Analyse critique de la crise de l'éducation scolaire chez Ivan Illich.par Emmanuel De Marie MUSA MBWISHA Institut Supérieur de Philosophie/KANSEBULA - Graduat en philosophie 2020 |
2.1.2. La problématique du rapport entre école et éducationDans l'analyse de la crise scolaire, Illich traite du rapport entre école et éducation, car il a constaté que l'école est une institution fondée sur l'axiome que l'éducation est le résultat d'un enseignement. La sagesse que nous tenons de l'institution continue de faire sienne ce précepte en dépit des preuves accablantes du contraire. Nous devons distinguer formellement l'école de l'éducation ; l'école n'est pas égale à l'éducation, elle n'est qu'une composante de celle-ci, qui peut d'ailleurs disparaître et être remplacée par d'autres formes d'éducation. Cela amène Illich à s'interroger sur l'apprentissage de nos connaissances : « Où avons-nous donc appris la plus grande part de ce que nous savons ? »70(*) Illich répond sans beaucoup de détours en disant que « c'est en dehors de l'école, que tout le monde apprend à vivre, apprend à parler, à penser, à aimer, à sentir, à jouer, à jurer, à se débrouiller, à travailler.».71(*) Pour le polyglotte autrichien, l'école n'apprend pas assez parce que le maître de l'école assume des charges contradictoires. Il est tout à la fois gardien, prédicateur et thérapeute. Dans chacun des trois rôles qu'il assume, l'enseignant fonde son autorité sur une prétention différente. En sa qualité de gardien de l'institution, son travail consiste, tel un maître de cérémonie, « à guider ses élèves dans le dédale d'un rituel interminable, à veiller à l'observance des règles, à leur faire subir les différentes épreuves de l'initiation à l'existence ». En sa qualité de censeur des moeurs, il se substitue aux parents, à Dieu ou à l'État et se charge « de l'endoctrinement, instruisant des bonnes et mauvaises façons de se comporter, non seulement à l'école, mais dans la société tout entière. Il tient ce rôle in loco parentis face à chacun de ses élèves et garantit, en conséquence, que tous se sachent des enfants, membres de la même espèce ». De par sa troisième fonction, celle de thérapeute, il se croit autorisé à examiner et à connaître la vie personnelle de chacun.72(*) Il est paradoxal de vouloir prétendre qu'une société libérale puisse se fonder sur le système scolaire que nous connaissons aujourd'hui. Dans la mesure où l'enseignant réunit les fonctions de juge, d'idéologue et de médecin des âmes, c'est le style de la société qui est perverti par la méthode de préparation à l'existence. Ces trois pouvoirs détenus par le maître contribuent à fausser l'esprit de l'élève, plus encore que les lois qui le mettent en tutelle.73(*) À l'école, nous apprenons qu'une bonne éducation est le fruit de l'assiduité, que sa valeur ne peut que s'accroître en fonction de la durée de notre présence, qu'enfin cette valeur est mesurable et qu'elle est garantie par les soi-disant examens et diplômes. C'est ici que se placent toutes les choses que nous apprenons qu'en vue d'un futur examen ou pour les oublier ensuite, in futuram oblivionem74(*), Kant nous dit que nous ne devons occuper la mémoire que de choses dont nous sommes intéressés à conserver et qui ont rapport à la vie réelle.75(*) À ce propos, Illich affirme que l'apprendre est de toutes les activités humaines celle qui requiert le moins l'intervention d'autrui et se prête le moins à la manipulation ; nous ne tenons pas notre savoir, à proprement parler, de l'instruction imposée. La meilleure façon d'apprendre, pour la plupart des êtres humains, c'est cet accord avec les choses et les êtres, tandis que l'école les force à confondre le développement de leur personnalité et de leurs connaissances avec une planification d'ensemble qui permet la manipulation de l'élève.76(*) L'intelligence humaine n'est jamais passive, elle est en perpétuelle activité, délicate, réceptive, sensible aux stimulations. L'intérêt d'un sujet, l'éveil de l'élève et le potentiel vital d'un enseignement doivent être mis en valeur pour un enseignement digne de ce nom. Il n'y a qu'un sujet d'études au bout du compte, et c'est la vie dans toutes ses manifestations,77(*) comme le dit mieux Lê Thành Khoi : « L'erreur la plus grave a été d'établir une fausse identité entre enseignement et formation : l'enseignement du savoir n'est qu'une partie, et pas toujours la plus importante, de la formation qui doit viser à rendre l'élève apte à l'action, l'éducation qui joue un rôle fondamental dans l'évolution de toute société a pour mission, plus encore que de diffuser des connaissances, de répandre une volonté de changement et de diffuser les qualités indispensables à l'action sur le milieu, Entreprise dans l'enthousiasme, poursuivi dans le doute, aujourd'hui remise en cause, la politique de l'enseignement est loin d'avoir eu les effets bénéfiques qu'en escomptaient les nations qui accédèrent à l'indépendance dans les années 1960 ».78(*) L'éducation est un processus de vie et non une préparation à la vie future. Tandis que l'école devra représenter la vie présente, vie aussi réelle et vitale pour l'enfant que celle qu'il mène à la maison dans son quartier ou sur le terrain de jeu, la société pourra s'organiser et se former d'une manière plus ou moins fortuite au petit bonheur la chance. Mais par l'éducation la société peut formuler ses propres fins, organiser ses propres moyens et ressources et se façonner ainsi dans la direction où elle désire aller.79(*)L'école ne doit plus rester monopole de l'éducation, surtout chez nous en Afrique où l'école est inexistante dans certains milieux ruraux. Il est temps d'organiser d'autres formes d'éducation adaptées pour ces milieux défavorisés, c'est en ce sens que le professeur Chrysostome CIJIKA plaide pour un autre type d'enseignement parce que l'école pour tous ne réussit pas pourtant à éduquer tout le monde. Ainsi il s'interroge si nous devons continuer à nous enfermer dans l'alternation, l'éducation scolaire ou rien, pour cela l'éducation non formelle doit être mise en valeur. Il n'est pas question de dresser l'éducation non scolaire contre l'école, mais, en l'absence de l'école, nous devons trouver d'autres alternatives.80(*) Le fait que l'école rend l'éducation légitime tend à faire de toute éducation extra-scolaire un accident, si non une véritable atteinte à la légalité. La véritable école est celle qui est en réelle correspondance avec les réalités de sa société.81(*) * 70Ibid., 56. * 71Ibid., 56- 57. * 72 Cf. Ibid., 60. * 73 Cf. Ibid. * 74 En vue d'un oubli à venir * 75 Cf. I. KANT, Traité de Pédagogie, traduit de l'allemand par Jules Barni, Paris, Éditions Hachette, 1981,62. * 76 Cf. I. ILLICH, Op. Cit., 72. * 77Cf. A.N. WHITEHEAD, Les visées de l'éducation et autres essais, traduit de l'anglais par Jean-Pascal Alcantara, Louvain-la-neuve, ÉditionsChromatika, 2011,1-7. * 78 L.T. KHÔI, Culture, créativité et développement, Paris,ÉditionsL'Harmattan,1992, 45. * 79 Cf. C. CIJIKA, École, éducation, société, Paris, Éditions L'Harmattan, 2019, 390. * 80 Cf. ID, La planification de l'éducation en Afrique, Paris, Éditions L'harmattan, 2015, 133-134. * 81 Cf. I. ILLICH, Libérer l'avenir, 118. |
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