Identité et appartenance: temps et comput anthropologique chez R. E. Mutuza Kabe( Télécharger le fichier original )par Jean Francis Photios KIPAMBALA MVUDI Université de Kinshasa RDC - Doctorat en philosophie 2012 |
§2. Caractères dominants des économies et éloignement des identités Hutu-Tutsi-TwaPour découvrir la différence il faut nécessairement voir les caractères dominants des économies. Ceci nous permet de trouver les lieux des activités des ceux qui se distinguent les uns des autres. Les travaux des philosophes et sociologues qui les premiers ont tenté de faire la synthèse et d'interpréter les récits des voyageurs sur les sociétés « primitives » allaient dans le sens d'une distinction fondamentale entre ces sociétés et celles des pays occidentaux. Un des critères majeurs de cette différenciation avait pour base les principes d'identité et de contradiction, opposés à ceux de la mentalité européenne. Pour cette raison on appliqua à celle des primitifs le qualificatif de prélogique, sans se rendre compte que la distinction portait seulement sur le système de références. Aussi Lévi-Strauss a pu écrire dans « La Pensée sauvage » que jamais la conscience des primitifs n'était perdue dans la confusion et la participation, mais qu'au contraire leur pensée était rompue à tous les exercices de spéculation. Le plan des croyances a servi à distinguer les prétendus primitifs, imprégnés de pensée magique, des sociétés monothéistes. Mais ce que l'on sait des fondements religieux des sociétés occidentales reste par sa nature très proche des démarches magico- religieuses des groupes archaïques. Le comportement des membres de « la horde primitive » a fait long feu : la promiscuité sexuelle qu'elle impliquait n'a pas résisté aux analyses mettant en évidence le passage de l'état de nature à celui de culture(462(*)). Dans le domaine des échanges apparaît encore aux yeux de l'observateur occidental non prévenu un maximum de comportements illogiques. On peut citer quelques manifestations ostentatoires qui ne sont que la caricature de ce comportement : l'achat de montres ou de souliers vernis par des autochtones qui n'ont aucune notion de la division horaire du temps, ou qui ont toujours marché pieds nus. Il est plus intéressant d'en appréhender de plus fondamentaux, dont la finalité difficilement conservable par des esprits occidentaux ne leur est cependant pas totalement étrangère. Citons par exemple l'image du capitaliste qui allume son cigare avec un billet de banque : celui qui peut détruire des richesses sans espérer autre chose que d'en retirer du prestige est le symbole de la puissance. Dans certaines sociétés, le type le plus achevé de l'irrationalité en matière économique est celui de la destruction des biens de consommation d'une manière ostentatoire. Il n'est pas nécessaire d'insister sur la causalité économique qui dans les pays développés, amènes à détruire, pour en faire remonter les cours, des produits trop abondants. Le « potlatch » des Indiens de la région de Vancouver, sur la cote Pacifique du Canada, au cours duquel de grandes quantités de richesses sont cérémoniellement détruites, est une des formes de l'échange dans la mesure où il implique la réciprocité. M. Mauss a appelé « phénomène social totale » une telle cérémonie, car elle exprime une signification sociale, magico - religieuse, économique, juridique et affective. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire qu'il y ait destruction ostentatoire de richesse pour que la cérémonie soit pleinement significative. Plus généralement les richesses rassemblées par un groupe sont offertes à un autre sur lequel le premier veut assurer sa suprématie morale sinon politique. Les bénéficiaire de cette opération ne sont pas en définitive ceux qui reçoivent, mais ceux qui donnent, puisque ces dons leur assurent prestige et puissance. Le groupe qui les a reçus devra, pour retrouver sa supériorité, procéder ultérieurement à des contre-dons d'une valeur plus élevée au cours d'une cérémonie analogue. « Donner, c'est manifester sa supériorité, recevoir sans rendre, c'est se subordonner »(463(*)). Avec cette conclusion fondamentale, il faut retenir le caractère collectif de l'institution : ces destructions ostentatoires, ces échanges de dons et de contre-dons ne s'opèrent qu'entre des collectivités, entre des groupes sociaux ou familiaux, entre individus. C'est une des particularités des sociétés non industrielles que d'être intégrées dans des ensembles dont tous les membres sont solidaires. Des institutions comparables au potlatch ont été signalées en Polynésie, en Mélanésie, en Nouvelle Guinée. Ailleurs dans le monde, et parmi des populations moins archaïques, des cérémonies mettant en jeu des cadeaux collectifs importants ont été attestées. Peut-on dire pour autant qu'aujourd'hui les changements qui sont intervenus dans les sociétés de ce type, favorisées par l'introduction de l'économie monétaire, ont été tels que les exemples cités ne sont plus que des curiosités anachroniques ? Il serait aussi loin de la vérité de le prétendre que d'affirmer que les rapports économiques ne ressortissent qu'à ce système. Georges Balandier, récemment, a décrit le Bwiti du Gabon comme un exemple de ces survivances. Les Haoussa du Niger dont la réputation dans toute l'Afrique de l'Ouest, de commerçants avisés n'est plus à faire, sont aussi d'excellents cultivateurs. Ils cultivent des plantes industrielles, arachide et coton, en plus de leur production vivrière traditionnelle. Certains d'entre eux louent des terres et emploient de la main-d'oeuvre salariée : ils vendent leur coton à la Compagnie Française pour le Développement du Textile (CFDT) et spéculent notamment, en fin de saison sèche et en période de disette sur le mil et le sorgho qu'ils stockent dans d'énormes greniers. Ce contexte n'empêche pas certains de ces cultivateurs particulièrement entreprenants et qui ont récolté mille gerbes de mil ou de sorgho de procéder encore aujourd'hui à des redistributions périodiques à caractère ostentatoire. Ce type d'institution connue sous le nom de « dubu » (mil) permet la consécration du titre de Chef des cultures (sarki'n noma). C'est donc sur le plan des valeurs, et plus précisément du prestige social que le décalage entre le comportement actuel, économiquement « rationnel », et le comportement traditionnel apparaît comme irréductible. Le caractère collectif de l'institution est mis en lumière par le fait même que la récolte de mille gerbes de mil ne peut être le fait d'un seul cultivateur postulant du titre. L'aide qu'il peut obtenir de manoeuvres salariés serait insuffisante s'il ne faisait appel à une masse de villageois accomplissant le travail en commun et, dans la mesure où le prestige de leur employeur rejaillit sur eux, à leur bénéfice. D'autre part, afin que la masse des cadeaux distribués, parmi lesquels on peut compter des gerbes de mil, des couvertures, des ânes, des chevaux, des vêtements, des nattes, apparaisse plus importante, l'aspirant « sarki'n noma » fait appel à l'aide de ses concitoyens, amis et parents, qui partagent ainsi sa renommée. On s'efforce de rassembler le plus grand nombre de participants ; tous les dignitaires ont leur place parmi les invités, mais le chef de canton, le chef de village, les maîtres de culture de la région, reçoivent obligatoirement les plus riches cadeaux. L'énoncé de ces quelques personnages ne rend pas compte de la foule qui les entoure et dans laquelle chaque individu est subordonné à un chef : le plus représentatif parmi eux n'est- il pas le « griot(464(*)) », personnage spécifiquement africain dont le rôle est de chanter les louanges de ses maîtres et de tous ceux qui sont prêts à lui faire des cadeaux. La valeur de ceux-ci qui peut atteindre un montant considérable montrerait si besoin était que le prestige ne s'acquiert pas par l'argent que l'on accumule, mais par celui que l'on distribue. On ne donne pas à n'importe qui, ni n'importe comment. Les modalités de cette distribution sont régies par des règles impératives. Elles sont variables en fonction de la nature des rapports de sociabilité entre le détenteur de la richesse qui aspire à la reconnaissance de la puissance, et les bénéficiaires des dons(465(*)). * 462 Selon la théorie de Lévi-Strauss à propos de la prohibition de l'inceste. * 463 MAUSS, M., Essai sur le don, p. 67. Il met ainsi en évidence le rôle central d'une forme de don (le potlatch) chez certaines populations nord-américaines. Étendant son hypothèse aux sociétés antiques (Une forme ancienne du contrat chez les Thraces, 1921), il formule l'idée selon laquelle le potlatch serait la forme fondamentale de l'échange, qui se serait progressivement dégradée dans les sociétés modernes ; c'est l'Essai sur le don, forme archaïque de l'échange (1923-1924), ouvrage qui rassemble une somme considérable de données ethnographiques et historiques, et qui vaut à Marcel Mauss la célébrité. * 464 Chez les Tutsi nous avons le poète des poèmes royaux, de la poésie dynastique. * 465 « Voilà le problème auquel nous nous attachons plus spécialement tout en indiquant les autres. Nous espérons donner par un assez grand nombre de faits, une réponse à cette question précise et montrer dans quelle direction on peut engager toute une étude des questions connexes. On verra aussi à quels problèmes nouveaux nous sommes amenés : les uns concernant une forme permanente de la morale contractuelle, à savoir : la façon dont le droit réel reste encore de nos jours attaché au droit personnel ; les autres concernant les formes et les idées qui ont toujours présidé, au moins en partie, à l'échange et qui, encore maintenant, suppléent en partie la notion d'intérêt individuel. » |
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