1.1.2 La
catégorisation
Les personnes inclues dans les dispositifs de prise en charge,
qu'ils soient assimilés à l'urgence ou à l'insertion,
connaissent des situations et des expériences fort diverses. Les
catégorisations de populations sont un moyen utile pour les travailleurs
sociaux et les chercheurs de répertorier, de comprendre et d'analyser
les sources de phénomènes. L'ambiguïté de cette
méthode autour des constats relevant de la très grande
précarité est qu'elle tente de rassembler des points communs sur
un ensemble de problématiques extrêmement variées: le
nombre d'années passées dans la rue, la présence
d'addictions (drogues, médicaments de substitution, alcool),
l'état de santé général, le niveau d'autonomie et
de qualité relationnelle... Sur ces problématiques se greffent
des données socio-démographiques telles que l'âge, le sexe,
le niveau d'études, les origines culturelles...La catégorie
sans domicile fixe est davantage, vue sous cet angle, une construction
permettant de simplifier des réalités complexes et d'envisager
des moyens d'action, ce qui est un avantage incontestable. Si l'on prend
l'exemple des centres d'accueil de jour et des accueils en foyers
d'hébergement d'urgence, la catégorisation est un outil de
classement nécessaire qui rend compte des handicaps et des
difficultés présentes: une personne
clochardisée, une personne relevant de l'AAH ou du RSA, une
personne venant d'être expulsée de son logement... Il est
difficile en revanche pour les travailleurs sociaux de connaître la
fluidité des situations dans un parcours de rue. Leur travail consiste
souvent à photographier la situation d'un individu à un instant
t, c'est-à-dire à la fixer.
3
1.1.3 Le temps comme variable centrale
Les travailleurs sociaux sont unanimes pour affirmer que le
facteur temps constitue un point d'ancrage fondamental sur lequel il
est possible de produire des comparaisons entre les diverses situations. Cet
élément intervient constamment dans les récits de vie des
usagers ou au-travers des entretiens. Le temps passé à la rue, de
foyers d'urgence en centres d'hébergement et de réinsertion
sociale (CHRS) ou inversement est en corrélation avec la
dégradation de l'état de santé: la fragilisation de la
santé liée au contact permanent de la rue à laquelle se
cumule la consommation d'alcool et/ou de produits illicites et
médicamenteux, la dégradation de l'état psychique
liée au premier facteur, ainsi que les difficultés croissantes
à régler des problèmes d'ordre administratif et juridique
même élémentaires. Pour comprendre les situations des SDF
ou plus exactement leurs parcours, il est nécessaire de
considérer les différentes phases les constituant. Le parcours de
vie d'un SDF est fluide. Il n'est jamais figé même pour les cas
qui semblent les plus désespérés. Ces mouvements que le
chercheur repère autant dans les données administratives que dans
les biographies des personnes peuvent être a contrario des dires
à la fois des intéressés que des professionnels
chargés à un moment donné de leurs prises en charges. On
entend des phrases du type: « ça fait des années que je
vis comme ça, que ça n'avance pas. » ou encore
« il est dans la rue depuis des années, il ne s'en sort
pas. ». Or, il convient de distinguer les données
immédiates permettant de classer le sans domicile fixe et les
données sociologiques qui prennent en compte ses expériences et
ses moyens mis en oeuvre pour vivre (ou survivre). En d'autres termes, il y a
les aspects structurels (classification des situations servant aux statistiques
et aux perspectives de prise en charge) et les aspects individuels mis en avant
le plus souvent dans les études ethnologiques.
1.1.4 SDF au sens strict,
SDF au sens large
Les variables permettant de distinguer les SDF par rapport
à la population en générale et par rapport aux autres SDF
sont nombreuses: qu'il s'agisse du niveau relationnel, de
la place occupée dans la nomenclature de
l'hébergement et du logement, du temps passé
4
à la rue, du niveau scolaire, des expériences
professionnelles etc... Sur ces facteurs de différenciation s'ajustent
les variables socio-démographiques classiques telles que l'âge, le
sexe, la nationalité, et les variables médicopsychologiques comme
l'état de santé et les comportements addictifs. Au-travers des
témoignages recueillis, un axe essentiel se dégage pour
caractériser l'étendue de cette population dans toute sa
pluralité. Il existe les SDF au sens stricte, c'est-à-dire selon
l'INED, les personnes qui, un soir, se trouvent sans logement ou dans un centre
d'hébergement. A contrario, les SDF au sens large du terme
désignent toute personne ne possédant pas d'un logement stable:
gens du voyage, cohabitation ou logement précaire, les personnes en
résidence sociale, en pension de famille et bénéficiant
d'un accompagnement au logement personnalisé.
Les personnes se différencient entre elles et utilisent
un vocable servant à créer des sous-catégories: les
toxicos, les jeunes, les vieux, les clochards, les alcoolos... Le terme de
clochard est intéressant dans l'analyse car il est
symptomatique de celui qu'on ne veut pas devenir, auquel il est
insultant de ma comparer. Autrement dit, il y a bien une hiérarchie
instituée entre celui qui s'est installé dans la rue et qui a
perdu sa dignité (dixit) et celui qui peut, qui veut encore
s'en sortir. Parmi les SDF au sens large, l'appellation sans domicile
fixe n'est pas toujours acceptée. Son acceptation renvoie à
une rupture avec les liens de la vie antérieure. Elle est hautement
symbolique.
L'analyse est d'autant plus complexe qu'un grand nombre de SDF
fluctuent de l'un à l'autre côté de cet axe
d'identification: par exemple, un ménage tout juste expulsé de
son logement devient SDF au sens stricte de fait. Il n'a pourtant rien de
comparable à une personne vivant dans la rue et de la rue
depuis des années. Etre SDF doit donc être
considéré comme une circonstance vécue à plus ou
moins long terme. C'est une situation instable qu'il s'agit de
considérer en terme de trajectoire avec ses entrées et ses
sorties. La variable temps permet de mieux appréhender cette fluctuation
entre le sans-logis (stricto sensu) et le logé instable (lacto sensu).
Si l'on observe les diverses situations, en prenant en compte la variable
temps, des personnes prescrites dans un centre d'accueil de jour, on constate
que certains sont dans la rue ou en foyer d'urgence de façon permanente,
d'autres se retrouvent chroniquement entre l'urgence et le foyer de longue
durée (CHRS), voire la résidence ALT, d'autres encore sont dans
la rue depuis peu de temps, dans l'attente d'une situation transitoire et en
sortiront en principe définitivement.
5
Au cours d'une même année, une personne peut
passer plusieurs fois d'un logement instable ou précaire à une
situation d'urgence. Il existe donc trois variables temps: le permanent, le
chronique et le provisoire. Le graphique suivant permet une
représentation de ce phénomène:
Situation résidentielle durant une année
N
_
La ligne bleue représente le seuil de stabilité
résidentielle. Au-dessus de ce seuil (zone de 6 à 12 sur l'axe
des ordonnés), la situation résidentielle est existante mais
instable. Au-dessous de ce seuil (zone de 0 à 6), les SDF sont à
la rue ou en situation d'urgence.
Dans le cas A, la personne fait l'objet d'une prise en charge
du dispositif d'urgence toute l'année. Elle peut être
considérée comme un SDF au sens stricte.
Dans le cas B, cette personne alterne les périodes
d'instabilité à celles d'urgence. Par exemple, elle loge en
hôtel durant une première période de l'année puis se
retrouve insolvable et en foyer d'urgence durant la seconde période. Ces
relations lui permettent de trouver un logement en cohabitation précaire
la période suivante. Suite à un problème avec le
cohabitant ou le bailleur, il connaît de nouveau un retour à la
rue et une reprise de nouveau avec le dispositif d'aide sociale... Elle est
considérée comme SDF au sens stricte de façon
chronique.
6
Dans le cas C, la chute dans l'extrême
précarité est provisoire comme par exemple un jeune en rupture
familiale. Ses ressources personnes (niveau scolaire, bonne santé,
connaissances...) et son entente avec les professionnels de l'action sociale
lui permettent de trouver une formation en Mission Locale et un logement assez
rapidement.
Ces trois cas de figure, bien que représentatifs,
restent cependant shématiques. Aux difficultés économiques
et de logement se greffent des problèmes de santé, familiaux. La
qualité relationnelle avec les travailleurs sociaux, la prise de
conscience de sa propre situation sont aussi des éléments
importants dans le fait que la personne, SDF chronique ou provisoire, sera
capable de s'inscrire dans une démarche durable de
réinsertion.
1.2 De l'urgence à l'insertion
1.2.1 Le dispositif
d'hébergement d'urgence
La notion d'urgence vers les plus défavorisés
renvoie tout d'abord aux outils institutionnels de la veille sociale: le 115,
les services d'accueil et d'orientation (SAO), les centres d'accueil de jour,
les CCAS, les foyers d'hébergement de courte durée, l'ensemble
des acteurs dont les missions sont de secourir les populations les plus
fragilisées.
Dans le vocabulaire usuel, l'urgence désigne
tout autant une catégorie d'hébergement (les foyers d'urgence)
que des situations de détresse en passant par les modes d'intervention
des professionnels au sein du dispositif.
Parmi les situations d'urgence, on peut trouver les situations
de rupture comme une famille venant d'être expulsée de son
logement et se retrouvant de fait dans la rue et dans le dispositif d'urgence.
On peut trouver également les situations installées dans
lesquelles les individus vivent dans l'extrême précarité
depuis des mois, voire des années.
L'intervention d'urgence relève de l'assistance
à personne en danger. A ce titre, elle doit être immédiate
et inconditionnelle(1). Cependant l'urgence ne se limite pas à une
mise à l'abri bien que l'une de ses missions première est
naturellement de pallier à
_____________
1. Shéma de l'Accueil, de l'Hébergement et de
l'Insertion 7
l'absence de toit. Elle est aussi une intervention
d'accompagnement sociale et elle se situe dans une perspective d'insertion en
faveur des plus démunis. L'existence de ces modes d'hébergement
(urgence et insertion) renvoie à des outils parfois différents
mais à un seul dispositif d'ensemble, celui de l'insertion. Ce que l'on
appelle communément le dispositif d'urgence est en fait la voie
d'entrée du dispositif d'insertion. Dans ce contexte, l'urgence n'est
qu'un mode opératoire pour sortir d'une situation d'urgence.
D'un point de vue théorique, il existe une trajectoire linéaire
entre l'entrée dans l'extrême précarité et sa sortie
(un logement). Bien entendu, cette linéarité structurelle appelle
une fluidité des effectifs des personnes hébergées en
foyers de courte durée vers les foyers de longue durée, des
foyers de longue durée vers un logement autonome. Les personnes en
urgence doivent être préparées pour franchir
l'étape d'un CHRS, c'est-à-dire qu'un travail de proximité
des professionnels est effectué auprès de la personne et a obtenu
des résultats concluants.
Sur un plan pratique, la question du temps de séjour
est posée de façon complexe aux équipes de professionnels
en place dans les unités d'urgence. Le principe d'une démarche de
réinsertion des sans-abris est lié à celui de ne pas
laisser ces personnes s'installer dans une dépendance à
l'assistance totale dans laquelle le foyer d'urgence ferait office de lieu
asilaire. Au foyer Abbé Bazire de Rouen, les personnes sont
donc placées en urgence par le biais du 115 ou du SOHU pour une
durée ne dépassant pas une semaine. Cette période peut
être reconductible soit dans le même foyer soit dans un CHRS
disposant de lits d'urgence . Certaines situations demandent un accompagnement
prolongé dans le dispositif d'urgence. Pour cette raison, certaines
personnes bénéficient d'une place pour une durée
définie avec l'équipe sociale afin de recourir à un projet
d'intervention permettant à son terme d'accéder le plus souvent
à une intégration en CHRS. Cette intervention s'exerce autant
dans le domaine administratif que dans celui du soin. Pour ce dernier
précisément, le travail partenarial est important: les
unités et associations du secteur médico-social sont très
régulièrement sollicités, qu'il s'agisse de l'Information
Réflexion Alcoologie (IRA) et d'Inser-Santé pour les
problèmes liés à l'alcoolisme, la Boussole pour les
addictions
_________
(1) Pour les hommes, l'Armée du Salut, les
Cèdres et Saint-Paul. Pour les femmes, les Cèdres (foyer
féminin), l'Association d'Accueil et de Réinsertion Sociale des
Adultes Isolés (AARSAID) et le Bouvreuil de l'Oeuvre Normande des
Mères. 8
Toxicologiques, l'Unité Mobile d'Accompagnement
Psychiatrique pour les Personnes en Précarité (UMAPP) pour les
difficultés d'ordre psychiatriques. De façon
générale, la notion du temps est primordiale parmi les axes
d'intervention. Cette question ne se règle pas en quelques jours mais
demande une écoute, une patience constantes de la part des travailleurs
sociaux. Les sans-abris ont en effet développé dans leur parcours
de rue des repères spatio-temporels qui leur permettent de survivre, de
s'adapter à un environnement particulier. Ils disposent le long d'une
journée de plusieurs territoires associés pour chacun à
une fonction précise: celle de la nuit, celle du repos diurne, celle
d'une activité comme la manche. Chaque territoire est défendu,
parfois durement. Le recours au 115 peut répondre à une logique
de simple mise à l'abri pour la nuit qui n'est pas en contradiction avec
les activités de la journée. Ce qui rend délicate la
tâche des travailleurs sociaux qui tentent de sensibiliser ces personnes
à une démarche de soins, à un renouvellement des
papiers (carte d'identité, CMU, domiciliation). Pour les
sans-abris, l'acceptation par exemple d'une cure de désintoxication
signifie la perte de ses territoires, la perte de sa propre notion du temps: il
faut se réhabituer aux horaires, réacquérir quelques
repères essentiels comme les heures d'ouverture et de fermeture des
centres. L'acceptation de démarches administratives les oblige à
renouer contact avec une réalité très formelle et
contraignante (CAF, CPAM, CCAS ou UTS), ce qui peut générer un
sentiment de perte de liberté.
Les équipes pluridisciplinaires du dispositif d'urgence
sont donc soumis à un dilemme qui répond à la fois
à une pratique institutionnelle et à une exigence
déontologique: on ne peut laisser la personne s'installer dans
l'urgence, mais en même temps, elle a besoin de temps pour accepter
l'idée d'une démarche de réinsertion.
1.2.2 Comparaison entre l'hébergement d'urgence et
l'hébergement d'insertion
La notion d'urgence a ceci d'ambigüe qu'elle
désigne tout autant une situation qu'un mode opératoire et une
catégorie d'hébergement. Le 10e Rapport du Haut Comité
pour le Logement des Personnes Défavorisées (décembre
2004) rappelle que cette notion doit désigner l'ensemble du dispositif
d'hébergement dans la mesure où la référence
à l'urgence porte en elle l'impérieuse nécessité
d'agir (p. 29). Bien qu'il faille préserver
9
les différents modes d'action sociale pour chaque
public, c'est l'ensemble de l'hébergement temporaire qui renvoie
à une démarche d'insertion et à des situations d'urgence.
L'hébergement social (ou temporaire) étant conçu pour des
personnes en situation de difficulté sociale et n'ayant aucun moyen de
se loger. A ce titre, elles sont considérées comme des
personnes sans domicile fixe .
Nous proposons de comparer sous forme d'un tableau les
différences structurelles et de modes d'intervention des
hébergements dits d'urgence et d'insertion.
Comparatif entre l'hébergement d'urgence et
d'insertion
Hébergement
Eléments comparatifs
|
Urgence
|
Insertion
|
Accueil
|
Inconditionnel
|
Sélectif
|
Intervention
|
Projet de réinsertion
|
Projet de réinsertion
|
Durée
|
Court terme
|
Moyen et long terme
|
Chambres
|
Individuelles ou collectives
|
Individuelles
|
Dans ce tableau, nous constatons la différence
d'accueil: la sélectivité des CHRS s'effectue par rapport
à la spécificité du travail d'insertion envers les
ménages. Par exemple, le foyer Saint-Paul de Rouen ouvre
ses portes aux sortants d'incarcération et aux jeunes adultes.
En revanche, il n'existe pas sur Rouen de foyers adaptés pour les
couples sans enfant (1).
Dans les deux cas, un accompagnement social est entrepris: en
vue d'une sortie de crise et d'une préparation à
l'intégration en foyer d'insertion dans le premier cas. Le projet de
réinsertion des foyers de longue durée a pour objectif quant
à lui de préparer la personne à l'accès et au
maintien dans un logement, ainsi qu'à un retour à l'emploi. Il y
a donc des entrées et des sorties en continu.
_____________
(1) Ces couples logent en hôtel avec paiement au mois en
attendant éventuellement une place en résidence sociale ou
acceptent une séparation temporaire. 10
1.3 Le parcours de rue des sans domicile
fixe
1.3.1 Différentes périodes dans le parcours
de rue d'un SDF
Il existe une grande variabilité d'expériences
et de parcours dans l'ensemble de la population SDF. Ces parcours s'effectuent
dans le cadre du système de prise en charge. Le parcours d'un SDF ne
s'effectue pas sous la forme d'une trajectoire linéaire idéale
qui irait de la rue ou du foyer d'hébergement d'urgence jusqu'au
logement autonome. L'analyse des opportunités et des contraintes
auxquelles sont vouées les SDF s'effectue
dans le cadre des relations avec les types de structures du
dispositif de pris en charge (centres d'accueil de jour, foyers d'urgence,
CHRS, pensions de famille...) et des relations avec les professionnels. Afin
d'apporter un premier cadre d'éléments de réponse à
la question de départ, il est nécessaire de penser le
parcours du SDF comme une trajectoire évolutive constituée
d'avancées vers l'insertion et de reculs. Un exemple typique
d'avancée est la constitution d'un dossier RSA qui peut passer au
préalable par l'obtention d'une nouvelle carte nationale
d'identité et d'une adresse administrative au service domiciliation du
CCAS local. Cette première régulation peut être suivie par
une proposition de soins et par la mise en place d'une hospitalisation. Dans
cette optique, le référent social de l'usager (par exemple un
éducateur spécialisé ou un Conseiller ESF) doit travailler
sur un projet d'hébergement en CHRS avec l'assistant social de la
structure médicale afin qu'il puisse bénéficier d'une
solution à sa sortie et qu'il ne se retrouve pas une nouvelle fois
à la rue. Cela passe par la constitution d'un dossier au Service
Intégré d'Accueil et d'Orientation (SIAO), dossier
représenté à la Commission d'hébergement. Il faudra
compter encore un délai d'attente pour qu'une place se libère et
que l'usager puisse enfin intégrer le CHRS. Nous voyons donc que la
procédure est longue, qu'entre les premiers contacts avec le
bénéficiaire et son intégration au foyer d'insertion,
plusieurs mois se sont écoulés. Il est fréquent que
celui-ci ne puisse assumer l'ensemble de ces démarches, lourdes sur le
plan administratif et sur un plan personnel car il s'agit le plus souvent d'une
remise en question importante d'un mode de vie: l'entrée dans un service
médical demande l'agrément, une mise en condition pour que cette
étape soit une réussite. Les rechutes sont courantes. Elles
engendrent un retour à la
11
rue. Pour autant, le travailleur social peut entrevoir dans
cet échec un signe d'espoir laissant présager d'une nouvelle
tentative plus heureuse. Pour l'usager, il peut en être de même ou,
à l'inverse, concevoir cet échec comme un échec
supplémentaire et décider de s'écarter le plus possible de
toute forme d'assistance durant un certain temps. Il rentre ainsi dans une
phase de recul et de stagnation dans laquelle les contacts avec les
professionnels en sont réduits à des nécessités de
survie, à un simple ajustement nécessaire à son parcours
de rue (par exemple un repas quotidien dans une association caritative).
1.3.2 Entre ajustement et résistance
La trajectoire d'un sans domicile fixe est l'histoire de ses
relations avec le dispositif d'assistance et avec ses réseaux
constitués au fil de ses expériences. La plupart des SDF se
maintiennent entre ces deux mondes. La gestion des relations dans le
réseau d'assistance et dans l'espace public externe s'exprime par un jeu
subtil de positionnement et d'ajustement avec ses réussites et ses
échecs. L'intérêt est d'entretenir cet espace intersticiel
afin de ne pas devenir complètement dépendant de l'assistance
publique et associative tout en sachant l'utiliser à bon escient et dans
des situations d'urgence. La trajectoire évolutive du SDF se
caractérise sous trois phases. Chaque phase exprime un degré de
dépendance par rapport au monde extérieur. Pour
reprendre les travaux de Pascale Pinchon (1) , il existe la phase du passager,
celle de l'habitué et enfin celle du régulier. Il ne faut pas
confondre phases et catégories car le terme de phase exprime bien une
dynamique, un ajustement permanent dans les rôles successifs que
s'octroient le SDF et que les autres acteurs (réseaux de pairs, de
connaissances et professionnel) lui octroient. En revanche, le raisonnement en
terme de catégories est figé et laisse peu de place aux SDF en
tant qu'acteurs usant de stratégies propres basées sur ses
capacités. La logique de la fluidité consiste en l'alternance des
passages entre ces trois phases dans le parcours de rue. Julien Damon (2)
n'hésite pas à employer le terme de carrière, en
référence à la carrière professionnelle et
emprunté à la sociologie du travail, pour décrire des
phénomènes, des comportements selon les positions
occupées, les expériences, les changements de statuts et
l'évolution des réseaux. La différence
_______________
1.Pinchon P. , Survivre la nuit et le jour, Politix n°34,
1996, pp 164-179
2. Damon Julien, La question SDF, Paris, PUF, 2002 12
entre le parcours et la carrière me paraît
être dans le style d'évolution des trajectoires individuelles. Si
la carrière professionnelle est globalement linéaire, allant du
bas vers le haut, le parcours du SDF ressemble davantage à un
itinéraire circulaire entrecoupé de voies de sortie. La
réalité de ce parcours est en opposition au shéma typique
et idéalisé des dispositifs d'insertion prévu dans ses
grands fondements de l'urgence au logement en passant par des dispositifs
intermédiaires comme les ateliers d'insertion et les foyers de longue
durée.
1.3.3 Le passager
La phase de passager correspond à l'entrée dans
l'urgence. Le sans domicile fixe intégré dans cette phase est
facilement reconnaissable. Son positionnement par rapport au dispositif et par
rapport aux autres usagers présents est ambigüe dans la mesure
où il refuse la plupart du temps le contact. En effet l'acceptation sans
résistance de l'aide professionnelle induirait symboliquement la
reconnaissance d'un changement de statut social. De même que le contact
prolongé avec les usagers symboliserait une rupture avec l'ancienne vie
et le passage réel d'une relative stabilité à l'urgence.
Le passager est dans le déni de sa nouvelle situation et cherche
à la masquer en préservant le plus possible sa dignité. Il
ne connaît pas encore les rouages du dispositif d'assistance et ne
souhaite pas en faire parti. Pour survivre, il endosse rapidement d'autres
rôles afin de maîtriser au mieux sa nouvelle existence.
Au-delà de la simple résistance, il commence par négocier
avec les acteurs de la prise en charge (par exemple des échanges plus
réguliers avec un travailleur social pour obtenir des informations.) et
avec certains usagers en vue de premiers échanges de ressources
matérielles et affectives. Il s'agit surtout dans cette nouvelle posture
de trouver les contacts qui ne seront pas trop coûteux sur un plan
symbolique et qui permettent d'espérer un basculement le plus rapide
possible dans l'ancienne vie.
1.3.4 L'habitué
Au bout d'un certain temps, le passager s'habitue à
l'environnement de la prise en charge. Peu à peu, l'usager
développe des savoirs-faire, une pratique avec les
13
professionnels, une interaction particulière
répondant à des normes avec ses pairs mais aussi avec l'ensemble
de la population comme les commerçants, les policiers, les passants...
S'installe alors une routine constituée d'un itinéraire bien
précis construit autour des structures de la prise en charge et de ses
relations personnelles. Si nous prenons l'exemple d'un sans domicile fixe
hébergé en foyer d'urgence et prenant ses repas dans un centre
d'accueil de jour, ses activités comme la manche, la présence
en
des lieux publics précis sont organisées en
fonction des horaires d'ouverture et de fermeture de ces lieux de prise en
charge. En d'autre terme, l'errance urbaine qui définit le quotidien du
SDF n'est qu'apparente: en réalité, sa journée est
organisée. Elle l'est d'autant plus qu'il acquiert par
l'expérimentation, au fil des semaines et des mois, des pratiques de
subsistance (petits boulots sur les marchés, manche, travaux ponctuels
sur une journée...). Ses relations avec les professionnels sont stables.
Il bénéficie même parfois d'une certaine reconnaissance de
ce milieu par une relation plus personnalisée. Ses ressources
personnelles (capacité intellectuelle, capacité d'adaptation
à son environnement) lui permettent d'appréhender le
réseau de prise en charge efficacement. De manière
générale, l'habitué sollicite l'ensemble de ses
réseaux (prise en charge, connaissances, famille) au maximum. Il parle
lui-même de débrouille, de combines pour caractériser son
quotidien. La débrouille est le mot qui revient le plus lorsque
le chercheur interroge ces personnes sur leurs pratiques et leurs
savoirs-faire. Si le passager refuse la réalité du dispositif
d'assistance et se réfère à son ancienne vie, celle de la
normalité par opposition à la marginalité, en revanche
l'habitué oscille délibérément entre ces deux
mondes. Les petits boulots, les trafics, les échanges sont un contact
avec le monde marchand. Ces expédients matériels lui permettent
de conforter son existence.. Elles lui permettent également de
préserver un maintien de soi en sollicitant l'ensemble de ses
capacités d'autonomie. La débrouille consiste en fait en un
ajustement permanent entre les réalités économiques de la
cité et le dispositif social qui lui offre des services avec une
contrepartie (un investissement au sein d'un démarche de
réinsertion). Il offre une résistance à la
dépendance à ces services: selon les périodes, il
fréquente de façon plus ou moins assidue les structures de prise
en charge. Il les fréquentera davantage si des possibilités
d'amélioration de son quotidien s'offrent à lui: par exemple,
l'opportunité d'intégrer un appartement ALT (Allocation au
Logement Temporaire) avec un accompagnement social ou un atelier d'insertion.
Il s'agit alors dans son intérêt de préserver au mieux les
bons rapports qu'il entretient avec
14
les professionnels pour garder toutes ses chances. Il
n'en reste pas moins que sa volonté de résister à toute
forme de dépendance à un système est réelle. Il
peut décider de ne pas franchir un certain seuil de collaboration avec
les travailleurs sociaux. En résistant, en s'opposant aux normes et aux
règles du dispositif de prise en charge de manière passive,
c'est-à-dire en évitant les conflits, les exclusions), il a le
sentiment de préserver son unité de soi et sa permanence dans la
gestion, dans l'entretien de ses différents réseaux. Il tient
à conserver à travers la résistance cet espace de
valorisation personnel qu'il s'est lui-même constitué. Toute la
difficulté pour les professionnels est alors de le convaincre
d'agréer pleinement à une démarche de réinsertion
(démarches administratives, soins, contacts avec les professionnels de
la santé...). Cette nouvelle période l'oblige à rompre
avec un quotidien dur mais en même temps rassurant. L'incertitude qui en
résulte peut le conduire à un nouvel échec si
l'accompagnement social n'est pas suffisamment assuré.
1.3.5 Le sédentaire
Par sédentarisation, il faut entendre l'installation
durable dans l'urgence. Elle peut s'accomplir sous deux formes
différentes et en apparence paradoxales. Elle évoque l'image
caricaturale du clochard occupant certains espaces publics puisque
n'ayant par définition aucun espace privé à investir, et
refusant l'aide sociale. Plus précisément, ces personnes
reconstruisent un semblant d'espace privé au sein de l'espace public:
une cage d'escalier, un porche, n'importe quel endroit à l'abri relatif
du vent, du froid et de la pluie. Elles constituent parmi les SDF la population
la moins nombreuse et demeurent en contact avec les professionnels de la prise
en charge bien que leurs propos affirment le contraire. Tout comme
l'habitué, le concept de débrouille est très
usité, encore que dans un sens différent. Chez l'habitué,
la débrouille illustre avant tout un savoir-faire pratique et technique
qui lui permet un investissement personnel dans le monde marchand (trocs,
services ponctuels, petits boulots...). En revanche chez le sédentaire,
la notion est plus évasive. Dans ses propos, elle apparaît
davantage comme un état d'esprit à la survie: « Je me
débrouille au jour le jour. », « Il faut bien se
15
débrouiller pour vivre. » La manche est le
seul contact à visée lucrative avec le monde extérieur,
activité partagée avec les habitués. Par l'effet de
sédentarisation, le SDF devient dépendant à l'égard
du réseau d'assistance. Dans ce cas de figure, son quotidien s'organise
exclusivement autour des disponibilités horaires des structures et des
services qu'elles proposent: repas chaud et complet, vestiaire, soins
infirmiers, possibilités où se reposer, d'échanger avec
les animateurs... Les venues et les occupations en ces lieux d'urgence
s'avèrent différentes de celles des habitués: tout d'abord
au niveau de leurs régularités. Le sédentaire vient
presque chaque jour. Ce n'est pas le cas de l'habitué qui sollicite,
nous l'avons vu, d'autres réseaux de subsistance et de survie. Ensuite,
le sédentaire n'adhère pas de la même façon aux
projets éducatifs de chaque structure. Il est moins sensible ou l'est
devenu à l'ensemble des activités proposées même
s'il y participe. Il respecte les règles et le règlement des
lieux, davantage pour pouvoir rester que dans une souscription à des
valeurs communes avec leurs bénéfices et leurs contraintes. Il
n'est plus dans une optique stratégique d'utilisation des services et
d'entretien de rapports cordiaux avec les professionnels, mais davantage dans
une perception systématique et matérielle (le respect des
horaires, le respect du règlement par l'instauration de petites
habitudes comme de nettoyer son espace de table après le repas pris en
collectivité...) Le point commun entre ces deux espaces de
sédentarisation à un mode de vie est le degré
élevé de dépendance: une dépendance à une
organisation quotidienne dans laquelle la marge de manoeuvre en vue
d'accéder aux ressources humaines et matérielles des dispositifs
d'insertion est extrêmement limitée. Elle l'est d'autant plus que
l'installation dans la rue et dans l'urgence fragilise. Elle est en
corrélation avec l'absence de soins physiques et psychiatriques et cela
malgré la présence des infirmiers et des infirmiers psychiatres
qui travaillent au sein ou en partenariat des structures d'urgence.
Rappelons que chacune de ces phases (passager, habitué,
sédentaire) correspond à une situation-type. Ils
caractérisent un moment dans le parcours du sans domicile fixe.
Il n'y a pas de fatalité dans cette trajectoire. Chaque situation est
différente et s'inscrit dans un parcours singulier. Une personne entrant
dans le dispositif d'urgence peut en ressortir et ne plus jamais y revenir. De
même qu'une personne habituée n'est pas
déterminée à se sédentariser. La personne
sédentarisée peut aussi se sortir d'une situation
extrêmement
16
difficile et reprendre contact durablement avec les
professionnels. Il existe des moments-clés ou charnières dans le
passage d'une phase à une autre. On pense par exemple au premier contact
avec un foyer d'urgence ou avec un centre d'accueil de jour. Ces moments
contiennent une forte charge symbolique. Il existe aussi fort heureusement des
sorties rendues possibles par la monopolisation des ressources propres à
la personne et par le travail des professionnels qui ont su à un moment
donné révéler ces potentiels et les mettre en avant. Le
SDF n'appartient pas à une catégorie. Il s'inscrit dans une
juxtaposition de postures identitaires et temporaires dans lesquelles il peut,
à des degrés divers, négocier avec les différents
acteurs.
1.3.6 Le maintien de soi
La question du maintien de soi ne se pose pas de la même
manière selon la phase du parcours de rue du sans-domicile -fixe. Elle
ne signifie pas simplement la préservation de l'aspect physique et de
l'image de soi. La perte des liens affectifs et l'isolement social qui en
découle provoquent la perte du souci de l'autre. L'hygiène du
corps est un sujet sensible qu'il est difficile d'aborder directement avec les
bénéficiaires de la prise en charge. Toutefois, il est possible
d'utiliser des supports tels que les jeux, les séances d'information
pour recueillir des témoignages sur la plus ou moins grande
difficulté qu'éprouve la personne à maintenir son
intégrité physique. Les propos de personnes inscrites au foyer
d'hébergement d'urgence de Rouen sur la question des douches sont
souvent indignés au sujet du manque ou de l'absence d'hygiène de
certains pensionnaires. Cette volonté affichée de se maintenir en
société malgré les épreuves est aussi une
façon de marquer sa distance envers celui qui se laisse aller
jusqu'à la perte de dignité. Dans ces propos se
révèlent une lutte pour ne pas oublier les identités
sociales passées. En résistant selon eux à la
déchéance, ces personnes refusent aussi l'image de soi
douloureusement réfléchie dans celles de ces autres dont
les corps deviennent peu à peu dévastés. La
promiscuité symbolisée par les douches collectives peut engendrer
jusqu'au refus de l'hébergement et des appels au 115. Cette
résistance à cette forme d'assistanat peut un moyen de solliciter
d'autres réseaux pour les SDF
17
habitués à la débrouille et fins
connaisseurs des différentes possibilités qui peuvent s'offrir
à lui à condition de frapper aux bonnes portes: obtenir
un bon-douche municipal au centre d'accueil de jour, prendre une douche au PASS
du CHU de Rouen, contacts avec des connaissances ayant un logement... La
résistance à devenir dépendant des structures d'urgence
traduit l'inquiétude de devoir partager une expérience commune
avec ceux qui deviennent de fait ses semblables. Chez les SDF
sédentarisés à la rue, le refus du foyer évite de
faire face à des contraintes structurelles (horaires, dortoirs...) en
contradiction avec leurs propres gestions du quotidien, notamment en ce qui
concerne la notion du temps. Là encore, il s'agit de refuser certaines
modalités d'existence passées comme le partage collectif ou le
maintien de l'hygiène corporelle. Chez ces personnes pour qui
l'isolement physique et social est devenu une forme de protection ultime,
l'idée de devoir partager de nouveau des services et des biens
collectifs devient difficile. Mais la volonté de ne pas être
confondu avec les autres peut engendrer une dégradation
accélérée si elle est suivi d'un refus de soins. Pour un
grand nombre de SDF vivant dans la rue au sens stricte du terme, leurs
états de santé physiques et psychiques nécessiteraient une
prise en charge hospitalière immédiate. Il s'agit pour les
travailleurs sociaux, dans la mesure du possible, d'oeuvrer pas à
pas en leur proposant par exemple un repas chaud en centre d'accueil de
jour (repas considéré d'ailleurs comme un soin). L'acceptation du
repas et d'une reprise de contact avec le dispositif d'urgence peut conduire
à d'autres étapes: refaire la CMU, la carte d'identité,
accepter des soins infirmiers au PASS, envisager avec la personne la
perspective d'un lit Halte Soins Santé. Bien entendu, cela demande pour
les professionnels du temps et de la patience.
1.4 Une approche en terme de ressources
. Les entretiens passés auprès de personnes
inscrites dans le dispositif d'urgence ou vivant dans la rue permettent de
souligner l'émergence d'une certaine organisation au quotidien
même si ce terme peut paraître excessif, au même titre que
celui de stratégie, dans cette réalité faite de
contraintes et de privations. Cependant, il est possible de
18
considérer les SDF comme des acteurs de leurs propres
vies, en relation constante avec leurs environnements: avec les travailleurs
sociaux, avec les personnes dans la même situation qu'eux, avec les
connaissances et la famille. Dans cette relation, il mobilise un certain nombre
de ressources qui peuvent conduire dans les meilleurs des cas vers une
démarche de réinsertion. Une démarche qui passe par
l'acceptation d'un accompagnement social et/ou médical
personnalisé. Ces ressources conduisent le plus souvent à
l'amélioration du quotidien tant sur le plan matériel et
économique (RSA, AAH, hébergement de longue durée,
logement accompagné...) que sur un plan symbolique, c'est-à-dire
en terme de valeur temporaire que le SDF accorde à sa propre personne
(estime de soi) et reconnue comme telle par l'ensemble des acteurs sociaux.
1.4.1 La ressource santé
La santé peut être considérée comme
une véritable ressource pour les personnes vivant dans la rue ou en
urgence. Cette vie accélère le processus de dégradation
physique et psychique. L'absence de logement comme facteur de stabilité
personnelle, la violence de la rue, la consommation éventuelle d'alcool
et/ou de produits illicites expliquent en grande partie que ces personnes
bénéficient rarement d'une longévité de vie
similaire à la population globale. Dans ces conditions, le capital
santé devient un atout facilitant des démarches vers un retour
à l'emploi et vers un logement. La ressource santé peut donc
avoir des répercussions sur d'autres ressources comme celles
économiques ou sociales. C'est le cas notamment pour les jeunes SDF de
moins de 25 ans: ces-derniers ne bénéficient pas du RSA mais
compensent cette absence par une monopolisation de leur énergie
supérieure à l'ensemble de la population SDF, ce qui leur permet
de trouver des petits boulots, de rendre plus facilement des services qui
demandent de la force physique. Ce qui est vrai pour l'ensemble de
l'activité économique de notre société l'est encore
plus dans un environnement caractérisé par une population souvent
en mauvaise santé.
19
1.4.2 La ressource économique
La régularité de ressources chez les sans
domicile fixe telles qu'une pension d'invalidité, l'AAH, la retraite,
l'allocation chômage facilitent l'accès à un centre
d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). Dans ce cas de
figure, le SDF qui définitivement ou non le dispositif d'urgence: un cas
de figure classique est celui de la personne inscrite en foyer
d'hébergement d'urgence pour quelques nuits et dont le dossier en
commission SIAO est accepté pour intégrer un foyer de longue
durée comme L'Armée du Salut ou le foyer des Cèdres. Cette
intégration est possible par la mise en place de démarches de
soisn et administratives préalables à la commission et qui
dénote de la bonne volonté de l'usager. Comme la
ressource santé, la ressource économique est un atout primordial
pour le SDF à condition qu'il sache l'utiliser pour solliciter les
services institutionnels (ou accepter le contact des professionnels) en vue
d'améliorer son quotidien et sur le long terme accéder à
une véritable démarche de réinsertion.
1.4.3 Le réseau social
Les SDF comme tous les acteurs sociaux ont besoin de
ressources matérielles et affectives. Pour la plupart d'entre eux, ils
font fonctionner un réseau d'entraide extérieur au dispositif
d'assistance dans lequel ils négocient, sollicitent, acceptent ou
refusent pour assurer leur survie: il peut s'agir de trouver un abri pour la
nuit lorsqu'aucune place n'est disponible en foyer d'urgence, de trouver de
l'argent ou une activité ponctuelle et rémunérée.
Lorsqu'on fait référence aux différents réseaux
sociaux d'un SDF (connaissances, familles, pairs), les termes de
débrouille, de combine apparaissent aussitôt
dans les propos de ces personnes. Généralement, ils parlent de
ces activités de survie avec aisance et même fierté car
c'est une manière de normaliser une forme d'existence et de se
constituer un statut tout en se différenciant de ceux qui ne parviennent
pas à se débrouiller et de ceux qui représentent
la norme dominatrice (en l'occurrence l'interlocuteur,
l'étudiant-chercheur).
20
1.4.4 La ressource symbolique
Il s'agit de la valeur attachée à la personne et
reconnu par les autres acteurs. Cette valeur peut être le fruit d'une
stratégie réussie comme un travail sur une durée
ponctuelle qui ouvre des perspectives sur l'ensemble du réseau
économique (connaissances, gens du marché par exemple). Cette
ressource peut être mobilisée pour entretenir de bons rapports
avec les professionnels, mobilisation qui peut amener à faciliter
certaines démarches. Elle peut être cependant, comme les autres
ressources, limitée dans le temps. Les positions acquises au sein des
différentes structures ou auprès des autres SDF peuvent
s'estomper pour des raisons multiples et variées, et finalement obliger
cette personne à retrouver ses positions antérieures: une image
changée auprès des travailleurs sociaux, un retour à la
manche, un retour au 115 et à une place d'urgence.
Chacune de ces ressources est plus ou moins mobilisable selon
l'individu. Une femme seule avec enfant sera prise en charge plus facilement
par un centre d'hébergement de longue durée ou par un centre
maternel financé par l'ASE. Dans le contexte de la rue, certains
handicaps socio-économiques qui ont conduit dans le passé telle
ou telle personne dans l'engrenage de l'exclusion peuvent se transformer
paradoxalement en ressources compensatrices. La connaissance de plus en plus
affinée des dispositifs au gré des expériences et des
parcours de chaque SDF permet la mobilisation selon les situations et les
objectifs d'une ressource précise plutôt qu'une autre. Ce qui
ressort principalement des entretiens est que ces personnes opèrent des
choix, certes limités par les réalités de la rue,
indépendants des fonctionnements institutionnels bien que la place
occupée par les structures d'accueil est centrale dans leur vie
quotidienne. Les interviewés décrivent une organisation de vie
sollicitant des ressources, des capacités et même une certaine
créativité qui n'a rien à voir avec avec les discours
stigmatisés de soumission et d'errance urbaine sans objectifs
définis que l'on peut entendre ordinairement.
21
1.4.5 L'émergence d'une hypothèse :
capacités d'adaptation et de négociation
Les comportements et les mécanismes à l'oeuvre
parmi les sans domicile fixe et les travailleurs sociaux me permettent,
à ce moment de l'analyse théorique de la problématique, de
formuler une hypothèse dont l'objet est centré sur les
capacités des bénéficiaires de la prise en charge:
la démarche d'insertion des sans domicile fixe s'explique
parleurs connaissances de la rue et leurs capacités d'adaptation et de
négociation avec les acteurs institutionnels.
Deuxième partie: Les capacités
d'adaptation et de négociation des SDF avec le dispositif de prise en
charge
2.1 Constitution de l'échantillon de la population
d'enquête
La méthode de recherche qualitative convient à
une recherche menée auprès d'une population difficile à
atteindre comme celle des sans domicile fixe. Elle permet de décrire un
contexte social. La constitution de cet échantillon d'usagers et de
professionnels a pour but de dégager des paramètres permettant
d'objectiver l'hypothèse.
La taille réduite de l'échantillonnage rend
compte de la difficulté d'une population qui souffre d'une
représentation identitaire négative. Les refus aux entretiens ont
été nombreux. Ils sont liés prioritairement à la
nature même de l'entretien d'enquête, à la crainte de devoir
révéler des pans entiers de l'existence passée et
révolue et de l'existence actuelle. C'est aussi l'appréhension de
révéler à la lumière de l'expertise
scientifique le manque de projection personnelle.
L'échantillon présent n'est donc pas
représentatif au sens scientifique du terme. Il ne peut inclure
l'ensemble des facteurs sociaux qui rendraient une image conforme des
22
réalités de vie des populations SDF. Cependant
le choix des personnes répond à l'existence de
caractéristiques d'identification suffisamment variées pour
tenter d'apporter à l'analyse certains éléments
significatifs comme la situation résidentielle ou le temps passé
au contact du dispositif d'urgence.
La constitution d'un échantillon
d'enquêtés parmi les travailleurs sociaux a pour objectif de
rendre compte d'une part de représentations personnelles sur leurs
propres pratiques et d'autre part des relations individuelles, du contact
prolongé auprès des populations sans domicile fixe.
L'analyse des données recueillies auprès des
travailleurs sociaux apporte une source d'informations complémentaires,
un enrichissement aux éléments de la première analyse.
J'ai choisi de présenter les caractéristiques
des populations enquêtées sous forme de tableau. Ces
caractéristiques socio-démographiques sont
sélectionnées en fonction des besoins de l'hypothèse.
Caractéristiques
socio-démographiques
des personnes sans domicile fixe
Usagers
Eléments d'identification
|
Usager 1
|
Usager 2
|
Usager 3
|
Sexe
|
Masculin
|
Masculin
|
Masculin
|
Age
|
52
|
37
|
35
|
Situation résidentielle
|
115 (urgence)
|
Appartement
|
Foyer AFTAM
|
Suivi dans le dispositif
d'urgence de Rouen
|
En cours depuis octobre 2011
|
De mars 2011
à avril 2012
|
En cours depuis
juin 2009
|
Lieu de l'entretien
|
Centre d'accueil de jour
La Chaloupe
|
CCAS de Rouen
|
La Chaloupe
|
Structures sociales de prise en charge
|
UTS Germont
Service santé des Cèdres
La Chaloupe
|
La Chaloupe
UTS Germont
|
SOHU
UMAPP
La Chaloupe
|
Informations complémentaires
|
Expérience professionnelle récente
Problématique d'alcool
Expulsé de son logement en 2010
Touche le RSA
|
Travail à temps complet non-déclaré
Touche le RSA et l'APL
|
Problèmes psychiatriques
Touche l'AAH
|
23
Ces trois personnes ont une expérience du dispositif
d'urgence suffisamment longue pour servir de témoins. Les structures
résidentielles sont variées (115, résidence sociale,
logement autonome) mais pas suffisantes: il manque une personne en CHRS. La
prise en charge en CHRS permet à la personne de sortir du dispositif
d'urgence proprement dit, ce qui rend plus aléatoires les rencontres au
CCAS et à La Chaloupe au sein desquels les entretiens ont
été menés.
Ces personnes sont essentiellement masculines. Deux femmes ont
refusé de passer l'entretien. Toutefois la sur-représentation
masculine dans le dispositif d'urgence est une réalité. Ce
constat dans l'échantillonnage est donc une carence relative pour
l'objectivité
de l'analyse.
Les lieux des entretiens ont un impact dans la relation
enquêteur-enquêté. A La Chaloupe, les entretiens se sont
déroulés en salle avec une confidentialité
non-assurée au maximum. La nature des questions a pu occasionner une
gêne à détailler certains éléments de
réponse. Les facteurs parasites comme le bruit, les
allées et venues, ne favorisent pas des conditions optimales de confort
et d'intimité nécessaires pour des entretiens.
Caractéristiques d'identification
des travailleurs sociaux
Travailleurs sociaux
Eléments d'identification
|
Travailleur social 1
|
Travailleur social 2
|
Travailleur social 3
|
Structure professionnelle
|
La Chaloupe
|
Foyer Abbé Bazire
|
SOHU
|
Fonction
|
Responsable
|
Agent d'accompagnement
|
Agent social d'accueil
|
Diplôme
|
Educateur spécialisé
|
Moniteur-éducateur
|
Moniteur-éducateur
|
Localisation
|
Rouen Saint-Vivien
|
Rouen Boulingrin
|
Rouen rue des Augustins
|
Missions
|
Coordination des missions en partenariat avec les structures de
la veille sociale;
Responsable d'équipe
|
Accueil et accompagnement des personnes
|
Accompagnement
orientation
Instructeur de dossier SIAO
|
24
2.2 Recueil des données
L'entretien semi-directif est la technique de recueil
d'informations adopté pour les deux publics de l'échantillonnage.
Il permet de centrer le discours autour des thèmes préalablement
définis (traitement des données). Il est important d'obtenir le
maximum de détails: le choix des mots, leurs sens cachés, les
représentations qui en découlent sont difficilement
interprétables avec la passation de questionnaires. Dans la mesure
où
l'hypothèse fait référence au parcours
de rue des SDF, une part importante est apportée à la
subjectivité des propos: comment concilient-ils la vie à la
rue et la présence dans les structures d'urgence? Quel est le
niveau relationnel entretenu avec les professionnels? Quelles sont leurs
ressources et leurs marges d'autonomie?.. Ces questions font appel à
leurs connaissances pratiques et à leurs capacités d'adaptation.
Ces facteurs sont par ailleurs difficilement quantifiables.
L'usage de l'entretien semi-directif nécessite une
connaissance préalable du public visé, non seulement dans la
sélection des personnes interviewées mais également dans
l'interprétation des réponses et dans leur analyse finale. Il
dépend aussi de leur volonté à coopérer, ce qui
limite leur nombre et l'objectivité des données recueillies.
Chaque entretien a duré entre vingt et trente minutes.
Les usagers ont davantage de réticences à répondre aux
questions relatives aux travailleurs sociaux puisque ma position m'identifiait
comme l'un des leurs. La difficulté réside à encourager
ces personnes à s'exprimer, à développer leurs propos tout
en restant vigilant à ne pas perdre le fil de l'entretien et à
traiter l'ensemble des indicateurs de recherche. (annexes 2 et 3)
Le choix de l'entretien semi-directif pour les travailleurs
sociaux est plus contestable puisque la passation d'un questionnaire dans les
différentes structures m'aurait permis de recueillir une quantité
plus importante de données. Pour la même raison que les
bénéficiaires de la prise en charge, ce sont les opinions, les
ressentis qui sont privilégiés dans l'exploitation des
données. Cette méthode ouvre une réflexion, un
questionnement sur leurs environnements professionnels quotidiens. L'entretien
permet d'aborder les sujets liés aux axes de recherche et de recueillir
toutes les informations susceptibles de comprendre les usages, les pratiques de
terrain.
25
2.3 Traitement des données
|