Conclusion Générale
Au fil de notre développement, nous avons pu
dégager certaines des questions les plus controversées que
connaît le droit de la presse. De la problématique de la justesse
des équilibres instaurés par le texte de 1881, à ses
rapports avec la clausula generalis et les articles 9 et 9-1 du Code
civil, en passant par les différentes circonstances à même
de justifier les abus de la liberté d'expression censés tomber
sous leur joug, ce droit apparaît comme une matière sensible, aux
tenants et aboutissants incertains.
La délicatesse des débats qu'il suscite puise sa
raison d'être dans la difficulté que constitue le travail
d'appréhension des limites de la liberté d'expression. Chacun
semble s'accorder sur la nécessité d'en dessiner les contours,
sans pour autant s'accommoder quant à leur tracé490.
Une tendance générale nous semble toutefois devoir être
mise en exergue. Face à la suprématie de la loi du 29 juillet
1881, la responsabilité civile perdure dans son rôle d'assesseur
du texte spécial luttant sans répit pour la défense d'un
idéal de presse libre et responsable. Son champ d'application,
déjà réduit par les véhémences
magnétiques des dispositions de la loi sur la liberté de la
presse, paraît s'effriter toujours d'avantage au profit d'une
liberté d'expression en constante expansion.
Bien entendu, il serait illusoire et présomptueux de
prétendre détenir les clés des différents
problèmes que suscite cette problématique tenant à la
place occupée par la responsabilité civile en matière de
presse. Mais il serait aussi tout à fait regrettable de n'avoir pu s'en
faire quelconque opinion. Il convient donc d'évoquer un certain nombre
de points nous semblant particulièrement importants et sur lesquels nous
estimons que les choses peuvent changer.
Tout d'abord, eu égard à la question des
rapports entretenus par l'article 1382 du Code civil avec la loi du 29 juillet
1881, il semblerait qu'existent quelques bonnes raisons d'imposer une
adaptation mesurée de la responsabilité pour faute lorsque
celle-ci a
490
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Une affaire des plus récentes, l'affaire Mohamed Merah,
en fournit encore un exemple frappant. Elle témoigne de toute
l'actualité de cette question. En effet, la diffusion polémique
par la chaîne TF1 en juillet, d'extraits des négociations du Raid
avec le tueur au scooter, illustre parfaitement la difficulté et le
désaccord que suscite la question du tracé des frontières
entre « le permis et l'interdit » au nom de l'information et donc de
la liberté d'expression. Si TF1, se défendant de tout
sensationnalisme, défend l'argument du « droit d'informer »,
les avocats des victimes eux, estiment au contraire que cette information
outrepasse le droit à l'information et que sa diffusion est constitutive
de l'infraction de recel du secret de l'instruction. Affaire à
suivre...
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vocation à intervenir en marge du texte
spécial491. En effet, lorsque les propos visés
relèvent de ce que nous avons pu qualifier d'« expression-opinion
»492, l'application de l'article 1382 du Code civil devrait
être restreinte aux seuls cas d'abus constitutifs de fautes
qualifiées493. Cela permettrait fondamentalement - «
tant la notion de faute se trouve être liée à la morale
» 494- de ne pas exposer la liberté d'expression,
et donc les médias, à la menace d'une résurrection du
délit civil d'opinion. Cette solution apparaît logique,
d'autant que nous l'avons vu, « l'expression-opinion » comporte par
nature une dimension nuisible souvent consubstantielle à son
épanouissement. Il apparaît par conséquent indispensable
que s'ensuive un rehaussement du seuil de la faute. Cela apaiserait d'ailleurs
très probablement les ardeurs de ceux redoutant que l'article 1382 du
Code civil ne soit transformé en un « cheval de Troie
» pour la défense d'un certain ordre moral495. De
plus, comme le souligne à juste titre le professeur Emmanuel Dreyer,
l'application de la responsabilité civile par nos juridictions
françaises n'a jamais valu à la France de condamnation par la
Cour européenne. On ne peut en dire autant pour la loi du 29 juillet
1881496. Dès lors, plutôt que de s'offusquer
inépuisablement en invoquant l'insatiable argument de « la menace
de l'article 1382 pour la liberté d'expression », peut-être
serait-il temps, tout simplement, de s'en remettre au bon sens et à la
sagesse de nos magistrats.
L'autre point sur lequel il convient d'insister et qui, nous
allons le voir, rejoint le développement précédent, est
celui relatif à l'efficacité de la protection assurée par
la loi sur la liberté de la presse. En effet, l'une des critiques
majeures formulée à son encontre a trait aux
intérêts dont elle assure la défense, qui ne seraient plus
nécessairement conformes aux revendications sociales d'aujourd'hui.
Certains auteurs vont même jusqu'à suggérer son abrogation
en envisageant de dépénaliser le droit de la
presse497. Récemment, le retentissant rapport de la
Commission Guinchard du 30 juin 2008498a même
officiellement
491 Sont ici visés, les cas d'atteintes envers les
personnes n'entrant pas dans le champ de la loi du 29 juillet 1881.
492 Par opposition à « l'expression-information
», pour laquelle nous proposons une application pleine et entière
de la responsabilité civile (V. Supra n°72).
493 On pourrait ainsi se référer par exemple, au
critère de l'intention de nuire pour caractériser l'abus, comme
l'aurait probablement souhaité le Doyen Ripert. Ou bien, ne retenir de
faute qu'en cas de négligence « manifeste » dans la
vérification de l'information, comme l'eurent proposé certains
juges dans les années quatre vingt-dix (V. Supra n°92).
494 N. Droin, Les limites à la liberté
d'expression dans la loi sur la presse du 29 juillet 1881, Disparition,
permanence et résurgence du délit d'opinion, LGDJ, 2011, p.
86.
495 N. Mallet- Poujol, « Abus de droit et liberté
de la presse », Légipresse n°143-II, p. 88.
496 E. Dreyer, Responsabilité civile et pénale
des médias, LexisNexis, 3e éd., 2011, p. 23.
497 V. E. Derieux, « Faut-il abroger la loi de 1881
?», Légipresse Spécial 30 ans, oct. 2009,
p.137.
498 S. Guinchard, Rapport sur la répartition des
contentieux, La Documentation française, juil. 2008.
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suggéré une dépénalisation
partielle du contentieux de la presse. Il propose en effet une «
dépénalisation de la diffamation, à l'exception des
diffamations présentant un caractère discriminant ». Il
faut alors mesurer l'impact qu'impliquerait l'adoption d'une telle mesure. La
diffamation recouvre - avec l'injure - l'un des plus important volet du
contentieux de la presse499. Dépénaliser cette
infraction aurait donc pour conséquence de transmettre l'ensemble de ces
affaires devant les tribunaux civils. Ces derniers auraient alors à
statuer au regard des critères de la faute civile mais aussi et surtout,
en application des règles de procédure civile. Nul doute que sur
le fond comme sur la forme, les organes de presse seront exposés
à un risque supérieur de condamnation. La liberté de la
presse risquerait donc de s'en trouver fortement amputée. Certes, face
à l'évolution des moeurs et des supports de presse, il est
évident que la loi du 29 juillet 1881 a dû s'adapter pour ne pas
tomber en désuétude. C'est ce qu'elle a fait en faisant entrer
dans son champ répressif de nouvelles incriminations500. Et
lorsqu'elle fût dépassée par les événements,
outre l'article 1382 du Code civil, d'autres textes sont apparus en marge du
texte spécial pour répondre aux nouveaux types de
préjudices501. Mais le texte spécial demeure
là, prêt à réprimer les atteintes les plus graves,
et offrant cette garantie de précision et de prévisibilité
sans équivalent au civil. La dépénalisation apparaît
donc comme une fausse nécessité. Et si l'un des principaux
arguments avancé par ses tenants concerne essentiellement le
protectionnisme de la presse qu'assurerait les prétendues «
chausses-trappes » procédurales502, non seulement
un volet de notre développement peut nous permettre d'en
douter503, mais surtout, plutôt que de remettre tout
l'édifice en question, pourquoi ne pas tout simplement davantage
flexibiliser l'application des règles de procédures du texte
spécial devant les tribunaux civils comme ont pu commencer à le
faire certains juges depuis 2009. Une telle voie nous semble devoir être
explorée.
Enfin, le dernier point sur lequel le législateur
devrait probablement intervenir est celui tenant à l'instauration d'un
système de dommages et intérêts punitifs. En effet, nous
499 « Le contentieux de la loi sur la presse de 1881
en matière de diffamation et d'injure représente quelques 500
procès chaque année, en excluant les affaires où la
discrimination est en jeu » (J. Prorok, « La
dépénalisation de la diffamation bientôt débattue
», Le Figaro, 2 déc. 2008).
500 Par exemple, la Loi n° 2004-1486 du 30
décembre 2004 portant création de la haute autorité de
lutte contre les discriminations et pour l'égalité, a
ajouté au texte spécial de 1881 l'infraction de diffamation
à raison de l'orientation sexuelle ou de l'handicap.
501 C'est ce que nous avons vu avec les articles 9 et 9-1 du Code
civil.
502 Serge Guinchard ne manque pas de mettre en avant les
« pièges procéduraux », les «
chausse-trappes » procédurales de la loi du 29 juillet 1881 au
soutien de la dépénalisation (propos recueillis dans S. Seelow,
« dépénaliser la diffamation, du « sur mesure
» pour condamner la presse », Le Monde, 15 mai 2009).
503 V. Supra n°28.
l'avons vu504, la multiplication encore
récente des fautes lucratives commises sous la forme d'atteintes aux
droits de la personnalité peut légitimement nous faire douter de
l'actuel pouvoir normatif de la responsabilité civile en matière
de presse. Comment, par le strict maintien du système compensatoire, ne
pas inciter les organes de presse à perpétuer les atteintes
sachant que les condamnations encourues seront inférieures aux profits
tirés de leur comportement ? Comme le dit très justement
Clothilde Grare dans sa thèse, « le paradoxe du système
actuel est que là où la faute revêt une certaine
gravité et où donc la fonction normative de la
responsabilité devrait être mise en avant pour être
efficace, elle est complètement paralysée par la règle
d'évaluation de l'article 1382 È505. C'est tout
à fait vrai. La règle en question mesure le montant des dommages
et intérêts dûs par l'auteur de la faute lucrative au seul
préjudice subi par la victime. Elle ne prend donc pas en compte les
profits illicites tirés par ce dernier, ce qui serait pourtant le seul
véritable moyen de lutter contre ce type de comportements. Il
apparaît donc impératif de devoir durcir les sanctions
prononcées contre les auteurs en instaurant un mécanisme de
dommages et intérêts punitifs. Il s'agirait sûrement d'un
moyen efficace pour mettre un terme aux indiscrétions médiatiques
dommageables. Les activités de presse en ressortiraient probablement
plus saines, et les victimes, mieux protégées.
126
504 V. Supra nO57.
505 C. Grare, Recherches sur la cohérence de la
responsabilité délictuelle, thèse, Dalloz 2005, p.
89.
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