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"Penser en durée" avec Bergson ou la mise en scène du temps dans "Tenet" de Christopher Nolan


par Manon GRIMAUD
Ecole Normale Supérieure de Lyon - Master Philosophie contemporaine 2021
  

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Conclusion

En introduction, le film Tenet de Christopher Nolan semblait répondre à la nécessité d'une « substantialité du changement »

136inhérente à la mise en mouvement que cette nouvelle conception d'un temps non linéaire impose, entrant en cela en forte résonance avec la notion bergsonienne de « durée ». Si, dans un premier temps, nous avons pu voir dans quelle mesure le film Tenet permettait d'approfondir le corpus bergsonien autour du basculement conceptuel qu'opère la durée dans le champ philosophique, nous avons abordé, dans un second temps, la capacité de cette idée réformatrice du temps à dégager un sens esthétique singulier du film Tenet. Ces deux parties de l'investigation nous ont amenés, en conclusion, à découvrir deux aspects filmosophiques137 du long-métrage : la personnification de la durée et la coïncidence de sa mise en scène à l'origine d'une « pens(ée) en durée », qui se veulent toutes deux comme sympathie intellectuelle de cette dénomination temporelle. La mise en scène est en effet la motion de la durée, dont la coïncidence avec son personnage en permet l'intuition par la sympathie médiante de l'image-temps scindée par le dé-doublement du personnage de la durée et du Protagoniste. Pour « penser en durée 138», il faut en épouser le mouvement, et ce contact avec le caractère de la durée ne peut s'établir que sur un ébranlement perceptif commun, à savoir une é-motion productrice de son intellection :

« Il pensera par exemple à l'enthousiasme qui peut embraser une âme, consumer ce qui s'y trouve et occuper désormais toute la place. La personne coïncide alors avec cette émotion ; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même -- elle est simplifiée, unifiée, intensifiée. (...) Cette exigence, l'esprit où elle siège a pu ne la sentir pleinement qu'une fois dans sa vie, mais elle est toujours là, émotion unique, ébranlement ou élan reçu du fond même des choses. (...) à l'image qu'elle peut donner d'une création de la matière par la forme, devra penser le philosophe (...) 139 ».

Le personnage de la durée est avant tout issu d'une é-motion, dont la relation constitutive avec le Protagoniste en est « l'ébranlement ou élu reçu du fond même des choses », et sa mise en scène est l'« image qu'elle peut donner d'une création de la matière par la forme ». Cette « coïncidence » avec le personnage de la durée est ce qui « consume » les cadres spéculatifs habituels pour

136

137

138

139

« La Perception du changement », La Pensée et le mouvant, Bergson, p.165

Filmosophy, Daniel Frampton

« Introduction à la métaphysique », La Pensée et le mouvant, Bergson, p.30 Les Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson, p.272-273

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réveiller la vision de cette nouvelle temporalité qui « embrase » et « occupe désormais toute la place » de l'opération « Tenet » dans laquelle se lance le Protagoniste. Ne peut-on pas ainsi comprendre la phrase du recruteur : « We all believe we'd run into the burning building. But until we feel that heat we can never know. You do » ?

L'émotion transportée par le personnage de la durée est ce qui met en marche sa propre mise en scène à travers la polarisation qu'elle entretient avec le Protagoniste ainsi projeté (« you do ») dans le « feu » de la durée brûlant les édifices conceptuels classiques de l'idée de temps (« we all believe (...) burning building (...) until (...)»).

« L'idée de durée 140 » est de fait une dé-construction (« burning building ») dont le fondement est l'impulsion de l'émotion que la coïncidence de son personnage avec la mise en scène de son interaction avec le Protagoniste déclenche. La stylisation de l'intuition de la durée se fait à partir de la rencontre é-motive de la perception du Protagoniste avec la provocation temporelle qu'est l'apparition du personnage de la durée dans l'image-temps. Comprendre la durée se rapporte à la capacité d'en sentir l'é-motion à l'origine de l'intuition de son « personnage conceptuel 141 » par l'intermédiaire de son image.

L'émotion est l' « ombre » de l'image « fuyante et évanouissante » du personnage de la durée, laquelle « hante (...) l'esprit » du film Tenet, « le suit comme son ombre à travers les tours et détours de sa pensée, et qui, si elle n'est pas l'intuition même, s'en rapproche beaucoup plus que l'expression conceptuelle, nécessairement symbolique, à laquelle l'intuition doit recourir pour fournir des « explications » », et cette « ombre » é-motive de la durée permet de se fondre dans son activité créatrice en « devin(ant) l'attitude du corps qui la projette », à savoir son action coextensive à celle du Protagoniste qui en « imit(e) l'attitude 142 ». Cette force de l'image personnalisante de la durée est une « puissance de négation » puisqu'elle émane de la dé-construction conceptuelle de son émotion « brûlante » (« burning building ») :

« Ce qui caractérise d'abord cette image, c'est la puissance de négation qu'elle porte en elle. ll me semble que l'intuition se comporte souvent en matière spéculative comme le démon de Socrate dans la vie pratique; c'est du moins sous cette forme qu'elle débute, sous cette forme aussi qu'elle continue à donner ses manifestations les plus nettes : elle défend. Devant des idées couramment acceptées, des thèses qui paraissaient évidentes, des affirmations qui avaient passé jusque-là pour

140

141

142

Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson, p.57 Qu'est-ce que la philosophie ? Gilles Deleuze et Félix Guattari, p.62

« L'intuition philosophique », La Pensée et le mouvant, Bergson, p.120

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scientifiques, elle souffle à l'oreille du philosophe le mot : Impossible : Impossible, quand bien même les faits et les raisons sembleraient t'inviter à croire que cela est possible et réel et certain. Impossible, parce qu'une certaine expérience, confuse peut-être mais décisive, te parle par ma voix, qu'elle est incompatible avec les faits qu'on allègue et les raisons qu'on donne, et que dès lors ces faits doivent être mal observés, ces raisonnements faux. Singulière force que cette puissance intuitive de négation ! Comment n'a-t-elle pas frappé davantage l'attention des historiens de la philosophie ? 143»

L'é-motion suscitée par le personnage de la durée signifie l'exploration de l'« impossible » intellectuel; sa mise en image est ce qui s'oppose à l'approche mécanique du temps du cinématographe, comme nous avons pu le traiter en introduction. En cela, l'insistance, le travail sur une mise en scène de la coïncidence avec la personnalisation de la durée aboutit à une manière de faire style prenant le contre-pied du fonctionnement même du cinéma qui se voudrait fidèle à la reproduction schématique du temps. Le film Tenet de Christopher Nolan dé-montrerait ainsi une esthétique à rebours des attentes classiques du cinéma, tout comme la pensée bergsonienne de la durée s'évertue à briser les instances immobilisantes d'un temps rectiligne suspendu aux concepts. « Penser en durée » serait une mise en scène des frontières de l' « impossible » auxquelles nous convie la découverte de la temporalité réformatrice de la durée, et c'est cette « impossibilité » même de la durée que soulève son émotion à partir de laquelle « nous voyons sa doctrine se transfigurer 144». L'idée de la durée bergsonienne permet de concevoir une mise en scène nolanienne de l'image-temps, dont l'émotion génératrice serait l'« ombre » de sa pensée filmosophique :

« [t]he movement of Filmosophy is away from seeing film form as abstractly relating to meaning, to seeing film form as the drama of the film: the film does not carry or mean confusion, it becomes confusion, it inhabits the affects and emotions and concepts we receive in the filmgoing experience. [...] The organicism of the filmind reveals cuts, edits - shifts in images - as the active thought of the whole film. 145»

Le « filmind » de l'opération « Tenet » serait l' « expérience filmique » (« filmgoing experience ») de l' « intuition » de la durée, dont la « pensée active » (« active thought ») serait le revers imagé

143 ibid, p. 120-121

144 ibid, p. 119

145 Filmosophy, Frampton, p. 131

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de la mise en scène de son é-motion devant l'« impossible », la « confusion » temporels qu'elle convoque auprès du Protagoniste.

Nous revenons au point de départ de notre questionnement : « penser en durée » est ainsi une question d'é-motion temporelle en forme de boucle, qui est le mouvement même de la mise en scène de sa coïncidence en image médiatrice, et c'est en cela que nous pouvons dire que le cinéma de Christopher Nolan est philosophiquement bergsonien, et que la durée bergsonienne devient une création nolanienne de la filmosophie.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo