Chapitre 1 : L'ÉMERGENCE DES ONG HUMANITAIRES DANS LA
PÉRIODE POST GUERRE FROIDE
La chute du Mur de Berlin en 1989 en tant que symbole de la
destruction d'un monde ancien, celui des antagonismes Est-Ouest et de la guerre
idéologique que se sont livrée par satellites interposés
les deux super puissances américaine et soviétique depuis 1947,
bouleverse en profondeur les relations internationales et la
réalité géopolitique. Les O.N.G. humanitaires ne
résistent pas à cette tourmente et sont vite emportées par
le souffle du monde nouveau qui leur confère une place de plus en plus
grande dans le processus de prise de décision au niveau global. Un
ensemble de mutations profondes liées à la disparition du
pôle de puissance soviétique et à la mondialisation font
d'elles un acteur privilégié des relations internationales. La
période post guerre froide affecte ces organisations, au moins sur trois
plans. La multiplication des conflits et la floraison des O.N.G., l'acquisition
d'une légitimité à aborder et influencer certains sujets
internationaux et l'intérêt croissant de la communauté
internationale pour les questions humanitaires à l'origine d'un ensemble
de règles qui les protège contre les attaques dont elles sont la
cible.
I. La multiplication des conflits
et la floraison des O.N.G. humanitaires
Aux conflits interétatiques qui caractérisent la
période de la guerre froide succède une période
marquée par la multiplication des conflits intra-étatiques. La
fin de l'antagonisme Est- Ouest prend au dépourvu nombre d'États
fragiles dont la cohésion et l'unité n'étaient maintenues
que par et grâce à l'aide matérielle des puissances
tutélaires. Ainsi les États d'Europe de l'est, de l'Afrique et de
l'Asie vont perdre l'intérêt géostratégique qui
justifiait leur soutien. En 1990 François Mitterrand, dans les sillons
tracés par Reagan au États-Unis, conditionne l'aide
économique à ses anciennes colonies, au respect des règles
de la démocratie.
De l'autre coté du mur, la faillite économique
de l'URSS, l'empêche de jouer son rôle de soutien à ses pays
camarades. Depuis lors, de nombreux États fragiles jusque là
tenus à bout de bras par les super puissances russe et
américaine, ont implosé. L'intérêt
stratégique n'étant plus évident, les États riches
vont se désintéresser de ces pays déchirés par la
guerre.
Les O.N.G. vont immédiatement occuper l'espace
resté vacant. Selon les chiffres de l'Union des Associations
Internationales (U.I.A.), on en dénombre plus de 30000 à travers
le monde6(*). Chiffre auquel
il faut ajouter les différentes plates formes associatives:
thématiques, géographiques, confessionnelles,
opérationnelles, ou syndicales.
1.
Les conflits déstructurés et identitaires
A l'aube des années 90, les conflits
interétatiques qui ont marqué la période de la guerre
froide se raréfient au point de faire dire aux spécialistes
qu'ils sont une catégorie obsolète. Cependant, une nouvelle
ère irénique ne s'ouvre pas. Les conflits de basse
intensité opposant des groupes ethniques ou politiques se substituent
à l'ancienne forme de conflictualité. Michel Fortmann de
l'Institut Québécois des Hautes Études Internationales
dira à ce propos: « l'ordre du jour international est
dominé par les confrontations militaires régionales et locales
opposant des groupes minoritaires et des gouvernements dans
le cadre de sociétés divisées. »7(*) Les conflits
déstructurés sont caractérisés par des conflits
internes à l'intérieur d'États incapables de maintenir
l'ordre et la sécurité à l'intérieur de leurs
frontières.
Bien entendu les conflits intra étatiques ne naissent
pas à cette période et on peut remonter aussi loin dans la
genèse des États pour en trouver les traces.
Ce qui change fondamentalement c'est l'ampleur que le
phénomène prend après cette date. De la Yougoslavie en
Europe, au Congo R .D.C. en Afrique, les États en panne ou
États faillis ou encore collapse states dans la terminologie
anglo-saxonne, peinent à exercer le monopole de la violence
légitime dans leurs propres limites géographiques.
Les Nations Unies dénombrent en 1994, 82 nouveaux
conflits dont 79 internes. D'après le rapport 2009 du Stockholm
International Peace Research Institut (SIPRI), aucun conflit
interétatique n'a été déploré depuis 2003.
Au cours des dix dernières années, sur les 34 conflits majeurs(
plus de 1000 morts directement liés aux combats) signalés, seuls
3 ont opposé un État à un autre :
Érythrée-Éthiopie (1998-2000) ; Inde-Pakistan
(1997-2003) ; Irak-États-unis (2003). En revanche, les conflits
internes ou déstructurés constituent l'essentiel des guerres
contemporaines. Certains d'entre eux ont une origine lointaine.
C'est le cas du Congo. Ce pays qui dispose d'énormes
ressources minières connait depuis son indépendance en 1960, des
vagues successives jamais interrompues de tentatives de sécession.
D'abord localisée dans le Katanga, c'est au tour des régions de
l'Ituri et du nord Kivu d'être ensanglantées par un conflit
déplacé que se livre les frères ennemis Tutsi et Hutu du
Rwanda voisin.
Un autre exemple emblématique de cette faillite des
États est le cas de la Côte d'Ivoire. Jadis fleuron de l'Afrique,
ce pays a longtemps constitué une exception stabilité dans un
océan d'instabilité ( tous ses voisins ont connus des guerres ou
des période d'instabilité politique: guerre Mali-Burkina Faso en
1985, guerre civile au Liberia (1990), coups d'États Guinée
(1983), Mali (1968;1991), Burkina Faso
(1966;1974;1980;1982;1983;1987),Ghana(1966,1967,1972,1979,1981).
Des difficultés d'ordres économiques et
politiques vont précipiter ce pays dans les abysses de la guerre civile
en 2002. Si «l'ivoirité», concept raciste de la nation
ivoirienne a pu constituer un fondement politique de la guerre, c'est
plutôt la faillite de l'État, son incapacité à
maintenir l'ordre, qui manifestement à permis la scission du
territoire.
Le Soudan connait depuis l'aube de son indépendance en
1954, six ans avant les autres États africains, une guerre fratricide
entre le pouvoir de Khartoum et les négro-chrétiens de John
Garang. Sitôt achevée en 2000, les Fours de la région du
Darfour prendront la relève des sécessionnistes du sud pour
contester l'autorité de Khartoum. Considéré par certain
comme le premier génocide du 21e siècle, même si
une telle appellation ne fait pas l'unanimité ce conflit traduit
l'état de déliquescence du Soudan et ses difficultés
à exercer pleinement ses attributs d'État sur le plus vaste
territoire d'Afrique.8(*)
Terminons cette présentation non exhaustive des
«États fatigués» africains par la Somalie. Nation sans
État dont le gouvernement au demeurant en exil, réside au Kenya,
pays voisin. Ce pays atypique est l'archétype d'une autorité
étatique impuissante à exercer pleinement ses attributs. Le
pouvoir est disséminé entre les mains de chefs de guerre et de
milices qui suppléent l'ordre légal. Signe de l'inexistence de
l'État, des groupes armés se sont spécialisés dans
la piraterie : l'attaque de navires transitant par le golf d'Aden et la
prise en otage des équipages marins. La nature a horreur du vide et le
gouvernement en s'exilant (de force) laisse le champ libre à des
aventuriers de tout acabit: des chefs de guerre et de tribus qui règnent
en maîtres absolus sur les parcelles de territoires qu'ils se sont
arrogées.
Il est extrêmement périlleux de distinguer les
conflits identitaires de ceux liés à la déliquescence de
l'État. Les deux phénomènes se rencontrent bien souvent
inextricablement mêlés dans nombre de conflits contemporains.
C'est par un pur artifice intellectuel que les conflits identitaires seront
abordés isolement dans ces lignes pendant que dans la
réalité leur concomitance à la faillite de l'État
est une constante.
Durant toute la période de la guerre froide (47-90),
les divergences idéologiques servent de toile de fond aux conflits,
gommant au passage les particularismes identitaires ou au moins leur attribuant
une valeur secondaire. Avec la fin de l'Histoire (Fukuyama) marquée par
le règne sans partage de l'idéologie capitaliste, la
suprématie des valeurs bourgeoises: promotion des droits de l'Homme
comme valeur universelle; les aspirations identitaires trouvent un nouveau
souffle et les conflits, un regain de vigueur. La faillite du communisme et le
démembrement de l'empire soviétique conduit à la
résurgence des aspirations identitaires et à la volonté de
bâtir sur cette base des États. L'ONU enregistre une vague de
nouveaux États dès 1990 tous issus de l'ancien bloc
soviétique.
Dans certains cas l'indépendance ou sa
velléité suscite des luttes armées. C'est le cas des
Balkans ou Croates, Serbes, et Bosniaques vont s'entre-déchirer en 1992.
En 1999, le Kosovo musulman obtiendra à l'arrachée son
indépendance de la Serbie après plusieurs années d'un
conflit emmaillé de graves crimes de guerre et de crimes contre
l'humanité9(*). La
Tchétchénie en revanche, échouera à proclamer sa
république musulmane face à la détermination de la
Russie.
En Afrique, la faiblesse des États va de pair avec d'un
coté, le népotisme des gouvernants et de l'autre, la constitution
d'oppositions politiques sur des bases ethniques. D'une certaine manière
et de façon quelque peu caricaturale, le conflit ivoirien est celui
opposant les musulmans Dioula du nord aux chrétiens du sud. Plus
précisément, il s'agit d'une coalition d'ethnies dont la culture
et le patronyme se retrouvent dans les pays voisins (Mali, Burkina Faso et
Guinée) et d'ivoiriens originaires de ces pays dont l'appartenance
à la citoyenneté ivoirienne est confisquée au nom d'une
hypothétique pureté de la nation: vrais ivoiriens ou ivoiriens
d'origine à préserver contre la souillure des ivoiriens de
seconde zone ou faux ivoiriens. L'épisode le plus dramatique de cette
opposition fut la découverte d'un charnier à yopougon, quartier
populaire d'Abidjan, en 2000, deux ans avant le déclenchement de la
guerre.
Le Rwanda va connaitre le summum de l'horreur avec le dernier
génocide du 20e siècle. 800000 Tutsis sont
massacrés, sous le regard impuissant de la communauté
Internationale, en avril 1994 durant trois mois fatidiques. Déjà
à l'indépendance de ce pays bi ethniques, Grégoire
Kaibanda alors premier président d'ethnie Hutu affirmait que les Hutus
forment 80 de la population et constituent de ce fait «le vrai peuple
rwandais». La suite quarante ans plus tard: un génocide à la
machette.
L'Asie n'est pas en marge des luttes identitaires.
Région comportant la majorité des musulmans, des bouddhistes et
des hindouistes, il est de surcroit le continent le plus peuplé du
monde. A eux seuls, la Chine l'Inde et le Pakistan concentrent 43 de la
population mondiale et ¾ des êtres humains vivent sur ce continent.
Les conflits identitaires concernent ces principales religions dont les
siècles de coexistence n'ont en rien entamé les
velléités guerrières. Au Sri Lanka, les hindouistes
viennent de mettre fin à la guérilla des bouddhistes du Mouvement
des Tigres de Libération de Eelam Tamoul (M.T.T.E.). Depuis 1983, cette
guérilla (classée terroriste par les États-Unis
après les attentats du 11 septembre 2001) championne du monde des
kamikazes avec ses plus de 400 martyrs mène une lutte harassante, contre
le pouvoir de Colombo (entre trente et quarante mille victimes). Longtemps
considérée par les experts comme la rébellion la mieux
organisée du monde, elle vient d'être définitivement
matée en juin 2009.
La question du Cachemire indien continue d'envenimer les
relations bilatérales entre les frères ennemis: d'Inde et du
Pakistan. Ces deux nations détentrices officieuses de l'arme
nucléaire, vouent une haine viscérale l'une à
l'égard de l'autre, qui s'origine dans leurs genèses respectives.
La scission voulue par les nationalistes des deux camps Hindous et musulmans,
en vue de la création de deux États nationaux, du bloc
monolithique de l'Inde britannique ne se fera pas sans heurts. Des millions de
pakistanais forcés de fuir les régions à forte
densité indienne seront massacrés (500 000 morts). Le Cachemire
indien région située dans le territoire de l'Inde et à
population majoritairement musulmane (70) constituera, dès lors, le
noeud gordien des relations tumultueuses entre les deux voisins. Les
indépendantistes musulmans du Cachemire trouvent dans le Pakistan une
base arrière, un financement et une expertise stratégique pour
mener à bien leur combat.
En Afghanistan, la coalition menée par les
États-Unis (ISAF) mène une lutte acharnée contre les
terroristes d'Al-Qaïda retranchés sur les hauteurs de la zone
tribale située entre l'Afghanistan et le Pakistan10(*).
Au-delà de ce conflit localisé, c'est d'une
guerre totale entre deux mondes que tout oppose la démocratie
occidentale incarnée par les États-Unis et l'islamisme radical
d'Al-Qaïda. Pour les politologues, la véritable démarcation
d'avec le paradigme de la guerre froide s'est opérée avec les
attentats du 11 septembre 2001 et les conflits Afghan et Irakien en constituent
les illustrations. Le «global war against terror» ou guerre totale
contre le terrorisme (G.T.T.) domine les cadres d'analyses
géopolitiques. Dans la foulée, le terrorisme islamique voire le
monde musulman a pu être considéré comme l'adversaire de
substitution à l'URSS.
Pour Samuel Huntington les guerres de la nouvelle ère
géopolitique opposeront les civilisations entre elles. Selon les termes
de cet éminent professeur d'Harvard, L'occident décadent pourrait
avoir maille à partir avec les civilisations montantes de l'islam et de
la Chine, qui pourraient à l'occasion se coaliser. L'analyse des
données polémologiques recueillies ces dernières
années autorise t-elle à conclure à un clash entre
civilisations? Le monde s'achemine t-il inéluctablement comme le pense
les néoconservateurs américains vers un conflit entre la
civilisation occidentale et une coalition confucéo-musulmane?
Pascal Boniface rejette vigoureusement la thèse du choc
des civilisations qu'il perçoit comme étant une théorie de
justification de l'impérialisme américain. En effet, une analyse
minutieuse des conflits contemporains montre que la plupart des conflits
actuels se déroulent à l'intérieur d'une même
civilisation. Les guerres du monde musulman opposent d'abord des musulmans
entre eux, seul le présent conflit irakien fait exception. Un conflit
en Asie entre la Chine et Taïwan est plus probable qu'un affrontement
entre le premier et l'Occident.
L'OEuvre de Huntington a suscité des volées de
bois verts de tous les milieux intellectuels. Jamais théorie
contestée a autant résisté aux attaques faute d'une
théorie de substitution. Le monde intellectuel est
désemparé et incapable de fournir un paradigme de substitution
à celui de la guerre froide.
Choc des civilisations ou fin de l'histoire aucune
théorie ne fait l'unanimité11(*).
Les divergences quant à la formulation d'un nouveau
paradigme consensuel capable de saisir la réalité mouvante des
conflits déstructurés qui échappent au cadre ancien,
traduisent le désarroi d'un monde ou se multiplient les conflits intra
étatiques et la difficulté pour les États d'adopter une
stratégie claire.
Au delà du débat théorique, la
scène internationale est marquée par la guerre totale contre le
terrorisme menée ouvertement en Afghanistan et en Irak, et sous une
forme larvée partout ailleurs. Une des attitudes propre à cette
période est le rejet explicite du D.I.H. qui protège l'espace
humanitaire, à la fois par les États démocratiques et les
forces irrégulières. En effet l'administration Bush dès
2001 rejette l'article 3 commun aux quatre conventions de Genève comme
inapplicable au terrorisme pendant que, de l'autre coté, les talibans,
les combattants irakiens proche d'Al-Qaïda et d'autres groupes dits
terroristes relèguent aux calendes grecques la fondamentale distinction
combattants/ non-combattants, pilier du D.I.H.
La période d'activité du G.T.T. est très
courte pour juger s'il s'agit d'une tendance réelle et durable des
relations internationales ou au contraire d'un épisode fâcheux qui
disparaitra avec ses promoteurs (Bush et Ben Laden). Du côté de la
puissance américaine, Obama par des actes symboliques allant de la
fermeture de la prison de Guantanamo à une politique plus contraignante
vis-à-vis d'Israël, essaie de liquider l'héritage de son
prédécesseur, en colmatant les brèches. Reste l'autre
acteur: les avancées des talibans en Afghanistan, les attentats
terroristes du 19 août dans la zone verte de Bagdad (100 morts), les
incursions meurtrières des Shababs en Somalie montrent que malgré
les coups décisifs portés aux terroristes et au terrorisme, la
partie est loin d'être gagnée.
Devant ce chaos phénoménal la diplomatie
étatique est hésitante et les O.N.G. se retrouvent en
première ligne parfois seules au secours des victimes des guerres et des
catastrophes naturelles.
* 6 Françoise RUBIO,
Dictionnaire pratique des organisations non gouvernementales,
Ellipses 2004
* 7 Michel Fortmann, `'1990-2001 l'analyse
quantitative des conflits en transition.'' pp 19-33 in les conflits
dans le monde 232P, presse universitaire laval 2001.
* 8 Selon Rony Brauman et MSF il
est exagéré de parler de génocide. La mortalité a
été surévaluées les statististiques
manipulées pour servir une cause et un show politico-médiatique
(engagement de célébrités du show biz américain
dont Georges Clooney) au détriment de la réalité et de
l'analyse objective.
* 9 plusieurs responsables
politiques de la Croatie dont l'ex président Slobodan Milosevic seront
jugés par le tribunal pénal international ad hoc pour crime de
guerre et crime contre l'humanité.
* 10 International Security
Assistance Force est la coalition internationale sous mandat onusien (sous
mandat de l'OTAN depuis 2006) conduite par les États-Unis.
Présente en Afghanistan depuis 2001, il a pour mission de combattre le
régime taliban du mollah Omar et AL-QAÏDA
* 11 Théorie
formulée par Francis Fukuyama. Plus philosophique que
géopolitique, elle ne signifie aucunement la fin des conflits mais
plutôt la suprématie d'un modèle de société:
la démocratie libérale qu'aucun autre modèle ne viendra
remettre en cause. Cette théorie est une mise à jour de la fin de
l'histoire de Hegel. Au rebours d'Hegel et sa suite, Karl Marx dans sa
théorie du matérialisme historique avait prédit, à
tort, une autre fin de l'histoire marqué cette fois -ci par la
liquidation de l'État et le règne du prolétariat, en
somme le règne mondial du communisme.
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