Conclusion
En introduction, le film Tenet de Christopher Nolan
semblait répondre à la nécessité d'une «
substantialité du changement »
136inhérente à la mise en
mouvement que cette nouvelle conception d'un temps non linéaire
impose, entrant en cela en forte résonance avec la notion bergsonienne
de « durée ». Si, dans un premier temps, nous avons pu voir
dans quelle mesure le film Tenet permettait d'approfondir le corpus
bergsonien autour du basculement conceptuel qu'opère la durée
dans le champ philosophique, nous avons abordé, dans un second temps, la
capacité de cette idée réformatrice du temps à
dégager un sens esthétique singulier du film Tenet. Ces
deux parties de l'investigation nous ont amenés, en conclusion, à
découvrir deux aspects filmosophiques137 du
long-métrage : la personnification de la durée et la
coïncidence de sa mise en scène à l'origine d'une
« pens(ée) en durée », qui se veulent toutes deux comme
sympathie intellectuelle de cette dénomination temporelle. La
mise en scène est en effet la motion de la durée, dont
la coïncidence avec son personnage en permet l'intuition par la sympathie
médiante de l'image-temps scindée par le dé-doublement du
personnage de la durée et du Protagoniste. Pour « penser en
durée 138», il faut en épouser le mouvement, et
ce contact avec le caractère de la durée ne peut
s'établir que sur un ébranlement perceptif commun, à
savoir une é-motion productrice de son intellection :
« Il pensera par exemple à l'enthousiasme qui peut
embraser une âme, consumer ce qui s'y trouve et occuper désormais
toute la place. La personne coïncide alors avec cette émotion ;
jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même -- elle est
simplifiée, unifiée, intensifiée. (...) Cette exigence,
l'esprit où elle siège a pu ne la sentir pleinement qu'une fois
dans sa vie, mais elle est toujours là, émotion unique,
ébranlement ou élan reçu du fond même des choses.
(...) à l'image qu'elle peut donner d'une création de la
matière par la forme, devra penser le philosophe (...) 139
».
Le personnage de la durée est avant tout issu d'une
é-motion, dont la relation constitutive avec le Protagoniste en
est « l'ébranlement ou élu reçu du fond même
des choses », et sa mise en scène est l'« image qu'elle peut
donner d'une création de la matière par la forme ». Cette
« coïncidence » avec le personnage de la durée est ce qui
« consume » les cadres spéculatifs habituels pour
136
137
138
139
« La Perception du changement », La Pensée
et le mouvant, Bergson, p.165
Filmosophy, Daniel Frampton
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le mouvant, Bergson, p.30 Les Deux Sources de
la morale et de la religion, Bergson, p.272-273
81
réveiller la vision de cette nouvelle
temporalité qui « embrase » et « occupe désormais
toute la place » de l'opération « Tenet » dans laquelle
se lance le Protagoniste. Ne peut-on pas ainsi comprendre la phrase du
recruteur : « We all believe we'd run into the burning building. But until
we feel that heat we can never know. You do » ?
L'émotion transportée par le personnage
de la durée est ce qui met en marche sa propre mise en
scène à travers la polarisation qu'elle entretient avec le
Protagoniste ainsi projeté (« you do ») dans le « feu
» de la durée brûlant les édifices conceptuels
classiques de l'idée de temps (« we all believe (...)
burning building (...) until (...)»).
« L'idée de durée 140 » est de fait
une dé-construction (« burning building ») dont le
fondement est l'impulsion de l'émotion que la coïncidence de son
personnage avec la mise en scène de son interaction avec le Protagoniste
déclenche. La stylisation de l'intuition de la durée se
fait à partir de la rencontre é-motive de la perception
du Protagoniste avec la provocation temporelle qu'est l'apparition du
personnage de la durée dans l'image-temps. Comprendre la durée se
rapporte à la capacité d'en sentir l'é-motion
à l'origine de l'intuition de son « personnage conceptuel 141
» par l'intermédiaire de son image.
L'émotion est l' « ombre » de l'image «
fuyante et évanouissante » du personnage de la durée,
laquelle « hante (...) l'esprit » du film Tenet, « le
suit comme son ombre à travers les tours et détours de sa
pensée, et qui, si elle n'est pas l'intuition même, s'en rapproche
beaucoup plus que l'expression conceptuelle, nécessairement symbolique,
à laquelle l'intuition doit recourir pour fournir des «
explications » », et cette « ombre » é-motive de la
durée permet de se fondre dans son activité créatrice en
« devin(ant) l'attitude du corps qui la projette », à savoir
son action coextensive à celle du Protagoniste qui en « imit(e)
l'attitude 142 ». Cette force de l'image personnalisante de la
durée est une « puissance de négation » puisqu'elle
émane de la dé-construction conceptuelle de son
émotion « brûlante » (« burning building »)
:
« Ce qui caractérise d'abord cette image, c'est la
puissance de négation qu'elle porte en elle. ll me semble que
l'intuition se comporte souvent en matière spéculative comme le
démon de Socrate dans la vie pratique; c'est du moins sous cette forme
qu'elle débute, sous cette forme aussi qu'elle continue à donner
ses manifestations les plus nettes : elle défend. Devant des
idées couramment acceptées, des thèses qui paraissaient
évidentes, des affirmations qui avaient passé jusque-là
pour
140
141
142
Essai sur les données immédiates de la
conscience, Bergson, p.57 Qu'est-ce que la philosophie ? Gilles
Deleuze et Félix Guattari, p.62
« L'intuition philosophique », La Pensée et
le mouvant, Bergson, p.120
82
scientifiques, elle souffle à l'oreille du philosophe
le mot : Impossible : Impossible, quand bien même les faits et
les raisons sembleraient t'inviter à croire que cela est possible et
réel et certain. Impossible, parce qu'une certaine expérience,
confuse peut-être mais décisive, te parle par ma voix, qu'elle est
incompatible avec les faits qu'on allègue et les raisons qu'on donne, et
que dès lors ces faits doivent être mal observés, ces
raisonnements faux. Singulière force que cette puissance intuitive de
négation ! Comment n'a-t-elle pas frappé davantage l'attention
des historiens de la philosophie ? 143»
L'é-motion suscitée par le personnage
de la durée signifie l'exploration de l'« impossible »
intellectuel; sa mise en image est ce qui s'oppose à l'approche
mécanique du temps du cinématographe, comme nous avons pu le
traiter en introduction. En cela, l'insistance, le travail sur une mise en
scène de la coïncidence avec la personnalisation de la durée
aboutit à une manière de faire style prenant le contre-pied du
fonctionnement même du cinéma qui se voudrait fidèle
à la reproduction schématique du temps. Le film Tenet de
Christopher Nolan dé-montrerait ainsi une esthétique
à rebours des attentes classiques du cinéma, tout comme
la pensée bergsonienne de la durée s'évertue à
briser les instances immobilisantes d'un temps rectiligne suspendu aux
concepts. « Penser en durée » serait une mise en scène
des frontières de l' « impossible » auxquelles nous convie la
découverte de la temporalité réformatrice de la
durée, et c'est cette « impossibilité » même de
la durée que soulève son émotion à partir de
laquelle « nous voyons sa doctrine se transfigurer 144».
L'idée de la durée bergsonienne permet de concevoir une mise en
scène nolanienne de l'image-temps, dont l'émotion
génératrice serait l'« ombre » de sa pensée
filmosophique :
« [t]he movement of Filmosophy is away from seeing film
form as abstractly relating to meaning, to seeing film form as the drama of the
film: the film does not carry or mean confusion, it becomes confusion, it
inhabits the affects and emotions and concepts we receive in the filmgoing
experience. [...] The organicism of the filmind reveals cuts, edits - shifts in
images - as the active thought of the whole film. 145»
Le « filmind » de l'opération « Tenet
» serait l' « expérience filmique » (« filmgoing
experience ») de l' « intuition » de la durée, dont la
« pensée active » (« active thought ») serait le
revers imagé
143 ibid, p. 120-121
144 ibid, p. 119
145 Filmosophy, Frampton, p. 131
83
de la mise en scène de son é-motion
devant l'« impossible », la « confusion » temporels
qu'elle convoque auprès du Protagoniste.
Nous revenons au point de départ de notre
questionnement : « penser en durée » est ainsi une question
d'é-motion temporelle en forme de boucle, qui est le mouvement
même de la mise en scène de sa coïncidence en image
médiatrice, et c'est en cela que nous pouvons dire que le cinéma
de Christopher Nolan est philosophiquement bergsonien, et que la durée
bergsonienne devient une création nolanienne de la
filmosophie.
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