Penser la justice dans le monde, une urgence Rawlsienne( Télécharger le fichier original )par Eric Christian BONG NKOT Université de Yaoundé 1 - Mémoire rédigé en vue de l'obtention d'un diplôme d'études approfondies ( DEA ) en philosophie. 2009 |
CHAPITRE VII : NATIONALISME ET POLITIQUE DE RECONNAISSANCE A L'ECHELLE MONDIALE
Quel peut être le fondement d'une politique de la reconnaissance à l'échelle mondiale ? Comment organiser les différentes conceptions du bien autour d'une théorie de la justice internationale en dépit de leurs différences axiologiques ? Dans ce chapitre, nous voulons esquisser une approche de la justice internationale qui résulterait de l'idée de nation d'un point de vue cosmopolitique. Cette conception retient l'idée que la justice internationale est incompatible avec un gouvernement mondial. Elle retient également l'idée que l'Etat-nation ne peut plus de nos jours, être vu comme le principe des relations internationales. Cette approche développe une conception ambivalente de l'Etat-nation : ce dernier est à la fois communauté démocratique et communauté nationale. Dans sa première dimension (communauté démocratique) l'Etat-nation apparaît comme solution d'une antinomie entre la conception libérale (rejet des droits créances) et la conception marxiste (suspension au moins provisoire, des droits libertés) des droits de l'homme. La justice internationale s'accorde avec l'imposition de certaines restrictions à la souveraineté des Etats. Il faut s'opposer fermement aux Etats souverains qui ne garantissent pas les droits fondamentaux des personnes. Dans ce cas le dénominateur commun aux différents défenseurs du libéralisme politique qui ont réfléchi sur le droit international est l'insistance sur l'importance des droits de l'homme, et sur l'importance d'un pouvoir interventionniste des organisations supranationales à l'intension des individus. Dans sa seconde dimension (communauté nationale) l'Etat-nation est le lieu de valorisation des cultures locales. A cet effet, notre approche milite pour l'introduction, dans le droit international, d'un régime de droits collectifs dont les principaux bénéficiaires seraient les peuples. Les réticences observées jusqu'ici à l'endroit de cette sphère de droit se justifient par le fait que, pendant longtemps, le droit des peuples s'est trouvé confondu au droit de l'Etat homogène. Pourtant, même si dans plusieurs cas les frontières de l'Etat coïncident avec les frontières du peuple, la confusion entre le droit du peuple et le droit de l'Etat qui est sensé le représenter est sans valeur. A côté des Etats, les peuples doivent être les détenteurs d'un régime de droit. Cette conception du droit international reconnaît le pluralisme axiologique comme constituant fondamental de la structure de base de l'Etat-nation. Elle est incompatible à un attachement à l'individualisme moral pur. Certes les grands théoriciens de la pensée libérale nous ont appris que même dans un contexte de pluralisme raisonnable de conception du bien commun, la primauté absolue de l'individu sur la collectivité est toujours soutenable et peut faire l'objet d'un consensus autour des principes de justice individuelle. Elle rejette également la thèse de la partialité nationale défendue par le collectivisme moral. Car si la collectivité est seule porteuse de toutes les valeurs, surtout une forme de celle-ci comme la nation, les sensibilités aux réclamations des peuples peuvent bien contribuer à définir une approche du droit international orientée exclusivement vers les revendications des peuples. A travers l'idée de nation d'un point de vu cosmopolitique, nous reconnaissons que la justice est un impératif politique qui s'applique aussi bien aux peuples qu'aux personnes, aussi bien à l'échelle locale qu'à l'échelle internationale. Cela veut dire qu'à l'échelle internationale, les sujets de droits doivent autant être les peuples que les personnes. Dès lors l'approche de la politique de reconnaissance que nous envisageons à l'échelle mondiale, cherche à réaliser un équilibre entre le régime des droits individuels et le régime des droits collectifs, deux ordres de droits qui doivent se contraindre mutuellement. A cet effet, l'hypothèse qui soutient notre approche pose qu'une théorie de la justice politique élaborée sous la forme d'un emboîtement des régimes de droits individuels et collectifs, offrirait un gain de pensée important dans la quête de solution à la problématique fondamentale du cosmopolitisme aujourd'hui : à savoir rendre compte du statut de la justice dans un monde où l'Etat-nation est en transition. L'orientation donnée par l'idée de nation d'un point de vu cosmopolitique s'inspire du libéralisme politique de Rawls. En refusant de s'engager dans la voie de l'individualisme pure, Rawls nous offre une version du libéralisme qui, au lieu de subordonner le droit des peuples aux droits individuels, concilie plutôt les droits libertés de la personne avec le droit des peuples et, par voie de conséquence, permet de réconcilier le libéralisme et la politique de la reconnaissance, et pourrait même réconcilier nos idéaux cosmopolitiques et nationales. Dans la quête de vérification de notre hypothèse, notre réflexion connaîtra trois moments. Nous allons d'abord montrer en quoi le cadre théorique du libéralisme politique rawlsien rend possible la formulation cohérente d'un nationalisme tout à fait compatible avec un ordre politique global protégeant les droits de l'homme. Ce moment connaîtra une discussion autour de l'idée rawlsienne de la tolérance à l'égard des sociétés hiérarchiques. Le moment clé de cette discussion sera l'examen du rapport entre l'autonomie et la tolérance. Après cette discussion nous essayerons de comprendre comment s'articule l'idée de nation d'un point de vu cosmopolitique sur le plan de la justice distributive. Enfin il faudra bien fournir une justification philosophique qui légitime l'accord du régime des droits des peuples avec les exigences du libéralisme politique. 1. Libéralisme politique et nationalisme libéralL'explication la plus vraisemblable du libéralisme politique repose sur la conviction que les notions de personne et de peuple, les principes de justice sociale ainsi que le droit des peuples résultent d'une conception politique de la justice. Comme l'a bien montré Rawls288(*) , on ne peut aboutir à des considérations de justice et d'équité dans la politique internationale qu'en adoptant une conception politique de la personne. Cette conception de la politique internationale ne peut être acceptable que si la position originelle concerne des personnes situées dans des cultures sociétales nationales, c'est-à-dire des Etats. Dans ce cas, les principes de justice se révèleront plus réalistes, car tenant compte de la stabilisation des personnes au sein d'une société nationale. A l'inverse, il n'est pas envisageable d'identifier les principes de justice interne à une politique de partialité nationale. Le libéralisme politique repose sur une conception politique des peuples et sur l'égalité entre les peuples. C'est dans cette perspective que le libéralisme politique se distingue de l'individualisme moral. Ce dernier s'affirme comme une doctrine compréhensive au fondement de la théorie de l'identité post-nationale. L'individualisme moral défend trois thèses fondamentales. La première pose que les individus sont en soi rationnellement autonomes par rapport à toute finalité. La deuxième établit que l'individu est la source ultime de revendications légitimes. La troisième et dernière thèse établit que le seul libéralisme philosophiquement soutenable est celui qui repose sur l'autonomie individuelle. Ainsi considérée d'un point de vue général, cette théorie offre deux options qui compliquent toute tentative de réconciliation possible entre le nationalisme et le cosmopolitisme289(*). La première option qui semble situer la théorie libérale dans le modèle classique de l'Etat-nation homogène, rejette toute idée de droit collectif. La deuxième option cherche à dériver les droits collectifs à partir des droits individuels fondamentaux de la personne. Elle se présente dans la théorie des droits différenciés par le groupe (group differentiated right) de Will Kymlicka. Ce dernier part de l'idée que les droits différenciés par le groupe sont des droits uniquement applicables aux individus, réclamables par les individus uniquement, et ne peuvent autoriser aucune contrainte raisonnable à l'égard des individus290(*). Aussi la théorie juridique de Kymlicka, sensée être plus conciliante, n'a pas grand-chose à voir avec les droits collectifs. Pourtant les droits collectifs sont applicables aux collectivités, réclamables par celle-ci et peuvent être raisonnablement contraignantes vis-à-vis des individus. Le libéralisme politique de Rawls possède des ressources intellectuelles pouvant défendre cette thèse. Le libéralisme politique défend trois thèses qui prennent le contre-pied de l'individualisme moral et ménagent une place aux droits collectifs des peuples. La première thèse pose que les personnes puissent se définir indépendamment de leurs fins. Alors que l'individualisme moral définit les personnes antérieurement à leurs fins, le libéralisme politique table sur un pluralisme axiologique en admettant différentes conceptions métaphysiques de la personne. Dans une société libérale juste, la personne est définie politiquement comme un citoyen et c'est seulement en tant que tel qu'on peut l'envisager indépendamment de ses fins. Le citoyen est en mesure de se définir indépendamment des ses fins dans la société, malgré le fait que sur un plan métaphysique, il se considère comme étant défini par une conception particulière du bien. Ces considérations sur le statut politique de la personne s'appliquent aussi à la conception politique du peuple. La conception politique définit le peuple comme une « structure de culture » soumise à des influences diverses et offrant un « contexte de choix »291(*). Il s'agit d'une « culture sociétale » une « structure de culture ». En tant que tel le peuple se définit politiquement par l'ensemble des options morales, politiques culturelles, sociales et économiques qui sont offertes dans les institutions de base de la société, et non à partir d'un ensemble de finalités et croyances particulières admises au sein du groupe à un moment donné de son histoire. Ainsi conçu, le peuple est pensé exclusivement à partir de sa personnalité institutionnelle et politique. Et peu importe la façon qu'ont les peuples de se définir au plan métaphysique, il faut en prendre acte en tant qu'organisation politique, c'est-à-dire le fait qu'ils agissent dans la réalité politique en faisant intervenir une conception d'eux-mêmes. Leur présence dans l'espace public est d'une importance capitale. C'est pourquoi on se sent obligé de les considérer comme des agents moraux et d'admettre une seconde position originelle dans laquelle ils agiraient comme des participants à part entière. Cela ne veut pas dire que la définition politique du peuple entraîne obligatoirement le sacrifice des valeurs et finalités particulières propres à ce peuple. Il est soutenable qu'un peuple puisse entretenir à son sujet une certaine conception métaphysique de lui-même, sans que cela l'empêche de se définir de façon purement politique. Mais la priorité lexicale de la conception politique sur la conception métaphysique permet d'introduire, dans la problématique de la justice internationale, un conception du peuple qui ne doit rien à une ontologie sociale partiale, puisqu'il s'agit d'une conception politique et non métaphysique du peuple. Dans ses écrits. Rawls, a reconnu la place centrale qu'occupe la société dans les rapports interindividuels. Il la définit comme un système équitable de coopération organisée en vue de l'avantage mutuel. A cet effet, il la distingue des associations qui ne sont que des agrégats d'individus, et des « communautés politiques » qui sont des groupes partageants un ensemble de valeurs communes292(*). Ce qui est un peut gênant avec Rawls c'est qu'il a limité sa conception de la société au modèle le simplifié d'un Etat souverain, d'un Etat ethnoculturel homogène. Les membres d'une telle société sont décrit comme appartenant à un seul groupe ethnonational dont la culture se reproduit de génération en génération293(*). Vraisemblablement, Rawls semble n'avoir pas développer un intérêt particulier à l'endroit des Etats multinationaux réel et s'est contenter de caractériser le fonctionnement des Etats en fonction des modèles simplifiés. Dans ce cas, on peut confondre l'identité institutionnelle d'un peuple avec l'appareil gouvernemental d'un Etat. On peut confondre les personnes politiques avec les citoyens réels, les peuples politiques avec des Etats souverain réels. Mais si l'on considère les sociétés dans leur complexité, telle qu'elles se présentent aujourd'hui, cette confusion n'a pas sa raison d'être. Car dans une société complexe, les peuples peuvent avoir une identité institutionnelle sans être des Etats souverains294(*). Un tel droit des peuples pourra garantir des protections institutionnelles favorables à une politique de multiculturalisme dont les principaux bénéficiaires seraient les minorités nationales qui sont des extensions des majorités voisines et des groupes qui entretiennent des liens avec un pays lointain ou une culture d'origine ne se trouvant pas dans le territoire. Ces deux groupes nationaux sont en quelque sorte des parties de peuples. Et en tant que diasporas, ils se laissant comprendre comme des parties de peuples, et doivent faire l'objet de certaines protections. La deuxième thèse, se posant comme conséquence logique de la première thèse, établit les personnes et les peuples comme des sources équivalentes et autonomes de légitimation morale. Elle s'oppose ainsi au libéralisme individualiste qui ne reconnaît de légitimité qu'aux réclamations individuelles. Rawls développe à cet effet deux positions originelles applicables à ces deux ensembles de droits. La première position originelle, qui concerne les individus proprement dit, admet le principe de différence comme principe de justice sociale. La seconde position originelle, élaborée en vue des principes de justice internationale ne souscrit pas à une quelconque exigence de justice distributive entre les peuples et ignore en particulier le principe de différence. Le libéralisme politique fait des peuples des sujets de droits collectifs, et dissipe par là même les inquiétudes que peuvent susciter les conceptions ontologiques et métaphysiques. L'on est plus contraint de trouver une justification individualiste des droits collectifs. Le peuple apparaît comme un sujet de droit tout à fait légitime à côté de la personne. Ainsi le libéralisme politique rend possible l'adjonction d'un seconde source de réclamation morale valide. La troisième thèse pose la tolérance comme la valeur politique par excellence. Cela entraîne obligatoirement, comme la si bien montré Rawls, la formulation d'un droit des peuples à travers lequel les sociétés non libérales participent activement à la coopération internationale. La double axiologie qui fonde l'adoption de ces deux ordres de droit impose la tolérance vis-à-vis des nations non libérales, et à l'égard des minorités non libérales vivant à l'intérieur des nations libérales. Mais au de là de l'opposition libéral / non libéral, le problème de la tolérance se pose au sein même sociétés multinationales. Comment assurer dans de telles sociétés le respect des rapports que la personne peut entretenir avec le peuple ? Le principe de tolérance exige l'institution d'un mode d'organisation sociale qui puisse garantir la pérennité des rapports entre les personnes et les peuples. Cette interprétation du libéralisme politique rawlsien correspond dans ses grandes lignes à la critique que Charles Larmore adresse à l'individualisme moral295(*). Selon lui, l'individualisme moral aboutit à une sorte de cécité morale lorsqu'elle accorde l'autorité suprême à l'individu, car elle empêche le citoyen de voir d'autres choses encore plus meilleures. Selon Larmore, c'est le souci d'appliquer le principe de tolérance au coeur même de la philosophie politique qui conduit Rawls à faire du libéralisme une doctrine essentiellement politique. Il s'agit ici de donner une valeur intrinsèque à la reconnaissance, au respect que l'on doit aux personnes et aux peuples. La reconnaissance apparaît comme une condition préalable à la délibération rationnelle et ne peut faire l'objet d'une délibération. Il s'agit là d'un point où Rawls se révèle plus marxiste. On a pu croire pendant longtemps que pour Marx, la reconnaissance vient à la fin de l'histoire. Ce qu'il nous paraît juste soutenir, c'est que le principe de reconnaissance doit être posé au départ. Il s'agit du point de départ déductif qui légitime et fonde la critique des mécanismes économiques. La dialectique historique de Karl Marx répond à une exigence de reconnaissance principielle de l'homme par l'homme, de l'homme comme l'homme dans la société. Ainsi le propre de l'homme se réduit à cette nécessité de reconnaissance, qui est en même temps une récupération historique de sa personne morale à travers le moment de l'aliénation où il se trouve dans le capitalisme. Cette nécessité de la reconnaissance d'autrui est idée directrice de l'histoire et par la même exigence de transcendance. Mais c'est au sein de l'immanence des mécanismes économiques (rapport des forces de production et des moyens de consommation), que Marx veut découvrir cette transcendance. Le principe de reconnaissance est au fondement de la méthode dialectique de Marx. En tout cas, il semble paradoxal de poser la reconnaissance et le respect des personnes et des peuples comme des exigences morales ne pouvant être sujettes à discussion. Mais l'on doit cependant reconnaître que la reconnaissance et le respect s'imposent à notre imaginaire social comme des catégories politiques indispensables, parce que nos sociétés sont caractérisées par une variété irréductible et raisonnable de conceptions de vie bonne et de bien commun. Ainsi, face à la confrontation parfois violente et répétée des points de vues moraux, raisonnables et métaphysiques, la tolérance s'impose comme respect et reconnaissance des personnes et des peuples. * 288 John Rawls, Libéralisme Politique, p. 54. * 289 L'individualisme moral est le cadre théorique dans lequel les défenseurs d'une théorie de l'identité post-nationale tirent leurs arguments. * 290 Will Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle, trad. Patrick Savidan, Montréal, Boréal, 2001. * 291 Les expressions tels « contexte de choix », « culture sociétale », « structure de culture » sont empruntées à Will Kymlicka. * 292 John Rawls, Libéralisme Politique, p 67. * 293 Ibrd. p.43. * 294 Rawls fait référence à de tels peuples dans le Droit des gens, p.82. * 295 Charles Larmore, « The Moral basis of Political liberalism » in Journal of Philosophy, 96, 12, 1999, pp. 599-625. |
|