GRIMAUD Ecole Normale Supérieure de Lyon
Manon Master Philosophie contemporaine
« Penser en durée » avec Bergson ou
la mise en scène du temps dans Tenet de Christopher
Nolan
sous la direction de Mark Sinclair - Université de
Roehampton/ Collegium de Lyon
1
Mémoire 2020-2021.
2
Remerciements
Je tiens particulièrement à remercier Madame
Delphine Antoine-Mahut pour son suivi régulier et bienveillant lors de
cette année difficile, tout comme mon directeur de mémoire,
Monsieur Mark Sinclair, qui m'a avec justesse et
générosité encouragée à poursuivre
l'étude et le travail de ce sujet.
Il est également important pour moi de remercier mes
parents et mon frère pour leur indéfectible soutien.
Enfin, je ne peux que témoigner ma profonde
reconnaissance au Dr L. C., qui m'a sauvé la vie, et sans lequel je
n`aurais pu écrire ce mémoire.
3
SOMMAIRE
Introduction page 4
I/ « Penser en durée » ou la
substantialité de l'être et du filmer à l'écran
page 9
1) Penser et filmer autrement page 9
2) Le palindrome nolanien ou le renversement bergsonien
du temps linéaire page 11
3) La réalité double du temps ou
l'expérience de pensée de la durée page 14
4) Le principe (« tenet ») de la durée
ou le temps de la conscience page 19
5) Le miroir nolanien ou l'image médiatrice de la
durée page 26
6) La mise en scène de l'image médiatrice
comme possible d'une pensée en durée page 34
II/ Quand « penser en
durée » se fait style ou la mise en scène de l'
« image-temps »
dans Tenet page 41
1) La durée à l'écran ou la musique
de l'image page 41
2) La mise en scène de l'image-temps ou la
surprise de la durée page 56
3) L'image-temps stylisée ou l'image-personnage de
la durée page 65
Conclusion page 80
Bibliographie page 84
4
« Time is the most cinematic of subjects. Before the
movie camera came along, human beings had no way of seeing time backwards,
slowed down, sped up. And I think that went some way to sort of explain to me
why I've been interested in exploring it in movies because I think there's a
really productive relationship » confiait le réalisateur
Christopher Nolan au magazine américain All Things considered
à l'occasion de la sortie de son dernier film, Tenet.
Il est vrai que la filmographie de ce-dernier se concentre
essentiellement sur cette problématique du temps protéiforme
rendue manifeste à travers le choix de l'image cinématographique
comme support de la pensée qui en émane, à savoir un temps
oublié dans Memento, rêvé dans Inception,
relatif et absolu dans Interstellar,et, enfin, condensé et
affiné en une logique de dédoublement en miroir dans
Tenet.
Le temps apparaît dès lors non plus comme un
invariant à la fois représenté et medium de
représentation, mais comme une constante paradoxalement changeante; ce
serait ce que nous pourrions nommer le paradoxe de la mise en
scène de Christopher Nolan, dont le temps est à la fois
capturé sur l'écran et en défie la subordination en
l'excédant à chacune de ses créations. Cette recherche
d'une perception spécifique du temps ne va pas sans entrer en
écho avec l'incitation bergsonienne à réformer le regard
humain vers un nouveau paradigme temporel qu'il introduit dans sa
célèbre conférence « La perception du changement
» en 1911 :
« J'ai choisi ce problème, parce que je le tiens
pour capital, et parce que j'estime que, si l'on était convaincu de la
réalité du changement et si l'on faisait effort pour le
ressaisir, tout se simplifierait. Des difficultés philosophiques, qu'on
juge insurmontables, tomberaient1 ».
Le cinéma permet à Christopher Nolan
d'étudier le temps d'une façon nouvelle, tandis que la «
perception » et le « changement » sont les nouvelles
données immédiates de la conscience à concilier pour
Bergson. Philosophie et cinéma semblent se refléter autour de la
problématique commune de l'aperception du temps sous un regard
changeant; or, Bergson place également le cinéma sous
cette même possibilité à opérer un glissement de
point de vue par rapport à la perception usuelle de l'environnement.
S'il est vrai que Bergson critique le cinématographe qu'il range du
côté de la rigidification conceptuelle de l'entendement humain, le
cinéma en tant qu'art serait un vecteur dynamique susceptible d'orienter
une nouvelle acception du temps selon, justement, les conclusions que tire le
philosophe au sujet de l'intelligence:
1 « La perception du changement », La Pensée
et le Mouvant, Henri Bergson, Paris, PUF, 1938, p.144
5
« Au lieu de nous attacher au devenir intérieur
des choses, nous nous plaçons en dehors d'elles pour recomposer leur
devenir artificiellement. (...) Perception, intellection, langage
procèdent en général ainsi. Qu'il s'agisse de penser le
devenir, ou de l'exprimer, ou même de le percevoir, nous ne faisons
guère autre chose qu'actionner une espèce de
cinématographe intérieur. On résumerait donc tout ce qui
précède en disant que le mécanisme de notre
connaissance usuelle est de nature cinématographique. (...)
Pour avancer avec la réalité mouvante, c'est en
elle qu'il faudrait se replacer. Installez-vous dans le changement, vous
saisirez à la fois et le changement lui-même et les états
successifs en lesquels il pourrait à tout instant
s'immobiliser. Mais avec ces états successifs, aperçus du dehors
comme des immobilités réelles et non plus virtuelles, vous ne
reconstituerez jamais du mouvement. Appelez-les, selon le cas,
qualités, formes, positions ou intentions; vous
pourrez en multiplier le nombre autant qu'il vous plaira et rapprocher ainsi
indéfiniment l'un de l'autre deux états consécutifs ; vous
éprouverez toujours devant le mouvement intermédiaire la
déception de l'enfant qui voudrait, en rapprochant l'une de l'autre ses
deux mains ouvertes, écraser de la fumée. Le mouvement glissera
dans l'intervalle, parce que toute tentative pour reconstituer le changement
avec des états implique cette proposition absurde que le mouvement est
fait d'immobilités. C'est de quoi la philosophie s'aperçut
dès qu'elle ouvrit les yeux. Les arguments de Zénon
d'Elée, quoiqu'ils aient été formulés dans une
intention bien différente, ne disent pas autre chose 2
».
De fait, la critique du cinématographe comme
réification opérée par la pensée abstraite met en
évidence la capacité que ce mécanisme intellectif
dénoncé a à transformer notre vision du mouvement, de
notre rapport à celui-ci. L'itinéraire intellectuel du paradoxe
de Zénon énoncé par Bergson entre en étroite
relation avec ce que nous avons ainsi pu nommer le paradoxe de la mise en
scène de Christopher Nolan, une captation du mouvement qui en surabonde
le cadre par le changement même qu'il laisse entrevoir, et ce à
travers les métamorphoses du concept même de temps comme impulsion
première de son oeuvre, là où Bergson y voit le fondement
même de toute la philosophie:
« La métaphysique date du jour où
Zénon d'Élée signala les contradictions inhérentes
au mouvement et au changement, tels que se les représente notre
intelligence. À surmonter, à tourner par un travail intellectuel
de plus en plus subtil ces difficultés soulevées par la
2
L'Evolution créatrice, Henri Bergson,
Félix Alcan, 1908, p. 331-333 (souligné dans le texte)
6
représentation intellectuelle du mouvement et du
changement s'employa le principal effort des philosophes anciens et modernes
3 ».
Le cinéma, qui a pour vocation de « voir le temps
à rebours, ralenti et accéléré » («seeing
time backwards, slowed down, sped up ») pour Christopher Nolan se
rapproche du nouveau principe doctrinal de la philosophie bergsonienne :
« Ce qui est réel, ce ne sont pas les «
états », simples instantanés pris par nous, encore une fois,
le long du changement; c'est au contraire le flux, c'est la continuité
de transition, c'est le changement lui-même. Ce changement est
indivisible, il est même substantiel. Si notre intelligence
s'obstine à le juger inconsistant, à lui adjoindre je ne sais
quel support, c'est qu'elle l'a remplacé par une série
d'états juxtaposés; mais cette multiplicité est
artificielle, artificielle aussi l'unité qu'on y rétablit. Il n'y
a ici qu'une poussée ininterrompue de changement -- d'un changement
toujours adhérent à lui-même dans une durée qui
s'allonge sans fin4 ».
« La substantialité du changement » 5 est le
paradoxe bergsonien qui vient se substituer au paradoxe de Zénon
d'Elée, et ouvre le dialogue avec le paradoxe de la mise en scène
du temps chez Christopher Nolan, dont le dernier film, Tenet, en
viendrait porter le titre, avec la traduction de l'anglais, « principe
», mais aussi latine, avec la conjugaison à la troisième
personne du singulier de tenere, « tenir », en l'occurence
la détention motrice du changement dans sa conceptualisation
même.
Pour Bergson, le cinéma serait la mise à
l'épreuve du cinématographe, puisque son apparente
négation ne serait que son affirmation au second degré, de la
même manière que l'art n'est pas sa technê, et la
philosophie n'est pas réductible à un ensemble de concepts:
« La négation diffère donc de
l'affirmation proprement dite en ce qu'elle est une affirmation du second
degré : elle affirme quelque chose d'une affirmation qui, elle, affirme
quelque chose d'un objet 6 ».
L'art du cinéma serait en quelque sorte le corollaire
de la définition donnée à la philosophie par Bergson, pour
lequel ses réflexions sur l'art « support his metaphysical and
epistemological
3 « Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le Mouvant, Henri Bergson, Paris, PUF, 1938, p.
8
4
ibid. (nous soulignons)
5 « La perception du changement », La Pensée
et le mouvant, Bergson, p.165
6
|
L'Evolution créatrice, Bergson, p. 312
(souligné dans le texte)
|
7
claims » ,
7 dans la mesure où « c'est donc bien une vision
plus directe de la réalité que nous trouvons dans les
différents arts » .
8
Le cinéma accoucherait d'une équivalente
destination philosophique pour Nolan et Bergson, centrée autour de cette
problématique de changer la mise en scène habituelle de
la pensée sur le temps.
C'est cette proximité qui nous a de fait
interpellés et poussés à en explorer les
différentes « lignes de faits », à partir desquelles
« il reste à reconstituer, avec les éléments
infiniment petits que nous apercevons ainsi de la courbe réelle, la
forme de la courbe même qui s'étend dans l'obscurité
derrière e(lles). En ce sens, la tâche du philosophe, telle que
nous l'entendons, ressemble beaucoup à celle du mathématicien qui
détermine une fonction en partant de la différentielle. La
démarche extrême de la recherche philosophique est un
véritable travail d'intégration 9 ».
Le film Tenet nous apparaît comme une
épure saillante de la notion bergsonienne de la durée permettant
de mettre en image « l'obscurité derrière »
cette notion qui échappe à toute instance conceptualisante, et
d'ainsi enrichir son intégration à la lumière des «
lignes de fait » que trace la « courbe » fonctionnelle
de sa mise en scène.
Il nous semble en cela pertinent de nous interroger non pas
sur ce que le cinéma de Nolan fait à la philosophie bergsonienne
mais ce que la philosophie de Bergson fait au cinéma nolanien, en nous
appuyant sur une démarche inductive apte à étudier le
devenir de la philosophie bergsonienne hors du champ conceptuel grâce au
nouveau corpus qui nous est offert par la proximité avec le
cinéma de Nolan qui intégrerait dès lors le champ
de la « filmosophy » telle qu'elle est présentée par
Daniel Frampton dans son ouvrage éponyme .
10
Nous choisissons en effet le film Tenet par le
potentiel philosophique qui se manifeste dans le caractère performatif
de sa possibilité de transcender les manières traditionnelles de
penser, implicitement contenues dans la citation de Christopher Nolan
placée en phrase liminaire de notre travail, à considérer
comme « a study of film as thinking, and (...) a theory of both film-being
and
7 Bergson, Mark Sinclair, Routledge, 2019, p.178
8 « La perception du changement », La Pensée
et le Mouvant, p. 153
9
|
Matière et Mémoire, Henri Bergson,
Félix Alcan, 1929, p.204
|
10 Filmosophy, Daniel Frampton, Wallflower, 2006
film form» .
11Les évènements dans le film et la
manière dont ils sont présentés seront
interprétés en tant qu'actes de pensée
joués par le film lui-même, « a conceptual
understanding of the origins of film's actions and events », et
source de philosophie au-delà de la circonscription linguistique de son
activité, « film being thinking about the characters and subjects
in the film » .
12
Nous proposons par conséquent de réfléchir,
dans un premier temps, en quoi le « filmind » ,
13le
« film as a fully expressive medium » ,
14de Tenet est similaire à un
bergsonian mind, avant de procéder à l'analyse, dans uns
second temps, de ce qui, dans le film en lui-même, « bonds form to
content by making style part of the action » ,
15en accordant une attention particulière au
rôle philosophique du style de l'image dans ce « new system of
thought, a new episteme » 16 introduite par cette « pens(ée)
en durée » 17 qu'est la « continuité ininterrompue
d'imprévisible nouveauté »18 de ce film à l' «
esprit » qui « tire de lui-même plus qu'il n'a
»19 à travers la diffraction temporelle de sa mise en
scène en image.
11
12
13
14
15
16
17
18
19
8
ibid, p.6 ibid, p. ibid, p.9
ibid, p.99 (souligné dans le texte).
ibid, p.8 ibid, p.11
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le Mouvant, Bergson, p.30
ibid. ibid.
9
I/ « Penser en durée » ou la
substantialité de l'être et du filmer à l'écran dans
Tenet
1) Penser et filmer autrement
Désormais, la philosophie, pour Bergson, a pour
tâche de quitter « l'immobilité d'un point de vue » afin
que « l'on s'installe d'emblée (...) dans l'écoulement
concret de la durée », c'est-à-dire « non plus
l'éternité conceptuelle, qui est une éternité de
mort, mais une éternité de vie. Eternité vivante et par
conséquent mouvante encore (...) et ce mouvement est la
métaphysique même20 ».
« Penser en durée » est l'équivalent
de vivre en durée, où la vie remplace désormais
la position statique de l'être. Le travail de la pensée
bergsonienne s'apparente à un chiasme où le temps se
dé-substantialise concrètement en vie et la vie se
substantialise théoriquement en temps. Ne pouvons-nous pas
constater que « partout où quelque chose vit, il y a ouvert
quelque part un registre où le temps s'inscrit 21
»? « Ce n'est là, dira-t-on qu'une métaphore. Il
est de l'essence du mécanisme, en effet, de tenir pour
métaphorique toute expression qui attribue au temps une action efficace
et une réalité propre 22 ». La
métaphysique bergsonienne se doit donc d'utiliser la métaphore,
l'image, pour énoncer la réalité mouvante et
insaisissable du temps, prendre à rebours le mécanisme conceptuel
de l'intelligence humaine en la déstabilisant par l'emploi de l'image.
Une pensée en durée est de fait une pensée autre,
dont l'altérité consubstantielle au changement caractérise
son inaccessibilité aux rouages usuels de l'intellect.
En cela, le support filmosophique tel que nous nous
efforçons d'en reproduire le cheminement réflexif, reprend cet
impératif bergsonien de penser en dehors de soi, selon la notion
même de durée dont le premier axe méthodologique repose sur
ce constat primordial : « Il y a une réalité
extérieure et pourtant donnée immédiatement à notre
esprit » .
23Ce paradoxe filmosophique,
« the exploration of a thought outside itself
» ,
24reproduit le chiasme du paradoxe du vivre
et du penser incarné par le processus temporel de la
durée à l'encontre des conceptions habituelles du temps. Le film
de Christopher Nolan Tenet s'ancre dans cette a-logique du
filmosophique qu'est l'altérité de la pensée
comme vecteur d'identification à la thèse temporelle qu'il
sous-tend, à savoir son étroite parenté avec la
durée bergsonienne comme nous avons pu l'esquisser
20
21
22
23
24
|
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le Mouvant, Bergson, p.211 L'Evolution
Créatrice, Bergson, p.17 (souligné dans le texte)
ibid, p.18
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le Mouvant, Bergson, p. 211 Filmosophy,
Frampton, p.66
|
10
précédemment. Autrement dit, le
paradoxe de la durée repose dans sa puissance de séparation et
d'unification; c'est à l'intérieur d'elle que germe
l'altérité susceptible de surmonter cette dernière en
épousant une pensée qui se fasse durée par effet de
disruption avec le langage normatif de la spéculation. Une pensée
en durée suppose faire corps avec la substantialisation
même de sa méthode en-durée, à
savoir:
« Cette réalité est mobilité. Il
n'existe pas de choses faites, mais seulement des choses qui se font,
pas d'états qui se maintiennent, mais seulement des
états qui changent. Le repos n'est jamais qu'apparent, ou plutôt
relatif. La conscience que nous avons de notre propre personne, dans son
continuel écoulement, nous introduit à l'intérieur d'une
réalité sur le modèle de laquelle nous devons nous
représenter les autres. Toute réalité est donc
tendance, si l'on convient d'appeler tendance un changement de direction
à l'état naissant25 ».
La pensée en durée se développe autour de
son propre accomplissement, se réalise doublement, à la
fois au sens de déploiement mais aussi de réflexivité non
plus figée mais dynamique, en mouvement, au même titre que la
filmosophy que nous pouvons dégager des prérequis du
film Tenet, «seeing time backwards, slowed down, sped up »,
lesquels jouent avec la mobilité du temps (« Film does
thinking, rather than just provoking thinking. Film-thinking is immanent
to the film26 »).
Le film Tenet, comme la durée bergsonienne,
est l'occasion de faire saillir un impensé théorique
duquel lever « tous les malentendus » qui « proviennent de ce
qu'on a abordé les applications de notre conception de la durée
réelle avec l'idée qu'on se faisait du temps spatialisé
27 ». En l'occurence, la description de
l'a-mécanisme de la durée pour Bergson et de la
caméra pour Nolan fait émerger le point de départ
théorique suivant: « C'est justement cette continuité
indivisible de changement qui constitue la durée vraie. (...) la
durée réelle est ce que l'on a toujours appelé le
temps, mais le temps perçu comme indivisible. (...) que le
temps implique la succession, je n'en disconviens pas. Mais que la succession
se présente d'abord à notre conscience comme la distinction d'un
« avant » et d'un « après » juxtaposés, c'est
ce que je ne saurais accorder28 ».
25
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le Mouvant, Bergson, p.211 (souligné dans
le texte)
26
27
28
|
Filmosophy, Frampton, p.98
« La perception du changement », La Pensée
et le Mouvant, p.163 ibid, p.166
|
11
Le temps n'est plus linéaire, justifié par un
lien de cause à effet usuel, mais se dédouble de par cette «
continuité indivisible de la durée », selon laquelle la
cause serait influencée, transformée par son propre effet, en
étant continuée et modifiée en lui. La durée
bergsonienne et le temps nolanien ne sont plus la flèche de Zénon
d'Elée, mais la causalité circulaire d'un mouvement qui
va-et-vient, mue par l'expressivité conjointe et réciproque de la
cause et de l'effet abolissant toute frontière spatiale et limitante
entre passé, présent, futur. De la durée pensée
chez Bergson à l'image jouée chez Nolan, « nous trouvons que
l'ensemble exprime sous forme de multiplicité l'acte indivisible par
lequel la vie a sauté de l'échelon 29 » du concept pour
s'épanouir en son paradoxe moteur.
2) Le palindrome nolanien ou le renversement
bergsonien du temps linéaire
Si le « contemporary cinema has also provided some new
thinking 30 », l'oeuvre de Christopher Nolan en constitue l'un
des archétypes, avec l'ambition de dé-rouler une
nouvelle perception du temps à ne plus envisager de façon
rectiligne mais en une réflexivité qui se dédouble
perpétuellement; autrement dit, c'est le film Tenet qui est
lui-même construit en miroir au même titre que le temps qui est
exposé à l'écran : la monstration et la
dé-monstration sont ici les surfaces mouvantes de la même
médaille que suppose une pensée en durée.
Le film est donc monté sur ce principe de renversement
et de dédoublement, en superposant deux couches de temps, dont l'une est
le reflet continuel de l'autre, dans un jeu de vases communicants. La toile de
fond correspond en cela à une construction linéaire narrative
classique, où l'effet découle de sa cause, avec un Protagoniste
chargé de mettre fin à une potentielle guerre mondiale. Mais se
dédouble en parallèle une vision du temps à
rebours, une causalité à double sens avec une
dépendance mutuelle de la cause et de l'effet. C'est comme si cette
couche de temps venait supprimer les faits alors premièrement
perçus par le spectateur en remplaçant l'illusion du
mécanisme intellectuel par la véritable dynamique temporelle qui
anime le réel de façon a-centrée,
reléguant les personnages au second plan; le temps devient l'acteur
principal du ressort scénaristique et cinématographique global du
film, étant assimilé de fait à la trajectoire du
Protagoniste qui le constitue.
29
30
Les Deux Sources de la morale et de la religion, Henri
Bergson, Félix Alcan, 1937, p. 210
Filmosophy, Frampton, p.207
12
Le film dé-monte alors le temps
spatialisé en assignant à chaque moment charnière du
dédoublement un lieu emblématique qu'il s'agit de traverser en
miroir de la même manière que le véritable temps nous le
fait subir, et le Pentagone d'Oslo a une place particulièrement
marquante sur ce point, puisqu'il semble contenir et actionner à lui
seul le principe même de circularité causale du palindrome qui
fait l'objet du film, à savoir un mot qui peut se lire de gauche
à droite ou de droite à gauche en en conservant le sens.
13
En effet, le Protagoniste est envoyé en mission dans
l'entrepôt d'oeuvres d'art de Sator, détenteur de la machine
capable de déclencher une troisième guerre mondiale, et se
retrouve confronté à son double temporel tout en ignorant qu'il
s'agit de son futur rétroagissant sur son passé. Comme le
spectateur, il ne l'apprendra que lorsque lui-même vivra la scène
se tenant au passé avec son point de vue futur. L'indice qui permet
aussi bien au spectateur qu'au Protagoniste de se douter d'un tel renversement
est l'effet des balles inversées lorsque ces dernières sont
tirées.
Cette loi de la balle inversée présentée
au Protagoniste dès le début de sa mission (« you have to
have dropped it ») devient en quelque sorte l'image opératoire de
la pensée générale du film scandé par la
diffraction simultanée et rétrospective de la durée
écoulée en tant que telle dans la réalité mouvante
des êtres et des choses, en-deçà de la couche superficielle
stabilisatrice du concept synonyme d'immobilité. La multiplicité
de mouvements relationnels habite le progrès sphérique de la
durée : « si un état d'âme cessait de varier, sa
durée cesserait de couler. Prenons le plus stable des états
internes, la perception visuelle d'un objet extérieur immobile. L'objet
a beau rester le même, j'ai beau le regarder du même
côté, sous le même angle, au même jour: la vision que
j'ai n'en diffère pas moins de celle que je viens d'avoir, quand ce ne
serait que parce qu'elle a vieilli d'un instant. Ma mémoire est
là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent.
Mon état d'âme, en avançant sur la route du temps,
s'enfle continuellement de la durée qu'il ramasse; il fait, pour ainsi
dire, boule de neige avec lui-même. (...) Mais,
précisément parce que nous fermons les yeux sur l'incessante
variation 31 ».
Bergson prend également cette image de la balle/«
boule » (« bullet ») pour illustrer la processualité
même de la durée, laquelle retourne sur elle-même en
même temps qu'elle avance, le tout en influençant mutuellement la
cause et l'effet qu'elle abolit par leur interpénétration
même. Au début du film, le Protagoniste expérimente
lui-même cette disposition temporelle nouvelle auprès de la
scientifique Laura qui la lui dévoile. Là encore, le Protagoniste
et le Temps forment un seul et même dispositif développé
durant tout le film lui-même, ordonné selon cette pensée
qui prend corps avec la durée. L'image
31
L'Evolution créatrice, Bergson, p.2 (nous
soulignons)
14
de la balle en est le médium a-conceptuel
qui permet au Protagoniste/Temps d'être orienté
autour de cette polarité axiologique de la durée entre
séparation intellective, là où le spectateur et le
Protagoniste essaient de raisonner à partir d'une courbe
orthornormée du temps, et unification expériencielle, lorsque le
paradoxe de la durée se donne à vivre en tant que tel.
3) La réalité double du temps ou
l'expérience de pensée de la durée
Le Temps est le double du
Protagoniste, ou plutôt, d'après le jeu en miroir dont il est la
propre mise en scène, le Protagoniste se retrouve partagé entre
deux lignes de temps qui se donnent à voir et à penser de
façon doublement et réciproquement équivalente : le
Protagoniste vit, pense et est le Temps simultanément, comme nous
pouvons le comprendre à l'issue de la scène d'introduction.
Prisonnier, ce dernier est ligoté sur une ligne de chemin de fer, entre
deux trains qui circulent en même temps mais en sens contraire, formant
pour ainsi dire une asyncrhonie au départ de
la pensée mais une synchronie de fait. Il en
va de même pour la durée qui nécessite elle aussi une
expérience en mouvement pour contrecarrer le réflexe premier de
l'intellect déconcerté et incrédule devant la
réalité mouvante des tendances constitutives du Temps et de sa
pensée qui se retrouve elle-même issue de « deux mouvements
différents et souvent antagonistes. Le premier se prolonge dans le
second, mais il ne peut s'y prolonger sans se distraire de sa direction, comme
il arriverait à un sauteur qui, pour franchir l'obstacle, serait
obligé d'en détourner les yeux et de se regarder
lui-même32 ».
Le Protagoniste est ce sauteur qui est obligé de se
retourner sur lui-même, en l'occurence être capturé et mis
en interaction avec les deux directions du Temps, pour prendre conscience de la
nature de la durée en action. D'ailleurs, Bergson emploie
également l'exemple de trains pour renforcer son argumentation :
« Le mouvement est la réalité même,
et ce que nous appelons immobilité est un certain état de choses
analogue à ce qui se produit quand deux trains marchent avec la
même vitesse, dans le même sens, sur deux voies parallèles :
chacun des deux trains apparaît alors comme immobile pour les voyageurs
assis dans l'autre. Mais une situation de ce genre, qui est en somme
exceptionnelle, nous semble être la situation régulière et
normale, parce que c'est celle qui nous permet d'agir sur les choses et qui
permet aussi aux choses d'agir sur nous: les voyageurs des deux
32 ibid, p.140
15
trains ne peuvent se tendre la main par la portière et
causer ensemble que s'ils sont « immobiles » c'est-à-dire
s'ils marchent dans le même sens avec la même vitesse 33
».
Ici, Bergson emploie le contre-exemple de la durée pour
appuyer la thèse que sous-tend cette dernière, et s'inscrit de
fait dans la ligne de Tenet: ce qui nous paraît « une
situation régulière et normale », « ce que nous
appelons immobilité », « un certain état de choses
analogue à ce qui se produit quand deux trains marchent avec la
même vitesse, dans le même sens, sur deux voies parallèles
», est en réalité « exceptionnelle », et
ce qui est « exceptionn(el) » est la réalité, toujours
selon cet effet de miroir qui s'applique aussi bien du point de vue
méthodologique de l'approche de la durée, que de la durée
elle-même, laquelle n'est pas « deux trains march(a)nt dans le
même sens avec la même vitesse », mais un « mouvement
» qui doit supposer un écart entre notre perception habituelle des
choses et le réel se « mouvant » à travers elle. Ce que
cet exemple des deux trains, à la fois chez Nolan et chez Bergson permet
de mettre en avant, ce sont ces « deux sens de la vie 34 »
dégagés de la disjonction unitive entre la perception humaine
coutumière et de la « perception du changement » qu'une
pensée en durée impose:
«On comprend donc aussi pourquoi la surprise, apparemment
théorique, ressentie par Bergson devant la différence entre
l'espace et le temps, et même au point de départ entre les
mathématiques et le mouvement, si elle a un enjeu pratique, concernant
notre vie, l'a pour son objet même. S'il s'agit ici de notre
vie, c'est pour deux raisons : le contenu du temps, qui n'est
rien d'autre que celui de notre vie, mais aussi l'acte de la
durée, qui fait de ces évènements notre vie
individuelle, singulière et subjective. La durée restera toujours
ce fait et ce principe premier dans la pensée de Bergson
35 ».
33
34
35
« La Perception du changement», La Pensée et
le Mouvant, Bergson, p.159 Bergson ou les deux sens de la vie,
Frédéric Worms, Paris, Quadrige, PUF, 2004 ibid, page 11
(souligné dans le texte)
16
Le « principe » du temps est
littéralement le même dans Tenet, après
la scène des trains, avec ce gros plan sur le regard du
Protagoniste et le titre du film, qui apparaît comme une inscription de
la subjectivité du Protagoniste dans l'objectivité, le «
contenu du temps qui n'est rien d'autre que celui de notre vie, mais
aussi l'acte de la durée, qui fait de ces
évènements notre vie individuelle, singulière et
subjective ».
« La perception du changement » défie la
perception humaine tout en y étant solidaire, est ces deux trajectoires
séparées et pourtant continues, qui se reflètent, comme
dans un miroir, s'enchâssent, se nouent et dénouent pour se
répéter indéfiniment, comme représentent ici ces
deux trains en sens contraire, dont « les deux mouvements n'en sont pas
moins solidaires l'un de l'autre 36 ».
Bergson compare également ces deux mouvements à
« deux voies ferrées » aux « rails se raccord(ant) selon
une courbe, de sorte qu'on passe insensiblement d'une voie à l'autre
37 ». Le Protagoniste se situe entre ces deux voies
ferrées, et « passe insensiblement d'une voie à l'autre
» dès lors qu'il est traversé par le temps et que
celui-ci n'est plus conceptualisé comme « deux voies ferrées
qui se couperaient à angle droit38 ». Le Protagoniste
vit la durée pour la penser à partir du moment où il ne
situe plus spatialement dans l'écart de deux sens contraires,
mais qu'il est lui-même écartelé par le changement
perceptif qu'une telle expérience crée au sein de la
pensée. La scène est ainsi scandée en deux temps : nous
voyons tout d'abord le Protagoniste de face avec les deux trains circulant en
sens contraire, faisant voir au spectateur l'apparente contradiction de cette
disruption visuelle, puis le Protagoniste est filmé de biais, avec l'un
des deux trains qui roule en sens inverse. Ce passage est la
transition même de la durée dans son changement qualitatif, entre
son extension spatiale due à la perception normale et objective, et
l'intensification temporelle de la « perception du changement », qui
incite à penser à rebours de la pratique
intellectuelle:
« On comprend donc d'emblée la force de la notion
(ou l'image-notion) de « durée » : elle ne
désigne plus seulement l'étendue du temps, comme la «
duratio » des classiques, mais l'acte de continuation, l'acte de
se maintenir dans et à travers le temps (...) par l'épreuve
réelle de la conservation, du passage (comme acte de passer, bien loin
de la passivité, ou de la création 39 ».
36
37
38
39
|
L'Evolution créatrice, Bergson, p.367
Matière et Mémoire, Bergson, p.249
ibid, p.248
Bergson ou les deux sens de la vie,
Frédéric Worms, p.10
|
Le Protagoniste est donc avant tout une
intériorisation de la durée en ce qu'il doit
être vécu par elle pour la comprendre; ce changement de
plan est la « perception du changement », le passage de
l'objectivation extérieure au temps à la subjectivation
intérieure à la durée, du statut relatif du
spectateur au rôle absolu de l'acteur, ce protagoniste
sans nom, individuellement intérieur au changement
universel de la durée:
« On se représente le temps comme un cadre anonyme
et extérieur où ont lieu des phénomènes dont on se
détache, qu'on regarde comme un spectacle et qui se valent tous, on
relativise et on banalise, alors que c'est toujours un acte interne et
individuel, singulier et absolu, au-delà duquel il n'y a plus rien, et
par lequel la réalité est tout ce qui s'y passe ou plutôt
tout ce qui s'y fait (il faudrait situer l'évènement à cet
égard entre le spectacle et l'acte, l'évènement qui n'est
plus un spectacle et conduit à la réalité de
l'acte40 ».
Le Protagoniste est l'évènement du Temps,
l'avènement de la durée à travers sa
participation à cette dernière qui coule en lui aussi bien qu'il
coule en elle, dans l'évènement-miroir de l'acte de
durer, qui se donne dans l'expérience intériorisante de
sa pensée en retour sur elle-même.
Le Protagoniste est de dos par rapport aux deux trains
qui marchent en sens inverse- point de vue du spectateur
extériorisant.
|
Le Protagoniste fait face aux deux trains en sens
contraire- il devient lui-même l'écart entre la
perception ordinaire et « la perception du changement ».
17
|
|
Le Protagoniste fait partie du sens à
rebours du train du premier plan- le Temps s'intériorise
comme pensée universalisante de la durée vécue.
|
18
Le Protagoniste devient lui-même une donnée de sa
propre expérience, donnée qui est le « principe »
(« tenet »), le sens directeur de sa mission, à
concevoir comme une expérience de pensée vécue. Son chef
opérateur lui rappelle que cette scène d'introduction
était un « test », une mise à l'épreuve
liminaire du processus expérimental dont il sera le sujet
actant et pensant: « We all believed we'd run into the
burning building. But until we fell that heat we can never know. You do
».
Le Protagoniste opère donc comme la prise de
conscience du Temps, représentée par le réveil du
personnage à l'hôpital, à entendre comme saisie et
vécu de la durée qui se réalise
effectivement et réflexivement.
19
4) Le principe (« tenet ») de la
durée ou le temps de la conscience
(...) 42 ».
Le film Tenet se construit sur le principe d'une
conscience temporalisée par la durée que le Protagoniste traverse
et qui le traverse; le principe du film est en cela de suivre le point de vue
interne du Protagoniste qui consiste à déployer le processus
intérieur de la durée comme mouvement intrinsèquement
psychique de la réalité. Les différentes séquences
du film sont donc l'interpénétration des temporalités
pensées et vécues par le Protagoniste acteur de la durée,
« un enroulement continuel comme celui d'un fil sur une pelote, car notre
passé nous suit, il se grossit sans cesse du présent qu'il
ramasse sur sa route; et conscience signifie mémoire 41
». La pelote est distincte du fil et pourtant fait corps avec, en porte le
mouvement; de même pour le Protagoniste et la durée, dont
l'orientation se définit par la poussée inchoative du
passé faisant retour dans le présent, et dont la destination
n'est paradoxalement pas le futur mais le passé, car « (...) il
semble que l'objet de la vie soit la mémoire et que le but de la vie
soit le développement de la mémoire. (...) L'âme du monde,
c'est pour nous la durée élémentaire, la mémoire de
l'inconscient
41
42
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le Mouvant, Bergson, p.183
L'idée de temps. Cours au Collège de France
1901-1902, Henri Bergson, Paris, PUF, 2019, p.
20
Plus le film progresse, plus le passé fait
retour; la finalité du film est d'ailleurs centrée sur
les reprises finales de chacune des scènes d'introduction
à l'inversion de la conception du temps linéaire:
Le principe de la durée est mémoire, dont la
trajectoire verticale remodèle la vision erronément
linéaire du temps. Les deux scènes à Mumbai,
réunissant le Protagoniste et Priya, délivrent ce principe
temporel de la conscience qui se fait à travers le rebond
créateur de la mémoire, « enroulement continuel comme un fil
sur une pelote » chez Bergson. La vie n'est plus l'anticipation de
positions statiques, mais « le développement de la mémoire
», d'où le passage d'un enchaînement de scènes
localisables dans l'espace et le temps linéaire à un
étoffement présent du passé de ces dernières. Les
deux dialogues de Mumbai sont en quelque sorte la conscience médiatrice
du Protagoniste se découvrant alors à travers la mémoire
principielle de la durée dans laquelle il est engagé; son retour
génétique dans le passé, le passage entre les
deux scènes sont la prise de conscience de la mémoire comme
principe de la durée.
Lors de la première scène, Priya indique «
anything that goes to the record speaks directly to the future »,
sous-entendant que chaque trace (« record ») de la
mémoire est d'ores et déjà entérinée
dans le futur qui est en communication (« speaks »)
avec elle, comme les deux personnages entre eux, avant d'enchérir :
« the question is, can the future speak back ? », la traduction de
« speak back », « répondre», impliquant le jeu de
retour (« back ») de la mémoire dans le
futur. Cette réponse, nous l'avons lors de la deuxième
scène à Mumbai, au cours de laquelle c'est le Protagoniste qui
apporte les réponses à Priya, de façon inversée
à la première scène; le Protagoniste passe donc d'une
conscience linéaire du temps qu'il avait encore au cours du premier
échange à une conscience en-durée dans la
seconde, où le temps linéaire se fait protagoniste du
passé, de la mémoire : « the past, here, now », conclut
le Protagoniste.
Il comprend que le temps de la durée « (...) est
une succession d'états dont chacun annonce ce qui suit et contient ce
qui précède. À vrai dire, ils ne constituent des
états multiples que lorsque je les
21
22
ai déjà dépassés et que je me
retourne en arrière pour en observer la trace. Tandis que je les
éprouvais, ils étaient si solidement organisés, si
profondément animés d'une vie commune, que je n'aurais su dire
où l'un quelconque d'entre eux finit, où l'autre commence. En
réalité, aucun d'eux ne commence ni ne finit, mais tous se
prolongent les uns dans les autres ».
43
C'est lorsqu'il se « retourne en arrière »
que la mémoire s'exhibe en tant que « trace » motrice de cet
« enroulement continuel » qui ne peut se sentir que temporellement et
non localement, comme le suggère la correction du « here » en
« now » parallèle au changement de vocabulaire de Bergson:
« À vrai dire, ce n'est ni un enroulement ni un
déroulement, car ces deux images évoquent la
représentation de lignes ou de surfaces dont les parties sont
homogènes entre elles et superposables les unes aux autres. Or, il n'y a
pas deux moments identiques chez un être conscient. (...) Une conscience
qui aurait deux moments identiques serait une conscience sans mémoire.
44 »
Bergson emploie une nouvelle image pour décrire ce
phénomène de la durée qui « n'est ni un enroulement,
ni un déroulement » :
« Il faudra donc évoquer l'image d'un spectre aux
mille nuances, avec des dégradations insensibles qui font qu'on passe
d'une nuance à l'autre. Un courant de sentiment qui traverserait le
spectre en se teignant tour à tour de chacune de ses nuances
éprouverait des changements graduels dont chacun annoncerait le suivant
et résumerait en lui ceux qui le précèdent ».
Le flux de conscience de la durée scandé par le
rythme de la mémoire n'est visible qui si l'on le perçoit comme
une variation intensive de la lumière, au risque de l'enfermer dans des
métaphores homogénéisantes, spatalisantes, en
désaccord avec sa nature mouvante. Dans Tenet, le Protagoniste
est aussi guidé par la scission des couleurs usuelles du spectre
lumineux : rouge pour la perception à chaud de l'instant
présent linéaire, et bleue, pour la perception à froid
de la mémoire de la durée qui est en train de se faire et de
créer l'avenir dans les fentes du passé ainsi ouvertes.
43
44
|
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le Mouvant, Bergson, p.183 ibid, p.184
|
23
Le Protagoniste, en rouge, fait face au bleu de la durée
en train de se faire, et en reste dans un premier temps
séparé.
|
Le Protagoniste, en rouge, se fond dans le décor bleu : il
ne s'agit plus d'opposer les deux couleurs temporelles
schématiquement, mais de les intégrer de
façon à ce que « chacune de ses nuances éprouverait
des changements graduels dont chacun annoncerait le suivant et
résumerait ceux qui précèdent ».
|
24
Le rouge se fond dans le bleu de la même manière
que le bleu s'insère dans le rouge; le présent perçu de
façon usuelle porte au fond de lui-même le passé qui se
fait futur, et le futur est couvé par le passé qui se fait
présent au coeur de la profondeur de la durée intrinsèque
au spectre lumineux du temps où « elle rentre en elle, se ressaisit
et s'approfondit. 45 »
Pour en ressaisir le sens, Bergson compare cette graduation au
mouvement d'« un élastique infiniment petit,
contracté, si c'était possible, en un point mathématique.
Tirons-le progressivement de manière à faire sortir du point une
ligne qui ira toujours s'agrandissant. Fixons notre attention, non pas sur la
ligne en tant que ligne, mais sur l'action qui la trace.
Considérons que cette action, en dépit de sa durée, est
indivisible si l'on suppose qu'elle s'accomplit sans arrêt; que,
si l'on y intercale un arrêt, on en fait deux actions au lieu d'une et
que chacune de ces actions sera alors l'indivisible dont nous parlons ; que ce
n'est pas l'action mouvante elle-même qui est jamais divisible, mais la
ligne immobile qu'elle dépose au-dessous d'elle comme une trace dans
l'espace. Dégageons-nous enfin de l'espace qui sous-tend le mouvement
pour ne tenir compte que du mouvement lui-même, de l'acte de
tension ou d'extension, enfin de la mobilité pure. Nous aurons
cette fois une image plus fidèle de notre développement dans la
durée. 46»
L'image de l'élastique, par sa « tension » et
« extension », souligne l'idée de rebond temporel
perceptible dans Tenet, et dont « l'acte de tension ou
d'extension (...) de mobilité pure » est issu non pas de « la
ligne en tant que ligne » mais de « l'action qui la trace ».
Cette action de l'élastique qui se « dégag(e) » de
« l'espace qui accompagne le mouvement pour ne tenir que du mouvement
lui-même » est décelable lors de la scène de course
poursuite en voiture dans Tenet. Le Protagoniste et le personnage Neil
conduisent lorsque d'autres véhicules en marche arrière font leur
apparition en sens inverse à la même vitesse qu'eux. Il y a alors
un décalage au niveau de « l'espace qui sous-tend le mouvement
» entre les voitures, mais une égalité sur le plan temporel
du « mouvement lui-même », dans la mesure où l'apparente
contradiction de trajectoires n'est qu'une différence intensive de
l'« acte de tension ou d'extension », de « la mobilité
pure » du « développement de la durée ». Le
présent du Protagoniste et de Neil intercepte ce que leur action
présente contient de passé propre à intervenir dans
l'avenir, car, dans les voitures auxquels ils sont confrontés, sont en
train d'agir leur futur dans le passé que ce présent
décante. Leur avancée est l'élastique « tiré
(...) progressivement de manière à faire sortir du point une
ligne qui ira toujours
45
46
« L'intuition philosophique », La Pensée et
le Mouvant, Bergson, p. 137
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le Mouvant, Bergson, p.184 (nous soulignons)
te
25
s'agrandissant », et ce point est atteint par la
contraction en « infiniment petit », accélérée
de la durée présentée par la célérité
des voitures en sens opposé.
26
5) Le miroir nolanien ou l'image médiatrice
de la durée
Cependant, pour Bergson, la durée ne saurait se limiter
à une image précise, au risque d'essentialiser ce qui est par
nature inconcevable aux moyens de l'intellect, ce qui justifie l'ambivalence
des images qui la pointent seulement au lieu de la circonscrire
définitivement à un concept:
« Et pourtant cette image sera incomplète encore,
et toute comparaison sera d'ailleurs insuffisante, parce que le
déroulement de notre durée ressemble par certains
côtés à l'unité d'un mouvement qui progresse, par
d'autres à une multiplicité d'états qui s'étalent,
et qu'aucune métaphore ne peut rendre un des deux aspects sans sacrifier
l'autre. Si j'évoque un spectre aux mille nuances, j'ai devant moi une
chose toute faite, tandis que la durée se fait continuellement. Si je
pense à un élastique qui s'allonge, à un ressort qui se
tend ou se détend, j'oublie la richesse de coloris qui est
caractéristique de la durée vécue pour ne plus voir que le
mouvement simple par lequel la conscience passe d'une nuance à l'autre.
La vie intérieure est tout cela à la fois, variété
de qualités, continuité de progrès, unité de
direction 47 ».
Dans Tenet, cette « variété de
qualité, continuité de progrès, unité de direction
», ce « tout cela à la fois » de la durée est
discernable dans ces deux scènes consécutives qui emploient
alternativement le spectre lumineux et la marche arrière semblable au
rebond d'un élastique pour montrer les caractéristiques
indéfinissables de la durée. Cette impossibilité de se
figurer la durée s'explique par le fait qu'elle est avant tout
mémoire; or, comme l'indique Bergson, ce qui fait que la mémoire
est justement mémoire est son incapacité à être
représentée car elle est avant tout durée consciente et
conscience de la durée:
« Toute description claire d'un état psychologique
se fait par des images (...). Le souvenir pur ne pourra dès lors
être décrit que d'une manière vague, en termes
métaphoriques. (...) il est à la perception ce que l'image
aperçue derrière le miroir est à l'objet placé
devant lui, L'objet se touche aussi bien qu'il se voit ; il agira sur nous
comme nous agissons sur lui ; il est gros d'actions possibles, il est
actuel. L'image est virtuelle et, quoique semblable à
l'objet, incapable de rien faire de ce qu'il fait. 48»
La mémoire devient contemporaine à la
perception, et non pas conséquence de cette dernière; le principe
de la durée est la virtualité de la mémoire qui se fait
actuelle, et seule l'image du miroir
47
48
|
ibid, p.185
« La fausse reconnaissance », L'Energie
spirituelle, Henri Bergson, Félix Alcan, 1919, p.144
|
27
est capable de rendre compte de l'effet double de cette
dynamique virtuelle à comprendre comme ce qui tend vers sa propre
réalisation .
49L'image du miroir semble être la
synthèse performative des deux images précédentes du
spectre lumineux et de l'élastique, entre une distinction visuelle et
une notion incarnée, tactile, en ce qu'elle concentre en elle seule la
puissance évocatrice de l'image médiatrice de la durée, de
cette dualité de l'« image qui est presque matière en ce
qu'elle se laisse encore voir, et presque esprit en ce qu'elle ne se laisse
plus toucher, -- fantôme qui nous hante pendant que nous tournons autour
de la doctrine et auquel il faut s'adresser pour obtenir le signe
décisif, l'indication de l'attitude à prendre et du point
où regarder 50».
Cet aller-retour de l'image-miroir de la durée se
distingue notamment au cours de la scène de course poursuite : les
voitures en marche arrière de sens opposé sont
immédiatement montrées dans le rétroviseur du
véhicule alors conduit par le Protagoniste et Neil.
L'image du miroir reproduit la motion interne de la
durée invisible mais réfléchie en ce que «
notre existence actuelle, au fur et à mesure qu'elle se déroule
dans le temps, se double ainsi d'une existence virtuelle, d'une image en
miroir. Tout moment de notre vie offre donc deux aspects : il est actuel et
virtuel, perception d'un côté et souvenir de l'autre. Il se scinde
en même temps qu'il se pose. Ou plutôt il consiste dans cette
scission même, car l'instant présent, toujours en marche, limite
fuyante entre le passé immédiat qui n'est déjà plus
et l'avenir immédiat qui n'est pas encore,
49
50
« Chapter 4 : Memory », Bergson, Mark
Sinclair, p.16
« L'intuition philosophique », La Pensée et
le mouvant, Bergson, p.130
28
se réduirait à une simple abstraction s'il
n'était précisément le miroir mobile qui
réfléchit sans cesse la perception en souvenir
51».
Cette image en miroir de la durée implique deux modes
d'existence différents, le virtuel et l'actuel, qui reflètent
deux sens de l'être, deux formes de multiplicité temporelles qui
admettent des différences de degrés inchoatives au
développement de la durée. Tenet joue sur ce
dédoublement du temps en séparant le reflet agissant du
Protagoniste reconnaissable à son masque à oxygène et le
Proatagoniste lui-même lors de la mise en scène recherchée
de la durée cherchant à contrer
l' « invasion graduelle de l'espace dans le domaine de la
conscience pure52 ».
Ce masque à oxygène a le rôle de l'image
médiatrice du miroir; l'idée de respiration reproduite correspond
à l'entre-deux du « fantôme 53 » de la mémoire
« doublant à tout instant la perception, naissant avec elle, se
développant en même temps qu'elle, et lui survivant (...)
».
54
La réalité est dès lors
ambiguïté, abolissant les frontières entre objectif et
subjectif, imaginaire et réel, et c'est le signe du dédoublement
de l'image-miroir qui font passer de l'un à l'autre. L'image
est une polarisation à double sens; le virtuel n'est pas l'actuel de la
même manière que le temps est distinct de l'espace, et le virtuel
et l'actuel appartiennent tout deux au présent, mais selon deux modes
d'attention différents : l'actuel est tourné vers l'action alors
que le virtuel correspond à la durée intériorisée,
à un temps pur, non empirique. L'image du miroir ne fait plus voir un
temps
51
52
53
54
« La fausse reconnaissance », L'Energie
spirituelle, Bergson, p.144
Essai sur les données immédiates de la
conscience, Bergson, Félix Alcan, 1908, p.96 Matière et
Mémoire, Bergson, p.27
« La fausse reconnaissance », L'Energie
spirituelle, Bergson, p.144
29
chronologique mais ressentir la multiplicité temporelle
de la durée. Le personnage de la scientifique Laura somme ainsi le
Protagoniste de ne pas « essayer de comprendre» le «
principe» (« tenet ») du temps, mais de le « sentir »
: « Don't try to understand it, feel it. »
Cette consigne peut être aussi appliquée pour le
spectateur, dont la saisie du temps de la durée repose sur la
capacité du Protagoniste à la vivre en tant que telle. Le film se
fait dès lors pensée de la durée et la durée
pensée du film, et ce à travers l'utilisation de l'image du
miroir comme reflet d'une pensée en durée, en ce qu'elle est
« l'image médiatrice qui se dessine dans l'esprit de
l'interprète, au fur et à mesure qu'il avance dans l'étude
de l'oeuvre (...) ».
55
Cette image médiatrice « hante 56 » en effet
l'ensemble du film de Tenet dans lequel Christopher Nolan travaille
particulièrement sur la mise en scène de la
transparence, transparence qui se veut à mi-chemin de la
clarté de la compréhension et du reflet « de la doctrine
». L'utilisation de l'image du verre, des vitres insiste notamment sur
l'effet réfléchissant venant « hanter »
l'image de fait doublée par la durée qui la mobilise. Il
n'est pas étonnant de constater que l'expérience de la balle
inversée, révélatrice de la durée que nous avons pu
décrypter précédemment, va toujours de paire avec la mise
à l'épreuve du verre où la balle rebondit : cet indice
laisse transparaître la durée qui dédouble le film à
chacune de ses séquences, en en étant l'épaisseur
temporelle sous-jacente. L'image du verre est le rappel du virtuel de la
durée, ou, autrement dit, le mouvement de dédoublement de la
durée à partir de la tension interne de sa notion:
55
56
|
« L'intuition philosophie », La Pensée et le
mouvant, Bergson, p.130 ibid, p.119
|
57»
L'image en miroir du verre surprend donc le «
système de dualité » (« system of dualization »)
de la durée, dont la virtualité de la notion est en
train de se faire actuelle à l'écran par
l'intermédiaire de sa transparence.
30
« In Bergson, there is a well-thought out theory of
mediation that must unfold alongside the better known philosophy of radical
novelty in order that the two may exist at all: neither duration nor the elan
are ever pure, but contain contradictions and exist in perpetual tension with
their internal other. They are not opposites within a dualism but interfering
tendencies in a system of dualization (...)
57 « Forget the virtual: Bergson, actualism, and the
refraction of reality », Continental Philosophy Review, 37(4),
pp. 469-493
31
Dès que le Protagoniste et le spectateur
décèlent la présence d'une surface transparente, d'un
reflet, ils sont alors amenés à prendre conscience de la
profondeur temporelle de la durée que ce miroir leur fait sentir
à partir de la tension de son dédoublement virtuel et actuel.
C'est par exemple le cas lors de la scène de confrontation indirecte de
Sator et du Protagoniste, qui s'effectue à travers une vitre qui les
sépare spatialement mais les unit temporellement : le rouge actuel du
Protagoniste intègre le bleu virtuel de Sator et inversement. Ces deux
nuances temporelles sont en « perpétuelle tension avec leur autre
internalisée » (« in perpetual tension with their internat
other »), et c'est l'image actuelle de ce miroir qui permet de prendre
conscience de la durée virtuellement à l'oeuvre dans l'image.
L'image médiatrice de la durée permet de penser
le film en miroir et donc de penser en durée; la pensée et le
sentir ne font désormais plus qu'un, grâce à la
transparence de l'image qui évoque en cela le « cristal » de
l' « image-temps » au cinéma chez Deleuze, lequel reprend la
terminologie temporelle spécifique de la durée:
« Le cristal est comme une ratio cognoscendi du temps, et
le temps, inversement, est ratio essendi. Ce que le cristal
révèle ou fait voir, c'est le fondement caché du temps,
c'est-à-dire sa différenciation en deux jets, celui des
présents qui passent et celui des passés qui se conservent
58».
Or, ce cristal est le propre de l' « image-temps »,
qui « n'est plus le cours empirique du temps comme succession de
présents, ni sa représentation indirecte comme intervalle ou
comme tout, c'est sa présentation directe, son dédoublement
constitutif en présent qui passe et passé qui se conserve, la
stricte contemporanéité du présent avec le passé
qu'il sera, du passé avec le présent qu'il a
été» .
59Cette « image-temps » est la
continuité de l' « image-mouvement » mais se
différencie par son style qui n'est plus centré sur une
narration mais sur la vision émergente de la
durée. Le film Tenet pourrait alors se résumer à
« une succession qui n'est pas juxtaposition, une croissance par le dedans
(...) » d'images-cristal du temps et dont la pensée en durée
permettrait de mieux comprendre l'originalité d'une esthétique
cinématographique qui se veut en rupture avec la conception classique du
temps. La durée se fait pensée et la pensée se fait film,
tel pourrait être le «principe » dissimulé du titre
éponyme de Tenet; le but du film n'est plus de raconter une
histoire
58
59
|
L'Image-temps. Cinéma 2, Gilles Deleuze, Paris,
Editions de Minuit, 1985, p.5 ibid, p.358
|
32
mais de montrer une certaine vision du réel,
d'après laquelle « toute réalité est donc tendance,
si l'on convient d'appeler tendance un changement de direction à
l'état naissant 60».
Le film retranscrit cet effet de surprise intérieure
que procure la découverte de la durée; « ce changement de
direction à l'état naissant » est repérable tout le
long du film avec l'irruption brusque de phénomènes hors de
portée pour nos réflexes cognitifs, seulement ressentis
devant
l' « image-temps » de la durée, « ce petit
fait est gros d'enseignements 61 ».
L'image de la durée est en effet comparable à
l'expérience du sucre fondu décrite par Bergson; le verre d'eau,
transparent, laisse voir et prendre conscience du
phénomène de la durée, tout comme regarder l'image-miroir
de Tenet fait pénétrer dans la durée:
« Si je veux me préparer un verre d'eau
sucrée, j'ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit
fait est gros d'enseignements. (...) Ce n'est plus du pensé, c'est
du vécu. Ce n'est plus une relation, c'est de l'absolu. Qu'est-ce
à dire, sinon que le verre d'eau, le sucre, et le processus de
dissolution du sucre dans l'eau sont sans doute des abstractions, et que le
Tout dans lequel ils ont été découpés par mes sens
et mon entendement progresse peut-être à la manière d'une
conscience ? 62»
Une scène similaire d'observation vécue en
transparence dans Tenet est à nouveau celle de la
confrontation entre Sator et le Protagoniste, dans laquelle l'image de la vitre
est l'équivalent du verre d'eau sucrée de Bergson : le
Protagoniste assiste à l'expression de la durée par la
médiation du verre-miroir, et en vit immédiatement
l'intrusion lorsque Sator lui faisant alors premièrement face
et parlant à l'envers, l'atteint directement physiquement. La
durée apparaît par l'effet de surprise suscité par
son image médiatrice du miroir dont la réflexion vécue
pénètre le regard du Protagoniste et du spectateur et
l'intègre à la durée du « Tout (...) à la
manière d'une conscience ».
L'image-miroir dans Tenet équivaut à ce
surgissement de la durée dans la conscience du Protagoniste et du
spectateur, communément reliés à la durée par
l'intermédiaire de cette image réfléchissante.
60
61
62
|
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le Mouvant, Bergson, p.211 L'Evolution
créatrice, Bergson, p.10
ibid.
|
33
34
6) La mise en scène de l'image
médiatrice comme possible d'une pensée en
durée
L'image-miroir, médiatrice de la durée, est non
seulement l'enjeu d'une pensée en durée, mais gage de mise en
scène de la durée; pensée et cinéma de la
durée se rejoignent à travers la mise en situation de
l'image-miroir de la durée. De la même manière que le
philosophe se charge d'élaborer sa pensée de la durée
à partir de l'image médiatrice du verre d'eau, le
réalisateur structure le film d'images-miroir aptes à rendre
compte de façon transparente du processus temporel de la
durée, qui s'oppose à la construction classique de l' «
image-mouvement » du cinéma:
« (...) tandis que l'image-mouvement et ses signes
sensori-moteurs n'étaient en rapport qu'avec une image indirecte du
temps (dépendant du montage), l'image optique et sonore pure, ses
opsignes et sonsignes, se lient directement à une image-temps qui s'est
subordonnée le mouvement. C'est ce renversement qui fait, non plus du
temps la mesure du mouvement, mais du mouvement la perspective du temps: il
constitue tout un cinéma du temps 63».
La mise en « perspective » du temps par
l'intermédiaire de l'image-miroir dans Tenet fait de l'image
médiatrice de la durée bergsonienne le moyen d'expression
privilégié à la fois d'un cinéma pensé en
durée, mais aussi d'un cinéma de la durée qui repose sur
la stylisation octroyée par la mise en scène d'une telle
image.
Une maïeutique de la durée s'effectue à
partir de la vision de l'image-miroir, dont la « mise hors scène
qui joue de la limite du cadre 64» laisse entrevoir une
conception de la durée qui se fonde sur le dédoublement virtuel
et actuel de l'image-miroir à l'écran, et, du point de vue de la
mise en scène, « travaille à instituer une limite entre le
réel et ce qui est mis en scène 65». La
durée est ainsi dissimulée en même temps qu'elle est
montrée; c'est ce processus même qui permet à la
durée d'être interprétée, par le Protagoniste et le
spectateur, dans une réversibilité de la conception et de
l'incarnation qu'une « pens(ée) en durée » sollicite,
et le philosophe aussi bien que le réalisateur oriente une
telle observation:
« Nulle image ne remplacera l'intuition de la
durée, mais beaucoup d'images diverses, empruntées à
des ordres de choses très différents, pourront, par la
convergence de leur action,
63 L'Image-temps. Cinéma 2, Deleuze, p.35
64 Des dispositifs pulsionnels, Jean-François
Lyotard, Editions UGE 10/18, 1973, p.62
65 ibid.
diriger la conscience sur le point précis
où il y a une certaine intuition à saisir. En choisissant les
images aussi disparates que possible (...) on accoutumera peu à peu la
conscience à une disposition toute particulière et bien
déterminée, celle précisément qu'elle devra adopter
pour s'apparaître à elle-même sans voile
66».
La mise en scène de la durée repose sur ces
« images aussi disparates que possible » du reflet ayant pour ressort
commun la prise de conscience de l'apparition de la durée à
l'écran, et cette manoeuvre d'indication, de pointage (« point
précis ») pour « diriger la conscience » est la manoeuvre
du philosophe et du cinéaste, tous deux réalisateurs de
la durée à travers la mise en scène choisie de
l'image-miroir qui accouche d'elle jusqu'à ce qu'elle «
s'apparaisse à elle-même sans voile », si ce n'est la
transparence de son reflet qui la genère.
Le rôle du tourniquet dans Tenet est en cela
l'indicateur de la mise en scène de la durée à laquelle le
Protagoniste et le spectateur assistent et prennent part, en ce que son sens de
rotation détermine la polarité de la durée oscillant entre
la virtualité et l'actualité de sa présence à
l'image. Le tourniquet peut être comparé au metteur au
scène que sont le philosophe et le réalisateur puisqu'il
détient le sens de la durée et détermine la conscience
d'une telle direction dans le temps. Ce tourniquet a une place de premier plan
dans la scène de confrontation entre le Protagoniste et Sator, dans la
mesure où ce dernier l'emprunte pour faire surgir la durée au
sein du vécu du Protagoniste, comme nous avons pu l'analyser
précédemment. Le tourniquet est ce qui assure la mise en
scène de l'image médiatrice de la durée
reflétée par le verre/miroir de la vitre, et en influence le
changement de couleurs, entre le bleu virtuel et le rouge actuel, que sa
rotation interne à la durée lui fait adopter. Le
tourniquet soutient « l'image médiatrice qui se dessine dans
l'esprit de l'interprète, au fur et à mesure qu'il avance dans
l'étude de l'oeuvre 67 » en en dé-voilant (« sans voile
») le sens temporel de réalisation.
66
67
35
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le Mouvant, Bergson, p. 186 (nous soulignons)
« L'intuition philosophique », La Pensée et le
Mouvant, Bergson, p. 130
36
37
« Penser en durée » le film de Tenet
ne subordonnerait plus la technique d'un auteur à la reproduction des
codes formels de la discipline, mais ferait saillir le dynamisme
créateur latent du cinéma de Christopher Nolan à partir
d'une mise en scène de la durée qui en réveillerait la
pensée et l'exégèse.
« Penser en durée » serait une pensée
possible de la durée par l'image, au sens bergsonien du terme
« possible » : « le possible implique la réalité
correspondante avec, en outre, quelque chose qui s'y joint, puisque le possible
est l'effet combiné de la réalité une fois apparue et d'un
dispositif qui la rejette en arrière 68».
Le possible ne préexiste pas à la «
réalité mouvante », à la « création
d'imprévisible nouveauté 69» perpétuelle qui fait le
réel, mais est ce à travers quoi la réalisation de la
réalité se fait, tout comme le tourniquet est ce par quoi le
regard porté sur la durée est orienté. Le possible est en
cela mise en scène de la réalité, en exprimant l'aptitude
du temps à s'incarner, autrement de la durée à se faire
vivante. La mise en scène est la capacité de faire corps
avec la durée contenue dans la puissance de signification de « la
frange colorée 70» de son image-miroir:
« La réalité coule; nous coulons avec elle;
et nous appelons vraie toute affirmation qui, en nous dirigeant à
travers la réalité mouvante, nous donne prise sur elle et nous
place dans de meilleures conditions pour agir. 71»
L' « affirmation » de la durée par la mise en
scène de son image-miroir est source de vérité en nous
plaçant à l'intérieur de sa réalité
intérieure; sa vérité est autrement dit possibilité
d'interprétation, en tant qu'elle « nous donne prise sur
elle et nous place dans de meilleures conditions pour agir ». Dans
Tenet, ce sens du potentiel latent de la mise en scène de la
durée est contenu par l'emploi du terme « postérité
» (« posterity »), qui est la définition temporelle
de la vérité de la durée :
« On voit la différence entre cette conception de
la vérité et la conception traditionnelle. Nous
définissons d'ordinaire le vrai par sa conformité à ce qui
existe déjà ; James le définit par sa relation
68 « Le Possible et le réel », La
Pensée et le Mouvant, Bergson, p.111-112
69 ibid, p.101
70 « Mais l'expérience intérieure ne
trouvera nulle part, elle, un langage strictement approprié. Force lui
sera de bien de revenir au concept, en lui adjoignant tout au plus l'image.
Mais alors il faudra qu'elle élargisse le concept, qu'elle
l'assouplisse, et qu'elle annonce, par la frange colorée dont elle
l'entourera, qu'il ne contient pas l'expérience tout
entière.»
« L'intuition philosophique », La Pensée
et le Mouvant, Bergson, p.45
71
|
« Sur le pragmatisme de William James », La
Pensée et le Mouvant, Bergson, p.246
|
38
à ce qui n'existe pas encore. Le vrai (...) ne copie
pas quelque chose qui a été ou qui est: il annonce ce qui sera,
ou plutôt il prépare notre action sur ce qui va être. La
philosophie a une tendance naturelle à vouloir que la
vérité regarde en arrière: (...) elle regarde en avant
72».
La vérité de la durée se situe en avant
de sa mise en scène par la possibilité de son image-miroir
à laquelle correspond le terme de « postérité »
(« posterity ») dans Tenet. Le Protagoniste se demande en
effet comment la nouvelle conception du temps, celle de la durée,
à laquelle il participe est possible, et la réponse
apportée est la « postérité », comme
corrélât de cette latence d'une pensée en durée
détenue par la mise en scène de l'image-miroir qui la lui
reflète:
« Protagonist: How did Sator know?
Neil : Posterity ».
Et la postérité se fait réalité en
tant que possibilité de la durée octroyée par la mise en
scène de son image en miroir:
« Neil: Call it what you want.
The Protagonist: What do you call it?
Neil: Reality. »
La réalité de la durée « annonce ce
qui sera, ou plutôt (...) prépare notre action sur ce qui va
être », « regarde en avant », et sa mise en scène
accomplit sa pensée rendue possible par la mise en scène
de l'image réfléchissante d'une temporalité en miroir
qu'est la durée, celle d'un temps linéaire inversé. C'est
ce que le personnage de Neil laisse entendre au Protagoniste lors de cette
dernière entrevue du film :
« Neil : (...) You have a future in the past (...) I'll
see at the beginning friend ! »
La postérité est commencement (« beginning
») de la durée en ce qu'elle est la condition de sa
possibilité par la mise en scène de son image. Le personnage de
Neil rend compte de la détention d'un tel savoir puisqu'il guide le
Protagoniste durant tout le long de la progression de ce dernier au coeur la
temporalité à rebours de la durée, et lui fait prendre
conscience de la réalité de cette possibilité de la
durée. Tout comme pour Bergson, le réel précède le
possible, et non l'inverse, la réalité de la durée
précède sa possibilité, et c'est la mise en scène
de sa possibilité qui permet d'entrer dans sa réalité par
l'intermédiaire de son image-miroir opératrice de
vérité en ce qu'elle en amorce la postérité. Nous
retrouvons en cela la conception réfléchie, circulaire
de la durée pour en penser la propre mise scène.
39
« I'll see you at the beginning, friend ! »
40
Cette pensée de la durée qui se veut
réalité de la durée est «la ligne qui bifurque et ne
cesse de bifurquer passant par des présents incompressibles (...) non
nécessairement vrais 73 », au sens traditionnel d'une
vérité qui « regarde en arrière », et c'est la
définition de l' « image-temps » de Deleuze qui reprend au
mieux cette nouvelle acception d'une vérité qui ne « copie
pas quelque chose qui est ou a été » chez Bergson mais est
la « postérité » (« posterity ») du «
commencement» (« beginning ») :
« Ce n'est pas du tout « chacun sa
vérité », une variabilité concernant le contenu.
C'est une puissance (...) qui détrône la forme du vrai, parce
qu'elle pose la simultanéité de présents incompossibles,
ou la coexistence de passés non nécessairement vrais. 74
»
Tenet réalise donc cette puissance de
bifurcation temporelle qu'est la mise en scène de la
durée qui le sous-tend à travers le déploiement de sa
propre image du temps en miroir, de son « image-temps» pensée
et vécue à l'écran.
« Penser en durée » devient par
conséquent une manière de voir la durée, de la
mettre en scène, de la styliser en conférant un sens de
direction à la possibilité de son « image-temps
» laquelle fait que « cet esprit est ce qu'il y a de plus concret 75
» à penser et à vivre.
« Penser en durée » est par conséquent
une stylisation de la durée, et l' « image-temps »,
vectrice de sens, un style de mise en scène de cette durée
même. Si Tenet nous a permis de penser la durée, son
« image-temps » nous permettrait-elle de penser son style?
73
|
L'image-temps. Cinéma 2, Deleuze, p.171
|
74
75
|
ibid.
« L'intuition philosophique », La Pensée et
le mouvant, Bergson, p.130
|
41
II / Quand « penser en durée » se
fait style ou la mise en scène de l' « image-temps
» dans Tenet
1) La durée à l'écran ou la
musique de l'image
Ce qui permet l'introduction de l' « image-temps »,
c'est la musique, car elle est à la fois optique et sonore:
« En second lieu, en même temps que l'oeil
accède à une fonction de voyance, les éléments de
l'image non seulement visuels, mais sonores, entrent dans des rapports internes
qui font que l'image entière doit être « lue » non moins
que vue, lisible autant que visible 76 ».
L'image peut être vue mais aussi lue. Le son se situe
dans le hors champ, repose sur le jeu avec le cadrage : ce qui n'est pas vu
à l'image est entendu. La musique dit quelque chose que l'image ne dit
pas, de même que l'image dit quelque chose que la musique ne dit pas, et
les deux cohabitent au sein de l'image-temps « cristalline 77
». Or, l'image de la musique est également employée par
Bergson comme analogie avec la durée dès sa première
mention dans l'Essai sur les données immédiates de la
conscience dans le chapitre introductif « L'idée de
durée»:
« Ainsi, quand nous entendons une série de coups
de marteau, les sons forment une mélodie indivisible en tant que
sensations pures et donnent lieu à ce que nous avons appelé un
progrès dynamique 78».
Ce « progrès dynamique » est « la
durée réelle (...) ce que l'on a toujours appelé le
temps, mais le temps perçu comme indivisible », et «
c'est justement cette continuité indivisible de changement qui constitue
la durée vraie79 »
La musique est à l'image-temps ce que la mélodie
est à la durée, à savoir la « lisibilité
» du temps qui se donne aussi bien à voir qu'à
écouter de par la nature même de la durée dont le «
progrès dynamique » est autant de notes à
déchiffrer; la suggestion visuelle du miroir de la durée, comme
nous avons pu l'étudier précédemment, serait la partition
du jeu de sa musique qui se déploie à l'écran
:
76
|
L'image-temps. Cinéma 2, Deleuze, p.68
|
77
78
79
|
ibid, p.93
Essai sur les données immédiates de la
conscience, Bergson, p.94-95
« La perception du changement », La Pensée
et le mouvant, Bergson, p.166
|
42
« Pour l'oeil du voyant comme du devin, c'est la «
littéralité » du monde sensible qui le constitue comme monde
sensible 80».
Cette « littéralité du monde sensible
», cette traduction des « sensations pures » de la «
mélodie indivisible » de la durée est le travail de sa
musique qui se veut aussi bien composition
qu'interprétation de la réalité:
« Soit dit en passant, il y a une certaine analogie entre
l'art de la lecture, tel que nous venons de le définir, et l'intuition
que nous recommandons au philosophe. Dans la page qu'elle a choisie du grand
livre du monde, l'intuition voudrait retrouver le mouvement et le rythme de la
composition, revivre l'évolution créatrice en s'y insérant
sympathiquement. »
81
La tâche du philosophe est donc de nous introduire
« sympathiquement » dans la réalité en nous rendant
sensibles à sa « mélodie indivisible » par
l'intermédiaire de l'image médiatrice du temps, à la fois
visuelle et rendue tactile par la musicalité même de ses «
sensations pures », « une image qui est presque matière en ce
qu'elle se laisse encore voir, et presque esprit en ce qu'elle ne se
laisse plus toucher82 ».
Il en va de même pour le réalisateur de
Tenet, qui nous fait « trouver le mouvement et le rythme de la
composition, revivre l'évolution créatrice » du Protagoniste
qui fait l'expérience de la durée en « (nous) y
insérant « symapthiquement » par l'intermédiaire de son
reflet conjoint à sa musique. La musique de la durée dit
ce que l'image du miroir réfléchit, la compose
en l'habitant et la structurant. Le philosophe et le réalisateur
sont les chefs d'orchestre de cette partition de la durée tout comme ils
sont les metteurs en scène de son image-miroir. La musique est la
vibration du reflet de la durée; l'image-miroir
pénètre le regard là où la musique nous fait
vibrer, et c'est précisément l'enjeu du spectre lumineux de la
durée, qui est communément vision et vibration, « nous met
en contact avec toute une continuité de durées que nous devons
essayer de suivre soit vers le bas, soit vers le haut (...) Dans le premier,
nous marchons à une durée de plus en plus
éparpillée, dont les palpitations plus rapides que les
nôtres, divisant notre sensation simple, en diluent la qualité en
quantité : à la limite serait le pur homogène, la pure
répétition par laquelle nous définirons la
matérialité. En marchant dans l'autre sens, nous allons à
une durée qui se tend, se resserre, s'intensifie de plus en plus :
à la limite serait l'éternité. Non plus
l'éternité conceptuelle, qui est une éternité de
mort, mais une éternité de vie. Éternité
vivante et par
80
81
82
L'image-temps. Cinéma 2, Deleuze, p.34
« De la position des problèmes », La
Pensée et le mouvant, Bergson, p.95
« L'intuition philosophique », La Pensée et
le mouvant, Bergson, p.130 (nous soulignons)
43
conséquent mouvante encore, où notre
durée à nous se retrouverait comme les vibrations dans la
lumière, et qui serait la concrétion de toute
durée comme la matérialité en est
l'éparpillement.»
La durée est cette « éternité
vivante et par conséquent mouvante », dont « les vibrations
dans la lumière » en sont « la concrétion » en
image médiatrice du spectre lumineux vibratoire, par
conséquent sonore et permettent d'en « retrouver le
mouvement et le rythme de la composition»:
« Entre ces deux extrêmes l'intuition se meut, et ce
mouvement est la métaphysique même .
83 »
La concentration « entre ces deux extrêmes »
est le travail de l'intuition du philosophe, en cela comparable à celui
du réalisateur qui en réalise le « mouvement
», celui de la « métaphysique même » de la
durée, à partir du parcours du Protagoniste qui est l'acteur de
cette conception du temps exposée dans le film. Le Protagoniste est en
effet l'effectivité théorique de l'opération nommée
« Tenet », dont le principe littéral est la durée en
action, qu'il découvre en se retrouvant pris et
pénétré par son « mouvement » visuel, le miroir
du temps à rebours, et sonore, par la déploiement en musique de
sa trajectoire temporelle, comprise entre les « deux extrêmes »
d'une « durée de plus en plus éparpillée » et
d'« une durée qui se tend, se resserre, s'intensifie de plus en
plus ». Le chemin du Protagoniste est un progrès qualitatif
semblable aux vibrations de la durée:
« Une couleur succède à une couleur, un son
à un son, une résistance à une résistance, etc.
(...) Qu'on y voie des vibrations ou qu'on se la représente de toute
autre manière, un fait est certain, c'est que toute qualité est
changement. (...) la permanence d'une qualité sensible consiste en cette
répétition de mouvements, comme de palpitations successives est
faite la persistance de la vie .
84»
Le Protagoniste avance « comme de(s) palpitations
successives », ce qui est perceptible à travers l'emploi continu de
la musique dans Tenet: chaque scène est accompagnée du
thème principal du film qui est joué différemment selon
chaque circonstance; le thème de Tenet est la «
répétition de mouvements », la « persistance de la vie
» du Protagoniste en « qualité sensible » de la
durée qui « est changement ». A partir de la scène
d'introduction, aucun moment, aucun dialogue ne connaît de
véritable silence; l'attention est directement portée sur la
musique, et de fait la dévie d'une trajectoire rectiligne centrée
sur les faits pour nous faire participer au véritable maillage temporel
que sous-tend chaque étape narrative, auquel la musique nous fait
prendre part. La musique est ce
83
84
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le mouvant, Bergson, p.211
L'Evolution créatrice, Bergson, p.325
44
qui nous fait osciller entre la «
matérialité » de l'espace-temps du Protagoniste, et
l'abolition des frontières spatiales de l' « éternité
vivante et (...) mouvante » de la durée. Ce n'est pas un hasard si
chacun des titres de la bande originale allie à la fois un lieu de
l'action en question à sa qualité en durée, par la reprise
de la vibration thématique de l'opération « Tenet »
à laquelle participe le Protagoniste engagé dans la durée
qu'elle présuppose. Chacun des titres comporte une dimension de l'
« homogène pur », « de la qualité en
quantité » et une frange de l' « éternité de vie
» de la durée exprimée par l'ininterruption de sa musique en
fond sonore. La musique de la durée intervient « à
la limite » de la surface spatiale et de la profondeur
temporelle, et les différents titres de la bande originale en sont
la « continuité de durées » à laquelle
correspond l'itinéraire du Protagoniste en quête du sens
de la durée « que nous devons essayer de suivre soit vers le
bas, soit vers le haut ».
La mise en image de la durée repose donc sur sa
capacité à être mise en musique, en ce qu'elle
démêle et lie les différentes couches temporelles qui en
font vibrer l'image et en soutiennent le reflet. La musique est ainsi
particulièrement présente lors des scènes de sa mise en
scène en miroir, les points saillants de cette jonction de l' «
homogène pur » et de l' « éternité vivante
» de la durée. C'est à ces moments particuliers que la
surface du protagoniste acquiert de la profondeur, devenant
lui-même la « qualité » du « changement» entre
les « deux extrêmes » de la durée ainsi mise en
évidence.
« Au-dessous de la durée homogène, symbole
extensif de la durée vraie, une psychologie attentive
démêle une durée dont les moments
hétérogènes se pénètrent; au-dessous de la
multiplicité numérique des états conscients, une
multiplicité qualitative; au-dessous du moi aux états bien
définis, un moi où succession implique fusion et organisation
85».
La présence renforcée de la musique connote
l'intensification graduelle de la durée à rebours de
l' « invasion graduelle de l'espace dans le domaine de la
conscience pure » :
« Ce qui prouve bien que notre conception ordinaire de la
durée tient à une invasion graduelle de l'espace dans le domaine
de la conscience pure, c'est que, pour enlever au moi la faculté de
percevoir un temps homogène, il suffit d'en détacher cette couche
plus superficielle de faits psychiques qu'il utilise comme régulateurs.
»
86
85
86
|
Essai sur les données immédiates de la
conscience, Bergson, p.97 ibid, p.96
|
45
La musique rend palpables ces moments où le
Protagoniste cesse de « percevoir un temps homogène », dans la
mesure où son action vient « détacher cette couche
superficielle de faits psychiques » et souligner l'inversion de cette
« invasion graduelle de l'espace dans la conscience pure » qu'est
l'image-miroir de la durée explicitée par la musique
étayant cette perspective renversée à l'encontre de la
« conception ordinaire de la durée ».
Le miroir incite à creuser sous la surface de l'espace
de la conscience et la musique en est l'approfondissement par le passage entre
les « deux extrêmes » dont elle incarne le « changement
» en « qualité » alors vécue par le
Protagoniste:
« Nous ne mesurons plus alors la durée, mais nous
la sentons; de quantité elle revient à l'état de
qualité 87».
La musique est le rebond de ce passage graduel de la
durée reflétée entre « ces deux
extrêmes », le « temps homogène » et la «
conscience pure », agissant comme l'image de la durée «
élastique » réfléchie à travers sa
« tension » et son « extension » :
« Imaginons donc plutôt un élastique
infiniment petit, contracté, si c'était possible, en un point
mathématique. Tirons-le progressivement de manière à faire
sortir du point une ligne qui ira toujours s'agrandissant. (...)
Dégageons-nous enfin de l'espace qui sous-tend le mouvement pour ne
tenir compte que du mouvement lui-même, de l'acte de tension ou
d'extension, enfin de la mobilité pure. Nous aurons cette fois une image
plus fidèle de notre développement dans la durée
88»
La musique acquiert la fonction de rebondissement de
la durée, là où l'image miroir en est le reflet,
et intervient de fait dans les scènes à rebondissements
dans la temporalité narrative du Protagoniste qui en épouse
les variations intensives entre « l'espace qui sous-tend le
mouvement» et la « mobilité pure » dont l'échelle
progressive est le « développement de la durée ». Ce
rebondissement est l'incursion de la surface dans la profondeur de la
durée, « la ligne qui ira toujours s'agrandissant » selon
qu'elle est « l'acte de tension ou d'extension » de la
durée.
Ces scènes à rebondissements de la
durée marquée par sa musique mettent en valeur
l'expérience de la durée par le Protagoniste:
87
88
|
ibid.
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le mouvant, Bergson, p.184
|
46
« Dans les deux cas, expérience signifie
conscience; mais, dans le premier, la conscience s'épanouit au
dehors, et s'extériorise par rapport à elle-même
dans l'exacte mesure où elle aperçoit des choses
extérieures les unes aux autres ; dans le second elle rentre en
elle, se ressaisit et s'approfondit. 89»
Cette expérience de l'extériorisation (
« s'extériorise ») et d'intériorisation
(« rentre en elle ») de la durée est « conscience
», et cette prise de conscience (« se ressaisit ») par
le Protagoniste s'effectue à travers l'approfondissement de la
durée en musique (« s'approfondit ») . Ce sont les
rebondissements de la durée en musique qui constituent ainsi la
force motrice du schéma narratif du Protagoniste:
« Descendons alors à l'intérieur de
nous-mêmes : plus profond sera le point que nous aurons touché,
plus forte sera la poussée qui nous renverra à la surface.
90»
Dans une réciprocité intensive, plus le
Protagoniste est mis en contact avec la durée, plus il prend sa place en
tant que « Protagoniste » de l'opération « Tenet »,
et la musique choisie à ces moments saillants de la narration en font le
rebondissement constitutif du « développement de la
durée » vécu par le Protagoniste. La musique est la
translation verticale du vecteur conscientisé de la
durée exprimée par son image lors de ces scènes de mise en
miroir, que sont notamment celles de la course poursuite inversée et de
la confrontation entre Sator et le Protagoniste.
La musique en-veloppe ce que la durée
dé-veloppe à travers l'expérience qu'en
fait la conscience du Protagoniste:
« Il faudrait nous donner, non une direction horizontale
pour exprimer le sens du mouvement de cette durée, mais une direction
verticale, allant en profondeur. La durée nous
mettrait alors en face d'une réalité en croissance qui
déborderait continuellement son état présent, un peu comme
un germe, qui, grâce à des transformations continues, devient un
organisme entier. (...) La durée bergsonienne serait (...) la conscience
se mouvant tout au long d'une direction verticale, qui unit le moi profond au
monde extérieur, et non un simple écoulement
91».
Ici se rejoignent musique de la conscience et musique de la
durée comme épanouissement du Protagoniste, «
réalité en croissance » autour du « germe »
temporel dont il est issu:
89
90
91
|
« L'intuition philosophique », La Pensée et
le Mouvant, Bergson, p.137
ibid.
Bergson et les niveaux de la réalité,
Giorgios I. Mourélos, PUF, 1964, p.30 (nous soulignons)
|
47
« Il y a simplement la mélodie continue de notre
vie intérieure, -- mélodie qui se poursuit et se poursuivra,
indivisible, du commencement à la fin de notre existence consciente.
Notre personnalité est cela même. 92»
92
« La Perception du changement », La Pensée
et le Mouvant, Bergson, p. 166
48
Le Protagoniste est « protagoniste » en tant qu'il
est mu par la durée, et c'est la musique qui permet à la
conscience de se saisir comme « se mouvant tout au long d'une direction
verticale, qui unit le moi profond au monde extérieur ». Les
scènes de mise en miroir de la durée sont les moments critiques
d'accomplissement du Protagoniste car la musique y concentre la «
direction verticale» de la « personnalité (...) même
» de la « mélodie intérieure » de la durée.
La musique agit comme conscience de l' « existence consciente
» de la durée, processus en miroir semblable à l'image de sa
mise en scène, et qui en détermine l' « acte libre 93 »
de la personnalité :
« Ainsi se forme une série dynamique
d'états qui se pénètrent, se renforcent les uns les
autres, et aboutiront à un acte libre par une évolution naturelle
94 ».
Le Protagoniste devient le Protagoniste de l'opération
« Tenet» dès qu'il épouse le mouvement de «
croissance » de la durée, c'est-à-dire sa «
série dynamique d'états qui se pénètrent, se
renforcent les uns les autres », son « évolution naturelle
» qui le conduiront à l'« acte libre », celui
d'être, selon, là aussi une dynamique circulaire en miroir
semblable à sa mise en image, le Protagoniste de l'opération
« Tenet » dont le principe même est la durée
exprimée par l'oscillation de sa musique à l'écran.
Cette « évolution naturelle » du Protagoniste
est le « germe, qui, grâce à des transformations continues,
devient l' « organisme entier » de la durée que suit le film,
l'opération « Tenet » :
« Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent
de notre personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils
ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois
entre l'oeuvre et l'artiste 95».
Le Protagoniste est l'avatar de « l'artiste
»; le réalisateur, qui réalise la durée, la
rend féconde (« germe ») à partir de la mise
en scène de son image, de la musicalité de son
éclosion qu'est la liberté acquise du Protagoniste, dont
le rythme de progression est la temporalité de la durée ainsi
révélée par « cette indéfinissable
ressemblance qu'on trouve parfois entre l'oeuvre et l'artiste ».
93
94
95
|
Essai sur les données immédiates de la
conscience, Bergson, p.168 ibid, p. 131
ibid, p.132
|
49
50
C'est ce que nous montre la scène finale du film,
lorsque le Protagoniste, ayant pris conscience de la durée et en suivant
l' « évolution naturelle », comprend qu'il est le meneur de
l'opération « Tenet » et donc de l'ensemble du film que nous
venons de voir, de l' « organisme entier » de la durée dont il
est le « germe » :
« I realized I wasn't working for you, we've both been
working for me. I'm the Protagonist 96».
Le « développement de la durée » est
la condition de réalisation du personnage, et la musique est
l'expression en « germe » de sa « personnalité
entière », suppléant à l'image de sa prise de
conscience qu'est la construction en miroir du film. L'opération «
Tenet », le film, se font en durée, et le Protagoniste devient
lui-même à travers cette mise à l'épreuve
de la durée qu'est l'opération « Tenet », le film : le
Protagoniste est l'artiste de « Tenet », et « Tenet » est
l'oeuvre du Protagoniste, autrement dit, le Protagoniste est « artiste
» de la durée tout comme la durée est « l'oeuvre »
du Protagoniste. Cet effet miroir de la conscience réfléchissante
de la durée est porté par la musique qui en explore les
différents niveaux de réalité, entre
extériorisation et intériorisation de la durée. C'est
cette interaction esthétique de la mise en scène qui permet
justement une possibilité de la durée, une
postérité de son « oeuvre » :
96
nous soulignons.
51
« Je crois qu'on finira pas trouver évident que
l'artiste crée du possible en même temps que du réel quand
il exécute son oeuvre .
97»
De même, lorsque Priya s'adresse au Protagoniste, elle lui
annonce la potentialité que lui réserve la durée:
« You see tenet wasn't founded in the past. It will be
founded in the future.»
Ce que la solidarité de la musique et de l'image montre
est le caractère avant tout créateur de la durée
qui façonne l'opération « Tenet » autant que le
Protagoniste :
« (...) parce que la réalité qui s'invente
sous nos yeux (...) nous découvrira (...) la nouveauté sans cesse
renaissante, la mouvante originalité des choses. Mais nous serons
surtout plus forts, car à la grande oeuvre de création qui est
à l'origine et qui se poursuit sous nos yeux nous nous sentirons
participer, créateurs de nous-mêmes. Notre faculté d'agir,
en se ressaisissant, s'intensifiera .
98»
Le Protagoniste est « créateur » de
lui-même car il « particip(e) » à la « grande
oeuvre de création qui est à l'origine et qui se poursuit sous
(ses yeux) », et sa « faculté d'agir (...) s'intensifiera
» tout le long du film en « ressaisissant» le principe de
l'opération « Tenet », à savoir la «
nouveauté sans cesse renaissante, la mouvante originalité des
choses » qu'est la durée, la « réalité qui
s'invente sous (ses) yeux ».
La dernière scène explicite
particulièrement cet affranchissement du Protagoniste, dans la mesure
où l'élève a appris à être «
créateur » au sein de la « réalité qui s'invente
sous (ses) yeux »; ce n'est
97
98
|
« Le Possible et le réel », La Pensée
et le mouvant, Bergson, p.113 ibid, p.116
|
52
plus Priya qui lui décrypte le fonctionnement interne
de la temporalité propre à la durée, mais le Protagoniste
lui-même qui inverse les rôles auparavant désignés,
en s'infiltrant dans sa voiture et lui assénant, avec la musique
l'accompagnant:
« The Protagonist: I told you you'd have to start
looking differently at the world.
Priya: I, have to tie up the loose ends.
The Protagonist: That was never your job.
Priya: Then whose was it?
The Protagonist: Mine. 99»
La musique est le surcroît de sens de la durée,
en suggère l' « évolution naturelle » et en
prévoit la « grande oeuvre de création » en
suppléant au progrès qualitatif de la temporalité du
Protagoniste. La durée est donc le moteur narratif du Protagoniste en ce
que « sa faculté d'agir » repose sur cette dernière. La
caractérisation devient un enjeu esthétique de la
durée dans la mesure où elle en permet l'interprétation
:
« Artisans de notre vie, artistes même quand nous
le voulons, nous travaillons continuellement à pétrir, avec la
matière qui nous est fournie par le passé et le présent,
par l'hérédité et les circonstances, une figure unique,
neuve, originale, imprévisible comme la forme donnée par le
99
nous soulignons.
53
sculpteur à la terre glaise. (...) De même, dans
la création de notre caractère, nous savons fort peu de chose de
notre pouvoir créateur : pour l'apprendre, nous aurions à revenir
sur nous-mêmes, à philosopher, et à remonter la pente de la
nature, car (...) il n'est plus simplement question de sentir en soi un
élan et de s'assurer qu'on peut agir, mais de retourner la pensée
sur elle-même pour qu'elle saisisse ce pouvoir et capte cet élan
(...) 100»
Le Protagoniste met ainsi à l'oeuvre la direction
significative de la durée en l'intégrant, en la
comprenant et faisant temporellement corps avec son
mouvement; cette accusation de demi-vérité portée à
Neil prouve l'interprétation qu'il peut désormais en faire,
levant progressivement le voile sur la mission dans laquelle il est
engagé depuis le début:
« The Protagonist : (...) I get it now. But it's
harder to take things on trust from people speaking half-truths.
Neil : That's not fair.
The Protagonist : You were a part of this before we met. 101
»
Le « pouvoir créateur » de la durée
oriente la « création du caractère » du Protagoniste,
et sa caractérisation par l'image-miroir et la musique qui en
suivent la « figure unique, neuve, originale, imprévisible »,
en crée l'interprétation en tant qu' « artisan de
(sa) vie, artiste » capable de « remonter la pente de la nature
(...), retourner la pensée sur elle-même pour qu'elle saisisse ce
pouvoir et capte cet élan (...) ».
100
101
« Le Possible et le réel », La Pensée
et le mouvant, Bergson, p.103 nous soulignons.
Cette réplique de l'un des agents du tourniquet
temporel, miroir de la durée, dénote cette puissance
réfléchissante du Protagoniste en musique :
« You are inverted. The world is not ».
Or, c'est le propre de l'image-temps, dont le pouvoir de
réflexion, aussi bien visuel que sonore, permet de renverser le
réflexe mécaniste d'une conception linéaire du temps, de
montrer que « la réalité est croissance globale et
indivisée, invention graduelle, durée : tel, un ballon
élastique qui se dilaterait peu à peu en prenant à tout
instant des formes inattendues ».
102En cela, ces « formes inattendues »
s'apparentent à une esthétique ayant pour principe le
« ballon élastique » de la durée mise en scène
par l'opération « Tenet ».
102
54
« Le Possible et le réel », La Pensée
et le mouvant, Bergson, p.105
55
56
2) La mise en scène de l'image-temps ou la
surprise de la durée
Les « formes inattendues » du « ballon
élastique » de la durée seraient l' « aberration »
de l'image-
temps:
« C'est là que se produit le renversement : le
mouvement n'est plus seulement aberrant, mais l'aberration vaut maintenant pour
elle-même et désigne le temps comme sa cause directe. « Le
temps sort de ses gonds » : il sort des gonds que lui assignaient les
conduites dans le monde, mais aussi les mouvements de monde. Ce n'est plus le
temps qui dépend du mouvement, c'est le mouvement aberrant qui
dépend du temps .»
103
Or, le « mouvement aberrant» que subordonne
l'image-temps dépend étroitement de la place du personnage:
« Ce sont de purs voyants, qui n'existent plus que dans
l'intervalle de mouvement, et n'ont même pas la consolation du sublime,
qui leur ferait rejoindre la matière ou conquérir l'esprit. (...)
C'est là que se produit le renversement (...) 104»
La conception du film est subordonnée au
développement du Protagoniste dont le regard porté sur la
durée qui le traverse et qu'il fait sienne le place comme « pu(r)
voyan(t) » de l'opération « Tenet », l'objet narratif du
film. Ce ne sont pas ses actions qui lui vaut d'être qualifié de
héros au sens traditionnel du terme, mais son immersion dans la
réalité de la durée, ce « renversement » d'un
temps « sort(ant) de ses gonds que lui assignaient les conduites dans le
monde mais aussi les mouvements du monde » qui lui permet d'être
« sa cause directe » dans la durée, en faisant en sorte que
« l'intervalle du mouvement » de son itinéraire de sens «
dépend(e) du temps » que lui assigne la durée. L'«
aberration » ne provient plus des péripéties
linéaires de la narration classique, mais du Protagoniste qui est le
« pu(r) voyan(t) » de la durée, de laquelle il puise la force
de « renversement » du « mouvement aberrant » causé
par le miroir que la durée lui tend à l'image et lui fait vivre
en musique. La mise en scène de la durée repose donc sur un sens
manifeste de la surprise temporelle que suscite la captation visuelle et sonore
de son image. La durée est ce qui échappe à toute
tentative de formalisation, de « consolation du sublime, qui (...) ferait
rejoindre la matière ou conquérir l'esprit105 »
dans la mesure où elle excède le réel qu'elle anime.
Son
103
104
105
|
L'image-temps. Cinéma 2, Deleuze, p.131 ibid,
p.130
ibid, p.131
|
esthétique ne serait pas celle d'une saisie, mais d'une
vision, apte à traduire les « formes inattendues » de
son « ballon élastique » défiant les « gonds que
lui aissgn(ent) les conduites du monde, mais aussi les mouvements du monde
». L'effet esthétique de la durée est donc celui de l'«
aberration » suscitée par sa manifestation; c'est sa vision qui
fait évènement et dynamise l'avancée temporelle
du Protagoniste, défiant les attentes schématiques d'un
récit ordonné. L'« aberration » de l'image-temps
correspond à la contre-attente des « formes inattendues
» du « ballon élastique » de la durée:
« Toute l'originalité de la conception
bergsonienne réside cependant dans la thèse selon laquelle la
surprise n'est pas éventuelle et ponctuelle, mais continuelle,
dès lors que la nouveauté dont elle est corrélative est
elle-même incessante. Mais c'est aussi bien l'ensemble des
coordonnées traditionnelles de la surprise qui se trouvent
renversées et comme inversées point par point par Bergson,
celle-ci apparaissant non pas comme discontinue mais continue, non pas
pétrifiante mais dynamisante, non pas involontaire et
adventice, mais conquise à la faveur d'un effort sur soi (que
Bergson appelle « intuition »), non pas strictement corporelle mais
proprement métaphysique. 106»
La surprise temporelle de la durée est à
l'origine du « mouvement aberrant » qui coordonne l'opération
« Tenet » du Protagoniste:
« Neil : It seems you need an introduction to a prominent
Mumbai local on short notice. I'm Neil. The Protagonist: I need an audience
with Sanjay Singh.
Neil : That's not possible.
The Protagonist : Ten minutes, tops.
Neil : Time isn't the problem. Getting out
alive i s the problem. 107 »
57
106
|
Arnaud Bouaniche, « Bergson et les sens de la surprise :
nouveauté, événement, liberté »,
Alter,
|
107
24 | 2016, 83-106. (souligné dans le texte) nous
soulignons.
58
Neil renverse les attentes au départ
présupposées par le Protagoniste : la clé de la
durée n'est pas d'en résoudre le problème mais d'en vivre
l' « imprévisible rien qui change tout 108», dans
la mesure où elle contrecarre tout a priori logique de la
pensée, de la même manière que le réel
dépasse le possible:
« J'ai beau me représenter le détail de ce
qui va m'arriver : combien ma représentation est pauvre, abstraite,
schématique, en comparaison de l'événement qui se produit
! 109»
La manière de voir la durée dépend
étroitement de la manière dont elle est vécue, et cette
manière du « voyant » qu'est le Protagoniste est la surprise
inhérente à la mise en scène de la durée en ce
qu'elle en suit l' « aberration » initiale de son mouvement qui est
alors surpris à l'écran.
La surprise est ce qui garantit l'entrée dans la
durée:
« Mais ce qui est admirable en soi, ce qui
mériterait de provoquer l'étonnement, c'est la création
sans cesse renouvelée que le tout du réel, indivisé,
accomplit en avançant, car aucune complication de l'ordre
mathématique avec lui-même, si savante qu'on la suppose,
n'introduira un atome de nouveauté dans le monde (...) cette puissance
de création une fois posée (et elle existe, puisque nous en
prenons conscience en nous, tout au moins, quand nous agissons librement).
110»
L' « étonnement » du Protagoniste devant la
durée ne fait qu'un avec « la création sans cesse
renouvelée que le tout du réel, indivisé, accomplit en
avançant », remettant en cause « la complication de l'ordre
mathématique avec lui-même », et c'est cette surprise «
admirable en soi » qui permet de faire l'expérience de cette «
puissance de création une fois posée », à l'origine
de l'« acte libre 111 » qu'est l'expression visuelle et sonore de la
durée à l'écran. La surprise de la durée comme
l'« acte libre » qui en émane arrache la durée à
toute tentative d'abstraction de son épanchement dans le réel. La
« puissance de création » de l'« acte libre »
déjoue les schèmes cognitifs de la prévisibilité de
l'espace, tout comme la surprise de la durée, « création
sans cesse renouvelée », contrecarre la pensée spatialisante
de la « complication de l'ordre mathématique avec lui-même
». La surprise de la durée nécessite son passage,
en lui-même nécessaire pour être disposée à
agir librement dans « le tout du réel, indivisé ».
108
|
« Le Possible et le réel », La
Pensée et le mouvant, Bergson, p.99
|
109
|
ibid.
|
110
111
L'Evolution créatrice, Bergson, p.237
Essai sur les données immédiates de la
conscience, Bergson, p.168
59
En cela, le dialogue entre la scientifique Laura et le
Protagoniste expose l'étape nécessaire de l' «
étonnement » dans le parcours de ce dernier; penser et
agir en durée impliquent d'être surpris par elle :
« Protagonist: I'm here for Tenet.
Laura : No small talk. Nothing that will reveal who we are or
what we do. Protagonist: I thought I was here to find out what we
do?
Laura : I don't care for «what», you're here for
«how». «What», is your department. None of my
business. 112»
112
nous soulignons.
60
Le Protagoniste, au début de film, cherche encore
à saisir la durée par un mécanisme d'abstraction du
réel, d'isolation du phénomène de la durée par sa
conceptualisation hors du « tout du réel, indivisé »,
en posant la question « en quoi consiste le principe (« tenet »)
» de l'opération, cette nouvelle perception du temps. Hors, la
scientifique Laura lui indique qu'il n'est pas question d'une «
complication de l'ordre mathématique avec lui-même », mais
d'une « création » sollicitant de s'interroger sur la
manière (« how ») dont le réel se fait. Sa
réplique constitue le renversement de « ce qui est admirable en soi
» selon Bergson, le « en soi » n'étant plus de l'ordre
cognitif, mais effectif, et seule la surprise, l' «
étonnement» devant la durée peut provoquer une telle prise
de conscience qui devient alors une manière d'agir:
« Pour que notre conscience coïncidât avec
quelque chose de son principe, il faudrait qu'elle se détachât du
tout fait et s'attachât au se faisant. Il faudrait que,
se retournant et se tordant sur elle-même, la faculté de voir ne
lIt plus qu'un avec l'acte de vouloir. 113»
Le passage du « what » au « how »
équivaut à ce « détache(ment) du tout fait »
pour le « se faisant» de la réalité de la durée,
source d' « étonnement» moteur, en ce qu'il pousse à
agir, donc à « vouloir ». Rejoindre la durée suppose de
voir autrement, et cette nouvelle vision déclenchée par
la surprise devant son déploiement est gage d'action, dont la
liberté dépend de la force du « vouloir»
intrinsèquement liée à la « puissance de
création » de la durée. Il faut non seulement voir
la durée, mais la vouloir, et ce balancement s'effectue
par l'ébranlement perceptif que sa surprise décèle. La
manière de voir la durée est donc corrélative d'une
manière de mettre en action la durée, et ce à travers la
mise en scène des « circonstances exceptionnelles ou limites »
de son « image-temps 114 ».
Chaque dialogue instruisant le Protagoniste sur le principe de
l'opération « Tenet » manifeste cet « étonnement
», et insiste sur les « circonstances exceptionnelles ou limites
» de sa manifestation. Ces scènes sont
précédées de plans qui bousculent le Protagoniste dans ces
certitudes, et la durée ressort de ces plans braqués sur le
transport du protagoniste, les moyens de déplacement faisant office de
transition spatiale, horizontale, vers la verticalité du
plongeon temporel dans la durée auquel se livre le Protagoniste aux
différentes étapes de son initiation marquée par la
surprise devant sa propre investigation. La préparation de sa «
faculté de voir » coordonne son « acte de vouloir », et
la mise en scène de l' « aberration » temporelle de la
durée.
113
114
L'Evolution créatrice, Bergson, p. 258
L'image-temps. Cinéma 2, Deleuze, p.12
61
de la
62
Le ressort narratif de l'« étonnement » est
celui d'une prise de conscience de la durée que sont les « formes
inattendues » de son « ballon élastique » que la vision
nouvelle du Protagoniste incarne dans son « acte de vouloir» :
« Dans l'action libre, (...) nous contractons tout notre
être pour le lancer en avant .
115»
La progression temporelle du Protagoniste est cette
contraction du « ballon élastique » de la durée qui le
propulse en avant d'elle, et le déclencheur de cette «
puissance de création » est
l' « étonnement » qu'elle suscite à
travers le regard du Protagoniste propitiatoire à son « acte de
vouloir» dans le temps qu'il s'approprie en s'y laissant surprendre.
L'« aberration » de la durée est aussi bien à «
voir » qu'à « vouloir », donc à conquérir,
devenant l'« image purement visuelle de ce qu'est un personnage,
et (...) l'image sonore de ce qu'il dit 116» à
travers le sens que le Protagoniste confère à son «
image-temps ».
La dernière scène rend compte de cette
polarité de l'évènement qu'est le déploiement
même de la durée, dans la mesure où le Protagoniste
sur-prend en retour le temps en en épousant l'horizon, et peut
désormais prétendre pleinement à sa qualification de
« Protagoniste ». Devenant lui-même une « form(e)
inattendu(e) » du « ballon élastique » de la
durée, il est celui qui est apte à en anticiper la courbe par la
« contraction » temporelle de son « action libre (...)
lancé(e) en avant ». Autrement dit, c'est en se surprenant
lui-même dans le cours créateur de la durée que le
Protagoniste se ressaisit comme pleinement acteur de la mise en scène de
la durée, comme en témoigne le dernier plan qui le désigne
comme conducteur de la durée:
«The Protagonist : I realized I was not working for you.
We both worked for me. I'm the Protagonist.
Priya : Then you better remove the loose ends. The Protagonist :
The mission is completed.
It's the bomb that did not go off. The danger, no one
knew, was present. It is the bomb that can change the world. 117
»
115
116
117
L'Evolution créatrice, p.258
L'image-temps. Cinéma 2, Deleuze, p. 23 nous
soulignons.
63
Le Protagoniste est le personnage issu de la durée, et
la durée, par la mise en scène de sa surprise, devient une
image-personnage à part entière. C'est le personnage
de la durée qui se meut en esthétique.
64
65
3) L'image-temps stylisée ou l'image-personnage
de la durée
La durée serait une manière de voir, de
faire style selon les « formes inattendues » que sa
temporalité semblable à un « ballon élastique »
emploie, et sa personnification par le Protagoniste est ce qui en
provoque et convoque le sens à l'écran.
Cette « puissance de création » de sens
qu'est la mise en scène de l'image-temps de la durée est rendue
manifeste par la surprise qui la caractérise par rapport aux attentes
ordinaires de la forme cinématographique habituellement destinée
à reproduire la perception linéaire d'un temps spatialisé.
La durée agit en contrepoint à l'instance normative, l'apparence
restrictive des « objets sur l'écran et la réalité
118» en devenant elle-même l'ordre temporel de l'«
opération Tenet » et la finalité narrative du Protagoniste.
La durée opère par le « décrochage
119» des cadres représentatifs, la « disconvenance
» du surgissement de l'« imprévisible rien qui change tout
120», que l'intensité de sa surprise met en
scène. La durée serait en cela la « puissance de
création » de la mise en scène par la force
transformatrice de la pensée qui émane de son
image-temps. La polarité interne de la durée, entre «
tension » et « extension » qu'est son interaction performative
avec le Protagoniste, en fait une interprétation personnalisante
de la logique cinématographique en en remettant en question la
temporalité figurative à travers la caractérisation
de son personnage en image-temps du Protagoniste.
A travers sa performance dans la durée, le Protagoniste
« saisit le virtuel dans le réel et reprend, pour en faire une
oeuvre complète, ce que la nature laissa en lui à l'état
d'ébauche ou de simple projet »,
121et cette oeuvre est l'opération «
Tenet » que l'action de la durée permet de réaliser
en tant que double du Protagoniste. Cette dualité réversible
entre le Protagoniste et la durée est ce qui permet cette « saisie
du virtuel dans le réel », de cette durée « qui se fait
» et la virtualisation de son image-temps en est la production de
sens. L'image-personnage de la durée est ce quod de
l'apparition, en excès par rapport au quid de
l'apparence, et fait surgir la scission intensive « de deux personnages,
dont l'un se donne en spectacle à l'autre » : le Protagoniste et la
durée sont la vocation d'une même temporalité qui n'existe
qu'à travers la personnification de l'un par rapport à l'autre,
en raison de l'« oscillation de la personne entre deux points de vue sur
elle-même », ce
118
|
Des dispositifs pulsionnels, Jean-François
Lyotard, p.61
|
119
|
ibid.
|
120
121
« Le Possible et le réel », La Pensée
et le mouvant, Bergson, p. 99
Le Rire, Bergson, Félix Alcan, 1938, p.171
66
« dédoublement du moi en deux personnages
différents, dont l'un prendrait à son compte tout ce qui est
liberté, tandis que l'autre garderait pour lui la
nécessité -- celui-là, spectateur libre, regardant
celui-ci jouer son rôle automatiquement. » 122
L'image-personnage de la durée est la «
liberté » du Protagoniste tandis que ce dernier est la «
nécessité » du « spectateur libre » de la
durée, laquelle a besoin de ce dé-doublement pour
s'incarner dans la mise en scène de son apparition reposant sur cette
« oscillation (...) entre deux points de vue». Ces « deux points
de vue » d'une durée libérant le Protagoniste et de
l'incarnation de la durée par le Protagoniste sont les moteurs
constitutifs de la mise en scène de l'opération « Tenet
», mise en mouvement par cette relation double de la durée
et du Protagoniste.
L'image-personnage de la durée se « double ainsi
d'une existence virtuelle » en ce qu'elle est elle-même l' «
image en miroir (...) qui se scinde en même temps qu'elle se pose
123» entre la potentialité latente de sa
pensée et l'actualité de sa présence au monde par
l'intermédiaire du Protagoniste. La virtualité de la durée
est le sens créé par les « formes inattendues » de son
« ballon élastique », et son actualité est le sens que
lui confère l'action du Protagoniste, qui en suit les mouvements de
contraction susceptibles de le « lanc(er) en avant ». Cette
dualité intensive de la durée et du Protagoniste est la
temporalité imagée de la «
réalité qui se fait à travers celle qui se
défait » ,
124dont l'image-temps est l'expression unitive du
passage à la limite que constitue sa mise en scène en
miroir. L'image-temps de la durée se focalise ainsi sur l'ouverture du
double qu'est sa personnification en jouant avec les limites du
Protagoniste, en en freinant et renforçant communément le
potentiel de personnage.
Le port du masque à oxygène par le Protagoniste
est en cela révélateur dès que le Protagoniste s'aventure
dans l' « image en miroir » de la durée : comme il
pénètre dans la virtualité de la durée, il perd de
sa nécessité présente, en étant privé de
respiration, mais il gagne en liberté en influant directement sur la
temporalité de son double actuel. En pénétrant dans l'
« existence virtuelle » de la durée, il saisit le sens de l'
« image en miroir (...) qui se scinde en même temps qu'elle se pose
» de la durée et en exploite le potentiel virtuel en la
faisant sienne; dans un même mouvement de « ce qui se fait
à travers ce qui se défait », l' « existence virtuelle
» de la durée doit nécessairement passer par le
Protagoniste pour se faire visible, perdant alors la multiplicité de
« points de vue » et de sens du « spectateur libre », mais
conquiert son effectivité à travers sa mise en relation
avec le
122 « La fausse reconnaissance », L'Energie
Spirituelle, Bergson, p.148
123
124
|
ibid, p.144
L'Evolution créatrice, Bergson, p.269
(souligné dans le texte)
|
67
Protagoniste qui fait corps avec elle. Le masque à
oxygène illustre ce dé-doublement de la durée,
entre la nécessité de l'action présente et la
liberté virtuelle de son personnage, dont l'image-temps est la mise en
oeuvre, grâce au masque à oxygène, lequel reprend,
par transparence, la médiation visuelle du miroir et la musique
respirée de la durée, les deux pôles en propre de
l'image-temps.
Le Protagoniste porte ce masque à oxygène lors
des scènes où il est justement question de l' « acte libre
» que sous-tend la mise en scène de sa plongée au coeur de
la temporalité à rebours de la durée, à savoir la
confrontation avec Sator et le grand assaut final. Dans ces scènes, le
Protagoniste agit sous l'ombre de la durée qui le
précède mais dont il en tire le sens en vue de son
action au présent. Le personnage de la durée absent en
apparence occupe la place centrale de l'image-temps dont elle est
l'actrice en profondeur avec des plans scindés autour du
Protagoniste dont elle est le dé-doublement.
68
69
Lors de la scène d'ouverture, le Protagoniste affirme
« We live in a twilight world »; la reprise et la modification
temporelle de cette scène à la fin du film témoigne de ce
dé-doublement du personnage de la durée, se divisant
entre la lumière nécessaire du Protagoniste et l'ombre libre de
la durée. La mise en scène de l'image-temps de la durée
est ce qui vient mettre en lumière la boucle de son personnage
en action :
« Le virtuel ne peut se dire que récursivement
à partir de la relation entre le virtuel et l'actuel. A travers lui
ainsi, il y a présence du passé dans le présent, ou encore
présence de l'inconscient dans la conscience, ou si l'on veut encore
présence de l'obscurité dans la lumière. C'est par lui
donc que la conscience forme un monde qui boucle sur lui-même (....). Le
virtuel a une autre signification centrale. Comme il n'y a pas
d'obscurité sans lumière, il n'y a pas de virtuel sans actuel. Le
monde de nos vécus de conscience ne boucle sur lui- même qu'en
étant en même temps autre que lui-même, en posant son
altérité en lui Il est co-extensivité de plusieurs couches
de passé dans le présent, à travers le présent.
Sans le présent, sans le présent qu'il n'est pas, le virtuel ne
peut être défini. Voilà pourquoi il est potentialité
(...) ou activité (...) 125».
125
« L'actuel et le virtuel chez Bergson »,
Conférence de Tokyo, Paul-Antoine Miquel, octobre 2017
70
Le personnage de la durée est l'ombre co-extensive
au Protagoniste, dont elle est la rétroaction, la
potentialité temporelle que son activité actualise dans la
mobilisation de son image-temps animée par ce dé-doublement de la
« réalité qui se fait à travers celle qui se
défait» propre à la durée:
« Pensons donc plutôt à un geste comme celui
du bras qu'on lève ; puis supposons que le bras, abandonné
à lui-même, retombe, et que pourtant subsiste en lui,
s'efforçant de le relever, quelque chose du vouloir qui l'anima : avec
cette image d'un geste créateur qui se défait nous
aurons déjà une représentation plus exacte de la
matière. Et nous verrons alors, dans l'activité vitale, ce qui
subsiste du mouvement direct dans le mouvement inverti, une
réalité qui se fait à travers celle qui se défait.
126 »
Le Protagoniste est ce « geste créateur qui se
défait », et la durée en est le vouloir; l'actualité
du geste est le « mouvement direct » de la virtualité du
vouloir qui en est le « mouvement inverti », et cette polarisation de
la mise en scène dans l'opération « Tenet» est ce qui
coordonne l' « activité vitale » du personnage de la
durée, marquée par le symbole du masque à oxygène
à l'écran.
La « représentation plus exacte de la
matière » qu'est le Protagoniste exhibe le « processus par
lequel cette chose se fait est dirigé en sens contraire des
processus physiques et qu'il est dès lors, par définition
même, immatériel (...) » Le Protagoniste est la « vision
du monde matériel (...) celle d'un poids qui tombe » en contrepoint
au souffle de la durée qui est l' « idée d'un poids qui
s'élève ». L'image-personnage de la durée est cet
« effort pour remonter la pente que la matière descend (...) la
possibilité, la nécessité même, d'un processus
inverse de la matérialité, créateur de la matière
par sa seule interruption ». Lorsque le Protagoniste porte le masque
à oxygène, il se dématérialise du
présent pour « remonter la pente que la matière descend
», et ainsi puiser « la possibilité, la
nécessité » temporelle du personnage « créateur
» de la durée sans laquelle il ne pourrait être
présent et prendre à rebours la matérialité issue
de la vie de la durée elle-même. Le personnage créateur de
la durée est le contre-poids libre de l'entropie
nécessaire du Protagoniste :
« De fait, elle est rivée à un organisme
qui la soumet aux lois générales de la matière inerte.
Mais tout se passe comme si elle faisait son possible pour s'affranchir de ces
lois. Elle n'a pas le pouvoir de renverser la direction des changements
physiques, telle que le principe de Carnot la détermine. Du moins se
comporte-t-elle absolument comme ferait une force qui, laissée à
elle-même, travaillerait dans la direction inverse .
127»
126
127
|
L'Evolution créatrice, Bergson, p. 269 ibid,
p.267
|
71
La durée est cette « force » apte à
« renverser la direction des changements physiques » en prenant la
« direction inverse » de sa matérialisation au moment
même de sa réalisation, et son personnage est l'ouverture
du temps qui habite la réalisation matérielle du
Protagoniste. C'est pourquoi l'opération « Tenet » repose sur
le principe d' « entropie inversée » (« inversed entropy
»), dans la mesure où c'est cette brèche de
potentialités que renferme la scission du personnage de la durée
entre une « réalité qui se fait » et l'autre qui «
se défait », où la virtualité de l'une se fait
actualité de l'autre :
« Laura: One of these bullets is like us, traveling
forwards through time...The other one's going backwards...Can you tell which is
which?
The Protagonist: [Shakes his head]
Laura: How about Now? [Laura holds out her hand out and bullet
flies from table into her palm] It's Inverted. It's entropy runs backwards. So,
to our eyes, its movement is reversed. »
Le Protagoniste voit, par l'intermédiaire de la balle
qu'il manipule, la durée « qui se défait » à
travers l'action qu'il en fait, en se « lanç(ant) en avant »
dans le temps (« traveling forwards through time »), et assiste
à l'entropie inversée que suppose toute saisie de la
durée. Le personnage de la durée est ce qui permet au
Protagoniste de s'emparer de la balle, dont l'inversion lui fait prendre
connaissance des possibilités à venir de son action dans le
temps. La virtualité du personnage de la durée est ce qui oriente
l'actualité du Protagoniste, laquelle détermine le sens
donné à la durée en retour à partir des ressources
temporelles qui y en auront été puisées. Le personnage de
la durée donne au Protagoniste le pouvoir d'agir dans le temps là
où le Protagoniste met en lumière la durée en en incarnant
l'itinérance temporelle.
72
73
Une attention toute particulière est de fait
portée au jeu de contrastes de lumière dans cette mise
en scène polarisée de l' « entropie inversée »
autour de l'ombre en retrait du personnage de la durée par
rapport à la lumière active du Protagoniste. Cette
coextensivité de la durée investit visuellement ces
scènes du port du masque à oxygène en insistant sur la
présence et l'absence de lumière dans l'image-temps ainsi mise en
scène. Lors de la confrontation avec Sator, le Protagoniste se retrouve
plongé dans l'obscurité de la durée à laquelle il
est exposé. Puis, en s'équipant du masque à
oxygène, il pénètre dans le « mouvement inverti
» de la durée à partir duquel il sera propulsé dans
le « mouvement direct » du présent; par inversion, la
lumière se fait sur la potentialité de « la
réalité qui se fait » du personnage de la durée, et
l'ombre se fixe sur le « geste créateur qui se défait »
du Protagoniste « lanc(é) en avant » dans la
temporalité de l'image-temps scindée, dé-doublée
entre la profondeur virtuelle du geste et l'actualité du sens
qui lui est attribué par son incarnation en surface. La mise en
scène devient ici l'art de la profondeur de champ.
Le jeu de lumière et la mise en scène de la
profondeur de champ de la durée est ce qui rend la
présence de son personnage effective auprès du
Protagoniste agissant au sein de l'image-temps. Cette manière de
styliser l'image-temps garantit la plasticité de son personnage
en en exprimant esthétiquement la spécificité
temporelle qu'elle donne aussi bien à voir qu'à
interpréter, activement et mentalement, par le statut même de
personnage qui se dégage de cette mise en relief des plans. Sa
coextensivité avec le Protagoniste est le « geste créateur
» de sa mise en situation cinématographique alors perméable
au creusement de sa pensée en profondeur, mis en scène à
travers la progressivité temporelle du Protagoniste en réponse au
« mouvement inversé » de son dé-doublement en
personnage opérationnel de l'action « Tenet ».
74
75
Le personnage de la durée apparaît dès
lors comme un « personnage conceptuel » en tant que « puissance
de concept », en ce qu'il « apparai(t) pour lui-même assez
rarement, ou par allusion. Pourtant, il est là ; et, même
innommé, souterrain, doit toujours être reconstitué
128», et ce par l'intermédiaire de la
coextensivité de sa relation avec le Protagoniste. C'est à
travers ce vecteur de « création » de la pensée qu'est
le personnage conceptuel qu'il est possible de rattacher la transmission de la
durée par son personnage à la pensée à l'oeuvre au
coeur de cette notion bergsonienne, dans la mesure où « les
personnages conceptuels sont les « hétéronymes » du
philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages.
(...) Le philosophe, c'est l'idiosyncrasie de ses personnages conceptuels.
C'est le destin du philosophe de devenir son ou ses personnages conceptuels
(...) 129 ».
Par ce mouvement de réflexion sur soi, le personnage
conceptuel de la durée s'incorpore à la pensée du
philosophe, et développe en cela la pensée à l'oeuvre de
son image-temps. Le personnage de la durée est le coefficient directeur
du Protagoniste dans l'image-temps de l'opération « Tenet »,
et permet d'en identifier le déploiement à la pensée de
Bergson sur la durée. « Penser en durée » pourrait
ainsi devenir le nom du personnage de la durée dont la coexistence
dé-doublée avec le Protagoniste en fait l'acteur principal de la
mise en scène spécifique du temps qu'est l'opération
« Tenet ». La personnification de la durée est ce
réservoir de significations philosophiques qui « peuvent commencer
par être intérieurement obscures ; mais la lumière qu'elles
projettent autour d'elles leur revient par réflexion, les
pénètre de plus en plus profondément ; et elles ont alors
le double pouvoir d'éclairer le reste et de s'éclairer
elles-mêmes 130».
Le personnage de la durée est ce qui traverse
cette réflexion par le jeu de lumière et sa
profondeur de champ dont la mise en scène coordonne la pensée de
son image-temps. L'introduction stylistique du personnage de la
durée est ce qui assure la sur-vie de la pensée de sa
notion; sa conception est avant tout la motion de sa coalescence avec
le Protagoniste. Cette double personnification synergique de la durée et
du Protagoniste devient le principe même de sa pensée
déterminée par l'opération « Tenet ». La
réplique faisant suite à la scène d'introduction du film
peut ainsi être comprise dans ce sens : « Welcome to the afterlife
», lance le coordinateur de l'opération « Tenet » au
Protagoniste.
128
|
Qu'est-ce que la philosophie ? Gilles Deleuze et
Félix Guattari, Editions de Minuit, Collection
|
Critique, 1991, p.62
130
« L'intuition philosophique », La Pensée et
le mouvant, Bergson, p.32
76
L' « après-vie » de la durée commence
à l'inauguration de sa mise en scène qu'est le film de
l'opération « Tenet », dont elle est l'actrice principale aux
côtés du Protagoniste. La durée est donc à l'origine
d'une stylisation par le personnage, et cette esthétique de la
personnification est ce qui assure réciproquement la
pérennité du foisonnement de sa pensée dispensé par
sa dualité interactive avec le Protagoniste. « Penser en
durée » est par conséquent coïncider avec la
mise en scène de son personnage:
« Le romancier pourra multiplier les traits de
caractère, faire parler et agir son héros autant qu'il lui plaira
: tout cela ne vaudra pas le sentiment simple et indivisible que
j'éprouverais si je coïncidais un instant avec le personnage
lui-même. Alors, comme de la source, me paraîtraient couler
naturellement les actions, les gestes et les paroles. Ce ne seraient plus
là des accidents s'ajoutant à l'idée que je me faisais du
personnage, enrichissant toujours et toujours cette idée sans arriver
à la compléter jamais. Le personnage me serait donné tout
d'un coup dans son intégralité, et les mille incidents qui le
manifestent, au lieu de s'ajouter à l'idée et de l'enrichir, me
sembleraient au contraire alors se détacher d'elle, sans pourtant en
épuiser ou en appauvrir l'essence. (...) Seule, la coïncidence avec
la personne même me donnerait l'absolu. 131»
La mise en scène permet le passage de la pensée
du relatif des « accidents » narratifs à l'« absolu
» de la durée, et c'est cet absolu de la durée qui en retour
octroie à la mise en scène la possibilité de s'inventer
à partir du personnage qu'elle donne à voir dans l'image-temps.
La mise en scène de la
131
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le Mouvant, Bergson, p.179
77
78
durée est coïncidence avec son personnage, et sa
pensée est la concrétion de son absoluité en infini:
« C'est pour la même raison, sans doute, qu'on a
souvent identifié ensemble l'absolu et l'infini. (...)
ce qui se prête en même temps à une appréhension
indivisible et à une énumération inépuisable est,
par définition même, un infini. 132»
Cet infini renfermé dans l'acte de personnification de
la durée et du Protagoniste est l'horizon de sens dont s'empare sa mise
en scène en cela comparable à une « intuition » :
« Il suit de là qu'un absolu ne saurait être
donné que dans une intuition. Nous appelons ici intuition la
sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur
d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par
conséquent d'inexprimable. Au contraire, l'analyse est
l'opération qui ramène l'objet à des
éléments déjà connus, c'est-à-dire communs
à cet objet et à d'autres. »
133
L'analyse se rapporte au déjà connu contrairement
à l'intuition qui exige d'entrer en contact avec
l' « après-vie » (« afterlife ») de
la durée imposant une coïncidence avec son principe même.
Nous revenons à la phrase de la scientifique Laura : « Don't try to
understand it. Feel it ». Le Protagoniste pénètre
véritablement dans la sphère active du personnage de la
durée lorsqu'il assimile pleinement l'intuition de son principe («
tenet ») : « Instinct. Got it. »
132 ibid, p.180
133 ibid, p.181
Le personnage de la durée est donc le ressort de cette
intuition fondamentale que suppose la coïncidence de sa mise en
scène, par laquelle, notamment, le Protagoniste « se transporte
à l'intérieur (...) » de « ce qu'(elle) a d'unique et
par conséquent d'inexprimable ». Contrairement à l'analyse,
l'intuition se veut interrogation, en ce qu'elle exige de se fondre
dans l'inconnu du personnage de la durée, dont la «
puissance de concept 134» repose sur la part d'ombre
inhérente à la « sympathie » qu'elle requiert pour se
laisser exploiter par le Protagoniste. Christopher Nolan l'affirme
lui-même, soulignant la nécessaire mise en scène de la
dissimulation qu'exige l'intuition comme approche filmique de la
durée:
« One of the things you do as a writer and as a filmmaker
is grasp for resonant symbols and imagery without necessarily fully
understanding it yourself. »
La personnification de la durée permet par
conséquent de dégager une manière intuitive de la
filmer, faisant en sorte que la mise en scène, avec cette insistance sur
l'obscurité et la profondeur du champ du personnage, soit une
coïncidence à l'origine de l'« infini » d'une
pensée en durée inépuisable, car, avant tout, «
penser intuitivement est penser en durée 135 ».
134
135
79
Qu'est-ce que la philosophie ? Gilles Deleuze et
Félix Guattari, p.64
« Introduction à la métaphysique »,
La Pensée et le mouvant, Bergson, p.30
80
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