Chapitre III - Møtus : passeur de
poésie
(c)Mtus
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Dans sa démarche éditoriale, Møtus a su
s'imposer ces 25 dernières années, parmi les éditeurs,
comme un précurseur de la poésie ouverte à la jeunesse, un
artisan qui façonne le texte, le dépose sur la route de ses
lecteurs. Reconnus par les médiateurs du livre et par les instances
publiques, nommés par les critiques littéraires, les ouvrages des
éditions Møtus, par leurs choix ont participé au renouveau
poétique tant attendu. Les rencontres avec le public sont encore un
enjeu que les éditions Møtus n'ont pas laissé aux mains du
hasard. Le texte même, nous y viendrons, nous laisse entrevoir que cette
poésie est libre de toute contrainte, vivante dans la lettre, une
poésie « sans fin » en somme.
A - Volonté de faire vivre « la
poésie »
Dans cette volonté de ne pas laisser se ternir la
poésie, on peut dégager trois axes chez Møtus qui font de
cette poésie offerte aux enfants une poésie vivante,
contemporaine et ancrée dans le quotidien. On trouve trois
expériences qui jouent sur l'impact visuel et l'impact sonore et qui
permettent de mettre la poésie à portée de main du
public.
1 - Sortir la poésie des murs : les
Poèmes-affiches
La première de ces expériences remonte au
début de la maison d'édition, avant les publications
destinées à la jeunesse. Lors d'un stage où
François David présentait avec passion la poésie
contemporaine, le bilan des enseignants fut de trouver la poésie
contemporaine compliquée, enfermée dans une tour d'ivoire,
beaucoup moins accessible que celle des poètes comme Victor Hugo.
Désespéré, François David décide alors de
faire des « poèmes-affiches ».
Pendant un an, dans la Manche, non seulement dans les maisons
de la culture, mais aussi sur les murs des commerçants, sur les murs de
la ville et dans les lieux de vie, les bénévoles de l'association
ont collé des affiches sur lesquelles étaient inscrits des
poèmes au milieu d'illustrations. Chaque affiche était l'occasion
d'une rencontre entre un poète et un peintre. Le format imposé
était un carré pouvant se déplacer sur l'axe
médian, pour y inscrire le poème et l'illustration pleine page.
Quelques grands noms de la poésie et de l'illustration se sont
prêtés au jeu : Pierre Lebigre, André François,
Michel Besnier... La taille des affiches est de 40 cm x 60 cm et les
poèmes s'adressent aux adultes, la décision de s'adresser
à la jeunesse n'étant pas encore née. Une affiche peut
rentrer dans la catégorie jeunesse cependant, celle
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d'André François : « Un dragon peut en
cacher un autre » qui représente le paysage du Cotentin, ses rives
sauvages et découpées, vues par l'illustrateur,
transfigurées en dragon dormant. Cette expérience n'a pas
duré longtemps mais l'impact a été important : pendant un
an « la poésie sortait de ses murs et rencontrait son public
»1. Les gens ont vraiment rencontré la poésie,
offerte, gratuite, et « ont réagi avec passion à ces
poèmes-affiches »2, l'objectif était atteint :
faire sortir la poésie des livres pour l'inscrire dans l'espace public.
Lorsque la poésie est offerte aux yeux des lecteurs, elle suscite des
réactions inattendues, elle s'impose visuellement et sensibilise le
public. Elle devient de facto un sujet dans la polis, la
cité et revêt une fonction politique. Tous les mois de cette
année, les villes et villages de la Manche ont permis une lecture
gratuite de la poésie à un public auquel elle n'est pas
accessible habituellement. Ces affiches n'étaient pas à vendre,
la seule volonté de la rencontre entre le citoyen et la poésie
dominait. L'impact visuel de ces affiches a permis un contact, peut-être
le seul, entre un lecteur et un poème.
Après ce succès, les bénévoles
décident de publier ces poèmes-affiches qui sont aujourd'hui
l'une des spécificités des éditions Møtus. Dans le
catalogue ils sont regroupés sous la rubrique : Poèmes-affiches
et Cartes postales. On pourrait penser à l'indication d'une allée
d'un magasin de souvenirs. C'est peut-être la volonté de cette
maison d'éditions, justement, de faire en sorte que le poème peut
s'emporter sous le bras comme le poster de la région visitée, la
carte postale régionale qui permet de montrer, donner à voir
l'endroit où l'on s'est reposé. La poésie est un pays
duquel on peut prélever quelques éclats pour s'en souvenir, une
carte postale, des posters qui nous laisseront le souvenir d'une contrée
que l'on a visitée et qui donneront aussi sans doute l'envie de la
partager avec d'autres, l'envie de la faire découvrir. Ces
poèmes-affiches ont deux fonctions : celle de la rencontre visuelle avec
un lecteur et celle d'une envie de partage avec d'autres lecteurs potentiels.
On accroche ce poème-affiche dans un espace où l'on veut qu'il
soit lu et vu. On assiste à une des spécificités des
éditions Møtus de sortir la poésie des livres
fermés, la donner à voir, la donner à lire et comme un
effet de ricochet, la proposer à l'infini, à d'autres lecteurs
dans d'autres lieux, à l'instar de cette collection si bien
nommée « Mouchoir de poche », faite de petits livres que l'on
peut transporter dans sa poche.
Dans le rayon « Poèmes-affiches »,
aujourd'hui, on peut retrouver les premières affiches qui militaient
pour une poésie « hors des livres », sur papier affiche, au
prix de 4,60 €
1DAVID François, La revue des livres pour
enfants n°258, Op.cit. p. 90.
2DAVID François, Tirelivre, n° 6,
Revue annuelle de la bibliothèque de Caen, novembre 2001.
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prix modique qui contribue à l'accessibilité de
la poésie, ou sur « très beau papier » au prix de 15,50
€, proposant une esthétique fidèle aux premières
publications pour adultes des éditions Møtus. Ils sont au nombre
de dix et ils proposent des textes brefs qui pourront être lus et relus,
comme celui de H. Labrusse1 : « Il y a des mots que nous
scellâmes dans la maison. Hors du cercle. Hors des murs. La plus ancienne
différence garde encore auprès d'elle, en sa parure, dire et
présence, essor et décision. » Ce poème se
présente sur l'affiche « Les couleurs » dans un carré
central où les mots, tassés les uns à côtés
des autres, sans alinéa, sans mise à la ligne, semblent
piégés dans ces quatre limites que constituent le contour du
carré. Il s'agit bien de sortir les mots prisonniers de la page afin de
les offrir à la lecture directe. La collection des «
Poèmes-affiches » s'est étoffée des poésies
destinées à la jeunesse. Une série reprend les
illustrations et poèmes des deux ouvrages : Les poètes et le
clown et La tête dans les nuages. Dans cette série
en couleur deux posters donnent les clés des éditions
Møtus : l'un est l'illustration poétique du « Doigt sur la
bouche » d'Henri Galeron, faisant référence au nom de la
maison d'édition, l'autre est un poème de François David,
destiné aux enfants et qui parle de Møtus :
Motus - tu sais - c'est des délires - lire et - aimer -
mériter - tes sourires - hirondelles - dès l'aurore - or des
feuilles - oeil d'un mot - oh petit - innocent - s'en allant - en secret -
créer des - dessins d'ânes - d'animaux -
L'enchaînement des phonèmes est accentué
par l'écriture des mots placés tout autour du poster, les uns
à la suite des autres, permettant de lier les deux mots animaux et motus
dans la même dynamique de l'effet poétique recherché : une
boucle. L'illustration de Pierre Lebigre apporte à ce poème une
autre touche sensible au poète : le clown en équilibre jongle
avec des balles où sont inscrites les lettres du mot møtus. La
sensation que tout peut arriver, que rien n'est figé, la sensation que
de la fragilité naît la surprise sont représentées
dans ce poster. Motus s'affiche comme un jongleur de mots, en équilibre,
qui se doit de « mériter [les] sourires » des enfants. Une
autre série de poèmes-affiches destinés aux enfants est
proposée en noir et blanc (30 cm x 40 cm) et reprend les poèmes
et illustrations que l'on peut trouver dans la collection « Pommes Pirates
Papillons ». Dans ces quatorze affiches on retrouve des extraits choisis
mais aussi l'illustration de la couverture de Guerre et Paix de
Selçuk et le « logo maison » un calligramme de Møtus :
le M dessine les contours d'une « drôle » de
1LABRUSSE Hugues, né le 21 juin 1938, est
écrivain (poète et essayiste), agrégé de
l'Université (Philosophie), professeur honoraire et membre de la
commission du livre au Centre Régional des Lettres de
Basse-Normandie.
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maison aux deux toits pointus, le ø est figuré
par un soleil barré d'un vol d'oiseau, ailes déployées, le
T est le poteau électrique reliant des fils qui viennent et qui
repartent, le U est figuré par une brèche dans un mur de pierre
et le S est dessiné comme un chemin sinueux dont on ne connaît pas
le point de chute. Le voyage, la différence, la relation, la
découverte, la surprise, la mise en relativité, telles sont les
invitations que nous proposent ce « logo maison », à l'image
des éditions. Le coût de ces poèmes-affiches reste
très abordable (2,30 € en noir et blanc et 3,80 € en couleur)
ce qui favorise l'acquisition d'une affiche que l'on peut commander sur le
catalogue ou le site de Møtus .
L'impact visuel de ces affiches permettra sans aucun doute
l'interrogation immédiate chez l'enfant qui le découvrira.
Certes, ces affiches ne pourront jamais remplacer le livre de poésie,
elles n'en ont sans doute ni la prétention ni la teneur. Mais elles
fournissent, à l'instar de l'expérience menée au
début des éditions Møtus, l'occasion d'une approche
singulière, d'un impact direct de la poésie chez le jeune lecteur
et à la fois l'occasion d'une poésie visuelle quotidienne.
Accrochée sous nos yeux, la poésie parvient à proposer des
ouvertures vers un ailleurs possible derrière ces murs, comme des
brèches de liberté sur nos quotidiens cloisonnés.
L'objectif de sortir la poésie des murs est ici parfaitement
calculé. Mais il est une autre spécificité que les
éditions Møtus mettent en avant afin d'amener la poésie au
coeur du quotidien, c'est la collection des Livres-objets.
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