5.3.2 La difficulté à accoucher seule
Tout professionnel de naissance aguerri sait que l'expulsion
d'un foetus, même dans les conditions optimales, nécessite de la
patience et un parfait contrôle de la progression de l'enfant dans la
filière génitale. D'abord en retenant la tête de l'enfant
pour minimiser les dégâts périnéaux, puis une fois
la tête expulsée, en opérant sur elle un mouvement de
rotation puis de légère « traction » vers
l'arrière, afin de favoriser l'engagement des épaules foetales
l'une après l'autre dans le bassin maternel et ainsi optimiser
l'expulsion du reste du corps de l'enfant.
Ces processus primordiaux à toute naissance non
traumatique - décrits ici de manière volontairement succincte -
constituent ce qu'on nomme la mécanique obstétricale dans le
jargon médical. Dans le contexte d'une naissance en solitaire, cette
mécanique est impossible à mettre en place [25]. La mère
ne peut exécuter seule ces gestes techniques qui la plupart du temps
« débloquent » la sortie du foetus : ce n'est souvent
qu'après des efforts violents et d'une durée excessivement longue
qu'elle pourra expulser l'enfant, par un véritable mouvement
d'arrachement occasionnant sur elle comme sur lui des lésions graves
voire irréversibles. Le plus fréquemment, l'enfant après
ce travail rapide et cette naissance délétère ne
présente pas ou très peu de signes de vie : dit « en
état de mort apparente », il ne peut recevoir les soins salvateurs
- désencombrement des voies aériennes, oxygénation,
massage cardiaque - qu'incomberait la naissance traumatique en
maternité. Cet état peut renforcer la femme sidérée
dans son déni et l'amène à considérer l'enfant non
comme un être vivant et différencié, mais comme « un
bout de chair » sorti d'elle [15].
5.3.3 Face à l'enfant
Une fois l'enfant expulsé, la mère en
état de choc agit la plupart du temps de manière
incohérente. Le vécu de la naissance est comme un « trou
noir » dans le témoignage de certaines, et a posteriori celles qui
se souviennent des minutes consécutives à la naissance ne se
reconnaissent pas dans leurs propres actes. Dans l'incapacité de
s'occuper de l'enfant, certaines restent sidérées des minutes ou
des
Université Nice Sophia Antipolis - École de
Sages-femmes de Nice page 61/89
heures durant, laissant l'enfant mourir par omission de soins,
ou noyé dans les toilettes où elles s'étaient
réfugiées. D'autres ressentent le besoin de « le faire
disparaître » mais ont dans leur état de choc des
comportements que le sain d'esprit qualifierait d'absurdes ou de
déraisonnables : elles cachent l'enfant silencieux dans un sac poubelle,
le stockent dans un seau dans le garage ou au congélateur, vont le
déposer sur le trottoir avec les ordures devant chez elles. [14]
Un cas pour exemple : une jeune femme envoyée par son
médecin traitant pour de violentes douleurs abdominales, arrive en salle
d'attente de la maternité et accouche seule dans les toilettes quelques
minutes après. Malgré la proximité des professionnels,
elle est dans un état de sidération tel qu'elle « enroule ce
qui lui est sorti du ventre » dans du papier toilette et quitte la
maternité sans consulter. L'enfant, mort, sera retrouvé chez elle
quelques heures plus tard. [25]
Si l'enfant crie à la naissance ou présente des
signes de vie qu'elle parvient à identifier, la femme se trouve dans une
situation de détresse extrême, de dépersonnalisation
profonde : elle peut alors être sujette à des pulsions très
violentes. En étouffant ou en étranglant l'enfant, soit en le
faisant taire, elle annule l'épouvantable réalité qui la
dépasse, efface la douleur et l'incompréhension qui l'ont
morcelée le temps du travail et de la naissance. Les auteurs de «
Elles accouchent et ne sont pas enceintes » [25] parlent d'une
éventuelle « folie éphémère », d'une
« période d'irresponsabilité passagère
spontanément résolutive dans les quelques heures qui suivent
l'accouchement » ; c'est probablement une réaction intimement
liée à l'irresponsabilité transitoire
évoquée plus tôt dans la naissance en contexte
physiologique, réaction favorisée par les douleurs et les
variations hémodynamiques liées à un utérus en
travail. L'abolition du discernement est telle chez ces femmes en déni
qu'elles peuvent même vouloir « se venger de la douleur qui a
été occasionnée sur ce qui vient de sortir [d'elles]
», d'où certains cas relevés où l'enfant a
été plusieurs fois poignardé ou encore
étranglé avec son cordon.
Anne-Laure Simonnot, dans ses recherches sur le déni de
grossesse chez l'adolescente [39], conçoit que la grossesse n'ayant pu
exister dans l'imaginaire maternel, le lien mère-enfant précoce
n'a pas pu s'établir non plus : dans ces circonstances, le geste
meurtrier à la naissance perd de sa valeur négative, puisque
« l'enfant n'existe pas ».
Université Nice Sophia Antipolis - École de
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Dans son étude sur 4 mères infanticides, C.
Bonnet considère la découverte du foetus comme la preuve d'une
relation sexuelle, qui entraîne par sa présence le retour à
la conscience d'un vécu traumatique. Pour sa survie psychique, la femme
prolonge l'action du déni en bloquant les affects négatifs, soit
« court-circuite » la résurgence du traumatisme en
éliminant l'enfant.
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