CONCLUSION
Le lexème « casseurs » cache derrière
son apparente simplicité une grande complexité. Son champ
discursif est la violence et la manifestation protestataire puisque c'est lors
des manifestations, ou lors d'émeutes, que les « casseurs »
agissent. Cependant, ce sont les journalistes qui font la réussite ou
l'échec d'une manifestation car selon Patrick Champagne, la presse est
« le lieu réel » où la manifestation se joue (1984 :
28). C'est pourquoi nous avons rappelé quelques caractéristiques
du discours journalistique, tels que la situation d'énonciation,
l'effacement énonciatif et l'importance du dictum pour se
différencier de la concurrence. L'intérêt des médias
pour la violence s'explique par l'assurance de réaliser de bonnes
audiences et donc des profits. C'est pourquoi la violence est centrale dans les
sujets qui traitent des manifestations au risque d'être
sur-représentée et d'effacer les revendications du groupe
manifestant. Néanmoins, les nouveaux médias qui ont vu le jour
sur internet tendent à refuser ce schéma et livrent un
éclairage sur les manifestations qui était jusque-là
absent en donnant la parole aux « casseurs ». Pour illustrer les
relations paradoxales qu'entretiennent les médias avec la violence ainsi
que l'uniformisation des discours, nous nous sommes appuyé sur
l'étude de l'épisode de l'hôpital Necker lors de la
manifestation du 14 juin 2016, en analysant trois articles tirés de
medium différents : Le Parisien, Le Figaro et
Paris-luttes.info, un média libre*. Cette étude de cas
nous a aussi permis de mettre à jour les relations
d'interdépendances entre médias et personnalités
politiques, qui ne font que commenter l'actualité dans les matinales
radiophoniques. Les commentaires sur les manifestations deviennent des
condamnations de la violence, effaçant ainsi les revendications et
délégitimant les participant-e-s. Ce processus médiatique
s'illustre grâce aux journaux télévisés de France 2
consacrés aux sommet du G8 à Gênes les 20 et 21 juillet
2001 dans lesquels nous avons aussi observé un double mouvement : d'un
côté la construction discursive des différents
acteurs/actrices, de l'autre la légitimation du groupe-manifestant
institutionnel (syndicat, association, ONG) contre la
délégitimation du groupe-manifestant « challenger »
(Fillieule et Tartakowsky 2013 : 140). Nous pouvons ainsi affirmer que la
violence est une source de rémunération pour les médias et
un réservoir de pouvoir pour les politiques.
95
Pour cette analyse de l'évolution historique du
lexème « casseurs », nous nous sommes appuyé sur les
archives du journal Le Monde. Avant 1970, le terme en lui-même
n'est utilisé qu'en formes proverbiales comme « casseur d'assiettes
» ou « des airs de casseurs ». Qualifiant le/la
propriétaire d'une casse automobile, puis des cambrioleurs, le sens qui
nous intéresse est absent des dictionnaires et des archives du journal
Le Monde jusqu'à la promulgation de la loi « anti-casseurs
», qui est « l'acte de baptême » de la dénotation
de « casseurs ». À partir de cet instant, il a peu à
peu remplacé les autres désignations de « manifestant-e-s
violent-e-s ». Ainsi, le terme « gauchistes » qui était
de loin le plus utilisé dans Le Monde entre 1970 et 1979 est
aujourd'hui bon dernier. L'item « casseurs » est celui qui a connu la
plus grande croissance d'occurrences depuis les années 1970
contrairement à « anarchistes » et « émeutiers
» qui désignent, peu ou prou, les mêmes individus. Notre
postulat de départ s'est finalement révélé juste
puisque les « casseurs » sont bien une construction politique qui
réunit plusieurs groupes pour créer une catégorie
homogène et stéréotypée qui facilite ainsi la
désignation des dissident-e-s politiques.
Après cette analyse diachronique, nous nous sommes
placé dans une perspective synchronique pour analyser l'item «
casseurs » sous l'angle de la théorie du prototype de G. Kleiber.
Grâce à l'analyse sémique, nous avons conclu que «
casseurs » possède bien les critères prototypiques : il est
catégorisé dans le niveau de base et est le seul a
réunir tous les sèmes qui constituent le meilleur exemplaire de
sa catégorie, par rapport à « gauchistes », «
anarchistes », « black-blocs », « hooligans » et
« émeutiers », qui sont les autres membres du groupe «
manifestants violents » que nous avons choisi. Cependant, nous avons aussi
mis à jour les limites du modèle standard du prototype par
rapport à notre analyse : la différence entre degré de
prototypicalité et utilisation en discours mais aussi la
difficulté de classer des objets sociaux. En effet, ce n'est pas parce
qu'un item aura un degré de ressemblance plus proche du
prototype par rapport aux autres membres de sa catégorie qu'il sera
celui le plus utilisé. Ensuite, il est difficile de définir le
sémème d'un objet social tant celui-ci se définit, comme
son nom l'indique, dans et par la société, donc par le regard des
autres individus qui est influencé par des structures globales que sont
les médias et le discours politique.
La mise en avant des traits prototypiques nous a fait nous
interroger sur les
96
conditions de nomination d'un groupe manifestant comme «
casseurs » ainsi que les intérêts politiques qui en
découlent. Les « casseurs » sont l'objet de condamnations
unanimes, que ce soit en politique de l'extrême-droite à
l'extrême-gauche ou dans les médias, de L'Humanité
à Valeurs actuelles en passant par Le Figaro,
Libération et Le Monde. Finalement, c'est le caractère
politique de la violence qui est nié et, de facto, la dimension
politique chez les « casseurs ». Selon toute logique, des groupes
manifestants utilisant la violence comme moyen d'action devraient, à
défaut d'être dénommés « casseurs », y
être comparés. Or, comme l'a démontré l'étude
du mouvement des Bonnets Rouges, les « agriculteurs »
échappent totalement à cette désignation puisqu'ils
bénéficient d'un statut social privilégié modifiant
la perceptions de l'État et des forces de l'ordre qui adoptent une
gestion patrimonialiste des manifestations agricoles. Cela démontre que
la dénomination de « casseurs » et les condamnations unanimes
qui s'en suivent sont à géométrie variable selon le statut
politique et social du groupe manifestant. Cet exemple nous montre comment la
sphère politique peut peser sur les stéréotypes et
à quel point le discours politique à une dimension performative :
il lui suffit de dire que x est X pour que cela soit le cas.
Le discours politique est donc central dans notre étude
puisqu'il est à l'origine de la dénotation de « casseurs
» mais c'est aussi par lui que se développent les connotations et
que survit la dénotation, amplifiée dans les médias qui
agissent comme une caisse de résonance par un effet de reprises et de
citations. Après avoir délimité le champ théorique
en présentant la théorie du conflit, les théories de
l'ennemi et de l'adversaire en politique ainsi que les différences entre
dénomination et désignation, nous avons étudié les
différents mécanismes discursifs pour faire des « casseurs
» une figure antagoniste et dangereuse. Ainsi, la dénomination est
parfois couplée à une désignation, par un effet discursif
ou sémantique, qui prennent la forme de périphrases, de
contraires discursifs ou d'accusations d'intentions. Au delà des
mécanismes de construction de la figure de l'ennemi, il y a aussi des
mécanismes qui permettent de « se construire soi-même »
: la République, la justice et les principes. Nous prenons
l'exemple des violences policières niées par Bernard Cazeneuve au
nom des principes républicains qui habiteraient les forces de l'ordre.
Les policiers/policières ont par ailleurs un rôle
conséquent dans la rhétorique du gouvernement face aux violences
protestataires, notamment dans le contexte post-attentats.
97
La figure du terroriste est d'ailleurs
régulièrement convoquée pour discréditer un groupe
social ; c'est ici le cas pour les « casseurs » qui lui sont
comparés, tant pour l'utilisation de la violence que pour leurs
objectifs prétendument mortifères et destructeurs. Qu'il s'agisse
de terroristes, d'émeutiers ou de « casseurs », ce sont les
mêmes processus mis en oeuvre pour construire un ennemi intérieur.
Les méthodes de dénomination, de désignation et de
délégitimation étudiées dans ce travail vont bien
au-delà des « casseurs » puisqu'elles embrassent le champ de
la violence protestataire dans son ensemble. C'est du moins le postulat de
départ de notre prochain travail de thèse.
98
|