince. Caligula n'a aucun état d'âme, lui arrache l'objet des mains et tue lui-même Tibère. A l'inverse des occurrences précédemment citées, c'est Macron qui est effondré, tout tremblant, aux pieds de Caligula, en saluant son nouvel empereur. Caius est aussi capable de tuer dans La Mort des dieux, l'assassinat est fort semblable à celui présenté dans The Caesars : Tibère appelle incessamment Caligula, à son horreur. Mais cette fois, Macron n'a pas à intervenir, et le jeune homme étrangle le vieux prince.

d. Qui créa Caligula ?

Mais pour créer un tel monstre, la nature humaine - ou plutôt inhumaine dans son cas - ne peut être le seul motif de ses vices. Probablement faut-il voir en Caligula un cas médical de maladie mentale, peut-être la schizophrénie ou l'hyperactivité, qui aurait rendu instable le jeune homme, autant capable d'affection envers sa soeur que d'actes inconsidérés et imprévisibles. Mais aux yeux de l'auteur, il est frustrant de ne voir en lui qu'un cas médical, un dément à l'opinion versatile432. S'il a fini ainsi, c'est que ses proches ont du le rendre fou, le former à l'instabilité.

Parmi les « suspects », on citera Livie, chez qui il a vécu jusqu'à la mort de la vieille femme. Privée de son pouvoir d'antan, par son âge et par sa disgrâce aux yeux de Tibère, Augusta aurait pris en affection cet enfant ambitieux, qui devait répondre aux attentes qu'elle formulait pour son fils quand il était plus jeune. C'est en lui apprenant les arts de la manipulation que cet « Ulysse en jupons » (l'expression viendrait de Caius lui-même) a formé le futur prince a exercer son autorité par la

431. Historiquement, il le fit éliminer. Dans cette série, le personnage disparaît à la fin du premier épisode consacré au règne de Caligula et n'est plus mentionné. On suppose donc une mort « hors-champ ».

432. Massie 1998, p. 292-293 : « Du haut de ses dix-neuf ans, il affirmait que nul ne devrait arriver vierge au mariage, pour déclarer, avec une violence tout à fait superflue, quelques heures plus tard, que s'il découvrait, au soir de son mariage, que l'épousée avait déjà été déflorée, il l'étranglerait de ses propres mains dans le lit conjugal. »

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violence433.

Peut-être est-ce une tradition familiale mise au jour, comme nous l'évoquions précédemment dans ce chapitre, un héritage moral venu de Germanicus - dont il se réclame plus qu'il ne se réclame de Tibère - profitant de sa popularité, de ses idéaux et, finalement, ne faisant rien de plus inconsidéré que ce que prônait son père. Le peuple aimait l'image d'un jeune homme aimable, aux droits princiers irréprochables, mais il n'était peut-être pas prêt à assumer ce qu'ils voyaient comme une utopie. Car le règne de Caligula s'inspire des prétentions d'Antoine, dans le sens où il est plus proche des monarchies orientales, que des siècles de guerre ont rendu infâmes aux yeux de Rome, que de la « monarchie républicaine » que voulaient faire paraître Auguste puis Tibère434.

Peut-être aussi surprit-il les Romains en étant le premier des princes à régner en militaire. Conseillé par Macron, préfet de la garde, il était proche des prétoriens - les mêmes prétoriens qui le mirent à mort quand il se révéla moins docile qu'il n'y paraissait. Tibère reprochait à Macron de « se détourner du couchant pour regarder vers le levant », un propos pouvant autant signifier de quitter un vieil homme pour rejoindre un jeune prétendant que d'abandonner les vieilles traditions romaines, celles que Tibère voulait défendre, pour prendre le parti du renouveau, le culte oriental et original voulu par Caligula : non dans le sens religieux ou monarchique pour le préfet, mais car ce renouveau permettait à la garde romaine, les fameux prétoriens, d'affirmer de nouveaux droits qu'ils avaient commencé à développer sous Séjan. Le principat de Caligula n'est alors pas une poursuite du principat de Tibère, où les qualités dues à l'expérience se seraient effondrées devant le manque d'esprit critique du nouvel empereur, mais une autocratie basée sur la domination militaire des prétoriens435.

Mais la thèse la plus commode est bien celle d'un règne inspiré par celui de Tibère. Le vieil empereur aurait formé le jeune homme à lui succéder, non seulement en lui offrant ses conseils, mais aussi en lui apprenant à raisonner comme lui : par la dissimulation et le ressentiment. Caius a vu sa famille détruite membre par membre, à l'exception d'un membre : Claude. Celui-ci n'était pas épargné par une quelconque clémence, mais car on le tenait pour un demeuré, incapable de concurrencer les ambitieux. Caligula n'était pas handicapé comme son oncle, mais avait du

433. Barrett 1993, p. 22

434. Lyasse 2011, p. 209

435. Kornemann 1962, p. 207 et 238

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remarquer que celui qu'on considérait comme idiot ne l'était pas autant qu'il voulait le faire croire436. Ainsi, il appris à dissimuler, comme Claude et comme Tibère, dans l'espoir de survivre437. C'est tout le propos du Rêve de Caligula, la biographie fictive du prince, celui-ci retenant ses larmes à chaque fois que l'un de ses proches disparaît, feignant l'indifférence pour ne pas être vu comme un ennemi de Tibère, un conseil que lui prodiguait Antonia438. Sa dissimulation est renforcée à chaque mort. Le premier à tomber est Silius, l'ami de son père et son mentor quand il était petit garçon, celui qui lui apprit à tenir une arme et le renseignait sur les affaires d'adulte que ses parents voulaient garder secrètes : « il supporta ses souvenirs, puis il respira profondément et comprit qu'il lui était impossible de se confier à qui que ce soit439». Vient ensuite Néron, dont la nouvelle de la mort lui arrive par un bruit de couloir : « l'angoisse qui l'assaillit fut telle qu'il crut avoir mal compris (...) mais il ne se retourna pas et veilla à ne pas poser de question. Il marcha tout droit vers sa chambre440». Quand Drusus meurt, son talent s'est encore accru : « en un instant, il retrouva son sang-froid. Il contempla la mer comme si elle reflétait la nouvelle qu'il venait d'entendre, puis secoua la tête en affichant un air agacé et reprit sa lecture441». Il est alors assez convaincant pour que les espions de Tibère le pensent soit stupide, soit indifférent.

Il n'en est rien : de la dissimulation est né le ressentiment. Quand sa mère meurt, il ne parvient plus à autant cacher ses sentiments : « Saisi de panique, il s'éloigna. Tout en marchant, il avait l'impression de serrer entre ses doigts un fer chauffé à blanc. Révolté, furibond, il ne voyait plus rien. Deux seules pensées l'obsédaient : afficher un masque de pierre, se dissimuler jusqu'à la nuit ». Désormais, il n'a plus rien à perdre, la dernière personne qu'il aimait vient de mourir. N'ayant plus à s'inquiéter pour personne, sachant que plus aucun de ses proches ne souffrait, il ne songe plus qu'à la vengeance442. Tibère a fait souffrir Caius et, par sa haine, il en a fait l'empereur fou. En réhabilitant Caligula, on déprécie Tibère. Certains l'avaient, semble-t-il, prévu, tel le condamné Arruntius voyant « poindre un temps où l'esclave sera plus pénible encore »443.

Nous venons de le montrer, Caligula même peut-être réhabilité. Comme Tibère, il aurait pu être un homme bon si le destin et les intrigues d'autrui ne l'avaient pas rendu aussi amer. Les deux princes

436. Lyasse 2011, p. 207

437. Barrett 1993, p. 30

438. Siliato 2007, p. 133

439. Ibid., p. 125

440. Ibid., p. 155

441. Ibid. , p. 193

442. Ibid. p. 196-197

443. Kornemann 1962, p. 211

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ne diffèrent ainsi que par la manifestation de leur ressentiment : Tibère est un vengeur triste, Caligula un vengeur comblé - du moins heureux de voir ses ennemis humiliés. Mais il est un homme vivant à l'époque de Tibère qui, quelles que soient les sources, n'apparaît que comme un monstre, l'une des pires créatures à avoir existé. Cet homme, c'est Séjan.

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C - Séjan

Dans l'Histoire, il n'y a que peu de personnages aussi détestés que Séjan. Là où chaque individu, même un tyran, peut admettre un instant de répit dans sa méchanceté ou témoigner d'une bonne action, lui n'est que traîtrise, cruauté et lâcheté. Et, par son existence, il pervertit l'image de son bourreau, qui fut autrefois celui qui lui avait permis d'affirmer son goût de la violence et de persécuter Rome. Nous allons ainsi établir l'utilité politique qu'avait Séjan dans le gouvernement de Tibère, car il se rendait indispensable aux yeux du prince, puis revenir sur les crimes qui lui sont attribués et, enfin, voir que ce qui aurait pu être une punition acclamée est devenue une débauche de terreur et de cruauté, indigne et impardonnable.

I - Une figure incontournable

a. Un personnage indispensable

A la mort de Germanicus, la succession est bouleversée. Seul Drusus II a l'âge nécessaire pour épauler son père, qui se retrouve presque seul pour gérer le principat. Haï par le peuple et dépassé par les événements, il doit trouver d'urgence un soutien. C'est alors qu'apparaît Aelius Séjan, un chevalier étrusque qui s'avère autant indispensable, à ce moment, que dangereux par la suite444. Par l'importance qu'il prit dans la postérité de Tibère, les Modernes ont cherché à restituer au mieux la vie de cet homme, presque absent des sources antiques à la suite de la damnation prononcée contre son nom, dans l'espoir de mieux comprendre la perversion graduelle du règne du prince, qui semble aller de pair avec sa promotion445.

Pour Lidia Storoni Mazzolani, Tibère éprouvait à l'égard de Séjan « non seulement l'attachement des vieillards pour qui les soulages des tâches les plus écrasantes et qui semble les protéger » mais aussi « la certitude que celui-ci était une des rares personnes qualifiées dont il disposait »446. En effet, le prince était seul face au poids des actes à accomplir, et l'aide d'un tiers était la bienvenue. Tibère a été déçu de sa famille, déçu du Sénat, déçu du peuple et il trouve en cet homme autant un ami qu'un sauveur. Et il se fait un devoir de le remercier en lui permettant de s'élever au dessus de sa condition sociale - Séjan est un simple chevalier - et de briguer à des responsabilités plus importantes. En somme, il rappelle au souvenir d'Agrippa, dont le rang à la naissance était loin

444. Zeller 1863, p. 55-56

445. Linguet 1777, p. 109-110

446. Storoni Mazzolani 1986, p. 274

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d'égaler celui d'un fils de patricien, mais dont les services rendus à Auguste et l'amitié qu'ils partageaient lui ont permis d'accéder à plus d'égards que bien des élites romaines447. Ainsi, il eut le privilège d'être statufié dans bien des villes de l'Empire448. Cette distinction n'est pas la seule à lui être accordée et, en l'an 31, il accède à la plus grande distinction politique : il est nommé consul pour l'année449 avec, pour collègue, Tibère lui-même. La même année, il est fiancé à la petite-fille du prince, et rejoint ainsi sa famille450. Et quand Tibère quitte Rome pour partir en retraite à Capri, il est plus qu'un successeur non officiel du prince : il est officieusement le prince lui-même, bénéficiant du pouvoir de décision à Rome avec, comme seule barrière à sa toute-puissance, les missives de l'empereur451.

b. Séjan et la politique : le premier des empereurs appuyé par l'armée ?

Pour comprendre le règne de Tibère à partir de la mort de Germanicus - où est-ce devenu le règne de Séjan ?452 - il nous faut étudier le rapport qu'entretenait son ministre avec la politique de l'époque, et la manière dont il l'a influencée.

Cet homme avait, selon Linguet, « toutes les qualités qui rendent ce qu'on appelle un grand Seigneur dangereux, méprisable et puissant453». Par son charisme, il s'est montré appréciable et efficace dans la tâche que Tibère lui confiait. S'il en est arrivé à ce niveau, c'est, semble-t-il, à cause du manque d'initiative du Sénat454. Connaissant le sentiment de Tibère à l'égard de cette assemblée, il lui proposa une nouvelle politique dont elle pourrait être, en certains points, écartée, permettant une plus grande liberté d'action pour le souverain - posant ainsi les bases du principat tel qu'il fut régi par les princes de Rome postérieurs à Tibère455. Séjan serait alors, dans sa conception de la politique, le premier empereur de Rome, le premier à prôner le pouvoir absolu, du moins le premier d'une longue liste de princes faisant reposer leur légitimité sur l'exercice autocratique et sur l'armée - ce au détriment d'un Sénat composé de membres d'une haute société écoeurée par cet « inférieur » qui les dépasse.

447. Kuntz 2013, p. 60-61

448. Lyasse 2011, p. 159

449. Ibid., p. 161 : Emmanuel Lyasse nous fait remarquer le manque d'informations concernant cette promotion plus qu'impressionnante pour un chevalier. Il a probablement fallu négocier les termes de cet accord avec le Sénat, mais les sources contemporaines à l'événement sont perdues.

450. Kornemann 1962, p. 83

451. Lyasse 2011, p. 162-163

452. C'est le propos défendu par Jean-Louis Voisin, entre autres

453. Linguet 1777, p. 111

454. Storoni Mazzolani 1986, p. 270

455. Kornemann 1962, p. 140

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Car le « règne de Séjan », c'est l'avènement de la garde prétorienne dans la politique impériale. Le propos est d'autant plus souligné par les auteurs écrivant sous la monarchie ou l'Empire, dans la mesure où la situation leur semble analogue à la situation qu'ils vivent eux-mêmes. Ainsi, Linguet, à la fin du XVIIIe siècle, parle des fonctions du Préfet du Prétoire comme de celles que son roi attribuerait au Connétable ou au Chancelier456. L'armée n'aura toutefois pas attendu Séjan pour tenter de s'affirmer : on se rappelle des mutineries de 14 et des révoltés nommant, contre son gré, Germanicus pour les représenter sur le trône. Ce dont le préfet bénéficie, pour la première fois, c'est son acceptation à assumer ce rôle de « maître des armées », sentiment que partageront par la suite les prétendants de « l'année des quatre empereurs » et les militaires de la « crise du IIIe siècle ». En lui succédant à la tête des prétoriens, Macron devient un temps le maître de Rome dans l'ombre de Caligula. De par leurs méthodes, leur absence de victoires militaires (rappelons qu'il s'agit de la garde de Rome, dont le camp est situé sur une colline à proximité, non d'une armée mobile) et leur implication dans des complots sanglants, les prétoriens ne sont pas appréciés par la postérité. Charles Beulé va jusqu'à en faire le symbole de la déchéance de la liberté, des assassins utilisant la

loi pour assiéger Rome : Tout à coup le clairon sonne : retournez-vous, vous n'avez plus sous les yeux que la triste arène du camp prétorien. Là fut l'arsenal le plus formidable du despotisme; là fut ensevelie pour jamais la liberté romaine ; là fut une armée d'oppresseurs organisée dans la cité contre la cité ; là fut l'état de siège perpétuel, l'ennemi campé en face de citoyens désarmés; là régnèrent insolemment l'oisiveté, la débauche, la cupidité, la rébellion mercenaire et la soumission plus mercenaire encore; là on conspira contre les bons princes et l'on adora les images des plus mauvais ; là on mit le pouvoir à l'encan, jusqu'à ce que ce cancer établi au sein de Rome eut tout affaibli, tout détruit, tout dévoré457.

c. L'ami fidèle

Si Séjan a pu autant s'élever, c'est aussi par l'affection personnelle que lui portait le prince. Au delà d'une aide précieuse, le chevalier est un des rares amis qu'il peut se targuer d'avoir. Cette amitié, intéressée tout du moins chez Séjan, a pu naître bien avant son arrivée au pouvoir : les sources nomment le chevalier dès l'an 1 av. J.-C. dans la suite de Caius César lors de son voyage en Orient, témoignant d'une attention déjà portée à sa personne. Gregorio Maranon pense que, dès ce moment, Séjan avait compris que Tibère aurait un rôle majeur à jouer, malgré la disgrâce dont il était alors victime, et aurait misé sur sa réussite future - montrant à la fois qu'il était avisé et ambitieux458.

456. Linguet 1777, p. 69

457. Beulé 1868, p. 273-274

458. Maranon 1956, p. 128-129

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Digressons rapidement sur un point majeur de sa représentation : son âge. Il nous est inconnu, mais la fiction tend à en faire un quadragénaire - tout au plus un quinquagénaire - à l'époque de sa mort (en 31 av. J.-C.), un substitut de fils pour le prince. John Tarver réfute ce propos : cette idée vient du besoin de montrer un lien supplémentaire entre Tibère et son favori, un héritage « père-fils » et de faire de sa liaison avec Livilla une histoire entre deux personnes d'âge similaire. Pourtant, la première affectation de Séjan date de 14 av. J.-C., lorsqu'il suivait la carrière militaire de son père, pour vite devenir commandant de la Garde Prétorienne. Pour ce faire, il aurait du avoir au moins une vingtaine d'années à cette date, afin d'être pris au sérieux dans ce rôle et, de ce fait, ne pouvait avoir qu'au plus huit ans de moins que Tibère. Il est donc plus proche de l'âge d'un jeune frère que d'un fils (Drusus I aurait eu quatre ans de plus que Séjan). Si le propos semble de l'ordre de l'anecdote historique, il bouleverse la représentation d'un jeune ambitieux alors qu'il était, en réalité, un homme d'expérience qui faisait ses preuves « dans l'ombre » depuis près de trente ans et qui, par la proximité de leurs dates de naissances, se rapprocherait autant de Tibère qu'Agrippa pouvait être l'ami d'enfance d'Auguste459.

Cette amitié a souvent été représentée dans la fiction, ce afin de montrer la tragédie de la trahison qu'éprouva Tibère par la suite. Ainsi, dans la série The Caesars, Livie se fâche de voir ce favori qu'elle n'aime guère assister à tout les entretiens privés qu'elle veut avoir avec son fils, comme celui-ci ne voit pas un meilleur ami dans son entourage (ils se fréquentent dès la mort d'Auguste). Même image dans les Mémoires de Tibère, où Tibère s'attache aux manières de ce messager affable qui vient le visiter à Rhodes pour apporter régulièrement des nouvelles de Rome. Lors de leurs premières rencontres, il le fait rire par ses anecdotes de campagne en Orient, son aversion des Égyptiens et son amabilité. Sa compagnie lui rappelle celle de Drusus, et il voit à travers lui renaître l'affection qu'il éprouvait pour son frère, celle de la présence d'un jeune homme candide et pourtant si prometteur460. Cette amitié perdure sous le principat, malgré les changements dans son attitude : il n'est plus le jeune homme joyeux d'autrefois mais témoigne d'intelligence et de vigueur et, surtout, parvient à lui redonner le sourire au milieu de ses crises mélancoliques. Sa plus grande qualité selon Tibère : celle de toujours dire la vérité et de contraster avec sa propre dissimulation461. Cette amitié finit par s'estomper quelques chapitres plus tard, alors qu'il part à Capri : il n'éprouve plus de plaisir en sa compagnie, Séjan étant devenu un notoire calculateur dénué de l'insouciance qui le caractérisait autrefois. Mais il lui est plus indispensable que jamais alors qu'il quitte Rome pour

459. Tarver 1902, p. 386

460. Massie 1998, p. 148-149

461. Ibid., p. 176

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toujours462.

Cette amitié est également accentuée par un service autrefois rendu par Séjan, une initiative qui lui garantit une éternelle dette morale : il a sauvé la vie de Tibère. Un jour où le prince dînait dans la grotte de Spelunca (ou Sperlonga/Sperlunca/...), un éboulement se produit et des rochers s'écrasèrent sur des esclaves qui meurent instantanément. Tibère, alors âgé, n'eut pas la force de s'abriter et Séjan le protégea de son corps jusqu'à ce que les serviteurs les délivrent des gravats. Le geste semblait spontané, et le prince lui en fut reconnaissant. C'est ainsi qu'il a gagné sa gratitude éternelle et peut demander n'importe quel service, n'importe quelle promotion,... en sachant que Tibère lui accordera463: Tibère grava dans son esprit le visage du tribunus militaris Séjan, qui se gagna en un instant sa confiance, puis gravit les échelons des hiérarchies, conquit une place inaliénable464. En raison du caractère mélancolique de Tibère, quelques auteurs tentent de faire de cet événement un regret pour le prince. Dans Poison et Volupté, le vieil homme attendait la mort et cache difficilement sa frustration devant le geste volontaire de ce chevalier qui, tentant de lui rendre service, a prolongé sa vie de souffrances. Pour faire bonne figure, il décide tout de même de le récompenser, mais Séjan a bien compris qu'il a commis une erreur et se fâche de voir un cuisinier parler de cet événement publiquement465. Quand Tibère apprend le complot contre sa vie, il est libéré de sa dette morale et n'a plus de scrupule à éliminer ce conspirateur. C'est le propos de Francis Adams, où le prince se souvient de ce service mais qu'il ne protège plus le favori de sa vengeance:

Tibère.
Un jour, tu m'as sauvé la vie.
Séjan.
Je ne prierai pas pour la mienne.
Tibère.
Tu m'as tenu dans tes bras. Découvre ta poitrine !
Je vais t'arracher le coeur !
466

d. Le mariage de Séjan

462. Ibid., p. 265

463. Grimal 1992, p. 103-104

464. Siliato 2007, p. 116

465. Franceschini 2001, p. 249

466. Adams 1894, p. 164 :

« Tiberius.

You saved my life once.

Sejanus.

I ask not for mine.

Tiberius.

Thou heldst me in thine arms. Open thy breast !

I'll hack thy heart out ! »

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Séjan pouvait, par ses services, satisfaire ses ambitions. Ami du prince, ne répondant de ses actes qu'auprès de l'homme le plus puissant au monde, l'ancien chevalier étrusque a atteint des objectifs que personne n'aurait pu lui prévoir à sa naissance. Pourtant, il lui manque une distinction : aussi puissant qu'il soit, il n'est pas un membre de la haute société. Une première étape à cette promotion passait par les fiançailles de sa fille avec le fils de Claude qui, s'il est dénué de toute prétention à la vie politique, est un membre de la famille impériale467. Il aurait ainsi pu, quand les deux enfants seront parents, être le grand-père des descendants de Drusus I et de Marc Antoine468. Quelques années plus tard, il tente une nouvelle alliance familiale, cette fois avec Livilla, veuve du fils de Tibère, qu'il compte lui-même épouser. Il serait ainsi le beau-père de Gemellus, petit-fils du prince et héritier présomptif469. Pour ce faire, il doit divorcer de sa femme, avec qui il a eu trois enfants, un écho de la situation de Tibère quand il fut associé aux Juliens. Alors, Séjan va demander à Tibère la main de Livilla. C'est là qu'il s'aperçoit que sa position n'est pas toute puissante : le prince lui adresse un refus. Cette décision a été soumise à bien des débats. Tibère était-il d'accord sur le principe, ne répondant par la négative que pour le ménager de ragots qui auraient circulé à Rome, où Séjan est déjà un personnage omniprésent dans les discussions470? Est-ce le refus d'un père qui ne veut admettre que la femme de son défunt fils épouse un autre homme et que son petit-fils soit élevé par un étranger - ce qui expliquerait sa future acceptation d'un mariage entre Séjan et la fille de cette première prétendante471? Peut-être aussi trouvait-il présomptueux pour un « simple chevalier » de vouloir épouser une femme de la haute société, qui plus est la mère d'un prétendant au principat. C'est l'hypothèse de Linguet, celle d'un prince « révolté contre l'audace d'un homme sans nom, qui se présentoit pour devenir le successeur de son fils472».

A la suite de ce refus, Séjan aurait commencé à devenir soupçonneux : et si son ambition l'avait poussé à surestimer ses possibilités et le précipitait vers une fin prématurée ? Sentant sa puissance menacée, il aurait commencé à redéfinir ses ambitions et serait alors devenu le mauvais homme tant décrié par la postérité, « le commencement d'une intrigue de palais, durant laquelle ne furent pas interrompues les scènes accoutumées de délation et d'infamie473». Mais cette remise en question de

467. Le garçon meurt avant d'avoir pris la toge virile : la légende veut que, jouant à jeter une poire au dessus de sa tête, le fruit soit retombé dans sa gorge et l'ait étouffé.

468. Levick 1999, p. 126

469. Caratini 2002, p. 221

470. Lyasse 2011, p. 148

471. Selon Emmanuel Lyasse, l'identité de la mariée est discutable : la jeune femme s'est mariée en 33, et aucune mention d'un précédent mariage n'est lisible. Peut-être avait-il pu accéder à sa première demande.

472. Linguet 1777, p. 120

473. Laurentie 1862 I, p. 448-449

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ses capacités a pu intervenir avant même ce refus. Car, à la mort de Germanicus, le nom de l'héritier désigné de Tibère semblait une évidence : c'était celui du fils du prince, Drusus II qui, malgré ses

défauts moraux, avait toute légitimité à prétendre à ce titre. Alors : bientôt le favori, par l'étalage de son dévouement, étendit ses attributions. Point d'honneurs, point de charges civiles qui ne fussent données par ses mains ! Son buste, sa statue se dressèrent au Forum et au théâtre. Séjan était le second dans l'empire. Cela ne lui suffit point. Quoi de plus naturel ? Celui qui commandait la force armée à Rome ne devait-il pas être tenté de saisir le pouvoir que les armées donnaient ? Les soldats ne connaissaient plus guère que Séjan. (...) Cet empire néanmoins, ces armées semblaient déjà la propriété d'une famille, transmissible comme un bien personnel. Il fallait donc se glisser dans cette famille, en faire disparaître et en supplanter l'héritier, Drusus.474

II - Le personnage maléfique

a. La mort de Drusus

Les relations de Séjan et Drusus semblent avoir été notoirement malaisées. Le chevalier jalousait le prince, qui avait par l'hérédité un pouvoir supérieur au sien propre, malgré ses efforts sans cesse répétés, tandis que son rival avait percé à jour les ambitions de cet arriviste et reprochait à son père de lui préférer cet homme475. Porté à la colère, Drusus aurait un jour frappé Séjan au visage alors qu'il lui avait manqué de respect. La teneur du propos est inconnue, mais l'on suppose qu'il l'ait moqué (la série The Caesars en fait la réponse à des persécutions de prétoriens sur Claude, que Séjan approuve). De ce jour, Séjan aurait haï Drusus et se promit de le faire mourir476. Pourtant, l'héritier du prince était, selon Lidia Storoni Mazzolani, un personnage essentiel à la promotion politique de Séjan : quand, en l'an 22, des pièces furent frappées à son honneur, on associait son image à celle de Marcus Agrippa, son grand-père maternel, ce même homme qui, de Romain dissocié des classes supérieures, avait su se faire respecter par sa volonté et sa ténacité, passant ses dernières années dans l'honneur et la reconnaissance populaire. Par cet hommage, les Romains étaient rappelés au fait qu'un ministre de naissance obscure pouvait devenir un collaborateur, voire un membre de la famille impériale en récompense de ses efforts. Séjan avait donc un intérêt à ce que Drusus reste l'héritier de la famille, du moins le temps que sa propre expérience soit reconnue477.

474. Zeller 1863, p. 56-57

475. Massie 1983, p. 108-109 : Le propos est jugé infondé par l'auteur, Tibère ayant confié le consulat à son fils en l'an 21 et la puissance tribunitienne l'année suivante, preuve qu'il le préparait à la succession.

476. Kornemann 1962, p. 140

477. Storoni Mazzolani 1986, p. 254-255

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Toutefois, la haine et l'ambition de Séjan prirent le dessus sur cette idée. S'attachant à Livilla, la femme de Drusus, qui devint son amante, il décida d'empoisonner l'héritier au trône afin de précipiter sa promotion vers le principat. Pour Lenain de Tillemont, l'assassinat fut précipité par la peur que ses ambitions, percées à jour par son rival, soient révélées à l'empereur et qu'il perde sa position de favori. En se débarrassant de lui, plus personne - si ce n'est Agrippine et ses fils, dont l'inimitié avec Tibère rend la promotion difficile - ne peut se mettre sur son chemin. Séjan n'a donc plus à se contenir et peut étaler ses prétentions, tandis que la peine du père inconsolable, et la disparition de la dissimulation dont il faisait preuve pour ménager son fils, pervertit le principat478. Mais le geste n'était-il pas une réaction de défense ? Si Tibère venait à mourir, son fils lui succéderait : Séjan savait combien Drusus le haïssait et son arrivée au pouvoir pouvait coïncider avec sa propre déchéance. Il devait donc éliminer ce futur danger tant qu'il en avait encore la possibilité479. La mort de Drusus fut, pendant près de dix ans, vue comme le résultat d'une maladie, car on ne lui soupçonnait pas d'ennemis profitant du crime (aussi haïssable que soit Tibère, il semblait curieux que le père se résolve à supprimer son propre fils, qui plus est le dernier lien restant de son mariage heureux). Le prince lui-même semble avoir cru à cette hypothèse pensant que « la maladie dont il estoit mort estoit venue de ses debauches »480. De la part d'un homme aussi paranoïaque que Tibère, le propos semble ironiquement tragique. Ainsi s'exclame Jules-Sylvain

Zeller : Étrange aveuglement I Qui a permis quelquefois de douter de ces criminelles intrigues dévoilées plus tard par la délation. Tibère, le défiant, le soupçonneux Tibère ne vit rien I Il s'agissait de son fils. Son premier ministre, sa bru complotaient. Il n'eut aucun soupçon. Clairvoyant sur tout le reste, dans l'oeuvre de justicier qu'il se réservait encore, il laissa échapper ce qui l'intéressait le plus.481

Huit ans plus tard, en l'an 31, alors que Séjan vient d'être exécuté pour trahison, la femme dont il avait autrefois divorcé, Apicata, envoie une lettre destinée au prince avant de se suicider. Dans ses aveux, elle confesse savoir la vérité sur la mort de Drusus : c'est Livilla, appuyée par Séjan, qui a éliminé le fils de l'empereur. C'est tout le propos du Tibère à Caprée de Bernard Campan, où la femme rejetée, renommée ici Émilie, veut dénoncer de son vivant les « regrets superflus » de celle dont les pleurs « ont à peine mouillé (le) visage », sans que Tibère y accorde foi482. Après avoir compris qu'elle lui a révélé la vérité, il révèle sa fureur en éliminant immédiatement Séjan et ses enfants, et condamne Livilla (ici Livie483), à recevoir sa condamnation de vive voix. Il renie celle

478. Lenain de Tillemont 1732, p. 33

479. Levick 1999, p. 61

480. Lenain de Tillemont 1732, p. 33

481. Zeller 1863, p. 57

482. Campan 1847, p. 53

483. On distingue « Livie » de « Livilla » par un suffixe approximativement traduisible par « la petite ». Dans les faits, elles avaient le même nom. De la même manière, si le surnom est plus rarement retranscrit, on retrouve parfois le nom « Agripinilla » pour nommer la fille d'Agrippine.

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qui fut sa fille, désormais « un objet dégagé des liens qui (l'unissaient) à lui484» et condamne la honte qu'elle a apporté à sa famille485.

Par sa tromperie et son irrespect des valeurs familiales, Livilla est passée à la postérité comme un personnage infâme, déshonorant ses ancêtres et ses descendants en sacrifiant son honneur à ses ambitions486. La condamnation est parfois rude, on pensera notamment à celle de Linguet, parlant de

sa perversité et de ses bas-instincts : Quand une femme intrigante et voluptueuse en est venue là, elle n'a plus rien à refuser à un homme qui peut satisfaire tous ses goûts. Aussi Séjan ne craignit point de faire part à sa nouvelle maîtresse de ses projets. Elle ne se contenta pas de les adopter. Elle voulut en devenir complice. C'étoit souiller son nom et sa naissance. C'étoit hasarder des droits inconstestables, contre des espérances aussi éloignées que criminelles. Son mari étant héritier présomptif de l'Empire, lui en assuroit légitimement la possession. Séjan ne pouvoit encore lui faire partager que ses crimes, et il étoit fort douteux qu'il pût jamais faire davantage pour elle. Mais il y a des coeurs qui ne goûtent les plaisirs que quand il se font déshonorans. Pour eux l'infamie même devient un besoin. Tel étoit celui de la Princesse, et en peu de tems Drusus mourut empoisonné.487

Pourtant, la culpabilité de Livilla fut remise en question par les Modernes. Il semble peu probable qu'elle ait été impliquée dans ce crime qui ne lui profitait en rien. C'est la thèse de Gregorio Maranon : Drusus II était le fils de l'empereur et son héritier d'évidence, alors pourquoi Livilla se serait séparée de lui, si l'ambition était le motif de ce crime, pour s'allier à ce ministre dont les prétentions n'avaient aucune garantie ? Il lui suffisait d'attendre la mort de Tibère pour devenir l'impératrice, femme du prince Drusus et mère du prince héritier Gemellus. S'il y eut implication, ça ne pouvait être que par amour, bien que l'auteur comprenne mal l'attrait que cet homme mûr pouvait avoir pour la femme d'un « viril garçon fringuant »488. Ainsi, pour la réhabiliter, les auteurs lui attribuent un attachement particulier à Séjan et un désamour pour un mari avec qui les différences de caractère rendaient le contact difficile. Dans Poison et Volupté, elle aime encore Drusus, mais confie à sa mère qu'elle entretient une liaison extra-maritale pour avoir un homme à qui parler, qui comprendrait ses problèmes, tandis que son mari ne pense qu'aux jeux du cirque et à la boisson489. Même image dans la série The Caesars, où Drusus humilie sa femme en convolant auprès de femmes de peu de vertu durant la réception organisée à la gloire de Germanicus, attisant sa colère et renforçant l'antipathie du spectateur pour ce mufle. Peut-être aussi Livilla cherchait en Séjan un appui pour protéger et promouvoir Gemellus, Drusus étant trop inactif et trop impopulaire pour

484. Ibid., p. 60

485. Voir ANNEXE 3

486. Laurentie 1862 I, p. 420-421

487. Linguet 1777, p. 115-116

488. Maranon 1956, p. 119

489. Franceschini 2001, p. 31-32

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permettre à son fils de s'affirmer face aux descendants de Germanicus. La série sus-citée suit ce postulat, Drusus ayant avoué à sa femme la volonté de Tibère : faire de lui un « prince régent » s'il venait à mourir avant que Néron ait la maturité nécessaire. Un homme influent comme Séjan ne pouvait que protéger le jeune garçon des ambitions de la dangereuse Agrippine490.

Il est une dernière façon de réhabiliter Livilla, et de diminuer le nombre des crimes commis par Séjan : et si Drusus était mort de maladie ? Trois faits semblent supporter ce propos. Tout d'abord, sa mort ne suscita pas de rumeurs quand à sa cause. Ensuite, quand les accusations furent prononcées, on mit sous la torture les esclaves soupçonnés du meurtre : s'ils étaient coupables, pourquoi n'avaient-ils pas été éliminés plus tôt pour conserver le silence491? Enfin, la dernière cause relève de la psychologie : l'accusatrice, Apicata, venait de voir mourir ses trois enfants et son ancien mari, ce par la faute de Tibère. N'y avait-il pas de meilleure manière de se venger que de raviver une peine enfouie dans le coeur du prince, le renvoyant à son aveuglement face à un prétendu meurtre qu'il n'aurait pas su déceler sur le moment ? C'était alors l'accusation d'une femme dont la famille avait été détruite et qui ne voulait pas mourir sans tenter un dernier acte de vengeance492.

b. Séjan criminel

Séjan est tout autant décrié pour les crimes commis lors de son « règne ». Encore plus que les actes en eux-mêmes, c'est sa fourberie qui est l'objet de la haine que la postérité lui a porté. Souvent, ses actes semblaient validés par Tibère, qu'il a réussi à manipuler par la ruse. Tenant sa légitimité du prince, et connaissant son habituelle paranoïa, il encourageait les peurs de Tibère (complots, insultes à sa personne,...) pour qu'il agisse en son sens. Si un sénateur lui manquait de respect, il pouvait en faire, aux yeux du prince, un conspirateur que Tibère ferait condamner au plus vite493. C'est ainsi que, dans les Mémoires de Tibère, désireux d'éliminer Agrippine et ses enfants, il fait écrire une fausse lettre témoignant d'un complot contre la vie de l'empereur et contre la sienne :

Dès, disait-elle, que nous agirons contre le Taureau ou que nous serons sur le point d'agir contre lui, je te le ferai savoir. Je comprends, bien sûr, que tu ne veuilles par t'engager avant d'être certain qu'il a été éliminé. (...) Quant au vieil homme lui-même, disait le texte, il sera toujours temps de déterminer son sort quand nous aurons le contrôle de l'appareil de l'État. Je sais, tu as pour lui un reste de fidélité, et tes sentiments sont respectés. Tu pourras donc décider, en accord avec mon fils, qui partage dans une certaine mesure ton sentiment, s'il doit être interné là où il est, envoyé dans une île moins salubre, comme celle où ma mère a été détenue, ou éliminé de façon plus définitive. Je dois dire que,

490. Storoni Mazzolani 1986, p. 251-252

491. Massie 1983, p. 109

492. Levick 1999, p. 127

493. Grimal 1992, p. 106

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pour notre sécurité à tous, je suis en faveur de cette dernière solution.494

Il use de cette même manipulation auprès d'Agrippine, la poussant à croire que Tibère veut sa mort, entraînant ainsi une scène retenue par la postérité : celle du prince furieux de voir sa bru refuser la pomme qu'il lui offre lors d'un repas, un objet mortel selon la femme, une insulte pour Tibère. Par ce goût de la manipulation et sa place d'ami du prince agissant contre ses intérêts, certains auteurs, dont Ernest Kornemann, font l'analogie entre Pison et Séjan. Dans les deux cas, Tibère a mal jugé de leur personnalité et, en leur accordant des faveurs, il les a rendu assez puissants pour qu'ils deviennent l'instrument de vengeances qui dépassaient ses attentes et ont joué contre lui495. L'analogie est utilisée dans la série Moi Claude, empereur, où le cynique ministre transforme toute aide en condamnation lors du procès : il fait poster ses gardes autour de la demeure de Pison, le protégeant officiellement de la colère de la foule, mais en réalité, il fait pression sur l'accusé pour qu'il lui remette les lettres incriminant Tibère dans la mort de Germanicus.

Par ses intrigues, Séjan s'est rendu aussi indispensable que son jugement est devenu indiscutable. Il peut alors imposer à Rome son « joug sanguinaire » - à une échelle encore plus élevée dès l'exil de Tibère qu'il « plonge dans la paresse et les débauches », devenant le maître de la ville496. Sa brutalité est alors sans limite, en témoigne l'affaire Cordus. Celui-ci avait appris, durant la reconstruction d'un théâtre datant de Pompée qu'un incendie avait ravagé, qu'on allait ériger une statue du ministre en bonne place. Il se serait alors exclamé que l'anéantissement du bâtiment était moins marqué par la destruction physique que par cet acte qu'il jugeait indigne. Peu de temps après, il fut condamné à mort pour crime de lèse-majesté, ayant vexé Séjan qui « s'irritant d'un reproche reconnaît l'avoir mérité »497-498. L'image du ministre cruel apparaît dans la bande dessinée Les Aigles de Rome où Séjan, encore simple particulier (l'action se déroule parallèlement au désastre de Varus), s'entoure d'assassins pour nuire au personnage principal, jeune patricien romain ayant pour amante la fiancée de son ami Lepidus.

Mais, si Séjan a hérité d'une postérité atroce - que Beulé considère encore trop douce pour une telle créature499, c'est sur Tibère que rejaillit la responsabilité de ses actes. C'est par sa faute, par son aveuglement face aux premières occurrences des crimes de son ministre, que le prince lui a permis

494. Massie 1998, p. 278-279

495. Kornemann 1962, p. 83-84

496. Linguet 1777, p. 109

497. Caratini 2002, p. 230-231

498. Il semble toutefois que la condamnation vise un propos infamant, l'accusé ayant écrit que Brutus et Cassius étaient les derniers vrais Romains, insultant ainsi ses contemporains.

499. Beulé 1868, p. 290

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de terroriser Rome si longtemps. Qui plus est, en ne l'éliminant qu'aussi tard et par l'intermédiaire d'une lettre adressée au Sénat, non d'une attaque de front, il s'est montré lâche aux yeux de la postérité. En conspirant contre son ministre, il devient le plus fourbe des deux, et ne mérite aucun remerciement de la part de ceux qu'il pouvait libérer. Tibère et Séjan deviennent donc aussi médiocres, vils et sanguinaires l'un que l'autre, et les Romains auraient contemplé avec la même joie le prince porté aux gémonies par celui qui fut sa victime, tant son attitude leur était infâme500.

Dans les faits, celui que le prince nommait « partenaire de ses travaux » en aura été le destructeur, le dernier rempart entre le règne de Tibère et l'horreur qu'on devait en retenir. Pour reprendre l'expression d'Allan Massie, « tel le Baron Frankenstein, il avait donné vie à un monstre », et il ne pourrait jamais être pardonné501. Et, indirectement, cette image reparaît pour Caligula qui, sans Séjan, donc sans Tibère, n'aurait pas vu sa famille décimée et ne serait pas devenu le monstre de folie et de ressentiment qu'il fit paraître devant les Romains durant quatre années502.

c. Réhabiliter Séjan, une mission impossible ?

Tout au long de ce mémoire, nous revenons sur la difficulté de réhabiliter Tibère qui, pourtant, fait l'objet de tentatives multiples, parfois avec succès. Pour Séjan, le problème est tout autre : rien ne semble permettre de revenir sur l'image ignoble passée à la postérité.

Aux crimes de sang, Charles Beulé revient sur les crimes moraux. N'épargnant rien à ce ministre indigne, il en fait un arriviste ayant obtenu ses premières promotions par la dégradation sexuelle. Ainsi, il aurait vendu fait trafic de sa beauté - « à la façon antique » - avec le riche Apicius, une débauche qui rend les « reins souples » et apprend à ne plus rougir aux intrigants les plus détestables503. La seule postérité digne de cet homme serait celle de la traîtrise, de sa fortune, ses crimes et de sa chute méritée504. En conclusion du chapitre qu'il lui consacre, et il reconnaît lui-même se dégoûter d'avoir à parler d'une telle « ordure humaine », il rapporte sa propre vision de

Séjan : Ne me demandez donc point ma compassion pour ce coupable ministre, qui a perverti son bienfaiteur, qui s'est fait l'excitateur de ses mauvais instincts et le plus complaisant des bourreaux. Il a été puni justement, car il a créé des maux temporaires en arrachant à ses concitoyens leur fortune, leur liberté, leur vie, et consacré un mal durable par l'établissement du camp prétorien. En campant des ennemis perpétuels dans Rome, en tournant contre sa patrie les

500. Ibid., p. 308

501. Massie 1983, p. 114

502. Levick 1999, p. 136

503. Beulé 1868, p. 266

504. Ibid., p. 309

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forces destinées à la défendre, en préparant à l'empire un sanctuaire néfaste, en donnant aux races futures cet exemple funeste d'oppression, Séjan a mérité l'horreur de la postérité.505

Le propos de Charles Beulé atteint les extrêmes de la condamnation. Il est plus édulcoré chez Gregorio Maranon, qui décrit l'image retenue par la postérité, défendue par la plupart des historiens : celle d'un ministre perfide, responsable en partie de l'image de Tibère et déshonoré par ses ambitions506. Semblable à Agrippa, mais dépourvu de ses vertus, il a tenté de l'imiter sans succès. L'ami d'Auguste était parvenu à des distinctions inimaginables pour un homme de sa naissance et avait su modérer ses ambitions, mourant en héros pleuré du peuple après une vie exemplaire. Séjan fut moins diplomate et, tel Icare, il a voulu monter trop haut - s'offrant à la chute507.

Pourtant, on peut nuancer l'image entièrement assombrie que la postérité a offert à Séjan. Peut-être était-il un imprudent qui, s'élevant dans un environnement de corruption sociale, devint le bouc émissaire de son époque. Sa conspiration contre Tibère n'était pas obligatoirement motivée par sa seule ambition, peut-être l'était-elle pour des motifs qu'il était le seul à connaître - ou que personne ne voulut lui reconnaître. Aussi horrible que fut Séjan, on doit être amené, pour Maranon, à plus plaindre le conspirateur payant son crime de sa vie que l'empereur cruel mort âgé dans son lit508.

C'est un fait, on ne connaît que peu les années du « règne » de Séjan, si ce n'est pas le témoignage de son ennemi Tacite. A la suite de sa condamnation, toutes ses images ont disparu : les médailles furent fondues, les statues détruites, les inscriptions grattées509. Comme bien des perdants de l'Histoire, il n'eut aucune descendance naturelle ou politique pour le défendre et les rares propos nous rapportant sa mémoire sont des condamnations morales prononcées par ses vainqueurs510. De son « règne », on ne sait guère plus qu'il n'a pas laissé un bon souvenir, et ce point même peut être un témoignage ultérieur destiné à condamner sa mémoire. Si Séjan pouvait être réhabilité, les sources le permettant ont disparu avec lui511.

Toutefois, il nous faut citer deux propos de fiction réhabilitant, ou du moins expliquant les

505. Ibid., p. 311-312

506. Maranon 1956, p. 127

507. Ibid., p. 131

508. Ibid., p. 142-143

509. Beulé 1868, p. 309 : dans la citation, Charles Beulé rapporte que le souvenir de Séjan est désormais dans les casseroles et poêles à frire composées des métaux obtenus en fondant les pièces à l'effigie du ministre

510. Lyasse 2011, p. 135-136

511. Ibid., p. 164

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motivations de Séjan dans l'exercice de ses actes. Dans les Mémoires de Tibère, il vit dans la peur constante d'un complot contre sa vie, et va en référer à Tibère :

Je me doute, dit-il, que c'est pour toi une tentation que de croire que, dans cette île paradisiaque, tu as échappé au
monde. Moi, je ne suis pas hors du monde. Je suis en plein milieu de ce sanglant gâchis. Tu as sauvé ce jeune Germain
des arènes, mais tu m'as laissé livrer tes combats là-bas. Eh bien, j'ai un aveu à te faire. J'ai peur. Voilà. Tu n'aurais
jamais que tu m'entendrais un jour reconnaître une telle chose, mais j'ai aussi peur que ce petit Germain au moment où
il gisait dans le sable et voyait le monde s'éloigner de lui, le laissant face à face avec la mort. (...) Mais la peur que je
connais est différente. C'est la terreur qui te traque sans cesse, à tout moment. Quand quelqu'un s'approche pour
présenter une requête, je me demande s'il n'est pas le meurtrier qu'on ma dépêché. Je tente de me rassurer en me disant
qu'il a été fouillé par les gardes, qu'il ne peut vraiment pas avoir d'arme sur lui. Puis je me dis que mes gardes ont
peut-être été subornés. C'est à cela que m'a condamné ma dévotion à ta personne et à tes intérêts.512

Enfin, dans la pièce de Francis Adams, alors qu'il se sait condamné, il fait le résumé de sa vie à sa fille : il a vécu dans le dégoût d'être honoré en meurtrier, éliminant les rivaux de Tibère sur ordre de Livie, empoisonnant Germanicus, Agrippine (sans succès) puis Pison, ce dernier meurtre entraînant la disgrâce de la vielle femme. Servi par Livilla pour poursuivre ses actes, Séjan dut lui sacrifier Drusus, Agrippine et Néron, tandis que Tibère lui faisait tuer Gallus. Chaerea est devenu plus utile et moins scrupuleux que lui, Séjan devient un fardeau qu'on élimine alors que son successeur prépare le « malin, fou, môme, animal et bouffon » Gaius513.

III - La vengeance de Tibère

a. La chute du favori

Séjan ne devait pas oublier que son pouvoir lui venait de Tibère, et de sa position de favori. Dès l'instant où son affection lui fut retirée, il n'était plus en droit de continuer à faire état de ses prétentions514. Mais il pouvait toujours faire pression sur le prince en profitant de ses peurs, en se disant que Tibère n'oserait pas le déprécier s'il se pensait entouré de conspirateurs : si Séjan venait à tomber, l'empereur se penserait lui-même condamné. C'est à cette peur qu'est confronté le Tibère d'Allan Massie, conscient d'être manipulé (le ministre brûle les lettres qui ne lui plaisent pas et fait le tri dans les informations que l'empereur doit connaître), mais incapable de s'en défaire par crainte de ne plus avoir personne pour le protéger. Séjan lui avait appris à craindre les autres au fil des

512. Massie 1998, p. 280-281

513. Adams 1894, p. 170-171, voir ANNEXE 4

514. Linguet 1777, p. 130

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années, désormais c'est de lui que vient la peur515.

Mais un jour, Tibère décide de réagir. Conscient d'être le dernier rempart entre Séjan et l'Empire, il ne veut pas baisser sa garde. Et les délateurs, ceux que Séjan avait utilisés à son compte depuis bien des années, commencent à l'abandonner et à dénoncer ses actes à l'empereur516. C'en est trop pour Tibère qui décide de disgracier son favori. Dans la Mort des dieux, c'est le chrétien Humanus qui révèle la traîtrise de Séjan au prince, dans une scène entre humour et tragédie où Caligula est

persuadé qu'on le dénonce lui, sa traîtrise n'étant pas moindre à celle de l'accusé :

HUMANUS

Par notre voix, Tibère,

Le sénat, qui toujours dans ta raison espère,

Te fait complimenter d'un complot déjoué...

CALIGULA (bas)

Horrible ! Horrible ! Hélas perdu, tué, joué !

HUMANUS

Un traître par le meurtre attentait à ta vie.

CALIGULA (bas)

Infâme !

HUMANUS

Ne pouvant par ta fille Livie

Monter jusqu'à ton trône...

CALIGULA (bas)

Ah ça ! Mais c'est Séjan !517

Quand l'on veut déprécier l'acte de Tibère, il est possible de nier la valeur défensive de ce propos. Ainsi Jean de Strada en fait un acte motivé par une jalousie, la lassitude d'entendre ce nom qui fait parfois à Rome oublier sa propre absence. L'assassinat devient une nécessité pour ménager la susceptibilité de l'empereur518. Mais il lui est difficile de s'attaquer de front à ce favori qu'il a promu durant tant d'années. Tibère est haï, et il est absent de Rome depuis longtemps, tandis que Séjan y est maître et peut compter sur l'appui de bien des personnages influents. Pour s'en débarrasser, il se repose sur un proche de son ministre, Macron. Celui-ci, membre gradé de la Garde Prétorienne, lui est signalé pour ses méthodes expéditives et son ambition égalant celle de Séjan. Appuyé par l'argent et l'espoir d'une promotion, il remplirait sans broncher la mission que lui demandait

515. Massie 1998, p. 294

516. Zeller 1863, p. 62-63

517. Strada 1866, p. 219-220

518. Ibid., p. 92

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d'effectuer Tibère, quand bien même il serait forcé d'éliminer son supérieur hiérarchique direct519. Linguet dénonce la « ressemblance de caractère et de vices » entre les deux prétoriens, le renfrognement du à une relégation à des tâches de second plan et sa dévotion à sa propre ambition520. Tibère se serait contenté de donner des ordres au Sénat par lettre et de confier à Macron la tâche de coordonner les opérations contre Séjan, sans chercher à savoir plus des méthodes qu'il allait employer : qu'importe les actions tant que la mission est accomplie521. Nous l'aurons compris, ce Macron n'est pas plus estimé par la postérité que sa victime : on se souviendra de la cruauté dont il fit preuve durant les semaines suivant la mort de Séjan - et de l'assassinat de Tibère - et on méprisera cet homme dénué d'honneur dont la morale est noyée par la cupidité. Dans Poison et Volupté, une scène de violence lui est attribuée, démontrant de tout le désamour que lui porte la postérité :

Macron, portant les insignes de sa nouvelle dignité, réunit les officiers de garde qui étaient une dizaine, les autres couchant en ville. Il exhiba l'anneau de l'empereur et le brevet de nomination qui faisait de lui leur nouveau chef. Un grand gaillard d'allure incommode d'ancien gladiateur fit un pas en avant.

- Et si ta lettre était un faux ? Grogna-t-il. Mon seul chef est Séjan. Je te connais. Tu es le centurion Macron qui, il y a quelques années, éteignait les incendies ! Un porteur d'eau, en quelque sorte. Et tu voudrais nous faire croire que l'empereur te confie ses cohortes ? D'où te viendrait cette subite fortune ?

Il eut à peine le temps de terminer sa phrase. Tiré du fourreau avec la rapidité de la foudre, le glaive court et large des légionnaires lui avait tranché la gorge. Inclinant la tête vers le grand corps qui se tordait sur le sol dans les convulsions de l'agonie, Macron répondit d'un ton amène :

- Ma subite fortune et ton malheur non moins subit viennent du même endroit, mon cher ami. Ils viennent de

Capri522.

b. La mort de Séjan

Pour condamner Séjan, Tibère adresse au Sénat une lettre qui, selon Lenain de Tillemont, était « fort longue, lasche et indigne de la majesté impériale, mais adroite et ingenieuse ». Commençant par évoquer une affaire judiciaire toute autre, le prince n'éveille pas les doutes du favori qu'il va bientôt déchoir, ne l'évoquant que par intermittences et aux détours de phrases. Brutalement, il ordonne de punir deux sénateurs de la faction de son ministre et le fait entourer de gardes pour

l'empêcher de fuir. Vient alors la condamnation. Séjan ne peut cacher sa consternation : Tout ce qu'il pouvoit faire en cet état, estoit de se couvrir le visage pour diminuer un peu sa confusion ; et on ne luy permettoit pas. On vouloit voir la consternance, et quel pouvoit estre le visage d'un homme dans ce comble de honte et de malheur, et

519. Massie 1998, p. 295-296

520. Linguet 1777, p. 131

521. Ibid., p. 132

522. Franceschini 2001, p. 383-384

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mesme on luy donnoit des soufflets aprés l'avoir adoré comme un Dieu.523

Ainsi est déchu le puissant ministre qui, du jour au lendemain, passe du plus respecté des Romains, le maître officieux du monde, à un condamné placé au dessous même de l'esclave. Cette chute a permis aux auteurs, historiens ou écrivains de fiction, de montrer par des envolées littéraires

l'absurdité tragique de cette situation. Ainsi, Linguet rapporte que : Telle fut la fin déplorable d'un des plus puissans Ministres dont l'histoire fasse mention. Il avoit rempli pendant une assez longue suite d'années le poste de souverain subalterne, et dans cet intervalle il vit à ses pieds tout qu'il y avoit alors de plus grand sur la terre. Il étoit parvenu à sa fortune par des moyens criminels. Il en jouit avec audace, et la perdit avec ignominie.524

Jules-Sylvain Zeller rappelle au souvenir de Catilina, déchu de ses prétentions par l'éloquence de Cicéron au milieu du Sénat, et fait l'analogie entre les deux condamnés. Mais là où Catilina avait pu, malgré son indignité, conserver quelques honneurs en tombant au milieu des conjurés dans une bataille désespérée, Séjan meurt dans la honte, « traîné par le croc aux gémonies, parmi les huées de la populace qui renversa les statues qu'elle lui avait élevées ». Dans le premier cas, c'est la fin d'une liberté, un acte précurseur à la chute de la République, de l'autre le commencement d'une servitude où l'on condamne celui qu'on supportait la veille525. Citons également le récit qu'Allan Massie fait de l'emprisonnement de Séjan attendant l'exécution où l'auteur cherche à montrer tout le

tragique de la situation : Le favori déchu fut (emmené) à un petit bâtiment sous le Capitole. C'était la prison Mamertine, une cellule sombre construite dans les sous-sols, où les prisonniers d'état attendaient leur exécution. Jeté sous un escalier en colimaçon, malgré sa résistance désespérée, à travers un trou dans la pièce au-dessus, il se trouvait, lui qui était le matin un prince parmi les hommes et le maître de cette cité de marbre, confiné dans une minuscule cache fétide aux murs moites. S'il y avait la moindre lumière, il aurait pu voir l'anneau auquel le grand prince africain, Jugurtha, avait été enchaîné, celui du quel il avait rongé son bras pour assouvir sa faim. Séjan ne vivrait pas assez longtemps pour être affamé.526

Le geste semble d'autant plus surprenant que, quelques soient les crimes qu'on lui impute, jamais en dix-sept ans d'Empire Tibère n'avait prononcé clairement une condamnation à mort. Ce jour d'octobre 31 marque le premier ordre publique d'exécution, choquant Rome527. Et, pour rejeter sur Tibère une image indigne, les auteurs de l'Antiquité n'ont pas négligé les détails de cette mise à mort, dans ses aspects les plus sanglants et les plus immondes à la lecture. Ainsi, si la mort en elle-même a pu être « édulcorée » (Paul-Jean Franceschini présente Macron rompant le cou de son ancien supérieur hiérarchique à la sortie de la prison avant de jeter le corps à la foule en colère, ne

523. Lenain de Tillemont 1732, p. 43

524. Linguet 1777, p. 140

525. Zeller 1863, p. 63-64

526. Massie 1983, p. 115 : la traduction est personnelle, mais le ton du texte est respecté au mieux

527. Bowman 1996, p. 216

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lui laissant assouvir ses cruautés que sur un cadavre528), on ne peut passer outre le témoignage des atrocités commises. Dans le roman sus-cité, le corps est dépecé avec un croc, dénudé, émasculé, couvert d'immondices et mis en pièces par la foule allègre529. Même les historiens les plus austères se perdent en détails : Gregorio Maranon rapporte que le corps fut traîné dans les rues de Rome pendant trois jours et découpé en si petits morceaux que le bourreau ne trouva pas de restes assez consistants pour l'exposer sur les marches des Gémonies530.

Tibère a-t-il donné de telles instructions ? On peut en douter, pensant que ce traitement était davantage le résultat de l'excitation d'une foule que personne ne voulait contenir par risque d'être mis en pièces par elle. Pourtant, le propos est tentant pour qui veut faire de Tibère un être odieux. Chez Jean de Strada, il demande explicitement à Macron de porter le corps au peuple pour qu'il ne soit « demain qu'un lambeau de colère » laissant ses morceaux sur chaque pavé531. Le propos est encore plus cruel dans la pièce de Bernard Campan, où la veuve de Séjan demande à revoir son mari, une promesse que lui avait fait le prince. Seulement, il n'avait à aucun moment dit que leurs retrouvailles se feraient de leur vivant :

TIBERE
N'appelez point vengeance un arrêt légitime ;
Celui que vous aimez mourra votre victime.
EMILIE
Eh ! Vous me promettiez qu'il me serait rendu !
TIBERE
Votre esprit abusé ne m'a pas entendu.
J'ai donné ma parole et la tiendrai peut-être ;
On vous rendra Séjan, comme l'on rend un traître,
Quand le crochet fatal le laisse abandonné
Sur l'arène sanglante où mort on l'a traîné.532

Il est difficile de représenter explicitement cette scène par l'image tant elle est violente. Dans la plupart des occurrences filmiques, la mort de Séjan est plus suggérée que montrée. Dans The Caesars, on le voit pour la dernière fois porté en dehors du Sénat par les gardes, et sa mort se produit en dehors de l'écran. Dans Moi Claude, empereur, il est poignardé dans sa cellule, agonisant dans un râle, et l'on ne voit pas son corps jeté à la foule. Enfin, dans Jeff Steele and the Lost Civilization of NoyNac - ou la base historique a été abandonnée aux dépends d'une mise en

528. Franceschini 2001, p. 390

529. Ibid. p. 390-391

530. Maranon 1956, p. 138

531. Strada 1866, p. 225

532. Campan 1847, p. 66-67

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scène inspirée par l'héroïc-fantasy - le ministre est traversé par les coups de deux sénateurs, du fils de l'empereur (un traître chevelu nommé Vagan) et de deux gardes prétoriens, ici représentés comme des samouraïs, au milieu de dolmens.

L'avis des auteurs, quant à cette exécution, est presque unanime : c'est l'expression de la cruauté et de la lâcheté de la nature humaine. Ceux qui supportaient Séjan quelques heures auparavant se mêlent à la foule en colère pour attaquer le ministre déchu. Le propos se répète près de quatre décennies plus tard, lors de l'exécution de l'empereur Vitellius, quand le personnage impopulaire est traîné dans la boue par le peuple romain, ennemis et opportunistes mêlés. Cette foule devient, pour Juvénal, la « tourbe des enfants de Remus » suivant une fois de plus sa nature éternelle : suivre la fortune et détester les victimes. Ceux qui frappaient Séjan au nom de Tibère auraient sans doute été ravis de frapper Tibère au nom de Séjan si l'occasion s'était montrée : vaincu on le bafouait, vainqueur on l'eût adoré533. C'est un peuple qui se vend aux intérêts serviles534. La chute de Séjan devient une honte autant pour le condamné que pour les lâches qui le frappent : ceux-ci apprennent à vivre dans la peur. Aucun des bourreaux de Séjan n'osa demander au prince le moindre remerciement : l'exemple de leur victime leur a démontré qu'en ces temps, l'élévation est un fardeau. C'est la tyrannie à l'action535.

c. La purge

Mais la mort de Séjan ne calme pas la colère des foules. Après avoir disposé de l'ennemi désigné, on en vient à mener une purge contre ses alliés : amis, famille, personnages soupçonnés d'avoir éprouvé de la sympathie pour lui, tous deviennent les cibles de ce que Linguet compare à la Saint-Barthélemy, massacre des protestants dans un pays catholique. Cette scène d'horreur paraît dans la série Moi Claude, empereur, ou le personnage principal verse des larmes amères à la vue de l'horreur de la situation, devant les cadavres sanglants entassés sur les marches des Gémonies par Macron et ses hommes. Cette situation, c'est Tibère, sur conseil de Caligula, qui l'a permis et, même, en a éprouvé du plaisir.

Les mois suivant l'exécution de Séjan furent marqués par cette purge où ceux qui étaient soupçonnés d'être liés au condamné étaient exterminés sans ménagements. De premières condamnations visant sa famille et ses amis proches, l'horreur devint l'occasion une « chasse aux

533. Laurentie 1862 II, p. 476-477

534. Juvénal, Satires, X., LIV-LXXXI

535. Laurentie 1862 II, p. 478-479

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sorcières », un carnage au cours duquel s'amoncelaient les corps de victimes innocentes. Roger Caratini, pour décrire crûment cette purge, rapporte qu'il « était interdit à leurs parents et à leurs amis de les approcher, de verses des larmes ; bientôt on vit flotter sur le Tibre des centaines de corps en état de complète décomposition, et il était interdit à quiconque de les brûler, ou même de les toucher.536». Même ordre d'idée chez Lenain de Tillemont à l'évocation des « corps deja tout pourris », « tantost dispersez, tantost par morceaux537». La peur règne alors à Rome. Il n'y a plus un jour sans exécution, pas un jour où l'on ne voit, au détour d'une promenade, un corps en décomposition flotter entre deux eaux. Le bourreau a toujours l'arme à la main, tant on lui offre de victimes à éliminer. Les prisons se vident, et jusqu'aux enfants et aux femmes sont sacrifiés à la colère des Romains538. Les soldats ne peuvent plus faire régner l'ordre, partagés entre l'envie de se mêler à cette anarchie naissante et la peur d'être brisés par le peuple révolté539. Les vieillards vont jusqu'à se remémorer les images des guerres civiles, où l'on clouait la main de Cicéron à une porte tandis que Fulvie collectionnait les têtes des proscrits540.

Blessé par la trahison, Tibère aurait éprouvé de la joie en voyant Séjan détruit à travers même ses amis. N'estimant être entouré que de coupables, il frappe à l'aveugle, laisse les Romains se faire justice eux-mêmes, comme pour se faire pardonner auprès de lui - un rappel des mutineries de Germanie, où Germanicus avait laissé les soldats rendre eux même la justice. Ainsi raisonne le prince enragé de la Mort des dieux, trouvant l'exil trop doux pour les partisans de son ancien ami541. Comble de la cruauté, il ne laisse Séjan mourir qu'après lui avoir montré les cadavres de ses jeunes enfants, comme pour le punir par cette dernière image désespérante :

SEJAN
Ils ont tué mon fils, tué ma fille...
Mes enfants, mes enfants !
TIBERE
Va donc, il s'égosille...
Je t'ai vaincu Séjan.
SEJAN
Hélas !... Les yeux crevés...
Les bras coupés... hélas !... les genoux énervés...
Les tronçons de mes bras tâtant leurs places vides,
Les pieds embarrassés dans ces chers corps livides,

536. Caratini 2002, p. 262-265

537. Lenain de Tillemont 1732, p. 146-147

538. Zeller 1863, p. 65

539. Caratini 2002, p. 265-266

540. Ibid., p. 268-269

541. Strada 1866, p. 173

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J'erre, tombe et me traîne au sang de mes enfants. -
Ne me les ôtez pas. - Grâce ! - Je vous défends. -
Le glaive est dans mon sein... Ah !... Maudit soit Tibère.
HUMANUS
Horrible, horrible sort !542

d. Le viol

Malgré leur horreur, aucun de ses crimes ne peut égaler l'ignominie de l'acte commis dans les geôles de Rome au lendemain de la mort de Séjan. Alors que le ministre était mis en pièces, que ses partisans étaient pourchassés, une fillette était violée par son bourreau avant d'être étranglée, ce pour satisfaire autant la cruauté (in)humaine que la loi romaine543.

Légalement, il était interdit d'exécuter une femme vierge, quand bien même on l'eut condamnée pour un crime d'ordre majeur - du moins n'y avait-il pas de précédents. Dans le cas de la fille de Séjan, alors enfant544, le bourreau se voyait interdit d'exécuter une vierge. Junilla aurait alors été violée avant d'être exécutée. Ce crime semble trop horrible pour que les auteurs s'y attardent, ne s'attachant qu'à l'évoquer lors du récit des purges et à commenter l'horreur qu'ils éprouvent en parlant de cet acte. Ainsi, Villemain, qui ne ménage habituellement pas Tibère dans la description de ses crimes, se contente de dire qu'on « n'épargna pas même sa fille à peine sortie de l'enfance ; et, comme la loi défendait le supplice d'une vierge, elle fut violée par le bourreau avant d'être mise à mort. Cette infamie, renouvelée pour d'autres victimes, était commandée par Tibère.545». Sur le même modèle, l'anti-tibérien Jean de Strada, qui se plaît à démontrer des horreurs pratiquées par les Romains, évoque davantage le spectacle des corps sanglants que le viol de la jeune fille :

TIBERE
Ses fils ?
MACRON
Pris, comme on voit les feuilles dans le vent.
Mais aux vierges la loi fait grâce de la vie,
Sa fille est une enfant ; qu'à Diane asservie...
TIBERE
Qu'on viole et qu'on tue ! Assez de ce Séjan.
Que fait Rome, dis-moi, pendant cet ouragan ?546

542. Ibid., p. 224

543. Maranon 1956, p. 196-197

544. Elle fut fiancée en 20 ap. J.-C., on suppose donc qu'elle n'avait pas plus de quatorze ans à sa mort

545. Villemain 1849, p. 92

546. Strada 1866, p. 170

163

Le fait d'éliminer de jeunes enfants est horrible, mais la décision de Tibère peut être défendue jusqu'à un certain point. Si la victime est innocente et incapable de faire le moindre mal dans son état actuel, elle est marquée à vie par le préjudice porté envers sa famille et peut chercher à la venger dans l'avenir. La fermeté et la prudence auraient dicté l'étranglement seul, un geste déjà indigne aux yeux de la postérité. Aussi horribles que soient les scènes de purges, le voyeurisme lubrique ou les assassinats lâchement perpétrés, il n'est rien de plus infamant pour l'image de Tibère que d'avoir donné l'ordre de ce viol.

En était-il coupable ? Le propos est contestable. Au milieu des purges, où chacun mêlait la colère et l'envie de contenter le prince vengeur, il n'est pas impossible que cet acte ait eu pour objectif de dégrader l'image de la famille de Séjan et de satisfaire le sadisme de tous. Peut-être l'ordre fut-il prononcé par le Sénat lui-même - c'est l'hypothèse d'Allan Massie, qui fait émettre des regrets à l'empereur à la vue de telles scènes, une vengeance justifiée envers un traître qui devient une débauche de crimes indignes :

Je m'étais borné à ordonner l'arrestation de Séjan. Les sénateurs n'eurent besoin d'aucun encouragement pour
s'embarquer dans une orgie de vengeance. (...) Ni sa famille ni ses proches ne furent épargnés. Même ses enfants furent
mis à mort sur l'ordre du Sénat. Après débat, il fut décidé que sa fille, âgée de treize ans, serait d'abord violée par le
bourreau, car la loi interdisait l'exécution des vierges nées libres. Et un sénateur (...) souligna que transgresser cette loi
risquerait d'attirer le malheur sur sa cité. Comme si l'on n'avait déjà nagé dans le malheur !547

Voltaire est tout aussi perplexe quant à la véracité de l'information. Dans son Dictionnaire Philosophique, il fait allusion à l'affaire dans son article « Défloration ». Il cherche à contester l'article du même nom dans le Dictionnaire encyclopédique, réfutant la nécessité légale de dépuceler une condamnée à mort. Pour lui, « si une fille de vingt ans, vierge ou non, avait commis un crime capital, elle aurait été punie comme une vieille mariée », et l'interprétation de cette loi devait être liée à l'image de l'enfance plus qu'à celle de la pureté548. Ainsi, le crime n'avait pas de fondement juridique et n'était qu'un acte de barbarie, « outrageant la nature ». Toutefois, Voltaire ne veut pas se servir de cette constatation pour condamner la mémoire de Tibère : Tacite rapporte le récit de l'événement, non sa véracité. En conclusion, sa critique vise plus à contester les ragots populaires qu'à s'attaquer aux criminels présumés : « quel livre immense on composerait de tous les faits qu'on a crus, et dont il fallait douter !549»

547. Massie 1998, p. 304-305

548. Dans son article, Voltaire fait de Junilla une fillette de huit ans

549. Voltaire1879, p. 83-84

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Nous reviendrons en détail sur la Voluptueuse Agonie dans le chapitre consacré au roman décadent. Dans cette nouvelle, l'auteur, Gaston Derys, a cherché à faire du récit du viol de Junilla un propos érotique et malsain, où la jeune fille trouve le plaisir dans les derniers instants que lui impose son bourreau, une brute germanique hésitante au moment de la mettre à mort.

e. La perte de confiance

Selon Kornemann, après ces purges, Tibère aurait pu revenir à Rome et être acclamé par le peuple romain, libéré du tyran Séjan : la peur aurait laissé place à la reconnaissance. Il n'en fit rien, et les Romains en furent à jamais déçus550. La cause est probablement morale : il avait perdu toute foi en l'humanité.

Il est dit qu'Antonia fut celle qui dénonça, dans une lettre, les crimes de Séjan à Tibère. Dans le roman d'Allan Massie, elle vient s'entretenir de vive voix avec lui, cherchant à lui ouvrir les yeux : s'il pense Séjan digne de foi, c'est parce qu'il lui a toujours menti, et celui-ci a cherché à ternir sa mémoire auprès des Romains, rencontrant un tel succès qu'Antonia elle-même avait éprouvé des doutes sur le devenir de la santé mentale de son vieil ami. En le voyant, elle est rassurée et constate que Tibère est innocent. Mais le prince est profondément blessé : si Séjan l'a trahi, c'est toute sa foi en la bonté de l'homme qui s'effondre et il en vient à souhaiter ne pas vivre jusqu'au lendemain551. La situation lui devient insupportable le jour où son affranchi Sigismond, qu'il aime profondément et dont il se refuse d'abuser, par dégoût de salir un être aussi bon, lui avoue que Séjan l'a violé en lui disant que, s'il lui résistait, il dirait des mensonges sur lui pour que Tibère le condamne pour trahison. Le prince est empli de colère :

Il n'avait rien que je puisse lui dire pour le réconforter. Il y a des choses qui restent en vous, et ne peuvent être guéries par des mots. Mais ma colère contre Séjan se faisait plus violente encore, attisée ou peut-être corrompue par l'envie, car il avait fait ce à quoi je m'étais moi-même refusé.552

La trahison de Séjan est motif à la tragédie C'est la tristesse qui fait du prince le monstre qu'on en a retenu. En mourant, Séjan a tué les espoirs de Tibère en la joie et en l'humanité. Dans la série The Caesars, le prince, d'ordinaire impassible, rentre dans une fureur meurtrière en apprenant la cause du décès de Drusus, demandant la torture et l'exécution de son médecin personnel. Ses fidèles quittent la salle, et le laissent seul avec ses pensées. La porte fermée, Tibère s'effondre au pied de

550. Kornemann 1962, p. 189

551. Massie 1998, p. 291-292

552. Ibid., p. 297

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son siège, secoué par les sanglots. Ainsi le représente Bernard Campan, incapable de pleurer tant la douleur est grande :

TIBERE
La nature a mes yeux n'accorde plus de larmes ;
En vain à leur puissance elle veut m'asservir,
Elle m'a refusé le don de les tarir.553

Tibère soliloque, condamnant celui qu'il croyait son ami :

TIBERE
Et pourtant je t'aimais ; dans tes bras endormi,
Je me flattais encor de garder un ami.
Absent, je t'appelais, et souvent ta pensée
Versa quelque chaleur dans mon âme glacée.
Favorable sommeil, tu m'avais donc séduit
Pour rendre plus amer le réveil qui te suit !554

Les historiens modernes représentent eux aussi la douleur du vieil homme trahi, qu'ils en soient les défenseurs ou les adversaires, tant le propos est tragique. Sans vouloir romancer l'événement, Barbara Levick affirme qu'il est difficile d'imaginer l'état d'esprit du prince face au choc de découvrir que son seul ami était, depuis longtemps, un meurtrier intriguant contre sa famille, dénué de toute affection et - pire encore - l'assassin de son fils unique555. Dans La spirale du pouvoir, les dernières années de la vie de Tibère sont marquées par l'humiliation, le sentiment de trahison et la pensée que toute son existence avait été un trompe-l'oeil. Cette souffrance brûlante est d'autant plus tenace qu'il sait que les faits ne peuvent être corrigés, qu'il ne peut revenir sur un meurtre vieux de huit ans et que rien ne peut assouvir sa vengeance. Sachant que Livilla était l'amante de Séjan, il ne peut plus regarder son petit-fils Gemellus sans chercher une ressemblance entre son visage et celui du ministre. « Il n'eut pas porté de coupe à ses lèvres qui ne fût remplie de fiel556». Charles Beulé, plus exclamatif, affirme que la répression de cette rage fut le déclencheur de la folie furieuse finale

de Tibère : « Une joie éphémère fait place à une fureur amère. Quoi ! lui, le profond, le dissimulé, le clairvoyant Tibère, il a été trompé comme un enfant! Pendant huit ans il a été dupe de cet homme qu'il vient à peine d'égorger ! On lui a tué son fils, et il n'a rien soupçonné! A qui se fier désormais? L'univers n'offre que trahisons, complots, ténèbres. Son âme fut en proie dès lors à des soupçons si cuisants et à une rage si atroce, qu'il voulut répandre dans l'univers la terreur qui remplissait son âme.557»

553. Campan 1847, p. 67

554. Ibid., p. 58-59

555. Levick 1999, p. 160

556. Storoni Mazzolani 1986, p. 293-294

557. Beulé 1868, p. 332-333

C'est de cette peine que serait venue l'idée d'encourager les purges et de finir sa vie dans l'infamie. « C'est ce monstre fou de douleur et de vengeance qu'on appelle Tibère558». Injurié, trahi par la dernière personne qu'il pensait susceptible de le faire, il abandonne tout effort de se faire apprécier, ne voulant que faire souffrir l'humanité qui l'a à jamais déçu559. C'est cet homme de soixante-douze ans qui décide de devenir, de son propre gré, un monstre de violence, un tyran tel que personne n'en vit auparavant. Pour Olive Kuntz, « la mort de Séjan marqua la défaite de Tibère César, le descendant des Claudii, le dernier républicain de Rome560.

558.

166

Zeller 1863, p. 64

559. Storoni Mazzolani 1986, p. 325-326

560. Kuntz 2013, p. 65

CHAPITRE 5 -

UN REGNE MARQUÉ PAR L'ECHEC

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Il buvait jour après jour la coupe de son propre déclin et il était conscient de celui de Rome. Il lui
arrivait de dire qu'il enviait Priam parce qu'il était mort en même temps que ses fils, dans l'incendie
de Troie : le spectacle de la décadence et la hantise de l'avenir lui avaient été épargnés. Depuis
longtemps, les signes prémonitoires de ce lent processus n'échappaient pas aux esprits vigilants :
Rome vacillait, avait écrit Tite-Live, sous le poids de sa propre masse ; et Properce : « Rome aussi
succombe à toutes ces richesses dont elle s'enorgueillit » ; Tibère savait que toute cette grandeur
démesurée était rongée par une désintégration intérieure, plus insidieuse que les forces ennemies. Il
était bien conscient de la baisse démographique dans la plèbe de naissance libre, due à la pauvreté
de la classe laborieuse, débordée par le nombre toujours croissant des esclaves. Il se rendait
compte de l'écrasante disparité économique entre riches et pauvres, il savait que l'armée était en
passe de devenir une force menaçante, composée de barbares, à cause de la carence du volontariat
italien et de l'infériorité qualitative des légionnaires.

[ Lidia STORONI-MAZZOLANI - Tibère ou la spirale du pouvoir ]

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A. L'archétype du mauvais tyran

Du fait de ses crimes, Tibère est perçu comme un ignoble despote, cruel et pervers. Au delà des actes « privés », on lui reproche aussi son mauvais rapport au peuple, son mépris envers les Romains et le plaisir ressenti dans l'asservissement des élites romaines. Nous nous devons d'établir ici les composantes de l'archétype du mauvais tyran, les éléments de la vie de Tibère allant dans le sens de cette caricature et, de là, comprendre comment le propos put être nuancé par les historiens modernes.

I - L'image de la tyrannie

a. Un règne tyrannique

En 1846 et 1847, Charles Dezobry publie un roman en quatre tomes, Rome au siècle d'Auguste ou Voyage d'un Gaulois à Rome à l'époque du règne d'Auguste et pendant une partie du règne de Tibère, présenté comme le carnet de voyage d'un Gaulois, le Carnute Camulogène, venant vivre à Rome et racontant avec candeur ce qu'il y voit. L'histoire recoupe les années 731 à 778 du calendrier romain (soit les années -22 à 27 ap. J.-C.), et concerne donc une part du règne de Tibère. L'auteur souhaite que sa fiction soit fidèle à l'Histoire et s'intéresse aux témoignages du peuple romain sous la tyrannie, ne négligeant aucun détail sur la vie à Rome, des aspects impressionnants aux faits divers. Si, pour le narrateur, Auguste est un prince sympathique - Camulogène comprend qu'il est un tyran, mais n'a pas à s'en plaindre - il est moins heureux de Tibère, dont le mépris du peuple et l'incompétence politique rendent le contact difficile et mettent en péril la vie à Rome. Pourtant les premiers temps de son règne furent prometteurs : sa modération était louée de la plupart des Romains et il prenait soin de rendre visite aux amis alités561. Pourtant, tous ne sont pas dupes : l'historien Timagène comprend que s'il rejette la succession d'Auguste, c'est pour qu'on le supplie de l'accepter, pour sembler devoir le pouvoir au Sénat plus qu'à une vieille femme562. Le véritable Tibère n'est pas celui qu'il veut laisser paraître, mais un ivrogne incapable qui promeut ses compagnons de débauche : Lucius Pison devient préfet de Rome pour avoir passé deux jours et deux nuits à boire avec lui563. Écoeuré par cette débauche, qui s'étend au peuple, Camulogène quitte Rome à jamais à la fin du dernier tome :

Que tes citoyens, que ceux qui veulent bien souhaiter mon retour, que nos amis sachent que je reviens digne encore de

561. Dezobry 1847, p. 263-265

562. Ibid., p. 245-246

563. Ibid., p. 470-471

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leur affection, digne d'être toujours leur compatriote : qu'après mon long exil, je rapporte de l'étranger le caractère
plein de franchise des Gaulois, et cette simplicité qui nous a fait toujours ressentir les injustices faites à nos voisins
comme les nôtres propres. A bientôt, vous tous qui m'attendez ; à bientôt, car il me tarde de revoir les rives de la Seine.
Et toi, Rome, ville de luxe, de fumée, de bruit et de servitude, adieu pour jamais !564

Le propos est assez extrême de par sa longueur (les premières critiques envers Tibère apparaissent dans le second tome : c'est un hypocrite incompétent qui aura fait bien du mal à Rome). La douleur de vivre sous la tyrannie a été soulignée par bien des auteurs, faisant de ces années de terreur l'archétype du despotisme indigne. Chez Campan, « où règnent les tyrans il n'est plus de patrie, il n'est plus qu'un devoir » et c'est « dans l'obscurité qu'on maudit le tyran après l'avoir quitté565». Même volonté de dénonciation chez Chénier, quand Pison souhaite que la liberté renaisse, non pour lui qui n'a plus longtemps à vivre et qui a « fléchi sous un maître ; à vivre en le servant (s'est) condamné », mais pour son fils et les générations futures : « fuis toujours le tyran : tu vivras sans reproche566». Ce propos est, semble-t-il, essentiellement l'oeuvre des écrivains français du XIXe siècle, en réaction aux despotes qui se succèdent. L'initiative des deux auteurs sus-cités n'est pas explicitée, mais l'on peut supposer que Chénier réagisse contre Napoléon Ier, récemment déchu après des années d'impérialisme autodestructeur, et que Campan n'ait aucune sympathie pour les Orléanistes avec, à leur tête, Louis-Philippe qui devait encore régner un an après la parution de Tibère à Caprée.

Cette définition vivante de la tyrannie est le propos principal des écrits de Laurentie. Celui-ci, en 1862, fait de Tibère le coupable de tous les maux, le fondateur d'un despotisme marqué par la violence et la débauche. Estimant que personne à Rome n'a la capacité de faire face au tyran, il fait d'un paysan espagnol le héros révolutionnaire dont l'exemple devrait être suivi à toute époque marquée par la tyrannie : assassin d'un préteur aux méthodes cruelles, il fut capturé par l'armée romaine et torturé pour dénoncer ses complices. Refusant de parler, il s'écriait que « nulle douleur ne lui ferai trahir la foi de la conjuration », semant la crainte parmi les bourreaux impuissants. Le lendemain, alors qu'on allait le soumettre une nouvelle fois à la question, on le retrouva mort : il s'était suicidé en se brisant le crâne contre le mur de la prison, afin de ne pas se trahir après des séances répétées de torture567.

Pour l'auteur, Rome n'est plus qu'immondice, ou aucun vice ne rattrape l'autre. La guerre de conquête, symbole de grandeur, n'est plus d'actualité sous Tibère et les Romains lui substituent de

564. Ibid., p. 276

565. Campan 1847, p. 12

566. Chénier 1818, p. 9

567. Laurentie 1862 I, p. 451

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grotesques combats de gladiateurs, la frénésie des jeux remplaçant le patriotisme568. Les moeurs romaines, dénuées de la bonté chrétienne mais néanmoins dignes en bien des aspects, sont noyées dans la débauche : on se plaît à voir le sang couler, les femmes de la haute société se prostituer, tandis que l'insécurité grandit et que la convoitise n'a plus d'égal569. Pendant ce temps, Tibère ne donne pas l'exemple, passant ses journées attablé avec ses compagnons de débauche à récompenser les vices par la promotion sociale : qu'importe les qualités, le plus récompensé sera l'ivrogne570. C'est de cette image de despote d'un monde corrompu qu'hérite Tibère. Franz de Champagny,

notoire dépréciateur de ce prince, en fait une description des plus violentes : Voyons-le donc maintenant dans sa sûre et délicieuse Caprée. Si, à travers vers les gardes et les espions, au risque de la vie, vous pénétrez jusqu'à lui, vous trouverez un hideux vieillard, la face moitié couverte d'ulcères et moitié d'emplâtres, chauve, courbé, à l'haleine fétide, (...) usé par des débauches monstrueuses, tristes, cachées ; couché à table, achevant de s'enivrer, discutant avec les grammairiens, ses bons amis, sur les cheveux de Phébus ou l'âge des coursiers d'Achille, ou bien parlant bas et gravement à Thrasylle, qui, la nuit venant, montera sur la tour pour étudier encore les astres.571

Dans sa folie, Tibère fait un constat : devant définir lui-même les pouvoirs que le prince pouvait s'accorder - Auguste n'avait pas éclairci ce point - il devait tester les limites de la tolérance du peuple. L'empereur fou serait avant tout un scientifique, expérimentant cette nouvelle politique. C'est ainsi que le représente Tinto Brass dans Caligula : un homme multipliant les provocations les plus insensées pour assurer son pouvoir, une pratique qu'il a pu transmettre à son successeur. L'humiliation est le propos de Jean de Strada, chez qui le prince rit de voir Rome à ses pieds, ridiculisée et animalisée :

TIBERE
Rome, lève-toi donc, voilà ton vieil époux
T'espionnant le soir comme un amant jaloux,
Ton époux éloigné qui réclame ta couche.
Entends-tu le doux bruit des baisers de sa bouche ?
(...)
Ah ! Quel immense éclat de rire !
Esclave, elle est sur toi la main qui te déchire.
Obéis bien, immonde. A moi la volupté
De ta vieille richesse et ta vieille beauté.
Dors ton impur sommeil, ô ma Rome chérie,
Tu peux bien être la patrie,
Des viols, des prostitutions,

568. Ibid, p. 297

569. Ibid., p. 390-391

570. Ibid., p. 465

571. Champagny F., Les Césars, Paris : Ambroise Bray, 1859, p. 300-301, in David-de Palacio 2006, p. 14-15

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Des meurtres, des trépas, des superstitions,
Mais ne change jamais de maître,

Ma brebis, ton pasteur de sa main te fait paître572.

Fourbe, arrogant, se plaisant dans la domination, Tibère en devient détestable. Mais, à l'époque où il vivait, le reproche de cruauté devait être bien moindre à celui que la postérité lui a par la suite attribué. Ainsi Edward Beesly, en 1878, reprend au mot les Annales de Tacite - soit un texte lu par toutes les critiques de Tibère - pour démontrer que, dans ce texte qu'on sait hostile à l'empereur, la violence est infirmée, du moins jusqu'à un certain point. De l'an 14 à son départ pour Capri, Tibère n'aura instruit que trente-sept procès, qui plus est pour la plupart justifiés par des motifs loin du crime de majesté ou de complot : un fut condamné pour mutinerie, trois pour complicité avec un tiers ennemi et un pour meurtre - la plupart des condamnations reposant sur des motifs moraux, tels l'adultère (sept occurrences) ou la corruption (six occurrences), voire punissaient la délation qu'on lui a souvent fait adopter (six procès concernent la calomnie et les fausses accusations). Et, encore plus étonnant au vu de la réputation de meurtrier imputée à Tibère, seule une mise à mort fut ordonnée - et, semble-t-il, sans que l'empereur ne puisse se prononcer à temps, le poussant à « adoucir » la loi en instaurant un délai de dix jours entre une condamnation à mort et sa mise en application, si une grâce de dernière minute devait être prononcée573.

b. Le modèle des princes futurs

Quand nous évoquions dans le premier chapitre de ce mémoire les sources antiques, nous avons volontairement omis la postérité politique du règne de Tibère, dans le sens où le prince influence en certains points les méthodes de ses successeurs.

En premier lieu, il s'affirme comme le premier des mauvais empereurs : Auguste avait pu échapper à ce jugement par son sens des relations publiques, s'assurant le respect de ses contemporains. En lui succédant, le morne Tibère commet des erreurs qui font de lui le premier d'une liste de princes incapables, ou du moins inacceptables aux yeux de la postérité, les « monstres de sang et de folie » dont l'esprit ne supporte ni l'excitation, ni la terreur, innées au principat574. Qu'importe que Caligula ait tenté de poursuivre les idéaux de son père, on ne retient que sa folie. Qu'importe que Domitien

572. Strada 1866, p. 92-93

573. Beesly 1878, p. 139-141 : L'auteur note tout de même six suicides avant verdict et quatorze exils. Il ne faut donc pas faire l'erreur de considérer Tibère comme un personnage propre au pardon, ou chaque procès déboucherait sur un acquittement - seuls quatre l'ont été.

574. Martin 2007, p. 11

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se soit révélé inapte à prendre la place de son frère Titus (qui, lui, n'avait montré que de bonnes choses durant son cours règne), il a transformé ses échecs en instruments de terreur. La postérité ne retient pas les règnes des bons politiciens - ou alors, seulement ceux des plus vertueux ou des plus victorieux : pourrions nous citer la moindre oeuvre de fiction à représenter Antonin le Pieux, pourtant loin d'être un inconnu et ayant régné sur Rome pendant vingt-deux ans et demi ? Au contraire, combien d'auteurs ont représenté Héliogabale et sa sexualité éhontée, alors même que son apport à la politique romaine est proche du néant ? Qu'importe les valeurs, l'Histoire retiendra plus facilement les mauvais empereurs, dans le sens où la critique est plus facile que l'adulation575. Sans doute Tibère n'aurait pas autant été décrié et n'aurait pas autant intéressé s'il avait su gérer la transition entre Auguste et le principat tel que le concevait son prédécesseur. Échouant, il est déprécié par la postérité qui fait de son bilan politique la preuve de l'incompétence tyrannique576.

Tibère est souvent comparé à ses successeurs dans ses visées politiques. Ainsi Ernest Kornemann fait le parallèle entre le manque d'envie de Tibère face à l'exercice du pouvoir et cette même situation chez Claude, obligé d'accéder sans envie au principat : « Ce vieux souverain qui ne manquait pas

de qualités intellectuelles mais, dans sa vie pratique, sorti de son métier de juge pour lequel il se passionna toute sa vie, n'avait aucune envergure et le choix de cet homme fut vraiment la solution de fortune, la pire de toutes577». C'est ce même Claude qui se réclame de Tibère lors d'un discours en 48 pour revendiquer l'accès au sénat de Gaulois et qui vante ses bonnes actions578. Hadrien même est mis en parallèle avec Tibère dans ses mauvais actes. Celui qui fut présenté comme, dans l'ensemble, un bon prince aurait fini sa vie dans un délire de condamnations, faisant disparaître un certain nombre de citoyens romains qui auraient pu nuire à sa succession : Yves Roman n'hésite alors pas à le rapprocher du Tibère des vieux jours, voire des instincts cruels de Commode579.

On ne peut nier sa postérité politique. Les conflits définissant l'origine du pouvoir, qui sont démontrés pour la première fois sous son règne, réapparaissent trente ans plus tard lors de « l'année des quatre empereurs » : Galba580 est le candidat du Sénat, Vitellius celui de l'armée et Othon celui des prétoriens581. Mais si l'on doit citer un prince s'inspirant de Tibère pour gouverner, on pensera à Domitien. Cet empereur semblait être un fervent admirateur de son « ancêtre politique », dont il se

575. Beulé 1868, p. 319

576. Martin 2007, p. 18

577. Kornemann 1962, p. 240-241

578. Lyasse 2011, p. 214-215 : l'auteur fait état d'un texte de Sénèque où le rhéteur cherche à consoler un affranchi privé de son frère en le rappelant au courage dont Tibère fit preuve à la mort de Drusus.

579. Roman 2001, p. 83-84

580. Ce même Galba à qui Tibère vieillissant aurait prédit, trente ans avant les faits, qu'il serait un jour le prince

581. Kornemann 1962, p. 251

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vantait de lire les Mémoires582. Les deux hommes semblent se ressembler dans leur psychologie : tout comme Tibère, Domitien aurait pu vivre dans la frustration d'être un héritier de second plan, relégué derrière son frère Titus. Haï pour sa prétendue prétention tyrannique, il est mort dans des conditions indignes (étranglé par un colosse dont il avait en vain tenté de crever les yeux). Pourtant, au regard de ses actes, on ne peut nier sa volonté de gérer l'empire avec prudence, au moyen de gouverneurs de confiance, et sa répression des abus visant à améliorer les conditions de vie dans les provinces. Mais c'est sous son règne que Tacite a vécu les années les plus sombres, et son traitement de Tibère dut être fortement influencé par le parallèle entre les deux princes583.

Toutefois, si l'on retrouve chez Tibère les composantes habituelles du mauvais prince (cruauté, perversité sexuelle, incapacité), il échappe au reproche de gourmandise. La gloutonnerie est un poncif du tyran : Vitellius en est l'exemple le plus marqué, avec ses repas fastes et répulsifs pour qui dissocie gastronomie et abondance. Tout au contraire, Tibère dîne dans la sobriété, il sert des légumes et un bon vin (mais non un vin coûteux et réputé), bien loin des repas d'apparat de ses successeurs. De même, en opposition au gaspillage, le prince n'hésite pas à servir des restes. Mais ce qui paraît être une qualité est parfois utilisée pour le déprécier : sa modestie passe pour de l'avarice. Le même reproche apparaît dans le cas de Pertinax, peu gourmand et dont les repas de légumes passaient pour des témoignages de rapiacité.

c. Les Mémoires d'Agrippine , ou de l'importance des sources

Drusus ne broncha pas. Pour la première fois, il échangea avec son frère un regard d'adulte. Puis il affirma : « Une
seule chose m'inquiète, ce qu'on dira de nous dans deux ou trois cents ans. Ce sont les vainqueurs qui écrivent

l'Histoire584.

Nous avons établi précédemment que les Anciens, dont Suétone et Tacite, dépréciaient Tibère sans concessions et qu'il ne lui accordaient aucune estime dans leurs récits. Mais, au delà de préjugés liés à leur époque ou d'une volonté de caricaturer le mal, il est des sources qui dictent leurs textes. C'est notamment le cas des Mémoires d'Agrippine, dont la disparition peut frustrer l'historien : il semble une évidence que les Anciens s'en soient inspirés pour connaître les « ficelles » des intrigues familiales.

582. Martin 2007, p. 293

583. Syme 1958, p. 422

584. Siliato 2007, p. 115

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Le drame de la postérité directe de Tibère est d'avoir été le fait des descendants de la famille qu'il avait contribué à affaiblir par le meurtre - par volonté ou par complicité inconsciente. Des trois successeurs directs du prince, tous étaient des proches de Germanicus : Caligula était son fils, Claude son frère et Néron son petit-fils, et chacun avait intérêt à déprécier l'ennemi de la famille585. Par l'écriture de ses Mémoires, basées sur le témoignage de sa vie, Agrippine - si méprisée soit-elle par la postérité - semblait un auteur légitime du récit des actes viciés de Tibère. On ignore la teneur du propos, mais l'on ne doute pas que Pison, Livie ou Séjan ait été dépeints comme les plus horribles des personnages, comme les ambitieux et les monstres de cruauté que la postérité a retenu. Tibère, par son lien avec chacun d'entre eux, ce qui ne peut passer pour une coïncidence, n'a aucun mérite aux yeux d'Agrippine, et sa condamnation passe en grande partie par ce témoignage. Pourtant, les Modernes dénoncent une honteuse falsification historique586. Nous l'avons souligné auparavant, la famille de Germanicus, aussi appréciée était-elle par ses contemporains, a été soumise par la suite à des critiques quant aux actes des descendants du « vainqueur des Germains ». Doit-on prendre comme argent comptant le témoignage de la soeur de l'infâme Caligula, celle qui se livrait aux vices incestueux de son frère et enfanta d'un empereur honni ? Est-ce de ce modèle contestable de vertu que doit venir un jugement sur l'amoralité ? Pour Charles Beulé, non seulement les Mémoires d'Agrippine n'étaient en rien une source digne de confiance, mais elles ont enveloppé l'Histoire de Rome, à travers la lecture qu'en a fait Tacite notamment, dans la calomnie587. Kornemann revient sur ce texte au « souffle empoisonné », et élargit la responsabilité à Tacite : il avait besoin, pour contraster avec la brillante figure de Germanicus, de lui opposer un monstre infâme. Le Tibère des Annales est alors un fantasme, un bouc-émissaire des vices de son époque, volontairement créé par un auteur trop intelligent et sérieux pour prendre au mot le récit d'Agrippine, et ceux qui s'en rapprochaient, ne s'en servant qu'à titre d'information validant le propos qu'il comptait mettre en oeuvre588.

II - Tibère et le peuple

a. L'ascendance claudienne

LIVIE

Commencer par régner ; je réponds de ta gloire.

585. Martin 2007, p. 168

586. Kornemann 1962, p. 248

587. Beulé 1868, p. 133-134

588. Kornemann 1962, p. 247

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Des Héros dont tu sors, perds-tu donc la mémoire ?
Ô trop indigne coeur ! A quels mortels affronts
Condamnes-tu le sang des Drusus, des Nérons ?
Si celuy d'Agrippa prend sa source dans Jule,
Celuy des Claudiens monte jusqu'à Romule.589

Au contraire d'Auguste, qui devait sa dignité aux actions qu'il réalisait, Tibère pouvait se reposer sur un privilège héréditaire : il était un Claudien. Membre d'une famille illustre de Rome, dont la noblesse remontait à bien des siècles, il bénéficiait d'un statut particulier dès sa naissance. Pourtant, cette dignité lui fut autant un atout qu'un fardeau - voire un maléfice590.

Doté de prétentions quant à sa naissance, Tibère se devait d'être jugé digne de ses ancêtres591. Il convient de noter qu'il n'était pas issu de la branche « majeure » des Claudiens : il tenait plus des Nero que des Pulcher, qui eux revêtaient des postes plus prestigieux sous la République. Ainsi, s'il pouvait se vanter de descendre d'une famille ancienne, les ancêtres auxquels il peut remonter n'ont pas la dignité que l'on peut imaginer à la mention d'une « naissance illustre » : Horace lui trouve un aïeul à la fin du IIIe siècle, un nommé Caius Nero ayant fait ses armes face aux Carthaginois. Il y eut un consul de sa famille en 202 av. J.-C., mais il semble ne pas avoir hérité d'une réputation enviable : on le disait lent et cupide. En bref, Tibère est bel et bien un Claudien, mais un Claudien d'une branche « mineure »592.

Du moins, cela suffit aux auteurs quand ils souhaitent dépeindre un patricien fier de ses origines ou dénoter d'ambitions précoces. Allan Massie en fait un jeune homme arrogant qui ne comprend la stupidité de ses prétentions qu'au contact d'Agrippa qui, sans être né dans une famille illustre, témoigne de valeurs que Tibère envie. Avant cela, il se pense inégalable par la simple mention du nom de sa famille, méprisant les dignités d'Auguste qui ne sont dues qu'au « hasard du mariage », permettant à un « obscur provincial » de prétendre indignement à égaler sa gens, dont les « hauts faits brillent à toutes les pages de l'histoire de la République593». Ainsi s'exprime-t-il devant la jeune Julie, qui parle d'Agrippa comme d'un oncle :

De toute façon, Julie, Marcus Agrippa n'est pas vraiment notre oncle, tu sais. Il ne peut pas : c'est un plébéien.594

589. Pellegrin 1727, p. 9

590. Kornemann 1962, p. 8

591. Levick 1999, p. 1

592. Ibid., p. 3

593. Massie 1998, p. 9-10

594. Ibid., p. 18

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La naissance de Tibère lui permet toutefois de prétendre à un accès privilégié à l'éducation. A l'âge où l'on traite encore les Romains de « condition inférieure » comme de petits enfants, lui commençait son instruction auprès de précepteurs. Quand il prononce l'éloge funèbre de son père, il a alors neuf ans et sait, semble-t-il, parler et lire le grec et le latin et compter, des qualités intellectuelles qui n'étaient pas données à tout enfant de l'Antiquité. Il devint un proche des grammairiens peu de temps après son adhésion à la cour d'Auguste et se fit remarquer pour son amour de la lecture et par la constitution de poésies (elles nous sont perdues, mais il en aurait écrit tout au long de sa vie). Ainsi Tibère devait posséder un niveau d'instruction extrêmement élevé pour son époque.

Par hérédité morale, il obtient une froideur dont il est fier, un mépris des sentiments populaires comme la comédie ou la complaisance. Ce trait de caractère lui causa bien des soucis aux yeux de la postérité. Une anecdote démontre d'un cynisme malvenu : alors que la nouvelle de la mort de Drusus II traverse l'Empire, les émissaires arrivent pour présenter leurs condoléances. Les Troyens seraient arrivés bien après les autres et, rendant hommage devant le prince, se virent moqués : « en retour, je vous présente mes condoléances pour la mort du plus glorieux de vos citoyens, Hector ». Ceux qui voulaient compatir à la peine d'un père perdant son fils ne voient qu'un homme aigri qui raille leur retard en leur nommant un personnage mythologique mort depuis des siècles595! Ce cynisme est représenté à maintes reprises dans la série The Caesars. Tibère y est peu expressif et ses rares sourires ponctuent des piques adressées à ses interlocuteurs, qui ne cachent en rien leur frustration. A Livie qui lui demande qui il verrait pour succéder à Auguste, il répond « moi... je pense » avec un sourire en coin, sachant que, pour sa mère, il est primordial qu'il soit l'héritier596. Plus tard, quand Thrasylle lui affirme qu'il sera empereur, il se retourne avec ironie pour le corriger : « je PEUX le devenir ».

A propos de l'ascendance Claudienne, on ne doit négliger un propos. La famille était connue pour être la victime d'une « malédiction » héréditaire. Il y avait, selon la légende, deux types de Claudiens : les bons et les mauvais. La distinction entre ces deux « branches » est difficile à cerner en Tibère, tant il répond à des critères le rattachant tant à l'une qu'à l'autre. Certains membres de la famille sont indubitablement marqués comme les bons : Drusus notamment, le beau-fils préféré d'Auguste, intelligent, aimable, capable de se faire apprécier de tous. D'autres sont mauvais en tout point : Allan Massie cite le consul Claudius Pulcher qui, durant une bataille navale en Sicile (lors de

595. Maranon 1956, p. 204

596. En version originale, Tibère dit « I shall », la traduction ne transmet pas le ton original, plus provoquant

177

la première guerre punique, en 268 av. J.-C.), était chargé d'assurer les auspices à l'aide de poulets. Furieux de ne pas les voir confirmer le propos qu'il voulait défendre, il les aurait jeté de rage à la mer et aurait subi une défaite cuisante597. On pense aussi à Publius Claudius, l'ennemi de Cicéron, humilié dans une affaire de moeurs : désireux d'assister à un festival religieux réservé aux femmes, il se serait présenté travesti598. Par son intelligence et son sens de la rigueur, Tibère pouvait prétendre à une position de « bon Claudien ». Toutefois, on en fait souvent un « mauvais ». De sa fratrie, Drusus héritait de toutes les qualités, et Tibère n'en avait que l'ombre : là où le jeune frère était charmant, lui était timide599. La dignité, qui était un atout, devint à l'époque où il vivait un témoignage de mépris600. Ce n'est pas tant un manque de valeurs qu'Auguste déplorait chez son beau-fils, mais l'absence de points communs entre eux : comment s'apprécier sans pouvoir se comprendre601 ? Le propos est présenté à l'écran dans Moi Claude, empereur : à son frère, Tibère confie qu'il voit la famille comme un pommier donnant tant de bons fruits que de mauvais fruits. Drusus est une pomme succulente, lui n'en est qu'une amère.

Cette arrogance patricienne ne lui a pas profité, bien au contraire. Au contraire de ses prédécesseurs qui avaient su se faire aimer du peuple en le flattant, lui n'y porta aucun intérêt et fut vu, de son vivant, comme un prince distant et méprisant. Tibère fait une erreur de jugement : l'aristocratie, à laquelle il se vante d'appartenir, est un vestige du temps passé. Elle n'a plus de sens à son époque où la popularité est devenu un fait nécessaire pour une marge d'action décente. Il se réclame d'un temps révolu et manque de se mettre au goût du jour. Dans la biographie de Roger Caratini, le père de Tibère constate lui-même que l'époque dans laquelle il vit n'est plus celle de son propre père et que tout repère est bouleversé : « Patricien... patricien... qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire aujourd'hui, patricien602 ? ».

b. Le rapport au peuple

Au vu des récits, on ne s'étonnera pas que Tibère ait été déprécié par ses contemporains. Il était incapable de flatter, d'amuser son peuple. Pédant autant que timide, sa compagnie ne plaisait à

597. Massie 1983, p. 90

598. Charles Beulé fait un constat original : les Claudiens évitaient de donner le prénom « Lucius » aux nouveaux-nés de la famille, ce prénom ayant été porté par nombre de « mauvais » éléments. Une occurrence célèbre vient

« confirmer » ce présage : Néron.

599. Kornemann 1962, p. 8-9

600. Massie 1983, p. 90

601. Kornemann 1962, p. 216

602. Caratini 2002, p. 14-15

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personne603. Même les divertissements des masses ne l'intéressaient guère. Dans Poison et Volupté, Nerva tente de faire naître en lui un élan de sympathie envers le peuple, même de façade, mais en vain :

- Connais-tu la différence entre l'intelligence et la sagesse ? rétorqua Nerva. Elle est simple. L'homme intelligent
parvient à résoudre les difficultés que le sage aurait commencé par éviter. Rome raffole des futilités et des histrions.
C'est pourquoi ton fils est aimé du peuple. On dit de lui qu'il n'est pas hautain comme son père. Toi, tu emportes des
dossiers au cirque pour étaler ton mépris des spectateurs et tu t'étonnes d'être impopulaire.

- Je ne m'en étonne pas, je m'en moque. Je déteste la populace. Elle me donne le vertige. Quant à mon fils, même Livilla semble avoir renoncé à le ramener dans le droit chemin.604

Ce désintérêt des spectacles semble avoir été la plus grande déception du peuple romain quant à son rapport au prince. C'était, en effet, le moyen le plus commode d'apercevoir l'empereur, dans ces occasions où la masse était rassemblée dans un même lieu. Tibère se serait, au départ, efforcé d'assister aux représentations publiques, feignant l'intérêt pour la cause populaire605. Mais il fut incapable de persévérer dans cette attitude606. Si son fils Drusus était friand des combats de gladiateur, peut-être trop aux yeux de la postérité, lui les dédaignait. Il ne fallut que peu de temps pour que le peuple s'en offense : rien ne leur était plus blessant que de se voir méprisés de la sorte607. Romançant l'attitude de Tibère, Allan Massie en fait le dégoût d'un ancien militaire, révulsé à l'idée de combats sans gloire entre esclaves passionnant les foules oisives. Il a trop vu de scènes de courage et de souffrance pour ressentir du plaisir dans des démonstrations où des condamnés se battent pour l'amusement d'autrui, sans autre enjeu que le divertissement608. Du point de vue de Charles Beulé, il faut prendre en considération majeure la timidité de Tibère. Ce ne serait pas tant le dégoût du divertissement qui rebuterait le prince, mais son absence de « courage civique ». Brave devant l'ennemi, il craignait le peuple pour n'avoir jamais été préparé à le fréquenter. C'est donc une incapacité psychologique qui lui nuirait, non une question de goût personnel609.

Au delà de le mépriser, Tibère interdit parfois le spectacle, au déplaisir des foules. L'initiative n'est pas une question de goût : elle est une nécessité politique. Ainsi Lidia Storoni Mazzolani parle d'une « masse inculte, brutale, ethniquement hétérogène », d'une « racaille qui envahissait les théâtres et les gradins du cirque », se livrant à des actes de violence. En 15 ap. J.-C, des soldats auraient été tués lors d'une émeute sans que les responsables en furent condamnés, défendus par une loi

603. Zeller 1863, p. 45-46

604. Franceschini 2001, p. 70-71

605. Au contraire de Caligula ou Néron, s'amusant des divertissements les plus superficiels, Tibère n'a goût à rien.

606. Yavetz 1983, p. 150

607. Storoni Mazzolani 1986, p. 175-176

608. Massie 1998, p. 247

609. Beulé 1968, p. 27

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d'Auguste. Mais, en 23, de tels événements étaient punis d'exil, après que Tibère eut remanié les sanctions prévues à cet effet610. Le prince ne tolère pas le débordement populaire (le propos peut sembler ironique au vu de l'importance des purges incontrôlées contre les partisans de Séjan), faisant intervenir les cohortes pour réprimer les abus. Zvi Yavetz rapporte le cas d'une manifestation d'histrions dégénérant jusqu'au meurtre d'un centurion, n'étant maîtrisée que par l'intervention des forces armées611.

Quels que soient ses motifs, Tibère s'attire la haine du peuple. Là où Auguste avait été pleuré à sa mort, la nouvelle du décès du second prince fut accueillie comme une joie, et certains demandaient à ce qu'on jette, d'après un jeu de mot, « Tibère au Tibre612 »613. Lorsque le Séjan de la pièce de Bernard Campan se décide enfin à trahir Tibère, c'est avec la certitude que personne à Rome n'aime ce prince méprisable, celui « dont la fureur trop long-temps impunie contemple en souriant le deuil de la patrie614». Mais, au lieu de chercher à s'en faire aimer, Tibère ne fit aucun effort pour acquérir l'affection du peuple615. La déception semblait aussi grande pour lui que pour les Romains, sans doute pour des raisons différentes. Jules-Sylvain Zeller suppose que Tibère renonça définitivement à se rendre populaire au jour des funérailles de Germanicus : au vu des larmes du peuple à la mort de ce jeune homme, la jalousie du prince est éveillée, blessée par le manque d'estime que lui portent les Romains. Dès ce moment, il dédaigna à jamais de conquérir les coeurs616. Cette résignation apparaît dans le roman de Wilhelm Walloth :

Le peuple romain, le plus méprisable du monde, m'abandonne, parce que je ne le flatte pas, parce que je ne peux pas, à la différence de mon prédécesseur Auguste, être tout sourire et jouer le débonnaire, parce qu'il me manque d'être aimable avec ceux qui m'entourent.617

L'impopularité a pu lui sembler une nécessité : qu'importe qu'on le haïsse, tant que l'on respecte son autorité. C'est ainsi qu'il aurait prononcé une phrase passée à la postérité : « Oderint dum probent » qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils m'obéissent618»). Notons que Caligula s'inspira de ce propos pour le déformer et l'adapter à sa propre vision du principat, substituant à « probent » « metuant » (« qu'ils me craignent »), une déformation que l'on attribue parfois à Tibère lui-même, afin de le

610. Storoni Mazzolani 1986, p. 184-185

611. Yavetz 1983, p. 54

612. Un sort infamant pour les condamnés à mort : parmi les « victimes », nous penserons aux Gracques.

613. Yavetz 1983, p. 145

614. Campan 1847, p. 45

615. Massie 1983, p. 99

616. Zeller 1863, p. 54

617. Walloth W., Tiberius, Leipzig : Hesse und Becker Verlag, 1889, p. 249-250, in David-de Palacio 2006, p. 119

618. La traduction d'Edward Beesly témoigne d'une volonté réhabilitante : « let them dislike me, provided in their hearts they respect me » ( « laissons-les me détester, pourvu que dans leurs coeurs, ils me respectent »)

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décrédibiliser. Dans le premier cas, c'est un signe de froideur, dans le second un indice de tyrannie. Aussi, il aurait pu vouloir offrir à Rome une image maléfique afin que tous se rejoignent dans leur haine d'un même homme, ce afin de permettre la cohésion. C'est le propos d'Egmond Colerus :

Êtes-vous plus seuls que moi, malheureux ? Vous, au moins, vous avez encore votre haine, vous pouvez maudire le chien
assoiffée de sang de Capri, le chauve empereur insulaire, vous pouvez vous gorger d'une haine furieuse. Quant à moi,
moi-même, je ne hais que celui que vous aussi vous exécrez. Je suis moi-même un prisonnier qui se rebelle contre
Tibère.619

c. Les attentes populistes

Comme l'évoque Lenain de Tillemont : « il songeoit plus à s'acquerir l'estime de la posterité, que l'affection de ceux de son temps620». En certains points, l'objectif de Tibère d'être plus apprécié après sa mort que de son vivant s'est avéré concluant. S'il s'est lui-même condamné à des siècles de damnation en raison de son caractère ombrageux, les Modernes louent ses visées anti-démagogiques, un reproche souvent intenté à son prédécesseur et à César. Même les auteurs voulant condamner Tibère doivent reconnaître que sa vision du rapport au peuple était plus « saine » que celle consistant à le flatter jusqu'à l'excès. Ainsi, Laurentie - et nous avons constaté sa haine envers

le prince - condamne plus Auguste que Tibère dans ce domaine : C'est que pour la plupart des hommes le succès est la première des séductions ; Auguste a eu cette singulière fortune de tromper son époque et même l'avenir. On lui a pardonné jusqu'aux proscriptions, non moins atroces que celles de Sylla, et plus odieuses, parce qu'elles ne furent qu'un assentiment et une lâcheté. Je ne parle pas de ses vices et de ses débauches ; ce furent les vices et les débauches du siècle entier. Mais il les associa à un certain goût de décence publique, sorte de tempérament de la corruption.621

Ainsi il ne se fait pas l'esclave du peuple, un propos qui rassemble les hommes du XIXe siècle opposés aux révolutions européennes. Tibère ne hait pas le peuple, mais il en déteste le jugement quand il devient celui d'une masse emplie d'obscurantisme. Mais ce qui est loué par la postérité ne l'est pas par ses contemporains. Ainsi, Zvi Yavetz consacre son étude La plèbe et le prince, foule et vie politique sous le haut-empire romain à la démonstration d'un populisme naissant dans les premières générations du principat. Le peuple, qu'il nomme souvent péjorativement « les masses622», est aussi manipulé par la propagande impériale qu'il veut manipuler l'empire. Ces « masses » n'ont que faire de la qualité de la politique de leur prince, et leurs demandes sont

619. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G. Speidel'sche Verlagsbuchhandlung , 1927, p. 177, in. David-de Palacio 2006, p. 125

620. Lenain de Tillemont 1732, p. 52

621. Laurentie 1862 I, p. 304-305

622. L'auteur est Israëlien, nous n'avons consulté que la traduction française et le terme original nous est inconnu

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essentiellement de l'ordre du divertissement. Ainsi, de leur vivant, César, Auguste ou Néron furent appréciés pour leur goût du spectacle et leur apparente chaleur humaine. Quant aux timides, comme Tibère, ils leur étaient haïssables et aucune compassion ne leur était témoignée quand les malheurs

les frappaient623. Ce propos est partagé par Ernest Kornemann : Après Auguste, la plèbe romaine aurait accueilli plus volontiers un Princeps vivant comme Néron et permettant ce genre de vie, sachant en outre distraire lui-même les autres, plutôt qu'un homme comme Tibère qui, tel un censeur de l'ancienne Rome, vitupérait souvent et nourrissait son idéal de passé.624

Lorsque les auteurs font parler le peuple romain, c'est souvent pour qu'il déprécie la haute société et son mépris des considérations de la plèbe. C'est le propos d'Hubert Montheilet dans Neropolis : sous les traits d'un gastronome féru de gladiature, il offre une critique populiste des organisateurs de ces spectacles, ou plutôt du rapport entre politiciens et divertissement :

Je t'ai entendu parler à Ruga de gladiature tout à l'heure. Quelle décadence pour notre noblesse ! Sous la République,
les édiles curules ou plébéiens, les préteurs offraient au peuple des Jeux magnifiques et chaque ambitieux y était expert.
Cicéron lui-même trafiquait des gladiateurs en sous-main. Alors que depuis Auguste, c'est tout un collège de préteurs
qui en tirent deux au sort pour organiser une fête dont l'empereur n'admet pas qu'elle puisse concurrencer les siennes.
Encore Tibère a-t-il supprimé la fête la plupart du temps ! Ainsi, on peut arriver aujourd'hui au consulat en toute
ignorance de l'arène...625

Pour cet homme du peuple, l'intelligence, les qualités militaires ou les talents d'orateur ne sont que des atouts mineurs pour les plus hauts dignitaires de Rome : le plus important étant leur lien avec le « bas peuple ». La critique revient plus loin dans le roman, à une autre époque (l'introduction, de laquelle est tirée la citation ci-dessus, présente le père du personnage principal à la fin du règne de Tibère, tandis que la plus grande partie est consacrée à celui de Néron), quand l'on critique « l'aristocratique dédain » de l'ancien prince de Rome pour le comparer aux passions de Claude - retenu seulement pour son avarice - et aux surprenantes démonstrations organisées par Néron626. Toutefois, Yavetz lui-même reconnaît qu'il faut nuancer le propos et ne pas faire du peuple romain une « masse » informe qui ne se contentait que de pain et de jeux : la caricature serait infamante pour le peuple romain et ne ferait que servir les intérêts hostiles aux démocraties.

Il ne faut pas non plus, à l'inverse, faire de Tibère un avare, incapable d'offrir des cadeaux au peuple. Tout au long de son règne, il assura un ravitaillement régulier à Rome, stabilisa le prix des denrées (on semblait lui reprocher le contraire) et - affaire rapportée par Tacite - il témoigna d'une

623. Yavetz 1983, p. 187

624. Kornemann 1962, p. 223

625. Montheilet 1984, p. 20

626. Ibid., p. 500

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grande sollicitude quand l'amphithéâtre de Fidènes s'effondra, causant de nombreuses morts. Mais cette générosité semblait un acte normal pour le peuple, un devoir en somme. Yavetz rapporte même qu'on accusa le prince d'être responsable de l'accident de Fidènes : c'est son manque d'intérêt pour les jeux qui lui aurait fait négliger la sécurité du lieu, entretenu à la va-vite par un affranchi627. Ainsi Linguet reconnaît les valeurs de Tibère et se désole de le voir aussi peu remercié par la postérité, alors qu'on flatte Trajan ou Henri IV qui, malgré leurs qualités, n'ont pas témoigné le centième de la bienfaisance du prince conspué628.

Si Rome était hostile à Tibère, elle pouvait se liguer contre lui. Elle ne le fit pas.

III - La servilité

a. Un Sénat servile

Le règne de Tibère est marqué par la servilité des élites, ce que Villemain nomme « l'avilissement du sénat, ses iniques sentences et ses lâches délations629». Mais les causes de cette démission morale restent floues : différentes hypothèses ont été avancées. Pour les détracteurs de Tibère, cette servitude est due au bon vouloir du prince, qui dissimule ses pensées pour observer la crainte des sénateurs, qui se savent délégués à son autorité mais ne parviennent pas à savoir quelle attitude adopter pour le satisfaire. A la domination tyrannique s'ajoute l'obéissance servile, la négation des valeurs humaines630. Et cette humiliation serait l'oeuvre de tout un règne, débutant dès ses premières années. Ainsi Tacite l'évoque au début des Annales, alors que les personnages de son récit n'ont pas encore été introduits, démontrant de l'importance de ce fait dans la compréhension qu'il veut offrir

du règne de Tibère : Cependant à Rome tous se ruaient à la servitude : consuls, sénateurs, chevaliers. Plus était grande la splendeur de leur rang, plus ils étaient faux et empressés ; composant leurs visage pour ne pas avoir l'air joyeux au décès d'un prince, ni trop tristes à l'avènement d'un autre, ils mêlaient leurs larmes, la joie, les plaintes, l'adulation.631

Mais si le propos sert à dénoncer la tyrannie naissante, il est aussi l'occasion de montrer un vice romain, ou plutôt un vice naturel qui les touche à cette époque d'indécision : la lâcheté. Le Sénat,

627. Ibid., p. 150-152

628. Linguet 1777, p. 168

629. Villemain 1849, p. 77

630. Laurentie 1862 II, p. 4

631. Tacite, Annales, I, VII.

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centre du pouvoir républicain, devient le plus grand coupable de l'échec de Tibère dans les essais du courant réhabilitant. Si le prince avait pu compter sur l'aide des sénateurs, sans doute aurait-il pu régner dignement. Mais ceux-ci craignant de le décevoir, lui qui ne semblait pas savoir lui-même comment agir, l'ont laissé porter la responsabilité du principat seul, une responsabilité qu'Auguste peinait à assouvir avec l'aide de ses proches, Agrippa et Tibère notamment - voire Livie. Si Auguste, qui avait créé le principat « sur mesure » pour convenir à ses ambitions ne pouvait le contenir seul, comment Tibère, qui semblait répugner à assumer cette charge, aurait-il pu le faire sans l'aide de personne ? Et, si l'indécision est déjà un reproche, le Sénat se décrédibilise de lui-même en s'effaçant devant le prince, voire en n'agissant que par flatterie, en conduisant les procès d'ennemis présumés de l'État. Ainsi, même l'hostile Laurentie reconnaît à Tibère le mérite de ne pas avoir cautionné les actes de bassesse suivant la mort de Séjan, quand le Sénat se mit à attaquer la mémoire de Livilla, comme si cela était utile, après que l'on eut condamné ses actes - ne prenant aucun risque de déplaire au prince632. Au milieu d'un propos volontairement hostile à Tibère, Lenain de Tillemont reconnaît lui aussi le mérite de ne pas avoir encouragé la flatterie : en dénonçant sa dissimulation, il démontre que le Sénat ne pouvait comprendre qu'il puisse à la fois réprimer les propos qui lui étaient hostiles et ceux qui relevaient de la flatterie basse et excessive633.

Dans les oeuvres de fiction, pour dénoncer la tyrannie, les auteurs font souvent appel à l'image du Sénat servile. En témoigne la tragédie de Nicolas Fallet où le bon Cecilius dénonce la complicité des sénateurs dans une accusation qu'ils savent fausse, avilis par la lâcheté :

CECILIUS
L'on vous y doit entendre ;
J'y paroîtrai moi-même et sçaurai vous défendre :
Mais à Tibère, hélas ! Ce Sénat est vendu.
C'en est fait, oubliant son antique vertu,
Ce corps s'est profané. Sa puissance affoiblie
Penche vers son déclin, par Tibère avilie ;
Le crime est triomphant, et les loix sans vigueur
Se taisent à la voix de ce lâche oppresseur.
Le Sénat sçait le crime, il en fera complice.
N'attendons rien de lui, faisons nous seuls justice634

Dans le roman de Maria Siliato, c'est ce même Sénat qui se rend coupable aux yeux des Romains insoumis de la mort de Julie, par son silence. Caius Silius s'exclame avec rage qu'un seul des six

632. Laurentie 1862 II, p. 5

633. Lenain de Tillemont 1732, p. 20

634. Fallet 1782, p. 27

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cents sénateurs a osé dire que la fille unique d'Auguste était morte d'épuisement dans son exil, tandis que tous les autres avaient feint de l'ignorer. Pourtant, aussi indigné soit-il, il doit avouer qu'il a lui même peur de représailles envers ceux qui s'opposent au prince : « ...Ici aussi, on fait silence, car on obéit à Tibère635». La servilité devient ridicule dans le roman d'Allan Massie quand, à la mort de Drusus II, le Sénat cherche à afficher une feinte tristesse devant le prince, qui lui essaie de faire bonne figure. En les remerciant, il ne peut que s'apercevoir que de nombreux sénateurs portent sur eux des oignons afin de faire pleurer leurs yeux. Le geste se voulant compatissant devient odieux636.

Dans la pièce Le dernier jour de Tibère, l'accent est mis sur la servilité du Sénat. Tibère vieillissant a eu toute une vie pour l'observer et en éprouve un dégoût sans égal. Le croyant mort, ceux qui le flattaient quelques heures auparavant tiennent un discours totalement différent :

TOUS.
Vive César ! ! !
TIBÈRE.
Consuls , et vous , fiers sénateurs,
Puissé-je uni longtems à vos soins bienfaiteurs,
Dignement accomplir la plus noble des tâches.
UN ROMAIN.
César est immortel !
UN AUTRE.
César est dieu...!
TIBÈRE , à part.
Les lâches.637
-
PREMIER SÉNATEUR.
César, contre un tel homme
La haine, la fureur, tout devient innocent.
Son éternel besoin fut des pleurs et du sang !
DEUXIÈME SÉNATEUR.
Mon père est mort par lui.
TROISIÈME SÉNATEUR.
C'est par lui que mon frère
Sous la hache homicide a précédé ma mère.
PROCULUS.
Tibère est maudit ! ! !
TOUS.

635. Siliato 2007, p. 19

636. Massie 1998, p. 231

637. Arnault 1828, p. 36

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Oui !!!638

Parmi eux, seul un sénateur ne prononce pas de condamnation envers la mémoire de Tibère : Galba. Pourtant, il était celui qui le haïssait le plus, de par ses propres convictions républicaines. Mais si sa colère est la plus forte, il ne voit pas l'utilité d'insulter un mort et s'il « maudit son pouvoir », il « respecte sa cendre639». Le Sénat s'affole en voyant Tibère revenir - il avait feint sa mort. Vivant, il n'est plus digne du respect de Galba, qui recommence à l'insulter, mais le prince ne lui en tient pas rigueur : il ne l'apprécie pas, mais il a su dire la vérité, là où tous les autres se taisent devant celui qui les terrorise et ne révèlent leur pensée qu'en le croyant disparu. Ces lâches ne sont pas dignes de son estime640. Ce jugement a été historiquement attesté à la mort de Séjan : alors que la plupart de ses amis le reniaient, disant n'avoir collaboré que par peur, un nommé Terentius ne l'avait pas abandonné, avouant à son procès son amitié avec l'infâme condamné. Pour ce geste courageux, il fut gracié. On retrouve cette histoire dans Poison et Volupté :

Il n'y a plus un seul ami de Séjan en vie ! Proclama Macron. Devant Tibère, il hésitait encore entre le garde-à-vous et

l'attitude plus dégagée du favori.

- Tu te trompes ! Il y a encore Terentius.

- Mais tu l'as gracié !

- Je plaisantais. Celui-là, au moins, n'est pas un lâche.641

b. Le peuple servile

Mais d'un Sénat impuissant et effacé, Tibère aurait pu disposer en se reposant sur le peuple romain, dont le rôle politique était - de façade - exacerbé par le principat balbutiant. Mais celui-ci aussi se rend servile. C'est de la fatigue de le voir aussi amorphe que viennent les propos de Séjan et Tibère dans la pièce de Bernard Campan, le premier rejetant « le vain peuple courant dans la bassesse au-devant de la chaîne », qui « loin de (lui) résister s'apprête à cueillir le laurier qui doit orner sa tête », l'autre ignorant « les plaintes des Romains, esclaves par leur faute (qui) dans l'avilissement pleurent à jamais leur liberté perdue au milieu des forfaits » et qui peut garder son amour, car « (sa) crainte suffit642».

L'ouvrage de Charles Beulé, Tibère et l'héritage d'Auguste (1868), est consacré à cette question de

638. Ibid., p. 61

639. Ibid., p. 62

640. Ibid., p. 64

641. Franceschini 2001, p. 408

642. Campan 1847, p. 14 et 21

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responsabilité du peuple servile dans l'échec de Tibère. Pour l'auteur, les Romains n'ont pas su profiter du moment opportun, celui de la mort d'Auguste, pour se ressaisir et renverser le principat. Le peuple était en droit d'obtenir des concessions du prince mourant par des revendications, mais il

n'a rien sollicité643: Qu'a fait le peuple romain, légalement, honnêtement, au grand jour, par la voie droite, pour obtenir ces concessions ? Rien ! Qu'a-t-il revendiqué ? qu'a-t-il reconquis ? qu'a-t-il espéré ? Qu'a-t-il sollicité ? Rien ! (...) Non, il n'a point osé; mais celui qui pesait d'un tel poids sur les âmes aurait dû y lire ou plutôt leur rappeler leur devoir et offrir ce qui n'était point demandé. (...) Ah! s'il y avait eu à Rome une force politique et surtout des hommes, que la partie était belle! Et combien le peuple romain est sans excuse, devant la postérité comme devant lui-même, de ne pas avoir saisi l'occasion que la Providence lui présentait si facile ! Car il pouvait redevenir le maître de ses destinées sans révolte, sans violence, sans pacte rompu, sans sacrifice, loyalement, au grand jour !644

Charles Beulé cherche à montrer toute l'absurdité de la situation en présentant Auguste gouvernant le monde « sans sortir de son lit », moquant cette « admirable chose », cette « perfection de rouages » dans cette machine savante qui fait d'un vieillard impotent le maître du destin du monde civilisé645. Quand Auguste montra des signes de faiblesse, il fallait faire entendre raison aux Romains et restaurer un système politique sain en brisant ce principat affaibli qui ne reposait alors sur aucune base légale646. Mais des trois forces de Rome (le Sénat, la chevalerie et le peuple), personne ne prend l'initiative de lancer ce mouvement :

- Le Sénat est déchu de ses pouvoirs d'antan, ne compte plus de vrais hommes libres et se complaît dans la richesse issue de la corruption.

- Les chevaliers profitent de la situation, s'enrichissant dans ce nouveau modèle politique qui sert leurs ambitions. Faire tomber le principat serait renoncer à ces nouveaux pouvoirs.

- Quant au peuple, il est dénué de volonté politique, se complaisant dans l'oisiveté : si on lui offre du pain et des jeux, il est prêt à accepter n'importe quelle humiliation. Aveugle à la tyrannie, il se plaît à être amusé et caressé par le principat647.

Il suffisait d'agir pour noyer dans l'oeuf le principat. Mais personne ne le fit, par fatigue. L'espoir devait alors venir d'une jeunesse ambitieuse et volontaire, mais celle-ci était tout aussi incapable que ses aînés. Rendue oisive par un demi-siècle de tyrannie - les moins de soixante ans n'ont connu qu'Auguste au pouvoir - elle considère la République comme un symbole révolu et « ringard ». Alors la jeunesse de qui devait venir la liberté ne se complaît qu'à « une littérature pleine de mollesse et d'adulation », à « l'amour du plaisir, du luxe, des jouissances basses et matérielles ».

643. Beulé 1868, p. 5

644. Ibid. p. 5-6 et 21

645. Ibid., p. 159-160

646. Ibid., p. 3-4

647. Ibid., p. 12

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Amer, Charles Beulé s'exclame : La jeunesse! Ne lui parlez plus des libertés et de la gloire austère de l'ancienne république, ce sont des souvenirs de cinquante ans! Deux générations ont passé en effaçant ce que ces souvenirs ont de vivifiant. (...) Un demi-siècle de tyrannie, c'est beaucoup; pour que l'indépendance d'un peuple ne soit pas étouffée à jamais par ce joug, il vaut mieux qu'il soit franc, dur et militaire.648

Alors ce n'est pas seulement la République qui meurt, mais aussi l'identité romaine elle-même. Rien

ne contient le tyran, et le principat peut s'affirmer sans résistance aucune. Selon Beulé : On reconnaissait à peine les Romains dans cette foule composée d'affranchis, d'aventuriers, d'étrangers de tous pays; le costume lui-même s'était altéré, et l'on ne voyait plus la toge blanche des anciens temps. L'empereur, quand il venait solliciter leurs suffrages, craignait de se salir contre des toges brunes ou grises, et il se plaignait de ne plus voir le costume national. Hélas! ce qui avait disparu plus complètement que leur costume, c'était la conscience des citoyens. (...) L'esprit romain a fait place à un esprit cosmopolite, indéfini, banal, cynique; Rome est devenue un centre pour l'univers, mais un centre de jouissance, de luxe, de plaisirs à tout prix. Ce grand souffle national, qui maintient un peuple et le fait respecter au dehors comme au dedans, doit disparaître quand sa capitale n'est plus à lui, quand elle devient l'auberge du genre humain.649

Sans sa base, le peuple romain, la République n'a plus de sens, comme le dit Humanus dans la Mort des dieux : « sans peuple, sans sénat, ouvrirez-vous la tombe où gît la République ?650». Tibère n'a donc pas eu à détruire le système politique, il s'était disloqué de lui-même victime de la « maladie d'une époque », la servilité.

Le propos intéresse les modernes dans le sens où la peur de la tyrannie est intemporelle, mais exacerbée en temps de crise. Quand Beulé fait du peuple romain le coupable d'attentats devant la patrie et envers lui-même, il doit penser aux despotismes qui se sont succédé en France, à travers des noms différents (en l'espace d'un siècle, elle aura connu la République de la Terreur, deux dynasties monarchiques et une dynastie impérialiste - Beulé écrit sous Napoléon III651). Plus d'un siècle plus tard - elle écrit en 1981 - Lidia Storoni Mazzolani dédie sa biographie de Tibère à sa propre expérience politique. Italienne née en 1911, elle fut liée à la politique nationale : son père était un avocat engagé dans le parti républicain, elle était proche du milieu anti-fasciste dans les années 1930 et son mari était un notoire libéral. Toutes ses fréquentations politiques dictent son ouvrage : elle a vécu le fascisme mussolinien, auquel elle était opposée, mais plus qu'à Mussolini, elle s'oppose aux Italiens soumis au Duce, car ils n'ont rien fait pour lutter contre ce régime qui devait leur paraître odieux. Quand elle s'intéresse à Tibère, et sans éprouver de sympathie pour sa

648. Ibid., p. 17-19

649. Ibid., p. 14-17

650. Strada 1866, p. 134

651. Beulé 1868, p. 2-3

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politique, elle lui témoigne de plus de tolérance qu'elle n'en accorde au Sénat.

Preuve que la postérité de Tibère est inévitablement liée à l'image de la servilité du peuple, Victor Hugo réalisa deux poèmes, tous deux parus dans Les Châtiments (1853) :

- On est Tibère, on est Judas, on est Dracon : Comparant ces trois personnages condamnés par la postérité652, « forgeant pour le peuple une chaîne », Hugo s'adresse au peuple asservi qui se laisse dominer par la peur. Mais, si « l'homme n'a plus d'âme et le ciel plus d'yeux », le tyran ne doit se croire intouchable : un jour viendra où « ces lois de silence et de mort se rompant tout à coup, comme, sous un effort, se rouvrent à grand bruit des portes mal fermées, emplissent la cité de torches enflammées. »

- Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent : comme une suite au poème précédent, ce texte appelle le peuple à se battre pour s'affirmer. Ceux qui vivent, ce sont sous dont « un dessein ferme emplit l'âme et le front », ceux qui « d'un haut destin gravissent l'âpre cime »,... S'ils ne sont que murmure, tous ensemble deviennent un cri contre le despotisme. Ceux qui abandonnent sont un « troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère, détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère », dénué de pensée et de sens de la décision. Ceux là sont indignes, et le poète préfère être « un arbre dans les bois qu'une âme en (leurs) cohues », un infime maillon dans une chaîne de liberté plutôt qu'un résigné parmi la masse.

La décadence romaine serait donc due à la servilité du peuple face à la tyrannie. Par la servitude, Rome n'a pas eu à souffrir d'un tyran pour être condamnée. La faute en revient aux Romains, non à Tibère. Jean de Strada, à travers le personnage d'Humanus, déclare que :

Rome n'a plus les yeux des braves,
Elle ne sait plus que jouir,
Elle a le rire des esclaves (...)
O vivante momie, oh ! Tu t'es bien liée,
Et ton vainqueur sous lui te tient toute pliée,
Enterrée en ta pourpre et dans ta lâcheté,
Baveuse de luxure et de lubricité !
Ta couronne à ton cou, fait un collier d'esclave,
Ta couronne à tes pieds, met les fers de l'entrave,
Ta couronne fondue aux couronnes des Rois !
Déshonneur, déshonneur, te souvient-il parfois,
Lorsque l'écho lointain de la voix de ton maître
Parti du roc sanglant, que la mer a fait naître,

652. Judas pour sa trahison, Dracon pour ses lois strictes

Vient en rasant la vague éclater à ton coeur653

Si le règne de Tibère fut marqué par la servitude, on ne peut la lui reprocher. Qu'il n'ait pas su la contrôler est un autre problème, mais elle allait de paire avec l'exercice même de la majesté. Si le prince, par définition « le premier des citoyens », n'est pas sur un pied d'égalité avec ses sujets, il ne peut en être autrement. La culpabilité est donc partagée et, une nouvelle fois, elle repose sur la succession. En réaction à ce manque d'initiatives, Tibère dut réagir par la fermeté. Une nécessité mal perçue par ses contemporains, et par la postérité, assimilant ses actes à des manifestations despotiques - et un motif supplémentaire à son ressentiment.

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653. Strada 1866, p. 137

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B. Le règne de Tibère : entre obstacles et réussites

En plus de la servilité, des oppositions politiques et de l'image du tyran, le règne de Tibère est terni par un autre élément : la personnalité même du prince. Républicain de conviction (du moins, en apparence), obligé de succéder sans envie à Auguste, il était destiné à échouer avant même de pouvoir agir.

I - L'éternel second

Plus qu'un reproche, c'est un constat qui se pose en défaveur de Tibère. De par sa position de « premier des Romains », le prince devait nécessairement témoigner d'assurance, de grandeur, et affirmer sa primauté. Tibère en est incapable. Tout au long de sa vie, et si l'on ne peut nier son rôle indispensable à la cohésion de la succession augustéenne, il fut cantonné à des rôles de second. Ainsi, Lucien Jerphagnon propose une analyse sévère, mais juste, de l'idée que devait se faire le prince Auguste de son second : Ses qualités militaires hors de pair, son sens de l'organisation, une certain

inféodation, en dépit de tout ce qu'il avait eu à subir, à la personne d'Auguste, avaient fait de Tibère, avec le temps, un de ces seconds indispensables, qui font partie des meubles.654

Il est vrai que Tibère se trouvait dans une situation compliquée : il était à la merci de deux grandes personnalités de l'époque, aux ambitions contraires : Auguste et Livie. Le premier, ne l'aimant guère, bridait son pouvoir, tandis que l'autre l'exacerbait, malgré la réticence du premier intéressé, sans qu'aucun ne puisse prendre un ascendant décisif. Tiraillé entre une répulsion et un encouragement, Tibère ne trouvait que difficilement sa place dans la dynastie. D'abord écarté de l'héritage politique d'Auguste par Marcellus - il défile à ses côtés lors du triomphe de son beau-père, mais à une place moins valorisante -, puis par Agrippa, il n'est alors qu'un éventuel régent, subordonné de facto à deux enfants. Quand Auguste adopte Tibère, ce n'est qu'en l'absence d'autres solutions655 - ce qu'il souligne lui-même dans ses Res Gestae. Et, relégué au second plan, il ne se prépare pas à assumer la succession. Dans son roman historique, Roger Caratini présente un Tibère, discutant avec son frère, résigné face à tout espoir de succession :

- Ne rêve pas, Drusus, ils sont nombreux, ceux qui peuvent prétendre succéder à notre père adoptif : Agrippa, son ami
de toujours, auquel il a passé son anneau d'or au doigt me semble le premier sur la liste, puisqu'un Auguste en a décidé
ainsi, et derrière lui viennent ceux de son sang, les fils de sa fille Julie, Caius César et Lucius César. Nous n'avons
aucun lien de sang avec lui et, je peux te l'avouer, être le successeur de l'imperator ne m'attire pas tellement, je ne suis

654. Jerphagnon 2004, p. 63

655. Il s'agit ici de « politique fiction », mais si Drusus I avait vécu, il aurait pu être un concurrent légitime à la succession.

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pas un homme de pouvoir. Je vais te confier ce que j'aimerais être : un avocat, et non pas un général victorieux... (...)

- Ainsi donc... ?

- Ainsi donc, mon bon Drusus, dans la mesure où le sang d'Auguste ne coule pas dans nos veines, retournons toi à tes fonctions de questeur, moi à celles de préteur qui me conviennent parfaitement car l'administration et le droit me passionnent : il n'y a de place ni pour moi, ni pour toi, parmi les héritiers possibles d'Auguste.656

Là repose le problème : comment assumer la place de dirigeant du plus grand empire mondial, une primauté inégalée, en ayant vécu comme un second jusqu'alors ? Aussi excellent que fut son bilan en tant que second, son nouveau rôle était tout autre : il devait assurer la continuité de l'oeuvre d'Auguste, celle d'un système politique bâti « sur mesure » pour le vainqueur des guerres civiles et dont il devait redéfinir la légitimité - aucun précédent n'existant. Pour cela, il fallait du temps, et Tibère fut « sacrifié » au principat, sa tâche réelle étant de préparer les générations futures à suivre l'exemple d'Auguste, à commencer par Germanicus.

Tibère hérite donc d'une image d'homme « de transition », un initiateur du déclin de l'Empire tel que le concevait Auguste, entre un fondateur retenu comme un homme de qualité et un successeur inapte, le débauché Caligula. Pour comprendre la manière dont le principat a pu changer entre les règnes du premier et du troisième prince, on se repose sur l'étude de celui de Tibère qui, si le déclin a été amorcé, en est forcément responsable aux yeux de la postérité : son incapacité et sa nature ont rendu tout accomplissement de sa mission impossible. Ce qui semblait un système politique prometteur est promis à l'échec à sa mort, et la responsabilité doit lui en incomber.

A la mort d'Auguste, l'homme qui lui succède a cinquante-six ans. Tout en ayant l'expérience du gouvernement et la volonté de bien faire, il n'a pas la carrure pour l'assumer seul et doit accepter l'héritage d'Auguste en sachant qu'il n'avait pas l'ombre de sa popularité et qu'il serait méprisé quelles que soient ses actions. Sans doute son prédécesseur avait ressenti, auparavant, cette même crainte de ne pas être à la hauteur des attentes laissées par celui dont il héritait, Jules César. La postérité semble aller dans ce sens : Auguste est moins aimé et intéresse moins que son prédécesseur. Jean-Marie Pailler y consacre un article dans le mefra (Mélanges de l'école française de Rome) 123-2, en 2011. Certes, Auguste fut le premier prince. Mais il ne bénéficie, aux yeux des modernes, de la même prestance que celui dont il reste le second. César est le conquérant de la Gaule, rappelé par le nationalisme français du XIXe siècle comme l'ennemi de Vercingétorix et le symbole de puissance. Face à lui : Auguste, c'est un règne très long, sans victoire éclatante, un guerrier présenté

comme médiocre, l'impression, encore accentuée depuis Mommsen, d'une tromperie perpétuelle, de questions de

656. Caratini 2002, p. 69

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succession dynastique sans cesse plus lourdes... : un homme, au fond, écrasé par son rôle, et des candidats biographes (si tant est qu'il y en eût) épuisés à l'avance par l'ampleur et l'apparent manque de relief de la tâche.657

Si Auguste pensait ainsi en évoquant le souvenir de celui qui l'avait adopté dans son testament, il a sans doute manoeuvré pour trouver un successeur qui ne lui fasse pas d'ombre. Tibère lui semble un candidat parfait. Rien ne rapproche les deux hommes quant à leur caractère : l'un est affable et se fait aimer de la plèbe, l'autre est plus froid et seuls les aristocrates respectent son attitude. Alors, sachant que cet héritier n'a pas les capacités pour régner avec intelligence, il le nomme afin que la postérité retienne son propre règne comme supérieur en tout points à celui de son successeur. Ainsi, Charles Beulé compare Auguste mourant à Louis XIV qui, sur son lit de mort, avoua ses torts et remit à son successeur le soin de faire mieux, mourant avec l'image d'un homme à la grande âme et suscitant un « odieux contraste658».

Dès lors qu'il accède au pourpre, on est en droit de penser que sa place de second n'est qu'une question de postérité. Pour certains auteurs, il n'en est rien. Ainsi, Charles Beulé consacre tout un chapitre aux premières années du règne de Tibère sans Auguste, dénonçant dans le titre « le règne de Livie ». Selon lui, ce fut une période de guerre froide entre la mère et le fils, l'une se montrant plus ambitieuse que l'autre, qui ne réagissait que par crainte. Il souligne ce postulat par ces mots :

Lorsque Tibère reçut en Illyrie la nouvelle qu'Auguste était mort, il frémit, car le chemin était long jusqu'à Rome. Ce grand corps vigoureux, osseux, qui n'avait connu ni la maladie ni la fatigue, avait beau presser les chevaux, épuiser le bras des rameurs sur l'Adriatique, crever de nouveaux chevaux de Brindes à Nola, le temps le gagnait, le cadavre d'Auguste tombait en putréfaction, et une seule femme veillait, tenant les destinées de l'empire dans ses mains, Rome en échec, le monde en suspens. Qui possédait la puissance à Nola? Livie. Qui commandait aux gardes serrés autour d'elle? Livie. Qui trompait les Romains par de fausses rumeurs, par des lueurs trompeuses, par des alternatives

habilement ménagées de guérison et de rechutes? Livie.659. Tibère n'était alors pas libéré de sa position de second, vivant dans l'ombre de celle qui - par le testament de son mari - était devenue Augusta. Ernest Kornemann offre ici un parallèle à l'époque moderne par l'évocation du roi Édouard VII

d'Angleterre (1841[1901]1910) : C'est aussi en 29 que mourut enfin, à l'âge de 87 ans, Livie, Julia Augusta, ainsi qu'on l'appelait depuis la mort de son époux, libérant enfin de sa tutelle son fils alors septuagénaire. Sous ce rapport, on peut faire quelque rapprochement entre Tibère et le roi Édouard VII d'Angleterre qui, même dans la force de l'âge, dut vivre tant d'années à l'ombre de la vieille Queen.660

A la mort de sa mère, Tibère est devenu un homme âgé, dont le désintérêt de la politique va en

657. Pailler 2011, XI.

658. Beulé 1868, p. 55-56

659. Ibid., p. 203

660. Kornemann 1962, p. 179

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s'accroissant. Il se repose alors sur un homme de confiance, Séjan, qui, de sa place de second, relègue peu à peu son supérieur en devenant le seul maître à Rome. Ici peut apparaître un postulat omis dans notre commentaire précédent : ce n'est que sur ses îles que Tibère est le maître, là où personne ne va le concurrencer. Le « nésiarque » peut profiter de son pouvoir, même s'il ne règne que sur lui-même.

Mais à Rome, Tibère n'est jamais le maître. Il devient alors, aux yeux de la postérité, un mauvais

empereur, incapable de s'imposer, quand bien même ses capacités étaient prouvées : Dans tous les domaines, militaire, administratif, diplomatique, il a déjà montré sa valeur. Ses mérites sont incontestables : c'est vraisemblablement un des hommes les plus aptes, les plus expérimentés de son temps. En outre, cultivé, bon orateur, fin helléniste, féru d'astrologie, il ne manque ni d'intelligence ni de caractère. Paradoxalement, cet homme de devoir, républicain de conviction, héritier scrupuleux d'Auguste fit peur et ne réussit à être populaire ni auprès du Sénat ni auprès du peuple. Timide et maladroit plus qu'hypocrite, blessé d'avoir été l'éternel second à la succession, irrité par l'absence d'esprit des sénateurs, admettant mal les contraintes de la vie publique que sa fonction entraînait, il devint misanthrope, cassant et soupçonneux661.

En conclusion de son ouvrage, Emmanuel Lyasse propose une analyse curieuse, mais néanmoins défendable. Voulant mettre en parallèle l'Antiquité et l'époque contemporaine, il fait de Staline et de Georges Pompidou des héritiers moraux de Tibère. Tous trois ont peiné à s'affirmer face à leurs prédécesseurs, dans la mesure où ceux-ci représentaient des symboles nouveaux (Auguste comme premier princeps, Lénine comme le révolutionnaire fondateur d'un nouvel ordre et Charles de Gaulle comme un héros de guerre devenu politicien). Alors, s'ils étaient volontaires et réussissaient à accomplir certaines tâches brillamment, leur popularité était inéluctablement ternie par l'image de leur « mentor »662. La politique de Tibère était dominée par l'angoisse d'être indigne de son successeur, et il choisit l'immobilisme pour limiter le risque d'erreur, se privant de bien des actions qui lui aurait profité663. Son tempérament hésitant l'empêcha finalement de se rendre le maître de Rome664.

En ces termes, le règne de Tibère est une transition difficile, où tout écart est moralement sanctionné par la postérité. Qu'importe que l'empire soit en paix si les frontières n'avancent pas, qu'importe que les provinces soient florissantes si l'ennui gagne Rome. Sans avoir à se comporter en tyran, Tibère le devient pour les mécontents victimes de ses concessions. Le règne d'Auguste maintenait l'illusion d'une république restaurée et florissante, son successeur ne put conserver cette pensée et révéla le

661. Le Glay 1999, p. 228

662. Lyasse 2011, p. 221-222

663. Ibid., p. 201

664. Kornemann 1962, p. 219

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principat tel qu'il était : terrifiant par son originalité.

II - La mort de la République

a. Convictions républicaines

Nous évoquions précédemment l'ascendance claudienne, et la légitimité que Tibère aurait pu en tirer, autant pour son caractère que pour ses prétentions. Mais sans la République, d'où venait tout le sens de la notion de « grande famille romaine », cet héritage perd de son sens. Et avec le principat, c'est la République qui se perd.

Dater la chute de la République est bien difficile, voire impossible. Dans les faits, le Sénat et les institutions républicaines existaient toujours à l'époque de Tibère et jouaient encore un rôle non négligeable. On oppose la République et le principat, mais dès le triumvirat, les institutions avait déjà été remises en question. Certains vont même jusqu'à faire de Pompée le premier représentant du courant anti-républicain, tant sa popularité et l'adulation liée à son surnom de « Grand » le mettaient au-dessus de ses pairs. Ce n'est pas une date que l'on recherche, mais davantage une somme d'événements, dont l'auteur est le seul compilateur. Ainsi, Lucien Arnault fait de la mort de Brutus la première fêlure de la République romaine, suivie par la « prostitution de la gloire » d'Antoine à Cléopâtre, des proscriptions d'Octave et - en dernier rempart - l'assassinat de Sextus Pompée, détruisant à jamais l'institution que défendait le père de celui-ci665. Pour certains même, dès que Rome se mit à conquérir un empire, c'est-à dire bien avant les événements dont nous traitons ici, la République était condamnée666. Si Tibère n'est pas le premier à agir contre elle, il est tenu responsable de sa chute en ayant consolidé le principat balbutiant, alors qu'il aurait pu le faire tomber et revenir aux institutions passées. C'est tout le propos de la pièce de Pellegrin, où la famille de Pompée espère profiter de la mort d'Auguste pour faire d'Agrippa le « régent » de Rome : son règne, qu'il doit établir comme provisoire comme le ferait un consul, doit permettre de revenir sainement du principat à la République.

Pourtant, Tibère aurait pu être républicain. Son hérédité ne le prédestinait pas à s'opposer au régime d'antan, bien au contraire. Son père était un républicain convaincu, raison qui le poussa à s'allier aux Césaricides durant la guerre civile (notons que son grand-père maternel, le père de Livie, est mort à

665. Arnault 1828, p. 15-16

666. Massie 1998, p. 282-283

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Philippes, aux côtés de Brutus et Cassius)667. L'hypothèse d'une pensée républicaine chez Drusus, héritée de son père, a été souvent défendue et avancée comme une cause probable de sa mort précoce668. Enfin, au vu de son manque affiché d'envie d'assumer la succession, alors que Livie l'y encourageait, d'aucuns y verront la peur d'une mère qui a vu son premier fils mourir pour ses prétendues valeurs républicaines et le second risquer le même destin s'il ne peut renoncer à ce qu'elle considère comme une pensée finie et contraire à ses valeurs - certes, elle était Claudienne, mais elle était avant tout la femme la plus influente du monde romain669.

Fidèle à la mémoire de son père adoptif, Tibère aurait renoncé à contrecoeur à son projet de restaurer la République et, tout au contraire, l'aurait condamnée en prenant le contrôle du principat. La succession d'Auguste dans la série The Caesars suit cette logique. En premier lieu, Tibère reçoit les sénateurs pour une réunion politique, cherchant à leur confier le pouvoir et à ne pas s'élever au dessus d'eux, provoquant leur colère. Sa seconde tentative consiste à proposer une division des tâches entre le prince et le Sénat : nouveau refus. Enfin, il doit se résoudre à accepter ce titre provisoire, ne se méprenant pas sur le fait qu'il le gardera toute sa vie, en le présentant comme un métier validé par le Sénat, non comme une récompense qui le rendrait tout puissant. La postérité fit de Tibère un hypocrite : ce refus du pouvoir n'était qu'une manière de se faire désirer - son départ pour Rhodes en était un précédent - et il n'attendait qu'une investiture officielle pour que son pouvoir ne semble pas seulement un fait héréditaire670.

Que le renoncement de Tibère soit un échec personnel ou une volonté hypocrite de cacher ses ambitions, Tacite le jugea comme une injure envers Rome. En perpétuant le principat, le nouveau prince condamnait les valeurs romaines et causait la corruption du pouvoir, perpétrée par ses successeurs belliqueux. Olive Kuntz défend la mémoire de Tibère en nuançant cette accusation : il a tenté d'ébranler la politique de succession d'Auguste en redéfinissant, durant les premières réunions sénatoriales, l'origine du pouvoir - un échec, mais une tentative louable qui n'a pu être constatée à sa juste valeur par les historiens de l'Antiquité, incapables d'en percevoir le courage politique671.

Aux yeux de la postérité, les convictions de Tibère passent pour une utopie désuète. Attaché à un système politique déjà condamné, il aurait été un politicien plus que correct s'il l'avait défendu à l'époque où cela était possible, mais était ici perdu dans une époque qui n'était pas « la sienne ».

667. Roman 2001, p. 20

668. Laurentie 1862 I, p. 257-258

669. Grimal 1992, p. 64-65

670. Martin 2007, p. 242

671. Kuntz 2013, p. 16-17

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Tibère resta toute sa vie un homme du temps passé, au vocabulaire pédant et recherché, pensant comme un consul d'autrefois, non comme le prince qu'il était en apparence672.

b. La République corrompue

Car, Tibère semble l'avoir compris trop tard, non seulement la République était morte, mais le principat devenait une nécessité. C'est un propos que l'on retrouve souvent explicité chez les auteurs du XVIIIe, dont les liens politiques avec l'Empire (dans sa forme moderne) influencent la pensée. Mais il n'est pas nouveau : c'est l'interprétation des textes anciens. Ainsi, Gascou fait de Tacite, que l'on a souvent associé au républicanisme de par les critiques qu'il prononce à l'encontre de Tibère, un républicain comprenant la nécessité du principat : il ne le souhaitait pas, mais sans principat, Rome n'aurait pas pu survivre673. Suétone aurait, selon ce même auteur, présenté la sévérité politique, lorsqu'elle se faisait nécessaire, comme une pratique saine674. Ce constat, rapporté à l'époque moderne, est prononcé par Edward Beesly en 1878. L'Empire est un système politique que

personne ne doit souhaiter mais qui, parfois, est la solution aux problèmes politiques : En conclusion de cette intervention, laissez moi vous dire que j'espère que personne ne partira avec l'impression que, puisque j'approuve le gouvernement des Césars, je suis favorable à l'impérialisme moderne. L'établissement de l'empire romain était un grand pas en avant. C'était la seule manière pour que cette civilisation ancienne puisse survivre. Ce fut un bénéfice considérable pour 99% de la population. L'impérialisme moderne est rétrograde. Il empêche la liberté de la presse. Il refuse le droit aux réunions publiques. Il encourage le militarisme. Dernièrement, il en revient à l'hérédité, ce qui est irrévocablement condamné par l'immortelle Révolution française. Ce n'est pas aussi mauvais que le gouvernement d'une classe privilégiée. Mais aucun gouvernement ne peut rejoindre les besoin de la société moderne si il n'est, quelque soit sa forme, républicain dans son esprit.675

Là où le principat devenait nécessaire, c'est qu'en les faits, la République s'était condamnée par sa corruption. Beesly demande à son audience de se vider l'esprit de tout préjugé en faveur du gouvernement républicain : car, depuis plusieurs générations, Rome n'était plus républicaine. Si, en apparence, le pouvoir venait du peuple, il était concentré dans les mains d'une classe privilégiée, celle qui détenait les richesses et pouvait acheter les assemblées en y nommant amis et famille. Cette oligarchie devient pire que la dictature, dans le sens où un homme seul doit oeuvrer avec prudence pour ne pas se retrouver isolé face à une masse mécontente, tandis que cette action de groupe les met à l'abri des révoltes et permet de régner dans l'injustice676. Ainsi Roger Caratini fait

672. Storoni Mazzolani 1986, p. 127

673. Gascou 1984, p. 783

674. Gascou 1984, p. 744

675. Beesly 1878, p. 147-148

676. Ibid., p. 86-87

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débattre deux hommes du peuple, Publius et Nicias, le premier fervent républicain, le second plus nuancé, et dans les faits plus réaliste, venant de proclamer que le principat était une bénédiction :

- Pourquoi donc ? Nous vivons en république depuis cinq siècles, et nous nous en sommes toujours bien trouvés, que je sache, réplique Publius.

- C'est toi qui l'affirmes. Notre République était celle des patriciens et des chevaliers, qui représentaient à peine un dixième de la population romaine et qui avaient tous les droits, la plèbe n'en ayant pratiquement aucun, sinon celui d'aller se faire tuer pour elle en Gaule, en Orient ou en Égypte.

- Elle avait le droit de voter, donc de gouverner par l'entremise de ses élus, Nicias.

- Permets-moi de sourire, Publius : tu confonds Rome et Athènes. Oui, les magistrats étaient élus par le peuple, mais les lois étaient faites par les sénateurs, qui ne l'étaient pas et qui étaient choisis par le censeur dans la classe des patriciens : la République romaine appartenait aux riches et aux puissants, et lorsque les Gracques,

puis César ont voulu y mettre le holà, ils se sont fait assassiner par ceux du parti sénatorial... Belle République, en vérité !

- Celle d'Auguste est une dictature déguisée, Nicias, ce n'est pas mieux et j'ai envie de crier : « Rome, ta liberté

fout le camp ! »

- Il y a deux choses plus importantes que la liberté, dans une société, c'est l'égalité et la loi : elles n'existaient pas au temps de la république sénatoriale, dans laquelle un patricien et un plébéien ne pesaient pas le même poids et où la loi était violée impunément en permanence.677

C'est ce que le peuple attendait des premiers Césars : la réformation d'une République aux valeurs corrompues. César en était le premier défenseur, dans ses prétentions à remédier aux privilèges éhontés et, par l'instauration d'une apparente démocratie, il souhaitait l'égalité entre les Romains libres678. Le despote, quand bien même serait-il détestable, devient moins tyrannique que l'élite corrompue, ce même aux yeux des ennemis du pouvoir à sommet unique. Ainsi Jean de Strada, favorable à « changer l'esclave en homme et les dieux en un Dieu » ne condamne pas directement l'existence du tyran, car le tuer pourrait amener une pire engeance au pouvoir679 :

HUMANUS
Vieillards, vous conspiriez contre Tibère, là,
C'était pour ce Caïus. Contre Caligula
Ce sera donc pour Claude. Et si c'est contre Claude
D'un monstre plus hideux le trône s'échaffaude.680

c. Incapacité à passer le pouvoir

Ce n'est donc pas tant l'abandon du républicanisme qui fait l'objet des critiques politiques envers

677. Caratini 2002, p. 54-55

678. Beesly 1878, p. 90

679. Strada 1866, p. 136

680. Ibid., p. 140

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Tibère, mais l'échec de la pensée qu'il voulait défendre. Devant l'incapacité de restaurer le système politique ancestral et l'absence de partenaires pour l'aider à assumer sa charge, Tibère ne pouvait devenir, aux yeux de la postérité, qu'un tyran écoeuré681. Dominé par l'héritage moral familial, incapable de s'adapter à cette nouvelle époque, il était, dès le départ, voué à échouer : personne ne pouvait l'aider, l'adulation qu'il voulait réprimer était accentuée chaque jour, ses réformes économiques étaient perçues comme de l'avarice et du mépris682. Son règne devient faillite, quelques soient ses efforts pour s'affirmer683. Sans doute n'était-il pas fait pour le principat, ni par nature, ni par éducation. Dénué de la capacité de se faire apprécier, il devait agir seul et subir le jugement implacable des Romains. Pour Kornemann, c'est ce manque « d'auctoritas » qui a empêché les successeurs d'Auguste, dénués de ce talent qu'on ne peut avoir que de naissance, de s'affirmer en tant qu'héritier moraux - du moins jusqu'à Vespasien ou Nerva dans une moindre mesure684. Probablement Tibère était-il un bon administrateur et un bon soldat, mais il n'était pas à sa place685: dans le cadre d'une vieille monarchie bien ordonnée il aurait tenu son rôle avec honneur ; mais les

difficiles missions qu'Auguste lui avait laissées avec ses illusoires institutions républicaines, ainsi que la malveillance du Sénat et les tensions intestines au sein de la famille impériale, furent au-dessus de ses forces.686

Pourtant, il tenta de déléguer le pouvoir. En vain. Ce qu'il voulait obtenir, il ne put en percevoir qu'une partie : il gouverna par le « laissez-faire », n'intervenant que lorsque cela était nécessaire - lui valant une réputation d'hypocrite quand il semblait donner le pouvoir au Sénat tout en le gardant pour lui, se montrant à la fois frustré du manque d'initiatives et de celles allant à l'encontre de ses idées687. Allan Massie fait discourir Tibère au lendemain de la mort d'Auguste, tentant de s'adresser à un Sénat qui refuse de l'écouter :

Père conscrits, nous sommes tous ici les héritiers de la glorieuse histoire de Rome, les enfants de la grande République.
Ma propre famille a, comme vous le savez tous, joué un rôle majeur dans l'épanouissement de la grandeur romaine.
(...) Après les guerres civiles, [Auguste] a restauré les institutions de la République. Il a porté les frontières de l'Empire
en des terres où les armes de Rome étaient inconnues. Il a suivi le principe romain : épargner l'humble et soumettre
l'orgueilleux.
Mais maintenant, mes chers concitoyens, nous devons nous demander, non seulement où nous allons pouvoir trouver
son pareil, mais aussi, de façon plus urgente encore, s'il est bon qu'un seul homme, n'ayant pas les qualités suprêmes
d'Auguste, doive disposer de la même étendue de pouvoir. Je pense, pour ma part, que c'est une tâche qui nous dépasse
tous. Elle me dépasse certainement, quand à moi. J'ai eu l'honneur, pendant ces dernières années, de partager ce

681. Petit 1974, p. 84

682. Storoni Mazzolani 1986, p. 21-22

683. Roman 2001, p. 287-288

684. Kornemann 1962, p. 220

685. Maranon 1956, p. 178-179

686. Abraham F., Tiberius und Sejan, wissenschaftliche Beilage zum Programm des Falk-Realgymnasiums zu Berlin, Berlin : R. Gaertners Verlagsbuchhandlung, 1888, p. 18, in. David-de Palacio p. 71

687. Scarre 2012, p. 34-35

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fardeau, et, croyez-moi, j'en connais le poids. Je sais quelle besogne dure, exigeante et périlleuse représente le
gouvernement d'un Empire tel que celui de Rome.
D'autre part, je vous presse de vous demander s'il est convenable qu'un État comme le nôtre, qui peut se reposer sur
tant de personnages distingués, doive remettre un tel pouvoir à un seule homme. Ne serait-il pas mieux, Pères conscrits,
de partager ce pouvoir entre un certain nombre d'entre nous ?688

Devant l'incapacité de déléguer le pouvoir, Tibère devait accepter sans conditions de devenir le prince de Rome. Ses pensées républicaines n'avaient plus raison d'être, et il devait assumer le rôle qu'on lui confiait et on ne lui laissait pas le choix de refuser. Il ne s'agissait plus de choisir entre République et Empire, la situation devenait « Tibère ou un autre empereur ». Dans Les Mémoires de Tibère, c'est Pison qui le pousse, avec ses mots, à accepter la charge impériale : « tu dois attraper l'Empire par les couilles, mon ami, sinon c'est un autre qui attrapera les tiennes, et cela te fera très mal.689». Des années plus tard, il s'est résigné et prévoit, chez Lucien Arnault, l'Empire au plus républicain de ses proches, Galba :

La liberté qu'on veut sous le règne d'un autre
Sur notre ambition ne saurait l'emporter

Un trône plaît toujours à qui peut y monter !690

Tibère, que les convictions dressaient contre la tyrannie - il aurait pu être un ennemi de César s'il avait vécu à son époque - en est devenu le symbole malgré lui. C'est le « drame de son gouvernement691». Barbara Levick défend ce propos : l'être façonné par l'ascendance Claudienne, puis converti malgré lui aux aspirations Juliennes a vécu toute sa vie dans l'espoir de prendre un jour une retraite méritée après des années de travail pour Rome. Mais entouré d'un peuple servile, insulté par ses ennemis politiques, issus de sa propre famille, il s'enferme dans le mutisme et ne trouve pas le repos. L'exil ne le sauve pas, tant les problèmes l'entourent. Le malheur de Tibère, c'est de n'avoir jamais pu se retirer692.

III - Un échec à relativiser

a. La base du principat

688. Massie 1998, p. 170-171

689. Ibid., p 169

690. Arnault 1828, p. 39-40

691. Kornemann 1962, p. 222

692. Voir ANNEXE 5

200

On ne peut décemment pas faire du règne de Tibère un échec total. Au milieu des vices de cruauté qui lui furent attribuées, de son incapacité à restaurer la République de ses ancêtres et de la servilité du peuple qu'il aurait inconsciemment encouragé, on trouve des points positifs dans les actes de son règne. Ce que la postérité a présenté comme un règne entièrement négatif serait, en réalité, une transition difficile entre un principat non défini légalement et un système politique nouveau qui s'est perpétré pendant cinq siècles malgré de nombreuses embûches, un échec relatif.

Si l'on fait du principat une solution pour redresser Rome, incapable de maintenir son empire avec sa République vacillante, on peut considérer l'action de Tibère comme un bon point de son règne. Auguste, en devenant le prince, n'agissait qu'à la suite d'événements particuliers, notamment de la guerre civile, et n'avait pas légalement détruit la république ni édifié l'empire. La tâche de l'affirmer revint à son successeur, qui dut définir la légitimité de ce régime pour en assurer la continuité. En proclamant l'empire, Tibère a du sacrifier sa popularité, en résolvant une « énigme » qu'Auguste avait maintenue volontairement693.

Et si Tibère avait été aussi mauvais qu'on le prétend, l'empire n'aurait pas pu lui survivre. Non seulement le principat fut consolidé, mais il s'étendit sur plusieurs siècles. Chargé d'une mission difficile, pour laquelle il n'aura pas été ménagé par la postérité, il a pu l'accomplir avec brio694. Cette victoire, en dépit des obstacles dressés contre lui, fait office de conclusion à l'ouvrage de John

Tarver, qui pourtant s'intitule Tiberius the tyrant ! : Même si l'on admettait les anecdotes sensationnelles qui se sont accumulées autour de la retraite de Tibère à Capri, il faudrait encore tenir compte de soixante-huit années d'une vie exempte de tout vice et de tout crime, et consacrée surtout à l'accomplissement laborieux des plus grands devoirs de la vie publique. Comme général, comme homme d'état, Tibère se place, sinon au premier rang, du moins à la première place du second, et son mérite est d'autant plus grand que la vie publique lui déplaisait, que le pouvoir n'avait pas d'attrait pour lui ; s'il eût été libre de suivre ses inclinations, il aurait vécu dans la retraite, occupé de littérature et de science. Nous voyons en lui, en vérité, le plus beau type de Romain, le meilleur exemple de ces qualités particulières par lesquelles Rome s'éleva au rang de maîtresse du monde. Ce n'était pas l'intelligence des Romains, ni leur tactique militaire qui les rendaient aussi puissants, les Grecs était plus intelligents et Hannibal était meilleur militaire que tout général romain, c'était leur sens fort du devoir, leur dévotion à la légalité, leur amour de l'ordre, leur ténacité dans l'entreprise de grands projets, leur maîtrise de soi, leur honneur leur ont permis de réussir là où les Grecs et les Phéniciens avaient échoué avant eux, et où la Gaule et les Teutons échouerait. Toutes ces qualités sont très marquées chez Tibère : il est le sénateur romain idéal, la réalisation de ce modèle légendaire qui forme l'imagination des enfants romains. Il n'est pas Cicéron, le brillant orateur, l'homme de lettres sympathique représentant le vrai Romain, ni le pieux Caton, ni le génial César : il est tenace, consciencieux, mais simplement Tibère, pas très enthousiaste, peu brillant, dépourvu de motivation, horrible plus qu'aimable, mais assez sage, assez tempéré et assez fort pour remplir la

693. Zeller 1863, p. 36

694. Lyasse 2011, p. 222-223

201

tâche qui lui était confiée.695

b. Les réformes de Tibère

Les Modernes sont revenus sur le règne de Tibère pour en extraire des éléments le montrant comme un précurseur du socialisme, alors porté par les thèses marxistes à l'époque de la rédaction des études. Ainsi rapporte t-on souvent l'histoire de Tibère sermonnant le préfet d'Égypte qui lui rapporte plus d'impôts qu'il avait été fixé, lui reprochant d'écorcher ses brebis au lieu de les tondre696. Ce propos « digne sans doute d'une autre bouche » selon Linguet, prouverait à la lui seul qu'on juge Tibère avec trop de rigueur697. Heinrich Von Schoeler va jusqu'à faire de son personnage un précurseur du marxisme, vantant le prolétariat « tendant ses forces à l'extrême pour tenir sa place au soleil » et auquel appartient l'avenir s'il se rend un jour compte de sa puissance698.

Nous avons préalablement fait état de son aide lors de l'effondrement de l'amphithéâtre de Fidènes. Cette occurrence ne fut pas la seule, et l'on recense d'autres occasions où Tibère se montra attentif aux besoin du peuple, notamment lors d'un incendie sur l'Aventin, dans Rome même699. Force est tout de même de constater que le prince s'est politiquement plus soucié des provinces que de la capitale elle-même. La postérité lui en a tenu rigueur, car c'est l'élite romaine, essentiellement basée à Rome, qui l'a dépeint dans les textes pour ce qu'il était à leurs yeux : un « lâcheur ». Toutefois, ce sacrifice se fait au profit des peuples « assujettis » de l'Empire, qui se trouvent dans une condition de prospérité alors inégalée et inégalable pendant plusieurs siècles. Ce qu'il économise en superflu, notamment dans le domaine du divertissement (limitant le nombre de gladiateurs, réduisant la paie des acteurs,...), il le réinvestit dans le soin aux classes populaires, ce qu'il estime être le nécessaire de sa fonction700. Pour l'historien moderne, il est déplorable d'avoir obscurci la félicité des provinces, qui s'observe par les sources archéologiques, par les témoignages enragés venus de Rome, dénonçant un mépris aristocratique qui était en réalité un souci d'égalité sociale (si l'on peut se permettre un tel propos anachronique)701.

Revenons un instant sur ces témoignages : ils sont l'oeuvre de la haute société persécutée sous son

695. Tarver 1902, p. 429-430

696. Scarre 2011, p. 34

697. Linguet 1777, p. 165

698. Schoeler H., Tiberius auf Capri, Leipzig : Verlagsbuchhandlung, 1908, p. 223-224, in. David-de Palacio 2006, p. 120-121

699. Tarver 1902, p. 422

700. Zeller 1863, p. 43

701. Massie 1983, p. 107

202

règne, du moins le croit-elle. Mais si, comme l'affirme Roger Vailland, « la tyrannie, comme l'amour, laisse rarement au pur hasard de lui désigner des objets » - dans le sens où le despote frappe ses rivaux, à commencer par sa famille - tout individu ne s'élevant pas à sa condition, ou ne s'élevait pas « au-dessus du commun » lui était inoffensive. Et rien n'indique que le peuple silencieux aux yeux de l'Histoire ait souffert du règne des Césars, qui plus est d'un tel prince attentif à ses besoins702.

L'historien moderne reviendra aussi sur l'étude économique du règne de Tibère. A la lecture de Suétone, Tibère passe pour avare : « Parcimonieux et avare, il ne donne jamais de traitement aux compagnons de ses voyages ou de ses expéditions, mais se contenta de subvenir à leur entretien ; une fois seulement il leur fit une libéralité, aux frais de son beau-père (...) les appelant non des amis, mais des Grecs703 » (Yves Roman nous explique que les Grecs étaient préjugés roublards et menteurs, tout comme devait l'être les amis envieux et le Tibère que se représentait l'auteur704). Pourtant, ce qui passe pour de l'avarice peut-être réinvesti comme un argument réhabilitant Tibère : cela serait de la prudence et de l'économie. Ainsi peut-être interprétée sa vie de tous les jours. Gregorio Maranon nous rapporte l'anecdote des tables de bois : le prince, pourtant riche, mangeait sur une table en bois ordinaire, tandis que d'autres personnages illustres et financièrement moins aisés - tels Asinius Gallus ou Cicéron - vantaient d'avoir payé un million de sesterce pour les leurs, taillées dans des bois précieux705. Même souci dans ses repas de restes : pourquoi faire des repas somptueux si l'on laisse des vivres destinés à être jetées ? Le bilan économique de son règne est sans appel : il laisse 2,7 milliards de sesterces en héritage... une somme que Caligula aura dilapidé en quelques mois.

Enfin, on loue sa prudence militaire. Fidèle à la politique voulue par Auguste, il consolida les frontières sans prétendre à les étendre. Ernest Kornemann estime qu'après le premier prince de Rome, seuls deux hommes d'État ont su suivre ses directives et agir pour le bien de l'Empire : Tibère et Sénèque - et, dans une moindre mesure, Domitien et Trajan706. Et malgré les mutineries de 14, qu'il pense dues à la crise politique plus qu'à une haine personnelle, Edward Beesly fait de Tibère un militaire exceptionnel et loué par ses troupes. De son oeil de moderne, il le compare à Wellington, invaincu et aussi apprécié des soldats, se souciant moins de ce que l'on dirait de ses

702. Vailland 1967, p. 203-204

703. Suétone, Tibère, XLVI.

704. Roman 2001, p. 53

705. Maranon 1956, p. 178

706. Kornemann 1962, p. 218-219

203

directives que de l'approbation morale de sa propre conscience707. Ce propos apparaît dans un

paragraphe antérieur, où l'auteur fait parler les soldats admiratifs : A Rome, il est fort probable qu'il n'était pas populaire, là où sa froideur et sa moralité austère étaient une perpétuelle protestation contre la frivolité et la dissipation. Mais ses soldats le comprenaient mieux. Probablement, comme Guillaume III, était-il meilleur au camp qu'à la ville. La réception que lui fit son armée sur le Rhin, à son retour après dix ans d'absence, telle que la décrit un témoin oculaire, nous rappelle le retour de Napoléon sur l'Elbe, ou l'arrivée de Nelson dans la flotte britannique à Trafalgar. Le vétérans criaient de joie. Ils se pressaient autour de lui pour lui serrer la main. « Est-ce que nos yeux vous voient à nouveau, mon général ? », « J'ai servi sous vos ordres en Arménie, général. », « Vous rappelez vous de moi, dans le Tyrol ? », « Vous m'avez décoré lors de la campagne en Bavière, mon général », ou « en Hongrie » ou « en Germanie ».708

c. L'heure du bilan

L'échec politique du successeur d'Auguste est donc bien plus relatif que ne le laisse paraître la postérité. Il était impossible, même pour le plus doué des hommes, de faire tomber seul cette monarchie déguisée et Tibère agit du mieux qu'il le put, arrivant même à soutenir certaines actions politiques courageuses qui furent longtemps perdues à la postérité. Il n'a pu revenir à la République, mais régna en prince juste, mêlant ses origines aristocratiques aux revendications populaires jugées nécessaires709.

Ainsi Roger Caratini ose nommer un chapitre de son ouvrage, celui consacré aux premières années du règne de Tibère seul « le bon prince ». Durant les six premières années de son règne, ou du moins jusqu'à la mort de Germanicus, signant le début de ses ennuis, il sut se montrer respectueux des institutions romaines tout en les remaniant pour légitimer le principat. Adepte de modération, intelligent, il ne lui manquait que l'affection pour devenir l'égal de Germanicus710. C'est ce bon prince que le peuple a injustement voulu jeter au Tibre, tandis que les soldats transportaient dignement le corps de celui qu'ils voyaient encore comme un grand guerrier711.

707. Beesly 1878, p. 112

708. Ibid., p. 105

709. Syme 1958, p. 427-428

710. Caratini 2002, p. 182

711. Ibid., p. 280

204

CHAPITRE 6 -

HUMANISER TIBERE PAR LA

PSYCHOLOGIE

La tendresse se glisse en vous insidieusement, comme la brise du soir venue de la mer envahit mon
jardin. C'est un sentiment que je n'ai pas connu souvent ; pour Vipsania, lorsqu'elle me regardait
avec un visage que la joie ou la compassion rendaient soudain beau ; pour Julie, lorsqu'elle
reposait avec notre fils dans les bras ; pour Drusus lorsque j'accompagnais son corps en cette
longue marche vers le mausolée ; pour le jeune Ségeste comme je le tenais entre mes bras, le
protégeant du monde. Dans chaque cas, me semble-t-il, ce sentiment de tendresse survenait comme
une sorte de protestation contre la cruauté et l'absurdité de la vie. Tout être raisonnable connaît le
caractère amer et brutal de la vie humaine et sait que toute notre culture méticuleusement acquise
ne représente guère plus que des morceaux de remparts édifiés contre la réalité de l'existence,
contre - pour utiliser une formule - son impitoyable nihilisme. Les dieux raillent nos pauvres
efforts ou y restent indifférents. C'est pourquoi nos coeurs vont plus facilement vers ceux qui se
trouvent vaincus dans leur lutte contre le sort, car nous discernons dans leur défaite une vérité
ultime de la vie à laquelle nous sommes condamnés.

[ Allan MASSIE - Les Mémoires de Tibère ]

205

A - Les femmes de la vie de Tibère

Pour comprendre Tibère, il est nécessaire d'en référer à la psychologie. Cherchant à démontrer que son ressentiment était le résultat de ses peines, les Modernes se sont attachés à décrire les rapports humains du prince - en particulier avec les « femmes de sa vie », c'est-à-dire avec les deux femmes qu'il a épousé et, avant elles, avec sa propre mère.

I - Vipsania, l'épouse tant aimée

a. Le mariage

Le personnage de Vipsania est souvent utilisé pour témoigner de la tristesse de Tibère. Présentée comme l'amour de sa vie, elle lui fut enlevée par la volonté d'Auguste et, au nom de la raison d'État, Tibère avait dû sacrifier son amour. Mais il faut revenir à l'Histoire pour ne pas tomber dans un sentimentalisme dénué de toute portée documentaire.

Tout d'abord, comme tout mariage contracté dans la haute société romaine, il fallait moins y voir un amour immédiat qu'une alliance politique entre deux familles. Ici, il permettait d'associer les Vipsaniens, dont Agrippa était le représentant le plus illustre, aux Claudiens. Chacun y voyait une opportunité : Tibère se rapprochait du centre du pouvoir en devenant le gendre de l'homme de confiance du prince, tandis qu'Agrippa, qui ne bénéficiait pas de droits illustres à la naissance, avait la promesse de voir ses petits-enfants être les descendants d'une famille de droit ancien712. Mais dès lors qu'Agrippa est mort, Vipsania n'avait plus de valeur politique. Désormais, Tibère était marié à une femme dénuée d'illustre naissance, représentante d'une famille désormais inutile (Agrippa a eu, entre temps, trois fils de Julie, descendants légitimes et directs d'Auguste). Il lui fut donc demandé de divorcer pour épouser la fille du prince, désormais veuve, afin d'être associé aux Juliens713. Vipsania avait probablement été préparée à cette décision et se remaria bien vite à Asinius Gallus, membre du milieu sénatorial, contractant ainsi une union - certes moins glorieuse que la première - mais bien au dessus des prétentions d'une fille de chevalier714. A.-F. Villemain élude la question du divorce : Il avait épousé Agrippine, petite-fille de Pomponius Atticus , l'ami de Cicéron ; mais quoiqu'il l'aimât et

qu'il en eût un fils , il la répudia dans la suite, pour s'attacher de plus près à la maison des Césars, en épousant Julie ,

712. Levick 1999, p. 8

713. Massie 1983, p. 94

714. Tarver 1902, p. 181

206

fille d'Auguste.715

Le mariage que Tibère a regretté par la suite n'était donc pas une union d'amour, du moins dans les premier temps. Tout d'abord, il faut s'imaginer qu'ils étaient fiancés dès l'enfance, par leurs familles, avant même d'avoir pu se connaître. Roger Caratini fait ainsi parler Tibère, de retour de campagne, d'une manière bien peu romantique :

Vipsania... ! J'avais neuf ou dix ans, à l'époque... J'ai souvent pensé à cette petite fiancée quand j'étais en Arménie. Elle doit avoir quatorze ans passés, maintenant : elle est donc nubile ou sur le point de l'être : il est temps que je l'épouse716.

Les premiers temps du mariage, dans la fiction, ne sont guère plus heureux. Dans les Mémoires de Tibère, le futur prince ne ressent aucun chaleur ni enthousiasme pour cette jeune femme à la « chaste pudeur », à qui il n'a rien à dire. Sa frustration est accentuée par la soumission dont elle fait preuve au lit, en opposition avec Julie, qui était son amante durant l'adolescence. Il ne ressent pour Vipsania que de la pitié en la voyant pleurer, sachant qu'il ne peut pas la consoler717. Dans les Dames du Palatin, c'est du point de vue de la jeune femme qu'est conté le malheur : elle renonce à sa passion de fillette pour les bellâtres blonds en épousant ce brun austère. Qui plus est, il est « si rapide à prendre son plaisir que, pour sa part, elle n'en éprouvait guère ». Mais elle s'estime tout de même heureuse de ce mari qui ne tire pas arrogance de sa naissance et lui témoigne d'attentions718.

La naissance de leur enfant, Drusus, aurait permis au couple d'accéder au bonheur. Ainsi, dans le roman de Massie, les plus belles années de la vie de Tibère sont celles de son mariage, du contact avec son fils et de ses campagnes aux côtés de son frère719. Une période qui, dans cette fiction, prend fin à la mort d'Agrippa, même s'il ne le sait pas encore et qu'il est plus ému par la lettre de sa femme (où elle lui révèle que le mourant a remis ses espoirs en Tibère avant de les quitter) que prévoyant d'un malheur imminent720. Ce bonheur apparaît dans la pièce de Francis Adams, lorsque Tibère avoue son amour à sa femme, ignorant que quelques heures plus tard leur mariage serait brisé :

Nous nous sommes mariés. Tu fus patiente, calme et douce :
Aussi calme et patiente que tu es douce.
Douce femme, grandissant inaperçue autour de moi, comme la vigne
Se forme autour des ormes et des vertes feuilles en guirlande

715. Villemain 1849, p. 61

716. Caratini 2002, p. 68

717. Massie 1998, p. 52

718. Franceschini 2000, p. 36-37

719. Massie 1998, p. 66-67

720. Ibid., p. 67

207

Millésime du fruit violet de l'amour.

Je me suis éveillé. Ici, en mon doux foyer
Avec toi et notre fils, serrés autour de moi.721

b. L'odieux divorce

Au jour de la mort d'Agrippa, celui-ci laissait une veuve et deux fils (bientôt trois) trop jeunes pour prendre la succession de leur grand-père. Il fallait donc trouver au plus vite un époux convenable à Julie, et un père de substitution pour les Princes. Le choix fut porté sur Tibère, qui était le parent le plus proche, et évitait de faire entrer des étrangers dans la famille (Agrippa, de par sa longue relation avec Auguste, devait être considéré comme une exception à la règle). Les Modernes, de par l'évolution de la vision du mariage, trouvent souvent l'acte odieux. Ainsi, Beesly rappelle que Julie était la femme d'Agrippa, donc du beau-père de Tibère, et que le futur prince épousait ainsi sa belle-mère, faisant de ce mariage un acte « non incestueux, mais ayant quelque chose de révoltant722».

Laurentie se montre plus exclamatif encore : A la mort d'Agrippa, la maison d'Auguste commença à se troubler. Tibère avait épousé Vipsania, sa fille ; il la répudia pour épouser Julia, sa veuve, cette fille d'Auguste, dont la vie était déjà souillée de vices : telle était la sainteté des mariages723 .

On fait de cet acte odieux un paiement de la filiation de Tibère : s'il veut prétendre à ses droits, il doit sacrifier son amour724. Le propos est souvent utilisé dans la fiction, afin de démontrer toute la tragédie de la vie de Tibère. Dans la tragédie de Francis Adams, il se charge lui même d'annoncer la nouvelle à sa femme :

Tibère
Je te prie de ne rien craindre.
Donne moi ta main, je te prie de ne rien craindre...
Vipsania, en ce lieu nos chemins se séparent
Rien ne peut y changer, l'on doit se séparer.
(...)

721. Adams, p. 33 :

If I had any love, or knew of it.

It was for him, my brother, this brave Drusus,

The hero and the glory of our house !

We married. Thou wert patient, quiet, sweet:

So quiet and so patient that thy sweetness.

Sweet wife, grew round me unobserved, as vines

Twine round the elms, and the green garlandleaves

Bore vintage of the purple fruit of love.

Ere I awakened. This, my gentle home

With thee and with our boy, clasped me all round.

722. Beesly 1878, p. 94

723. Laurentie 1862 I, p. 252

724. Zeller 1863, p. 37

208

Vipsania
Qu'ai-je fait ?
Tibère
Oh, par les dieux, je dis
Rien ! Je demande, je te prie
De l'accepter. Le destin est trop fort.
Écoute. Je suis l'élu de l'empereur
Pour former et guider ses petit-fils vers sa place
Et, si ils doivent mourir
Moi, je suis celui qui devra assumer les devoirs
De Jules et d'Auguste. Pour ce faire
Il le demande - le destin le demande - Rome et le monde
entier le demande
J'épouse Julie.725

Dans Les Dames du Palatin, c'est la colère de Vipsania qui prédomine. En apprenant la nouvelle, elle s'évanouit et, à son réveil, fait venir un esclave grammairien pour écrire une lettre insultante à Julie, l'accusant d'avoir séduit son mari par la magie726. Enfin, dans les Mémoires de Tibère, Tibère ne trouve pas le courage de le dire de vive voix à sa femme, qui lui écrit une lettre de consolation où elle ne peut pas cacher sa propre tristesse :

Cher mari,
C'est le coeur gros que je t'écris pour la dernière fois. Je ne te blâme pas, car je comprends que tu es toi aussi une
victime, et que tu vas toi aussi souffrir. Je le crois parce que je suis convaincue de l'amour que tu me portes. Et je ne te
reproche même pas, mon cher Tibère, de ne pas avoir eu le courage de m'annoncer toi-même la nouvelle. Je t'imagine

725. Adams 1894, p. 55-56 :

Tiberius.

I pray thee do not fear.

Give me thy hand. I pray thee do not fear. . . .

Vipsania, at this place our pathways sever.

No man that lives can change it. We must part.

(...)

Vipsania.

What have I done ?

Tiberius.

O by the gods, I say

Nothing ! I ask, I do beseech of thee

To hold it in this way. Fate is too strong.

Listen. I am the Emperor's elect

To mould and guide his grandsons to his place.

And, should they die,

I, I am he who must fulfil the deeds

Of Julius and Augustus. For this end

He wills--Fate wills--Rome and the whole

world will

I marry Julia.

726. Franceschini 2000, p. 239

209

t'élevant contre le fait de devoir accomplir cette obligation alors que tu n'avais pas désiré la chose. C'est la pensée que
n'as pas désiré cela qui me permet de supporter ma peine.
Ma vie, elle, est presque finie maintenant, à ce que je sens, et je n'existe plus que pour notre fils. Cependant, on a laissé
entendre - bien sûr - que je pourrais recevoir compensation sous la forme d'un nouveau et honorable mariage. Je ne le
désire pas, mais comme je ne désire pas non plus ce qui est sur le point de m'arriver, ce qui m'est déjà arrivé, en fait, il
est hors de doute que je vais me soumettre. Durant toute mon éducation, on m'a appris à faire mon devoir, et cette
nouvelle entreprise me sera présentée comme un devoir.
J'hésite à écrire plus longuement, de peur de trahir mes sentiments.
(...)
Vois en moi, mon cher Tibère, ta toujours dévouée et aimante... mais je ne sais plus comment me qualifier...727

Toutefois, Tibère ne pouvait pas se dresser contre l'idée de ce mariage. Ce faisant, il se serait opposé aux ordres du prince, un acte aussi courageux qu'inconsidéré (nous avons vu les conséquences de son exil à Rhodes). Pour Gregorio Maranon, c'est de l'initiative de Livie que ce divorce avait été prononcé, afin de justifier sa propre séparation du père de Tibère, ainsi que pour entraîner son fils au ressentiment qui devait le conduire au principat728.

Dans les Dames du Palatin, la nouvelle du divorce est l'objet d'une dispute entre Tibère et les commanditaires de l'ordre : Auguste et Livie. Mais malgré toutes les tentatives de s'opposer à cette idée, le futur prince est impuissant :

- Tu ne mourras pas avant de nombreuses années, rétorqua Tibère, sans plus bégayer. Tu passeras les quatre-vingts ans.

Il avait l'air si sûr de ce qu'il avançait qu'Auguste le fixa, interloqué.

- Comment le sais-tu ?

- J'ai quelques notions d'astrologie. Ton thème est celui d'un homme qui vivra très longtemps.

- Que les dieux t'entendent ! Mais enfin, même si je ne dois pas mourir de sitôt, il faut que je prenne quelques

précautions. Ce mariage est nécessaire. Ne t'inquiète surtout pas pour Vipsania, je la traiterai comme ma

propre fille. J'envisage de lui donner Cornélius Gallus, le fils unique de Pollion. Il héritera un jour de la plus

grosse fortune de Rome.

- Ce n'est ni l'argent ni le fils de Pollion qu'elle aime, c'est moi.

(...)

- Nous savons combien vous vous appréciez, Vipsania et toi, dit [Livie], apaisante. Nous mesurons le sacrifice

qui vous est demandé. Je suis certaine que tu en es capable, Tibère, et que tu ne feras pas passer égoïstement

ton bonheur avant ton devoir.

- Personne ne nous séparera, répliqua-t-il sans même regarder sa mère.

Auguste pâlit et frappa du poing sur la table.

- Trêve d'enfantillages : Rome passe avant vos gamineries. Je suis seul juge des intérêts de l'État. Tu épouseras

727. Massie 1998, p. 82-83

728. Maranon 1956, p. 38-39. L'auteur sous-titre le chapitre consacré à Vipsania « History repeats itself »

210

Julie avant de rejoindre ton poste en Illyrie. - Non.

- Je t'en ai prié en tant que parent et ami et tu as refusé en tant que tel. Très bien. Je t'en donne donc l'ordre par la vertu de mon imperium. Tu peux disposer.729

A l'idée de quitter Vipsania et de la laisser à un autre homme, Tibère a du ressentir une grande colère. Dans le même roman, il témoigne de sa rage à Livie en l'accusant de les avoir vendus, elle qui n'avait pas hésité à détruire son père et n'avait jamais aimé personne. Trop énervé pour rester en sa présence, il quitta la pièce en crachant sur une statue et en condamnant sa mère : si les dieux lui ont refusé d'avoir un enfant d'Auguste, c'est pour la punir de ses crimes730. Julie, compatissante, lui propose un mariage d'apparat, ou il serait encore capable de voir Vipsania sans qu'elle en prenne ombrage, mais il s'y refuse : dès lors que le mariage est prononcé, Julie est son épouse, et la tromper serait contraire à ses valeurs. Elle doit renoncer à son idée, craignant d'ébranler le bloc de certitudes qu'elle voit en son nouveau mari :

- Dès lors que nous sommes mariés, que ce soit de gré ou de force, tu seras mon épouse. Nous aurons les droits et les
devoirs de tout couple légitime.

- Mais tu n'as pas besoin de rompre avec elle ! protesta Julie. Tu pourras la voir autant que tu le voudras sans

que j'en prenne ombrage.

- Je ne la reverrai pas, dussions-nous en mourir de douleur ! Ce serait inconvenant ! A la guerre, on peut être tué, mais on a pas le droit de perdre l'honneur.731

Enfin notons dans les représentations de cette colère le récit des Mémoires de Tibère. Ici, la rage est telle qu'il quitte sa maison pour payer une prostituée, canalisant sa rage dans la sexualité bestiale, la prenant « comme une chèvre, contre le mur », une attitude contraire à ses valeurs morales, démontrant de l'état de colère et de tristesse dans lequel il est plongé. Considérant que plus rien n'a de valeur dans son monde, il paie dix fois le tarif de la « louve » et, pendant deux jours, il ne quitte plus sa chambre, passant son temps à s'enivrer et prétexter une maladie pour pleurer seul732.

Nous l'aurons remarqué, par l'abondance de citations de fictions : le divorce de Tibère a été un motif d'écriture, plus encore que ses crimes. Peut-être est-ce car le propos est compréhensible de tous : rares sont ceux à avoir tué, nombreux sont ceux à avoir eu un chagrin d'amour. Celui de Tibère combine toutes les caractéristiques les plus douloureuses : un amour partagé, mais platonique, destiné à être brisé par le destin et la méchanceté d'autrui. Quand bien même l'on déteste le prince,

729. Franceschini 2000, p. 234-235

730. Franceschini 2000, p. 235-236

731. Ibid., p. 240-242

732. Massie 1998, p. 81-82

211

on ne peut lui souhaiter un tel malheur, et l'on compatit à sa peine. On retrouve l'écho de ce divorce dans d'autres personnages, en témoigne la pièce de Campan, où Séjan doit avouer à sa femme Émilie qu'il la quitte pour Livie, sur ordre du prince :

SEJAN
Si je crains !
EMILIE
Et qui ?
SEJAN
Vous.
Oui, vous, dont si long-temps j'éprouvai la tendresse,
Vous que j'aimai toujours, que j'aimerai sans cesse,
Vous de qui la douleur saura me déchirer
Et je crains...
EMILIE
Achevez.
SEJAN
Il faut nous séparer.
Le prince me l'ordonne et je vous répudie733.

c. Une lecture heureuse du divorce : Der Tempel des Janus (1698)

Il est bien difficile de faire une lecture heureuse de cet événement, si ce n'est en louant le destin qui sépare la femme vertueuse de son mari, qui doit devenir un tyran. Pourtant, certains auteurs s'y sont essayé. C'est ainsi le propos de l'opéra Der Tempel des Janus734 (composition de Reinhard Keiser et livret de Christian Heinrich Postel), présenté pour la première fois en 1698. Avant d'en venir au propos, il nous faut digresser sur celui-ci, tant il livre également des informations sur l'utilisation politique de Rome à l'aube du XVIIIe siècle.

Il commémore la paix de Ryswick, qui met fin à la guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688-1697), opposant la Ligue (Provinces-Unies, Angleterre, Saint-Empire, Savoie, Espagne, Portugal et Écosse - ainsi que la Suède jusqu'en 1691) à l'alliance de la France, des Ottomans et des Jacobites, se battant pour la propriété de provinces au nord-ouest de l'Europe. La maison autrichienne, sous laquelle est composé cet opéra, perd plus qu'elle ne gagne dans cette guerre (elle doit céder des provinces à la France), mais elle célèbre la paix et la reprise du commerce, désormais florissant.

733. Campan 1847, p. 15

734. Ou Der Bey dem allgemeinen Welt-Friede von dem grossen Augustus geschlossene Tempel des Janus, ou Augustus

C'est ainsi qu'est offert le parallèle à Rome, à travers l'image du temple de Janus, qui n'était ouvert qu'en temps de guerre et qui, en temps de paix, montrait porte close. Cet opéra comporte trois actes :

- Acte 1 : Auguste et Livie veulent nommer Tibère comme successeur à l'Empire. Pour ce faire, il doit épouser Julie, alors qu'il est déjà fiancé avec Agrippine (Vipsania), qu'il aime profondément. Pendant ce temps, le jeune général Valérius vient avertir le prince que les Parthes ont décidé de faire la paix avec Rome, et que le temple de Janus peut à nouveau être fermé. Bénéficiant d'une faveur pour ses efforts, Valérius veut demander la main d'Agrippine, mais Livie s'inquiète de la réaction de son fils. Elle demande alors à un affranchi, Philanax, d'enlever Agrippine afin de faire croire à sa mort et décider Tibère à épouser Julie.

- Acte 2 : Rome est mise en parallèle avec la maison autrichienne moderne, l'une comme l'autre se félicitant du retour de la paix. Livie fait croire à son fils qu'Agrippine s'est noyée dans le Tibre, tandis que celle-ci est conduite en prison - sur l'ordre de Tibère, lui fait on croire.

- Acte 3 : Tibère pleure sa fiancée et Philanax ne peut supporter de mentir : il libère Agrippine et les amants se réconcilient. Alors que le temple doit être fermé et qu'on attend de pouvoir marier Tibère et Julie, Livie fait un aveu à son fils. Sa soeur, la femme d'Agrippa, était stérile et, pour lui assurer une descendance, Livie lui avait confié un de ses enfants. En réalité, Tibère et Agrippine sont jumeaux. Leurs fiançailles n'ont donc plus de sens, et chacun peut contracter un mariage heureux : Tibère avec Julie et Agrippine avec Valérius. La scène finale est une allégorie de la maison d'Autriche.

Ici, au contraire de beaucoup de pièces et fictions sur Tibère, la fin est heureuse. Le point tragique étant l'amour de Tibère et Agrippine, rendu impossible mais acceptable pour les deux personnages lorsqu'ils apprennent qu'ils sont jumeaux. Chacun contracte un mariage heureux, Tibère devient le successeur de l'homme le plus puissant au monde, Agrippine épouse son fidèle prétendant. Rome est en paix après une longue guerre contre les Parthes. La morale est sauve et la vie est belle. Si le propos n'a aucune base historique et que la fin prête à sourire, il s'agit d'une des rares - si ce n'est la seule - occasion de présenter la séparation comme un acte heureux.

d. Une blessure indélébile

212

Cette séparation a, semble-t-il, laissé une blessure indélébile en Tibère. Un jour, il aperçut Vipsania

213

dans les rues de Rome et l'on remarqua son émotion735. Auguste fit donc en sorte qu'une telle rencontre ne se renouvelle pas. Pour Charles Beulé, toutefois, il s'agissait d'une réaction sensuelle,

non d'une marque d'amour : ce ne sont point des larmes qui jaillissent des yeux de Tibère à la vue de la compagne de sa jeunesse; il n'éprouve ni douleur ni regret; ses yeux s'enflent, Se tendent, s'enflamment. Les sens parlent donc seuls ; c'est le cheval qui hennit devant une belle cavale.736

Malgré le temps qui passe, Tibère n'a jamais pu oublier Vipsania. Dans Poison et Volupté, alors que le récit commence plusieurs décennies après leur divorce, le personnage apparaît encore dans les conversations. Ainsi, Antonia se refuse de prononcer le nom de Vipsania en présence du prince, tant elle sait que la blessure lui est douloureuse737. Drusus ne pardonne jamais à son père de les avoir abandonné à ses ambitions : il avait alors cinq ans et n'a plus vu son père pendant des années, celui-ci se refusant même à lui écrire de Rhodes. Tibère, qui reprochait quelques instants plus tôt à son fils de passer trop de temps avec les gladiateurs comprend qu'ils lui sont des pères de substitution et exprime son regret738. Enfin, quand Livie lit les lettres d'Auguste, dépréciant Tibère, il reste impassible devant les critiques et les insultes mais ne peut qu'accuser le coup lorsque Livie lui lit :

Ce pauvre Tibère déteste tout le monde. Il est l'ennemi du genre humain. » Et encore ceci : « Dans le drame que nous inflige l'impudicité de Julie, Tibère porte une écrasante responsabilité. Sans sa passion pour la sotte Vipsania qui se moquait d'ailleurs de lui, il aurait pu s'attacher à ma famille ou, du moins, mieux la surveiller.739

Dans la série Moi Claude, empereur, il déteste Julie, qu'il a été forcé d'épouser, et regrette Vipsania. Il va la voir, bien qu'elle lui demande de s'en aller. Tibère menace de la tuer pour ne pas la perdre quand il apprend qu'elle va se remarier et pleure sur ses genoux en proposant de se trancher ensemble les veines afin de ne plus être séparés. Auguste est furieux en apprenant la rencontre, sermonnant Tibère qui, selon lui, a déshonoré sa fille. Il le menace alors : il a mâté Marc Antoine par le passé, quand il avait abandonné sa soeur Octavie, et celui-ci était deux fois plus fort que Tibère. L'accusé reste silencieux, craignant cette colère, ne prenant la parole que pour menacer de quitter Rome. Auguste finit par l'encourager à aller voir des putains, mais en aucun cas Vipsania.

Julie se moque de sa rivale en présence d'Antonia, la qualifiant de squelette, de haricot et plaisantant de sa maigreur en disant que Tibère devait longtemps la chercher dans le lit. Elle sous-entend aussi qu'il est impuissant et qu'il aimait sans doute voir sa femme de dos, propos qu'elle se refuse de développer, malgré l'insistance d'Antonia, sous-entendant que Vipsania avait le corps d'un

735. Suétone, Tibère, VII.

736. Beulé 1868, p. 100

737. Franceschini 2001, p. 29

738. Ibid., p. 81

739. Ibid., p. 51

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jeune homme. Plus tard, Julie tente de séduire Tibère qui, de rage, la repousse en la nommant « grosse vache saoule ». Il menace de la frapper quand elle commence à l'accuser d'homosexualité (Tibère a des goûts spéciaux) et qu'elle révèle avoir couché avec un esclave, mais il retient son geste. Mais, quand elle insulte Vipsania, il ne peut se retenir de la frapper avec toute sa force. Ce personnage, au contraire de la première épouse de Tibère, est souvent décrié. C'est le propos que nous allons désormais détailler.

II - Julie, l'épouse indésirable

a. L'objet politique

Le mariage de Tibère avec Julie reposait sur des motifs politiques. Si cela était déjà le cas pour l'union avec Vipsania, cette fois, la promotion sociale profite plus au mari qu'à la femme. Si Tibère a mal vécu cette période, on ne peut nier qu'elle favorisait sa position : en devenant le mari de la fille du prince, il en devenait l'héritier à titre précaire - le temps que les petits-enfants d'Auguste prennent la toge virile et gagnent de l'expérience. Ainsi les détracteurs de Tibère refusent de plaindre celui qui profitait de la situation et servait son ambition dans ce mariage honteux. Pour Lenain de Tillemont, « jamais homme ne sceut mieux vaincre toutes les passions par la passion de son interêt740», et pour Rolland, « l'ambition néanmoins l'emporta sur tout autre sentiment. Il répudia une femme chérie, pour en prendre une, qui n'étoit digne que de son mépris et de sa haine, mais qui lui frayoit le chemin à l'Empire.741»

Mais si la position de fille d'Auguste offrait des privilèges à Julie par rapport aux femmes de moindre naissance, elle la condamnait à être un objet politique, un moyen de signer des alliances dans une monarchie héréditaire où le prince n'avait pas d'héritier mâle. Faute de fils, Auguste devait passer par le mariage de sa fille pour trouver un successeur légitime. Et à la mort d'Agrippa, quand bien même il avait deux petits-enfants de son sang, il se devait d'avoir un membre de la famille proche pour soutenir son action. Ainsi Julie fut sacrifiée à la raison d'État. Barbara Levick l'affirme au moyen d'une législation d'époque : il fallait un certain temps de veuvage avant qu'une femme puisse se marier à nouveau et, dans le cas de Julie, le mariage fut contracté au plus tôt - juste le temps d'honorer la loi et d'éviter toute confusion quand à la paternité de l'enfant posthume

740. Lenain de Tillemont 1732, p. 23

741. Rolland 2014, p. 118-119

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d'Agrippa742. Et si l'on s'intéresse souvent plus à Tibère qu'à son épouse dans cette union, il est probable que Julie n'était pas plus heureuse de ce mariage. Ainsi Maria Siliato la présente dans une grande colère, s'opposant pour la première fois à son père en criant qu'on se servait d'elle sans lui demander son accord et qu'on la liait à un odieux personnage, le fils de son haïssable belle-mère. D'ailleurs, elle pense que son père ne l'a jamais aimée, en témoignait le manque de tact dont il fit preuve à l'égard de sa mère Scribonie, ne considérant Julie que comme le fruit d'une union politique sans passion743.

Le propos est basé sur un précédent historique attesté. En effet, Auguste s'était marié à Scribonie pour le poids politique que possédait sa famille (elle était liée à Pompée). Dès lors que Sextus devint son ennemi et que sa situation personnelle était assez aisée pour se passer d'elle, il la répudia sans ménagements, attendant juste qu'elle donne naissance à Julie744. Sa fille devait alors jouer le même rôle : être une attache entre les familles, un ventre pour accueillir les héritiers, rien de plus. Quand elle fut exilée pour mauvaise conduite - conduite qui découle quelque part de son rôle - ce n'est pas tant une question morale qu'une question politique. Non seulement elle a pris pour amant le fils d'Antoine, un rival dangereux à la nouvelle génération (il fut le seul exécuté, démontrant qu'Auguste sanctionnait le danger politique et non l'inconduite morale), mais elle est devenue inutile : désormais, Lucius et Caius sont les fils adoptifs du prince, elle n'est plus qu'un objet de scandale dont l'on peut disposer745. La Julie des Dames du Palatin est consciente de son rôle ingrat et cache difficilement sa colère à la naissance de Caius :

Julie ferma les yeux, pour ne pas trahir son agacement. Ce n'était pas à son fils que s'adressaient ces effusions, mais à
l'héritier. Auguste se souciait aussi peu de l'enfant que de la mère ; il ne lui avait demandé ni comment elle se sentait ni
quels soins lui étaient donnés. Peu importait aux hommes que les femmes dussent appliquer sur leurs ulcérations de
puantes compresses de fiente de chèvre ! A eux l'agrément, à elles la peine !746

b. Un couple mal assorti

Le mariage de Tibère et Julie ne témoigne pas de liens forts entre époux. En fait, ils étaient trop différents pour s'apprécier. D'un côté, le mari était sombre, austère et moraliste, de l'autre sa femme s'écartait du droit chemin, avait connu trois époux et semblait vouloir vivre sa vie loin des contraintes imposées par son père. Ainsi, le mariage est catastrophique747. Lidia Storoni Mazzolani

742. Levick 1999, p. 18

743. Siliato 2007, p. 102-103

744. Kornemann 1962, p. 10

745. Lyasse 2011, p. 65

746. Franceschini 2000, p. 101

747. Kornemann 1962, p. 23

216

prend ainsi le parti de Tibère, dépréciant cette union sans espoirs : La séparation d'avec son épouse, écrit Suétone, lui cause une peine immense ; les réactions de la jeune femme n'ont pas été enregistrées : elle ne comptaient pas. Pour un homme aux principes sévères comme lui, convaincu qu'une femme qui se respecte ne doit avoir connu qu'un seul mari (univira, comme il écrit dans les inscriptions funéraires), se lier à une femme deux fois veuve comme l'était Julie, une intellectuelle sans préjugés et ambitieuse devait être une grande mortification ; il semble - toujours selon Suétone - que dans le passé Julie se fût offerte à lui sans aucune pudeur748.

C'est un reproche souvent intenté contre Julie : elle n'était pas fidèle à son mari et entretenait de nombreuses liaisons. Le propos est probablement du à une propagande contre sa personne et fut amplifié pour la faire paraître plus coupable - on le retrouve pour bien des femmes dans l'Histoire, notamment pour déprécier Messaline ou Marie-Antoinette. Mais il est souvent utilisé pour condamner son attitude et réhabiliter sa première victime : le mari trompé. Ainsi apparaît-elle aux yeux du peuple chez Roger Caratini, les badauds mettant son attitude sur le compte de l'hérédité de sa « putain de mère749», ou dans l'esprit de la Vipsania des Dames du Palatin, accusant Julie de séduire son mari alors qu'il est ivre750.

Ses manières lui sont reprochées par les critiques, tel Laurentie. Celui-ci dénonce les moeurs infâmes de Rome à cette époque, prenant Julie comme exemple de mauvaise conduite - un héritage de son père Auguste qui souillait sa vie par l'adultère alors même qu'il affichait de contrôler les moeurs d'autrui751. Parlant ironiquement de la sainteté des mariages, il revient sur la vie « souillée de vices » de la jeune femme752. Pour condamner encore plus sa mémoire, on va jusqu'à lui attribuer des goûts malsains. Ainsi Maranon fait de Julie une amatrice de nains et de monstruosités face auxquelles elle pourrait briller, mais aussi narguer son père qui était notoirement dégoûté par la difformité753.

Tibère semblait conscient de la nature de sa nouvelle femme et du fait qu'elle le trompait. Pour Maranon, elle était déjà aussi dévergondée du temps d'Agrippa, ridiculisant sa « chevelure grise ». S'il ne disait rien, il devait en être plein de ressentiment754. Cette honte apparaît dans la pièce d'Adams, quand Tibère affiche son refus de se marier avec cette dévergondée :

Tibère

Arrêtez, arrêtez, vous me tuez, sire !

748. Storoni Mazzolani 1986, p. 61

749. Caratini 2002, p. 48

750. Franceschini 2000, p. 205

751. Laurentie 1862 I, p. 242

752. Ibid., p. 252

753. Maranon 1956, p. 59-60

754. Ibid., p. 48-49

217

Auguste
Je ne peux croire que ce soit Tibère
Qui chancelle et balbutie
Tibère
Non, je ne peux pas le faire !
Elle, Julie, Julie, elle ? Non, jamais, jamais !
Sire, laissez-moi parler. Je ne pourrai supporter la honte
D'être la risée de Rome.755

C'est à cause de la honte que lui apportait Julie que Tibère, selon certains, se serait enfui de Rome. Par sa conduite honteuse, elle l'a à jamais dégoûté des femmes et l'a poussé à ne plus jamais se remarier756. Mais, pour d'autres, Tibère n'avait rien vu venir et n'aurait compris qu'il était trompé que lorsqu'il appris la condamnation de Julie alors qu'il était lui-même parti pour Rhodes depuis des

années. C'est notamment le postulat de John Tarver : Le meilleur des hommes, le plus bon, le plus juste, et le plus sincère est celui commettant le plus de fautes dans ses rapports avec un certain type de femme. Plus d'une femme qui apporte la disgrâce sur sa famille et sur elle-même aurait pu être défendue si son mari, son père ou son frère avait été moins bon, moins aveugle, moins juste, mais juste plus compréhensif, elle n'aurait pas été trahie dans sa conduite désastreuse. Bien souvent, cette question est posée, « tu aurais du voir ce qui se passait ; pourquoi ne m'as tu pas arrêtée ? » et souvent la réponse est, « j'admets que j'aurai du le voir, peut-être l'ai je vu, mais je ne pouvais te croire

capable de faire ce que les apparences me disaient que tu faisais757. »

Les rapports entre Tibère et Julie restent de l'ordre de la supposition. Si le départ pour Rhodes, l'adultère et les différences de caractère semblent témoigner d'une mésentente, il est possible qu'ils aient pu surmonter leurs différends quelques temps. Ainsi, Allan Massie rend Julie amoureuse de Tibère, ce dès leur enfance, une attirance accentuée par son incapacité de l'avoir pour elle seule758. Mais, en règle générale, on présente les époux comme témoignant d'une haine mutuelle : Tibère ne supporte pas l'inconduite de Julie, tandis qu'elle s'ennuie de ce moraliste759. Francis Adams présente

755. Adams 1894, p. 46 :

Tiberius.

Stop, stop, you kill me, sire !

Augustus.

I cannot think this is Tiberius here

That reels and stammers.

Tiberius.

No, I cannot do it!

She, Julia, Julia, she ? No, never, never ! . . .

Sire, let me speak. I could not shame myself

To be the scoff of Rome.

756. Massie 1983, p. 95

757. Tarver 1902, p. 188

758. Massie 1983, p. 95

759. Martin 2007, p. 141

218

ce désamour dans sa tragédie, les deux personnages se plaignant auprès du prince. Pour Tibère, Julie est impudique, pour Julie, Tibère est sale :

Tibère.
Ce que cela signifie, monsieur, est clair. Je vous demande de partir
De Rome. Ici, on m'appelle l'épouvantail.
Dont même les bordels se moquent. C'en est trop.
Jamais plus nous ne vivrons sous le même toit.
Ma plainte ne vient pas de ce seul tort
Le mélange de ma honte et de l'infamie
Des Jules, les anciens juges
De bien des débauchés, mais elle,
Ma femme, a sali chaque lieu public,
Imitant les impudiques égyptiens
Sous les yeux des sales esclaves
Auguste.
Julie, est-ce vrai ?
Julie.
Père, cet homme
Est un mufle et mange des poireaux. Phoebé, mon esclave
N'arrive jamais à assez aérer la pièce en son absence
Je dois toujours laisser la fenêtre ouverte
Quand il s'assoit près de moi. Il dort dans ses vêtements760.

Faisons état d'une occurrence curieuse, celle du film La Tunique. Dans celui-ci, Tibère est un vieillard âgé, retiré à Capri. Il est encore marié à Julie, une union qui dure depuis quarante ans et qui

760. Adams 1894, p. 73 :

Tiberius.

It's meaning, sire, is clear. I ask your leave

For quitting Rome. My name here is the scarecrow

The very brothels jeer at. It is too much ?

Never again one roof for her and me.

My plaint is not alone for common wrongs,

The mixture of my shame with the infamy

Of such as Julius, the ancient master-usher

Of a hundred rank debauches, but that she,

My wife, has fouled the very public places,

Revelling a mimic Egyptian wanton there

Before the greasy leers of the gutter slaves.

Augustus.

Julia, is this true ?

Julia.

Father, that man

Is a tailor, and eats leeks. Phcebe, my woman,

Can never scent the room enough when he's gone

I have to keep the windows open wide

When he sits by me. He sleeps in his clothes.

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n'est pas allée en s'améliorant : la grosse femme, portant une couronne, ne lui inspire que de la haine.

c. La condamnation

Vient le jour où Auguste apprend l'inconduite de sa fille. Il la fait alors exiler dans une île lointaine, sans espoir de retour. Mais ce qui était officiellement la condamnation de moeurs perverses et officieusement de trahison envers son père fut aussi interprété comme une trahison envers son mari. Roger Caratini s'en explique : en formant à l'aide de ses amants un parti excluant Tibère de la succession, elle cherchait à promouvoir ses fils illégalement et allait à l'encontre des pouvoirs déjà accordés à son mari. Auguste n'aurait ainsi pas condamné l'outrage aux moeurs, mais le complot envers l'héritier qu'il avait choisi - héritier qui était alors démissionnaire et exilé761.

Tibère aurait écrit à Auguste pour lui demander d'être indulgent envers Julie. Le geste semble curieux pour qui l'aurait détesté et fui pour se réfugier dans une île. Ainsi trois hypothèses ont été avancées par les historiens modernes. Premièrement, Tibère aurait eu pitié du malheur de Julie, quelles que soient ses fautes et, sans s'en émouvoir, aurait cherché à raisonner le père pour qu'il revienne sur sa décision762. La seconde hypothèse serait en lien avec l'hypocrisie dont était taxé Tibère, à savoir qu'il cherchait à gagner les faveurs de l'empereur en se montrant à la fois compatissant à sa peine de père et apte au pardon envers celle qui l'avait blessé763. La dernière possibilité serait une compassion intéressée, la condamnation signifiant le divorce et, ainsi, le condamnait lui-même à quitter la famille impériale. Il avait alors tout intérêt à rester en lien avec Julie s'il voulait succéder un jour à Auguste764.

L'exil de Julie ne fut jamais rompu, et elle mourut sur l'île. Les conditions d'emprisonnement, si elle n'était pas à proprement dire enchaînée, devaient lui être pénible moralement, ce qui inspire le propos du troisième acte de la tragédie de Francis Adams - nous y reviendrons ultérieurement. Mais si l'on comprend le refus d'Auguste de la laisser reparaître à Rome, on note également qu'elle lui a survécu pendant quelques mois. Ainsi, Tibère n'avait aucune raison de la maintenir en exil, et cet abandon a semblé cruel. Roger Caratini présente le prince se réjouissant de voir emprisonnée la

761. Caratini 2002, p. 97-98 : On peut contrarier le propos en se demandant pourquoi Auguste aurait favorisé l'exilé, qui était alors privé de la plupart de ses droits à la succession, et sanctionné la promotion des Princes de la Jeunesse, qu'il favorisait depuis des années.

762. Ibid., p. 97

763. Beulé 1868, p. 135-136

764. Villemain 1849, p. 64-65

220

femme qui l'a humilié par ses tromperies, de la voir torturée par la nouvelle de la mort de son dernier fils, et mourir d'épuisement, oubliée de Rome765. Le propos est identique chez Laurentie,

mais le ton est plus accusateur : Tibère avait nourri longtemps son ressentiment. Les dédains de Julia avaient été la cause secrète de sa retraite à Rhodes ; devenu maître de l'empire, et après le meurtre de Posthumus Agrippa, il se souvint de sa femme exilée, qui depuis près de vingt ans vivait dans la détresse et dans la honte, et il la fit mourir, par la lente agonie de la faim, pensant, dit Tacite, qu'après la longueur de l'exil cette mort serait inaperçue.766

d. Réhabiliter Julie

Les femmes de l'Antiquité ont souvent été accusées d'adultère, d'inconduite morale ou de prétentions malvenues. Le propos est souvent celui d'une société misogyne, et les historiens modernes se sont essayé à la réhabilitation des figures féminines les plus décriées.

Dans la fiction, on citera le film Imperium Augustus, où Julie est présentée sous un regard compatissant. Le personnage (joué par Vittoria Belvedere) vient de perdre son mari Agrippa, qu'elle avait appris à aimer avec le temps, et doit se résoudre à épouser Tibère. Elle s'éprend du fils d'Antoine, Iullus Antonius, qui se sert d'elle pour atteindre celui qu'il estime être l'assassin de son père. Auguste n'est pas dupe et veut lui faire comprendre que l'union avec cet amant est impossible, même s'il veut croire qu'on peut faire changer les hommes : il en a eu la preuve avec Antoine, perverti par Cléopâtre. Quand Antonius tente d'assassiner Auguste, Tibère sauve la vie du vieil homme (après une hésitation : doit-il sauver celui qu'il déteste?), et le conspirateur est mis à mort. Julie est vue comme une traîtresse et son père l'exile, mais il comprend qu'il est devenu le tyran qu'il a toujours refusé d'être. C'est sur son lit de mort qu'il se réconcilie avec sa fille, revenue d'exil en apprenant que son père est mourant. L'histoire est contée en partie du point de vue de Julie, qui cherche un père pour ses enfants, un amant pour elle-même et ne cesse jamais d'aimer son père, quand bien même il se montre ingrat.

Les Dames du Palatin est essentiellement le récit de Julie. Réellement amoureuse de Marcellus, elle est peinée par son décès mais se résigne à accepter l'union avec Agrippa : en épousant un homme mûr, elle ne trahit pas la mémoire de l'être aimé en lui substituant un jeune rival (bien qu'elle entretienne une liaison avec Jules Antoine par la suite), et ce nouveau mari l'avait toujours traitée avec attention - de plus, il bénéficiait d'assez de puissance pour la protéger de Livie767. Même résignation quand on lui associe Tibère : mieux vaut cet homme austère mais droit qu'un

765. Caratini 2002, p. 164

766. Laurentie 1862 I, p. 336

767. Franceschini 2000, p. 73-75

221

flatteur arriviste768. Mais ni l'un, ni l'autre ne peuvent remplacer celui qu'elle aimait et elle regrette toute sa vie qu'aucun de ses enfants ne soit celui de l'être aimé769. Malgré leurs égards, Agrippa et Tibère ne peuvent la rendre heureuse. Les auteurs (Paul-Jean Franceschini et Pierre Lunel) présentent la première nuit de ces deux mariages, à travers le témoignage de Julie. Ainsi, le lecteur peut compatir à ses sentiments, mêlés de joie et de mélancolie. Avec Agrippa, elle est partagée entre la reconnaissance des égards de ce nouveau mari et l'étrange de cette situation, où elle est liée à celui qu'elle considérait depuis son enfance comme un oncle sympathique :

Au soir de ses noces, pour la première fois de sa vie, Agrippa s'abstint de prendre une femme à l'abordage. Ne pouvant
traiter sa « petite princesse » comme les filles à soldats dont il avait l'habitude, il prit ses quartiers dans une pièce
écartée du palais et lui laissa la chambre nuptiale. Il avait toutefois le désagréable sentiment de violer une consigne. Si
Auguste avait appris qu'il ne travaillait pas chaque nuit à engendrer l'héritier, il aurait vu dans ce comportement plus
qu'une extravagance, une trahison.
Julie fut émue par une délicatesse aussi inattendue : elle n'aurait jamais cru qu'un Romain, encore moins un soldat, en
fût capable. Agrippa osait à peine rencontrer son regard, comme s'il lui avait fait injure. Un soir, elle alla se glisser,
nue, dans le lit de son époux.770

Le problème est différent pour Tibère. Cette fois, elle trouve des qualités inespérées chez cet homme qui passait pour timide et austère. Mais elle ne peut cacher son manque de bonheur et son mari le prend comme une injure qu'il ne pourra jamais pardonner :

Après les festivités, elle trouva quelque consolation dans l'attitude de son époux. Au-delà de ses défauts, de ses éternels
scrupules, de sa méfiance, de son obsession du devoir, de son manque de grâce et de fantaisie, elle découvrit un Tibère
secret. Celui qui ne bégayait pas mais parlait avec drôlerie des petits ridicules d'Auguste, qu'il n'aimait guère, ou
évoquait Livie, qui l'avait tyrannisé enfant. Elle mesurait toute la distance entre ce qu'il était et l'idée qu'on se faisait de
lui au Palatin. On prenait pour un soldat inculte l'helléniste qui, en campagne, avait besoin de deux mulets pour porter
sa bibliothèque. On le croyait terne parce qu'il n'était pas brillant, lourd parce qu'il n'était pas rapide. Elle le jugea très
supérieur à son frère Drusus, beau comme Apollon et agile comme Mercure, mais, au bout du compte, sans grande
consistance. Tibère était un incompris comme elle.
Dès la nuit de noces, elle s'aperçut que, comme beaucoup de grands timides, il était affligé d'ejaculatio praecox. Son
désir pour elle l'emportait trop vite, la laissant à la fois excitée et inassouvie. Elle voulut cacher sa déception, mais, un
soir où elle était de méchante humeur, ne pût s'empêcher de se trahir.
Tibère se montra blessé dans son orgueil viril : toutes les autres femmes avaient feint d'éprouver de la volupté entre ses
bras, et il se croyait un amant remarquable. Son humiliation fut d'autant plus cruelle qu'il ne parvint jamais à juguler
sa fougue. Julie, pendant les exercices imposés par la procréation, rêvait à la douceur de l'amour, tel qu'elle l'avait
connu avec Marcellus puis avec Jules Antoine. Ceux-là auraient pu lui faire des enfants à leur image, mais elle était
condamnée à en donner à des hommes qu'elle n'aimait pas.

768. Ibid., p. 227

769. Ibid., p. 99

770. Ibid., p. 85-86

222

A la fin du roman, elle meurt en exil d'un cancer du sein. La réhabilitation va dans les deux sens, Julie pensant dans ses derniers jours au mari qu'elle a blessé, regrettant de ne pas avoir su rester son amie, telle qu'elle était durant leur enfance, et constatant qu'il la haïrait à jamais771. Mais, s'il n'a pas pardonné ses fautes, elle se juge trop durement : Tibère se reproche la mort de Julie, n'arrivant pas à se persuader qu'il n'en est pas coupable772.

A ce manque d'affection peuvent s'ajouter d'autres peines qui ont ruiné la vie de Julie et ont fait d'elle la femme décriée que la postérité à retenu. Pour Tarver, c'est son incapacité à parler avec ses maris qui l'a poussé à trouver des amants, qui arriveraient à mieux la comprendre. Libérée des contraintes dues à son rang, elle pouvait vivre une vie libérée, telle qu'une femme pouvait la souhaiter773. Il est aussi un drame de sa vie qui fut peu usité tant il semblait courant à l'époque et contraire à l'image de la mauvaise femme : la perte du bébé qu'elle avait eu de Tibère, et qui mourut après trois semaines, semble t-il « chétif et malformé774». N'oublions pas aussi qu'elle perdit trois fils adultes dans des conditions brutales. Cet amour maternel aurait pu être hérité de Scribonie, sa propre mère, qui s'exila de son plein gré pour suivre sa fille775.

Avec elle disparaît l'une des dernières représentantes des Juliens et de la descendance directe d'Auguste. G. Maranon, lorsqu'il évoque la mort de Julie, regrette que le Christ n'ait pu la sauver :

Dans la dernière phase de sa vie, elle fut très malheureuse, autant que pouvait l'être celle qui avait été heureuse avant ce désert. Elle ne connut jamais la consolation du pardon, qu'il soit humain ou divin. Elle mourut dans l'infamie durant son exil, sans avoir entendu une voix surhumaine qui ne devait tarder à s'élever : la voix du Seigneur qui avait été capable d'entendre Madeleine.776

III - Livie, la mère qui n'aimait pas son enfant

a. Rapports mère/fils

En plus des deux épouses de Tibère, il y eut une troisième femme influençant sa vie et ses actions, une figure maternelle ambitieuse - dont les traits de caractère se retrouvent chez sa descendante Agrippine la Jeune : Livie. Personnage de premier plan politique, femme et fille adoptive du

771. Ibid. p. 384-385

772. Ibid. p. 426

773. Tarver 1902, p. 186

774. Franceschini 2000, p. 256

775. Maranon 1956, p. 87

776. Ibid., p. 60

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premier prince de Rome et mère du second, elle représente un élément majeur dans la compréhension de la dynastie julio-claudienne. Souvent représentée dans la fiction, nous devons nous intéresser aux rapports qu'elle entretint avec les premiers empereurs.

Le trait principal de son caractère est l'ambition. Étant une femme, dans une société où le pouvoir était réservé aux hommes, elle devait agir par l'intermédiaire d'un proche masculin. D'abord femme d'Auguste, lui permettant de prétendre à un rôle de premier plan, elle consacra sa vie à promouvoir son fils, Tibère, pour régner à travers lui. Cette ambition serait née avant même son mariage princier : Maranon fait remonter les premiers indices à la naissance de Tibère, quand elle en fit faire l'horoscope, cherchant en cet « homme né de la chaleur de ses désirs » l'instrument de sa passion à gouverner le monde777. Toujours dans cette idée de superstition, elle aurait couvé entre ses seins un oeuf duquel serait sorti un poussin à la crête déjà dessinée : un présage de virilité et de puissance pour l'enfant qu'elle portait. Pourtant, ce fils semble peu décidé à assumer les ambitions de sa mère, à son grand désarroi. C'est le propos de la pièce de Pellegrin, dans laquelle elle doit pousser Tibère à accepter le rôle qu'elle veut lui faire tenir, devant son manque d'intérêt (une feinte habile de la part du fils) :

LIVIE
Et ce fut, pour remplir de si superbes voeux,
Que d'un premier hymen je rompis les saints noeuds.
Néron y consentit : et moins époux que père,
Il céda sa Livie en faveur de Tibére.
Cependant ce Tibére a-t-il assez d'ardeur ?
Regarde-t-il son sort dans toute sa splendeur ?
Absent, mais trop instruit de tout ce qui se passe,
Il sçait par mes Courriers quel péril nous menace.
Qui luy fait differer son retour ? Et pourquoy
Semble-t-il, pour regner, moins empressé que moy ?778

Plutôt que de répondre aux attentes de sa mère, Tibère préfère la vie d'intellectuel, loin du centre du pouvoir. L'incompréhension est mutuelle, et jamais la mère et le fils n'ont pu agir ensemble. La Livie des Dames du Palatin se fâche de savoir que l'aîné des Claudiens, celui qui doit être digne de son rang, préfère la compagnie des grammairiens aux prétentions qu'elle veut lui inculquer. Pour elle, il manque d'ambition, se soucie plus de sa femme que de l'Empire, et est une pomme pourrie de l'arbre de la famille - une déception encore plus grande que celle éprouvée pour la débauchée

777. Maranon 1956, p. 25

778. Pellegrin 1727, p. 4

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Claudia qui elle, au moins, mettait ses vices sexuels au service de la famille779.

La nature de leurs rapports reste ambiguë. Au vu de leurs différences de caractère et de l'ambition prêtée à Livie, la majorité des auteurs pensent que leur relation était conflictuelle. Allan Massie romance la vision de l'enfant Tibère envers sa mère comme celle d'un couple sado-masochiste : elle le punissait régulièrement, le fouettant quand il la décevait, mais il ressentait de l'amour dans ce châtiment qui lui devenait un rite sauvage avec, en son centre, l'orgueil de la famille780. Si la description de leur relation n'est pas toujours aussi crue, les auteurs notent souvent que Livie ne ressentait pas l'amour maternel tel qu'il doit être naturellement manifesté - selon eux. Tibère était son oeuvre, un moyen de parvenir à satisfaire ses propres ambitions. Non qu'elle n'aimait son fils, mais il lui était plus un instrument qu'un objet d'affection781. En ce point, Livie rappelle à l'historien un autre personnage de l'Antiquité romaine, Agrippine la Jeune, qui avait servi les mêmes ambitions à travers son fils Néron.

Mais là où Néron sut se débarrasser de sa mère, la faisant assassiner lors d'un naufrage, Tibère ne put régner sans sa mère jusqu'au jour de sa mort. Et si Néron était encore jeune lorsqu'il perdit sa mère, Tibère entrait dans sa soixante-et-onzième année. La situation a offert matière à sourire pour qui veut en souligner l'absurdité, celle d'un vieil homme soumis au bon vouloir de sa mère grabataire. Ainsi le présente la pièce de Chénier, où le vieil homme reconnaît avec honte la nécessité de se soumettre à sa mère, l'empire était un de ses bienfaits782. Il doit tout à sa mère : son règne et sa vie, et s'en affranchir lui serait une infâme ingratitude783. Le propos est aussi moqueur dans l'introduction du roman Poison et Volupté, ou l'empereur est à la fois mûr et infantilisé :

Quand il était embarrassé, Tibère avait coutume, dans son enfance, de faire craquer ses doigts en les tirant vers
l'arrière. Il avait longtemps combattu cette mauvaise habitude qui exaspérait sa mère. Il se surprit à arrêter, avec le
sentiment d'être en faute, ce geste machinal, et secoua la tête. Quand donc oublierait-il les remontrances de Livie ? A
faire craquer ses phalanges, que risquait-il désormais, sinon de lancer une nouvelle mode à Rome ? Il regarda ses
grosses mains velues, marquées par les premières tâches brunes de l'âge. Non, ce n'étaient plus les mains d'un enfant784.

La situation devait lui être honteuse : lui, le prince, le maître du monde, était le jouet d'une femme ! Charles Beulé y consacre un chapitre entier, désignant le règne de Tibère jusqu'à son exil à Capri comme « le règne de Livie », une longue période où il tentait vainement de diriger Rome sans

779. Franceschini 2000, p. 167-169

780. Massie 1998, p. 14

781. Beulé 1868, p. 240-241

782. Chénier 1818, p. 15

783. Ibid., p. 29

784. Franceschini 2001, p. 3-4

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qu'elle agisse elle-même et sape son autorité. Pour le bon fonctionnement de sa politique, il rencontrait deux barrières : la première était le sénat, un obstacle qu'il créait lui-même alors qu'il pouvait lui ôter tout pouvoir, l'autre étant Livie, qu'Auguste avait désigné comme son égale dans son testament, la nommant Augusta785. Tibère restait une « bête domptée », que sa mère pouvait dresser comme elle le voulait, l'humiliant et l'asservissant786. Et pour se débarrasser d'elle, il est

impuissant : Je renonce à vous peindre (votre imagination suffira à cette tâche) les drames intérieurs que Tibère a dû subir pendant onze ans, ses projets, ses fausses résolutions, son découragement subit, sa dissimulation. Tentera-t-il un coup d'État contre sa mère ? Elle serait plus forte que lui et plus populaire. L'exilera-t-il ? Rome entière et les prétoriens eux-mêmes s'y opposeraient. Aura-t-il recours au poison, qui a fait disparaître devant lui toute la famille d'Auguste ? Mais c'est elle qui est le grand maître dans l'art des poisons ; malheur à qui la provoquerait !787

Toutefois, le prince ne pouvait se laisser asservir comme cela. Alors certains auteurs le montrent tenant tête à sa mère, parvenant à régner seul ou du moins à remettre Livie à sa place : derrière lui-même. Ainsi, l'enfant maladroit des Dames du Palatin a assez d'assurance pour, à l'annonce de la mort d'Auguste, menacer Livie de lui nuire si elle le gêne dans ses actions : il n'est plus le petit garçon qui jouait avec des toupies et si elle se prenait pour César, cela lui coûterait cher788. Dans la pièce de Pellegrin, cette révélation passe par la rupture de sa dissimulation : Livie comprend que celui qu'elle pensait manipuler l'a depuis longtemps dépassé en vices, et qu'elle a créé un monstre. Alors, en clôture de la tragédie, elle s'exclame :

LIVIE

Du repos ! Ah ! J'entends ce superbe langage ;
Faut-il me voir réduite à craindre mon ouvrage.
Grands Dieux ! Je reconnois votre courroux vangeur.
Et je perds en un jour, l'Empire et l'Empereur.789

Il arriva un jour où Tibère rompit avec sa mère. Les raisons et le moment restent à déterminer. Était-ce à la suite d'une dispute ? Était-ce après qu'il ait réussi à lui avouer son ressentiment couvé depuis des décennies ? Parmi les causes les plus récurrentes dans les récits d'historiens, on retrouve la vexation, Livie ayant abusé de son rôle pour le tourner en ridicule, ou la lecture de lettres d'Auguste, dans lesquelles le prince dépréciait son successeur - non qu'il en soit personnellement atteint, mais elles représentaient une atteinte à sa dignité, voire entraient dans les motifs de lèse-

785. Beulé 1868, p. 98

786. Ibid., p. 260

787. Ibid., p. 246

788. Franceschini 2000, p. 428

789. Pellegrin 1727, p. 69

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majesté790. Il reste une certitude : Tibère ne revint pas à Rome pour les funérailles de sa mère, dédaignant celle qui l'avait porté, pensait-on, au pouvoir : sans doute n'avait-il jamais pardonné les humiliations qu'elle lui avait fait subir791.

Dans les Mémoires de Tibère, Allan Massie propose une vision originale de leurs rapports. Âgée (elle meurt à plus de quatre-vingt ans), elle est présentée comme atteinte de démence sénile. Incapable de tenir une discussion suivie, elle porte des accusations délirantes envers son fils, allant jusqu'à lui reprocher d'avoir fait tant de mal à Julie, qu'elle présente comme « la meilleure des filles » alors qu'elle n'avait jamais pu la supporter de son vivant. Tibère souffre en voyant sa mère, qu'il a connu belle et intelligente, devenir une vieille femme gâteuse792. Avant de partir pour Capri, il hésite à venir lui faire ses adieux :

Aller prendre congé de ma mère était sans objet ; elle ne reconnaissait plus personne et appelait la mort de ses pleurs et de ses gémissements. Je priais pour qu'elle soit libérée le plus vite possible, ce qui se produisit six mois après mon

départ793.

b. L'ambitieuse

Tiberius Claudius Nero était bien plus âgé que Livie, qui n'avait que quinze ans quand elle l'épousa. Il est fort probable que leur mariage, célébré en 45 av. J.-C., avait été arrangé par les ambitions de la mariée adolescente, une ambition devenue une passion qu'elle démontra tout au long de sa vie, et dont la beauté et la vertu lui servirent d'instruments.794

On garde de Livie l'image d'une ambitieuse, prête à tout pour accéder à ce qu'elle désirait. De ses jalousies et par le destin de son fils, privé un par un de tous ses rivaux, des soupçons sont nés autour de sa personne : ses ambitions ont-elles été servies par le crime, par l'assassinat de tout individu se mettant sur son chemin ?

Il est vrai que bien des rivaux de Tibère sont morts dans des conditions suspectes : Marcellus de maladie à dix-neuf ans, Drusus de gangrène après une chute de cheval, Lucius dans un naufrage, Caius dans des conditions similaires à celles causant la mort de Marcellus et Germanicus par un procédé sur lequel nous nous sommes déjà étendus - n'oublions pas également l'assassinat de Postumus795. Tous ces hommes avaient la prétention de concurrencer le fils de Livie, et il est

790. Lyasse 2011, p. 128-129

791. Siliato 2007, p. 157

792. Massie 1998, p. 234-235

793. Ibid., p. 266

794. Maranon 1956, p. 25

795. La maladie d'Agrippa peut aussi prêter à suspicion, mais elle est moins souvent citée : il était bien plus âgé que

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plausible qu'elle les ait fait disparaître pour le profit de Tibère. On va parfois même jusqu'à l'accuser d'avoir empoisonné Auguste pour précipiter la succession. Tibère est quelquefois associé aux crimes présumés de sa mère. C. Beulé n'y croît guère : Livie n'avait pas besoin d'impliquer son fils pour agir, et un échec aurait condamné celui-là même qu'elle voulait promouvoir796.

Lidia Storoni Mazzolani remet en question la responsabilité de Livie dans les morts qui lui sont attribuées. Le même propos est souvent présenté dans l'Histoire et n'est souvent qu'un poncif destiné à attenter à la mémoire des femmes honnies. En plus du cas analogue d'Agrippine, elle cite celui de Tanaquil, femme de Tarquin, favorisant son gendre Servius Tullius et de Plotine, femme de Trajan, ayant caché la mort de son mari afin qu'Hadrien lui succède sans heurts. Dans les faits, ce sont des « inventions inévitables quand la légitimité d'une succession est contestée797». Du moins, l'image est ancrée dans les mémoires, et Livie reste la criminelle de ce début de dynastie. En témoigne la tragédie de Pellegrin :

LIVIE.
Ta gloire I Ah I Souviens-toy combien le rang suprême
A fait verser de sang à Livie, à toy-même.
J'ay commencé l'ouvrage ; et je cours l'achever.
Au trône, malgré toy, je prétens t'élever.
Dussay-je m'immoler de nouvelles victimes,
Non, je ne perdrai point le fruit de tant de crimes.

A défaut d'user de la force, Livie est rusée. Ainsi se sert elle de la manipulation. Nous citions préalablement son influence sur le règne de Tibère, mais elle fut aussi accusée de se servir d'Auguste pour faire du principat une tyrannie. Usant de ses charmes, elle faisait du maître de Rome son instrument, se servant de lui comme elle le souhaitait. On lui attribue notamment le mariage de Tibère et Julie. Ainsi, dans les Dames du Palatin, elle feint la complicité avec la fille du prince pour la pousser à accepter ce mari : elle le présente comme la solution à ses problèmes, assurant son avenir et celui de ses enfants, et un substitut appréciable aux prétendants arrogants qui la harcèlent pour qu'elle accepte de les élever à la dignité princière798. La série Moi Claude, empereur présente Livie comme un personnage majeur de la succession impériale. Interprétée par Sian Philips, elle travaille pour mettre Tibère au pouvoir. Dès le premier épisode, consacré à l'époque où Marcellus était le successeur, elle s'efforce de promouvoir son fils, quelles que soient les méthodes à employer.

les autres victimes présumées de Livie.

796. Beulé 1868, p. 166

797. Storoni Mazzolani 1986, p. 131-132

798. Franceschini 2000, p. 225-226

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Tout d'abord, elle s'entretient avec Julie, la poussant à révéler qu'elle envie Tibère et Vipsania pour leur mariage heureux et qu'elle en était amoureuse quand elle était adolescente. Elle empoisonne ensuite Marcellus, feignant de rester à son chevet, et guette la réaction de Julie. La voyant inconsolable, Livie charge Tibère de la consoler, mais il n'y montre aucun enthousiasme : il a précédemment établi qu'il n'éprouve aucun attrait pour elle et qu'il n'en voudrait pas, même nue accrochée au plafond de sa chambre. Plus tard, observant les débauches de Julie, elle corrompt l'un de ses amants, un ami de Lucius, pour qu'il établisse une liste des hommes impliqués dans les tromperies de la fille du prince, ce afin de la disgracier aux yeux de son père. Elle empoisonne ensuite Auguste : celui-ci, trop affaibli par la maladie, ne peut se défendre face aux reproches de Livie et meurt durant le monologue.

Mais aussi méprisable que soit Livie, qui se montre également odieuse envers le bègue Claude, elle a droit à une réhabilitation partielle. Voyant sa mort approcher, elle désire être divinisée, non par ambition, mais par peur de la vie après la mort : si elle n'est pas faite déesse, elle pourrira pour ses crimes, même justifiés. Les prédictions nommant Caligula et Claude empereurs, elle se rapproche d'eux, le premier par la licence (c'est un pervers qui s'amuse à l'embrasser et la caresser lascivement), le second par l'honnêteté. Si elle n'affichait que mépris pour son petit-fils, elle avoue avoir toujours su qu'il n'était pas aussi idiot qu'il voulait le montrer. La seule condition qu'exige Claude pour la diviniser est qu'elle dise la vérité sur les morts de la famille : elle confesse tous les meurtres, sauf ceux de Drusus et Germanicus, tout en précisant qu'elle n'aurait pas hésiter à les perpétrer s'ils avaient vécu plus longtemps. Elle meurt à la fin de l'épisode, et les deux prétendants vont la voir chacun leur tour. Caligula la trahit, disant qu'il deviendra dieu lui même et qu'il la regardera souffrir en enfer. Claude reste loyal, malgré son désamour pour elle, car il a compris qu'elle était sincère dans son envie de protéger Rome : des années plus tard, il la fait diviniser.

Le personnage suit ce même rôle dans Imperium Augustus. Interprétée par Charlotte Rampling, Livie est une femme aigrie qui déteste Gaius et Lucius et pousse son fils à épouser une femme qu'il méprise. Tibère lui-même est outré par son ambition : elle menace à mots couverts de tuer les petits-enfants d'Auguste qui sont « encore faibles » - motif qui pousse Julie à accepter le mariage afin que ses fils soient protégés. Dans la dernière scène du film, Auguste est mourant. Livie lui demande le pardon, sous-entendant qu'elle l'a empoisonné. Il ne lui en tient aucune rancoeur, puisqu'il sait qu'elle a fait ce qu'elle estimait être la bonne solution. Leur amour a évolué, n'étant plus la passion d'autrefois, mais il existe toujours, même en cette dernière heure.

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Dans le roman Poison et Volupté, Livie supporte mal de voir Caligula outrager tous les principes moraux. Ses crimes ne lui ont apporté que de la peine, et elle se sent salie au vu des résultats :

Livie soupira. Elle n'avait jamais trouvé la moindre délectation malsaine à user du poison et l'avait fait à contrecoeur.
Elle avait sincèrement pleuré Marcellus, Caius, pour lesquels elle avait de l'affection. Elle n'avait pas eu à jouer la
comédie quand il fallait consoler Auguste de la perte de deux qu'elle lui avait arrachés. Sa conscience ne la tourmentait
pas ; il n'existait aucun autre moyen de faire triompher les Claude et de porter Tibère à l'empire. Et voici que son fils,
qui ne lui adressait plus la parole, la condamnait à voir chaque jour un pervers incestueux franchir son seuil, souiller
son laraire et son buste de la Pudeur ! Elle était décidée à faire bon visage à l'intrus, mais ne savait pas encore quel
parti elle tirerait de cette épreuve799.

Livie, par l'étude de la psychologie, peut-être ainsi réhabilitée : celle qu'on présentait comme une ambitieuse sans scrupules aurait agi par amour maternel envers un fils qui manquait d'esprit de décision. En agissant à sa place, elle se condamnait à vivre dans le scrupule tout en restant fière d'avoir servi les intérêts de Tibère. Quand il l'abandonna, elle se serait rendu compte de l'horreur de ses actes et ses dernières années lui furent une torture morale.

Quand bien même son pouvoir à sa mort n'était plus du qu'au respect du à sa fonction et à sa famille, et qu'elle n'avait plus de rôle politique à jouer depuis que son fils l'avait laissée seule, son décès peut être vu comme un des déclencheurs des « années noires » du règne de Tibère. Pour Villemain, notamment, cette mort « parut enlever une dernière protection aux Romains », désormais privés du dernier symbole vivant de l'époque « bénie » d'Auguste et livrés aux ambitions perverses de Séjan800. Peut-être aussi son existence protégeait Rome de Tibère : morte, elle cessait de protéger sa descendance, qui comprenait les enfants de Germanicus. Sans sa protection, Tibère pouvait les détruire sans pitié801. Enfin, elle représentait le dernier rempart entre Tibère et le principat tyrannique assumé. Sans elle pour lui disputer le pouvoir, il pouvait cesser de dissimuler son ressentiment et ce sont des années de colère refoulée qui s'abattent brutalement sur Rome. Pour reprendre le propos exact de Beulé : Livie a été une digue pour Tibère, mais une digue purement physique; elle

n'a pas apaisé les flots, elle leur a fait obstacle; elle les a fortifiés, refoulés, accumulés, de sorte qu'ils grondent, prêts à s'élancer plus impétueux et plus terribles802. A compter de ce jour, Rome découvrait le véritable Tibère, celui que le ressentiment avait détruit et qui comptait leur faire payer les humiliations subies803.

799. Franceschini 2001, p. 278

800. Villemain 1849, p. 84

801. Caratini 2002, p. 251

802. Beulé 1868, p. 261-262

803. Ibid., p. 283

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En conclusion, citons le bilan de la vie de Livie selon Charles Beulé, un résumé faisant de ses crimes la base de la tyrannie que devait devenir le principat. Par ses actions ambitieuses, elle aura

perverti le régime et a pavé la voie aux despotes à venir : C'est ainsi que s'éteignit, à quatre-vingt-six ans, cette femme funeste à la famille d'Auguste, plus funeste à la chose publique. (...) C'est elle véritablement qui, par son action occulte sur Auguste et son influence déclarée sur Tibère, a contribué à ériger en système cette confiscation lente et progressive de toutes les forces d'un peuple au profit d'un seul homme. En fondant l'empire, elle a préparé l'impunité à toutes les folies et frayé la voie à tous les monstres qui ont succédé à son mari et à son fils. Elle a été leur génie, elle a été la furie de l'État804.

c. Un traumatisme d'enfance

Il est une blessure morale que l'on attribue régulièrement, chez les Modernes, à Tibère. De l'exil dans lequel il fut emmené enfant, on ne peut que peu gloser : il était trop jeune805 et ne devait pas en garder de souvenirs806. Mais il n'aurait pas pu oublier le divorce de ses parents, l'époque où sa mère quitta son père pour celui qui les avait mis en fuite - un traumatisme qui dicta ses rapports conflictuels avec sa mère, son beau-père et indirectement avec les descendants de celui-ci807.

Le divorce de Livie et T. Claudius Nero est souvent vu comme une scène odieuse, proche de la mascarade. Octavien déclarait être tombé fou amoureux de Livie lors d'un repas et invita le mari à en divorcer. Mais si cette pratique admettait des précédents, elle devenait scandaleuse : Livie était alors enceinte de six mois, et l'on privait le père de son fils. De plus, pour faire accepter ce mariage, Octavien consulta le collège des pontifes, dont Claudius Nero faisait partie - et le mari bafoué dut accepter de lui-même cette humiliation808. Au delà d'une prétendue attirance soudaine pour la jeune femme, Octavien voyait peut-être en ce mariage des intérêts tout autres. Tout d'abord, et c'est là la raison la plus probable, il pouvait s'associer à une famille patricienne par le mariage et ainsi accéder à un plus grand pouvoir, devenant un aristocrate - une position qu'ont cherché à obtenir bien des hommes récemment admis à un pouvoir dont la légitimité était contestable809. L'autre raison est plus de l'ordre de l'interprétation des ragots : la grossesse de Livie était, selon les rumeurs, l'oeuvre de cette relation hors-mariage et, pour éviter le scandale, il fallait que l'enfant soit légitime. De plus, il était plus judicieux pour Livie de confier son fils à l'autorité d'un homme jeune et triomphant plutôt

804. Ibid., p. 249-250

805. A notre connaissance, seul Roger Caratini fait intervenir Tibère dans cet exil, lorsque la soeur de Pompée, attendrie, lui offre un manteau précieux, tandis que Sextus refuse de leur venir en aide (Caratini 2002, p. 20-21)

806. Il n'en connaît, dans cette même biographie romancée, que les détails qu'a pu lui donner son père alors qu'il était enfant et le vague souvenir de la robe de sa mère prenant feu (Ibid., p. 92)

807. Lyasse 2011, p. 24

808. Lyasse 2011, p. 23-24

809. Maranon 1956, p. 29

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qu'à un mari d'âge mûr (il avait alors 47 ans, et son rival 25) dont la position était compromise810. Ainsi, les Romains moqueurs glorifiaient les mariages heureux où les enfants naissaient en trois mois. Si le propos semble difficile à admettre - pourquoi Auguste n'aurait pas reconnu l'enfant, lui qui désespérait d'avoir un fils ? - certains auteurs font de Drusus le fils illégitime du prince, expliquant ainsi les égards envers ce beau-fils, alors que Tibère était tout juste toléré. C'est notamment l'hypothèse de Grégorio Maranon, ou plutôt une certitude pour lui, attaché à l'étude morale des personnages : si Tibère ressemblait à son père, froid et taciturne, Drusus était jovial, réceptif et plein de génie, des qualités héréditaires que lui aurait transmis Auguste, qui les tenait lui-même de ses ancêtres Juliens, en témoigne l'égale répartition de l'amabilité chez son grand-oncle César811.

Le traumatisme d'enfance de Tibère se serait réparti en trois temps, le premier étant le souvenir vague, mais marquant, d'un petit garçon voyant sa mère l'abandonner et son père pleurer. La scène est représentée du point de vue de l'exilé de Rhodes, commençant ses Mémoires par ses souvenirs d'enfant, comme pour accentuer l'horreur de la scène :

Drusus, comme je l'ai dit, ne fut jamais autorisé à rendre visite à notre père. A mon avis, en fait, il ne devait jamais
penser à lui, sauf lorsque je l'y contraignais en abordant le sujet. Il est vrai qu'il n'avait aucun souvenir de lui. Moi, en
revanche, je pouvais revoir mon père à genoux, étreignant les chevilles de ma mère et lui affirmant son amour en
sanglotant.. Elle dégagea ses jambes ; il s'effondra, prostré, sur le dallage de marbre, et je me mis à hurler. J'avais trois
ans à l'époque.812

Des images de cet événement, il retient également le visage de celui qui lui enleva sa mère, cet homme « jeune et silencieux, qui passait lentement sa langue entre ses lèvres minces, comme un loup se pourlèche les babines avant de dévorer une agnelle » : le regard d'un enfant de trois ans voyant un « méchant »813. Et, en même temps que « maman » disparaissait, « papa » achevait de se détruire. Ainsi Antonia raconte des années plus tard à sa fille que Tibère n'a jamais pu oublier le traumatisme de voir son père bien-aimé sombrer dans l'alcoolisme jusqu'à sa mort, de chagrin, une mort qu'il ne put s'empêcher d'attribuer à Livie814.

Tibère avait neuf ans lorsque son père mourut. Il fut alors chargé de prononcer l'éloge funèbre, ce autant pour montrer le respect filial que pour témoigner de son intelligence. Mais si l'on peut douter de la précision des souvenirs d'un enfant de trois ans, ceux d'un garçon de neuf ans devaient être

810. Ibid., p. 30

811. Ibid., p. 32

812. Massie 1998, p. 13

813. Caratini 2002, p. 92

814. Franceschini 2001, p. 28-29

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bien plus clairs et mieux réapparaître dans la pensée de l'adulte. Il fit preuve d'une rhétorique satisfaisante, même si l'on ne doute pas que le discours n'était pas de son écriture, et le traumatisme a du dicter sa conduite future. Ainsi, dans les Mémoires de Tibère, l'auteur livre les pensées du jeune garçon à la lecture de l'éloge :

Comment tirer un éloge d'une telle vie ? Seulement, de toute évidence, avec des phrases creuses et pompeuses, de longs
passages sur les vertus privées (dont, en vérité, le pauvre homme ne manquait pas), et de nobles platitudes, point
fausses au demeurant, sur la malignité du sort. Ces platitudes avaient néanmoins été modifiées, car elles ne devaient en
aucune façon porter ombrage au vainqueur et élu de la fortune, Auguste, successeur du défunt comme mari de Livie,
qui se tiendrait à la droite de l'orateur.
En conséquence, je fus initié à l'art oratoire par un flot de rhétorique fallacieuse.
Hypocrisie.
Depuis, je me suis toujours méfié de la rhétorique, même en reconnaissant que sa maîtrise représente une part
nécessaire de l'éducation.815

C'est ce jour que naît le ressentiment de Tibère qui devait dicter sa vie entière. En prononçant l'éloge funèbre, il devait penser à sa mère et renoncer à lui pardonner : elle qui se présentait comme un modèle de vertu avait abandonné son triste mari, le laissant mourir dans le chagrin et l'ivresse, privé de son second fils qui - comble de l'horreur - était selon les rumeurs l'oeuvre d'un adultère. L'enfant retrouve ensuite sa mère, à la cour d'Auguste, mais ne put jamais revoir « maman », ne voyant que « Livie », la femme du prince et la meurtrière de son père816. Les parents de « substitution » qu'on lui offrait n'étaient pour lui qu'une femme adultère et un homme haïssable qui avait volé son enfance et s'efforçait de l'humilier, comme si le calvaire de Claudius Nero n'avait suffi à satisfaire sa cruauté. Mais s'il faisait comprendre sa colère par la froideur et le refus de toute amitié, il ne la démontrait jamais directement, préférant la dissimuler et ne pas s'attaquer à qui pourrait le détruire817.

Ainsi, avant même qu'on l'accuse de tuer ses rivaux, de promouvoir le monstrueux Séjan, d'abandonner son peuple et de violer la vertu romaine, Tibère était déjà victime de sa psychologie. Dès l'enfance, on lui retira « le sentiment le plus sacré chez tout être humain, l'amour pour sa mère », et on le préparait à une vie de doute et de malheur. Car, nous l'aurons compris, Tibère est avant tout un personnage à la psychologie complexe, dont les actes manquent de cohérence si l'on ne connaît pas la teneur de ses pensées. Alors, pour étudier Tibère, on doit penser aux trois caractéristiques majeures de sa psychologie : la tristesse, la dissimulation et la colère818.

815. Massie 1998, p. 17

816. Caratini 2002, p. 92

817. Maranon 1956, p. 63

818. Kornemann 1962, p. 216-217

233

B. La psychologie de Tibère

L'utilisation du caractère pour définir un personnage n'est pas un fait de l'historiographie moderne : quand les Anciens critiquaient l'attitude de Tibère, c'était sa personnalité qui faisait de lui un tyran, dictant ses actes. Mais, ce qui manquait aux sources anciennes, c'était l'utilisation de la compassion, par l'évocation des actes minant le moral des personnages infâmes, les poussant à agir contre le bien d'autrui. Chez Tibère, ce sont trois traits de caractère qui prédominent et sont propre à être utilisés par l'historien : sa tristesse pour le réhabiliter, son goût du secret pour offrir au débat et son ressentiment pour expliquer sa conduite tardive.

I - Mélancolie, une tristesse qui le pousse à bout

a. Solitude

Il est très seul, mon père. Plus seul que toi, plus seul que ne le sont tous les êtres humains.819

Tibère donne l'impression d'un homme solitaire. Mais cette solitude, il l'avait volontairement cherchée tout au long de sa vie. Nous avons précédemment établi l'implication de cette psychologie dans son goût de l'exil, mais il faut en chercher les indices autre part. Dès sa jeunesse, il semble que la guerre lui ait été une paix intérieure, tant il était loin des contraintes sociales de Rome : ici, il n'avait qu'à commander les soldats et agir, non à flatter. De plus, elle l'entretient à des réalités de l'existence, telles que le rapport à la mort ou à la peur, là où Rome devait, à ses yeux, rendre oisif820. Et cette solitude, avec l'âge, est devenue la base de ragots portés contre sa moralité, ou le secret laissait place à l'interprétation de scènes scabreuses qu'il n'osait montrer au grand jour et à la fomentation de crimes contre Rome. Cette solitude pouvait être angoissante, quoique nécessaire : Gregorio Maranon en fait l'action d'un homme plein de ressentiment qui ne trouve le repos ni dans la revanche, ni dans le pardon. En se retirant à Capri, il trouve une solitude qui l'empêche d'agir contre autrui, et protège les victimes innocentes que sa colère pourrait causer, mais il est tout autant désespéré et livré à lui-même, entretenant sa folie821. S'il la recherche, la solitude lui fait horreur et il la craint. Ainsi Egmond Colerus fait parler le prince à son petit-fils Gemellus :

819. Kaden H., Insel der Leidenschaft. Ein Tiberius-Roman, Leipzig, Hans Arnold, 1933, p. 169, in David-de Palacio 2006, p. 178

820. Storoni Mazzolani 1986, p. 56

821. Maranon 1956, p. 214

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Pauvre enfant sans père, qu'en sera-t-il de toi lorsque je mourrai ? Enfant sans père dans un monde sans père. Horreur sans fin. Joue, goûte à ce qui est doux, amuse-toi à des riens, rêve, pauvre enfant abandonné...822

Enfermé dans un mutisme, Tibère devait gérer seul sa mélancolie : personne ne pouvait chercher à le comprendre, et montrer un signe de faiblesse aurait été contraire à ses principes de dignité. Ainsi le prince des Mémoires de Tibère fait état des proches à qui il voudrait parler de ses problèmes, en sachant que cela lui serait impossible : Livie est trop froide, Drusus trop enjoué et incapable de le comprendre et son mariage avec Vipsania n'en est qu'à ses débuts823. Les auteurs décadents et les tragédiens se servent souvent de ce propos pour permettre aux monologues de Tibère d'exprimer son désarroi. Ainsi le Tibère présenté par Lucien Arnault déplore de posséder le monde, mais de ne pas avoir le moindre ami pour le soutenir824. Même désespoir dans le soliloque clôturant le premier acte de la tragédie de Francis Adams :

Je dois être seul
Seul à travers les années jusqu'à ce que ma triste mort
Ferme mes lourdes paupières et que je puisse dormir.
Et ne jamais m'éveiller. Maintenant, courage, courage !
Fierté, je ne t'ai jamais recherchée,
Adieu, l'amour d'une femme ! Adieu,
Douce paix où sommeille la foi céleste.
Adieu, doux foyer et douces saintetés
Et pure joie, mon coeur et mon âme ont perdu leur voix,
Et ce vrai moi que je ne pourrai jamais connaître !
Seul, seul, pour toujours seul !825

Nous évoquions lors du chapitre consacré à Caligula les circonstances de sa mort. Considérant que le récit des Anciens était oeuvre de propagande contre le troisième prince de Rome, certains auteurs modernes l'ont réfuté en faisant mourir Tibère seul. Et la solitude est tout autant, voire plus pesante.

822. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G. Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927 , p. 81, in David-de Palacio 2006, p. 189

823. Massie 1998, p. 53

824. Arnault 1828, p. 28-29

825. Adams 1894, p. 61-62 :

« I must be alone.

Alone through all the years till weary death

Closes these heavy lids, and I can sleep.

And wake no more. Now, courage, courage!

Pride, I never called thee yet who call thee now.

Farewell, the love of woman ! Farewell, all

The sweet sure peace wherein dwelt heavenly faith.

Farewell, dear home and gentle sanctities

And pure content, and heart--and soul--loosed speech,

And that true self I nevermore shall know !

Alone, alone, for ever and ever alone ! »

235

Selon Kornemann : On le laissa seul (et) lorsqu'on s'enquit à nouveau de lui, on le trouva mort à côté de son lit. C'est ainsi qu'il mourut - d'une mort naturelle, de vieillesse sans aucun doute - complètement seul, aussi seul qu'il

avait vécu pendant les dernières années826. L'image est semblable chez Roger Caratini : Quand ils sont partis, Tibère reprend connaissance. Constatant qu'il est seul, il appelle. Aucune réponse. Alors, entêté jusqu'au bout, il se lève de son lit, fait quelques pas en titubant et s'écroule à quelques pas de sa couche. Dans la soixante-dix-huitième année

de son âge et la vingt-troisième de son principat, Tiberius Claudius Nero exhale un dernier souffle827. En mourant seul, la dernière pensée de Tibère n'est pas qu'on l'assassine, un constat déjà affreux, mais que personne n'est là pour lui, qu'il n'existe déjà plus aux yeux du monde : il est mort avant même d'avoir expiré. Personne ne l'aime828. Pour Roger Vailland, c'est une évidence car le tyran est incapable d'amour, dès le moment où il s'élève au-dessus de la condition humaine. Il n'a plus le droit qu'à des amours feintes et se condamne de lui-même à la solitude829.

b. L'absence d'amitié

« Mais dis-moi donc, » ses lèvres prononcèrent les mots d'un ton étrange, qui lui était inconnu, comme s'il poursuivait à voix haute une phrase commencée en son for intérieur, « dis-moi, donc, puisque je ne suis pas jeune, puisque je ne suis pas beau, pourquoi m'aimes-tu ? »

Elle hésita. Elle voulait se taire. Elle avait empoigné des deux mains l'ourlet de son vêtement à la hauteur des genoux. « Peut-être parce que le monde ne t'aime pas. »830

Condamné à la solitude, Tibère est rendu pitoyable. C'est l'homme à l'âme malade, le génie maudit incapable de trouver l'affection. De nature, il est improbable qu'il ait rejeté l'amitié de tous et se soit volontairement fait détester. Sans doute cherchait-il à s'attacher, ou du moins cherchait quelqu'un pour lui être fidèle sans arrière-pensée. Mais contrairement à la légende, Tibère a su garder plus d'amis qu'Auguste : on nomme souvent Mécène et Agrippa parmi les proches du premier prince, mais l'un fut disgracié et l'autre - s'il eut droit à la gloire après son mariage avec Julie - avait été un temps relégué au second plan, jusqu'à s'exiler de lui-même à Lesbos quand il se sentit blessé dans son amour propre. Quant à Tibère, si la plupart de ses relations amicales restent mystérieuses (on sait qu'il fut proche de Nerva, mais on ne le sait guère que par le fait qu'il l'ait accompagné à Capri et que sa mort ait blessé le prince), il a su garder la plupart de ses amis jusqu'à leur mort.

Son père meurt alors qu'il est enfant. Mais il a probablement été meurtri par son décès, qui lui causa

826. Kornemann 1962, p. 213

827. Caratini 2002, p. 279

828. Dans la série The Caesars, quand Livie le met en garde contre ses rivaux en lui disant que tout le monde ne l'aime pas, il répond cyniquement que personne ne l'aime.

829. Vailland 1967, p. 219-220

830. Walloth W., Tiberius, Leipzig : Hesse und Becker Verlag, 1889, p. 257, in. David-de Palacio 2006, p. 183

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une grande douleur et fut une base à sa colère. La situation apparaît dans la biographie de L. Storoni

Mazzolani : Cinq ans plus tard, Tiberius Claudius Nero mourut. Tibère, qui avait alors neuf ans, prononça son éloge devant le bûcher funéraire. Peut-être, ce jour là, alors qu'il assistait à l'incinération de son père, quelqu'un murmura-t-il à l'orphelin de ne jamais oublier de qui il était issu. Et il ne l'oublia jamais. Le passé laissa sur lui des marques indélébiles, aussi bien le passé aristocratique de sa gens que celui, douloureux et secret, de sa vie privée : l'amour

d'avoir été, enfant, exclu de la maison où vivait sa mère, où était né son frère831. Ce frère, il l'a aussi beaucoup aimé : ils étaient très différents, jusque dans leur caractère, mais leurs rapports furent cordiaux et ils semblaient se compléter832. Cette relation amicale apparaît dans la série Moi Claude, empereur. On y voit Drusus et Tibère jouer à la balle. Le jeune frère le raille, notamment en lui disant de perdre de l'estomac, que sa femme lance mieux que lui,... s'ensuit un pugilat amical au terme duquel Drusus maîtrise son aîné. Tibère a été ramolli par sa vie à Rome et regrette le temps où il était militaire. Drusus le console : ses soldats se souviennent de sa sévérité, mais ils sont fiers d'avoir servi sous son commandement. Tibère lui confie alors un secret : il n'a aimé que trois personnes dans sa vie : leur père, Vipsania et son frère. Mais leur relation ne peut pas durer : alors que Drusus est en campagne, il tombe de cheval, la plaie s'infecte et évolue en gangrène. Le récit de la réaction de Tibère montre l'amour qu'il portait à son frère : il parcourut la longue distance entre sa résidence et la tente de Drusus en l'espace d'un jour et d'une nuit, en plein hiver, changeant régulièrement de cheval pour ne pas être tributaire de leur fatigue et parvint à arriver à temps pour voir son frère avant qu'il ne meure. Le futur prince est alors décrit comme « défait, pâle, les cheveux en bataille, les yeux pleins de larmes et le visage déformé par la tristesse833». A l'écran, dans la série précitée, Tibère arrive dans la tente sans s'être rasé et dans son uniforme militaire, seul témoin des dernières paroles de Drusus, à l'encontre de leur mère : « Rome a une mère cruelle, Gaius et Lucius ont une belle mère cruelle » (il soupçonne Livie d'être responsable de sa mort, sachant qu'elle craignait ses idées républicaines). Tibère ne pardonne pas à sa mère de se montrer si indifférente à ce décès : un an plus tard, il est le seul avec Antonia à encore éprouver de la peine, alors que toute la famille semble avoir même oublié son existence. Le propos est similaire dans The Caesars, où Livie reproche à Tibère de ne pas éprouver de peine alors qu'Auguste est mourant : il lui répond qu'il a déjà pleuré son père, Tiberius Claudius Nero. Alors qu'elle l'accuse de ne jamais avoir aimé personne, il la corrige en disant qu'il a aimé son frère - ce même frère qu'elle semble avoir oublié. Toutefois, pour contrebalancer ce récit favorable à l'amabilité de Tibère, ses détracteurs présentent son hommage à Drusus comme un ordre militaire qui ne témoignait en rien de sa douleur personnelle. Ainsi, Rolland fait de sa venue un devoir, et Drusus aurait été obligé de rendre des

831. Storoni Mazzolani 1986, p. 126-127

832. Levick 1999, p. 19

833. Maranon 1956, p. 162

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honneurs à son frère, alors qu'il était proche de mourir et que tout effort l'affaiblissait834. Bien qu'injuste, la mort de Drusus est opportune à la morale :, elle permet au jeune homme de mourir dans la gloire avant que l'honneur familial soit terni par son frère et ses descendants835.

De ce moment, Tibère ne perd plus d'amis proches pendant une longue période. Ce n'est que lors des années 20 à 23, selon Barbara Levick, que ses proches disparaissent les uns après les autres : dans cet intervalle, il perd ainsi Vipsania, P. Sulpicius Quirinius, son propre fils Drusus, un de ses petits-fils et le sénateur L. Longus836. Tibère a alors plus de soixante ans, ses amis de longue date sont désormais âgés, et la mort naturelle pouvait frapper d'un jour à l'autre. Quant aux exceptions, il dut ressentir d'autant plus de peine qu'il perdait à la suite son fils et son petit-fils, deux morts espacées de quelques mois tout au plus837.

La mort de Nerva dut lui être aussi cruelle : non seulement il lui était enlevé, mais ce décès était délibéré. En plus d'être un choc psychologique, ce fut, selon les détracteurs de Tibère, une atteinte à sa renommée : était-il assez cruel pour que même ses amis décident de mourir plutôt que de le fréquenter encore838? Ainsi apparaît la blessure morale dans le film Caligula, quand l'empereur grommelle à la vue de Nerva dans son bain rempli du sang de ses poignets. Chez Jean de Strada, Tibère voit la mort de son ami comme une trahison et refuse de le pleurer : celui qu'il considérait la veille comme un sage, un vieil ami doux et serein n'est plus qu'une vipère en son sein pour qui aucune larme ne sera versée839.

Il est toutefois une amie de Tibère qui lui a survécu et leur relation aura duré toute leur vie : Antonia. Veuve de son frère Drusus, elle resta proche du prince jusqu'à son exil à Capri, d'où il lui envoyait toujours des courriers. Les historiens modernes, tel Maranon, se questionnent encore sur cette amitié : était-elle une réalité due aux valeurs de la famille ou un calcul habile ? Du moins, Antonia est passée à la postérité comme l'une des rares membres de la dynastie à n'avoir commis aucun crime - si ce n'est en élevant Caligula et en privant son fils Claude d'amour maternel. Certains se demandent même si un mariage entre elle et Tibère aurait pu permettre au règne du

834. Rolland 2014, p. 158-159

835. Laurentie 1862 I, p. 258-259

836. Levick 1999, p. 127

837. On ignore la date précise de la mort du jumeau, mais on estime qu'il a péri en 23 ou 24, soit peu après son père - voire peut-être quelques mois plus tôt. La mort de l'enfant n'éveillait pas au soupçon, tant sa popularité était insignifiante et le décès en bas-âge fréquent.

838. Laurentie 1862 II, p. 19

839. Strada 1866, p. 172

238

prince d'être plus calme, lui donnant une compagnie et une confidente840. Cette relation entre amour et amitié est reprise dans Poison et Volupté :

- Il faut que je retourne à ma tâche. Je n'ai pas fait grand chose, ce matin. Je te remercie de ton accueil, Antonia. Je me sens mieux quand je sors de chez toi. Vois-tu, je crois que, sans toi, je ne pourrais pas supporter mon fardeau ! Je n'ai connu cela qu'une fois dans ma vie.

Elle fut surprise par ces derniers mots car il ne faisait jamais la moindre allusion à Vipsania.

- La vois-tu encore parfois, risqua-t-elle.

- Non. Elle m'a déçu. Tu es la seule à ne m'avoir jamais déçu.

Elle devina les mots qui montaient à ses lèvres et qu'il ne prononcerait pas. Elle aurait dû forcer la barrière que lui opposait sa timidité et l'épouser. Les choses eussent été plus simples. Elle l'eût sauvé de lui-même, de sa nature méfiante et rancunière. Il était trop tard.

Elle lui sourit, pencha la tête vers lui pour recevoir son baiser, et le regarda se lever lourdement et s'appuyer au bras de l'esclave qui accourait. Elle ne pouvait se défendre de l'idée que, chacun à sa façon, ils avaient gâché leurs chances.841

Toutefois, si la fiction s'accommode de cette relation pour imaginer un Tibère plus serein, il est envisageable qu'Antonia ait agi, du moins dans les dernières années, contre le prince, en voulant venger Germanicus et ses fils, avec plus de subtilité que les ennemis habituellement cités. C'est notamment le propos de Maria Siliato qui s'étonne de l'absence d'Antonia aux funérailles de son fils et du fait que celle qui aurait du pleurer le plus fort n'a pas montré ouvertement sa tristesse : peut-être pour ne pas que Tibère soupçonne qu'elle aspirait à se venger de lui. Ainsi, après des années d'amitié feinte qui lui avaient valu la confiance du prince, elle avait écrit la lettre de dénonciation avec deux objectifs mêlés : se débarrasser d'un ennemi de Rome et, à la fois, isoler et tourmenter l'âme de Tibère842. Si même Antonia ne ressentait plus d'amitié pour Tibère, alors le prince était vraiment seul. Mais la sanction qui lui réservaient les Romains, en le laissant sans amis, il se la

serait infligé de lui-même, par sa nature : Triste et farouche, cachant sa pensée et ses desseins, et en cela plus redoutable, il ne connut aucune affection, tout lui fut un calcul, l'amitié comme la haine. Sa mère même, il ne l'aima point, il la craignit seulement ; il n'eut d'amis que les confidents, ou les ministres, ou les flatteurs de ses débauches. Et rien ne tempérait cette âme féroce843.

c. « Tristissimus homo 844»

De caractère et par l'abandon de ses proches, Tibère est condamné à la tristesse. C'est le destin immuable du tyran qui peut jouir de tout, sauf de l'amour véritable. Ainsi le représente Lenain de

840. Maranon 1956, p. 156

841. Franceschini 2001, p. 126

842. Siliato 2007, p. 172

843. Laurentie 1862 II, p. 36

844. « Le plus triste des hommes » : surnom donné par Pline l'Ancien (Histoire Naturelle, XXVIII, 231.)

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Tillemont, qui pourtant n'admet pas de compassion envers lui : Certes ce n'est pas sans sujet qu'un ancien a dit que si on ouvroit le coeur des tyrans, on les y verroit déchirez de mille coups. Tibere ne peut estre content dans toute la grandeur imperiale. La solitude d'une isle ne le peut derober [à son chagrin]. Toutes les voluptez les plus infames dans lesquelles il se plonge, n'ont point assez de charmes pour luy donner quelque joie, et deviennent mesme son supplice. Il sent malgré luy sa misere, et le prince le plus dissimulé qui fut jamais, est contraint d'avouer qu'il se sent perir malheureusement.845

Inexorablement, Tibère devient sans cesse plus malheureux, et est pénétré par le spleen, tel que le nomment les Romantiques, mélancolique et angoissé846. Il semble plus pertinent, dans la logique de notre plan, de revenir à ce point précis lors de l'étude des tragédies, afin d'offrir un exemple plus poussé à ce propos, commun à la plupart des oeuvres littéraires consacrées à Tibère.

La mélancolie semble innée chez Tibère. Pour Marie-France David-de Palacio, l'anorexie de quatre jours, destinée à persuader Auguste de le laisser partir pour Rhodes, était une tentative maquillée de suicide, un sentiment de malheur et d'indignité qui serait devenu, avec le temps, une maladie de la persécution motivée par la tristesse847. L'auteur cite Nietzsche, se demandant si Tibère avait pensé dans ses dernières heures que la vie était « une longue mort », une souffrance qui ne s'achève que dans la mort848. Du reste, il avait le sourire difficile, et la naissance des jumeaux semble être une des rares occasions où Rome put le voir heureux - alors même que l'on pleurait Germanicus849. Même sans l'influence des cruautés de la vie, Tibère était destiné à être malheureux, éternellement insatisfait de son existence.

Nous sommes appelés à plaindre la tristesse de cet homme. La série The Caesars va dans ce sens. Tibère est habituellement calme et impassible, mais, à la mort de Pison, il attrape violemment sa mère, montrant pour la première fois une émotion, et lui apprend que Vipsania est morte quelques jours plus tôt. Il lui reproche de l'avoir marié à Julie, qu'il détestait. Livie s'étonne qu'il aie pu aimer un jour : il le pouvait autrefois, désormais, il en est incapable. Chassant sa mère, il refuse de lui accorder un jour le pardon et ne souhaite plus jamais la voir. Renonçant à l'amour, il se résigne : « que le peuple me haïsse, tant qu'il me craint » sachant que tout tort lui retombera dessus, qu'il soit coupable ou non. Dans Poison et Volupté, ce sont ses contemporains qui le plaignent. D'abord, ce sont Antonia et Livilla qui discutent de « Oncle l'Ours » qui, du timide renfrogné dont elles s'amusaient devient un « ours malheureux », suspicieux et misanthrope dont la santé mentale est

845. Lenain de Tillemont 1732, p. 45

846. Caratini 2002, p. 86

847. David-de Palacio 2006, p. 54

848. Nietzsche F., Le Gai Savoir, Paris : Gallimard, 1950, p. 78, in. Ibid. p. 159

849. Storoni Mazzolani 1986, p. 228

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inquiétante850. Bien plus tard, après l'effondrement de l'amphithéâtre de Fidènes, ce sont les badauds eux-mêmes qui compatissent en le voyant si faible : l'un s'horrifie de son apparence squelettique, l'autre de l'état de son visage (croyant qu'il est lépreux), un dernier constate les ravages de l'âge. Le peuple ne le haït pas, il le prend en pitié851.

A la fin de sa vie, Tibère fait le constat de son échec, plus malheureux que jamais. Sa vie entière fut une succession de malheurs, de la mort de ses proches à ses échecs politiques. Ce qu'il voulait tant faire, il n'a pas pu l'accomplir et, au final, on ne retiendra de lui que des immondices indignes de lui. La biographie de L. Storoni Mazzolani s'achève sur ce constat, à travers les pensées du vieil homme

mourant sur sa succession et au fatalisme qui le touche : Aux premières lueurs de l'aube, alors que Tiberius Gemellus s'attardait à prendre son premier repas, Caligula se tenait déjà prêt devant la porte ; et il ne resta à Tibère qu'à lui recommander son jeune cousin et à lui dire qu'il lui remettait l'empire. En cette heure, écrivit l'auteur juif, avec sa conception que Dieu veille toujours et intervient dans les vicissitudes humaines, Tibère se rendit compte pour la première fois avec un intime désespoir que sa personne, sa volonté, son autorité n'étaient rien en comparaison de l'infinie puissance divine. Dieu lui avait refusé « le privilège de choisir lui-même son héritier ». Le constat de son impuissance le jeta dans un profond découragement ; il savait que son petit-fils non seulement n'obtiendrait pas le pouvoir impérial, mais ne conserverait même pas la vie. Alors qu'il était étendu immobile sur son lit, il enleva son anneau avec le sceau pour la signature des décrets, l'insigne du pouvoir. Peut-être voulait-il le remettre à Caligula, ou, dans un moment de résipiscence, à son petit-fils, ou peut-être même à quelqu'un d'autre ; mais il n'en fit rien. A qui aurait-il voulu confier cet instrument terrible ? Son dernier geste scelle sa vie et la résume : il remit la bague à son doigt et referma étroitement sa main. Il fallut forcer cette main raidie pour l'enlever852.

Seule la mort peut libérer l'être mélancolique de ses peines, et il doit se résoudre tragiquement à les vivre tout au long de sa vie, sans espoir de s'en débarrasser. Dans l'étude de Rolland, consacrée plus à Auguste qu'à Tibère, c'est le personnage d'Octavie qui illustre le propos. Ce qui meurt n'est qu'un corps dénué d'âme depuis douze ans, depuis la mort de son fils bien-aimé Marcellus : à compter de ce jour, elle n'était plus qu'une femme plaintive, pleurant et gémissant, haïssant tous ceux qu'elle voulait rendre coupable de la mort de son enfant et ignorant jusqu'au bonheur de ses proches - elle avait trois filles mariées et plusieurs petits-enfants en bonne santé, obligeant ceux qui l'aimaient à la voir dépérir pendant douze longues années853. Le propos est aussi applicable à Tibère, perdant ses amis et sa famille sans pouvoir effacer leur image de sa mémoire. Perdu dans son malheur, il s'autodétruit. Peut en témoigner le roman de Kaden, représentant la solitude tragique du vieil homme, détruit par la révélation de la cause de la mort de son fils :

850. Franceschini 2001, p. 28

851. Ibid., p. 282

852. Storoni Mazzolani 1986, p. 332-333

853. Rolland 2014, p. 172-173

241

Depuis que Tibère avait appris la vraie cause de la mort de son fils Drusus, son visage, sa personne, sa nature avaient
changé de la manière la plus impressionnante. Ses traits semblaient pétrifiés. Les yeux marron, enfoncés dans les
orbites, entourés de cernes sombres, regardaient fixement au loin, comme s'ils ne voyaient que le passé éternellement
présent. (...)
L'empereur restait ainsi souvent assis des heures durant, ne supportant personne autour de lui, regardant fixement
l'horizon maritime, ou bien loin devant lui, et ne voyant rien d'autre que les images déformées de ses pensées. [...]
Lorsqu'il était seul, il se parlait à lui-même. Souvent il criait, comme si la douleur morale ne pouvait plus être
supportée en silence, pleurait alors de nouveau, silencieusement, à part soi, murmurait des noms, qui lui avaient été
chers, et faisait mouvoir ses mains, comme pour caresser doucement une tête.854

Mais en déplorant la mélancolie chez Tibère, on peut tomber dans le sentimentalisme et perdre de vue l'essentiel de la recherche. Edward Beesly se refuse à cette compassion, considérant Tibère comme un homme peu confiant en lui-même, tourmenté par la suspicion d'être mal-aimé, mais conscient également d'être aussi efficace qu'il le pouvait. Alors il n'est pas un homme sensible, mais juste un homme fier qui a le sens de l'auto-critique et n'est pas satisfait de ses actes855. Ce qui paraît être de l'apitoiement refoulé n'est que le signe d'un doute quand à ses capacités, un doute qu'il cherche tant bien que mal à dissimuler.

II - Dissimulation, entretenir le mystère

a. L'incompréhension

Le caractère de Tibère est fortement marqué par la suspicion et le repli sur soi. Ce qui aurait pu passer pour de la timidité ou comme l'indice d'un caractère asocial fit l'effet d'une dissimulation, rendant le personnage autant haïssable que mystérieux.

Ce caractère lui était apparemment inné. Dès l'enfance, son pédagogue le surnommait « boue imbibée de sang » tant son attitude était imprévisible. Roger Caratini, lorsqu'il cherche à romancer la biographie de Tibère, propose un récit du professeur particulier au père du jeune garçon, lui expliquant la complexité de son caractère : ce qu'il désire, il feint de ne pas le désirer, et ce qu'il paraît souhaiter n'est qu'une façade. Ainsi, il repousse le miel, qu'il aime notoirement, et réclame un pain sec qu'il abhorre. De même, il feint de ne pas aimer les mathématiques alors qu'il se plaît à faire des calculs en cachette. Plus que se renfermer dans des caprices, il agit étrangement au contact

854. Kaden H., Insel der Leidenschaft, Leipzig : Hans Arnold, 1933, p. 368-370, in. David-de Palacio 2006, p. 177

855. Beesly 1878, p. 117

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des enfants, offrant des cadeaux à ses ennemis et se battant avec ses amis856. Quand il confie à sa mère ne pas aimer Marcellus, une animosité réciproque, Livie doit lui avouer qu'il se rend mal-aimable auprès de ses cousins et cousines par sa froideur et son manque de loquacité857. Ce caractère resta intact au fil des années, et le Tibère qu'ont connu les Romains était toujours ce garçon peu bavard et aussi peu prévisible. Il donnait donc l'impression d'un hypocrite, voire d'un fou858.

Devant cette dissimulation, le peuple romain ne sut comment réagir. Que dire devant le prince qui sanctionnait autant le franc-parler qui lui déplaisait que l'adulation ? S'il posait une question, devait-on aller dans son sens, au risque de passer pour un être servile, ou le contredire, et risquer sa colère859? De cette incompréhension naît l'image de la tyrannie. Pour Laurentie, jamais le despotisme ne fut aussi déguisé, tant Tibère se sentait puissant et refusait tout titre de respect, considérant cela comme une injure860. On l'accusait de ruse, de rancoeur et de cruauté861. On ne peut le reprocher aux Romains ; face à un homme si renfermé et entretenant l'indécision, qui plus est un prince prônant le républicanisme, il est compréhensible qu'on l'ait taxé d'hypocrisie, tant il était impossible de le comprendre862. Ainsi les auteurs hostiles à Tibère se servent de ces accusations

pour le déprécier. Pour Laurentie, toute l'existence de Tibère fut un artifice : Corrompu dans ses moeurs, il chercha la décence dans les moeurs publiques. Né sans passions ardentes et cruelles, il participa aux barbaries du triumvirat comme à un calcul ; et quand tout fut à ses pieds, il se fit un calcul contraire de la bienveillance. Vicieux par instinct, vertueux par politique, tout lui fut un expédient d'égoïsme. Timide à la guerre, il n'eut de courage que pour dominer863.

Toute sa vie, Tibère aurait dissimulé ses vices par l'hypocrisie, les révélant uns par uns au fil de son règne. Dès lors qu'aucun obstacle ne se mit en travers de son chemin, il sombra dans le mal et se plaisait aux supplices qu'il condamnait jusqu'alors, par ruse, souhaitant voir le monde périr864. L'auteur prend l'exemple de la mort de Drusus III pour montrer les failles dans la dissimulation de Tibère, permettant de voir le véritable prince : il ne se cache plus lorsqu'il dresse un complot d'espions contre son petit-fils, alors emprisonné, pour rapporter les pires insultes prononcées par le condamné délirant et les rapporter au Sénat, tant pour souiller la mémoire du jeune homme que pour

856. Caratini 2002, p. 30-31

857. Ibid., p. 38

858. Martin 2007, p. 292-293

859. Lyasse 2011, p. 97

860. Laurentie 1862 I, p. 238

861. Syme 1958, p. 422-423

862. Massie 1983, p. 89-90

863. Laurentie 1862 I, p. 301-302

864. Laurentie 1862 II, p. 35

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satisfaire sa propre cruauté865. Alors on se met à haïr cet hypocrite, qui s'exprime jamais clairement et vit en solitaire. Ce qui pouvait être un vice visible en quelques rares occasions devenait le centre de la politique de Tibère, ponctué de fausses vertus et de vrais crimes866.

b. Cacher les émotions

C'est lors de la succession que cette réputation est née. Il ne faisait aucun doute pour les Romains que l'héritier d'Auguste serait un membre de sa famille - le fait était évident depuis près de quarante ans. Mais au moment où le Sénat allait rendre hommage au nouveau prince, il ne rencontra qu'un homme froid qui semblait lui même douter de sa légitimité, pourtant indiscutable. De cette situation inattendue, personne ne savait quoi penser : fallait-il le prendre au mot et estimer qu'il refusait cette promotion inégalable qui lui permettait des pouvoirs mille fois supérieurs aux plus grandes aspirations des Romains, ou en faire un propos hypocrite chargé de faire apprécier le tyran en devenir par un peuple qui se devait de le supplier, alors que la décision était déjà prise867?

Les auteurs n'ont pas su trancher. Pour Simon-Joseph Pellegrin notamment, Tibère est la dissimulation même, une hypocrisie qui ne touche pas que la politique. Pour accéder à ses fins, il n'hésite pas à feindre l'amour pour une femme de bonne famille, Émilie, à trahir Postumus Agrippa dont il s'est efforcé d'obtenir la confiance pour pouvoir ensuite mieux l'atteindre et, comble de l'horreur, à trahir sa propre mère en se faisant passer toute sa vie pour un homme blasé et désireux en aucun cas du pouvoir, afin de rejeter toute responsabilité morale sur elle dès le jour où il serait le prince : c'est elle qui a au grand jour conspiré contre Agrippa, tandis qu'il n'a eu qu'à porter le coup final dans l'ombre. Toute autre approche chez Derek Bennett, représentant un homme dénué de toute méchanceté, si ce n'est dans son cynisme et son incapacité à chercher l'amitié, dont la dissimulation n'est qu'un caractère inné qui, s'il l'abandonnait, reviendrait à renier toute sa pensée et faire de lui un homme qu'il n'est pas. S'il doit faire des concessions à sa morale en devenant un tyran aux idées républicaines, incapable de les prôner, il refuse d'abandonner ce qui lui reste : sa liberté de pensée. Au milieu de ces deux thèses se contredisant en tout point, on peut citer l'analyse de Linguet : Tibère aurait effectivement fait preuve d'hypocrisie à la succession, non pour satisfaire sa cruauté, mais par nécessité politique - il s'agissait d'un test pour mieux connaître les pensées de ses sujets qui, s'il avait pris une décision claire, auraient abondé dans son sens sans qu'il soit possible de connaître leur véritables idées. En les laissant dans l'indécision, il les obligeait à prendre une

865. Ibid., p. 17

866. Lenain de Tillemont 1732, p. 22

867. Storoni Mazzolani 1986, p. 17-18

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initiative, à trahir le fond de leurs pensées, et de rester ainsi le seul mystère de ce nouveau principat868.

Une nouvelle accusation de dissimulation lui vient au jour de la mort de son fils. Quand bien même on connaissait la froideur de Tibère, l'approche psychologique nous apprend qu'il était un homme sensible. Pourtant, il semble n'avoir manifesté aucune peine quand Drusus mourut brutalement. La postérité y aura longtemps vu la preuve de la méchanceté d'un être si égoïste qui n'éprouve nulle émotion à la mort de son propre fils. Ce serait oublier que sa vie fut une succession de tristesses : il a perdu prématurément son père - imaginons l'enfant de neuf ans lire l'éloge funèbre -, son frère et la femme qu'il aimait. En romançant ce propos, on peut se demander comment Tibère aurait pu accepter sans broncher la mort du dernier lien qu'il avait avec Vipsania, leur enfant unique. Il était ainsi « immunisé » aux larmes, qui avaient trop coulé. Politiquement, il s'agissait peut-être aussi de camoufler une tristesse qui pouvait être interprétée comme un signe de faiblesse. Le maître du monde romain, l'homme le plus puissant au monde, ne pouvait témoigner de la moindre faille. Il n'était plus l'humain, il devait être le symbole de grandeur. Ainsi refusa t-il de pleurer son fils, du moins en public, reprenant le cours normal de la vie sans qu'apparaisse le moindre changement dans son attitude. Mais au fond de lui, on pouvait deviner un bouleversement profond, qu'il devait tenir secret et ne révéler à personne, pas même à ses proches. Celui qui veut paraître intouchable est profondément meurtri et brisé par le chagrin. Agrippine la Jeune, dans le roman de Pierre Grimal, compatit à la douleur du prince, quand bien même elle a appris à le haïr. Elle plaint sa solitude, alors qu'elle vit des heures semblables (Néron l'abandonne), faisant de la duplicité dont on l'a souvent accusé une manière de défendre la faiblesse qui lui faisait honte869. Lidia Storoni Mazzolani, quant à elle, conte cette solitude par le refus de Tibère à voir les amis de son fils pendant plusieurs années : non pas qu'il renie ceux qui étaient les compagnons du défunt, et qui l'avaient entraîné dans des situations peu enviables, mais le fait de les revoir lui rappelait Drusus et lui faisait mal870.

Ainsi, en expliquant l'apparente dissimulation de Tibère par la psychologie, on parvient à diminuer sa culpabilité aux yeux de la postérité. Empli de doutes et de malheurs, il était incapable de tout contenir alors qu'on le pressait, et cela expliquerait son besoin de solitude remarqué dans ses exils871. Si sa dissimulation est signe de folie, c'est une folie émouvante, à opposer à la folie violente de Caligula. D'ailleurs, on constate que sa dissimulation n'était pas aussi marquée qu'on veut le faire

868. Linguet 1777, p. 48

869. Grimal 1992, p. 100-101

870. Storoni Mazzolani 1986, p. 260

871. Linguet 1777, p. 224

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croire : il n'a jamais flatté Auguste pour lui succéder, ne cachant pas qu'il était en conflit avec ses opinions, et s'est montré politiquement plus honnête que son prédécesseur872. Mais les Romains, et les auteurs s'inspirant de leurs récits, semblent ne pas l'avoir compris. Le prince dut en être blasé.

III - Ressentiment, une revanche sur la vie

a. Le pouvoir de la peur

Nous l'avons vu en de nombreuses occasions dans ce mémoire, Tibère a vécu des situations de peur tout au long de sa vie, une terreur qui influence le déroulement de son règne. Le prince des Mémoires de Tibère est ainsi dominé par la crainte, et observe son effet chez les autres avant lui-même. Les sénateurs, de peur du prince, vendent leur dignité. Les arrivistes se cachent des délateurs. Auguste même avait succombé à la peur en apprenant que sa fille fréquentait des conspirateurs : c'est la raison pour laquelle il la fit exiler. Pareillement, c'est sa crainte pour l'avenir qui l'a poussé à tuer son petit-fils Postumus. Et Tibère se sentit lui aussi atteint par ce mal quand Agrippine le dépréciait auprès de son peuple, le nommant ennemi de sa famille et attisant la haine des Romains873.

L'esprit méfiant de Tibère n'est pas un fait nouveau à l'époque des événements cités par Allan Massie. Toute sa vie, il avait vécu dans l'anxiété et la névrose obsessionnelle, et les événements ne font que renforcer ces précédents pour les transformer en une paranoïa profonde, dont Séjan use contre lui874. Et de la psychologie déjà fragile de ce prince, dont l'attitude est déterminée par les événements, naît la peur des complots qui l'amène à fuir Rome pour Capri et à se montrer plus apte à la violence si elle lui semble nécessaire875. La souffrance d'autrui ne lui est pas un plaisir, mais une nécessité désespérée contre ceux qui pourrait lui nuire876.

Par cette paranoïa, Tibère se condamne aux yeux de la postérité. Les dernières années sont les plus douloureuses, en témoigne Charles Beulé, parlant d'un supplice moral où il envia Séjan mort d'avoir pu disparaître si vite d'un monde où tous le détestaient et pouvaient venir le tuer877. Plus personne ne

872. Zeller 1863, p. 41

873. Massie 1998, p. 194-195

874. Caratini 2002, p. 146

875. Storoni Mazzolani 1986, p. 278

876. Grimal 1992, p. 103

877. Beulé 1868, p. 144

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pouvait approcher le prince, qui craignait jusqu'au plus inoffensif visiteur. Le récit même de

Suétone montre l'évolution de cette peur auto-destructrice. Les chapitres LXIII à LXVII font état de l'évolution de sa personnalité après une vie de criminel (XLI-LXII) : le LXIII concerne sa peur de la haute société romaine, le LXIV de sa famille et le LXV de Séjan. Dans le chapitre LXVI, les injures viennent de tous coins de l'empire et, dans le LXVII, Tibère est un homme fini qui s'est condamné à l'infamie par son combat contre la peur, qu'il a lui même engendré par ses crimes. A la peur s'est mêlé le ressentiment.

b. Une vie d'humiliations

Un autre motif de sa haine envers l'humanité viendrait des humiliations subies tout au long de sa vie. Tout d'abord, les réprimandes de son beau-père dans son enfance ont pu le marquer. Il a été rapporté que celui-ci, ne l'aimant guère, se plaisait à l'insulter. Ainsi le surnommait-il « petit vieux », en raison de son manque de grâce et de son attachement aux valeurs du passé. Le propos a pu traumatiser l'enfant, d'autant qu'il devait être repris par les proches du prince, jusqu'aux esclaves qui trouvaient moyen de railler le patricien qu'il était878. Le Tibère d'Allan Massie avoue, dans ses Mémoires écrites à Rhodes, avoir cherché durant des années l'approbation, voire l'amour d'Auguste, en vain : celui-ci préférait le charme faussement spontané de Marcellus, et était désormais tout à ses petits-fils879.

Ensuite, il devait être moralement blessé par les Princes de la Jeunesse, ces enfants qui lui faisaient de l'ombre, à lui qui avait tant mérité d'être reconnu à sa juste valeur. Il trouvait injuste d'avoir enduré de longs services militaires, d'avoir du sacrifier son amour et de s'être tant démené pour l'empire et, au final, qu'on lui préfère des héritiers inexpérimentés qui, en grandissant, se montraient présomptueux880. Ce motif pourrait aisément expliquer un ressentiment enfoui, qui l'aurait forcé à partir pour Rhodes afin de ne pas démontrer de sa haine publiquement. Dans les Dames du Palatin, il rêve de vengeance : il lui est intolérable de s'incliner devant ces enfants arrogants et il se promet de donner une leçon à ceux qui l'injurient de la sorte881. Le ressentiment atteint son paroxysme après

que Caius l'ait publiquement insulté : Tibère sortit de la chambre de commandement sans rien montrer de sa fureur. Le temps viendrait de faire payer toutes les offenses. Sa mère avait fait de lui l'instrument de son ambition ; Auguste l'avait obligé à quitter la femme qu'il aimait, Julie l'avait bafoué et Caius l'insultait I Oui, si Thrasylle avait raison, il n'aurait pas trop d'une longue vie pour se venger. Qu'ils me haïssent, se répétait-il, pourvu qu'ils me

878. Beulé 1868, p. 76-77

879. Massie 1998, p. 9

880. Beesly 1878, p. 97

881. Franceschini 2000, p. 264-265

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craignent !882

Toutefois, il ne faut considérer les Princes de la Jeunesse comme des rivaux inoffensifs. Eux mêmes étaient jeunes, mais ils bénéficiaient d'un pouvoir de décision seulement dépassé par celui d'Auguste, et - par leur âge - étaient aisément influençables par des conseillers avides. Il suffisait qu'un ennemi de Tibère encourage Caius ou Lucius a lui nuire - Lollius s'y était essayé - et l'exilé de Rhodes aurait été immédiatement condamné883.

Ajoutons à cela l'humiliation du divorce d'avec Vipsania, celle de l'infidélité de Julie puis - bien plus tard - la trahison de Séjan, et l'on peut faire de la vie de Tibère une succession d'humiliations nourrissant le ressentiment. C'est de cette vie de brimade qu'il se plaint devant Antonia dans les Dames du Palatin, cherchant un soulagement dans la confidence : Julie lui est irrespectueuse, Auguste et Livie ne cessent de le vexer et Caius est insolent. Il veut partir immédiatement pour Rhodes, là où il ne verrait plus ce Palatin qui lui donne la nausée884.

Énervé par les humiliations, Tibère s'enferme dans une colère qu'il arrive difficilement à réprimer.

C'est le propos de Charles Beulé : Il a vécu sous Auguste, auprès d'Auguste, dans son intimité, sous un joug plus particulier et plus dur. Là commencent ses souffrances et ses difformités morales. Enfant, il est en butte aux sarcasmes d'un beau-père qui le hait; l'aversion qu'il ressent et qu'il faut cacher égale l'aversion qu'il inspire et qu'on ne lui cache pas. Adolescent, il est pénétré lentement par le poison de l'envie, au milieu de grandeurs qu'il touche, que sa mère lui montre et qui ne seront pas pour lui. Ceux qu'il aime sont moissonnés par la mort ; la femme qu'il chérit est arrachée de ses bras par Auguste; son coeur est broyé comme sa volonté; le trouble des sens ne le console pas de l'opprobre que lui inflige Julie; le plus juste ressentiment doit être refoulé et soigneusement dissimulé; il faut qu'à la lâcheté s'ajoute l'hypocrisie. Que d'épreuves, messieurs ! Quelles tortures de tous les jours ! (...) Ajoutez les conseils de Livie, sa froide prévoyance, son machiavélisme, son parti pris de tout supporter pour l'avenir; ajoutez l'exemple d'Auguste, son immoralité, son hypocrisie et les malfaisantes leçons du contact journalier de sa politique comme de sa vie privée, et confessez que, pour résister à cette longue corruption et ne pas être avili par une telle servitude, il faut une nature au-dessus de l'ordinaire, il faut une fierté native que trente ans de persécutions, mal déguisées sous les faveurs arrachées par Livie, n'ont pu abattre. (...) Alors l'héritier des Claudius aura été anéanti avec les instincts altiers et la vigueur républicaine de sa race; il ne restera plus que le digne héritier d'Auguste.885

Ce type de propos est un poncif de la fiction : pour réhabiliter le mauvais, ou du moins pour expliquer l'origine de ses torts, on en revient à son passé. L'antagoniste aurait pu être aussi bon que le héros, il lui ressemble d'ailleurs en bien des aspects, mais un événement traumatisant, ou une

882. Ibid., p. 319

883. Beulé 1868, p. 123

884. Franceschini 2000, p. 270

885. Beulé 1868, p. 103-106

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suite d'événements, lui ont fait rejeter l'humanité et basculer vers la haine et la méchanceté. Qui veut représenter un antagoniste attachant va lui attribuer une vie de malheurs : nous penserons, en prenant un exemple bien loin de notre sujet, au Magneto de la bande-dessinée X-Men. Celui-ci, mutant d'origine juive, est un idéaliste voulant faire cesser les persécutions envers ses semblables, tout comme le souhaite son ami Xavier, qui lui fait partie du camp des bons. Mais là où ce dernier prône la cohabitation entre espèces, Magneto n'a aucune confiance en l'humanité : rescapé des camps d'extermination nazis, il voue une haine aux Hommes qui méprisent les mutants, les considérant aussi indignes que ceux qui ont décimé sa famille. Alors que ses convictions sont louables, son ressentiment le pousse à agir selon des méthodes radicales et inacceptables. Il en va de même chez le Tibère de fiction - et dans une moindre mesure chez le Tibère réhabilité : il voulait être digne de Rome, permettre l'élévation du peuple romain vers une meilleure société, mais les humiliations et le manque de reconnaissance l'ont désespéré de ses promesses et l'ont conduit à se comporter comme le pire des tyrans, ce qu'il abhorre le plus. L'auteur voulant réhabiliter le prince, ou du moins réduire sa responsabilité dans les actes de son règne, cherchera à faire ressortir la responsabilité des autres dans la perversion de Tibère. S'il est devenu mauvais, ce n'est pas par nature ou par perversion morale, mais par rupture affective face aux humiliations et à un destin qu'il refuse d'assumer, devenant une sorte de héros déchu.

c. Le ressentiment

Gregorio Maranon intitule son livre Tiberius, the Resentful Caesar (1956). Dans celui-ci, il tente de mener une étude spécifiquement dédiée à la psychologie du personnage. Il isole ainsi les composants du ressentiment tibérien : intelligence, agressivité, timidité, manque de générosité, haine, ingratitude, hypocrisie, malheur en amour, vertu et manque de succès. Ainsi, il divise l'ouvrage en quatre parties thématiques :

- Les raisons de ressentiment (enfance en exil, tragédie familiale, amours)

- Les ennemis encourageant sa colère (conflits familiaux, Agrippine, Séjan)

- Les amis cherchant vainement à le contenir (Antonia, Nerva)

- Le personnage lui-même (vie et mort, vertus, sentiments)

L'auteur définit lui-même le ressentiment, afin que le lecteur comprenne les enjeux de son oeuvre. Pour lui, ce n'est pas une attitude criminelle, mais une passion qui mène au péché, parfois à la folie et au crime. Le ressentiment est un handicap mental : l'esprit humain se débarrasse de lui-même des

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mauvais souvenirs avec le temps, ou du moins les assimile, tandis que l'être atteint de cette maladie est incapable de voir disparaître les éléments perturbateurs qui forment l'esprit à l'aigreur et à une personnalité instable. C'est le drame de Tibère selon Maranon886.

Dans la biographie de Roger Caratini, c'est envers Auguste que naît le premier ressentiment de Tibère : celui qui se fait désormais appeler Auguste et qui règne sur le monde reste pour lui l'Octavien qui vola sa mère à son affection et à celle de son père et il ne peut s'empêcher de lui reprocher la mort prématurée de Drusus, pour l'avoir envoyé dans le conflit qui l'a tué - certes sans le savoir, mais le mal est fait887. Il est alors inexorablement appelé à devenir un tyran froid et vengeur. Ainsi le représente Charles Beulé. Pour lui, un prince à l'humeur bienveillante, un sentiment qui ne peut s'acquérir que par une vie heureuse, sera bon avec son peuple et fera de grandes choses, tandis que celui qui ne manque pas de talents, mais qui ne peut se départir de la haine est condamné à échouer, quels que soient ses efforts. Sans être né comme la « bête féroce, enivrée aussitôt par le pouvoir, étrangère à l'humanité comme à la raison », une image qui reparaît chez les princes lui ayant directement succédé, Tibère est un homme « doué par la nature, d'une intelligence étendue, ferme, cultivé, issu d'une grande race, admirablement constitué d'esprit et de corps, d'un caractère froid et d'une santé inaltérable, soldat courageux, bon général, administrateur capable, bien entouré, soutenu par les conseils de la mère la plus habile et la plus rusée , favorisé souvent par la fortune , poussé sans effort vers les grandeurs », soit un homme digne de bien des éloges, mais tiraillé par « la crainte et l'envie, l'espoir sans bornes et les alarmes sans nom , tous les appétits provoqués ou contrariés, satisfaits ou dissimulés, la menace journalière de faveurs sans raison et de disgrâces sans appel, la nécessité de flatter et de mentir, le droit de tout oser à condition de tout feindre, l'immoralité d'un appât perpétuel, le mépris croissant pour ceux qui obéissent servilement et pour celui qui commande à tels serviteurs, l'enivrement de l'orgueil excité jusqu'au délire ou rabattu jusqu'au dégoût de soi-même », toutes ces composantes du ressentiment qui fait du despote monté sur le trône un lamentable esclave888. De son état moral dépendait tout son règne, et c'est de cette destruction psychologique que venait ses torts. Oui, il pouvait être méchant, il pouvait agir contre l'humanité, mais ce n'était que le résultat de son ressentiment889. Lidia Storoni Mazzolani décèle ainsi sur le visage de Tibère le portrait de Dorian Gray, « la dégradation d'une âme vindicative et cruelle890» - référence à l'anti-héros dépeint par Oscar Wilde, incapable de racheter ses crimes, forcé de les constater et de les perpétrer chaque jour.

886. Maranon 1956, p. 7-9

887. Caratini 2002, p. 85-86

888. Beulé 1868, p. 60-63

889. Ibid., p. 131

890. Storoni Mazzolani 1986, p. 18-19

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Poussé par le ressentiment, Tibère n'est pas forcément mauvais. Sa fureur est due à la lassitude, en opposition au sadisme « calinéronien », et aux méfaits de la vie891. Mais l'Histoire juge des actes et non des intentions, et toute justification ne pourrait racheter les crimes attestés sous le règne de Tibère. Qu'importe ses efforts pour passer outre sa colère, il ne put la réprimer entièrement et tout débordement est passé à la postérité - injustement au vu de ses éventuelles raisons, mais logiquement892. Quand le Sénat avait voulu le nommer comme successeur d'Auguste, il les avait mis en garde contre un changement de son caractère, le danger premier lorsqu'on nomme un homme comme seul maître d'un gouvernement. C'est ce qui s'est produit, démontrant d'une certaine lucidité de la part de Tibère, le plongeant dans la frénésie, la « pire des folies893».

Dans son roman, Maria Siliato restitue cette crise psychologique, quand Caligula résume le règne de son prédécesseur. Il a été marqué par le récit de la vengeance envers Gallus, blessé dans son orgueil par l'abandon de Vipsania et passant sa cruauté des années plus tard sur ce « vieil homme riche et gentil s'étant souillé d'une seule faute : oser épouser Vipsania ». Ce désir permanent de vengeance ne trouve pas d'exutoire dans les jeux du cirque ou dans les « amours renouvelées et exotiques » : il s'enferme dans la solitude, n'acceptant que la compagnie de jeunes garçons. Misogyne notoire, il ne « supporte plus ni les voix, ni les rires, ni les bruits, avait horreur des cérémonies de cour, des foules, des musiques, des vêtements colorés, des présences féminines ». En résumé, il est empli de cicatrices « profondes et secrètes, jamais avouées894».

d. Le vieil homme fini

Après la trahison de Séjan, et compte-tenu de cette vie de ressentiment, Tibère n'est plus qu'un vieil homme fini. C'est pour cela que les auteurs de fiction, lorsqu'ils ne s'intéressent pas à la vie entière du prince, préfèrent présenter ses vieux jours, là où il est le plus vulnérable. Mais l'historien lui-même, quand il cherche à réhabiliter Tibère, a tendance à romancer ces dernières années. Yves Roman présente le prince devenu quasiment fou, ivre de rage, ne trouvant pas le repos dans les condamnations à mort qui auraient du le calmer, ou du moins réduire sa peine. Perturbé par les antagonismes successifs de Germanicus, Agrippine et Séjan, il devient morose et libidineux, pensant trouver dans le vice une consolation, mais ne parvenant qu'à se faire encore plus détester de

891. Maranon 1956, p. 10 : le néologisme est une invention personnelle

892. Ibid., p. 147

893. Beulé 1868, p. 341-342

894. Siliato 2007, p. 126-127

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la plèbe qui veut se débarrasser, après sa mort, du corps dans le Tibre, une fin « très mauvaise à l'évidence pour l'un des généraux les plus remarquables de l'époque d'Auguste qui ne sut jamais trouver un modus vivendi avec l'aristocratie et qui quittait parfois le Sénat en criant son mépris en grec895». Lidia Storoni Mazzolani présente un empereur autodestructeur, semblable sur son île à un

amiral isolé et ne se rassurant que dans les présages : Tout piquait sa curiosité et lui offrait des raisons de méditer au cours des soirées trop longues ; si les nuages couvraient le ciel, une immense étendue ténébreuse s'ouvrait devant la galerie qu'il parcourait lentement durant des heures ; dans le silence de la nature et de son esprit, au milieu de souvenirs douloureux et de sombres attentes, des voix lointaines qui prononçaient des paroles incompréhensibles parvenaient jusqu'à lui ; des signes indéchiffrables, des présages de changements mystérieux, imminents traversaient

son esprit comme un éclair896.

Charles Beulé pousse le propos plus loin, présentant Tibère, malgré tous ses crimes, comme une

victime, celle du principat lui-même : Ne cherchez dans Tibère , comme on le fait quelquefois, ni un Louis XI, car Louis XI voulait l'unité de la France et l'affranchissement de la royauté, ni un Louis XV, car Louis XV était un voluptueux débonnaire. Cherchez-y plutôt, et ce sera un éternel enseignement, cherchez-y la plus mémorable victime du pouvoir absolu. Tibère n'était point un monstre : Tibère était un homme comme nous, mieux doué que nous. Ce descendant des illustres Claudius, s'il avait vécu dans un temps régulier et dans un pays libre, aurait été contenu et par conséquent fort, utile et par conséquent heureux ; il aurait laissé peut-être une gloire pure, comme la plupart de ses aïeux. Mais il est né et il a grandi dans un milieu malsain ; entouré de détestables exemples, soumis à la contagion de la toute-puissance, il a connu tous les appétits, toutes les illégalités, toutes les passions; il a passé par la bassesse, la peur, le désespoir, la servitude volontaire, l'exil, avant qu'un brusque retour de fortune le jetât sur le trône, avili et énervé, au milieu des dangers, des trahisons, des flatteries, des soupçons. (...) Le tyran justement exécré commence et finit à Caprée. Tibère est donc, messieurs, une démonstration éloquente et formidable des périls du despotisme, pour les souverains aussi bien que pour les peuples; car les peuples n'ont pas le droit de demander à un prince d'être bon quand les institutions qui les régissent sont mauvaises. La fatalité qui pèse sur les héros de la tragédie grecque antique a pesé tous les jours plus lourdement sur Tibère : cette fatalité, c'est l'héritage d'Auguste !897

Dans la série The Caesars, c'est un Tibère amer qui finit ses jours à Capri. Déjà chagriné par la mort d'Agrippine, vieillie prématurément et suicidée par la faim pour prouver qu'elle avait plus de volonté que l'empereur (il ne l'aimait pas, mais souffre d'avoir causé cette mort inutile), il apprend que son ami Nerva compte lui aussi mourir. Avant de s'enfermer dans sa chambre jusqu'à la mort, le fidèle compagnon décide de parler en toute franchise à Tibère : il est persuadé qu'il a voulu bien faire et qu'il ne pouvait pas agir mieux, mais son règne entier fut un échec ou les persécutions l'ont transformé en tyran malgré lui. Privilégiant la sécurité, il a détruit la liberté qui lui était chère. Voyant qu'il ne peut le faire renoncer à son suicide, le prince salue Nerva et, une fois seul, jure de

895. Roman 2001, p. 288

896. Storoni Mazzolani 1986, p. 295-296

897. Beulé 1868, p. 353-355

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quitter Capri au plus vite, l'île lui rappelant trop de malheurs, tout comme Rome autrefois. Le Thrasylle de la tragédie de Francis Adams tient un discours similaire :

Thrasylle.
Il est venu pour accomplir sa tâche devant le monde - faire vaincre
La justice et la joie pour les misérables ; et moi,
Moi qu'il aimait, je l'ai laissé seul.
Attentif à rien d'autre que la satisfaction d'un couard
Et il est récompensé par une inexpiable
Souffrance, par le mépris, la lassitude et le malheur,
L'éternel spectacle humain,
La stupide cupidité des hommes et l'ingratitude !
Et moi, qu'ai-je trouvé dans les étoiles ?
Rien d'autre que de la vanité inconsciente, un narcissisme puéril
Une désillusion frénétique et une âme salie.
Ô, nous ne sommes que saleté par nos stupides objectifs impénétrables !898

Même ses amis de toujours ne reconnaissent plus le monstre de ressentiment qu'il est devenu. Ainsi, c'est le constat tragique de Livilla et Antonia dans Poison et Volupté : l'une et l'autre ont aimé Tibère, qu'elles surnommaient affectueusement « Oncle l'Ours », en raison de son attitude bougonne et de sa gentillesse, malhabilement cachée, qu'il pouvait éprouver pour ceux qu'il aimait. Désormais, c'est un homme méconnaissable dont la compagnie leur est une souffrance. Quand Livilla vient supplier pour la vie de Néron, que Séjan a fait condamner, et qui laisse sa fille veuve avant même le mariage, le prince semble ignorer la requête et demande des nouvelles de nains albinos appartenant à Antonia :

Interloquée, elle leva ses yeux sur lui. Il lui souriait distraitement, comme un adulte le fait pour apaiser une fillette qui a cassé sa poupée. Un immense découragement l'envahit. De son oncle l'Ours, il ne restait plus que ce vieillard au

coeur de pierre899.

898. Adams 1894, p. 204 :

Thrasyllus.

He went to do the world's great work--to win

Justice and joy for pitiable men ; and I,

I whom he loved, I left him all alone.

Heedful of nothing but a coward content.

And he has his reward--inexpiable

Suffering and scorn and weariness and woe,

The everlasting human spectacle,

Men's stupid greed and base ingratitude !

And I, what have I found 'neath serene stars ?

Nought but insane conceit, childish self-love

Frenzied delusion and a sickened soul.

O, we are filth with our fools' inscrutable goals !

899. Franceschini 2001, p. 339-340

253

Même tristesse pour Antonia, qui fut un jour disposée à accepter de l'épouser et était restée sa fidèle amie tout au long de sa vie :

Elle fut si effrayée par son aspect qu'elle resta un moment interdite, incapable de répondre à ses mots de bienvenue.
Comment avait-il pu parvenir en quelques années à un tel point de décrépitude ? Nerva avait raison. Ce vieillard

décharné au visage livide mangé de tâches rouges n'avait plus rien du Tibère qu'elle avait connu et aimé900.

A la fin de sa vie, Tibère est le « tristissimus homo », le plus triste des hommes. Rongé par le ressentiment, il n'a plus rien de l'homme volontaire d'autrefois. Ainsi, quand ils l'étouffent sous un drap, Macron et Caligula peuvent être vus comme des sauveurs : en le tuant, ils le libèrent de sa tristesse et de son ressentiment. Ironiquement, il lui fallait l'aide de deux ennemis pour échapper à ses malheurs901. L'image reparaît dans la tragédie d'Adams, à travers les derniers mots de la pièce, prononcés par Thrasylle :

Oui, - c'est vrai. C'est l'unique, le sommeil sans réveil,
Le sommeil sacré, le lointain, le sommeil oublié !
C'est bien quand cela arrive. Adieu, mon ami
Tu es maintenant l'ami du monde. Je t'ai aimé trop tard...902

Au delà des discussions sur la culpabilité ou l'innocence de Tibère dans chacun des crimes qui lui étaient attribués, l'évolution de la postérité est surtout permise par l'étude de la psychologie. Le prince à l'âme sombre, pervers et cruel n'existe plus dans l'historiographie contemporaine : la responsabilité de ses fautes doit être partagée. Si Tibère est innocent, alors ce sont ceux qui ont profité de sa faiblesse pour agir injustement qui sont à blâmer. S'il a commis le moindre crime, on lui réserve au moins un procès « équitable ». Peut-être a t-il délibérément laissé mourir Drusus III dans sa prison, mais il pensait peut-être avoir à faire à un conspirateur des plus dangereux : sans lui pardonner, nous comprenons son geste. Peut-être a t-il promu Caligula en sachant qu'il détruirait l'oeuvre de sa vie et persécuterait les Romains, mais il s'en remettait peut-être au dernier homme qui l'accompagnait dans sa vieillesse solitaire : encore une faute, mais une erreur compréhensible. Tibère n'est plus le tyran incarné : il est devenu un despote mentalement torturé, à la mélancolie et à la rancoeur communicatives.

900. Ibid., p. 402

901. Beulé 1868, p. 351-352

902. Adams 1894, p. 208 :

Thrasyllus.

Yes,--true. It is the one, the wakeless sleep, The blessfed sleep, the far, forgotten sleep ! It is well done when done. Farewell, my friend. You are the world's friend now. I loved too late.

254

CHAPITRE 7 -

TIBERE ET LA FICTION

- Plaise au ciel que ce Grec ait vu juste, je ne peux rien te souhaiter de mieux, ami Claudius, et
puisses-tu être longtemps heureux avec une épouse aussi choyée par le Destin... mais méfie-toi du

hasard...

- Le hasard ? Voilà un mot que je n'ai jamais entendu, Nicias... C'est encore un de ces mots grecs que vous employez, vous autres, les médecins ?

- Il n'a rien de grec, c'est un mot que les légionnaires romains ont ramené de Syrie et qui fait fureur dans les tripots de Subure, où ils perdent des fortunes en jouant aux dés ; lorsqu'ils gagnent, il s'écrient : « Merci, hasard ! » et, lorsqu'ils perdent, ils disent : « C'est encore un mauvais coup du hasard ! »

- En quoi ce hasard ou ce Syrien peuvent-ils bien influencer la conduite de Livie, Nicias ? C'est une épouse absolument irréprochable. Que veux-tu insinuer, Nicias, en me recommandant de me méfier du hasard ?

- Je n'insinue rien, Claudius, et je ne te recommande rien, je dis tout simplement que, dans notre pauvre existence humaine, tout peut survenir sans qu'on s'y attende : tu es vivant aujourd'hui, mais demain tu peux mourir, renversé par un cheval au galop, tu es riche

aujourd'hui, et demain tu peux être ruiné par un incendie ou par une spéculation

malheureuse.

(...)

- Alors, mon vieux Claudius, où que tu sois aujourd'hui, tu y crois, maintenant, à ce bon vieux hasard dont tu riais jadis ?

[ Roger CARATINI - Tibère ou la mélancolie d'être ]

255

A. Romancer l'Antiquité

Notre traitement de l'Antiquité dans la fiction se doit de commencer par le romanesque. Non que ce genre soit chronologiquement le premier à se manifester, mais il permet plus facilement la transition entre l'Histoire et la fiction, de par l'aspect romancé de certaines biographies. Cette étude se fera essentiellement aux moyens d'exemples choisis, et nous userons abondamment de la citation, afin de ne pas dénaturer un propos où la forme est tout autant, voire plus, réfléchie que le fond.

I - Le roman historique : Vivre l'Antiquité

a. La biographie : une pratique romanesque

Parler de romanesque n'est pas forcément parler de fiction. En cherchant à reconstituer une Antiquité dont les éléments sont morcelés et imprécis, l'historien est amené à faire appel à des qualités littéraires, celles lui permettant de constituer un tout cohérent. Si le risque est de conter un récit fantasmé et essentiellement composé d'inventions et de préjugés, la pratique est inévitable : sans elle, tout devrait être noté au conditionnel et le lecteur ne pourrait en aucun cas se faire une idée, ni sur le propos de l'auteur, ni sur la situation que celui-ci veut restituer. Nous l'avons vu précédemment, en étudiant la personnalité des personnages du temps passé, nous atteignons une meilleure compréhension des événements et nous pouvons penser à de nouveaux questionnements sur des faits débattus depuis des siècles, voire des millénaires. Quand bien même le propos serait incertain, la comparaison des travaux d'historiens permet une vue globale de l'Histoire où chacun a la possibilité de se faire sa propre opinion.

Toutefois, il existe plusieurs façons de réaliser une biographie. Certains auteurs, comme Barbara Levick ou Emmanuel Lyasse, conservent au mieux un ton détaché des événements, afin d'éviter de prendre trop de partis pris. Leurs travaux sont ponctués d'avis personnels, d'hypothèses justifiées, appuyées sur de nombreux précédents historiographiques et parviennent à rester dans la « sobriété », ne faisant appel au romanesque que pour articuler le propos. D'autres recherchent à exalter la psychologie des personnages en faisant de leur imagination et de leurs connaissances acquises par les lectures érudites un propos prenant en considération les pensées de leurs personnages. Ainsi, Lidia Storoni Mazzolani fait parfois appel aux pensées de Tibère pour dicter les événements : on pensera à la fin de son ouvrage, lorsque le prince mourant pense à sa succession.

256

D'autres historiens vont jusqu'à faire parler leurs personnages, inventant des dialogues fictifs qui leur semblent crédibles et redonnent une nouvelle vie aux personnages disparus. Tibère ou la mélancolie d'être, le roman de Roger Caratini, est essentiellement écrit selon ce principe. Les propos peuvent parfois porter à sourire par leur grandiloquence, mais force est de constater qu'ils permettent au lecteur de s'immerger dans l'action. Citons notamment l'immersion dans les mutineries de l'an 14. Le lecteur sera t-il plus intéressé par un récit « universitaire » des événements, ou par la harangue des révoltés devant leur général ? :

- Si tu n'as pas le pouvoir d'augmenter nos soldes, ni de soulager nos fatigues, ni, en bref, de nous faire du bien, qu'es-tu venu faire ici, Drusus ?

- Tu parles comme un vulgaire comptable, qui se retranche derrière son maître pour ne pas payer ses dettes ! - Par Hercule, ces gens-là n'ont de pouvoir que pour ordonner qu'on nous fouette ou qu'on nous tue, mais ils se

moquent bien de notre vie !

- Quand Auguste était en vie, Tibère se retranchait déjà derrière son nom pour éluder nos requêtes, et maintenant c'est Drusus qui fait de même en invoquant le nom de son père !

- Quand la République cessera-t-elle de nous envoyer des gamins sous tutelle pour faire semblant de négocier

avec nous !

- Comme c'est curieux : l'imperator Tibère ne renvoie au Sénat que les questions concernant la seule chose qui nous intéresse, à savoir l'armée ! Mais pourquoi donc le Sénat n'est-il pas consulté, quand Tibère ordonne des batailles ou condamne un soldat au supplice ? Serait-ce que seules les récompenses dépendent des maîtres et que les châtiments n'ont pas d'arbitre ?903

Mais, dans ce cas précis, les dialogues ne font office que de citations appuyant le propos de l'auteur et l'ouvrage est majoritairement une étude historique, reposant sur de nombreuses sources et destinée à un public « novice », aux connaissances historiques limitées. Il s'agit, en clair, d'une vulgarisation scientifique de l'Histoire, volontairement simpliste. De fait, il est possible d'intéresser les « néophytes » par l'intermédiaire de la fiction : peu leur importe que l'auteur ne soit pas une référence reconnue par les plus grands érudits en la matière, il leur plaira d'être divertis et d'avoir appris de nouvelles choses. Libre à eux ensuite de parfaire leurs connaissances par la lecture d'études de niveau plus « ardu ». Alors l'Histoire et la fiction deviennent indissociables, mêlant la réalité et la légende, interprétant les personnages de manières, non seulement différentes, mais parfois opposées en tous points. Toute oeuvre est historique, à sa manière, car elle représente la pensée d'une époque par l'intermédiaire de la réputation accordée aux figures du passé.

b. Les Dames du Palatin, de la jeunesse au principat

903. Ibid., p. 148

257

A titre d'illustration de la représentation de l'Histoire dans le roman historique, il nous a semblé pertinent de vous présenter les deux romans à sujet antique de Paul-Jean Franceschini et Pierre Lunel.

Le premier d'entre eux, Les Dames du Palatin, fut publié en 1999. Il raconte la vie à la cour d'Auguste de l'an 24 av. J.-C. jusqu'à la mort du prince. Les caractères des personnages sont mis en avant, surtout ceux de Julie et Mécène. Cette première est une femme romantique, amoureuse de Marcellus puis de son ami d'enfance Jules Antoine. Elle n'est toutefois pas à proprement parler le personnage principal, les autres membres de la famille princière étant parfois les narrateurs de chapitres, mais la plupart des actions gravitent autour de son personnage. Ainsi, sa relation avec Caius, souvent éludée, est mise en avant : dès sa naissance, il est prédestiné à être arrogant et cruel, des défauts qu'Auguste encourage par l'adulation dont il fait preuve envers son petit-fils. C'est le prince qui fait office d'antagoniste principal, de par son caractère buté, ses méthodes radicales et son manque d'affection pour autrui. Tibère est un peu pataud, très mélancolique et porté au ressentiment.

Au début du roman, les auteurs représentent un tableau de jeunesse de la génération de Tibère. Les adolescents (Julie, Vipsania, Marcellus et Tibère) se reposent près d'un bassin et sont décrits non comme des personnages historiques, mais comme ce qu'ils étaient : des jeunes gens. Ainsi sont décrites les deux adolescentes :

Julie et Vipsania avaient toutes les deux quinze ans, mais était si différentes qu'elle ne se sentaient pas concurrentes
dans les jeux de la séduction. Vipsania avait hérité de son père Agrippa, général en chef des armées de Rome, la lourde
chevelure brune, les petits yeux et les traits plébeiens. Son charme ne survivrait pas à sa jeunesse. Avec son sourire
éclatant et la sensualité conquérante qui émanait déjà d'elle, Julie semblait une fille de roi couchée auprès de sa
servante. Les corps des deux adolescentes, en revanche, étaient identiques : les petits seins hauts perchés et les longues
cuisses, une gracilité prometteuse de rondeurs répondaient aux critères de beauté en vigueur à Rome, où toute jeune
fille, pour plaire, devait être fluette, et toute matrone imposante.904

Tibère, quant à lui, est décrit par un portrait physique et moral :

Tibère était sorti du bassin sans qu'on le vît. Il s'ébroua derrière les trois filles qui, du même mouvement, se
retournèrent et levèrent la tête. Elle aperçurent un géant velu dont le licium mouillé soulignait les copieux avantages et
qui pointait sa puissante mâchoire vers elles comme s'il s'apprêtait à les dévorer.
A dix-neuf ans, Tibère en paraissait trente. Lorsque Livie s'était installée avec le fils de son premier lit au Palatin,
Auguste lui avait donné pour surnom le mot grec signifiant « petit vieux ». Même les esclaves usaient entre eux de ce

904. Franceschini 2000, p. 12

258

sobriquet lorsqu'ils étaient certains de n'être pas entendus. Son père Tibère Claude avait été l'amiral de César, avant
que son infortune conjugale le fît sombrer dans le vin. Timide et renfermé, il employait souvent des termes démodés, et
cette habitude, comme le bégaiement qui l'affligeait dès qu'il était ému, aurait suscité la moquerie si ses poings
énormes n'avaient donné à réfléchir. Il s'était brillamment comporté contre les rebelles Cantabres et Astures, mais
quelques cuites au vin d'Espagne lui avaient valu de la part des légionnaires un sobriquet, Tiberius Claudius Nero
devenant Biberius Caldius Mero, le « picoleur de pinard chaud et non coupé ». Son adoration pour Vipsania, dont il ne
se serait pas permis de baiser un doigt, était l'un des sujets de conversation favoris de la petite bande. On savait que les
filles de cuisine le débarrassaient de ses ardeurs, et l'on était très étonné qu'il entretînt dans son coeur une passion
chaste. Vipsania en était flattée, mais avec la naïveté des filles très jeunes, elle s'était mise en tête qu'elle ne pouvait
aimer que des blonds aux yeux bleus.905

On note un élément récurrent : les complots menés par les différents personnages pour arriver à leurs fins. Mécène, par exemple, déçu d'avoir été disgracié par son ancien ami Auguste cherche à s'en venger, une revanche qui doit aussi toucher Livie, qu'il n'a jamais apprécié. Proche de Julie, il n'hésite pas à se servir d'elle pour son propre intérêt : il l'encourage à épouser Tibère afin que celui-ci éprouve du ressentiment envers sa mère en l'estimant coupable du divorce. Ainsi, Livie devrait supporter la perte successive de ses deux fils : le cadet, qui se fait remarquer pour ses positions politiques opposées à celle du prince, et l'aîné, qui ne lui pardonnerait jamais cette injustice906. Le pire des crimes est la mort de Drusus : elle est commanditée par Auguste. Le jeune homme qu'il a élevé comme son propre fils est accusé de conspirer contre lui afin de restaurer la République, et le beau-père en colère se promet de le faire décapiter. Mécène tente de raisonner le prince, qui s'apprête à commettre un acte odieux, mais la décision est déjà prise. Pire encore, Auguste agit dans l'ombre, et jamais son crime ne doit être révélé au monde :

- Un procès est impossible ! murmura-t-il en s'essuyant la bouche de la manche de sa toge rustique. Je ne puis faire

juger en public le commandant en chef des légions de Germanie. Nos ennemis cesseraient de redouter notre armée ! Et

puis, cela pourrait donner des idées à quelques généraux. On ne divulgue pas des préparatifs de coup d'État militaire.

Cette affaire restera secrète.

- Cela me paraît sage, approuva Mécène.

- De toute façon, Livie devra toujours ignorer la trahison de son fils. Il convient aussi d'épargner cette pauvre

Antonia et ses enfants.

- Mais que faire ?

- Drusus doit être mis hors d'état de nuire. Définitivement !

- Un accident ?

- C'est cela, un accident. Mais, je te le répète, personne, absolument personne, ne doit avoir connaissance de

cette affaire. Tu m'en réponds sur ta tête !

- On effacera toute trace. Nul ne saura jamais ce qui s'est passé, je m'en porte garant.

905. Ibid., p. 14-16

906. Ibid., p. 227-228

259

- Ne perds pas un instant, Mécène. Tout doit être réglé très vite.

- Je pourrais peut-être...

- Non. Ne m'en dis pas plus. Je ne veux pas savoir comment tu vas procéder. J'apprendrai l'accident en même

temps que les autres907.

Mais le crime ne paie pas : au lendemain du départ de Tibère, Auguste prend conscience que sa succession est perturbée. C'est un prince plein de doutes qui commence à sombrer dans le désespoir, alors que son règne doit encore durer près de vingt ans - deux décennies où il ne peut que culpabiliser en pensant à ses crimes passés :

Il alla jusqu'à se demander si, en souhaitant qu'on brûlât son Énéide inachevée, Virgile n'avait pas voulu, par un
scrupule de mourant, se désolidariser de son entreprise. Dans ces moments de découragement, il se considérait comme
le faux roi d'une République fictive, le père d'un monstre qui ne lui survivrai pas. Il avait voulu que la famille des Jules
se confondît avec l'État, mais n'était-ce pas un leurre ? Un Agrippa mourait, un Tibère prenait le large, et l'État
vacillait. Il y avait plus grave : un étourdi comme Caius, un idiot comme Claude acquéraient vocation naturelle à
devenir les maîtres du monde, pour peu que des successeurs plus qualifiés fissent défaut. Auguste frissonna. Il avait
arraché Rome aux factions pour la mettre à la merci d'un homme908.

Nous avançons d'une centaine de pages, au retour de Tibère d'exil. Le lecteur peut lire dans les pensées du revenant : il constate que son ennemi d'antan, le prince qui avait commis tant de crimes, n'est plus qu'un vieillard « aux joues creuses et aux épaules voûtées » au génie intact mais au regard fatigué909. Posant le pied à Rome pour la première fois depuis des années, Tibère se prend à réfléchir à sa situation, à commencer par ses amours contrariées. C'est un constat d'échec qui s'offre à lui :

Il rentra chez lui et ordonna qu'on ne le dérangeât sous aucun prétexte. Il avait besoin de réfléchir. L'offre de laisser
Julie revenir à Rome l'avait pris au dépourvu. Elle avait fait naître en lui un sentiment à la fois douloureux et agréable,
comme le sont certains souvenirs d'amour. Il sentait amoindri et dégradé, à la façon d'un adolescent qui se croît
indigne de vivre parce qu'il a connu un fiasco dans le lit d'une prostituée. Toutefois, il regrettait amèrement leur
complicité d'enfants, amitié détruite à jamais par le mariage. A Rhodes, il avait souvent songé aux deux femmes qui
avait joué un rôle important dans sa vie. Vipsania lui avait donné l'impression de vivre une entente parfaite. Ils
s'aimaient tous deux et pourtant, quand le divorce leur avait été imposé, elle avait vite séché ses larmes pour se
remarier sans regret. C'était bien la preuve que son amour aurait pu s'adresser à un autre, qu'il tenait à une situation
plus qu'à une personne. Julie, si évidemment supérieure à Vipsania par l'intelligence, lui avait donné une autre leçon,
encore plus cruelle : l'amour lui était interdit et il ne connaîtrait jamais la miraculeuse rencontre des corps et des
esprits dont parlent les poètes. Il ne pourrait jamais lui pardonner cette révélation, plus douloureuse que tous les
adultères. Vipsania et Julie l'avaient blessé à mort ! Thrasylle avait raison : il lui faudrait, que cela lui plût ou non,
régner sur l'univers, puis finir ses jours seul, sans bonheur, dans une île910.

907. Ibid., p. 247-249

908. Ibid., p. 272

909. Ibid., p. 363

910. Ibid., p. 368-369

260

Mais ses proches ignorent les pensées de cet homme dissimulé. Aimable avec les enfants, Tibère est un oncle apprécié, riant de leurs jeux alors qu'il est réputé « aussi joyeux qu'un chien mort ». En attendant la mort du prince, les adultes ne voient qu'un meilleur temps s'annoncer. En témoignent les dernières lignes du roman, à travers le regard de Julilla, la fille de Julie :

Elle baissa les yeux, vit Emilia qui lui souriait, l'éleva dans ses bras et l'embrassa. L'enfant ne connaîtrait rien de ce que Julie et elle-même avaient vécu. Les temps avaient changé. C'en serait bientôt fini de la peur. Elle pense à sa mère et à Postumus, qui ne reverraient jamais la Ville. Ces désastres-là étaient irréparables, mais le tyran familial n'était plus, et sa redoutable épouse avait cessé de tendre ses pièges. Le nouvel empereur, qui aimait jouer avec les enfants, l'arracherait bientôt à son exil, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute. La vie recommençait enfin. Oui, on pouvait tout

espérer du règne de Tibère.911

c. Poison et Volupté , un règne qui va en se dégradant

La même année912, les auteurs publièrent une suite à leur roman en la titrant Poison et Volupté. Ici, le récit va de l'an 16, alors que Tibère a pu témoigner de quelques actions en tant que prince, jusqu'à la mort de Séjan en 31. Antonia et Livilla apportent la vision des femmes de la dynastie sur leur époque. La femme de Drusus II, une fois n'est pas coutume, est présentée comme un bon personnage, oeuvrant pour réconcilier les Juliens et les Claudiens et cherchant un amant qui puisse comprendre ses préoccupations. Hérode Agrippa est également présenté comme un personnage majeur, en tant que précepteur de Caligula et auteur d'une Vie de Germanicus qu'il veut documenter en fréquentant la famille princière. Enfin, l'astrologue Thrasylle lit dans les étoiles qu'un enfant libérateur va venir d'Orient pour guérir le monde malade, s'intéressant à deux jeunes hommes : Simon et Yeshua (Jésus).

Tibère est préoccupé par la relation qu'il entretient avec sa mère qui, depuis son enfance, le traite comme son inférieur. Il se décide enfin à réagir le jour où Livie, durant une dispute, se décide à lui révéler le contenu de lettres injurieuses écrites par Auguste. Choqué, il redevint l'espace d'un instant l'enfant bégayant et vulnérable qu'il était autrefois :

- J'avais gardé pour moi les appréciations que, dans ses lettres, Auguste portait sur ton compte. Je les ai apportées
aujourd'hui car je prévoyais ta conduite. Permets-moi de t'en donner connaissance.

Il la fixa avec plus de curiosité que de colère.

(...)

- Écoute encore ceci, lança Livie, impitoyable : « Je cède à tes supplications et, faute d'une meilleure solution, je vais rappeler Tibère, mais je ne puis te dissimuler ma répugnance. Les dieux fassent que ni toi ni Rome

911. Ibid., p. 432-433

912. Les premières éditions des deux romans datent de 1999.

261

n'ayez à m'accuser un jour d'une criminelle faiblesse ! » Voilà ce qu'Auguste pensait de toi ! Tu liras le reste

toi-même !

Elle jeta la liasse sur la surface miroitante de la table. Tibère semblait frappé de la foudre.

(...)

Elle le regarda pour mesurer l'effet de ses coups. Sur la table, près de la pile de parchemins, sa main droite allait et

venait dans un mouvement convulsif. Il semblait avoir perdu l'usage de la parole.

- J'aurais préféré t'épargner ces révélations mais puisque tu cesses de te comporter en fils, je n'ai plus à me

comporter en mère.

Il essaya de former une phrase et, les lèvres tremblantes, ne parvint qu'à hoqueter :

- Co... co... comment oses-tu... trahir la confiance d'un mort ? Jamais... je ne veux plus te voir... jamais plus !913

Plus le temps passe, plus Tibère abandonne ses convictions pour sombrer dans la vice. Incompris, il est empli de contradictions :

Les heures passaient, et il ne donnait pas le moindre signe de fatigue. Le vieillard qui peinait à traverser une pièce
devenait un athlète inlassable dès qu'il s'asseyait à table polie de Cicéron. Le ladre qui vérifiait le moindre compte au
sesterce près était capable d'offrir, dans un élan de compassion, dix millions sur sa cassette à une obscure cité d'Asie
éprouvée par un tremblement de terre ou aux survivants d'un incendie. L'homme sans femme s'entourait de peintures
lascives. Le Grand Pontife attaché aux rites ne croyait pas aux dieux. L'amateur de bons mots faisait étrangler les
mauvais plaisants. Le plus prudent des princes déléguait à un chevalier ambitieux le commandement de la garnison de
Rome et le droit de vie et de mort sur la noblesse. Tel était l'empereur Tibère, pétri de contradictions, maître amer d'un
monde ingrat914.

Alors l'ami des enfants, le prince efficace qu'on attendait pour prendre habilement la succession du prince haïssable devient pire que son prédécesseur, cherchant le plaisir dans la cruauté (il fait notamment violer Agrippine par Ahenobarbus pour humilier la famille). Ceux qui l'aimaient autrefois, Antonia la première, ne reconnaissent plus leur ami et entendent avec horreur ses propos, plus ignobles les uns que les autres. La vie lui a appris une chose : il n'y a que des coupables915.

Comme dans le premier tome, le roman s'achève sur la pensée d'une femme, songeant à l'avenir. Là où les Dames du Palatin finissait sur une note d'espoir, ici c'est une conclusion fataliste, prononcée par la triste Antonia. Avec Tibère va mourir la justice :

Elle se leva et caressa au passage la statuette ailée de Némésis qu'elle avait achetée à prix d'or en Grèce. Selon la
légende, la déesse de la juste colère qu'inspirent les méchants aux êtres bons quitterait le monde le jour où il n'y
resterait plus un seul juste. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Celui qu'elle avait connu, le frère bien-aimé de
son époux, le protecteur vigilant de ses enfants n'était plus du nombre des justes. Sa visite à Capri lui avait révélé que,
tel un tissu précieux trop longtemps trempé dans un bain d'acide, Tibère avait été rongé par le ressentiment et la haine.

913. Ibid., p. 50-52

914. Franceschini 2001, p. 205

915. Ibid., p. 403

262

Il n'était plus capable d'écouter, d'aimer, de comprendre qui que ce fût.
Elle revit son regard de bête traquée. La mort ne lui avait jamais fait peur, et il l'avait bravée sur cent champs de
bataille. Que craignait-il donc tant, sinon sa propre déchéance et le destin qu'elle préparait à Rome ? Elle n'en doutait
pas : un jour le pervers succéderait au misanthrope. En regardant le petit port pour quitter l'île, elle avait croisé
Caligula et Macron se promenant côte à côte. Tibère mort, qu'adviendrait-il de Gemellus face à ces deux fauves ? Le
monde qui s'annonçait serait peuplé de méchants, et Némésis n'y aurait plus sa place916.

Le roman historique profite donc d'un récit d'invention pour remplir les vides laissés par l'Histoire. On peut encore plus profiter de cette méthode en ne nous intéressant qu'aux pensées d'un seul personnage historique : rien ne vient le contredire, et le lecteur doit s'identifier à lui en lisant les jugements de cette figure du passé.

II - L'oeil du spectateur : Agrippine et Caligula

a. Les Mémoires d'Agrippine , ou une petite fille dans un monde d'adultes

Nous avons préalablement établi que le texte original, qui servit probablement de source à Tacite et qui fustigeait les persécuteurs de la famille de Germanicus, est perdu. Pierre Grimal, dans ce roman de 1992, reconstitue ce qu'aurait pu être le contenu de l'ouvrage. Agrippine commence à écrire au lendemain de la mort de Britannicus, se disant que sa fin est proche : Néron ne l'aime plus et commence à la considérer comme une dangereuse rivale. Le personnage de Tibère n'apparaît que peu, puisque Agrippine la Jeune ne l'a que peu rencontré : le récit de ce règne se fait à travers des souvenirs d'enfance. Pour la petite fille, Caligula était un grand frère qui savait tout, intelligent et malsain, Claude un gentil infirme pas aussi bête que ne le pensaient ses proches (et dont la mort, nécessaire, est le plus grand regret de celle qui dut tuer son ami d'enfance) et Pison un « vilain » à la présence peu rassurante qui lui a volé son père.

Le roman concerne davantage les règnes de Caligula, Claude et Néron que celui de Tibère : ce dernier meurt à la fin du premier tiers du livre, davantage consacré aux rapports humains de la jeune femme qu'aux intrigues politiques. Ce qui nous intéresse, c'est l'image des souvenirs naïfs d'une fillette, rapportés par une adulte soucieuse de raconter son vécu avant de disparaître. Ainsi, elle se souvient vaguement de la marche funèbre en honneur de son père, quand sa mère dut porter l'urne dans ses bras à travers toute l'Italie, affaiblie par l'effort physique et le deuil, une image qui aura

916. Ibid., p. 415-416

263

marqué Caligula, alors âgé de huit ans, celui-ci s'efforçant de la reproduire vingt ans plus tard en faisant porter les cendres de Lepidus à sa jeune soeur. Une nouvelle fois, le traumatisme forge le mauvais prince917. Ce même Caligula apprend l'art de la dissimulation, à la plus grande horreur d'Agrippine, qui perçoit en lui le futur empereur fou :

Je me demandai, avec un peu d'anxiété, comment Gaius se comporterait avec Livie. Je connaissais ses sentiments à son
égard et je m'attendais à ce qu'il se montrât insolent avec elle, et qu'il s'ensuivît un éclat, fort embarrassant pour nous
tous. Or, à ma grande surprise, Gaius se montra le meilleur, le plus attentionné, le plus affectueux des petits-fils, et
Livie, à son tour, le pris en amitié. Elle ne pouvait plus se passer de lui ! Les échos que j'avais de leurs relations me
rassuraient sur le sort de ma mère. Aussi longtemps que Livie s'entendait bien avec Gaius, aussi longtemps on pouvait
espérer que Tibère s'abstiendrait de prendre contre Agrippine des mesures trop sévères. Mais, en même temps, la
manière dont Gaius se conduisait avec son aïeule m'apprenait aussi autre chose. Elle me découvrait en lui un pouvoir
de dissimulation que je n'avais jamais soupçonné chez cet adolescent volontiers insolent, fantasque, que je croyais
incapable de résister à toutes les tentations, aux fantaisies les plus déraisonnables qui lui passaient par la tête. Et le
voilà devenu docile, déférant, flatteur ! Mais j'entrevoyais autre chose encore. Cette volonté qu'il avait de parvenir à
ses fins, en recourant à des moyens détournés, cette habileté dans l'hypocrisie me faisait penser à la manière dont se
conduisait Tibère lui-même. Un instant, je me dis qu'il possédait les qualités qui font un bon empereur. Et si Gaius, un
jour... ?918

Arrive le jour de la mort de Tibère, suivie de celle de Gemellus. Caligula est coupable des deux meurtres, et le frère incestueux et railleur est devenu un monstre :

Sur la mort de Tibère, aucun détail. Et je ne pus jamais lui en arracher davantage. Ce qui m'intrigua toujours. De
toutes les rumeurs qui couraient, laquelle était vraie ? Presque tout le monde s'accordait à penser que Tibère avait été
assassiné. Les avis différaient sur la manière dont cela s'était passé, et sur le nom de l'assassin. Le silence obstiné de
Gaius signifiait-il que c'était lui le coupable, qu'il avait, de ses mains, tué son grand-père ? Je ne pus jamais avoir sur
ce point aucune certitude. Je veux encore douter aujourd'hui qu'il ait accompli un tel acte. Je me souviens que, lorsque,
quelques jours après la mort de Tibère, il fit tuer Gemellus, il insista pour que la mort fût matériellement un suicide,
qu'on ne portât pas la main sur son frère adoptif, mais qu'il s'enfonçât lui-même l'épée dans le corps. Ce qui, fut-il
révélé, n'allait pas sans difficulté, car Gemellus ignorait tout de la manière de tuer et ne savait comment s'y prendre. Il
commença par se blesser, d'une main tremblante. Il fallut l'achever. Voilà ce qui me laisse croire que Gaius ne tua pas
lui-même son grand-père, même s'il chargea quelqu'un de le faire. Il ne voulait pas encourir, par un tel parricide, la
colère des dieux. Je me suis souvent demandé, pourtant, si les dieux avaient été réellement dupes et si la maladie qui
devait le frapper, quelque temps plus tard, n'eut pas là son origine, dans la malédiction provoquée inévitablement par
l'assassinat d'un proche919.

b. Le rêve de Caligula, ou un idéaliste conspué

917. Grimal 1992, p. 55-56

918. Ibid., p. 121-122

919. Ibid., p. 147-148

264

Dans ce roman historique, écrit en 2005, Maria Grazia Siliato retrace la vie de Caligula, de son enfance à sa mort (le prologue étant son assassinat, la suite un flash-back). La première moitié du récit est consacrée au règne de Tibère. L'auteur prend parti pour certains personnages, et en conspue d'autres :

- Parmi les bons : Germanicus (bon père, sympathique et loyal), Caligula (plus prudent que cruel), Antoine et Cléopâtre (un couple amoureux, passionné par l'Orient), Julie (instrument politique mal-aimée), Agrippine (mère terrifiée qui cherche à se montrer courageuse), Néron (frère jovial), Drusus III (intellectuel renfermé) et Antonia (gentille grand-mère ayant vécu les malheurs et garde ses opinions paisibles)

- Pour les mauvais : Livie (antagoniste principale, surnommée « Noverca » - « marâtre »), Macron (un nouveau Séjan ambitieux, que Caligula perce à jour), Pison (mal-aimable et méprisant), Tibère (persécuteur, mais on apprend vers la fin qu'il était le pantin du Sénat), Auguste (a ruiné la vie de bonté d'Antoine)

D'une manière originale, Caligula est présenté comme un bon prince. Il feint la bêtise pour échapper aux intrigues de cour, tout comme Claude, et dissimule ses pensées (ce qui lui vaut la même antipathie que Tibère). Il n'est en rien un mauvais homme, et on le prend en pitié. Soucieux de rester en vie, il doit retenir ses larmes à l'annonce des morts de ses proches et voit sa première épouse, une jeune fille timide âgée de quinze ans, mourir en couches en même temps que son premier né. Fier de son ascendance, il se passionne pour l'Égypte qu'affectionnait tant Antoine.

Le récit commence par la mort du personnage principal. Voulant régner intelligemment et être digne de ses ancêtres, il se montre trop peu docile envers le Sénat, qui comptait sur sa jeunesse pour le manipuler. Ce sont ces mêmes sénateurs qui se servent du manque d'intelligence de Chaereas pour lui faire croire que son empereur veut lui nuire, le poussant à agir par le complot. Caligula est pris par surprise, mais accepte la mort. Au lieu de mourir indignement, comme le mauvais tyran qu'on représente souvent, il accepte son destin, libéré de sa vie de souffrance :

A la vue de Chaereas, qui se rapprochait rapidement, trop rapidement, et seul, il comprit en un éclair qu'il avait eu beau éventer de nombreuses conjurations, la mort s'était nichée dans sa propre demeure. Il sentit un coup dans le dos, un élancement glacial, et perdit l'équilibre. Le souffle court, il se souvint : « Une lame qui s'enfonce dans les poumons,

c'est un choc, une sensation de froid, pas de douleur... » avait dit son père en Syrie quelques années plus tôt. (...) Il tenta de se frayer un chemin vers l'atrium, d'où, curieusement, ne s'échappait aucun bruit - juste de la lumière. C'est alors que la dague de Julius Lupus s'enfonça en traître dans son estomac. Derrière lui, Chaereas, l'homme avec lequel il avait l'habitude de plaisanter, lui assena un coup si fort que ses genoux cédèrent. Gaius César, le troisième empereur de Rome, s'effondra sur la belle marqueterie de marbre. Dans le choc, son anneau sigillarius, frappé de l'oeil d'Horus,

265

qui avait appartenu à un pharaon, se brisa. En vertu d'un étrange mécanisme, un autre conseil de son père jaillit à son
esprit : « Dernière défense, simuler la mort. » Il se figea, mais il mourait vraiment, sous les yeux implacables de ses
assassins. Une pensée l'occupait encore : Il me reste tant de choses à faire. (...) Pour la première fois, en l'espace des
vingt-neuf ans qu'avait duré sa vie, il sut qu'il ne craignait plus rien.920

Un de ses premiers souvenirs d'enfance est celui de sa mère en larmes à l'annonce de la mort de Julie. Il est trop jeune pour comprendre ce qui se passe, mais l'image va le marquer et le petit garçon perd son innocence au contact des adultes, à commencer par l'officier Silius, qui le renseignent sur la vie à Rome, ce que ses parents veulent lui cacher pour qu'il reste le plus longtemps possible un enfant :

L'officier de garde rebroussa chemin sans s'apercevoir que - selon la volonté fatale, peut-être, de ces dieux que
mentionnent souvent les écrivains antiques - la porte du commandement était entrouverte. Voilà pourquoi Gaius vit sa
jeune et magnifique mère surgir derrière le dux Germanicus, ramasser le message et en lire les quelques lignes avant
qu'il l'arrête. Il la surprit en pleurs. En dépit de toutes les règles, l'officier de garde l'observait, lui aussi, à travers la
fente. Et quand la femme releva son beau visage, il découvrit que celui-ci n'exprimait pas le chagrin, mais la rage, le
désespoir, la haine : « Cette maudite vieille, la Noverca, la tuée... Je, je... jure... ». Germanicus la serra aussitôt dans
ses bras, comme chaque fois qu'il devait étouffer ses révoltes. Au bout d'un moment, elle finissait par s'abandonner, et
leur étreinte se changeait en un geste d'amour. Mais, ce jour-là, elle ne cédait pas. Gaius entendit son père lui
murmurer tendrement à l'oreille : « Résigne-toi, « sustine » , supporte. Nous aurons le temps... Allez, sèche tes larmes,
il ne faut pas qu'on raconte que tu pleures.

- Cela fait dix-sept ans qu'on m'a interdit de la voir, dit-elle d'une voix rauque. Elle est morte seule. (...)

Les genoux tremblants, il s'abandonna sur un siège à côté de l'officier et murmura : « J'ai vu ma mère pleurer... Ne le

dis à personne.

- Ta mère Agrippine a plus d'une raison de pleurer ! Sais-tu qu'elle avait trois frères ?

- Ce n'est pas vrai ! On ne m'en avait jamais parlé. Il n'y a personne... Tu as dit « avait » ? Pourquoi ?

Le maître d'armes intervint alors : « Les trois frères de ta mère étaient les seuls héritiers d'Auguste, l'espoir de l'Empire. Eux, pas Tibère. (...) Comme le garçonnet l'observait d'un regard fasciné, Caius Silius reprit son sérieux et dit : « Tu as compris le maniement de la sica. Tu es assez grand maintenant pour savoir que la mort des trois frères de

ta mère a donné l'Empire à Tibère. Mais garde-le pour toi. Gaius pensa qu'il ne devait plus demander à personne
pourquoi sa mère pleurait. Et il sentit que son enfance était terminée921.

Tibère n'est qu'un pantin manipulé par sa mère. C'est Livie, la « Noverca », qui fait office d'antagoniste principal de la première partie du roman. C'est cette femme détestable qui accueille le jeune Gaius quelques années plus tard. Vieillie, elle est pourtant toujours aussi dangereuse. C'est un souvenir du temps passé, un témoignage vivant des bases de la tyrannie, parvenue à son rang par la

920. Siliato 2007, p. 7-9

921. Ibid., p. 17-21

266

manipulation :

Un homme a besoin d'une femme à ses côtés pour croire qu'il peut dormir tranquillement », avait dit un jour
Germanicus. Intelligente et glaciale, Livie avait transformé la passion qu'elle avait inspiré à Auguste, l'espace d'une
saison, en le soutien inébranlable de son pouvoir. Elle avait tout accepté : ses liaisons incessantes et notoires avec des
femmes qui étaient aussi ses amies, une vie pliée à ses exigences, le fait d'être devenue sa meilleure alliée aux dépens
de sa féminité. Elle l'avait affranchi des mensonges et de la pudeur qui régissaient les rapports entre époux, pour mieux
conseiller, discuter, insister avec l'apparence d'une asexualité qui lui épargnait les comparaisons, le dégoût et la
répudiation. Elle surveillait comme une sultane les femmes qui pénétraient dans ses appartements d'intellectuel
tourmenté, méprisait en secret ses faiblesses masculines et connaissait le mouvement de ses pensées au point de les
guider, de les manipuler et de les empoisonner à son insu. Elle n'exigeait jamais rien, si bien qu'on la croyait privée de
désirs personnels. Et tout cela parce que, comme l'avait écrit Drusus, elle n'eût rien été sans lui922.

Mais l'intérêt principal de ce roman, c'est la réhabilitation d'un personnage souvent haï. Présenté enfant, à travers ses propres souvenirs, Caligula attire la sympathie et la compassion. C'est le propos suscité par des scènes telles que le récit de l'enfance d'Antonia, mise en parallèle avec celle de son petit-fils923, ou par la mort en couches de la première épouse de Gaius, incapable de donner naissance à leur enfant924. Peu avant de mourir (de causes naturelles), Tibère rentre en contact avec son successeur présumé, percevant en lui un espoir de paix, pensée fugitive qu'il réprime en l'espace d'un instant, brisé par le temps et par son propre malheur :

Un jour où Gaius César le saluait en silence, Tibère s'immobilisa un instant, aussitôt imité par le jeune homme, qui
imagina que l'empereur avait envie de lui parler.
En réalité, Tibère, las de sa vie, pensait que Gaius avait survécu à une expérience bien plus terrible que celle qui avait
consisté à traverser la forêt de Teutoburg en pleine nuit. Des rêves de paix affleuraient à son esprit, les rêves mêmes
qui avait poussé Auguste, dans ses vieux jours, à se rendre sur l'île de Planasie, où était relégué son petit-fils, Agrippa
Postumus, pour l'embrasser et pleurer avec lui. Tibère pensait avec une terreur rétrospective que toute une vie lui avait
été nécessaire pour connaître la féroce stérilité du pouvoir. Il regardait Gaius. Mais celui-ci ne parvenant pas à remuer
les lèvres, il passa son chemin, traînant ses chevilles enflées.925

922. Ibid., p. 153-154

923. Ibid., p. 160-161 :

J'avais six ans de moins que toi quand ma vie fut bouleversée. C'était le troisième jour du triumphus d'Auguste après la conquête de l'Égypte... Les deux adolescents marchaient en tête du cortège, le cou et les poignets attachés par de fines chaînes d'or, leurs longues tuniques de soie frôlant la poussière. C'étaient mon frère et ma soeur, et je les voyais pour la première fois. C'étaient les enfants de mon père et de son amie Cléopâtre, la reine qui avait fait répudier ma mère et qui s'était donné la mort, comme lui. Les deux femmes avaient accouché presque au même moment. Ma mère pleura beaucoup à ma naissance. Et l'on dit que ce fut aussi le cas de l'autre. »

Assis à ses pieds, comme il l'avait été pendant des années devant sa mère, Gaius posa les coudes sur les genoux de la vieille femme. Elle lui caressa les cheveux, souleva son menton et dit « Tu ne crois pas que tout cela était insupportable, pour moi ? Aussi insupportable peut-être que ce que tu vis à présent ? Les esclaves égyptiennes m'apprirent que Marc Antoine priait sa reine de le caresser les derniers temps, quand il était en proie à l'angoisse. Comme ça. »

Ses doigts effectuaient un mouvement circulaire sur les tempes du garçon.

924. Ibid., p. 205 :

« Je l'aurais appelé Antoine César Germanicus », affirma Gaius d'une voix brusque, à la grande surprise de ceux qui l'entouraient. Il se demanda si l'enfant aurait eu le caractère impulsif, sanguin, autodestructeur de Marc Antoine. Ou l'esprit limpide, égal et rassurant de Germanicus.

925. Ibid., p. 210

267

Dans ces deux romans, Tibère fait office de figurant, bien qu'il agisse indirectement sur la vie des narrateurs. Toutefois, dans l'un et dans l'autre, il n'est pas forcément un modèle de haine : c'est un mauvais, certes, mais avant tout un homme manipulé, solitaire qui attend avec fatalisme la mort. Autre point commun entre les Mémoires d'Agrippine et le Rêve de Caligula, les narrateurs ont été jugés maléfiques par la postérité et sont ici présentés comme des êtres « humains », avec leurs soucis, leurs pensées,... Et, dans le cadre de notre étude, il est un roman qui suit ce modèle pour Tibère : les Mémoires de Tibère.

III - Les Mémoires de Tibère

a. Présentation du roman

Le roman a été écrit par Allan Massie (1938-) en 1990, en langue anglaise, puis traduit en français en 1998. Basé sur les écrits perdus de Tibère (il était notamment l'auteur de Commentaires, de poèmes et de Mémoires de sa vie politique), il est censé avoir été écrit en deux temps, la première partie au retour de Rhodes, la seconde dans ses dernières années. Les événements sont contés du point de vue de Tibère, et le lecteur peut savoir ce que pense l'homme en son for intérieur. Ainsi sont contées des histoires, anecdotes aux yeux de la postérité, qui ont du marquer le prince de son vivant : c'est le cas de sa mission en Arménie, où il est marqué par l'horreur en voyant les vétérans de l'armée de Crassus, désormais des vieillards brisés, baiser les pieds de leurs vainqueurs Parthes ou lorsqu'il devient l'amant du fils d'un prince germain, otage romain. Dans la seconde partie du roman, il sauve la vie d'un jeune gladiateur dont il tombe amoureux tout en refusant de le toucher : il pense que sa vieillesse et l'aspect dégoûtant de son corps souillerait un être aussi bon. A sa mort, son ami, devenu chrétien, fuit Capri en emportant le manuscrit afin de sauvegarder la mémoire de Tibère, un personnage mélancolique et incompris dont les écrits prouvent la gentillesse profonde et sa définition du sens de la vie : quitter ce monde affreux pour profiter du peu de beauté qui subsiste.

L'auteur cherche à réhabiliter Tibère, homme sincère dont la cruauté n'était que légende. Les événements eux-mêmes sont éludés, pour laisser place à une étude psychologique, ou à l'évocation du caractère privé des relations entre les membres de la famille princière. Ainsi, l'auteur prête une relation à Tibère et Julie durant leur jeunesse, alors que la jeune femme est liée au bellâtre et impuissant Marcellus, et c'est le personnage principal qui est le premier à toucher à celle qui devait

268

devenir la risée de Rome. Les autres personnages sont également développés, à moindre échelle : Mécène est un homosexuel en pleine déchéance, tombé dans l'infamie pour oublier qu'il a lui même créé le mauvais Auguste à partir de son ami d'enfance. Germanicus est détestable et retord et Séjan est comme un frère pour le prince avant qu'il se décide à le trahir. De la dernière génération, seul Néron nous est sympathique, présenté comme un efféminé incapable de la moindre méchanceté.

b. L'exilé de Rhodes

Dans la première partie du roman, Tibère est en retraite à Rhodes et profite de sa solitude pour écrire ses Mémoires. Il met fin à son projet alors qu'on l'autorise à revenir à Rome, ne reprenant l'écriture que des décennies plus tard.

Parmi les éléments marquants, citons le rapport à la politique. Dès sa jeunesse, alors qu'il est destiné à devenir un général respecté, il manifeste devant Auguste son souci de conserver les frontières telles qu'elles sont, afin de les consolider et ne pas les étendre inutilement. Il s'oppose sur ce point à Marcellus, qui trépigne d'impatience à l'idée de mater les guerriers de Bretagne, peints en bleu926. Mais plus que de donner sa propre idée de ce que doit être le principat naissant, il préfère s'attacher à l'opinion de ses aînés, afin de créer par la suite sa vision d'un bon État. Ainsi, il s'intéresse à l'avis d'Agrippa, qui souhaite dépasser les concepts de monarchie et de démocratie, qui lui semblent depuis longtemps obsolètes - un modèle pour celui qui veut restaurer la République de ses ancêtres :

Mais je puis te dire ceci : seuls des États n'ayant pas encore atteint la maturité peuvent s'accommoder de la démocratie
ou de la monarchie. Nous avons dépassé l'une et l'autre de ces formes de gouvernement. La définition classique donnée
par les Grecs des types d'État ne s'applique plus, car nous ne sommes même pas une oligarchie au sens où ils
l'entendent. Nous sommes peut-être une constellation de pouvoirs...927

Mais il ne peut adhérer à ce principat qui sacrifie des victimes à la raison d'État. Mécène est le symbole de cette déchéance, se condamnant lui même à l'infamie par chagrin d'avoir été abandonné par son ami d'autrefois, devenu un tyran qu'il refuse de glorifier :

Il n'y a qu'une personne, en fait, que j'aie vraiment aimée, et j'ai fait en sorte d'assurer à cet homme ce qu'il désirait le plus ardemment : Rome. Son accession au pouvoir, aidée par mes conseils en d'innombrables occasion, a sauvé l'État et peut-être le monde. J'ai contribué à faire de lui un grand homme pour le bénéfice de tous, et, ce faisant, j'ai collaboré

avec le temps et le monde à la destruction du jeune garçon que j'aimais. J'ai adoré Octave et j'aime encore le petit
garçon qui survit derrière le masque d'Auguste. Cependant, en lui donnant le monde, je l'ai perdu. En sauvant Rome, je

926. Massie 1998, p. 23

927. Ibid., p. 40

269

lui ai appris à placer la raison d'État au-dessus des exigences de l'amour humain ordinaire. Je suis fier de ce que j'ai
accompli et écoeuré par ses conséquences. Mon dégoût s'exprime dans la lubricité, et c'est une piètre consolation que
de savoir que l'amour des étreintes charnelles est moins nuisible à l'âme et au caractère que l'amour du pouvoir...928

Autre pari de l'auteur, faire de Tibère un révolté. Il s'oppose notamment à l'esclavage, pratique ancestrale de la Rome dont il est fier de porter les couleurs, mais qui le répugne de par l'infamie dans lequel elle plonge l'être servile, qui est aussi humain que son maître :

Néanmoins, on doit également admettre que l'esclavage viole la loi de la nature. Nos ancêtres ne pensaient pas ainsi ;
Marcus Portius Caton, homme des plus désagréables, considérait que l'esclave n'était rien de plus qu'un outil vivant.
Ce sont précisément ses mots. Ils me dégoûtent, quant à moi. Un esclave a les mêmes membres et les mêmes organes
qu'un homme libre ; le même esprit et la même âme. J'ai toujours eu soin de traiter mes propres esclaves comme des
êtres humains. En fait, je les considère comme des amis dépourvus de prétentions. Un proverbe dit : « Autant d'ennemis
que d'esclaves. » Mais ils ne sont pas des ennemis par essence. Si les esclaves ont de l'inimitié envers leurs maîtres, ce
sont généralement les maîtres qui l'ont provoquée. Trop de Romains se montrent hautains, cruels et insultants envers
leurs esclaves, oubliant que, tout comme eux-mêmes, les pauvres créatures respirent, vivent et meurent. Un homme
sage, ce qui veut également dire un homme bon, traite ses esclaves comme il voudrait lui-même être traité par ceux qui
ont autorité sur lui. J'ai toujours éprouvé un amusement mêlé de mépris en entendant des sénateurs se plaindre que la
liberté ait disparu à Rome (ce qui est malheureusement vrai) et en voyant, en même temps, les mêmes hommes prendre
plaisir à humilier et accabler leurs esclaves. Ce sont là des idées que j'ai acquises au fil des ans. Je ne les avais pas
toutes quand on m'a confié la mission d'inspecter les casernements d'esclaves. Mais leur germe était là , et cette
expérience l'a conduit à s'épanouir. Ce que j'ai vu dans ces casernements, c'était la dégradation de l'homme929

Il se dégoûte tout autant de la décadence des moeurs, lorsqu'il assiste à un spectacle odieux de perversité et qu'il constate que les lois romaines ne sont plus respectées par personne :

Me tenant en ce moment en retrait des spectateurs, je vis un groupe de voleurs à la tire opérer tranquillement parmi eux, soulageant de leur argent les pauvres imbéciles fascinés

- Il devrait y avoir une loi contre ce genre d'ordure, fit un homme à côté de moi, les lèvres pincées.
- Il y en a une, lui dis-je, avant de m'éloigner.

Il existe effectivement une telle loi, mais elle n'est pas appliquée. Elle ne peut l'être, car il n'est pas au pouvoir du
gouvernement de forcer les gens à se bien tenir. Quand le respect envers les dieux s'est détérioré, quand le désordre
règne dans les familles, la licence l'emporte, et les impulsions secrètes que les hommes refrènent dans une société
décente et bien ordonnée se donnent libre cours ouvertement930.

Enfin, nous nous devons de rapporter le rapport de Tibère à sa seconde femme, Julie, dans la mesure où il explore une vision inédite. Là où la plupart des auteurs, historiens ou romanciers, présentent un mariage malheureux et conflictuel, Massie en fait deux amants dans leur jeunesse et, si le

928. Ibid., p. 77-78

929. Ibid., p. 37

930. Ibid., p. 119-120

270

divorce d'avec Vipsania le blesse, il parvient à partager un moment d'amour profond avec sa nouvelle épouse à la naissance de leur fils :

Quelque chose d'étrange m'arriva après la naissance de notre fils. Je tombai amoureux de ma femme. Tout d'abord, je
ne voulus pas l'admettre, même en mon for intérieur. Il me semblait trahir le souvenir de Vipsania. Cependant, cela
arriva, et cela commença au moment où je vis Julie étendue, épuisée mais toujours radieuse, les cheveux répandus en
éventail sur son oreiller, avec notre enfant dans les bras. Je n'avais jamais pensé Julie maternelle. Son attitude envers
ses deux garçons, Caïus et Lucius, était marquée de réserve et de scepticisme ; elle se refusait à partager la haute
opinion qu'avait leur grand-père de leurs capacités. Mais elle se montrait éperdue devant le petit Tibère (qu'elle avait
insisté pour appeler ainsi) et, en les voyant ainsi, je me suis pris à penser : « Cette chose est mienne, le plus désirable
trésor de Rome est mien, mien, à moi seul. » Et mon coeur se mit à déborder d'amour. Je tombai sur un genou auprès du
lit, saisis la main de Julie et la couvris de baisers. Je la pris dans mes bras et la serrai contre moi avec une tendre
assurance et un désir ardent que je n'avais jamais ressentis auparavant, même avec Vipsania. Je fus, ce soir-là et
pendant les mois qui suivirent, un prince parmi les hommes931.

A la mort de ce petit garçon, Julie devient dépressive et commence à laisser déborder ses instincts lascifs. Si elle trompait Marcellus durant leur mariage et que Tibère éprouvait une attirance sexuelle pour elle, Julie restait le plus souvent digne des vertus que l'on attendait d'elle. Détruite par le chagrin, elle s'attire la honte et refuse de voir ses amis d'antan. Exilé à Rhodes, notamment par tristesse de la voir dans cet état, Tibère cherche à la raisonner. En vain : désormais, elle le déteste :

Julie,
Je ne sais ce qui s'est passé entre nous depuis la mort de notre fils bien-aimé. Ce que je puis voir et entendre de ton
comportement m'amène à penser que sa mort t'a dégoûtée de tout, et t'a conduite à désespérer de toute justice et de tout
ordre des choses. Il me chagrine de constater que tu sembles m'inclure parmi les objets de ton ressentiment. Notre
mariage n'a pas été de notre fait. Il nous fut imposé sans égard pour nos sentiments. Je sais que tu aurais préféré en
épouser un autre, et je compatis. Néanmoins, ce mariage a eu lieu. Je me suis appliqué, dès le départ, à honorer mes
obligations et j'en ai été par récompensé par le réveil de mon amour pour toi et la renaissance de la passion physique
que j'avais ressentie quand nous étions jeunes. J'ai cru qu'avec la naissance du petit Tibère, tu étais, à ma grande joie,
en mesure d'éprouver des sentiments analogues. Le temps, les exigences du devoir, les circonstances et un destin cruel
nous ont séparés, alors même que le petit Tibère était arraché à notre affection. Telle était la cruelle volonté des dieux à
laquelle nous étions contraints de nous soumettre. Crois-moi, je comprends ton refus de t'y plier. Je puis même admirer
ta volonté rebelle et compatir avec ce que je considère comme ton malheur. Je suis prêt à voir dans le fait que tu me
repousses l'expression d'impulsions que tu ne peux contrôler, si pénible que cela soit pour moi, en espérant simplement
que les choses changent avec le temps. Mais il y a une chose que je dois te dire. J'ai ma fierté et ne puis supporter le
déshonneur. Je ne suis pas pour rien de la maison des Claude. Si tu ne peux m'aimer, je l'accepte, mais je dois te
demander de te conduire d'une façon digne de l'épouse du chef de la gens claudienne. Tu me le dois, tout comme tu dois
à ton père de ne pas compromettre son autorité morale. Autre chose : tu ne peux espérer trouver le bonheur que si tu
apprends à te respecter. Je pense que là, tu en es grave danger si tu continues à te comporter comme tu le fais. Crois-

moi, Julie, ce sont tes intérêt que j'ai à coeur. (...)

931. Ibid., p. 93-94

271

Tu as toujours été un sinistre hypocrite, et maintenant, en plus, tu es stupide. Tu as toujours été égoïste et sans coeur.
Toute ma vie, on m'a toujours tout refusé, on m'a contrainte de vivre comme l'entendaient les autres. J'en ai assez.
Maintenant, je vis pour moi-même. Je préfère qu'il en soit ainsi. Si tu penses que je suis malheureuse, c'est que tu es
idiot. Et ne menace plus jamais. J'ai moi aussi des armes932.

C'est par égard en leur amour d'antan qu'il se décide à écrire à Auguste, après qu'il ait exilé sa fille indigne, afin qu'il lui accorde le pardon :

Mon épouse, souffrant peut-être de cette sorte de dépression qui, à ce que disent les médecins, peut affecter les femmes approchant de l'âge moyen, s'est conduite d'une manière plus qu'insensée. La nature particulièrement publique de son comportement doit rendre difficile le pardon, car, en tant que Princeps, tu ne peux manquer de l'interpréter comme un défi à l'admirable législation que tu as fait mettre en place. Cependant, je t'adjure, tant en tant que père de notre pays qu'en tant que père de cette malheureuse, de manifester ta clémence. Je te supplie de prendre en considération le fait que mon absence, motivée par mon intense fatigue physique en mentale et mon désir de permettre à Caïus et Lucius de s'épanouir, peut avoir contribué aux aberrations de ma femme. La clémence a toujours ses vertus. Appliquer la justice

dans toute sa sévérité reviendrait à te plonger un poignard dans le coeur...933

c. L'exilé de Capri

La première partie du roman se finissait sur l'image d'un doute : que deviendrait Rome ? Ce n'est que trente ans plus tard que le prince se décide à poursuivre son récit. Durant ces trois décennies, de nombreux événements ont pu se passer, et le personnage a radicalement changé : il est désormais fataliste, constatant l'horreur de la vieillesse. Livilla est le dernier rempart à l'abandon de toute volonté, et sa mort fait définitivement sombrer Tibère. Tout ce qu'il considérait comme bon et beau s'est souillé à ses yeux, et il ne désire plus vivre au milieu de ces traîtres qu'il rêve de voir s'entre-tuer, comme des rats pris au piège. Ainsi, deux propos se font écho l'un à l'autre : le premier étant l'ouverture de cette seconde partie, l'autre un des derniers paragraphes du roman :

La vieillesse est un naufrage. J'ai pu le constater chez Auguste et l'ai même entendu prononcer cette phrase, sans
toutefois, si je m'en souviens bien, l'appliquer à lui-même. Maintenant, j'en éprouve personnellement la vérité. Je suis
moi-même jeté sur les récifs, balayé par des vents cruels. La paix de l'esprit et l'aisance du corps me désertent
ensemble.934
-
Les souvenirs ondulent devant moi comme des ombres projetées par les flammes. Mécène me racontant comme il avait
travaillé à la destruction de celui qu'il avait aimé... Agrippa me plaquant la main sur l'épaule en me disant qu'au
moins, j'étais un homme... Le regard paisible et la voix douce de Vipsania... Julie se caressant lentement la cuisse en
m'invitant à l'admirer... Auguste, avec ses mensonges et sa voix enjôleuse... Livie me fouettant jusqu'à ce que je jure que
je lui appartenais... Le jeune Ségeste et Sigismond... Séjan, oui, même Séjan, tel qu'il m'était apparu la première fois à

932. Ibid., p. 128-130

933. Ibid., p. 152

934. Ibid. p. 167

272

Rhodes, avec son grand rire et sa joie de vivre... Dans la nuit, je guettais le hululement de la chouette, l'oiseau de
Minerve, mais n'entendais que les aboiements des chiens.

Ma vie avait été consacrée au devoir935.

Il lui reste néanmoins une raison de vivre : son ami Sigismond. Prince germain, celui-ci avait été condamné à l'arène, un jour où Tibère assistait malgré lui aux jeux. En le voyant si faible, il est pris de compassion et, malgré les huées de la foule, il décide d'épargner le jeune homme :

Je reportai mon regard sur l'arène et vis les membres du jeune Germain se détendre, comme s'il acceptait la mort, alors
que ses yeux étaient toujours dilatés par la terreur née de la soudaine conscience de ce qui lui arrivait. Je connaissais
bien ce regard. Je l'avais vu souvent sur le champ de bataille. J'avais vu bien des hommes et bien des garçons faire, en
un instant d'effarement, cette même découverte, à savoir que tout ce qu'ils avaient pensé essentiel, tout ce que leurs
sens pouvaient connaître - à commencer par leur propre corps - pouvait être soudain anéanti, comme si la vie n'était
rien de plus qu'un rêve brusquement devenu cauchemar. Le garçon avait les lèvres qui remuaient, sa langue vint
toucher sa lèvre inférieure. Alors, je dressai mon pouce vers le haut, afin de le sauver. Ce n'était pas seulement lui que
je sauvais, mais également moi-même, et ma raison. Mon geste avait été sans calcul. Je quittai les arènes et me faisant
huer, la populace hurlant sa déception936.

Par le passé, alors qu'il était en campagne en Germanie, le prince avait entretenu une brève relation amoureuse pour un jeune homme nommé Ségeste. Mais il se refuse ici d'assouvir son amour, afin de ne pas souiller cet être si beau et si bon :

Je ne pouvais nier, seul avec moi-même, le trouble que je ressentais ni le plaisir que j'avais à avoir le garçon auprès de moi. Mais j'étais également conscient de son caractère viril, de sa réserve et de sa dignité. L'étreinte d'un vieil homme à

l'haleine nauséabonde et au cou décharné n'aurait pu manquer de la dégoûter. Je ne voulais pas le contraindre à se dégrader. Il avait une décence foncière que j'aurais pu croire disparue de la surface de cette terre. J'aimais l'avoir dans ma maison, converser avec lui, lui enseigner la vertu et la connaissance du monde, accepter les petits services qu'il me

rendait avec un pointilleux respect937.

Plein d'égards envers ce jeune homme qui ne devait jamais le trahir, il l'achète comme esclave et l'affranchit immédiatement, lui demandant simplement de rester à ses côtés pour être son ami. Le considérant comme un nouveau fils, il lui permet un mariage inespéré compte tenu de son ancienne condition servile et l'union heureuse des époux devient sa raison de vivre : il est au moins une chose bonne en ce monde perverti :

C'était un jour heureux. Sigismond était tombé amoureux d'une fille de l'endroit, une Grecque nommée Euphrosyne, dont le père exerçait comme médecin à Naples mais possédait une petite villa à Capri, donnée par Auguste pour un service qu'il lui avait rendu. Le mariage eût été inconcevable sans mon parrainage. Miltiades, le père, n'eût jamais consenti à accorder la main de sa fille adorée à un affranchi germain, ancien gladiateur de surcroît, si celui-ci n'avait

935. Ibid., p. 308-309

936. Ibid., p. 249-250

937. Ibid., p. 253

273

pas été mon favori. Pour ma part, j'étais enchanté de cette union. Euphrosyne était une fille délicieuse, avec des yeux et
une abondante chevelure noirs comme de l'encre, une créature faire pour le plaisir, mais en même temps douce et
intelligente. Les voir ensemble était une justification de l'Empire ; seul Rome, en effet, avait pu rapprocher ces deux
physiques parfaits mais totalement différents. Ils respiraient véritablement le bonheur. Je bénis leur mariage en leur
demandant de rester tous deux dans ma maison.938

Mais la jeune femme attire un autre homme : le jeune Caligula. A la veille de sa mort, Tibère apprend que son héritier a violé Euphrosyne, et se jure de punir celui qui a abusé de la femme de son meilleur ami. Ainsi, la dernière action du tyran si décrié aura été dictée par l'amour et le sens de la justice :

Ce soir, Sigimond est venu me trouver. Il tremblait de tous ses membres. Je lui ai demandé ce qui n'allait pas, et il m'a répondu sans tarder. Hier, mon petit-neveu et héritier présomptif de ce misérable Empire, Caïus Caligula, fils du héros Germanicus, a violé Euphrosyne, qui était enceinte de six mois. Ce matin, elle a fait une fausse couche. Sigismond est

tombé à genoux devant moi, m'a pris les mains et a imploré vengeance. Je l'ai regardé dans les yeux. Son visage, maintenant gras et sans beauté, était humide de larmes et décomposé de chagrin. Sa voix tremblait en me disant : - Euphrosyne frissonne maintenant, même à mon contact. Je ne sais pas si elle se remettra un jour. Je ne sais pas si ce qui a été brisé pourra jamais être réparé. Maître, je te supplie...

Toute ma vie j'avais refusé qu'on m'appelât ainsi, mais quand je vis le visage de Sigismond et compris sa douleur, je n'eus pas la force de protester. Je le pris dans mes bras et l'attirai contre moi. J'ai ordonné à Caius de comparaître devant moi ce matin, et j'ai en même temps demandé à Macron d'avoir des gardes à sa disposition pour l'arrêter939.

Ce roman peut alors être considéré comme la synthèse d'une longue réhabilitation, agissant sur plus d'un siècle et demi. Tibère n'est plus le tyran méprisable, vengeur et débauché d'autrefois, mais un homme bon, ne faisant appel à la violence que par désespoir et dénué de toute perversité. Certes, il n'est pas parfait, mais il était volontaire et aurait pu, en d'autres temps et en dans d'autres circonstances, être un homme respecté, voire apprécié. Au XIXe siècle, le propos était différent, quand bien même les auteurs avaient lu la nouvelle historiographie et compatissaient à la peine du tyran : leur avis était plus nuancé. C'est ce constat que nous sommes amenés à souligner dans la seconde partie de ce chapitre.

938. Ibid., p. 286

939. Ibid., p. 310

274

B - Tragédie et Décadence, l'image d'un homme blessé

Nous nous intéressons ici à deux courants littéraires, si l'on peut les nommer ainsi, prenant Tibère comme exemple pour démontrer de la tristesse de l'humanité. Dans un premier temps, il nous faut faire état de la présence du prince dans la tragédie, là où il représente la mélancolie. La seconde partie de notre propos sera consacrée à la décadence, un « hymne » à la destruction de Rome. Enfin, nous ferons la part belle à l'exemple, en nous servant de quatre extraits de fiction où Tibère apparaît comme le tristissimus homo, le plus malheureux des hommes, par la rupture de sa dissimulation face aux malheurs : la trahison, la compassion, le deuil et le fatalisme.

I - Tragédie : le malheur de vivre

a. Tibère au théâtre

Nous évoquions lors du premier chapitre le plan proposé par Roger Vailland pour analyser la vie des Césars. Celui-ci s'applique tout autant au personnage de fiction présenté dans la tragédie :

- Un homme comme les autres : le spectateur s'identifie au personnage historique, tant ses qualités et défauts sont humains.

- Qualités militaires et politiques : le personnage impérial témoigne de puissance, de grandeur, quand bien même il s'en sert à mauvais escient.

- Qualités « socialistes » : ce point est peu exploité, si ce n'est que le personnage doit interagir avec le peuple, exprimer son sentiment envers lui, voire être jugé par ses sujets

- Morale : c'est tout le propos de la fiction, où le dénouement doit offrir à la réflexion

- Dérèglement de la personnalité : le personnage a bon fond, mais les embûches de la vie font de lui un tyran haineux.

- Attaques envers les proches : c'est souvent l'élément structurant de la trame principale, permettant de déterminer qui sont les bons et qui sont les mauvais.

- Spectateur de ses actes : nous sommes dans la fiction, et le spectateur fait face à l'acteur.

- Conclusion par la mort : poncif de la tragédie, les malheurs cessent pour les morts et continuent pour les vivants.

La fiction consacrée à Tibère doit être vue comme un prolongement de l'historiographie : on oeuvre à le condamner ou, au contraire, à le réhabiliter. La tragédie est le support le plus « parlant » pour ce

275

faire. Dans ce genre théâtral, millénaire s'il en est, le malheur est exposé et, pour Tibère, il se manifeste par la trahison des proches et l'impuissance. Prisonnier d'une période charnière entre paganisme et christianisme, entre république et empire, il devient le bouc émissaire de Capri, voué à la souffrance et à la mélancolie de l'homme incompris, hanté par le négativisme. Parfois aussi, sa haine est exacerbée et il est présenté comme un affreux tyran. Ses crimes trouvent un écho, à travers le témoignage de ses victimes : si l'historien ne peut accéder à leurs pensées, si ce n'est quand les dernières paroles ont été sauvegardées dans des récits, l'auteur de fiction peut retranscrire les dernières heures tragiques du condamné. C'est de cette manière que, souvent, s'achève la pièce : par une mort injuste. Ainsi Serenus doit pleurer, dans la pièce de Nicolas Fallet, la perte de ses deux enfants et maudit Tibère, qui est responsable de ses malheurs :

SERENUS
Ô de férocité raffinement affreux !
Moi, je vivrois ! Ah, monstre !... Ecoutez-moi, grands Dieux
Que le jour où la mort doit le faire sa proie,
Que ce jour soit marqué par la publique joie ;
Qu'inhumain comme lui, son lâche successeur,
S'ouvre un chemin au trône en lui perçant le coeur.
TIBERE
Que dis-tu, malheureux ? Ah ! Quand je te fais grace,
Quelle rage en ton sein allume tant d'audace !
Mais tu perds tes enfans, j'excuse ta douleur.
Romains, je veux d'Auguste être en tout successeur ;
Comme lui dédaignant une juste vengeance,
Je veux voir tous vos coeur conquis par ma clémence.
Allons, et déplorant le sort de ses enfants,
Par nos soins généreux consolons les vieux ans940.

La mort du protagoniste peut-être, et est souvent, due au suicide. Vivant dans l'horreur, le bon ne désire plus exister et, dans son dernier souffle, dénonce celui qui l'a persécuté. Ce dernier, s'il reste vivant, est victime d'une condamnation encore plus violente : il va vivre dans la peur, conscient de ne pas être aussi puissant qu'il le pensait, si la volonté de celui qu'il pensait son inférieur a pu surpasser la sienne. Ainsi meurent les personnages les plus illustres des pièces de Chénier et Campan, Cnéius et Emilie, le premier voyant son père mourir alors que l'accusatrice Agrippine venait de lui accorder le pardon, la seconde en apprenant que, dans sa colère, Tibère a fait exécuter ses enfants en même temps que leur père condamné. Cnéius rejette la pitié du prince, qui lui promettait la paix s'il renonçait à défendre son père, Émilie laisse un homme brisé en lui avouant la

940. Fallet 1782, p. 63

276

vérité sur la mort de son fils Drusus.

CNEIUS.
Je ne sens point d'effroi.
César est immobile, et calme ainsi que moi.
(...)
Et toi qui, dans un coeur de crimes déchiré,
Savoures le tourment que tu m'as préparé,
Tyran profond, mais vil, honte et fléau de Rome,
Éclipsé dans ta cour par l'ombre d'un grand homme,
Quand, de tes attentats ministre infortuné,
Pison par son complice expire assassiné,
Tu m'offres des trésors teints du sang de mon père!
Garde pour un Séjan les faveurs d'un Tibère.
C'est le prix des forfaits; je ne l'accepte pas :
Rien de toi, rien, César; pas même le trépas.
Un sort plus glorieux doit être mon partage.
Le poignard de Pison, voilà mon héritage.
Ce fer me suffira. Tu pâlis, malheureux!
Va , je te le rendrai teint d'un sang généreux;
Un autre aura l'honneur de venger tes victimes;
Séjan respire encor; tu puniras ses crimes :
J'ai vécu , je meurs libre, et voilà mes adieux.
Il est temps de placer Tibère au rang des dieux941.
-
EMILIE
C'est ici,
C'est aux yeux des Romains, qu'un dernier sacrifice
Doit prouver de vos lois l'immuable justice.
Elius, trop coupable, expire sous vos coups ;
Long-temps, pour mon malheur, il fut digne de vous ;
Plus habile dans l'art de choisir ses victimes,
Un succès éclatant eût couronné ses crimes,
Mais il a succombé ; les destins ennemis
M'arrachent à la fois mon époux et mon fils.
Mon fils ! C'était pour lui , qu'épouse moins que mère,
Je craignis d'éclairer et d'irriter Tibère ;
J'hésitai pour lui seul, c'est moi qui l'ai frappé ;
Mon espoir cette fois ne sera pas trompé.
Prête à me joindre à lui, je veux de la vengeance

941. Chénier 1818, p. 79

277

Emporter avec moi la flatteuse assurance.
A la fleur de ses ans Drusus fut moissonné ;
Drusus vous était cher, il fut empoisonné.
Du trône où l'on courait, barrière insurmontable,
A d'adultères faux obstacle redoutable,
Il fallait sa ruine et l'on s'était promis
D'obtenir la couronne et l'hymen à ce prix.
Séjan dut préparer la coupe empoisonnée ;
On craignit sans frémir qu'il ne l'eût pas donnée.
Opprobre de son sexe, avec férocité,
Une femme sourit de sa timidité.
L'ambition, l'amour lui prêtent un courage
Qu'augmente en s'éloignant la pudeur qu'elle outrage.
L'infortuné Drusus expire dans ses bras,
Et ce monstre à vos yeux jouit de son trépas
Gardez vous d'en douter, juger plutôt vous-même.
Je vous laisse l'aveu de Lygdus et d'Eudème.
Si pour elle ma voix aiguise un fer vengeur,
Si je remplis vos jours de tristesse et d'horreur,
Mes voeux sont exaucés. Craindrais-je votre haine ?
Par votre cruauté je suis libre ; et, romaine,
La mort perdrait pour moi son attrait le plus doux,
Si je la recevais d'un tyran tel que vous942.

Survivant à sa victime, le tyran est souvent physiquement impuni à la fin de la pièce. Toutefois, il en sort changé : il a été humilié, a retenu une amère leçon de vie et sera à jamais bouleversé par ce qui vient de se passer. Ainsi, le Tibère de Campan, qui se savait impopulaire auprès des Romains, comprend que sa propre famille le renie et le déteste pour ses crimes. Ainsi le condamne Livie, sa belle-fille qui, en tuant Drusus, le blessait lui-même :

LIVIE
Je ne veux pas défendre
Un sang qu'avec délice on vous a vu répandre.
A l'amour de Séjan j'aurais tout accordé ;
Vous n'existeriez pas s'il m'avait secondé.
Sur le fils immolé, j'eusse immolé le père ;
Je devais cette offrande aux mânes de mon frère.
(...)
Vous étiez l'assassin ; elle [Antonia] vous a permis

942. Campan 1847, p. 73-75

278

De condamner sa veuve et d'exiler son fils. Vous laissant disposer de tout ce qui lui reste, Elle a formé pour moi le noeud le plus funeste. Mais j'ai dissimulé, j'ai frappé mon époux ; En vous perçant le coeur je m'égalais à vous943.

Pour faire état de la présence de Tibère au théâtre, nous vous proposons une brève analyse d'extraits issus de trois pièces, chacun témoignant d'un propos différent, d'un rapport entre l'Histoire et la tragédie.

b. Le dernier jour de Tibère , ou un tyran dégoûté par la servilité

Dans sa pièce, représentée pour la première fois en 1828, Lucien Arnault conte les derniers jours de la vie du prince, alors vieux et malade. Alors que le Sénat se félicite de cette mort prochaine, Macron cherche à réconcilier Cayus et son grand-oncle, afin de faire du jeune homme l'héritier au trône. Sa rapprochant des sénateurs, il leur propose la candidature de ce nouveau prétendant, afin de se doter d'un dirigeant plus docile, que le Sénat - en réalité, lui-même - pourrait contrôler à sa guise. Pourtant, Cayus n'est pas aussi naïf : il se joue des arrogants qui l'entourent en feignant la gentillesse et la candeur, alors qu'il est prêt à assumer une tyrannie encore plus rude que celle sous laquelle il vit présentement. Tibère, quant à lui, souhaite secrètement démissionner et laisser sa place au républicain Galba qui, s'il haït le principat, est capable d'agir avec intelligence. Pris d'un malaise, on le croît mort, et les sénateurs maudissent sa mémoire. Quand il paraît, vivant, les lâches sont humiliés. Écoeuré, le prince veut lancer des proscriptions et éliminer ses ennemis. Le médecin Chariclès l'en empêche en l'empoisonnant : dans ses listes de condamnations, il avait noté le nom de membres de sa famille. Tibère voit son assassin mourir devant ses yeux, empoisonné par le même verre afin d'échapper à la justice, le plongeant dans une terreur encore plus vive.

Tibère n'est pas explicitement un mauvais homme. Si les sénateurs le haïssent et dénoncent ses actes, ils sont lâches et serviles et leur parole n'est pas digne d'être prise en considération. De même, Galba déteste le tyran mais respecte la mémoire de l'homme quand il le croit mort. Son principal tort est d'être impulsif et vengeur. Ainsi, quand Macron rapporte au Sénat que l'empereur est mort, il fait le récit d'une dernière condamnation lancée par le prince mourant :

MACRON.

Tibère dès long-tems vers son heure suprême

943. Ibid., p. 75

279

Se traînait exécré des hommes et des dieux :
Épuisé , chancelant , au sortir de ces lieux ,
En vain sous les dehors d'une trompeuse joie
Il cache les tourmens où sa vie est en proie :
La nature trahit ce douloureux effort,
Et ses regards éteints sont voilés par la mort.
(...)
Dans le coeur du tyran prêt à s'anéantir
En faveur de Drusus éveille un repentir :
« C'est mon sang, c'est mon fils, me dit-il à voix basse,
« Et de Germanicus l'inévitable race
« De mes propres enfans partagerait les droits?
« Non, non. Réparateur de mes dernières lois,
« J'en révoque à l'instant la coupable injustice,
« Et du déshérité j'ordonne le supplice. »
En achevant ces mots , seul avec Chariclès
Il se dérobe , il court dans le fond du palais
Cacher les noirs transports de son dernier délire,
Et ce n'est qu'en mourant qu'il cesse de proscrire.944

Quand vient l'heure de sa mort, il se félicite d'être vengé. Chariclès a su prévenir ses proscriptions, mais il lui reste un instrument pour punir les lâches : Cayus. Le prince a su lire dans les véritables intentions du jeune homme et, en faisant de lui son héritier, il condamne Rome à subir un tyran encore plus cruel que lui-même. Le tragique veut que le sacrifice du bon médecin ait été vain : il aura pu retarder la mort de ses proches, mais non l'éviter :

Celui qu'avec orgueil vous portiez à l'empire!
Assassiné par vous, c'est pour lui que j'expire...
Pour lui...! Regardez bien... Voyez comme ses yeux
Trahissent les penchans de son coeur odieux...
Voyez dans tous ses traits quelle terreur farouche!
Mille proscriptions s'élancent de sa bouche
Mille forfaits par lui sont déjà préparés! ! !
Je m'y connais, Romains , vous me regretterez... !
A payer vos bienfaits sa fureur sera prompte;
Mais vous le destiniez au trône... qu'il y monte !
Rome sert... Cayus règne... et Tibère est vengé !945

944. Arnault 1828, p. 49

945. Ibid., p. 78

280

c. Tibère à Caprée , ou le dilemme tragique

Cette pièce de Bernard Campan fut publiée en l'an 1847. L'action se déroule à Caprée, où Séjan prépare un complot pour s'assurer une place sur le trône. Divorçant de sa femme, Émilie, il affiche au grand jour son amour pour Livie, avec qui il avait assassiné le fils de Tibère quelques années auparavant, en faisant porter la responsabilité du crime aux fils de Germanicus. Émilie est l'épouse répudiée, Livie l'ambitieuse qui veut à tout prix détruire son ennemi Tibère, Séjan le traître pathétique et Tibère la victime des trahisons. L'auteur, alors septuagénaire, ne comptait pas la présenter sur scène, mais s'en servir de testament, en faisant de Tibère à Caprée sa dernière oeuvre, finie à la hâte, et « un souvenir de son passage ».

Au début de la pièce, Lépide et Émilie discutent de Séjan, dont l'amitié du prince a permis l'élévation, et de Tibère, qui n'est plus que l'ombre de lui-même en vieillissant, se renfermant dans la froideur et la colère. Le préfet du prétoire répudie sa femme, servant ses ambitions, tout en craignant qu'elle révèle un secret au prince : Séjan est l'assassin de son fils aimé. Mais elle doit se rétracter : dans sa colère, Tibère ferait tuer les enfants du traître en même temps que lui, ces enfants qui sont aussi les siens. Lépide tente d'avertir le prince du complot qui se trame, en vain, tandis que Livie presse Séjan d'agir au plus vite pour éliminer Tibère. A l'aide de l'astrologue Zerès, l'empereur comprend qu'on se joue de lui et feint de croire encore son favori, tout en le conduisant secrètement à sa perte. Dans le dernier acte, Séjan est exécuté, de même que ses enfants et Livie, qui maudit et insulte Tibère. Émilie se suicide en révélant la vérité sur la mort de Drusus, et le prince fond en larmes en condamnant Rome.

Nous nous intéressons ici à la fin du premier et du second acte, autour du personnage d'Émilie. La femme répudiée et inconsolable maudit celui qui vient de la blesser et le menace de révéler à l'empereur l'infamie dont il est coupable :

EMILIE
Eh ! De ta perfidie
Voilà le dernier trait ! Hâte-toi donc, cruel
D'enfoncer le poignard dans le sein maternel ;
Mais ne te flatte pas que, mère indifférente,
Je courbe devant toi ma tête obéissante,
Et qu'exhalant au loin d'inutiles regrets,
De ce trône où tu cours j'abaisse les degrés,
Mon fils hériterait des vices de son père !

281

Ma fille obéirait à l'épouse adultère
Qui, de ses attentats précipitant le cours,
Servit par le poison ses infâmes amours !
Et, grâce à ta pitié, loin de tous enchaînée,
Je vivrais pour souffrir cet horrible hyménée
Sûre que mes enfants, instruits pour mon oubli,
Ne verraient plus en moi qu'un objet avili !
Drusus a succombé ; D'un coup aussi funeste
Rome accuse Livie et toi qu'elle déteste.
Sur vous deux le soupçon demeure suspendu ;
Tibère en s'éloignant ne l'a pas entendu.
D'Eudème et de Lygdus, ministres de vos crimes,
Vous avez essayé de faire les victimes.
Je les ai préservés ; j'ai reçu de leur main
Le formidable aveu du complot inhumain.
Laisse-moi mes enfants ; fidèle à mes promesses,
J'écarte de ton front les foudres vengeresses.
Je m'éloigne à jamais ; je te laisse en ce jour
Servir l'ambition et ton coupable amour.
J'ai prévu vos desseins ; ma mort qu'on te propose
N'empêche pas ta chute, elle en devient la cause.
Maîtresse d'un secret qui te glace d'effroi,
Je brave ta Livie, et l'empereur et toi.946

Mais elle doit se rétracter : Tibère, dans sa rage aveugle, condamnerait les enfants innocents avec le père. Ainsi la prévient Livie :

LIVIE
Vous connaissez Tibère et savez que sa main,
Toujours prête à punir, ne s'arme pas en vain.
Si d'un mot indiscret vous frappez son oreille,
Si pour venger son fils, sa colère s'éveille,
Tout ce qui vous fut cher périra devant vous.
Pour première victime il prendra votre époux ;
Avant de le frapper, une hache sanglante
Tombera sur un fils dont la tête innocente
Roulera jusqu'aux pieds d'un père malheureux,
Sur le corps d'un enfant écrasé devant eux,
Et la vierge, au trépas d'avance condamnée,
Mourra dans les tourments d'un horrible hyménée.

946. Campan 1847, p. 16-17

282

Faites, au pied du trône entendre vos douleurs,
Et vous y trouverez d'autres sujets de pleurs.947

Malgré les informations qu'elle peut dévoiler et la colère qui l'habite, elle est tragiquement impuissante face au destin :

EMILIE.
Que fera-t-il pour moi ? S'il ne veut pas m'entendre,
S'il permet leur hymen, quel parti faut-il prendre ?
Dois-je de ma rivale essuyant la fierté,
Souscrire à ma disgrâce avec tranquillité
Ou, pour elle cessant de garder le silence,
Sur sa tête coupable appeler la vengeance ?
Que deviendra Séjan ? Tibère en sa fureur
Ne pardonnera pas. Ah ! Je frémis d'horreur.
Où s'arrêtera-i-il ? Irrité de ce crime,
Se contentera-t-il d'une seule victime ?
D'un forfait aussi grand brûlant de se venger,
Dans le sang de mon fils il voudra se plonger,
Et, me laissant par grâce une importune vie,
Méprisera mes pleurs !!! Ah! Faisons que Livie
Instruite par Lépide, abandonne en ce jour
Le dessein qu'a formé son détestable amour.948

Cet égard est vain : comprenant la trahison de Séjan, Tibère fait condamner le père et les enfants. Alors il se rend coupable d'un crime odieux qui tout le long de la pièce était mis en avant et que l'on espérait ne pas se produire. Mais s'il agit avec tant de violence, ce n'est pas une nature cruelle qui le rend ainsi, mais le ressentiment et la colère d'être renvoyé à sa propre solitude, sans ami ni confident. Le bourreau est victime, la victime est bourreau.

d. Tiberius, a drama , ou la compassion

Dans sa pièce de 1894, Francis Adams conte la vie de Tibère en cinq actes, chacun d'entre eux présentant une partie de sa vie. Dans la préface, nous apprenons que l'auteur s'est suicidé avant la parution de son oeuvre : âgé de trente ans, il était atteint d'une maladie héréditaire qui avait tué son jeune frère quelques mois auparavant après une longue agonie. Dans cet état d'esprit, il se posait en

947. Ibid. p. 30

948. Ibid., p. 26-27

283

tragédien, prenant comme modèle Tibère, sans doute inspiré par la lecture de Tacite ou par les premières études de la réhabilitation. Loin de considérer le prince comme un mauvais homme, il en fait un personnage résigné, régnant tout en voulant déraciner la tyrannie aristocratique et aider les populations. C'est à la suite de diverses humiliations et contrariétés qu'il sombre dans le fatalisme et que son règne est perverti. En combattant la tyrannie, il est devenu lui-même tyran, mourant dans l'indignité. Le lecteur est amené à compatir pour le triste Tibère, à travers des répliques émouvantes (telle l'acceptation du divorce d'avec Vipsania).

Dans le premier acte (11 av. J.-C.), Tibère est un homme heureux, fréquentant régulièrement sa famille, marié à une femme qu'il aime et accompagné de son jeune fils. Mais, au nom de la raison d'État, il doit sacrifier son bonheur. Répudiant Vipsania, il doit justifier de son acte à Drusus, enfant insouciant. Dans le second acte (1 av. J.-C.), Tibère part pour Rhodes, excédé par l'attitude de sa femme et, une fois sur place, s'attache à une esclave chanteuse, Électre, qu'il libère de son maître et dont il tombe amoureux. Dans le troisième acte (14), il est entouré d'amis (Séjan, Électre et Artaxerxès) et reçoit la visite de Julie, devenue folle. Alors qu'elle a droit à sa compassion, elle se heurte à Auguste qui se montre odieux avec elle. Le prince meurt, et Tibère lui succède sans envie. Le quatrième acte (31) est consacré à la chute de Séjan. Chaerea montre la perversion de l'empereur, née au fur et à mesure des années qui séparent les deux actes, et celui-ci se présente au procès du favori déchu en lisant des lettres de dénonciation. Séjan est condamné et avoue à sa fille avoir été manipulé, et n'être que l'instrument des tyrans. Enfin, dans le dernier acte (37), Tibère est mourant. Prononçant des condamnations, il ne voit pas Caligula conspirer pour prendre sa place et Thrasylle rendre hommage à son ami d'antan qui, si le malheur ne l'avait accablé, aurait pu être un héros.

Nous nous intéressons ici au troisième acte. Dans celui-ci, Tibère accueille chez lui Scribonia, la mère de Julie. Aimable avec elle, qui ne doit pas craindre de parler devant ceux qui l'écoutent, il apprend de sa bouche que sa seconde femme, répudiée depuis bien longtemps, va au plus mal :

SCRIBONIA.
Je ne le sais !
Oh, pauvre enfant ! Elle a tristement, si tristement changé
Elle est pale, décharnée, et erre comme un fantôme
Entre les pièces à longueur de journées ; et la nuit,
Elle se lève dans son sommeil, regarde la lune
Et bouge les jarres. Je la suis pendant des heures
Je crains qu'elle ne fasse quelque action désespérée.
Parfois, dans sa colère, elle s'écroule, l'écume aux lèvres,

284

Les yeux fixes, grinçant des dents
J'essuie l'humidité de ses pauvres lèvres.
De suite, elle joue et parle comme lorsqu'elle était enfant.
Cela me brise le coeur de l'entendre babiller et chanter.
Et, après coucher, elle s'éveille et oublie tout.
Elle est à moitié folle. Tibère, oh Tibère...949

Julie a suivi sa mère, venant d'elle-même se plaindre à Tibère de son sort. Tout comme Scribonia le disait, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même : folle, affaiblie, elle attire la pitié quant à l'horreur de son exil :

JULIE I.
Je suis venue
Tibère pour te toucher quelques mots
Ainsi qu'à mon père. Savais-tu que
J'étais en exil et prisonnière depuis maintenant
Quatorze ans ? Et sais-tu que
J'ai demandé, mendié, sollicité, supplié, prié
Mise à genoux, je me suis humiliée. Oui, c'est moi qui me suis humiliée et qui me suis mise à genoux !
Pour la liberté, et la réponse, la seule réponse
Fut le silence, quatorze ans de silence ! Les prières, les pleurs
Le désespoir, l'abjection, l'agonie - et le silence !
C'est comme cela qu'Auguste et Tibère traitent
Une femme ! Dis-moi, pourquoi me condamnes tu
A une mort à petit feu ? Me crains-tu ?
Que tu dois me haïr !
Ma compagne s'est pendue, et elle a bien fait
Mais je suis restée calme. Regarde, cette main
Elle est comme le squelette qu'est devenu mon corps
Je suis dévorée par la fièvre. Le peu de sang

949. Adams 1894, p. 119 :

SCRIBONIA.

That I know not!

O the poor child ! She is sadly, sadly changed

She is pale, and gaunt, and wanders like a ghost

About the rooms all day ; and in the nights

She rises in her sleep, and peers at the moon.

And moves the jars. I follow her for hours.

I fear lest she may do some desperate thing.

Sometimes in rage she falls, frothing at the mouth.

Staring up with fixed eyes, crunching her teeth.

I weep and wipe the wet from her poor lips.

Anon, she plays and talks as she did as a child.

It breaks my heart to hear her prattle and sing.

Then, when she's slept, she wakes and forgets it all.

She is half mad. Tiberius, O Tiberius . . .

285

Resté dans mes veines molles est en feu. La mort noire
La lueur qui me couve en ces horribles nuits.
Personne ne m'embrassera. Qui voudrait étreindre
Ces os avec amour ? Je suis fatiguée.
Mon époux, tu n'as pas besoin d'être jaloux.
Je fus Julie. Maintenant je ne suis rien.
Libère moi. Ma voix est comme
La voix du tombeau, vide et sans vie,
Un cri morne ! Pourquoi dois-je mourir dans cette tombe ?
Libère moi !...950

Alors deux conduites se dessinent à cette annonce. Tibère, représenté comme compatissant, est meurtri par cette vision. Il sait qu'il ne pouvait rien faire pour épargner Julie, la décision étant celle d'Auguste, mais il a des scrupules : en fuyant son inconduite pour s'exiler à Rhodes, il l'a laissée agir dans le vice et s'attirer la condamnation du prince. S'il avait été plus courageux, il aurait supporté ses brimades et Julie aurait échappé à ces tortures. Alors il ne peut rien lui répondre, si ce n'est qu'il regrette sa misère et dire qu'il ne l'a jamais souhaitée951. Auguste, insensible et haïssable,

950. Ibid., p. 121-122 :

JULIA I.

I am come,

Tiberius, to say a few words to you

And to my father. Do you know that I

Have been an exile and a prisoner now

For fourteen years ? And do you know that I

Have asked, have begged, besought, entreated, prayed

Knelt, cringed. Yes, it is I have cringed and knelt !

For freedom, and the answer, the one answer.

Silence, for fourteen years silence ! Prayers, tears.

Despairs, abjections, agonies--and silence !

'Tis thus Augustus and Tiberius treat

A woman ! Say, why do you torture me

To death by fractions of inches ? Do you fear me ?

How you must hate me !

My woman hung herself, and she did well.

But I am somewhat tamed. Look you, this hand

Is like the skeleton's that my body is.

I am devoured with fever. The little blood

Left in my flaccid veins is fire. Dark death

Glowers brooding at me in the horrible nights.

No one would kiss me. Who would let these bones

Clutch them in love's embrace ? I am very weary.

Husband, you have small need of jealousy.

I once was Julia. Now I am no more.

Let me go free. My very voice is like

A voice heard in a tomb, hollow and lifeless,

One dreary wail ! Why must I die in a tomb ?

Let me go free ! . . .

951. Ibid., p. 125 : Julia I.

You answer nothing ?

286

insulte sa fille et la maudit. Julie ne peut supporter ce manque d'attention et le peu qui restait de sa santé mentale s'en retrouve brisée : elle est désormais entièrement démente et incapable de redevenir « humaine ». La haine devient la négation de l'humanité :

JULIE I.
Ô, je vous maudis, je vous maudis tous ! Mourrez - périssez - pourrissez
Pourrissez de votre vivant, vous tous,
Comme moi. Mon amère, éternelle malédiction
Sur toi, araignée grise meurtrière, et sur vous tous,
Mouches dans son infâme toile. Pourrissez et périssez,
Avant que les heures tranquilles d'une mort salvatrice
Vous enlèvent le sens du frisson. Hommes et femmes,
Enfants, chaque racine et branche de cet arbre fou,
Flétrissant sous l'autel vengeur du monde
Que vous appelez un trône ! Paralysie, maladie et folie.
Folie, folie, que la folie vous consume
Mon cerveau s'enflamme. Ô, Ô, Ô952

Une fois de plus, le sens tragique veut que la méchanceté ait détruit tout ce qu'il y avait de bon en ce monde. Au théâtre, il n'y a pas de rescapés de la misère humaine : tous sont victimes, de près ou de loin, qu'ils soient d'un naturel bon ou mauvais. Dans la pièce d'Adams, chaque acte est une étape dans la destruction de Tibère, dont le caractère évolue de mal en pis :

- Dans le premier, il est heureux en amour et doit abandonner sa joie par nécessité.

- Dans le second, il est dégoûté par les frasques de son épouse, mais trouve la joie dans le repos.

- Dans le troisième, il est plus soucieux, mais toujours compatissant.

Tiberius.

Nothing. I regret

Your wretchedness. I never wished you wretched. »

952. Ibid. p. 129-130 :

« JULIA I.

O, I curse you, curse you all ! Die - perish - rot-Rot while you yet are living, all of you,

As I have done. My bitter, eternal curse On thee, grey murderous spider, and you all, The flies of his infamous web. Decay and perish, Before the tranquil hours of happy death Remove the shuddering senses. Men and women, Children, each root and twig of the foul tree, Wither upon the world's avenging altar You call a throne ! Palsy, disease, and madness. Madness, madness, madness consume you all ! My brain bursts. O O O »

287

- Le quatrième acte le montre plus coléreux, moins digne d'être aimé

- Enfin, le Tibère du dernier acte est odieux : s'il avait été ainsi au début de la pièce, il aurait été tout désigné pour être l'antagoniste incapable de rédemption.

Pourtant, il s'agit toujours du même homme. Mais pour l'auteur de tragédie - qui plus est dans ce cas, où l'auteur est condamné à mourir de sa propre main s'il veut éviter de souffrir le martyre - il n'y a pas d'espoir en ce monde et l'Homme est destiné à vivre dans l'horreur, même si son coeur est naturellement ouvert à l'amour. Au contact de l'esclave Électre, Tibère cherchait la paix des sens mais ne put jamais y accéder :

TIBERE.
En vérité, cet enfant m'apporte tant de bonheur,
Pour moi, elle est comme le soleil et la floraison.
Parfois je remercie cette terre amère de me l'avoir apportée953

II - Décadence : la beauté dans l'horreur

a. Le mouvement décadent

Vers la fin du XIXe siècle, un courant naissant prend Rome comme modèle954. Ce courant, c'est le décadentisme, prenant forme dans la littérature et dans l'art pictural. Il se développe en France dès la chute du Second Empire, une période de crise politique, d'une transition difficile où nul ne sait quelle réaction avoir. Humiliée par la défaite de 1871, et par le souvenir de la Commune, la France se sent en déclin et retrouve en Rome l'image d'un passé glorieux désormais en péril. Parmi les précurseurs de ce mouvement, qui ne fut jamais adopté en tant que tel (les auteurs ne se réclamaient pas eux-mêmes « décadents », et la décision de leur appartenance au courant était de l'ordre des critiques), on peut citer Charles Baudelaire, dans ses poèmes consacrés au spleen, ou Joris-Karl Huysmans, auteur du roman A rebours.

On ne peut définir aisément le concept de décadence - si ce n'est par le sentiment d'une grandeur déchue. La meilleure évocation semble celle de Gustav Freytag, dans Die verlorene Handschrift,

953. Ibid., p. 113 :

TIBERIUS.

Indeed, I have much happiness in the child. She's as the sunshine to me and the flowers. I sometimes thank this bitter earth for her.

954. On le retrouve parfois nommé « courant fin de siècle », à juste titre

288

lorsqu'il dénombre quatre étapes de la décadence : un amour-propre démesuré, la suspicion, la déraison et la débauche. Le personnage décadent passe par ces quatre stades pour s'achever dans l'auto-destruction, physique et morale955. Le concept de décadence renvoie à la Rome antique - elle était soulignée par les satiristes, tel Juvénal, ou les moralistes, comme Caton. Ce qui était la plus grande puissance au monde, un modèle de vertus et de grandeur se désagrège, victime de la perversité, la tyrannie et l'oisiveté. La Rome décadente n'est pas forcément celle qui s'effondre face aux invasions barbares : au contraire, les auteurs présentent davantage une autre période de crise, celle de la transition entre République et principat, le temps des Douze Césars, soit une époque où Rome était une puissance jugée invincible, ou presque. Le propos concerne en réalité les « empereurs fous », essentiellement Caligula, Néron, Domitien et Héliogabale. Par leurs vices, ils condamnent moralement Rome à l'égout, tandis qu'eux-mêmes se salissent et se destinent à une fin affreuse. La décadence appelle à la fin d'une Rome corrompue.

Tibère n'est pas l'empereur préféré des décadents. Là où il est aisé de représenter Néron au cirque ou Héliogabale au bordel, l'image du second prince est plus dissociée de Rome, car il la fuit. En partant à Capri, il n'est plus que le spectateur de ce qui se passe dans la capitale, au contraire de Néron qui y est associé : dans son cas, on peut penser à la scène de l'incendie de Rome. Pour qui veut représenter Rome, il est plus aisé de faire appel aux figures de princes qui y ont régné toute leur vie qu'à celle d'un exilé. Pourtant, le mouvement décadent n'ignore pas Tibère : par son attitude, il s'est rendu aussi destructeur que ses successeurs, voire davantage, puisqu'il a conscience de la portée de ses actes, là où Caligula et Néron ne font qu'agir sans réflexion. Ainsi le représente Richard Voss :

Déjà avant cette prise de conscience il s'était échappé de Rome, comme si cette ville, la plus vénérable et la plus splendide de toutes, était le foyer de cette effroyable épidémie morale qui s'était emparée de l'époque de l'empereur Tibère et l'avait infectée. L'imperator aurait pu anéantir Rome, la livrer aux flammes et la réduire en un monceau de ruines, s'il lui avait semblé important de délivrer la terre de ce grand enfer pestilentiel et doré. Mais dans sa haine du monde, qui était insatiable ; dans son mépris des hommes, qui ne connaissait pas de limites ; dans son furieux désir de vengeance, qui lui semblait la seule chose divine sous le ciel, il bénissait dans son âme Rome, car elle était la source intarissable d'où s'écoulaient toutes les calamités. Avec avidité le globe terrestre aspirait le poison romain, se laissait pénétrer par lui, jusqu'à ce que chaque sillon fût empoisonné.956

Mais Tibère se dissocie également des autres princes décadents par sa propre vision des choses. Si les « empereurs fous » se complaisent dans l'infamie, lui s'oppose à l'image de débauche, ne faisant que subir sa propre nature et éprouvant, même fugacement, une certaine culpabilité. Sa folie semble

955. In. David-de Palacio 2006, p. 223 : L'auteur traduit le chapitre six de l'oeuvre originale sans noter de références aux pages. Il s'agit de l'avant-dernier paragraphe du chapitre.

956. Voss R., Wenn Götter lieben. Erzählung aus der Zeit des Tiberius, 1907, p. 51, in David-de Palacio 2006, p. 110111

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accentuée par le fait que, justement, il soit impuissant face à la décadence et s'enferme dans la nostalgie et des vices plus désespérés que jouissifs. Egmont Colerus présente un Tibère conscient de la destruction du monde romain, voyant en Nerva un des derniers Romains qui, en mourant, amorce

la décadence inexorable de cette puissance ancestrale : Il est Rome, le vieil esprit romain primitif, il en est le symbole. A travers lui les dieux ont voulu nous donner un avertissement, et ils le rappellent à eux, car ils constatent l'inutilité de leurs efforts. Nerva, je t'aime tant, que je te comprends. Car tu es Rome, cette Rome que moi aussi je voulais conserver, et sur laquelle j'échouai. Je te suivrais si volontiers... mais je suis encore nécessaire. Nécessaire aux provinces, aux légions, dans tous les domaines où il y a encore des hommes. Le monde, ce monde mineur et sous tutelle, a encore besoin d'un père...957 .

b. La Mort des dieux , ou l'antéchrist représenté

Nous évoquions dans le chapitre sur le rapport à la religion cette oeuvre de Jean de Strada. Construite sous la forme d'une pièce ou d'un livret d'opéra, elle n'était pas destinée à être représentée, et doit être lue comme un roman. Divisée en douze chants958, elle fait office de document sur la morale chrétienne, telle qu'elle doit être conçue selon l'auteur. Chacun de ces chants fait office de conseil, à travers l'exemple d'une Rome pervertie, agissant contre la morale, ou seul un personnage tente de rester digne - la fin du chant étant un monologue du Christ ou d'un Saint, professant la bonne parole. Ainsi « Patrie et art » doit dissuader de la vengeance, même envers le mauvais, car elle entraîne de nouvelles perversions. Les deux personnages principaux, Homunculus et Humanus, sont invités à conspirer contre Tibère pour restaurer la République : le premier, symbole décadent, conçoit le geste comme un amusement, lui ne croyant en rien d'autre qu'en l'hédonisme959, l'autre, bon chrétien, veut renoncer à frapper celui qu'il déteste, sachant que la République est corrompue et que la mort de Tibère favoriserait un autre tyran pour le remplacer. De même, « La famille » présente deux modèles comparés de femmes enceintes, non désireuses d'enfanter : la mauvaise, Aspasie, veut avorter à l'aide d'une potion pour ne pas que son corps soit déformé par la grossesse, la bonne, Fausta, craint de voir son enfant naître dans un monde pervers, mais désire mener la grossesse à terme pour témoigner de son amour maternel au nouveau né.

957. Colerus E., Tiberius auf Capri, Wien und Leipzig, F.G. Spield'sche Verlagsbuchhandlung, 1927, p. 124-125, in. David-de Palacio 2006, p. 111

958. Le passé / Le prêtre / Peuple et pontife / La femme / Patrie et art / La famille / Le suicide / Le sacrifice / l'empereur / Dieu / Les deux prières / L'avenir

959. Strada 1866, p. 134 :

HOMUNCULUS

C'est donc vrai. - Vous croyez aux Brutus, aux Pompées,

Vous croyez à Gracchus, à Lucrèce, aux Romains. -

Je crois à Messaline et crois aux Priapées,

Je crois au grand égout avec ses flots humains. -

Cependant conspirons si cela peut distraire.

290

Les personnages principaux sont des caricatures morales, servant au propos de l'auteur. Humanus est « le héros du drame multiple qui se déroule par l'histoire dans des tragédies successives », « l'humanité dans son continuel besoin de confusion avec l'absolu par la vertu et le bien, le juste et les organisations sociales basées sur les droits éternels des hommes, par le vrai et le savoir, par le beau et le développements artistiques des civilisations », « l'aspiration au progrès moral, intellectuel, social : c'est l'éternel appétit de Dieu, cette vision fixe de l'esprit qui avance dans les temps ». Quant à Homunculus, c'est « l'humanité qui s'embarrasse dans les difficultés de l'oeuvre, subit le joug des milieux corrupteurs ou affaiblissants que les âges traversent, et qui, poursuivi par le sens du divin, s'en écarte de chute en chute, de vice en vice, et se perd dans le suicide ou la dégradation.960» Par leur exemple, l'auteur veut montrer que le christianisme à extirpé le monde de l'égout, là où le paganisme - ou pire, l'athéisme - l'avait laissé. Jean de Strada cherchait alors à faire de ce spectacle terrible « l'accident d'une époque monstrueuse », où régnaient l'impudicité, la luxure, l'obscénité et la dureté de coeur - une doctrine antique qui ne devait pas ressurgir maintenant que l'on croyait en Dieu961. C'est la peur de l'auteur, et son rapport au décadentisme : il craint que l'Homme du XIXe siècle oublie l'existence du Seigneur et que la France, puis le monde, retombe dans les torts du passé.

Tibère est le symbole même de la perversion, ne respectant aucun des douze chants : le passé pervers lui est une bénédiction, ses prêtres sont des impies, son peuple est débauché, il convoite la femme d'autrui, n'a que faire de la patrie, ne respecte pas la famille, pense au suicide, sacrifie l'honneur et les honorables à sa débauche, vit en tyran, ne croît pas en Dieu, ne prie qu'égoïstement et n'a rien à faire dans l'avenir. Aucune rédemption ne doit lui être accordée, et le mépris doit remplacer la haine qu'on lui porte : devant une tel « égout » moral, le bon chrétien ne doit pas ressentir de colère, mais simplement refuser de lui adresser la parole. Il est juste un moment dans l'oeuvre où Tibère a fugacement la vision de sa propre horreur, et où il aurait pu agir pour se faire pardonner - car Dieu est amour : lorsqu'il contemple le corps sans vie de Fausta, la chrétienne qui a préféré se jeter d'une falaise plutôt que de succomber aux avances du bourreau de son mari :

TIBERE

Son peplum en lambeaux montre sa nudité, Jamais les yeux n'ont vu de si pure beauté. Aux rocs ensanglantés, elle pend accroche, Sa molle chevelure à sa tête arrachée

960. Ibid., p. 14

961. Ibid., p. 16-17

291

Mêle son flot d'amour avec le flot amer.
De son sein mutilé le sang coule à la mer.
Elle palpite encore, et sa main qui se dresse
Demande en son remords que la mienne la presse.
Vrai, c'est un beau corps blanc dans ses plus détendus,
Elle aurait dû portant vivre une heure de plus.962

c. La Voluptueuse Agonie , ou l'horreur érotique

Parmi les revues décadentes, nous nous devons de citer le Gil Blas Illustré. C'est dans cette revue, dans le 28e numéro, daté du 13 juillet 1900, qu'est parue une nouvelle dans laquelle le personnage de Tibère est mentionné. Cet écrit, c'est la Voluptueuse Agonie de Gaston Derys, le récit du martyre de la fille de Séjan, violée et tuée par le bourreau. Mais, là où le propos est souvent trop atroce pour être retranscrit même dans une étude historique, il est ici utilisé dans une nouvelle érotique, témoignant à la fois de l'horreur et de l'attrait malsain de la scène. La nouvelle n'étant guère longue, nous l'avons recopiée dans son intégralité (voir Annexe 6)

Le récit s'ouvre sur une pensée de Tibère. Apprenant la trahison de son ami, il sombre dans une colère noire, commune à bien des fictions à sujet antique du XIXe siècle. Avant même d'apprendre la conspiration, il jalousait déjà les honneurs qu'on rendait au ministre, et dont il était le premier responsable. Alors que Rome élimine les proches de Séjean, ses enfants sont faits prisonniers. Le garçonnet est immédiatement exécuté, mais Tibère hésite sur le sort à réserver à la soeur, car « malgré Caprée, malgré une longue habitude du crime et de la cruauté, César hésitait, peut-être par crainte des Dieux, à trancher la fleur de cette frêle vie ignorante, car il était inouï qu'une vierge fût punie de la peine capitale. »

De son âme viciée, il trouve l'idée de faire violer la fillette par un bourreau brutal, un guerrier Germain ramené à Rome comme prisonnier et reconverti dans l'exécution des condamnés. Il est l'horreur même : velu, gigantesque, dotés de « bras noueux et durs comme des chênes », de « poings pareil à des béliers », il est plus animal qu'humain. C'est cette brute épaisse qui force la jeune fille, déchirant ses vêtements et « meurtrissant ses flancs sous son élan vigoureux ». A l'horreur du lecteur, le viol est décrit tant dans son indignité, le bourreau forçant « la vierge effrayée », au corps « fragile, délicat et puéril », aux jambes « fragiles et légères », suppliant son tortionnaire de la laisser tranquille tandis qu'il « torture sa chair » et la « ballotte comme une

962. Ibid., p. 249

292

trirème », que dans son érotisme : l'auteur a soin de décrire le corps nubile de la fillette, telle une oeuvre d'art vivante, innocente, au sein « en bouton de rose apriline », au bras « à la sveltesse harmonieuse », à la bouche « frivole et mutine ». Le lecteur oublie alors un instant, juste un instant, qu'il lit l'histoire d'un viol - qui s'achève en volupté.

Ému, le bourreau se prend de sympathie pour sa victime. Celui qui vient de commettre un acte odieux et dont le physique ne prédestine à aucune tendresse, lui fait de nouvelles avances, cette fois plus douces, et la fillette répond à son excitation : « nulle haine n'aiguisa son regard (...) elle se trouvait heureuse et calme (...) une fierté montait en elle (...) le même hymne de joie bramée roucoula dans leurs gorges. ». Alors qu'il s'apprête à accomplir sa mission, le bourreau hésite : peut-il tuer cette femme innocente dont il est tombé amoureux ? Mais la nature reprend le dessus : il ne pourrait jamais vivre heureux avec elle, quelques soient ses efforts. Alors, lui donnant

« l'aumône d'une suprême caresse », il lui écrase la gorge envoyant « son âme dans l'éternité ». Ce n'est pas l'affreux tortionnaire que le lecteur doit haïr, puisqu'il ne fait que suivre des ordres et que son amour aurait pu supplanter sa cruauté, mais Tibère. Par vengeance, par égoïsme et par méchanceté, il a mis fin à bien des vies et - plus que tout - à détruit un amour qu'il avait lui-même permis.

d. La sirène et le feu , où l'ombre de Tibère

Évoquer l'Antiquité, ce n'est pas forcément situer l'action dans une époque lointaine. Ainsi, nous pouvons citer deux romans décadents dont l'action se déroule à une période contemporaine à leur écriture et où Tibère fait une apparition à travers la pensée d'artistes, influencés par la postérité du prince de Capri.

Le premier de ces textes, La sirène : Souvenir de Capri, fut écrit par Gustave Toudouze en 1875. L'action se déroule à l'époque moderne, et l'on suit l'aventure de deux jeunes hommes, Paul et Julien, en voyage à Capri. Ils prennent refuge dans l'auberge Tibère, dont la tenancière se réclame descendante d'une maîtresse de l'empereur. L'histoire en elle-même est une histoire d'amour impossible entre l'un des hommes et une sirène mythologique, relation qui finira dans le sang : on retrouve le corps du peintre au pied de la falaise. Les jeunes artistes sont fascinés par l'image de romantisme et d'horreur attachée à l'île de Capri et au personnage du prince. Lisant le nom de l'auberge, ils décident de s'y arrêter :

Albergio de la Luna !

293

Albergio di Tiberio !

Albergio della Croce !

- Albergio di Tiberio ! S'exclama Julien en frappant sur l'épaule de son ami. Que dis-tu de cela ? Quelle couleur

locale ! Veux-tu être l'hôte d'un empereur romain ? Et de quel prince, Tibère !

- Allons chez Tibère ! Reprit Paul avec un sourire : on le dit bon vivant, puisque ses soldats le traitaient de

Biberius, de Caldius et de Mero.

- Tu veux fréquenter un ivrogne, toi un poète ?

- Me crois-tu incapable d'apprécier sa cave, et les poètes n'ont-ils pas toujours chanté le vin ?963

Plus loin, Paul est pris d'une vision, celle de la Capri tibérienne, où règne à jamais le spectre du prince :

Sous l'influence d'un mirage, il croyait voir la Caprée du César romain, et Tibère lui-même venait à lui, raide, morose, effrayant; Tibère promenant dans cette retraite son oisiveté malfaisante et dissolue, abandonnant son ancienne activité et les affaires pour se vautrer dans la boue impure de ses vices964

L'autre roman s'intitule Et le feu s'éteignit sur la mer... L'auteur, Jacques d'Adelsward-Fersen, était un homosexuel notoire, mélancolique et incompris, qui finit par se suicider dans son désespoir. Son héros, Gérard Maleine, est un personnage mal dans sa peau, reflet de l'auteur. Il retrace dans les premiers chapitres sa triste vie, celle d'un jeune artiste amoureux, aimable et intelligent, mais profondément malheureux. Amant de l'américaine Muriel Lawthorn, il l'emmène à Capri pour leurs fiançailles, attiré par cette île de ragots et de légendes. Il s'aperçoit vite que les rumeurs circulent sur l'île, notamment à propos des moeurs de Muriel, et que Capri n'offre « d'autre plaisir que la débauche et d'autre peine que la mort965». Lorsque sa fiancée le quitte, partant avec l'amant de sa soeur, Gérard se suicide après avoir détruit tout ce qui pouvait lui rappeler son existence. Peu avant de mourir, il compare son malheur à celui de Tibère, fut forcé de sacrifier un enfant aimé pour prolonger sa propre vie :

C'était là que Tibère, pour la seule fois, avait pleuré. Et Maleine évoquait la vieillesse de l'empereur traqué par les complots, harassé de maladies et de cauchemars, terrorisé par l'idée de mourir, interrogeant les devins pour savoir comment détourner la colère des Dieux, l'ire sanglante du soleil.

- Si tu as jamais aimé un être dans ta vie, disait l'oracle, sacrifie-le.

Justement, à cette époque, par sénilité ou par vice. César faisait élever au palais un petit esclave tyriote recueilli d'un
naufrage sur la côte. L'enfant avait obtenu sa grâce, puis des faveurs, par sa constante douceur et par son étrange
beauté. Pendant quelques jours une lutte terrible dévastait la conscience pourtant si vile du dominateur. Et puis,
toujours, la peur d'être assassiné décidait le vieillard. Il ordonnait enfin, en se cachant la tête sous la pourpre
impériale. Le lendemain, la villa dédiée à Jupiter était réveillée avant l'aurore par la clameur stridente des grandes

963. Toudouze 1875, p. 17

964. Ibid. p. 28

965. Adelsward-Fersen 1909, p. 104

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trompettes droites. (...) On préparait solennellement l'enfant. On le paraît d'une tunique blanche, vaporeuse comme de
la fumée on lui ceignait les chevilles et les poignets de perles et son front pur s'adornait de roses et de violettes. Puis, le
cortège, en serpentant, descendait vers la grotte miraculeuse, y arrivait, alors que le sanctuaire, sauf à quelques jets
rouges des torches, était encore baigné par la nuit.
De nouveau les trompettes cinglaient l'air de deux notes. Tibère descendait de sa litière d'ébène, caressait l'enfant de sa
main glacée, et les prêtres ayant entonné les hymnes se prosternaient, en prière. Peu à peu l'Orient se colorait d'un gris
translucide, très pâle. Derrière la cime des hautes montagnes, les nuages se veloutaient d'une lumière masquée. Les
dernières torches n'éclairaient plus. Un petit jour terne et triste accusait le profil ravagé du Divin qui avait été choisi
par Auguste on avait couvert l'esclave tyriote d'une robe couleur de nuit. L'empereur, tes prêtres et les assistants
s'étaient vêtus d'une façon pareille. Le seul éclat dans ces ténèbres, c'étaient les roses de la couronne du favori et les
opales dont s'ornaient les tempes creuses de Tibère...
Maintenant les voix éclataient plus fortes. L'enfant avait été amené tout près du socle sculpté en face duquel brillait la
minuscule et pure flamme. L'empereur, derechef, flattait le cou délicat. Soudain, un rayon flamba, les choeurs cessèrent,
instantanément, toutes les robes couleur de nuit s'abattirent César, l'enfant, les devins, les mercenaires, apparurent
vêtus de blancheurs.
Un cri, un seul, un atroce cri désespère. L'empereur, blême, tremblant, retirait de la jeune poitrine palpitante le couteau
d'or qui avait troué le coeur.
Dans le soleil glorieux qui inondait maintenant le temple, une larme glissait le long de la joue terne du sacrificateur,
une larme glissait comme la rançon du cadavre.

III - Tristissimus homo : compatir pour Tibère

Dans la fiction, il est plus facile de réhabiliter Tibère. En suggérant des émotions, en suscitant le pathétique, on peut faire éprouver de la compassion pour l'être fragile. Afin de souligner le propos, il semble inévitable de devoir reproduire quelques extraits où Tibère est présenté comme plongé dans les pensées les plus mélancoliques, dans une vulnérabilité qui fait du prince tout puissant, maître du monde, un personnage humain brisé par le chagrin.

a. Campan : Le monologue désespéré (1847)

Dans la tragédie Tibère à Caprée, Bernard Campan présente les derniers jours de Séjan. C'est dans la dernière scène, la sixième du cinquième acte, que la colère du prince atteint son paroxysme. Détruit par la trahison de son favori, les aveux de sa belle-fille et la vérité sur la mort de son fils, Tibère abandonne toute dissimulation pour promettre à Rome, qu'il juge coupable de ses malheurs, une vengeance à la mesure de sa rage. Nous avions déjà cité les derniers mots de la pièce dans l'introduction et, à la lumière de cette étude, il semble désormais pertinent de remonter quelques

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vers plus haut afin de démontrer de l'horreur de la scène, où le prince s'excuse auprès de son ami fidèle de lui faire subir les scènes sanglantes qui vont suivre tout en lui faisant promettre de ne pas le trahir en révélant au monde la réalité : celui qui va détruire Rome est en pleurs.

TIBERE
Suis-je assez malheureux ? Privé d'un fils que j'aime,
Je vois un assassin qui s'accuse lui-même,
Insulte à ma douleur et, bien loin de pâlir,
De son crime inouï semble s'enorgueillir.
La mort, qui tant de fois a servi ma puissance,
M'a ravi sans retour l'objet de ma vengeance ;
Le perfide Séjan, à ma rage échappé,
Brave dans le tombeau celui qu'il a trompé.
Eh quoi ! Je suis cruel et je n'ai point encore
Déchiré de mes mains un monstre que j'abhorre !
Et le fer enflammé n'a pas fait de son flanc
Sortir ce qu'il renferme et d'horreur et de sang !
Qu'on l'ôte de mes yeux ; privé de la lumière,
Qu'on l'enferme vivant dans le sein de la terre ;
Qu'aux animaux impurs il soit abandonné,
Par la soif et la faim à mourir condamné.
Rome, tremble à ton tour ; dans peu tu vas connaître
Ce qu'attendent de toi les larmes de ton maître.
Il ne reviendra pas sur tes murs renversés
Fouler de tes enfants les membres dispersés ;
C'est d'ici que sa voix, dictant tes funérailles,
D'un crêpe ensanglanté couvrira tes murailles.
De ce crêpe funèbre il couvre sa maison ;
Que Livie et Séjan, Agrippine et Néron
S'éteignent à la fois ; qu'une race ennemie
Cesse d'empoisonner le reste de ma vie.
Règne, règne, Caius ; je ne connais que toi
Pour faire regretter un prince comme moi !
LEPIDE
Que dites-vous, Seigneur ? Votre raison s'égare.
TIBERE
Oh ! Le plus vertueux et l'ami le plus rare,
Quelle fatalité te fait en sa rigueur
Pressentir les moments marqués pour mon malheur ?
Va chercher des amis dont le coeur noble et tendre,
Formé comme le tien, soit digne de t'entendre ;

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Que mon destin cruel par eux soit ignoré ;
Surtout, ne leur dis pas que Tibère a pleuré966.

b. Walloth : La mort de Drusus (1889)

Nous n'avons pu lire dans son intégralité le Tiberius de Walloth, semble-t-il exempt de toute traduction de l'allemand. Toutefois, il est fréquemment usité sous formes de citations dans Ecce Tiberius. Le propos principal du roman est l'amour impossible de Tibère et Thusnelda, la jeune femme cherchant désespérément à sauver l'âme mélancolique du prince. Dans l'extrait ici choisi, Tibère vient de voir son fils Drusus mourir dans son lit, et cache difficilement sa tristesse. Fou de colère, il ne parvient pas à contenir son ressentiment et maudit le destin qui l'a privé de son enfant. Pathétique dans sa colère, il est si vulnérable qu'on ne peut que le plaindre, alors qu'il jure de détruire le monde qui l'a tant blessé.

Thusnelda devina à l'expression soudain plus vivante du visage de son maître, à sa respiration précipitée, qu'il allait
avoir besoin de donner cours à l'expression de sa douleur. Elle lutta avec force contre les larmes qui, toujours retenues,
lui brûlaient les yeux, et dans cet effort sa bouche et l'ensemble de sa physionomie se tordirent en un rictus déformant le
côté gauche de son visage. Alors s'échappèrent du souverain, dont le regard était toujours fixé sur le mort, les vagues
mots suivants, d'un ton où la douleur se mêlait à la raillerie : « N'est-ce pas cruel ? ». Puis il s'interrompit, rentrant en
lui-même. Il fléchit violemment la tête, presque autoritaire devant le lit du mort, sa lassitude avait disparu, comme s'il
tirait une sourde satisfaction personnelle de sa grandeur souveraine et se grisait de sa douleur, sa voix prit un ton
exalté, tout son être était empreint d'une majesté pleine de dignité dans le malheur.
« N'est-ce pas cruel ? » poursuivit-il, comme pour s'adresser au destin invisible qui se tenait devant lui, maintenant -
alors que je voulais l'associer à mon règne, alors que j'ai oeuvré pour lui, accumulé des richesses pour lui, tenu l'armée
en bride ! Maintenant ! Me l'enlever à mon âge ? Pourquoi ne mourut-il pas plus tôt ? Et pourquoi me sanctionner
ainsi ? Quel crime ai-je commis ? Ai-je négligé mon devoir ? N'ai-je pas voulu rendre le monde heureux ? Quelles
raisons avez-vous, dieux, de me dépouiller ainsi totalement, de garnir d'épines ma couronne, de transformer la pourre
en tunique de Nessus ? Moi, vieil homme poussé vers la nuit hivernale de la solitude ? Même s'il était difficile, c'était
néanmoins mon fils ! Et je l'aimais, d'une façon que vous ne soupçonnez même pas ! Voulez-vous que je devienne aussi
cruel que vous l'êtes, dieux perfides et envieux ? Voulez-vous m'apprendre à mépriser le monde, comme vous le
méprisez ? Voulez-vous m'enseigner cet esprit vésanique avec lequel vous avez créé le monde ? Dois-je, avec cet
illuminé de Jérusalem, vous réduire à l'état de pures chimères ? Détruire vos temples ? » Sa voix, jusque-là simple
murmure noyé de douleur, devint plus claire.
« Oh ! Si là n'est pas ce que vous voulez, alors rendez-le moi », s'écria-t-il, « écoutez-moi ! Ou bien un jour viendra, où
vous tremblerez devant moi, comme je tremble aujourd'hui devant vous. »
La tête enfouie contre le lit de son fils, il étreignit d'une main la main glacée du mort, tandis que l'autre agrippait la
grille d'or ouvragée qui bordait le lit, et la secouait par moments. Sa bouche s'appuyait avec violence contre cet
ornement doré, et dans la fureur de sa douleur ses dents mordaient le métal, au point que ce grincement était audible

966. Campan 1847, p. 76-77

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dans toute la chambre. Il demeura dans cette position et tenta de reprendre ses esprits.
Thusnelda, submergée par le pathos - contenu mais d'une intériorité brûlante - de ces mots, comme par une déferlante
tragique, n'avait pu retenir plus longtemps ses larmes. Elle était assise, comme abasourdie, avait honte de ses pleurs et
y trouvait pourtant quelque soulagement. Le tragique pathos du souverain, luttant pour se surmonter lui-même, qui
s'échappait de ce caractère formé pour l'esthétique, conçu pour la grandeur, se communiquait à elle, transfigurait son
mal. Elle donna libre cours à ses larmes et ne porta plus que de temps à autre son vêtement à ses yeux.967

c. Adams : Consoler le fils (1894)

Nous évoquions précédemment Tiberius, a Drama. A la fin du premier acte, Tibère doit quitter Vipsania et dissimule avec peine sa tristesse et le sentiment d'injustice qui le touche. Mais il est un témoin à cette scène, naïf et innocent : son fils Drusus. Trop jeune et candide pour comprendre ce qui arrive, il questionne son père, qui veut lui apprendre les valeurs que se doit de posséder un vrai Romain. Mais le conseil que donne Tibère à son fils sonne comme une auto-condamnation : en suivant les vertus qu'il présente comme magnifiques, il détruit sa propre vie. Et, alors qu'il veut que son fils le respecte pour son courage, l'enfant ne remarque que les larmes dans les yeux du père blessé :

Drusus II.
Pourquoi doit-elle nous quitter, père ? Où va t-elle ?
Où allez vous, mère ?
Tibère.
Regarde moi, Drusus
Droit dans les yeux. Ta mère doit nous quitter,
En cette heure et ne pas dire au revoir
Car nous devons être braves, nous devons être Romains
Drusus II.
Mais est-ce romain de ne pas dire au revoir ?
Tibère.
Oui, très romain. Et très moderne
(tenant la tête de Drusus II dans ses mains)
Mon enfant, je pense que tu sera toujours un brave garçon
Pas comme ton père, qui est un couard
[Vipsania part]
Drusus II.
Pourquoi pleurez-vous, père ? Pourquoi vos yeux
Sont-ils emplis de larmes ?968

967. Walloth W., Tiberius, Leipzig : Hesse und Becker Verlag, 1889, p. 196-202, in. David-de Palacio 2006, p. 258-261

968. Adams 1894, p. 59 : Drusus II.

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Pour ne pas faire de peine à son fils, Tibère présente leur nouvelle vie, sans Vipsania et aux côtés de la famille princière, comme un jeu. Pour le récompenser de se montrer courageux, il promet de l'emmener voir les gladiateurs, sachant que Drusus en raffole. Et dans son propos, Tibère ne peut s'empêcher de faire allusion à sa mélancolie : le perdant peut être épargné s'il s'est bien battu, et tué s'il a été lâche. Se considérant comme un faible, pour avoir abandonné sa femme à la volonté du prince, il dit, à mots couverts, mériter son destin.

Tibère.
Mais penses, mon garçon, à l'amphithéâtre
Comment dans cette arène les homme lèvent leurs armes devant la mort
Comment le poursuivant voit le trident levé
Pour le percer à travers le filet. Nous devons partir
Et voir les spectacles aux ides. Nous deux
Nous partons chez l'Empereur.
Drusus II.
Oh ! Formidable ! Formidable !
Les verra-t-on combattre ?
Tibère.
Oui, oui.
Drusus II.
Et pourrai-je
Baisser le pouce comme le font les hommes des rues ?
Tibère.
Ou le lever s'il a combattu vaillamment
Drusus II.
Oui, s'il a bien combattu : mais pas si ce n'est pas le cas.969

Why must she leave us, father? Where's she going ?

Where art thou going, mother ?

Tiberius.

Look at me, Drusus,

Right in the eyes. Thy mother leaves us now,

This very hour, and will not say good-bye.

Because we must be brave, we must be Romans.

Drusus II.

But is it Roman not to say good-bye ?

Tiberius

Ay, very Roman--of the modern stamp

(holding Drusus II.'s head in his hands').

My lad, I think thou'lt be a brave lad always.

Not like thy father, who's a sorry coward.

[Vipsania goes out]

Drusus II.

Why, thou art crying, father ? Why, thine eyes

Are full of tears.

969. Ibid., p. 59-60 :

Tiberius.

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d. Massie : Les derniers instants de Vipsania (1990)

Citons enfin la mort de Vipsania dans les Mémoires de Tibère. Depuis que ses proches l'ont vu ému en la croisant fortuitement, le prince n'a jamais pu revoir son épouse d'autrefois. C'est en apprenant, de la bouche de son fils, sa mort prochaine qu'il décide de lui rendre une dernière visite. Affaiblie par la maladie, Vipsania a perdu son charme d'antan et même l'odeur de sa chambre est putride. Toutefois, en mémoire de l'amour qu'il lui témoignait, Tibère reste à ses côtés dans ses derniers instants. Et là où Drusus peut pleurer sa mère, le prince en est incapable : ce qu'il chérissait le plus, et dont il avait été des années privé, vient de lui être à jamais enlevé.

Vipsania fit d'abord ses adieux à Drusus. Puis celui-ci me demanda d'entrer. Je n'avais pas été, au dernier moment,
certain qu'elle allait vouloir me voir.

Je ne l'aurais pas immédiatement reconnue, car la maladie l'avait littéralement dévorée. Son visage était décharné, et
l'on pouvait lire dans ses yeux la douleur qui la rongeait. Elle étendit la main. Je la pris dans la mienne, y déposai un
baiser et tombai à genoux auprès du lit. Nous demeurâmes un long moment ainsi. Il planait dans la chambre une odeur
particulière de moisissure et de renfermé.

- N'essaie pas de parler, lui dis-je. Il suffit que nous soyons de nouveau ensemble.

Elle dégagea sa main pour me caresser le front...

*

Cela s'est-il passé ainsi ou ma mémoire me trompe-t-elle ? Parfois, ces quelques dernières minutes passées avec
Vipsania prennent la clarté d'un rêve, de l'un de ces rêves dont on s'éveille avec la calme certitude d'avoir vu une
réalité plus profonde que celle de la vie quotidienne. C'est comme si un voile s'était levé un moment.
Drusus ne ressentit rien de tel. Il pleurait sa mère, alors que je gardais les yeux secs. Et pourtant le sentiment de perdre
ce que j'avais déjà perdu de longues années auparavant était plus intense en moi : j'avais entrevu, dans cette chambre
où la mort était déjà présente, ce qui m'avait été refusé970.

But think, boy, of the amphitheatre.

How in the arena men sword it to death.

Or the Pursuer sees the trident up

To stab him through the meshes. Thou must go

And see the shows on the ides. Both of us

Will go with the Emperor.

Drusus II.

O that's grand, that's grand !

And shall I see them fight ?

Tiberius.

Ay, ay.

Drusus II.

And shall I

Put down my thumb as all the street-men do ?

Tiberius.

Or turn it up, if he have foughten well.

Drusus II.

Yes, if he's foughten well : but not, if not.

970. Massie 1998, p. 219

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C. Le portrait de Tibère

Avant de conclure notre étude, il convient de nous intéresser au portrait de Tibère. En premier lieu, il nous faut revenir à l'apparence en elle-même, celle présentée dans les écrits de l'Antiquité et passée à la postérité. Dans un second temps, nous ferons état de l'image de Tibère au cinéma, aux scenarii mis en place dans un XXe siècle libéré du débat historiographique qui paraissait dans le théâtre et les romans décadents. Enfin, nous mentionnerons un nouveau genre fictif : le jeu vidéo, l'interaction entre le spectateur et l'action.

I - L'apparence

Par la peinture ou le cinéma, il est possible de mettre un « visage » sur les personnages historiques.

Dans le cas précis de Tibère, nous pouvons nous fier à la description qu'en fait Suétone : Tibère était gros, robuste et d'une taille au-dessus de l'ordinaire. Large des épaules et de la poitrine, il avait, de la tête aux pieds, tous les membres bien proportionnés. Sa main gauche était plus agile et plus forte que la droite. Les articulations en étaient si solides, qu'il perçait du doigt une pomme récemment cueillie, et que d'une chiquenaude il blessait à la tête un enfant et même un adulte. Il avait le teint blanc, les cheveux un peu longs derrière la tête et tombant sur le cou ; ce qui était chez lui un usage de famille. Sa figure était belle, mais souvent parsemée de boutons. Ses yeux étaient très grands, et, chose étonnante, il voyait dans la nuit et dans les ténèbres, mais seulement lorsqu'ils s'ouvraient après le sommeil et pour peu de temps ; ensuite sa vue s'obscurcissait. Il marchait, le cou raide et penché, la mine sévère, habituellement silencieux971.

Sans aller jusqu'à faire l'éloge d'une prétendue beauté virile et inégalée, le portrait que Suétone réserve à son sujet lui est plutôt favorable, d'autant que l'auteur est généralement peu porté à la flatterie. Roger Vailland, lorsqu'il cherche à résumer le propos général des descriptions de Suétone, dépeint un Tibère « costaud, boutonneux, morose et maniéré972», tandis que Claude est « arriéré mental (...) baveux, bègue et probablement parkinsonien973» ou Vespasien « constipé974». On se doit tout de même de remarquer trois détails curieux :

- La mention de sa main directrice n'est pas forcément dénuée de sens. En effet, pour l'Homme Antique, le fait d'être gaucher pouvait sous-entendre des tendances maniérées, tout comme « la taille au-dessus de l'ordinaire »975.

971. Suétone, Tibère, LXVIII.

972. Vailland 1967, p. 186

973. Ibid., p. 188-189 > inspiré de Suétone, Claude, III., IV. et XXX.

974. Ibid., p. 191 > inspiré de Suétone, Vespasien, XX. où le prince, plein d'auto-dérision et en référence à son visage ridé, avait répondu à un homme lui demandant service qu'il devait attendre que son ventre soit soulagé.

975. Un préjugé qui est notamment reproduit chez Gregorio Maranon, celui-ci affirmant que beaucoup de gauchers de l'Histoire, tels Tibère ou Léonard De Vinci, luttaient contre leur tendance homosexuelle.

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- La preuve de sa force est quelque peu étrange. Tibère était un militaire, il aurait été aisé de lui vanter des qualités telles que « pouvoir assommer un Germain de ses poings », « porter la charge des soldats blessés »,... Ici, la puissance physique se manifeste dans l'exercice sur des fruits et sur des têtes d'enfants, évoquant ainsi des scènes plus ridicules qu'impressionnantes.

- La mention des grands yeux voyant un court instant dans la nuit à fait l'objet de maintes interprétations. Certains songent à un signe d'inhumanité chez Tibère, une nyctalopie animale. D'autres y voient la mention de sa myopie976.

Les quelques bustes identifiés, ou du moins supposés être ceux de Tibère, n'informent pas cette description. Il ne faut néanmoins pas la lire comme un témoignage sûr, une photographie du passé, Suétone n'a pas vu Tibère de ses propres yeux et nous n'ignorons pas que les portraits statuaires sont systématiquement idéalisés977. Néanmoins, de par l'abondance de détails, l'image semble dénuée de désir de caricature (au contraire de portraits postérieurs, comme celui de Caligula, symbole de vice).

Néanmoins, c'est le Tibère des vieux jours, pustuleux et dégoûtant, qui impose son physique à la postérité. S'il n'est pas impossible que le corps de Tibère ait été dégradé avec le temps (rappelons que son décès survint à 78 ans et qu'il semblait porté aux éruptions cutanées), on doit évidemment y voir une dégradation physique accompagnant la dégradation des moeurs. Lorsqu'on lit le portait de Sylla, tel que le décrit Jules Michelet, on ne peut que penser à Tibère, de par leurs similitudes

physiques, et morales à en croire les auteurs antiques : Ce héros, ce dieu, qu'on portait au tombeau avec tant de pompe, n'était depuis longtemps que pourriture. Rongé de maux infâmes, consumé d'une indestructible vermine, ce fils de Vénus et de la Fortune, comme il voulait qu'on l'appelât, était resté jusqu'à la mort livré aux sales passions de sa jeunesse.978

Dans le Banquet (aussi connu sous le nom des Saturnales ou des Césars), issu du Discours de l'empereur Julien, dit « L'Apostat », l'auteur présente un banquet des dieux, organisé par Romulus durant les Saturnales auquel les empereurs défunts sont invités. Tibère a une double-face, d'un côté celle d'un souverain en majesté (son air était majestueux et farouche, son regard à la fois calme et belliqueux), de l'autre celle d'un dépravé (on vit dans son dos mille cicatrices, brûlures et plaies, coups affreux, meurtrissures et - conséquence de la vie débauchée et cruelle - comme des traces de gale ou de lèpre qui auraient été cautérisées979)

976. Pline, dans son Histoire Naturelle, a le soin particulier de décrire les yeux d'Auguste, une image terrifiante : « Le divin Auguste avait des yeux gris tels ceux des chevaux, le blanc étant plus large que la normale humaine ; pour cette raison, il se mettait en colère si quelqu'un le dévisageait trop intensément. » (Pline, Histoire Naturelle, XI., 54.)

977. Les empereurs sont souvent comparés aux dieux et aux héros mythiques, à de rares exceptions : pensons au buste de Philippe l'Arabe, surprenant de « réalisme » lorsqu'il dépeint ses rides et son air soucieux.

978. Michelet 2003, p. 424

979. Julien, Les Césars, X.

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Paul-Jean Franceschini et Pierre Lunel, dans Poison et Volupté, cherchent à restituer ce portrait : A l'entrée de sa mère, Tibère se leva, déployant avec gaucherie son corps alourdi d'athlète retiré du stade. L'épaisse chevelure s'était clairsemée, des irritations rosâtres avaient envahi le large visage où deux buissons de sourcils gris semblaient fournir des cachettes à des yeux inquiets constamment sur leurs gardes. Quand, à onze ans, il avait été emmené par sa mère au foyer d'Auguste, celui-ci l'avait surnommé « le petit vieux », tant il trouvait l'enfant morose.980

Cette même vision d'horreur transparaît chez Maria Siliato : Le tribunus conduisit Gaius aux seuil de l'exedia et s'immobilisa. C'est ainsi que Gaius découvrit l'homme qu'on avait appelé « L'exilé de Rhodes » et « L'empoisonneur impérial ». Il se tenait debout, en plein soleil, entouré de trois ou quatre courtisans, qu'il dominait de sa grande taille. On disait qu'il avait soixante-treize ans. A en juger par son buste, exceptionnellement large, il avait du être très fort dans sa jeunesse. Ses lèvres pincées lui donnaient une expression torve, celle-là même qu'il affichait sur les statues et les pièces de monnaie. Mais sa peau était semée de tâches rougeâtres qui témoignaient d'une infection cutanée. Étrangement, ce détail répugnant le rendait humain. Derrière lui, les colonnes, la mer, les îles, la côte et le ciel composaient un paysage sublime.981

Certains auteurs font parler Tibère pour souligner cette décadence physique. Jean de Strada présente le point de vue de l'empereur, déplorant les ravages du temps :

Ce corps, c'est le même être ! - et n'a rien du même être !
Ce corps fut petit, rose, et ne fit que de naître,
Ce corps fut grand et fort, - des cheveux noirs bouclés...
Et me voici hideux, les os mal assemblés !
La nuit, je sens les vers marcher en multitude
Dans ma chair, et ronger cette décrépitude !
(...)
Ce coeur aussi fut jeune, et tout jeune il aima.
Ce bloc dur où tout meurt un instant s'anima.
Il aima tout enfant aux baisers de sa mère,
Ce roc qui fut un coeur, et n'est plus qu'un ulcère !
A quinze ans, il aima des regards de quinze ans. -
Puis le tour fut joué. - Tout me fut instruments,
Amours, amitiés, tout. - Je fus seul à moi-même. -
Le corps perd sa fraîcheur et l'âme son poème ;
L'âge a tué le corps et le vice le coeur.982

Ainsi apparaît-il dans Caligula, de Tinto Brass (1979), campé par un Peter O'Toole grimaçant. L'acteur, qui joue ici l'un de ses premiers rôles dans un film à sujet antique (il fut Auguste vieillissant dans Imperium Augustus en 2003), est artificiellement vieilli. La peau du prince est pustuleuse, sans doute marquée par la syphilis, et il est dépeint affaibli, enlaidi, travesti d'une

980. Franceschini 2001, p.8

981. Siliato 2007, p. 184

982. Strada 1866, p. 215

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perruque grossière, ne pouvant réprimer des mimiques d'alcoolique983. Certains réalisateurs ignorent les descriptions de l'Antiquité et présentent un symbole ridicule et maléfique. Le Tibère de The Lost Civilization of NoyNac (Clint Sargent, 2004) est joué par un acteur d'une quarantaine d'années (Davy Blanchard, connu pour cet unique rôle), faisant de l'empereur un personnage vulgaire, passant son temps à hurler inintelligiblement, toussant, respirant fort et grimaçant sans arrêt (il met en avant sa mâchoire inférieure et roule des yeux). De même le Tibère des Chaudes Nuits de Caligula (Roberto Montero, 1977), joué par Gastone Pescucci, est méconnaissable. Le réalisateur en a fait un homme maquillé, portant perruque blonde et bonnet égyptien : un personnage efféminé et orientalisé. S'entourant de femmes dénudées, il attise la jalousie de Caligula, jeune homme ridicule. Tout au long du film, on le voit touiller une mixture dans une grande marmite, à la grande curiosité de Caligula et du spectateur. Si le jeune débauché pense bien longtemps qu'il s'agit d'une potion magique attirant les femmes, il sera déçu d'apprendre que Tibère préparait... des macaronis. Humilié par l'empereur, qui le fait fouetter par sa maîtresse, il est finalement vengé lorsque celle-ci tue Tibère en l'assommant avant de voler ses vêtements - trop grands pour elle.

Il est difficile d'évoquer un véritable poncif du physique de Tibère. Sans doute est-ce dû à sa présence dans des épisodes très espacés par le temps. Quand on évoque César, par exemple, c'est presque systématiquement dans la période postérieure à la Guerre des Gaules. Que l'épisode présenté soit le combat avec Vercingétorix, les amours avec Cléopâtre ou son assassinat, les événements ne sont espacés que d'une dizaine d'années tout au plus984. Dans le cas de Tibère, on peut dépeindre le divorcé mélancolique qu'il était à trente ans, le quinquagénaire peu enthousiaste à l'idée de succéder à Auguste, ou le septuagénaire caché dans son île. Ces multiples facettes rendent toute caricature difficile (si ce n'est par la purulence de ses dernières années).

Les peintres modernes n'ont que peu représenté Tibère. Lors de nos recherches, seules neuf occurrences nous sont apparues, dont deux inaccessibles985. Et, sur ces résultats, la majorité des peintres représentent le monde de Tibère plus que le personnage lui-même. Sur le tableau Orgy of the Times of Tiberius on Capri (H. Siemiradzki, 1881), on voit les débauchés faire la fête sur la

983. Il s'agit ici d'un jeu d'acteur, mais P. O'Toole était notoirement alcoolique. De sorte que le producteur Bob Guccione, ayant eu vent de critiques de l'acteur sur son film, ne put s'empêcher de se plaindre qu'il ne l'avait « jamais vu sobre » et que ses « retards leur avait coûté une fortune ». (in. Patrice De Nussac, Le Journal du Dimanche, 29/06/1980)

984. Quelques films présentent la jeunesse de César - son rapt par les pirates ou ses premières armes contre Spartacus, mais ils restent minoritaires.

985. Les tableaux « Le mariage de Tibère » (J.-B. Rambaud, XIXe siècle) et « Esquisse de la tête de Tibère » (J.-P. Laurens, peintre ayant vécu de 1838 à 1921). Toutes deux ont été vendues à des particuliers, respectivement en mai 2004 et juillet 2011 (source : Artprice)

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côte de l'île, dans le désordre et la saleté (un homme nu est évanoui sur un drap tâché de vin ou de sang), mais aucun personnage n'apparaît susceptible d'être l'empereur. Seules deux occurrences représentent clairement notre personnage. La première, Souper de Tibère chez Sestius Gallus (G. Surand, vivant de 1860 à 1937986), présente Tibère en compagnie d'un ami, posés sur des couches et entourés de quatre femmes nues. Le détail n'a pas été apporté au visage, et la restauration de l'oeuvre semble - du moins sur le descriptif de l'acte de vente - négligée. Les traits de Tibère sont effacés, et l'on ne le distingue de son camarade que par sa couronne. L'autre portrait, plus célèbre, est La mort de Tibère (J.-P. Laurens, 1864 - voir couverture). On y voit Macron, toge rouge, barbe et corps athlétique, presser le cou du vieil homme tout en immobilisant la main de sa victime. Tibère est enveloppé dans un drap, et l'on ne voit que son visage horrifié (notons des mèches brunes, alors que le vieillard est souvent décrit comme atteint de calvitie) et son bras droit, alors qu'il tente de repousser son assassin.

II - Tibère à l'écran

a. Personnage secondaire

Tibère n'est pas fréquemment représenté au cinéma. En règle générale, il n'apparaît que dans de rôles de figuration, afin de contextualiser les événements présentés dans le film. Ainsi, dans Simon le pêcheur (1959), il n'apparaît que dans une scène unique, un flash-back durant le récit de la mère de l'héroïne, Fara, à sa fille. Le père de cette dernière est Hérode Antipas, tétrarque de Galilée, l'ayant abandonnée alors qu'elle était toute jeune et la trame du film la montre partant à la recherche de cet homme pour s'en venger, avant de lui accorder le pardon grâce à l'intervention de Simon et du Christ. Tibère nomme Hérode tétrarque (un anachronisme : la promotion date de 4 av. J.-C., il n'était alors pas empereur). On ne voit pas clairement le visage du personnage, joué par Herbert Rudley (49 ans - Tibère avait 38 ans à ce moment), mais il porte les attributs impériaux, la robe et la couronne et témoigne d'un air digne. Il joue un rôle tout aussi mineur dans Salomé (1953), n'apparaissant que pour permettre à son neveu Marcellus Flavius (personnage fictif) d'épouser Salomé, celui-ci lui en demandant la permission. On le présente comme un vieil homme calme, se présentant devant les sénateurs comme le défenseur de la paix, en opposition à César qui était plus efficace dans la guerre.

986. La majorité des oeuvres consultées apparaissent dans les collections de particuliers et leurs peintres sont, semble-t-il, peu connus. Ainsi, en l'absence d'une date explicite, on ne peut se fier qu'à la biographie des artistes.

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Tibère joue un rôle plus important, mais toutefois secondaire, dans le Ben-Hur de William Wyler (1955). Alors que le personnage éponyme (joué par C. Heston) a été condamné aux galères pour avoir tenté d'assassiner le procurateur de Judée, il sauve la vie du consul Quintus Arrius lors d'un naufrage, s'assurant sa gratitude. Tibère apparaît lors du triomphe accordé au consul. C'est un homme d'âge mûr (George Relph, 67 ans), assis sur un trône monté d'un aigle. Il semble d'un naturel coléreux, en témoigne le regard assassin qu'il jette à celui qui lui tend trop lentement le cadeau qu'il doit remettre. Il offre le bâton de victoire à Arrius et s'intéresse à celui qui lui a sauvé la vie, en sachant qu'il est illogique d'attaquer un procurateur si l'on sauve un consul par la suite. Lors d'une réunion après le défilé, il remercie indirectement Ben-Hur en l'offrant comme esclave à Arrius, une situation plus enviable que de rester galérien. Notons que Tibère parle de lui-même au pluriel, montrant une supériorité souveraine.

Citons une dernière occurrence, celle de son apparition dans la série documentaire Rome, grandeurs et décadence d'un empire (2008). Le quatrième épisode est consacré à Arminius (un chronologie est confuse : c'est un enfant dans la première scène, censée se dérouler en l'an 4, et un jeune adulte dans la suite de l'épisode, dont l'action est située cinq ans plus tard). Tibère rend visite à un chef germain. Pour le saluer poliment, il lui serre la main après avoir enlevé son casque et l'avoir mis dans les mains d'un petit garçon, le fils du Germain. Celui-ci s'en coiffe par amusement, le narrateur nous apprend qu'il s'agit d'Arminius. On revoit Tibère à son retour de Pannonie saluer cordialement l'empereur et l'embrasser. Il apprend la mort de Varus, assis sur une marche aux côtés d'Auguste effondré, qui se tient la tête dans les mains. Enfin, il tient la main d'Auguste avant sa mort pendant qu'il lui dicte ses dernières volontés. Au contraire des trois occurrences sus-citées, le personnage est dépeint dans ses jeunes années987.

b. Caligula, ou le Tibère immonde

En accord avec l'image d'infamie longtemps associée à Tibère, nous pouvons citer le film Caligula (1979). L'empereur y est un individu cruel et débauché, dont l'indignité choque jusqu'à ses amis, à commencer par Nerva. Celui-ci souhaite, par l'intermédiaire du jeune Caligula, pousser Tibère a revenir à Rome pour assumer sa charge princière et renoncer à sa conduite décadente. C'est un homme amer (neuf de ses collègues ont été exécutés pour trahison) qui désapprouve la conduite de Tibère : lorsqu'on lui demande qui était le meilleur des Césars, il répond que c'était Auguste,

987. Nous n'avons pu trouver le nom de son interprète

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montrant alors l'infériorité qui règne présentement. Poussé à bout par les débauches du prince, il finit par se suicider en s'ouvrant les poignets. Celui-ci, qui le voit comme son unique ami, veut lui sauver la vie en lui proposant d'accéder à toute demande qu'il formulerait : il propose de tuer Macron, sachant que le juriste ne l'aime guère et oblige Caligula a prêter serment de ne jamais lui nuire. En vain. Nerva refuse de vivre plus longtemps avec cet ancien sage que la vieillesse et la peur ont transformé en monstre. Le croyant mort, Tibère grimace de colère et quitte la pièce, tandis que Caligula, curieux, lui demande si en mourant il voit le visage de la déesse Isis. Nerva répondant par la négative, le coléreux jeune homme le noie dans son bain en l'accusant de mentir.

Macron est un personnage secret, parlant peu et sujet à des doutes de bien des compagnons. Tibère même plaisante devant Caligula en lui demandant de craindre cet arriviste. Ses intentions ont été perçues à leur juste valeur : il prostitue sa femme Ennia au jeune homme et fait entendre qu'il fera le nécessaire pour que son protégé accède au principat, allant jusqu'à mettre sa main au-dessus d'un brasier pour montrer sa détermination, plus forte que la douleur. Mais, après avoir succédé à Tibère, Caligula décide d'éliminer cet ambitieux qui pourrait le trahir dès lors qu'il aurait trouvé un prétendant plus enviable. Il se sert alors du jeune et naïf Gemellus pour condamner Macron : l'enfant a vu Tibère mourir et en connaît les assassins. Faisant pression sur lui, Caligula parvient à le faire dénoncer son ennemi, qu'il fait ensuite légalement exécuter dans une scène grotesque : il le fait enterrer jusqu'au cou dans l'arène et décapiter par des pales tournantes.

Nous avons déjà évoqué précédemment le personnage de Tibère, le propos concernant son attrait à la pornographie et le plaisir éprouvé dans l'humiliation de ses sujets. Mais nous n'avons pas fait état de ses commentaires quant à sa propre attitude. Ironiquement, lui qui se complaît dans la débauche, constate avec horreur que Rome est en décadence. Se considérant comme un homme vertueux, aussi rigoriste que Caton, il estime protéger l'innocence de ses « petits poissons » face à la débauche environnante, celle de la porcherie dont il est devenu l'empereur. Dans un dialogue, il se désole de voir que « les Romains ne sont plus ce qu'ils étaient », ne pensant qu'à jouir de pouvoir, d'argent et de femmes. Il est également fataliste : il ne se fait aucune illusion sur l'avenir direct du principat. Sachant qu'il nourrit une vipère dans le sein de Rome, il se doute que Gemellus sera tué par Caligula, puis Caligula par un autre.

On ne peut alors faire du Tibère de ce film un personnage entièrement mauvais. Cruel et débauché, il est le monstre que dénonce Nerva, mais il est conscient que le monde romain est en crise, et c'est

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devant ce constat qu'il sombre dans la décadence. Notons un détail peu visible au premier visionnage, et dont nous n'avons trouvé aucune explication de la part de l'équipe du tournage : Tibère a disposé des corps momifiés dans son palais, dont l'un porte l'inscription « Druso » sur son cercueil. Le nom ayant été porté par plusieurs membres de la famille, duquel s'agit-il ? Et pourquoi garder « précieusement » ce corps pour en faire une décoration macabre ?

c. Moi Claude, empereur et The Caesars , ou la vie de Tibère

Jusqu'ici, à l'exception des romans d'Allan Massie et Franceschini/Lunel et de la tragédie de Francis Adams, nous n'avions recensé aucune oeuvre de fiction où la vie de Tibère était représentée sur une longue période. Il est toutefois une série télévisée contant les événements de son existence : Moi Claude, empereur (1976). Elle s'inspire du roman de Robert Graves et reconstitue les premières décennies de l'Empire à travers le regard des membres de la famille impériale. L'action commence quelques mois avant la mort de Marcellus, premier héritier pressenti d'Auguste (en -23), et s'achève à la mort de Claude et l'arrivée de Néron au pouvoir (en 54), tout cela raconté dans les Mémoires de Claude (interprété par Derek Jacobi), empereur surjouant toute sa vie son handicap pour rester en dehors des complots tout en rêvant de restaurer la République de ses ancêtres.

Tibère apparaît dans dix des treize épisodes (il meurt au début de l'épisode neuf et réapparaît dans une scène du dernier épisode). George Baker, alors âgé de quarante-cinq ans, interprète le personnage dans toute la série, rajeuni et vieilli artificiellement par le maquillage et les perruques (il est censé avoir dix-neuf ans dans la première scène et près de quatre-vingt à la fin988). La transition est brusque : le jeune Tibère est présenté comme silencieux, digne et froid, souvent porté à la colère, et, entre l'épisode 6 et 7, il devient un vieux débauché dont l'attitude est méconnaissable.

Chaque épisode est consacré à un événement important des premières décennies du principat et, si Claude est le narrateur, on ne peut isoler un personnage « principal ». Ainsi, le premier épisode est consacré à la promotion de Marcellus : Tibère est heureux de sa condition de soldat qui l'éloigne des Juliens - qui l'exaspèrent au plus haut point. Le second conte les derniers mois de Drusus, l'occasion de monter la mélancolie de son frère aîné. Dans le troisième, il est exilé à Rhodes, où il s'ennuie, tandis que Livie agit pour faire tomber Julie et les Princes de la Jeunesse. Le quatrième épisode est consacré à la disgrâce de Postumus, et Tibère n'apparaît que furtivement.

988. Notons que Sian Philips, qui joue Livie, avait deux ans de moins que lui. Ainsi, le fils était plus âgé que sa mère.

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C'est dans le cinquième épisode qu'il accède au principat. Arrivant pour voir sa mère, qui vient de renvoyer Claude, il est bousculé par le jeune homme maladroit et estime qu'il « pourrait faire s'écrouler l'Empire s'il marchait librement ». Apprenant qu'Auguste a récemment fait changer son testament en faveur de Postumus, et devant le mépris de sa mère qui le considère comme un faible, il craque : pleurant, il menace de repartir, disant qu'il en a « par dessus la tête de cette comédie ». L'épisode six est consacré au procès de Pison, qu'il refuse de défendre dès lors qu'il devient menaçant. C'est à partir de cette condamnation que Tibère est présenté comme le « Bouc de Capri ».

Lors du septième épisode, Livie croise son fils dans la rue, en litière, et lui reproche ses débauches immondes et ses procès injustes. Lui-même se trouve cruel, mais fait trop confiance à son fidèle Séjan, qui transforme toute parole d'ivresse en crime de lèse-majesté, manipulant Tibère en mentionnant la présence de son ennemie Agrippine dans l'entourage des condamnés. Celle-ci propose de faire la paix, mais le prince ne veut pas lui pardonner, préférant prier Auguste - alors même qu'il en persécute les descendants. Le huitième épisode le présente encore plus affaibli par l'âge, ne se plaisant plus qu'à comploter avec Caligula pour commettre de nouveaux crimes. Enfin, il est assassiné par Macron dès les premières minutes de l'épisode suivant.

Après sa mort, il fait une dernière apparition dans un délire de Claude. Celui-ci, sentant sa fin arriver, fait un discours devant le Sénat sur sa condition et sur ce que l'Histoire retiendra de lui, lorsqu'il est pris de malaise. Il voit alors les spectres de sa famille s'approcher de lui : Auguste lui sourit, disant qu'il n'aurait jamais prévu qu'il devienne empereur, Livie dit qu'il est fou et Antonia se désole de voir encore son nez couler. Caligula s'apprête à parler quand Tibère lui fait signe de lui laisser la place. Il secoue la main devant le visage de Claude pour vérifier s'il est conscient, en écho à ce que fait un des sénateurs dans le monde réel. Il finit par lui dire que « ça n'en valait pas la peine » et qu'il aurait « pu lui-même le lui dire ». Il reste à fixer Claude pendant que Caligula avoue son désarroi au moment où il a découvert qu'il n'était pas le messie, comme il le pensait, et qu'il aurait voulu disparaître en l'apprenant.

Tout comme dans la série sus-dite, The Caesars (1968) présente Tibère en de diverses périodes de sa vie. Séparée en six épisodes, chacun composés de trois actes, elle présente l'Histoire de Rome des derniers mois d'Auguste à la mort de Caligula. Tibère est interprété par André Morell, alors âgé de cinquante-neuf ans. Il est dénué d'ambition mais surtout peu expressif, ne montrant ses émotions que dans les situations les plus critiques.

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Le premier épisode est consacré à Postumus, de la visite dont le gratifie Auguste jusqu'à son assassinat par Crispus. Tibère, républicain, n'aspire guère à succéder au prince mais, en raison de son sens du devoir, il doit lui promettre de poursuivre son oeuvre quand bien même il ne l'approuve pas. Dans le second, il éprouve les capacités de Germanicus durant les mutineries, afin de lui faire admettre son manque d'expérience. Dans le troisième, il est confronté à la mort de son fils adoptif et constate la haine qui lui porte le peuple. Dans le quatrième épisode, il doit supporter la mort de Drusus II et la trahison de Séjan, rompant sa dissimulation pour pleurer à la fin. Enfin, il meurt à la fin du premier acte du cinquième épisode, en plein délire.

Une fois de plus, c'est le cheminement dans la vie de Tibère qui est source d'intérêt. Dans la première série, la débauche surgit sans prévenir mais peut-être dénotée dès les premières scènes : le prince est défaitiste, malheureux et porté à la colère. Il n'a suffi que de contrariétés pour faire disparaître les quelques qualités morales de Tibère et qu'il n'en reste que les vestiges amoraux : l'amour fraternel devient une amitié reposant sur la violence quand l'exilé de Rhodes menace Thrasylle de le tuer, le respect hiérarchique n'a plus de sens une fois le pouvoir assumé et même la colère, celle qui le faisait pleurer devant sa femme et devant sa mère au début de la série, a laissé place à un sadisme joyeux, lorsqu'il condamne Séjan et Agrippine en esquissant un début de sourire. Dans la seconde série, Tibère n'est jamais véritablement perverti : ce qui a fait de lui un mauvais empereur, c'est sa position de conservateur, incapable de voir le bouleversement politique en cours à Rome. Si son ami Nerva le déserte, il ne lui a jamais retiré son affection : au contraire de bien des représentations des vieux jours de Tibère, le prince n'est pas seul. Même sur son lit de mort, Claude vient s'entretenir avec lui avec respect : les deux hommes vont jusqu'à sourire durant leur discussion. Le Tibère de Moi Claude, empereur est ambigu, ni bon, ni mauvais, bien que la seconde affiliation prédomine. Celui de The Caesars est presque entièrement réhabilité : si on lui enlève son cynisme et son incapacité à agir pour le mieux, il est digne de l'empathie du spectateur.

d. Jeff Steele and the Lost Civilization of NoyNac , ou comment sortir de l'Histoire

Aux côtés de ces films et séries à sujet historique, on retrouve des productions bien plus éloignées des textes antiques. Parmi elles, nous nous devons de citer Jeff Steele and the Lost Civilization of NoyNav (2004). Probablement tourné par des amateurs, le film manque de budget, le grand de l'action est tourné sur fond vert et le son est mauvais, au point que les dialogues sont souvent incompréhensibles (de plus, l'image est floue). Tibère et Séjan apparaissent, mais le scénario du film ignore les sources historiques pour en faire des personnages entièrement fictifs.

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Tibère est présenté comme un personnage vulgaire, agité de tics de l'oeil et de tremblements. Il est toujours accompagné d'un esclave portant une peau de léopard et un masque de Tengu, chargé de renvoyer les invités indésirables. Le prince est en conflit avec son fils Vagan (Patrick Randolph Bell), un personnage aux longs cheveux frisés feignant la timidité. Quant à Séjan, il est coiffé d'une crête iroquoise et semble se plaire à comploter à la grande hilarité de l'empereur et de son esclave, qui se tient le ventre en poussant des grognements.

Dans les dernières scènes du film, Tibère se meurt. Il voit, en cauchemar, un homme affublé d'un masque (d'extra-terrestre ?) l'étouffer. Son fils vient le voir et le père lui demande de s'approcher pour voir son visage. Malgré son affaiblissement, il parvient à brutalement se lever pour crier d'exécuter Séjan et donne ses recommandations avant de mourir. Vagan s'avère être un mauvais, assoiffé de pouvoir. Dans la scène suivante, Séjan est condamné devant le Sénat, au milieu de dolmens, Sénat composé de deux femmes et un homme, puis est exécuté par les trois sénateurs, Vagan armé d'un sabre japonais et deux soldats coiffés de casques de samouraïs. A la fin du film, Vagan met Rome à feu et à sang avec ses troupes de samouraïs et finit décapité lors du combat avec le héros, Jeff Steele, voyageur temporel. Nous le voyons, nous pouvons utiliser Tibère dans une oeuvre de fiction sans aucun égard pour les textes des Anciens. C'est là l'intérêt du genre : il ne répond à aucune limite scénaristique et l'artiste peut se permettre des inventions sans avoir à respecter l'Histoire.

III - Jouer l'Antiquité

Pour conclure ce chapitre sur la fiction, nous ne pouvons faire l'impasse sur l'existence des jeux vidéos dont la trame scénaristique se base sur l'Histoire du monde. Nombreux sont ceux à s'intéresser à la Seconde Guerre Mondiale (Call of Duty, Medal of Honor,...), ou du moins à y placer commodément leurs personnages. En ce qui concerne l'Antiquité, on pensera en premier lieu à Age of Empires, dans lequel le joueur pouvait diriger une puissance de l'Histoire Antique (telle la Grèce, la Phénicie ou l'Assyrie) et en assurer le développement économique et militaire, ou à Rome Total War, dans lequel les grandes familles romaines mènent des conquêtes au nom de Rome avant de s'affronter entre elles pour l'Empire989.

989. Un second volet de cette série a récemment été développé, mais il n'apporte que peu à notre propos.

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Mais là où le cinéma présente des personnages historiques dans leur époque reconstituée, le jeu vidéo n'utilise que peu les « figures » du temps. Jules César fait quelques apparitions, souvent plus symboliques que réellement liées au scénario (il sert d'emblème à la série des Civilization et, dans un tout autre genre, joue les figurants dans les Lapins Crétins - le joueur étant amené à changer le passé, en faisant rire le sévère Romain aux jeux du cirque en lui jetant une corbeille de fruits au visage), mais les empereurs y sont absents990.

Néanmoins, nous devons noter l'existence d'un jeu vidéo (apparemment l'unique) présentant le personnage de Tibère : Spartan Total Warrior (sorti sur PlayStation2, Xbox et GameCube991). Empli d'anachronismes, il fait appel à l'imaginaire de l'Antiquité plus qu'aux événements historiques. Le joueur est confronté tant à des personnages historiques (Léonidas de Sparte, le savant Archimède ou Séjan) qu'à des monstres légendaires (on y affronte Méduse, l'Hydre de Lerne et le Minotaure). Le personnage principal est un guerrier spartiate, non nommé, cherchant à sauver sa cité des invasions romaines (datées de 300 av. J.-C.), commandées successivement par M. Licinius Crassus (un barbu balafré utilisant une gorgone comme « arme de destruction massive » - la force de son regard pétrifiant étant propulsée comme un tir d'artillerie sur les armées spartiates), Séjan (présenté comme un nécromancien sadique) et, à la tête de l'Empire, Tibère.

Séjan est l'antagoniste apparaissant le plus dans le jeu, étant affronté à quatre reprises. Aussi distant des récits historiques que fidèle par son image dégradante, il est présenté comme un homme grêle, formé dans les arts nécromants. On le voit notamment s'entourer d'une garde de soldats revenus des morts et chevaucher un dragon (!). On le rencontre une première fois dans les ruines de Troie, où il tente d'empêcher le héros spartiate de récupérer les armes d'Achille - en réalité une diversion pour l'éloigner de Sparte tandis que les Romains mènent l'assaut. Il est ensuite l'antagoniste principal des deux missions consacrées à la bataille d'Athènes, durant laquelle il périt au combat. Enfin, il réapparaît durant l'avant dernière mission du jeu, lorsque le héros et ses alliés vont attaquer Rome, s'incarnant cette fois sous forme de mort-vivant. Quant à Tibère, il n'apparaît que durant le dernier tiers du jeu. Nous avons précédemment établi que l'on pouvait le dépeindre de bien des manières, mais l'image que s'en font les créateurs de ce jeu y est originale. Tibère est présenté comme un petit homme obèse, fourbe et vicieux, manifestant une colère infantile à la moindre contrariété : en clair, un Néron de cinéma. Opérant dans l'ombre, par l'intermédiaire de Séjan et ses généraux, il n'est

990. Nous citions Rome Total War : un mode du jeu permet de jouer certaines batailles historiques. Parmi elles, la bataille de Teutobourg, où le commandant des troupes contrôlées par le joueur est Quintilius Varus - cette fois, les Romains évitent le désastre. Le mot d'Auguste est mentionné dans le descriptif de la bataille.

991. Le jeu a été testé sur cette dernière console, mais le contenu est identique dans les trois versions.

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jamais directement confronté au personnage principal. Les deux personnages ne se recontrent que durant l'affrontement final, dans le Colisée de Rome (!), où l'Empereur explique les raisons de ses actes : il était le jouet du dieu Arès, chargé d'attiser les flammes de la guerre pour le contenter. Par peur, tant du Spartiate que du dieu, il se suicide en se jetant de sa tribune, s'écrasant dans l'arène.

Le soin n'a pas été apporté au développement des personnages et à leur lien à l'Histoire. Étant présentés pêle-mêle, dans une chronologie anarchique (bien des générations séparent l'essor des cités grecques et l'avènement des empereurs romains), il était probablement du souhait des développeurs de présenter leurs personnages par des noms célèbres de l'Antiquité, sans souci de cohérence. Manifestement, les protagonistes suivent les poncifs du cinéma à sujet antique : Tibère est l'empereur « néronien », Séjan (si on lui enlève ses tours magiques) est l'archétype du méchant du genre - laid, fourbe et cruel, le Spartiate est issu d'extraction inférieure (il est un simple soldat et son nom n'est jamais mentionné) et se fait remarquer par son courage et son sens de la justice. Plus qu'à des noms, on s'attache à des stéréotypes.

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Conclusion - Le repos de Tibère

Notre étude se devait de comprendre tous ces aspects de la postérité992. Des travaux d'historiens à l'art pictural du cinéaste en passant par la plume de l'auteur, Tibère est à la fois unique et différent. Nous pouvons noter une évolution générale de la représentation de l'empereur : de la condamnation sans concessions qui lui fut réservée pendant près de dix-huit siècles à la réhabilitation, du moins partielle, en oeuvre depuis deux siècles, Tibère a changé dans les mémoires. Ne pensons toutefois pas à la linéarité d'une tel propos : Suétone et Tacite restent nos sources principales, celles qui inspirent le mauvais empereur de la fiction, le symbole de cruauté et de débauche. Et si, au vu des travaux d'historiens cités tout au long de ce mémoire, essentiellement favorables à Tibère993, le lecteur serait tenté de rejeter les morales assassines de Laurentie, Pasch ou Champagny, il ne le faut pas : aussi sérieux et engagé que soit l'historien traitant de Tibère, il créé un personnage de fiction, un personnage morcelé par la critique et le temps, reconstitué comme une créature par l'imaginaire et la partialité de l'auteur. Tibère est et reste un prince plein de complexité dont la vie peut être perçue, sans mauvaise foi aucune, de bien des manières : le vieillard pleurant sa solitude et le pédophile pustuleux sont une seule et même personne. Nous ne devons pas débattre sur ce qu'était réellement le caractère de Tibère, s'il était un « Bouc de Capri » à opposer à « l'Agneau Christique », s'il était un héros de la République né trop tard ou une bête immonde. Ce qui importe, c'est de comprendre comment présenter un même personnage, à l'existence attestée, de tant de manières différentes tout en restant fidèle à l'Histoire ou, du moins, fidèle aux historiens.

A la fin de notre cinquième chapitre, nous établissions que le règne de Tibère, aussi chaotique qu'il put être sous Séjan et aussi difficile qu'ait été l'établissement du principat en tant qu'oeuvre dynastique, fut en partie un bon règne, bien plus louable que ceux de ses successeurs. De plus, si dans le cas de bons empereurs comme Titus, on peut établir le constat d'un bon règne sur la brièveté de leur vie en tant que prince (le « bon » mourant avant que le pouvoir le pervertisse), Tibère a su maintenir la paix dans l'Empire et développer l'économie des provinces durant un long moment : de son accession en septembre 14 à sa mort en mars 37, son règne aura duré vingt-deux ans, cinq mois et vingt-sept jours, soit le quatrième plus long de l'Empire unifié994. Mais aux yeux de l'Histoire, il

992. Par manque de temps et du problème de langue, nous n'avons que peu évoqué l'opéra - trois occurrences s'ajoutant à celle mentionnée dans le chapitre sur Vipsania - et la littérature allemande qui, comme le dit Marie-France David-de Palacio, n'a que peu souvent été traduite. Il est donc possible de poursuivre cette étude à la lumière de ces nouvelles sources.

993. Non qu'ils soient explicitement plus nombreux, mais l'on doit faire le même constat que celui concernant notre mémoire des empereurs : on retient ce qui sort de la norme et cette « déviance » au XIXe était justement de prendre parti pour Tibère et contre Tacite.

994. Derrière Antonin (22 ans, 6 mois et 25 jours), Constantin (30 ans, 9 mois et 27 jours) et Auguste (41 ans, 7 mois et

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est resté un tyran empli de dissimulation et de ressentiment dont le règne fut morcelé par son propre caractère : jusqu'à son accession au principat, il était partagé entre l'infortune et l'honneur, l'ingratitude et le plaisir, la gloire et l'exil, l'espérance et la déception ; durant dix ans il dut régner sans joie, mêlant sévérité et justice ; puis les huit années suivant le transformèrent en despote, une tyrannie dont il est la première victime ; la fin de sa vie ne fut qu'une « horrible et délirante cruauté que rien n'excuse, mais qu'expliquent la douleur du père désabusé, la honte du despote impuissant qui se venge sur tout ce qu'il peut atteindre, et pendant lesquelles le monstre se fait horreur995. »

Si Tibère a été condamné, c'est parce qu'il était unique. Pour l'Empereur romain, du moins pour les plus célèbres, il n'y a que deux images qui peuvent se dessiner à sa mort : s'il a été bon, il devient divin, s'il a été mauvais, il est damné - un jugement fort manichéen. Et Tibère est l'un des seuls - selon Emmanuel Lyasse996 - si l'on excepte Caligula et Galba, à n'avoir été ni divinisé, ni condamné. La postérité ne sait qu'en penser : s'il était si mauvais, pourquoi son image n'a t-elle pas été effacée ? S'il était bon, pourquoi n'a t-il pas été célébré par ses successeurs, autrement que par la sympathie supposée de Domitien ? Alors l'homme dissimulé est victime de son propre silence : personne ne le comprend, et personnage ne peut ni flatter ni injurier son cadavre.

L'image de Tibère a changé. Pour l'Homme du XVIIIe - et précédemment - il était le mauvais empereur, incapable de telles réussites tant son image avait été ternie par le récit de ses turpitudes. Désormais, l'historien se refuse à caricaturer les figures de passé et va chercher à réhabiliter en partie tout personnage jugé infâme. L'infidélité de Julie ? Une manière de s'affirmer en tant que femme et de refuser d'être un outil politique ! Les complots de Livie ? Elle les jugeait nécessaires pour le bien de Rome ! Même la trahison de Séjan peut s'expliquer par une excitation des ambitions et faire du pire des lâches une victime. De la même manière, les Modernes ne souhaitent plus glorifier la mémoire des « héros du passé » sans faire appel à leur esprit critique : aussi populaire qu'il soit, Germanicus était un idéaliste dont le règne aurait sans doute changé du tout au tout la postérité. Tibère aurait-il pu échapper à ce jugement s'il était mort à la place de Drusus, d'une blessure supposée aggravée par ses ennemis ? Démystifié, le prince, au XXIe siècle, n'a presque plus rien de commun avec celui que l'on présentait quelques siècles auparavant.

De nos jours, que la cause soit le manque de culture historique ou le fait que la réhabilitation ait

3 jours) - des dates bien entendu contestables si l'on prend en compte leur règne comme César. Si l'on élargit notre propos à l'Empire romain d'occident, Flavius Honorius et Valentinien III (respectivement 28 ans, 6 mois et 29 jours et 29 ans, 4 mois en 23 jours) le dépassent également.

995. Zeller 1863, p. 67-68

996. Lyasse 2011, p. 219-220

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remis en question des siècles d'images « choquantes », Tibère semble avoir été oublié par le non-historien. Après avoir questionné des individus n'ayant pas suivi d'études en Histoire, et leur avoir demandé de citer des noms d'empereurs romains, on note une récurrence de certaines références : sur quatorze témoignages997, onze citent Auguste, huit César (!), sept Néron, deux Constantin, Commode, Marc-Aurèle (sans doute en raison du succès de Gladiator), Romulus Augustule, Hadrien et Caligula998. Pas un n'a cité Tibère.

Alors Tibère a peut-être accédé, malgré lui et vingt siècles après sa mort, à ce que les historiens de la réhabilitation ont cherché à lui faire souhaiter : le repos. De son vivant, il était haï, après sa mort, tout autant, voire plus et - désormais - non seulement les historiens ont cherché à le réhabiliter, à comprendre ses peines mais l'Homme l'a oublié. « Laissons-les me détester, pourvu que dans leurs coeurs, ils me respectent » : un voeu qui aura pu se réaliser, mais trop tard pour Tibère.

997. Nous remercions leur participation à ce sondage - par commodité, il n'a pas été étendu aux étudiants en Histoire ou aux proches ayant connaissance de ce sujet d'étude. De même, il fut convenu d'anonymer les réponses.

998. Parmi les occurrences uniques, on notera la mention de Claude, Héliogabale,... et même de Maximin, qui nous semblait peu reconnu par les non-historiens

ANNEXES

316

Julia I.
You answer nothing ?
Tiberius.
Nothing. I regret
Your wretchedness. I never wished you
wretched.

[ Julie I.
N'avez-vous rien à répondre ?
Tibère.
Rien, je regrette
Votre misère. Je n'ai jamais souhaité
Que vous soyez misérable
]

[ Francis ADAMS - Tiberius, a drama ]

ANNEXE 1 - La mort de Germanicus

[ Bernard CAMPAN, Tibère à Caprée, 1847 ]

Acte 1, scène 3

317

SEJAN.
Agrippine dans Rome arrive à l'instant même :
J'ai rempli de César la volonté suprême :
Deux cents prétoriens, sur mes pas réunis,
Dans Brindes attendaient Agrippine et ses fils.
La lumière trois fois avaient dissipé l'ombre,
Lorsqu'aux premiers rayons d'un jour livide et sombre,
Le vaisseau , traversant les flots silencieux,
De ses voiles en deuil vient affliger nos yeux.
On voit avec ses fils Agrippine descendre :
L'urne où Germanicus n'est plus qu'un peu de cendre
Paraît; le peuple accourt 'sur la rive des mers,
Les chemins , les maisons , les toits en sont couverts.
Il est muet long-temps, et long-temps immobile :
Mais quand le char funèbre a roulé dans la ville,
Cent mille bras lui sont tendus à, la fois :
Cent mille cris plaintifs ne forment qu'une voix.
Partout à la douleur la pompe est réunie.
Aux champs apuliens et dans la Campanie,
Les organes des lois, les ministres du ciel,
Laissant le tribunal, abandonnant l'autel;
Vieux guerriers , villageois , d'une course empressée ,
Affrontant les rigueurs de la saison glacée,
Au héros, à la veuve, aux trois jeunes enfants,
Viennent offrir des pleurs, des voeux et de l'encens.
Non loin de Tusculum , aux murs de Palestrine,
L'un et l'autre consul accueillent Agrippine,
Et, durant la nuit même, elle marche avec nous,
Toujours tenant ses fils dormant sur ses genoux;
Toujours à nos regrets offrant l'urne adorée.
Le jour découvre enfin cette route sacrée,
Où l'on vit son époux, au sein de nos remparts,
Rapporter de Varus les sanglans étendarts.
Elle entre : son cortège est bientôt Rome entière;
Et l'ombre du héros, près d'une épouse altière,
Semble, se réveillant sous l'airain sépulcral, ,
S'énorgueillir encor de ce deuil triomphal.

318

J'ai vu des légions les aigles renversées,
Des vétérans en pleurs les piques abaissées;
J'entendais à la fois, dans ce grand citoyen ,
Tous les infortunés regretter un soutien,
Tous les vieillard un fils, tous les enfants un père
L'armée un dieu vengeur, Rome un dieu tutélaire.
Si j'en crois les discours, la vestale a tremblé
Aux mourantes lueurs d'un feu pâle et voilé
D'un son lugubre et lent les temples retentissent
Sous leurs tombeaux ouverts nos ancêtres gémissent;
Et, jusque sur l'autel, partageant nos douleurs,
Les marbres sont émus, l'airain verse des pleurs.

ANNEXE 2 - Les instructions de Tibère

[ Lucien ARNAULT, Le dernier jour de Tibère, 1828 ]

Acte 3, scène 3

319

TIBERE.
S'il faut qu'avant peu j'abandonne
Ce trône où vingt-trois ans sous un titre nouveau ,
J'ai du monde usurpé soutenu le fardeau ,
Prince , en lui succédant n'oubliez pas Tibère.
Dans l'enceinte où sans bruit le sénat délibère,
Proscrivant du Forum les dangereux débats,
Aux Romains en leur nom donnez des magistrats;
Respectez des consuls l'antique préséance;
Que pour eux soit la pompe, et pour vous la puissance.
Laissant à l'esclavage un air de liberté,
Caressez du sénat la docile fierté :
Ce corps , quoique déchu de sa grandeur suprême,
Dispose d'un crédit qu'il n'a pas pour lui-même.
Des droits du tribunal possesseur souverain,
Flattez, craignez le peuple et donnez-lui du pain.
Offrez-lui dans le cirque , un fantôme de gloire :
Et des tems glorieux étouffez la mémoire.
Combattez rarement; des triomphes nouveaux
Peuvent dans vos soldats vous créer des rivaux.
Idole des petits, des grands faites-vous craindre;
Persuadez-vous bien que gouverner c'est feindre:
D'un geste , d'un discours mesurez les effets :
Ne vous permettez pas d'inutiles forfaits;
Au milieu des écueils d'une place si haute,
On nous pardonne un crime et jamais une faute.
Envers le jeune prince avec vous de moitié
Conservez les rapports d'une franche amitié.
En respectant son droit vous consacrez le vôtre:
La ruine de l'un suivrait celle de l'autre.
Fiez-vous à Macron ; de cet ami parfait
L'assistance pour moi fut toujours un bienfait.
Chaque jour les conseils de son génie austère
M'ont éclairé dans l'art de gouverner la terre.
Profitez-en , Cayus ; ... au faite des grandeurs
Il faut des conseillers et non pas des flatteurs.

ANNEXE 3 - La condamnation de Livilla

[ Bernard CAMPAN, Tibère à Caprée, 1847 ]

Acte 5, scène 4

320

TIBERE.
Vous avez oublié, follement enflammée,
Le nom de vos aïeux et votre renommée.
La digne Antonia qui vous donna le jour,
M'avait souvent blâmé de servir votre amour ;
Elle m'avait prédit que j'aurais à me plaindre
Des feux qu'en votre coeur elle voulait éteindre.
Je ne la croyais pas ; j'étais loin de penser
Que, pour monter au trône et pour me renverser,
A ce qui m'entourait demandant des complices,
On s'exposât sans crainte à l'horreur des supplices.
Dans votre égarement vous avez donc voulu
Devoir à des forfaits ce qu'offrait la vertu !
Pour vous et pour Séjan mon amitié sincère
N'annonçait-elle pas ce que je voulais faire ?
Couronnant après moi la veuve de mon fils,
Je vous tenais encor ce que j'avais promis.
Choisissant un époux armé pour vous défendre,
J'accordais à vos voeux mon ami le plus tendre,
Me reposais sur vous et n'avais qu'un désir,
Dans vos bras caressants j'attendais de mourir.
Pour prix de tant d'amour, je n'obtiens que la haine.
L'espérance du trône est toujours incertaine.
Un vieillard languissant prétend le partager,
Seul, en votre puissance, il le faut égorger.
Jugez vos attentats et voyez ma vengeance.
Complice et délateurs sont réduits au silence ;
La veuve de Séjan ne vous poursuivra plus
De ses ressentiments, désormais superflus ;
Vous demeuriez libre, et dans ma solitude
Rien ne me parlera de votre ingratitude.

ANNEXE 4 - La plainte de Séjan
f Francis ADAMS, Tiberius a drama, 1894 ]

Acte 4

321

Aelia.
Thou hast done nothing but be ever good
And kind and gentle.
Sejanus.
Do not make me laugh !
I have been loved and trusted and a traitor.
I have been honoured, and a murderer.
Thou wert a running sunny babe of three
When first Tiberius called me comrade, friend,
Co-operator in his world-wide work-

Of peace and power for all. And I was loyal.
I was not traitor always. Then Augusta,
Livia, the old stealthy wolf-bitch, tempted me.
Germanicus we poisoned ; the brave wife
We had poisoned too, but she escaped us thrice.
Next we slew Piso for the murderer,
And I accused Augusta,' and she fell.
She died two years ago, but found a hand
To drive the venomed arrow to my breast.
I should have guessed it. Then we poisoned Drusus,
I and his wanton wife. Last, we drove out
The second Agrippina and her sons,
Nero and the other, while for Tiberius
We plotted and slew Gallusj him who married
Empty Vipsania. Lastly with Chaerea
Aelia.
I know it, father.
Sejanus.
I and he together
Plotted for absolute empire, using as mask
That wise, mad, brat, beast and buffoon, young Gaius.
Chaerea has betrayed me. All is lost.

322

[ Aelia.
Vous n'avez rien fait d'autre que le bien
Par bonté et gentillesse.
Séjan.
Ne me fait pas rire !
Je fus aimé et cru, moi le traître.
Je fus honoré, moi le meurtrier.
Tu n'étais qu'un bébé rayonnant de trois ans
Quand Tibère me nomma son camarade, son ami,
Compagnon de ses travaux
De paix et de pouvoir pour tous. Et j'étais loyal.
Je ne fus pas toujours un traître. Alors Augusta,
Livie, cette vieille chienne-louve, me tenta
Nous empoisonnâmes Germanicus ; sa brave femme
Nous l'empoisonnâmes aussi, mais elle s'échappa trois fois.
Ensuite, nous éliminâmes Pison pour meurtre,
Et l'on accusa Augusta, et elle tomba.
Elle est morte depuis deux ans, mais elle trouva une main
Pour conduire la flèche empoisonnée jusqu'à mon sein.
J'aurai du le deviner. Alors nous empoisonnâmes Drusus,
Moi et sa dévergondée de femme. Enfin, nous éliminâmes
La seconde Agrippine et ses fils
Néron et l'autre, tandis qu'avec Tibère
Nous complotâmes et éliminâmes Gallus, celui qui avait épousé
La vide Vipsania. Enfin, avec Chaerea...
Aelia.
Je le sais, père.
Séjan.
Lui et moi, ensemble
Complotâmes pour l'Empire, usant comme masque
Ce malin, fou, môme, animal et bouffon qu'est le jeune Gaius.
Chaerea m'a trahi. Tout est perdu.
]

323

ANNEXE 5 - Une vie sans retraite

[ Barbara LEVICK, Tiberius the politician, 1999 ]

p. 179-180

Tibère, l'homme, est un tout unifié, compréhensible. Il est façonné par son ascendance (hérédité, éducation et émulation). Le garçon à l'esprit éveillé à été amené à la guerre, domaine où excellent les Nérons, a embrassé les principes politiques de son grand-père Claude, mort le mois même de sa naissance, et des goûts esthétiques. Il ne pouvait échapper à ce patrimoine, mais ne souhaitait pas même le faire ; c'était une bonne chose. Tibère est devenu fataliste, féru d'astrologie, une doctrine tout à fait compatible avec le stoïcisme des Romains conservateurs. L'ambition naturelle d'un Romain de bonne famille, satisfaite par une jeunesse en tant que beau-fils d'un prince, l'a forcé à des compromis. Ses responsabilités, envers son beau-père et sa classe, ont opprimé le jeune homme, et il a du vite apprendre la convivialité. Montrant ses talents dans tout l'Empire sous Auguste, il sut seulement voir que le principat devait prendre une forme compatible avec sa propre doctrine de suprématie sénatoriale. S'étant un jour compromis, il devint sensible aux imputations de malhonnêteté et à l'ambition sournoise, réagissant violemment à la suspicion et à l'hostilité de sa femme et de ses beaux-fils. Pourtant, il y a quelque chose dans l'incompréhension de ses pairs dont il se délectait. Pire étaient les accusations, plus le Prince se cachait dans la vertu de sa conscience, dans ce sentiment de supériorité qui le maintenait hors de l'humanité qu'il voulait voir comme égale à lui-même (ce qui lui a valu une réputation d'arrogant et d'hypocrite). Lorsque les calomnies de Julie furent répétées par Agrippine, il lui était naturel de se retirer à nouveau, cette fois à Capri, avec les amis qui partageaient ses idées. Devenant de plus en plus lui-même avec l'âge, il en est peut être venu à savourer la dégradation et la peur des sénateurs ; l'impatience le faisant tomber dans la cruauté. L'homme devint plus difficile, plus difficile à comprendre, retiré sur son île et en son for intérieur. Il était conscient de ses obligations envers ses sujets, mais c'était les obligations d'un noble envers ses clients, élevées à un haut degré par la position dans laquelle il se trouvait. D'abord vint le peuple romain et l'Italie, et son sens du devoir envers eux était suffisant pour qu'il interrompe sa solitude. Les provinces venaient ensuite, si l'aide pécuniaire était disponible au moment des catastrophes. Il est vain de porter un jugement, favorable ou défavorable, sur son «administration» des provinces. Il a rencontré ce qu'il considérait comme ses obligations ponctuellement, sinon avec diligence. Lui reprocher de ne pas faire avancer le statut juridique ou la prospérité économique de ses sujets est déplacé. Il n'avait aucune idée d'un tel objectif. Les hommes cherchent leur propre bien-être matériel (à condition de n'être pas dépassés par accident) ; il en va de même pour l'état, ce qui était disponible (comme toujours) pour les hommes de valeur. En fin de compte, Tibère n'aurait pas pu refuser le dernier recours d'un politicien dégoûté : la retraite. Tibère ne fut jamais exilé, et de Rhodes il devait sentir l'indignation d'un Rutilius Rufus. La retraite à Capri était l'incarnation la plus proche d'une retraite qu'un prince pouvait approcher, suivant l'exemple d'un Lucullus. Il ne pouvait pas savoir, bien entendu, que le premier Prince à abdiquer serait Dioclétien, deux siècles et demi plus tard. Dans son ignorance, Tibère l'avait presque atteint, et il croyait avoir mérité le repos.

324

ANNEXE 6 - L'érotisme dans l'horreur

[ Gaston DERYS, La Volptueuse Agonie, 1900 ]

L'amitié passionnée que Tibère avait vouée à Elius Séjean, préfet du prétoire se changea, dès que l'empereur connu,
par ses espions et par sa propre perspicacité, que l'ambition du favori ne reculerait point devant un régicide, en une
haine féroce et insatiable qui, pour se mieux satisfaire, se masqua d'hypocrisie.

Le souvenir des honneurs accordés au préfet attisa la ressentiment de César. Dévoré de rage, il évoqua le temps où il
l'avait solennellement décoré du titre de « compagnon de ses travaux », et où il avait exigé que ses images fussent
saluées au forum, au théâtre et à la tête des légions. Et il rêvait la perte de Séjean quand, tout à coup, se révéla la
conspiration que celui-ci, acculé, tramait dans la débâcle de ses espérances.

Avec autant d'ardeur qu'il en avais mis à encenser Séjean tout puissant, le Sénat applaudit à son supplice et poursuivit sans relâche ses parents, ses clients, ses amis. Pour se débarrasser des hommes gênants, on leur découvrit des liens d'affection avec le condamné. Rome connut des jours de deuil, de boue et de sang. Cependant, deux des enfants de l'ancien favori avaient, à cause de leur jeunesse, échappé au carnage. Autant pour calmer la grondante colère de la plèbe, avide d'infamie, que pour assouvir, jusque dans l'innocente postérité d'Elius, une vengeance avilissante, Tibère

ordonna qu'ils fussent traînés en prison.

Il y avait un adolescent et une vierge, presque enfant. Sans délai, le mâle fut livré au bourreau. La jeune fille attendit
son sort quelques jours. Malgré Caprée, malgré une longue habitude du crime et de la cruauté, César hésitait, peut-

être par crainte des Dieux, à trancher la fleur de cette frêle vie ignorante, car il était inouï qu'une vierge fût punie de la
peine capitale. Tibère trouva dans l'ignominie de son âme un expédient qui lui permit de concilier sa haine
exterminatrice et ses scrupules. Il manda le bourreau et ricana :

- Viole-la d'abord. Il ne sera pas dit que César a fait répandre le sang d'une vierge.

Ce bourreau était un Germain que l'on avait ramené couvert de fers à Rome, lors de la révolte des Frisons. Poilu
comme un ours, d'une taille prodigieuse, dépassant de la tête les plus grands des Romains, balançant, au bout de longs
bras noueux et durs comme des chênes, des poings pareils à des béliers, on le destina aux jeux du Cirque.
Complètement nu, armé de ses seuls poings, il avait une fois tué et mutilé trois gladiateurs protégés par le casque, le
bouclier, les jambarts et le glaive. A cause de sa vigueur et de sa férocité, Tibère l'estimait : il trouvait en lui un
précieux et aveugle auxiliaire pour ses crimes. Il s'était attaché le rebelle vaincu, et du paria avait fait un bourreau.
Quand le Frison pénétra dans le cachot où se lamentait la fille de Séjean, la vierge, effrayée par l'apparition du
monstre velu, poussa un cri de terreur, et son premier mouvement fut de cacher son visage derrière ses doigts amaigris.
Pendant quelques instants, le barbare jouit de l'effroi sanglotant de sa victime. Puis sa main rejeta les couvertures du
grabat, et brusquement déchira la tunique intime de lin blanc, et le petit corps de la jeune fille fut nu et crispé
d'épouvante devant son désir et ses yeux sanglants.

Tout en elle était fragile, délicat et puéril. La nubilité n'avait pas encore gonflé sa poitrine garçonnière, et sur ses seins mignards s'éveillait, promesse fleurie, un bouton de rose apriline. Sous la sveltesse harmonieuse de ses bras

325

implorants, s'estompait vaguement une mousse d'ombre fauve. Ses jambes étaient fragiles et légères comme celles de
Diane. Ses larmes jaillirent et sa voix supplia.

Avec un rugissement, le Frison, haletant, se jeta sur la douce proie blanche. Il l'enferma dans la force implacable de ses
bras, l'écrasa contre sa poitrine de cynocéphale, lui souffla une haleine de forge, meurtrit ses flancs sous son élan
fougueux. La petite bouche frivole et mutine de l'enfant s'élargit pour des hurlées de douleur. Sa chair, torturée,
pantela. Dans l'étreinte victorieuse du Germain, elle fut perdue et ballottée comme une trirème roulée au sein de la
tempête. Soudain, une souffrance plus lancinante la tarauda, et - miracle ! - dans un grand cri puissant, s'acheva en
volupté.

Ainsi la fille de Séjean devint femme.

Satisfaite, la brute velue contempla la pâmoison accablée de celle qu'il venait d'initier à l'amour, avec cette
reconnaissance heureuse et inconsciente que les hommes ont pour les femmes, après le spasme. Un peu de pitié amollit
son coeur. Il songea avec amertume que bientôt, par la volonté de César, cette chair qu'il avait fait vibrer sous son
baiser connaîtrait la rigidité de la mort. Et comme la jeune fille demeurait immobile, les doigts crispés, la tête
renversée, il la prit dans ses bras, inquiet, et la berça avec de gauches câlineries.

Elle ouvrit les yeux. Nulle haine n'aiguisa son regard. Ses prunelles furent pleines de flammes et de langueur. Lasse et
faible, elle se trouvait heureuse et calme, pelotonnée comme son torse chaud et palpitant. Il ne lui voulait point de mal,
puisqu'il la caressait, pensa-t-elle. Et ses petites mains joueuses se cachèrent dans sa barbe. Une fierté montait en elle,
à cause des mystères dévoilés. De nouveau, le Frison la pétrit sous son étreinte frénétique. Les tortures précédentes
s'abolirent. Le même hymne de joie bramée roucoula dans leurs gorges.

Et la nuit s'acheva délirante et bestiale...

... Lorsque après quelques heures d'un sommeil de plomb, le Frison se réveilla, une chaleur aux lombes, une lourdeur
aux tempes, il se demanda en contemplant la nudité grêle et gracieuse de la jeune fille et au souvenir des gestes
nocturnes, s'il ne valait pas mieux fuit, n'importe où, avec l'amoureuse dans ses bras, que d'obéir à l'empereur. Puis il
réfléchit que Rome grouillait de délateurs, que ce projet était irréalisable, qu'il possédait la confiance de Tibère, et que
de belles patriciennes, pour savourer la secousse formidable de son étreinte, prodiguaient leur or.

Il attendit que sa maîtresse d'une nuit ouvrît les yeux, lui donna l'aumône d'une suprême caresse, et comme elle criait
sa ferveur, la prunelle dilatée, envoya, d'une brève pression de ses doigts de fer sur la gorge frémissante, son âme dans

l'éternité.

Ainsi Tibère, qui pour que les Dieux ne lui reprochassent point la mort d'une vierge, et par raffinement de cruauté, avait ordonné - comme le rapporte Tacite - que la fille de Séjean fût violée avant d'être étranglée, prépara à sa victime une

voluptueuse agonie...

Sources Antiques

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CRINAGORAS, Anthologie grecque (trad. K. CHISHOLM, 1981)

DION CASSIUS, Histoire Romaine, Tomes LIV à LVIII (trad. E. GROS, 1866)

EUTROPE, Abrégé d'Histoire Romaine (trad. E. LYASSE, 2011)

FLAVIUS JOSEPHE, Antiquités juives (trad. C. BOUIX, 2011)

JULIEN, Le Banquet (trad. C. LACOMBRADE, 1964)

OVIDE, Tristes (trad. C. BOUIX, 2011)

PETRONE, Satiricon (trad. G. PUCCINI, 1995)

SUETONE, Vies des Douze Césars (trad. H. AILLOUD, 1961)

TACITE, Annales, Livres I à VI (trad. J. L. BURNOUF, 1859)

VELLEIUS PATERCULUS, Histoire Romaine, Tome Second (trad. P. HAINSSELIN et H. WATELET, 1931)

Note : Nous avons pu consulter des traductions plus récentes de Dion Cassius et Tacite et les comparer999. Le choix de retranscrire ces versions « datées » tient du domaine de la commodité : celles-ci ont été numérisées et pouvaient être consultées à tout moment.

326

999. Respectivement les traductions de J. AUBERGER (1995) et H. LEBONNIEC (1987-1992)

327

Bibliographie

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332

Filmographie

La norme suivie dans cet inventaire est :

« Année. Titre. Titre original / alternatif. Réalisateur(s). Scénariste(s). Maison de production. Acteurs principaux. ».

1953. Salomé. Salome. William Dieterle. Jesse Lasky Jr., Harry Kleiner. Columbia Pictures Corporation. Rita Haymorth (Salomé), Stewart Granger (Claudius), Cedric Hardwicke (Tibère).

1953. La Tunique. The Robe. Henry Koster. Philip Dunne, Gina Kaus. 20th Century Fox. Richard Burton (Marcellus), Jean Simmons (Diane), Ernest Thesiger (Tibère).

1955. Ben-Hur. William Wyler. Lew Wallace, Karl Tunberg. Metro-Goldwyn-Mayer. Charlton Heston (Ben-Hur), Stephen Boyd (Messala), George Relph (Tibère).

1959. Simon le pêcheur. The Big Fisherman. Frank Borzage. Lloyd C. Douglas, Howard Estabrook. Walt Disney Productions. Howard Keel (Simon Pierre), Susan Kohner (Fara), Herbert Rudley (Tibère).

1968. The Caesars (1 saison, 6 épisodes). Derek Bennett. Philip Mackie. Granada Television. Freddie Jones (Claude), Barrie Ingham (Séjan), André Morell (Tibère).

1976. Moi Claude, empereur (1 saison, 13 épisodes). I, Claudius. Herbert Wise. Jack Pulman, Robert Graves (d'après). BBC. Derek Jacobi (Claude), Siân Phillips (Livie), George Baker (Tibère).

1977. Les folles nuits de Caligula. Le calde notti di Caligola. Roberto Bianchi Montero. Piero Regnoli. The Hundred Years Corporation. Carlo Colombo (Caligula), Patrizia Webley (Livie), Gastone Pescucci (Tibère)

1979. Caligula. Caligola / Io, Caligola. Tinto Brass, Bob Guccione (non crédité), Giancarlo Lui (non crédité). Gore Vidal. Felix Cinematografica-Penthouse Film International. Malcolm McDowell (Caligula), Helen Mirren (Caesonia), Peter O'Toole (Tibère)

1985. A.D. (1 saison, 5 épisodes).Anno Domini. Stuart Cooper. Anthony Burgess, Vincenzo Labella. Vincenzo Labella. Anthony Andrews (Néron), Ava Gardner (Agrippine), James Mason (Tibère)

1987. Selon Ponce Pilate. Secondo Ponzio Pilato. Luigi Magni. Luigi Magni. Massfilm. Nino Manfredi (Ponce Pilate), Stefania Sandrelli (Claudia), Mario Scaccia (Tibère)

2003. Imperium Augustus. Roger Young. Eric Lerner. EOS Entertainment. Peter O'Toole (Auguste), Charlotte Rampling (Livie), Michele Bevilacqua (Tibère).

2004. Jeff Steele and the Lost Civilization of NoyNac. Clint Sargent. Clint Sargent, Jeff S. Dodge, Dan Palodichuk. Darge Productions. Jeff S. Dodge (Jeff Steele), Patrick Randolph Bell (Vagan),

Davy Blanchard (Tibère).

2006. L'enquête sacrée. L'Inchiesta / The Inquiry. Giulio Base. Suso Cecchi D'Amico, Ennio Flaiano, Andrea Porporati. Nu Image. Daniele Liotti (Titus Valerius Taurus), Dolph Lundgren (Brixos), Max Von Sydow (Tibère)

2008. Rome, grandeurs et décadence d'un empire, épisode 4 : la forêt de la mort1000

Note : n'ont pu être consultés

1949. L'empereur de Capri. L'imperatore di Capri. Luigi Comencini. Luigi Comencini, Gino De Santis. Lux Film. Gianni Appelius (Bubi de Primaporte), Galeazzo Benti (Dodo), Toto (Antonio De Fazio)

1959. Ces sacrées romaines. I baccanali di Tiberio. Giorgio Simonelli. Franco Castellano. Cineproduzione Emo Bistolfi, Walter Chiari (Cassius), Abbe Lane (Cynthia), Tino Buazzelli (Tibère)

1965. Les Pierrafeu (5x18 - The Time Machine). The Flintstones. Joseph Barbera, William Hanna. Bill Idelson, Sam Bobrick. Hanna-Barbera Productions. Alan Reed (Fred), Mel Blanc (Barney), John Stephenson (Tibère)

1968. Columna. Mircea Dragan. Titus Popovici. Central Cinema Company Film. Amedeo Nazzari (Trajan), Antonella Lualdi (Andrada), Richard Johnson (Tibère)

2008. Cyclops. Declan O'Brien. Frances Doel. New Horizons Picture. Kevin Stapleton (Marcus), Frida Farell (Barbara), Eric Roberts (Tibère)

2010. Ben-Hur (1 saison, 2 épisodes). Steve Shill. Alan Sharp. Akkord Film Produktion GmbH, Joseph Morgan (Ben-Hur), Stephen Campbell Moore (Messala), Ben Cross (Tibère)

333

1000. Non référencé sur l'IMDb - épisode disponible sur Youtube [consulté le 09/05/2015]

Supplément - Tibère au cinéma

Peter O'TOOLE [ Caligula, 1979 ]

George RELPH [ Ben-Hur, 1955]

George BAKER [ Moi Claude, empereur, 1976 ]

Davy BLANCHARD [ Jeff Steele and the Lost Civilization of NoyNac, 2004 ]

André MORELL [ The Caesar, 1968 ]

Mario SCACCIA [ Selon Ponce Pilate, 1987 ]

James MASON [ Anno Domini, 1985 ]






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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille