Mutations urbaines : pratiques et perceptions( Télécharger le fichier original )par Bertrand BOUTEILLES Université de la Réunion - Master 1 de géographie 2010 |
1. La géographie face au phénomène urbain1.1 Histoire de la géographie des milieux urbainsNaissance de la géographie urbaine Il y a peu de temps encore les populations mondiale et réunionnaise étaient largement rurales, et ce n'est qu'à partir de la moitié du XXe siècle que va débuter et s'accélérer l'urbanisation des sociétés. A cette époque et sur le plan mondial «seulement 30% des habitants de la planète sont considérés comme urbains ».2 Dans le même temps à La Réunion, Jean Defos du Rau estime qu'« il n'y a dans l'île que trois agglomérations essentiellement urbaines: les centres-villes de Saint-Denis et de Saint-Pierre et le Port ».3 C'est avec l'essor de plus en plus important des villes que les géographes vont développer une géographie spécifique à ces espaces, car « alors que la population du globe a quadruplé depuis 1850, la population urbaine s'est multipliée par 10 »4. Il est alors intéressant de noter que face à d'autres branches de la géographie (physique, rurale...), la géographie urbaine demeure relativement récente et prend ses racines dans la géographie humaine de la fin du XIXe siècle. Ceci s'explique donc parce que cette discipline géographique nait avec l'objet -la ville- qu'elle va étudier. Dans son Histoire de la Géographie5, Paul Claval indique que la géographie est marquée autour de 1900 par la naissance des autres sciences sociales. Des « querelles de délimitation » apparaissent et produisent trois courants géographiques majeurs, favorisés par la montée et les spécificités des écoles nationales développées en France, mais également en Allemagne et aux États-Unis. En Allemagne, la discipline est d'abord axée sur la question de la population dans le paysage (Landschaft en allemand dépasse les significations du mot français paysage). « Et l'idée [mise en avant] c'est [qu'] à travers le paysage [...] on peut repérer les espaces modelés par un peuple »6. Dans l' école allemande, la géographie urbaine sera abordée en 1933 à travers la notion de voisinage et de hiérarchie urbaine, grâce à la théorie de Christaller sur les lieux centraux. Au même moment en France, la notion d'urbanisme émerge à la suite notamment de l'important renouvellement urbain mené à Paris par le baron Haussmann, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi dans son article intitulé La ville, objet ou problème ? La géographie 2 PAULET, J.P, Manuel de Géographie urbaine, 2009. 3 DEFOS DU RAU, J., L'île de La Réunion - Etude de Géographie humaine, 1960. 4 HAROUEL, J..L., Histoire de l'urbanisme, 1993. 5 CLAVAL, P., Histoire de la Géographie, 2008. 6 CLAVAL, P., Histoire de la Géographie, 2008. -7- urbaine en France (1890-1960)7, Marie-Claire Robic nous indique que c'est en 1900 que Jean Bruhnes utilise le premier l'expression « géographie urbaine » dans une communication sur « Le boulevard comme fait de géographie urbaine ». Mais cette incursion dans le monde de la ville est en fait peu suivie, et durant cette « période qui va de 1890 à 1950 [...] la géographie revêt sa forme classique [comme] science naturelle des paysages et des sociétés. Elle fait une large place à l'étude des faits physiques et se montre plus à l'aise dans le traitement des sociétés traditionnelles que dans celui du monde urbain et industrialisé dont la mise en place s'accélère. »8 Des études urbaines sont menées par des géographes tels que Paul Vidal de La Blache ou Raoul Blanchard9 qui s'adonnent dans un premier temps à rédiger des monographies de grandes villes françaises, et étudient également des villes européennes comme Londres10. Au même moment, d'autres disciplines vont alors s'intéresser de plus près au phénomène urbain, et c'est à la Société Française des Urbanistes (SFU) créée en 1911 que revient l'approche urbaniste de la société la plus avancée. Ce mouvement est composé avant tout de techniciens de la ville: architectes, ingénieurs, géomètres, paysagistes. En 1923 la SFU met en avant que « Le Plan (de ville) est une oeuvre d'ensemble qui a pour but de fournir les directives générales permettant de modeler la ville au fur et à mesure de son développement. Cette oeuvre d'ensemble... a besoin d'être étudiée en fonction de données anthropo-géographiques, économiques et sociales bien définies. »11 Enfin aux États-Unis, l'école de Chicago commence à s'intéresser à la ville dès la fin du XIXe siècle. Elle se transforme peu à peu, sous l'impulsion de son département de sociologie, en véritable lieu dédié à l'observation et à l'analyse des comportements collectifs et des interactions urbaines. Ces textes et cette approche globale de la ville inspireront longtemps la géographie américaine, dont Carl Sauer qui étudiera surtout « les relations entre les groupes humains et leur environnement »12. Cette école de Chicago est principalement axée sur les relations individus / environnement à travers le prisme des sciences sociales. Et même si elle utilise pour ses besoins propres des techniques cartographiques, et si son lieu d'investigation est la ville révélatrice « des processus sociaux »13, elle ne peut être identifiée véritablement comme un courant géographique à part entière. 7 ROBIC, M.C., La ville, objet ou problème ? La géographie urbaine en France (1890-1960), 2003. 8 CLAVAL, P., Histoire de la Géographie, 2008. 9 BLANCHARD, R., Grenoble. Étude de géographie urbaine, 1911. 10 VIDAL DE LA BLACHE, P., États et nations de l'Europe autour de la France, 1889. 11 Le portail des urbanistes français - Historique SFU, http://www.urbanistes.com/page-4.html. 12 CLAVAL, P., Histoire de la Géographie, 2008. 13 GRAFMEYER, Y.; JOSEPH, I., L'école de Chicago: naissance de l'écologie urbaine, 1984. -8- De ces trois écoles nationales du début du XXe siècle nous pouvons tirer quelques conclusions: La discipline géographique est d'abord utilisée pour comprendre pourquoi les villes sont situées sur un endroit et pas sur un autre. « On ne s'intéresse alors encore qu'à la morphologie de la ville : son plan, l'évolution de son bâti, la spécialisation de ses quartiers... dans une perspective [...] « spontanéiste », comme si la ville n'était que le produit de l'Histoire et de la Nature... »14 . Ainsi, ce sont les facteurs naturels qui expliquent la présence d'une ville. « La géographie classique [...] en se limitant à l'observation et la description »15, met en avant non pas simplement le site, autrement dit le lieu même où s'installe la ville, mais la position de ce site dans son entourage, c'est à dire son intégration au réseau existant des villes. Ainsi, la discipline s'intéresse plus à la forme de la ville, à sa place dans le paysage, autrement dit aux aspects extérieurs « de » la ville, qu'à ce qui se passe « dans » la ville. A contrario, les chercheurs en sciences sociales et les urbanistes vont privilégier les relations qu'entretiennent les individus avec la ville. Mais dans la période de l'entre deux guerres, la population urbaine connaît une constante augmentation. « C'est en effet à l'occasion du recensement de 1931 que l'on a enregistré pour la première fois un effectif de population urbaine supérieur à celui de la population rurale. »16 Et, dans cette première moitié du XXe siècle, la ville n'est encore pensée que de manière parcellaire, chaque discipline l'étudiant à travers son prisme particulier. C'est la seconde guerre mondiale qui va bouleverser les approches, car c'est une vision globale qui doit s'imposer pour aider à la reconstruction des villes dans toute l'Europe. La géographie urbaine à partir des années 1950 en France EN MÉTROPOLE La reconstruction des pays va passer d'abord par la reconstruction de ses villes. En France une ville comme le Havre va être entièrement rebâtie par l'architecte Auguste Perret. Les matériaux et techniques de constructions, qui ont énormément évolué depuis le début du siècle, permettent alors la maîtrise industrielle de la production de béton. Aussi entre 1954 et 1972 la construction va passer en France d'un peu plus de 100000 logements à près de 55000017. Le visage de la ville va alors évoluer très rapidement , tout comme l'approche qu'en ont les géographes. En 1963, Jacqueline Beaujeu-Garnier et Georges Chabot écrivent le « Traité de géographie urbaine » qui marquera le début d'une véritable « consécration »18 de la discipline dans le champ géographique. 14 JANIN, E., La ville sous l'oeil du géographe, 2009. 15 PAULET, J.P., Manuel de Géographie urbaine, 2009. 16 JOUVENEL, H., Radioscopie de la France en mutation 1950-2030, 2003. 17 JACQUOT, A., Cinquante ans d'évolution des conditions de logements des ménages, 2006. 18 JANIN, E., La ville sous l'oeil du géographe, 2009. -9- Ces auteurs qui « connaissent très bien les travaux des géographes urbains »19 contemporains abordent des notions de géographie traditionnelle tout en développant de nouvelles idées traitées par ailleurs dans d'autres milieux géographiques. A propos de la ville on parle dès lors de fonctions urbaines, d'aménagement du territoire, des réseaux urbains, de mutations urbaines ou encore plus généralement d'espace perçu, d'espace vécu... Cette explosion démographique des villes et le renouveau des recherches font qu'en 1983, certains géographes considèrent « la géographie urbaine en France comme le domaine le plus fréquenté de la discipline. »20 Ce domaine devient peu à peu le carrefour incontournable des nombreuses autres disciplines qui étudient la ville comme la sociologie, la politique ou encore l'économie. A LA RÉUNION C'est Jean Defos du Rau qui le premier abordera brièvement en 1964 dans sa géographie humaine de l'île de La Réunion21 son aspect urbain. A son époque et malgré la départementalisation intervenue en 1946, seules trois agglomérations peuvent être considérées comme de véritables villes: Saint-Denis, Saint-Pierre et Le Port. Or à La Réunion, entre 1968 et 2006, la population va passer de 416 000 habitants à près de 782 000. Et « l'accélération de la croissance urbaine, [va devenir] le phénomène majeur de ce temps . »22. Fig. 1: Plan de Saint-Denis par Jean Defos du Rau en 1946. Aussi l'État et les collectivités territoriales vont-ils se donner les moyens de planifier et d'organiser le territoire, par l'intermédiaire Face à ces développements rapides, le thème de la ville va être étudié spécifiquement par une 19 TROTIER, L., Cahier de géographie du Québec, 2002. 20 PUMAIN, D. et alii., Jouer de l'ordinateur sur un air urbain,1983. 21 DEFOS DU RAU, J., L'île de La Réunion - Etude de Géographie humaine, 1960. 22 HUC, C., Journal de l'île de La Réunion, 11 Août 1976. 23 DATAR: Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale. 24 BARONCE, G., Saint-Denis de La Réunion, l'éléphant urbain, 2009 -10- nouvelle génération de géographes réunionnais. Ces recherches donneront lieu à des ouvrages explorant des dynamiques urbaines comparées, comme entre Maurice et La Réunion par exemple25, ou présentant des études de type régional26 ou portant sur les mutations de la ville de Saint-Denis27. Des travaux provenant de disciplines connexes comme l'anthropologie, l'ethnologie, ou encore la sociologie et les réseaux complètent ces études. Ces disciplines vont s'attacher à décrire les interactions et les influences de l'urbain sur les habitants de l'île, et cherchent à appréhender les nouvelles façons que les réunionnais ont de vivre leur ville. Autrement dit, elles tentent de comprendre les effets produits par ces nouvelles urbanités que sont les zones péri-urbaines et les nouveaux quartiers de vie28. Ainsi à La Réunion comme en métropole, la géographie urbaine ne peut se comprendre qu'à travers une approche multidisciplinaire. Comme en témoignent les nombreuses approches de la ville au cours du temps, celle-ci est avant tout un lieu de centralité d'où viennent et partent des flux de toutes sortes. C'est un espace contraint essentiellement par des facteurs d'ordre naturel, historique et humain. Cet espace non homogène regroupe dans son périmètre et de façon inégale habitants, habitats, réseaux, activités, déplacements, patrimoine... Pour approcher un tel espace nous adopterons « la très classique approche systémique »29 qui nous permettra d'aborder des notions essentielles pour la suite de notre travail, en étudiant dans deux parties distinctes l'espace urbain réel, visible puis l'espace urbain symbolique, invisible. |
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