Penser la justice dans le monde, une urgence Rawlsienne( Télécharger le fichier original )par Eric Christian BONG NKOT Université de Yaoundé 1 - Mémoire rédigé en vue de l'obtention d'un diplôme d'études approfondies ( DEA ) en philosophie. 2009 |
TROISIEME PARTIE : REINVESTIR LA THEORIE DE LA JUSTICE COMME EQUITE : PHILOSOPHIE DE LA JUSTICE ET HUMANISME DE JOHN RAWLS.Tant que les Etats existeront -et auront donc des intérêts à défendre, des rivalités à surmonter -, le spectre de la guerre ne s'éloignera pas tout à fait. Mais parallèlement, lorsque les Etats s'affaiblissent ou sont contestés, ils laissent la place à des guerres civiles ou inter-ethniques encore plus sanglantes. Il n'y a pas d'autres solutions que de s'attaquer aux racines réelles du mal : injustice, absence de démocratie, inégalités, etc...277(*) Liminaire. La théorie de la justice comme équité ne peut s'envisager comme critique sociale que dans la mesure où elle sert à réinvestir au sein de l'immanence social, la possibilité de penser la politique autrement. Cette possibilité s'envisage à deux niveaux. D'abord elle se veut critique d'une histoire qui a érigée l'hétéronomie et l'efficacité en normes suprêmes de l'organisation sociale. Ensuite elle se veut ouverture vers une promesse de « vie meilleure » qui traverse les écrits de John Rawls. La priorité du juste sur le bien, la primauté de la justice politique sur l'efficacité économique, que réclame Rawls pour rendre cette « vie meilleure » accessible à tous, constituent les voies plus ou moins sure de frayer le chemin du bonheur à tous les citoyens. Quelles sont les conditions successibles, dans l'optique de la théorie de la justice comme équité, de déclencher l'effectuation de cette promesse de « vie meilleure » à travers la coopération sociale ? A quel prix la politique peut-elle encore susciter de l'espoir ? Le premier moment de cette réflexion examinera les conditions sans lesquelles cette promesse de « vie meilleure » à travers la coopération sociale, ne peut trouver son effectuation. Ces conditions elles même ne sont pertinentes que si elles sont soudées aux possibilités par les quelles la pensée d'un nationalisme libéral peut s'établir. Reste que ces positions ne sont que des hypothèses révisables, dépassables, parce que n'ayant aucun contenu déterminé. CHAPITRE VI : AUTONOMIE ET OBJECTIVITE DES NORMES POLITIQUESA- LA LIMITATION DE L'INDIVIDUALITELa pensée de Rawls présente un univers politique qui, eu égard aux divers aspects qui le composent, reste inscrit sur le terrain de la modernité, c'est -à- dire sur le terrain d'une philosophie de la subjectivité, où l'objectivité, tant théorique (le vrai) que pratique (le juste, le bien), ne se définissent que par et pour le sujet. A cet effet, l'institution des normes sociales objectives (c'est-à-dire cette figure inédite d'une transcendance dans l'immanence qu'exprime au plan juridico-politique, l'exigence démocratique selon laquelle les restrictions imposables aux membres d'une société doivent résulter d'une discussion publique) présuppose, en vue de rendre possible la cohésion des différentes individualités dans la société, une certaine transcendance vis-à-vis de la simple affirmation de l'individualité. Ainsi donc, la limitation de l'individualité étant une condition primordiale et nécessaire à la définition des normes sociales objectives, il est important de s'interroger sur le principe politique qui peut soutenir cette exigence intrinsèquement démocratique que l'humanité soit elle-même la source de ce à quoi elle se soumet. Ce principe, nous le trouvons dans la conviction que l'essence de l'organisation sociale réside, non pas prioritairement dans le fait d'« élargir les libres déterminations du sujet », mais bien plus dans le fait de « délivrer la vie de la destruction ou de la domination »278(*). Cette position fondamentale émerge de la philosophie politique à travers cet effort pour séparer, par référence aux exigences englobantes de la vie, l'idéal d'autonomie et le principe d'individualité, dont l'intrusion dans la pensée moderne a été porteuse d'une inspiration anti-humaniste. En suivant cette voie, l'éthique politique rawlsienne se présente comme solution au subtil problème de l'affrontement entre le principe objectif d'autonomie et principe subjectif d'indépendance individuelle, qui a caractérisé la dynamique humaniste de la modernité depuis son enclenchement.
1- L'individualisme et le déclin de l'humanisme moderneL'individualisme s'affirme comme une figure de l'humanisme moderne, puisque son développement a nécessité un environnement intellectuel où l'homme entend désormais être la source de ses lois et de ses normes politiques. Alain Renaut est on ne peut plus claire à ce sujet. Pour que pût advenir, contre le principe ancien, la valorisation (proprement individualiste) de l'indépendance à l'égard de collectif, il fallait certes déjà que ce fut effondré la vision d'un univers où l'être humain n'était aucunement tenu pour la source de ses normes et de ses lois. Cet effondrement (...) fait émerger la modernité, à travers l'irruption de l'humanisme, entendu comme la conception de la valorisation de l'humanité en tant que capacité d'autonomie.279(*) Dans cette perspective, l'individualisme constitue une composante de l'humanisme moderne, mais une composante fatale à cet humanisme. Nul n'aurait pu exprimer cela mieux que Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville, dont les réflexions sur les conditions de possibilité de la démocratie laissent paraître un fort intérêt pour une culture politique qui ne s'accommode plus de la limitation du moi imposée par le principe d'autonomie, mais vise l'affirmation pure et simple du moi comme valeur fondamentale. Si l'on s'en tient à cette lecture de l'humanisme politique de la modernité, il ressort que la recherche d'une communication autour des normes consensuelles, véhiculée par la normativité auto fondée de l'autonomie, tend à se faire substituer par un pure et simple soucis de soi, par la scission du public et du privé et son corollaire la désertion de l'espace public, par le culte des bonheurs particuliers. Cette dérive progressive d'une éthique de l'autonomie vers une éthique de l'indépendance impose désormais de lier à la traditionnelle opposition binaire de la liberté des anciens et la liberté des modernes qui a défini la dynamique politique de la modernité, l'autonomie et l'indépendance, l'humanisme et l'individualisme. Cela dit, à compter du moment où l'orientation politique de la pensée moderne s'est caractérisée par l'irruption des valeurs de la subjectivité et de l'autonomie, le principe de l'individualité est entré en concurrence avec l'autonomie, véhiculant la perspective d'une nouvelle relation à la lois ou à la norme. Cette relation s'exprime par la séparation entre le droit et l'idée d'une pluralité de choix, condition de pensabilité du droit. La conséquence profonde ici est la dissolution de la culture, sphère de normativité supra individuelle autour de laquelle l'humanité cherchait à se définir comme intersubjectivité. L'individualisme comme principe politique dans la pensée politique moderne tendait à saper l'exigence d'autonomie et l'idée de sujet qui exprime cette exigence, en érigeant au rang de valeur suprême l'affirmation du moi. Naturellement tout ceci s'inscrit dans le retour en force chez les intellectuels du déterminisme naturel comme ce qui donne sens au droit, à l'existence, à la vie. De ce point de vue, le spinozisme se présente comme un effort intellectuel alléchant. Dans les Tractatus Théologico-Politicus, nous lisons ceci : La nature, considérée en elle-même, jouit d'un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir. C'est-à-dire que le droit de nature s'étend jusqu'aux bornes de sa puissance (...) Mais la puissance globale de la nature entière n'étant rien de plus que la puissance conjuguée de tous les types naturels, il s'ensuit que chaque type naturel a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir ; autrement dit le droit de chacun s'étend jusqu'aux bornes de la puissance limitée dont il dispose.280(*) Ce propos se présente comme un argument qui prend la défense de la dissolution de la spécificité humaine dans l'universalité de la nature, c'est-à-dire l'idée que la vie est persévérance dans l'être. Ceci part d'une distinction entre le possible et le réel. Ici, le possible, c'est-à-dire la tendance à exister, converge vers le sens déterminé par un Dieu tout puissant, principe déterminent de toute existence. La réalisation de cette tendance à exister n'est possible que par la détermination de ce Dieu omnipotent en qui tout est possible. Dans ce sens le possible existe par la suprême puissance de Dieu, et l'idée même d'un possible non réalisé est un non sens. Tout ce qui ne se réalise pas relève de l'impossible. A cet effet, le sens du problème fondamental de la philosophie politique, celui de la légitimité du pouvoir politique, se comprend dans une scission du droit d'avec l'idée d'une pluralité des choix possibles. Spinoza inscrit la vie politique des Etats dans la modalité d'une pensée unique, un unilatéralisme dont l'autorité du droit n'a d'égal que l'autorité incontestable de Dieu. L'histoire du monde est une histoire unilatérale, et exister c'est s'insérer et persévérer dans cette histoire universelle. Spinoza croit, tout comme Hegel, qu'une institution comme l'Etat affirme son destin historique en entrant et en persévérant sur la scène de l'histoire universelle. Il y a néanmoins une différence entre les deux philosophes. Pendant que Spinoza privilégie l'insertion, mieux la persévérance dans l'être comme modalité d'action sur la scène de l'histoire universelle, Hegel opte pour la guerre. S'inspirant des thèses d'Héraclite, Hegel pense que la guerre règne sur toute chose, et de ce fait, elle est juste. L'histoire mondiale est aussi le tribunal mondial. A cet effet, pour exister et entrer dans la scène de l'histoire, l'Etat doit se lancer à la conquête de sa liberté en combattant les autres Etats. A l'inverse, un Etat qui subit la domination tant politique qu'économique est un Etat qui fonde son activité politique sur la préservation de la vie, et non sur la conquête de la liberté. Affirmation qu'on peut rapprocher de celle de Platon, selon laquelle les hommes libres sont ceux craignent l'esclavage, la domination plus que la mort. Certes il est possible de trouver dans cette vision historiciste une part de vérité, à savoir que ne peuvent perdre leur liberté que ceux qui ne sont pas déterminé à se battre pour elle. Mais le revers de cette vision, porteur d'inspiration antihumaniste, pose que dans cette lutte pour entrer dans la scène de l'histoire, un Etat qui succombe devant une force supérieure ou un Etat surarmé, est déterminé par la nature à demeurer sous la domination et mérite son sort. Théorie qui, voulant privilégier la conquête de la liberté, semble plutôt s'ériger en ennemi de la liberté. Ainsi, en posant le déterminisme naturel, historique, comme ce qui donne sens au droit, à l'existence, à la vie, le système philosophico-culturel de la modernité semble provoquer plus d'effets pervers que ceux qu'il prétendait éviter. Aussi peut-on envisager la déconstruction de cette inspiration antihumaniste à travers le paradigme biopolitique, support du renouveau humaniste d'aujourd'hui. La mobilisation du paradigme biopolitique tel qu'on l'observe chez Michel Foucault et Gilles Deleuze, essaie de déconstruire le système philosophico-culturel de l'humanisme en exprimant la philosophie politique sous le principe foucaldien selon lequel « (...) le droit doit être la forme même du pouvoir et que le pouvoir devrait toujours s'exercer dans la forme du droit »281(*). Il s'agit là d'une réplique à la tentative spinoziste de réduire la spécificité humaine dans l'universalité de la vie, et dont la conséquence politique est la séparation entre le droit et l'idée d'une pluralité de choix. En réinscrivant l'homme dans la nature, Spinoza semble éluder un fait : la spécificité de l'homme ne se manifeste pas dans sa réduction au déterminisme naturel, mais dans sa capacité à pouvoir se distancer de la nature par la production de la culture. L'homme est certes vie, mais il a aussi cette particularité de pouvoir se détacher du cycle de la vie. Bref l'homme est un être libre et autonome, capable d'auto législation. Dans ce cas, l'idée de droit s'accorde manifestement avec le principe de la liberté de choix. Il devient donc difficile d'envisager le droit dans une scission d'avec l'idée de pluralisme. Dans ce propos, Fichte dénonce l'antijuridisme qui émane de la critique spinoziste de l'idée de sujet. Qui nie la liberté de la volonté, doit pour être conséquent nier aussi la réalité du concept de droit, comme c'est le cas par exemple chez Spinoza, chez qui le droit signifie seulement le pouvoir de l'individu déterminé par le tout282(*).
* 277 Pascal Boniface, Les Guerres de demain, Paris, Seuil, 2001, p. 14. * 278 Blandine Kriegel, Les Droits de l'homme et le droit naturel, Paris, PUF, 1989, p. 96. * 279 Alain Renaut, Histoire de la philosophie politique, tomme 2, Naissance de la modernité, Paris, Calmann-Levy, 1999, p. 19. * 280 Baruch de Spinoza, OEuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque la Pléiade, pp.824-825. * 281 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 2, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 116 * 282 Fichte, Fondement du droit naturel, trad. Alain Renaut, Paris, PUF, 1985, pp134-135. |
|