Introduction
En vue d'analyser l'origine et le cadre où auraient pu
se développer des croyances nouvelles, j'ai, comme cela est
précisé dans l'introduction de cette étude, pris la
décision de procéder de manière sectorielle. Nous
commencerons donc par nous pencher sur l'évolution des croyances dans la
noblesse et dans les milieux éduqués. Pour ce faire, il est utile
de préciser l'histoire de chacun des protagonistes qui en donnent la
meilleure illustration. Ainsi, les dires et les actions du comte de
Morangiès, du capitaine Du Hamel, des d'Enneval père et fils, de
François Antoine, et d'un gentilhomme local, Mr de la Barthe, feront
l'objet d'une analyse. En effet, il est ici primordial de comprendre quelles
ont été les motivations qui les ont conduits à s'exprimer
ou à agir de la manière dont ils l'ont fait. Aussi, un examen
approfondi de leur histoire militaire ou personnelle pourra mettre en relief
des intérêts particuliers, ceci aussi bien en regard de leur
situation financière ou familiale, que de leur rapport à la
monarchie.
La raison pour laquelle j'ai opté pour une telle
stratégie est que je « soupçonne » la noblesse
de cette époque de tenter de retrouver un statut. La France sort vaincue
de la guerre de Sept ans et la Bête du Gévaudan ainsi que les
primes qui sont attachées à son éradication peuvent, pour
celui ou celle qui sortira vainqueur de son duel avec l'animal, concourir
à recouvrer l'honneur d'une bataille perdue ou aider à la
reconstitution d'une fortune 275. Le cadre et les motivations
semblent ici délimités par des déterminations internes
à une identité sociale. Il faut ici retrouver son rang, la
fortune ou l'honneur.
I. Du bannissement aux dettes, le déshonneur et la
prison
En ces années qui précèdent la
Révolution, la noblesse se trouve dans une situation assez
compliquée. D'une façon générale, cette
dernière doit en France retrouver son statut. Ridiculisée par la
défaite 276 concédée à l'Angleterre,
elle doit en plus, et nous évoquons ici plus particulièrement le
sort de la noblesse du Gévaudan, faire face aux ravages
occasionnés par la Bête.
275 Une prime de 9400 livres est promise à celui ou
celle qui sera victorieux de l'animal. BONET, « Chronodoc », Loc
cit., p.151.
276 Nous faisons ici référence à la
guerre de Sept Ans, conflit dont les conséquences désastreuses
pour la France sont décrites précédemment.
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Les attaques de l'animal dévorant prennent place sur
des terres qui appartiennent à des seigneurs locaux et ses
méfaits démontrent l'incapacité de ces notables à
trouver une solution au problème.
En Gévaudan, l'histoire d'une famille illustre
parfaitement cette situation. Propriétaires terriens d'une baronnie du
Gévaudan 277, résidents de St Alban, les Morangies
vont être frappés par deux événements
simultanés : la défaite militaire, et l'apparition d'un animal
exotique. Comte de Morangiès, Marquis de Saint Alban, lieutenant
général des armées du roi, Pierre-Charles de
Morangiès, père de Jean François Charles de La Molette,
comte de Morangiès jouit d'une réputation sans faille. Il est
victorieux en 1745 à la bataille de Fontenoy 278, et
reçoit la croix de chevalier de Saint-Louis 279. C'est en
1759, au cours de la bataille de Minden qui oppose Fréderic II de Prusse
280 aux troupes franco-autrichiennes, qu'il va tomber en disgrâce. Il
doit alors quitter la cour et se retire dans sa baronnie du Gévaudan
après avoir séjourné dans son hôtel particulier
parisien. Il est donc au début des événements dans une
situation peu enviable. Jean François Charles de La Molette, comte de
Morangiès, fils du Marquis supporte mal le poids de la réputation
de son père 281. Incorporé à la compagnie des
Mousquetaires à l'âge de 14 ans puis aux Gendarmes de la Garde du
Roy, il obtient en 1748 le grade de colonel au régiment d'infanterie du
Languedoc 282. Il est fait prisonnier lors de la bataille de Minden
283 et contracte la phtisie 284 en détention.
Après sa libération, il s'en retourne avec son bataillon à
Pont-Saint-Esprit, pour y finir une carrière militaire commencée
très jeune. De retour en Gévaudan, Jean François Charles
de La Molette va se trouver dans la situation de pouvoir rétablir la
réputation de sa famille.
En octobre 1764, Marguerite Malige, alors âgée de
19 ans est dévorée sur ses terres. Le comte est alors
incité à participer à l'organisation de chasses
tumultueuses. La demande est envoyée par le
subdélégué Lafont, et la réponse donnée par
le comte est rapide et positive. Morangiès s'investit alors très
personnellement dans l'affaire, se déplace et rend même visite aux
victimes 285.
277 Il existe 8 baronnies en Gévaudan : Celles de :
Randon, Tournel, Cénaret, Peyre, Apcher, Canilhac, Florac, et Mercoeur.
Leurs propriétaires portent des titres seigneuriaux, marquis, duc ou
baron.
278 Bataille de Fontenoy : cette bataille prend place en
1745. Elle oppose Maurice de Saxe ( France) à William de
Cumberland (Angleterre). La France sort victorieuse. (ALPHA, 1968).
279 Décoration créée par Louix XIV, la
croix de chevalier de Saint-Louis récompense les chevaliers catholiques
qui montrent leur valeur au combat (CROUZET, 1963)
280 Frédéric II de Prusse : roi de Prusse, dit
Frédéric le grand, il étend son territoire sur la Pologne
et l'Autriche. Il donne à son pays un nouveau statut, celui de puissance
européenne. (CROUZET, 1963)
281 SMITH, Op cit., p 80.
282 Dossiers militaires personnels des marquis, comte et baron
de Morangiès, service historique de la Défense (SHD) ;
États Militaires de France 1759-1762 ; Dictionnaire des officiers
généraux sous Louis XV. Carrières des membres de la
famille Morangiès remises à jour par le groupe « le clavier
des Bestieux ».
283 La bataille de Minden se déroule le 1er
août 1759 en Westphalie (territoire historique de l'Allemagne). Les
forces britanniques sont victorieuses et mettent l'armée
française en déroute. (CROUZET, 1963)
284 Phtisie : La phtisie est une maladie pulmonaire comparable
à la tuberculose. (ALPHA, 1968).
285 En mars 1765, Morangiès se déplace en
personne pour aller rendre visite à une mère qui s'est battue
avec la Bête pour sauver ses enfants.
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La question est ici de savoir quelles étaient les
motivations de ces visites. Cherchait-il à recueillir des informations
qu'il aurait pu utiliser pour pister l'animal et bénéficier des
primes allouées par l'Eglise et les administrations régionales ?
La situation économique dans laquelle se trouve le comte de Morangies
à cette époque nous donne peut-être des
éléments de réponse. En effet, même s'il n'y a rien
à dire sur les états de service militaires du comte Jean
François Charles de La Molette, il n'en va pas de même pour son
train de vie dispendieux et ses affaires avec la justice. Le 11 février
1773, il est emprisonné à la Conciergerie 286, ceci
pour une affaire de dette. Dès 1768, soit une année après
la mort de la Bête tuée par Jean Chastel, il doit
déjà 45.000 livres 287. Joueur, dilapidant la fortune
de son héritage et par la même occasion celui de ses frères
et soeurs, il va jusqu'à vendre des forêts qui ne sont pas les
siennes 288 à des bourgeois de la capitale.
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