V.4. CONSTRUIRE L'ENNEMI, SE CONSTRUIRE
SOI-MÊME
La construction de l'ennemi fabrique l'ethos
discursif de celles/ceux qui le désignent comme tel. Cet ethos
est composé de plusieurs traits constitutifs
intrinsèquement liés aux locuteurs/locutrices : la Justice, la
sévérité et l'exemplarité.
a) L'indépendance de la justice comme pilier des
discours
Comme nous venons de le voir, la justice, comme fondement
essentiel de la République, semble être un outil pour mettre un
terme au conflit qui oppose l'État aux « casseurs ». Certains
énoncés permettent d'affirmer le principe d'indépendance
de la justice : « je ne m'attarderai pas sur l'enquête : il
convient, en ces matières, de respecter rigoureusement la
séparation des pouvoirs. » (Cazeneuve 19 mai : 03) ; « j'y
donnais pour instructions [...] de travailler avec le procureur pour que la
justice suive son cours en toute indépendance » (Cazeneuve 3 mai :
02) ou « je ne commente pas la chose jugée, je la respecte. Je ne
cherche pas à faire pression sur les juges, ce qui, dans la
responsabilité qui est la mienne, serait totalement inconvenant et
contraire au principe de la séparation des pouvoirs. » (Cazeneuve
19 mai : 05). Cependant, comme le rappelle M. Edelman, le langage qui construit
la signification de l'objet politique est « intrinsèquement
discontinu et, en un certain sens, se mine lui-même » ( 1991: 33)
car il attire indirectement l'attention sur ce qu'il dénonce
(thèse et antithèse sont les deux faces d'une même
pièce). Ce renversement, qui se double parfois en « auto-illusion
», est très fréquent dans le langage politique : en
déclarant que tel pays respecte les droits de l'Homme, cela fait
écho à tous les éléments qui prouvent le contraire
; l'affirmation du « respect de la séparation des pouvoirs »
invoque en palimpseste toutes les « affaires » où le pouvoir
politique a influencé le pouvoir judiciaire.
b) Les promesses de
sévérité
Ainsi, certains propos contredisent les déclarations
précédentes, notamment lorsque les politiques « promettent
» les sanctions les plus sévères ou fermes possibles
(Cazeneuve 19 mai : 60-61 ; Valls 19 mai : 138, 259-261) ce
qui, dans le cas d'une institution judiciaire indépendante du pouvoir
politique, est problématique. La plupart des énoncés tels
que « la justice passera pour chacun des auteurs de ces violences
caractérisées » (Cazeneuve 03 mai : 37), « il
faut agir, interpeller et faire en sorte [nous soulignons] que la
justice [...]
87
puisse condamner avec la plus grande fermeté »
(Valls 19 mai : 69-70) ou « la justice doit passer
particulièrement sévèrement » (ibid. : 138)
semblent être en contradiction avec l'idée même
d'indépendance de la justice puisque c'est le pouvoir politique qui
donne des instructions de sévérité et de
fermeté.
En nous appuyant sur la théorie des actes de
langage de J. L. Austin, nous pouvons voir qu'au delà des actes
locutoires92 qui appartiennent respectivement à la
promesse (« la justice passera »), au conseil ou à
l'avertissement selon l'interprétation du verbe falloir («
il faut agir [pour] que la justice puisse condamner ») et à la
constatation (« la justice doit passer »), tous ces
énoncés impliquent un acte illocutoire93 qui
est promissif (engagement à condamner les coupables),
exercitif (exhortation à passer à l'action) ou
comportatif (devoir d'être sévère). Alors que hors
contexte, ces énoncés seraient constatifs (au sens
où ils ne font que constater des faits), le contexte
d'énonciation, et particulièrement le statut social et
institutionnel des énonciateurs/énonciatrices, nous permet
d'analyser ces énoncés comme étant
performatifs94. Cependant, à défaut de
pouvoir démontrer qu'ils ont eu l'effet escompté, nous ne pouvons
pas savoir s'il y a acte perlocutoire95. Nous pouvons aussi
nous interroger sur l'intentionnalité des
énonciateurs/énonciatrices : veulent-ils/elles vraiment influer
sur le cours de la justice ? Tous les éléments que nous avons
relevés jusque là, dans le fait d'affirmer «
l'indépendance » de la justice ou de ne pas vouloir « faire
pression sur les juges » (Cazeneuve 19 mai : 119-120), tendent à
qualifier, selon la terminologie de J. L. Austin, ces actes de langage comme
étant non-intentionnels96 (2010 : 117). Mais dans
quelle mesure ces affirmations ne sont pas des « preuves de bonne foi
» pour les récepteurs/réceptrices, à des fins
persuasives ? Déjà, Aristote affirmait que la confiance en
l'orateur/oratrice était « une force de persuasion [qui] doit
naître du discours [et de la] probité éthique de l'orateur
» (2007 : 45). Dans cette perspective, les affirmations de bonne foi
cachent des intentions contraires, participant ainsi à la construction
de l'ennemi en même temps que celle de l'ethos des
politiques.
92. « Un acte de langage qui consiste simplement
à produire des sons appartenant à un certain vocabulaire,
organisés selon les prescriptions d'une certaine grammaire, et
possédant une certaine signification. » (Austin 2010 :
138).
93. «Acte effectué en disant quelque chose, par
opposition à l'acte de [sic] dire quelque chose »
(ibid. : 113).
94. « Énonciations qui, abstraction faite de ce
qu'elles sont vraies ou fausses, font [sic] quelque chose (et
ne se contentent pas de la dire [sic]). Ce qui est ainsi
produit est effectué en disant cette même chose, ou par le fait de
la dire, ou des deux façons à la fois » (ibid. :
181).
95. « Un acte qui [...] produit quelque chose « PAR
[sic] le fait » de dire. Ce qui est alors produit n'est pas
nécessairement cela même que ce qu'on dit qu'on produit »
(loc. cit.).
88
c) Les principes : le cas de
l'exemplarité face aux accusations de violences
policières
L'utilisation de la justice et de son champ notionnel
(État de droit, démocratie, etc.) est une arme
idéologique qui permet de désigner et disqualifier l'ennemi mais
aussi à se légitimer soi-même et son camp. La justice fait
partie de ces « universaux » dans lesquels les politiques viennent
puiser leur autorité et leur légitimité, c'est pourquoi le
respect de ces « universaux » est un souci constant pour elles/eux.
Ainsi, dans Cazeneuve 03 mai, l'item lexical « principe(s) »
est utilisé à onze reprises. Si le ministre de l'Intérieur
l'utilise avec un complément d'objet (de droit, constitutionnels,
républicains, de proportionnalité), c'est
qu'utilisé de façon autonome, son sens est bien trop vaste
puisque selon le PLI (2017) un principe est une « règle
définissant une manière type d'agir et correspondant le plus
souvent à une prise de position morale ». Revendiquer l'importance
de ces principes et les instituer comme ligne de conduite, c'est avant tout
pour se placer du côté moral face à l'immoral.
Cela permet aussi de dénoncer l'attitude de l'ennemi en insistant
sur sa propre conduite qui serait irréprochable :
En même temps, ce qui fait la force, la fermeté,
l'autorité de l'État lorsqu'il y a une situation difficile comme
celle à laquelle nous sommes confrontés, c'est le respect
rigoureux et scrupuleux de tous les principes de droit [nous
soulignons] lorsque l'État agit car c'est dans la force du droit que
l'État puise aussi son autorité. Je ne peux donc pas prendre de
disposition qui ne soit pas en toute occasion conforme aux principes de droit
(Cazeneuve 19 mai : 106-109).
La violence des « casseurs » et les «
blessés » de la police
La notion d'exemplarité a particulièrement
été utilisée pendant les manifestations contre la loi
Travail suite aux nombreuses accusations de violences policières. En
effet, si « les policiers de France sont ardemment et passionnément
républicains » (Cazeneuve 14 juin : 17-18) et «
exemplaires et magnifiques dans leurs missions » (Cazeneuve 19 mai
: 243-244), il est inconcevable que ces mêmes
policiers/policières puissent se livrer à des actes
répréhensibles. D'autant plus que, comme le rappelle Manuel
Valls, « elle [l'autorité de l'État] s'exprime aussi dans le
maintien de l'ordre » (Valls 19 juin : 31), c'est-à-dire
que les « violences policières » seraient la monstration de la
violence de l'État. Ainsi, la classe politique a condamné ces
accusations de violences policières maintes fois
96. J. L. Austin fait la distinction entre effets «
intentionnel » et « non-intentionnel ». Le premier
désigne la volonté du/de la locuteur/locutrice de produire un
effet sans pour autant réussir ; le second caractérise l'effet
produit sans, ou même contre, la volonté du/de la
locuteur/locutrice.
89
en rappelant à chaque fois « à quel point
ils [les policiers] payent un lourd tribus pour assurer la
sécurité des français » (Cazeneuve 14 juin :
15-16) ou en donnant le nombre de blessé-e-s dans leurs rangs. C'est
d'ailleurs une des constantes de notre corpus qu'il nous faut analyser. Dans
Hollande 17 mai, le président de la République
déclare :
Là il y a un individu, hélas jeune, qui est mis
en examen pour meurtre, ou tentative de meurtre, plus exactement, à
l'égard d'un policier. Vous savez combien il y a de policiers qui ont
été blessés ? 350 policiers qui ont été
blessés depuis le début du mouvement. Il y a aussi,
effectivement, eu des graves incidents qui ont pu toucher des jeunes qui
n'avaient peut-être rien à voir avec ces casseurs (549-553).
En commençant par cet exemple, François Hollande
contextualise la suite de ses paroles : Qui ? « Un jeune ».
Quoi ? « Un meurtre ». Quand ? « Là
». À qui ? « Un policier ». En produisant deux
effets, de la compassion pour le « policier » et de l'indignation
contre le « jeune », le président de la République se
situe clairement dans le pathos, dans le but « de se mettre
lui-même, et mettre aussi le juge, dans un certain état d'esprit
» (Aristote 2007 : 127). Puis il continue en annonçant le nombre de
blessé-e-s dans les rangs de la police : « 350 »,
précédé par une question rhétorique qui a pour but
argumentatif de fixer l'attention des
coénonciateurs/coénonciatrices mais aussi de montrer son
indignation. Cependant, le cas est semble-t-il assez rare pour le souligner, il
évoque aussi « de graves incidents qui ont pu toucher des jeunes
». Il différencie les blessé-e-s puisque les modalisateurs
qu'il utilise dénotent une incertitude que l'on ne retrouve pas
lorsqu'il évoque les « 350 policiers » : « il y a aussi,
effectivement, eu des graves incidents qui ont pu toucher des
jeunes qui n'avaient peut-être rien à voir avec ces
casseurs » [nous soulignons] n'a pas le même sens que : « il y
a aussi eu de graves incidents qui ont touché des jeunes qui n'avaient
rien à voir avec ces casseurs. » De plus, alors que les policiers
« ont été blessés », ce qui dénote une
volonté de les blesser, les « jeunes » ont pu être
touché-e-s par des « incidents », c'est-à-dire selon le
TLFi, par un « petit événement fortuit et
imprévisible », très loin de la « tentative de meurtre
», même si ces « incidents » sont qualifiés comme
« graves ». Avec ce terme, François Hollande fait allusion
à un étudiant rennais qui a perdu un oeil suite à un tir
non-réglementaire de LBD (Lanceur de Balle de Défense)
(Hollande 17 mai : 555).
90
Différenciation entre « violences » et
« maintien de l'ordre »
Ainsi, on oppose à la violence mortifère des
« casseurs » des « graves incidents » ou un « accident
meurtrier » (ibid. : 556) dus à l'exercice même du
maintien de l'ordre. Le même processus est à l'oeuvre lorsque les
politiques contrent les accusations de violences policières par le
nombre de policiers et policières blessé-e-s et de «
casseurs » interpellés (Cazeneuve 3 mai : 49-58 ;
Cazeneuve 19 mai : 205-219 ; Cazeneuve 14 juin :146-154 ;
El Khomri 16 septembre : 10-17). L'opposition faite en pratique des
forces de l'ordre et des « casseurs » relève de l'opposition
théorique entre violence légitime et violence
illégitime. La première n'est d'ailleurs jamais
caractérisée comme étant de la « violence » mais
plutôt au travers d'un « lexique euphémisant :
coercition, contrainte, force, etc... » (Braud 1993 : §2).
Nous retrouvons notamment le lexème la force, toujours «
nécessaire et proportionnée » (Cazeneuve 3 mai : 47
; Cazeneuve 14 septembre : 157, 175), dont les formes
substantivées sont nombreuses : forces (de l'ordre, de
police, spécialisées, de sécurité, mobiles,
municipales), ainsi que l'item lexical l'action
(Cazeneuve 19 mai : 104), qu'elle soit publique
(Cazeneuve 19 mai : 45), de nos services (Cazeneuve
3 mai : 67, 137 ; Cazeneuve 19 mai : 158) pour qualifier la
violence.
Du point de vue étatique, il ne peut pas y avoir de
« violences » policières puisque, comme le dit M. Weber :
« depuis toujours les groupements politiques les plus divers [...] ont
tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir » (1963 :
125). Les accusations de « violences policières » peuvent
être perçues comme une remise en cause de la
légitimité de leur groupe sur celui du groupe manifestant. La
construction de l'image négative des « casseurs » a deux
effets : celui de justifier l'action de la police et de diviser le groupe
manifestant pour ainsi se trouver un ennemi commun. C'est en quelque sorte la
mise en pratique de l'adage « diviser pour mieux régner ».
Légitimé la police en amalgamant «
casseurs » et terroristes
La légitimité de la police dans les
manifestations est défendue en créant un parallèle entre
les heurts avec les « casseurs » et les actes terroristes qui ont
frappé la capitale. En effet, la période des manifestations
contre la loi Travail correspond aussi à la période où
l'état d'urgence et le terrorisme étaient très
présents dans le discours publics. Cet hasard du calendrier permet de
mettre en valeur des ressemblances entre les discours sur le terrorisme
91
et celui sur les « casseurs » :
Moi, je ne suis pas de ceux qui théorisent la
consubstantialité de la violence à la police parce que je sais ce
que les policiers et les gendarmes de France font actuellement pour assurer la
protection des Français face à de multiples formes de
radicalité violente dont certaines se sont exprimées à
l'occasion des manifestations contre la loi Travail [nous soulignons]
(Cazeneuve 14 septembre : 161-165)
Preuve que l'action quotidienne des services, sous
l'autorité de la justice, porte ses fruits, empêchant des
actions violentes et des attentats sur notre sol (Cazeneuve 19 mai
: 137138)
Mais renoncer à des manifestations sportives, à
des manifestations culturelles, renoncer à des rassemblements de
fête, c'est précisément renoncer non seulement face
à la menace terroriste, mais face à la violence [nous
soulignons]. Les maires des dix villes, et en l'occurrence pour ce qui concerne
Paris, la maire de Paris, tiennent à ces manifestations. Il y aura aussi
tous les moyens en termes de sécurité privée, ce sont
plusieurs centaines d'agents de sécurité privés qui ont
été recrutés pour assurer la sécurité. Mais
abandonner l'idée même de la fête, de ces moments de
rassemblement festif et populaire, ça serait renoncer face à
cette violence inacceptable. Et les mots que nous venons d'entendre de la part
de ces casseurs montrent qu'il n'y a qu'une seule réponse, celle de la
fermeté, de l'autorité, de l'État de droit, et de la
sanction (Valls 19 mai : 128-137)
Ces trois extraits font tous un lien, plus ou moins implicite,
entre le terrorisme et les « casseurs ». Outre le contexte
d'énonciation spécifique, le cotexte est très important
puisque les trois discours dont sont tirés ces extraits portent tous sur
la « menace terroriste » et « la prorogation de l'état
d'urgence ». Ainsi, lorsque Bernard Cazeneuve parle de « multiples
formes de radicalité violente dont certaines se sont exprimées
à l'occasion des manifestations », le sous-entendu est que les
autres « formes de radicalité violente » sont le terrorisme.
De même dans le second extrait dans lequel il sépare «
actions violentes » des « attentats ». Pourtant, qu'est-ce qu'un
« attentat » à part une « action violente » ?
Grâce au contexte, on comprend que le lexème « actions
violentes » vise les « casseurs », mis discursivement sur le
même pied d'égalité que les terroristes.
Manuel Valls n'utilise pas vraiment de sous-entendus lorsqu'il
déclare que « renoncer à des manifestations sportives,
[c'est] renoncer non seulement face à la menace terroriste, mais face
à la violence. [...] Ça serait renoncer face à cette
violence inacceptable. » S'il fait la même distinction que Bernard
Cazeneuve entre terroristes et « casseurs », c'est pour mieux les
comparer. Un politique se distingue des autres par la virulence des propos
tenus, c'est Jean-Pierre Giran, député-maire Les
Républicains, au micro de France-Bleu le 20 mai 2016 :
92
Écoutez, moi j'ai été absolument
scandalisé, stupéfié par les images de la voiture de
police agressée dernièrement. Ce n'est plus une manifestation, ce
ne sont même plus des casseurs, ce sont des tentatives de meurtres. Et je
crois qu'il faut augmenter les capacités de réaction de la
police, qui n'est pas une cible, qui n'est pas le « poulet rôti
» promis à la mort par certains et il faut aussi avoir des
sanctions beaucoup plus fortes. Honnêtement, il ne faut plus traiter ces
casseurs comme de simples agités qui viennent dans une manifestation
casser un abri-bus ou une vitrine. Il y a tentative de meurtre contre les
gardiens de la République que sont la police nationale. Cela est
intolérable parce que si on laisse faire, il n'y a plus de limite et il
n'y a plus de société. [...] De mon point du vue, ce qu'il se
passe là, c'est du terrorisme ! Ce sont des Daesh de
l'intérieur ! Quelle est la signification de jeunes qui ne revendiquent
rien d'ailleurs ? C'est pas sur la loi Travail, c'est pas sur l'emploi, c'est
pas sur le chômage, c'est pas sur le revenu, c'est pas sur leur avenir !
Ils cassent du flic. Hé bien je crois que cette guerre qui est
déclarée, il faut que la République la mène. Et
vous savez, je suis parmi les députés, l'un des moins «
sécuritaire », je comprends tout à fait les
nécessités de la mixité sociale, de l'ouverture, de
l'intégration mais là, c'est la République qui est
attaquée et je crois que l'on n'a pas pris la mesure de ce qui s'est
passé : voir une voiture de police, qui n'est pas en intervention, qui
est simplement en circulation, qui se voit agressée, où on envoie
un engin incendiaire à l'intérieur pour tuer les deux policiers,
ce n'est plus acceptable. Alors il faut savoir qui sont ces jeunes, on le sait,
c'est un groupe d'extrême-gauche... Ça ressemble, ça me
rappelle les Brigades Rouges de l'époque que nous avons connues, ce sont
des gens qui veulent détruire la République et la
démocratie [...]et bien il faut s'y opposer.
On retrouve ici un condensé de tout ce qu'on a vu
jusqu'alors : les « casseurs » sont des « jeunes » qui
veulent tuer des policiers/policières désigné-e-s comme
les « gardiens de la République ». Ils ne revendiquent rien
car leurs intentions sont de détruire la République, la
démocratie, la société. Mais le lien entre « casseurs
» et « terroristes » est clairement établi lorsqu'il
déclare : « c'est du terrorisme ! Ce sont des Daesh de
l'intérieur ! » et plus loin « ça me rappelle les
Brigades Rouges. » D'après nos recherches, aucun-e membre des
forces de l'ordre n'est mort-e à l'occasion d'une manifestation au moins
depuis la seconde guerre mondiale. C'est-à-dire que le terrorisme,
qualifié « d'islamiste » ou « islamique » dans les
médias, a tué plus de membres des forces de l'ordre en dix ans
que les manifestations violentes en un siècle environ. La comparaison
des deux n'est qu'un effet rhétorique de construction d'une image
menaçante et dangereuse. Nous remarquons d'ailleurs que Jean-Pierre
Giran déclare que « la guerre est déclarée », ce
qui explique qu'il construit une image d'ennemi de l'intérieur, concept
justement apparu lors de la guerre d'Algérie (Rigouste 2011). Cette
notion d'ennemi de l'intérieur est d'ailleurs historiquement
rattaché au racisme institutionnel, caractéristique
présente dans le discours de Jean-Pierre Giran qui affirme qu'il est
« parmi les députés, l'un des moins «
sécuritaire », [et qu'il comprend] tout à fait les
nécessités de la mixité sociale,
93
de l'ouverture, de l'intégration ». Il fait ainsi
un lien direct entre le terrorisme et l'immigration, reprenant à son
compte des thèses de l'extrême-droite. En une déclaration,
Jean-Pierre Giran fait d'une pierre deux coups : en les comparant à des
« Daesh de l'intérieur », il frappe les « casseurs »
du sceau de l'ignominie ; en présentant « les gardiens de la
République » comme des victimes (« le « poulet rôti
» promis à la mort par certains »), il rend inefficace les
accusations de violences policières plutôt que de les nier.
Ces extraits s'analysent tous en terme de conflit en
s'articulant autour de deux camps qui visent à détruire
l'autre. Ainsi, les « casseurs » rejoignent la longue liste
des « ennemis de l'intérieur », comme l'ont été
les communistes et la « cinquième colonne » ou les «
terroristes » qu'il faut traquer et éliminer à tout jamais.
Il s'agirait donc bien d'une guerre, mais une guerre de civilisation
puisque, comme le dit Bernard Cazeneuve :
J'aurais énormément de difficulté
à considérer qu'il y a chez ces hordes sauvages quelque chose qui
ressemble à de l'humanité ou, a fortiori, à un
début d'idéal. Il n'y a derrière tout cela que de la
violence, de la brutalité, et cela traduit un abandon de tous les
principes d'humanisme qui sont le fondement de notre civilisation et des
valeurs républicaines (Cazeneuve 19 mai : 69-73).
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