Université du Maine UFR Lettres, Langues et Sciences
humaines Master 1 Littérature Jeunesse Juin 2013
Quelle place pour la poésie dans
l'édition
de littérature pour la jeunesse en
France
(1992 - 2012) ?
(c)Mtus
Møtus : une autre « voix » pour la
poésie
contemporaine.
Mémoire présenté par Agnès
GIRARD
Sous la direction de Mme Aurore TOUYA
PAST Université du Maine, Editrice Editions Gallimard
Mes remerciements les plus sincères
à ma directrice de Mémoire, Mme Touya, qui m'a
chaleureusement guidée et soutenue tout au long de ce travail,
à Mr David, des éditions Mtus qui s'est rendu
très disponible,
aux poètes Jean-Michel Maulpoix, Michel Besnier, Thierry
Cazals, et François David, qui, grâce à nos
échanges, ont rendu ce travail vivant,
à Alice Brière Hacquet et Elise
Carpentier pour nos échanges sur le travail de Rouge
publié aux éditions Mtus,
à Véronique
qui m'a aidé à comprendre que
« ce que l'on conçoit bien s'énonce
clairement et les mots pour le dire arrivent aisément.
»1,
à Catherine, Nathalie, Salomé, Christiane, qui
ont posé un regard attentif sur les pages de ce travail,
à mon mari et mes enfants
pour l'attention et le temps si précieux qu'ils m'ont
accordé,
à Mattéo
pour ses dessins
Merci aux poètes
1 BOILEAU Nicolas, extrait de L'art poétique.
1
SOMMAIRE
Introduction 2
Chapitre I - Etats des lieux de la poésie dans la
littérature pour la jeunesse 5
A - Existe-t-il une poésie pour la jeunesse ' 6
1 - Historique 6
2 - Un objet de controverse 11
3 - Une définition instable 19
B - Spécificité et enjeux de la production
poétique en France 26
1 - Les anthologies 27
2 - Les comptines 32
3 - Les recueils 34
C - Un renouveau poétique à destination des plus
jeunes 35
1 - Dépoussiérer la poésie : nouvelles
formes, nouvelles pratiques 36
2 - Le souci de transmettre : l'impact visuel 41
3 - L'oralisation nécessaire : l'impact sonore 46
Chapitre II - Quelles sont les particularités de
Møtus ' 49
A - Une structure associative engagée 50
1 - Des débuts difficiles 50
2 - Une prise de risque encouragée par les politiques
d'Etat 53
3 - Une liberté 57
B - Les singularités 59
1 - Un catalogue original 59
2 - La problématique des collections 62
3 - Une « poé-litique » 66
C - Une reconnaissance 69
1 - Les prix de poésie 69
2 - La place médiatique, la visibilité 73
3 - La place à l'école : devenir «
classique » 76
Chapitre III - Møtus : passeur de poésie 79
A - Volonté de faire vivre « la poésie
» 80
1 - Sortir la poésie des murs : les
Poèmes-affiches 80
2 - Une poésie du quotidien : les livres-objets 83
3 - « Les voix du poème » 86
B - La collection Pommes Pirates Papillons 90
1 - Choix des formats 90
2 - Choix des textes et des auteurs 92
3 - La place de l'image 95
C - L'album, média d'un genre nouveau 98
1 - Un rêve sans faim 98
2 - Des images polysémiques 104
3 - Pour une poésie sans fin 112
Conclusion 115
BIBLIOGRAPHIE 118
SITOGRAPHIE 125
2
Introduction
La poésie a longtemps été
considérée comme un art majeur, essentiel à la formation
et à l'épanouissement de l'être humain. Force est de
constater pourtant que le genre semble avoir beaucoup perdu de son influence.
Il suffit de relever le faible pourcentage que représente la production
poétique dans l'ensemble des publications pour comprendre que la
poésie est aujourd'hui souvent considérée comme un genre
désuet, réservée à quelques initiés,
seulement 1 % du lectorat français s'adonne à la lecture de
poésie1. L'école constitue le premier, et souvent,
l'unique lieu de rencontre entre la poésie et son public. La
poésie du patrimoine, poètes et poèmes classiques, sont
alors présentés à ce public, laissant peu de place
à la poésie contemporaine. Lorsque cette dernière se
risque à être destinée aux enfants, elle prend souvent la
forme d'une poésie affadie, ou « utile », s'adaptant aux
besoins de l'apprentissage de la langue. Dès lors, la question d'une
définition de la poésie pour la jeunesse se pose.
Dans les publications présentées au lectorat,
les anthologies ont longtemps été la forme
privilégiée, proposant peu de textes inédits. Pourtant la
poésie contemporaine est vigoureuse et les poètes français
contemporains sont nombreux, mais, dans le domaine de l'édition, la
poésie contemporaine est peu représentée. Ce paradoxe se
double du constat de la vitalité de l'industrie de l'édition de
littérature pour la jeunesse qui affiche, durant les vingts
dernières années, une inflation sans précédent.
« Sur la période des 9 premiers mois de l'année 2012, le
livre jeunesse est la seule branche de l'industrie de l'édition à
afficher un taux de croissance de 2,5 % tandis que le reste du marché a
subi une atrophie de 2,7 % »2.
C'est pourquoi il nous a semblé intéressant
d'examiner de près la place accordée à la poésie
dans la littérature pour la jeunesse. Cela implique de cerner au
préalable quel est notre objet. En effet, s'il existe toujours une
poésie traditionnelle et reconnue proposée aux enfants, et nous
verrons comment elle perdure, parallèlement se développe une
création de pièces poétiques contemporaines à
destination d'un jeune public, dans laquelle s'engagent des poètes
d'aujourd'hui.
Notre travail cherchera à mettre au jour les pratiques
contemporaines visant à dépoussiérer la poésie,
pour la rendre attrayante, vivante, accessible au plus grand nombre
1DUBOIS Sébastien cité dans « La
poésie se porte plutôt bien », publié le 7 mars 2011
<
enviedecrire.com >.
2HELMLINGER Julien, « Le marché français du livre
porté par le secteur jeunesse », mardi 27 novembre 2012, <
www.actuallité.com
>.
3
d'enfants. Les enjeux sont de taille, il s'agit de donner vie
à la poésie contemporaine, de la remettre au coeur d'une pratique
quotidienne, en la rendant accessible, redonnant à la poésie en
générale son statut d'art, essentiel à la formation et
à l 'épanouissement de l'être humain. Nous nous attacherons
particulièrement aux publications de Møtus, petite maison
d'édition normande, qui, à travers un engagement
dédié à la poésie contemporaine, et une
spécificité de poésie pour la jeunesse, cherche
à renouveler cette dernière, tout en maintenant un niveau
d'exigence élevé du point de vue artistique. L'originalité
des choix éditoriaux de cette maison d'édition nous ont permis de
la référencer parmi les éditeurs de poésie pour la
jeunesse comme la plus soucieuse de mettre la poésie à la
portée des enfants. Ainsi, au regard de son histoire et de son
fonctionnement, notre travail de recherche nous permettra de distinguer cet
éditeur comme un découvreur et un passeur de poésie
contemporaine, rôles essentiels pour la rendre accessible à la
jeunesse.
Nous tenterons dans un premier temps d'établir un
état des lieux précis de la place faite à la poésie
pour la jeunesse dans l'édition contemporaine. A travers une tentative
de définition de la poésie pour la jeunesse, nous nous
interrogerons sur la place de la poésie classique à
l'école. L' interrogation d'une spécificité d'une
poésie pour la jeunesse et la controverse que cela suscite, nous
amènera à une définition instable de ce genre dans ses
dimensions formelle et thématique. Après l'étude de ce
qu'est la poésie pour la jeunesse, il nous faudra interroger les canaux
de sa transmission. Les formes de publication que l'on peut trouver dans
l'édition de poésie sont souvent l'anthologie et le recueil,
l'édition de comptines prenant aussi une grande place dans ce domaine.
Nonobstant ce classicisme dans les moyens de transmettre une poésie
jusque là classique, force est de constater qu'un renouveau
poétique se pratique, tant sur les formes que les pratiques, prenant en
compte l'urgence de « donner à voir » et de « donner
à entendre » la poésie contemporaine afin de la faire
vivre.
Nous analyserons, dans un deuxième temps les
spécificités des éditions Møtus, structure
associative engagée dans la promotion d'une poésie pour la
jeunesse inédite et de qualité. Malgré les débuts
difficiles de cette maison d 'édition, nous nous pencherons
particulièrement sur la liberté qu'elle s'accorde et qui,
malgré les risques que cela comporte, garantit une poésie
débridée des carcans classiques, une poésie pour les
enfants considérés comme de vrais lecteurs de poésie. A
travers les singularités des éditions Møtus, nous nous
attacherons à définir la « poé-litique » de
cette maison, tant sur ces choix éditoriaux que sur
ces objectifs. A l'étude de la place médiatique
accordée à cette maison d'édition, des prix
décernés par les instances de la littérature pour la
jeunesse et à la place que l'institution scolaire lui confère
aujourd'hui, nous nous interrogerons sur son rôle de «
découvreur » de poésie.
Enfin, dans le choix de ses pratiques, nous verrons comment
les éditions Møtus atteignent directement leur public, dans un
souci de faire vivre la poésie, de la rendre accessible. Puis nous
verrons à travers le choix de ces formats, comment la maison
d'édition s'est engagée dans une poésie pour la jeunesse
de qualité. L'originalité de ce petit éditeur culmine dans
la conception d'albums poétiques qui, à nos yeux, signe l'acte de
naissance d'un objet hybride où textes poétiques et images
s'associent, au service de la poésie, multipliant les niveaux de
lecture. N'assiste-t-on pas là à l'émergence d'une
association nouvelle? L'étude précise de l'album Un
rêve sans faim1, nous donnera le point d'appui à
cette réflexion. Cette étude des publications des éditions
Møtus nous permettra de dégager comment se manifeste la
volonté d'être passeur de poésie, tant par le
renouvellement des thèmes que par celui des supports et des
pratiques.
4
1DAVID François, Un rêve sans
faim, ill.Olivier THIEBAUT, Landemer, Møtus, 2012.
Chapitre I - Etats des lieux de la
poésie dans la littérature pour la
jeunesse
(c)Mattéo GIRARD
5
6
A - Existe-t-il une poésie pour la jeunesse ?
On ne peut faire l'économie d'un aperçu
historique lorsque l'on commence un travail sur la poésie et la place
qu'elle occupe dans la littérature pour la jeunesse, et c'est notamment
à l'école et dans l'édition qu'elle a trouvé sa
place. Mais cette appropriation de la poésie par l'école
suffit-elle à parler d'une poésie pour
la jeunesse ? La teneur du débat est contemporain. Les
différentes publications de poésie pour la jeunesse qui nous sont
proposées nous amèneront aussi à observer de plus
près cette spécificité de la littérature de
jeunesse.
1 - Historique
La poésie existe bien avant que ne surgisse la
préoccupation de la rendre accessible à un public enfantin. On
pourrait dans un premier temps tenter de définir ce genre
littéraire, en raison de sa place particulière dans la
littérature pour la jeunesse. Cependant il n'est pas simple de trouver
un ensemble de règles qui fonctionnerait pour tous les textes dont la
dimension poétique est avérée. Tout genre
littéraire, on le sait, doit prendre en considération l'intention
de l'auteur et l'horizon de réception des lecteurs, lesquels choisissent
un texte en fonction du genre qu'il affiche. Dans la littérature pour la
jeunesse les genres narratifs, tels le roman, la nouvelle ou le conte,
dominent. Dans la bande dessinée même, l'image s'associe au texte
mais le plus souvent il s'agit de produire une narration. L'album, quant
à lui, genre plus volontiers propre à la littérature pour
la jeunesse, développe généralement aussi une narration
fondée sur l'utilisation conjointe, de façon redondante ou en
complémentarité, de l'image et du texte. Le théâtre
a cette spécificité qu'il n'a pas de narrateur, mais propose un
discours direct mis en oeuvre sur un espace scénique. La poésie,
pour y revenir, est un genre qui porte toute son attention sur les richesses de
la langue, et, de ce fait, elle ouvre un espace de jeu sur le langage et
s'autorise des formes et des pratiques multiples. Néanmoins, le
classement générique va de pair avec la question délicate
des frontières : il est des récits dont la dimension
poétique est évidente et des poèmes qui, à leur
façon, « racontent » une histoire. Ce franchissement des
limites génériques d'une oeuvre à une autre impose un jeu
sophistiqué sur les marges des genres littéraires. Dans la
littérature pour la jeunesse aussi, les genres littéraires se
mêlent et se métissent de plus en plus. Confiner la poésie
pour la jeunesse à un genre, c'est probablement réduire le
poétique à la forme du poème, sans supposer qu'il existe
de la poéticité aussi dans l'album, le conte, la nouvelle, le
roman ou le théâtre. D'ailleurs, la
7
poésie se développe, en perpétuel
mouvement. La poésie contemporaine se caractérise par une grande
diversité formelle et une multiplicité de pratiques
poétiques et de supports. Une définition de la poésie
d'aujourd'hui ne sera pas aisée, mais il subsiste des repères.
Décrire des tendances ne pourrait suffire à rendre compte de la
multiplicité des poèmes qui s'écrivent de nos jours, car
il existe sans doute presqu'autant de courants poétiques que de
poètes. Jean Michel Maulpoix1, fort de constater qu'on ne
peut définir la poésie, lui donne une fonction : «
Voilà un travail, un « faire » qui touche à la langue,
à ses ressources, à ses capacités de nomination,
d'invention, de symbolisation, à son potentiel, à sa
réalité plastique, physique, visuelle, sonore, à son
entente, c'est-à-dire à tous les aspects de la langue que nous
parlons, de sa réalité. »2 . Pour
aborder notre travail, nous nous arrêterons donc à cette «
non-définition » de la poésie contemporaine, dans sa
relation étroite avec le langage, parce que d'une part, il serait vain
d'énoncer toutes les tentatives de définition que les
poètes eux-mêmes ou les critiques littéraires ont
élaborées, et d'autre part parce que la poésie
contemporaine étant en constante évolution, il nous faudrait
sûrement revenir sur nos critères définitoires à
peine une définition serait-elle posée.
Prenant en compte son évolution dans le temps et sa
fonction langagière, il nous faut à présent
considérer la poésie contemporaine en la rapportant à
notre propos. Nous n'avons pas fait jusque-là de distinction entre
poésie et poésie pour la jeunesse, nous en parlerons en effet
ultérieurement. Une des raisons de cet amalgame est que la poésie
pour la jeunesse est très liée à la poésie tout
court. Nous sommes contraints de passer par une analyse des pratiques de la
poésie à l'école car c'est presque exclusivement dans
cette institution que se crée le premier contact des enfants avec ce
genre littéraire, en tout cas de manière plus marquée que
pour les autres genres. On peut observer un enfant lire un album ou un roman de
façon autonome, dans le cercle familial, dans une bibliothèque,
dans un but précis, ou pour le plaisir. Mais rarement nous observerons
un jeune (enfant, adolescent, jeune adulte) lire un poème «
gratuitement », s'il n'y est pas poussé par une injonction
scolaire. C'est en effet, le plus souvent, l'école, le collège,
le lycée et enfin l'université qui instaurent la relation entre
l'individu et la poésie et, de ce fait, la dimension de contrainte
semble entacher la relation à la poésie plus que celle qui se
noue avec d'autres genres littéraires : l'histoire commence mal !
1Poète, critique littéraire
français, professeur de poésie moderne à
l'université ParisX-Nanterre, directeur de la revue critique : Le
Nouveau Recueil (éd. Champ vallon), né en 1952.
2MAULPOIX Jean-Michel, <
www.maulpoix.net>,
séminaire : La poésie pour quoi faire ?Archives
sonores (2007-2010) du séminaire mensuel public animé par
Jean-Michel Maulpoix avec le concours de la Maison des écrivains et de
la littérature et de l' Université Paris Ouest Nanterre.
8
La poésie contemporaine a eu du mal à se faire
une place à l'école primaire. D'autant que jusqu'aux
années 1970, la poésie, dans l'institution scolaire, était
soumise à deux objectifs primordiaux, la mémorisation et la
moralisation (la morale au service de la famille ou de la patrie), et s'est
donc longtemps déclinée dans les classes sous formes de
poèmes à apprendre. Et force est de constater que les
poètes sollicités étaient rarement contemporains : Hugo,
Lamartine, La Fontaine occupent une place de choix ; leurs textes sont souvent
supports de « récitation » ou objet d'étude d'un style
littéraire, d'un courant, ou instrumentalisés à des fins
de leçon de morale. Dès les années 1970, les choses
changent.
Un renouveau s'opère dans le domaine institutionnel
tout d'abord : les instructions officielles de 1972 préconisent
l'ajustement de la pédagogie aux besoins et aux intérêts
des élèves : « Un poème ne doit pas être
d'abord en classe un morceau qu'il va falloir apprendre. Les résonances
intimes qui font qu'un poème plaît à l'enfant
échappent au maître... La pire erreur - fréquente pourtant
dans les recueils scolaires - serait de dire aux enfants ce qu'il faut qu'ils
admirent, à quel moment ils doivent être émus.
»1 . L' éducation nouvelle, qui
préconise de « placer l'élève au centre de
l'apprentissage », revendiquée, dès 1930, par
Claparède (et jugée alors antirépublicaine) revient en
force et devient même instruction officielle (et, bien plus tard, fondera
le principe organisateur de la loi d'orientation de 1989).
Un renouveau s'opère dans le domaine éditorial
ensuite : le fonds que constituent les Chantefables de
Desnos2, les Paroles3 de Prévert ou les
poèmes de Maurice Carême4 tourne en boucle dans les
écoles, et, parmi les objectifs pédagogiques à atteindre
et les modalités pédagogiques à mettre en oeuvre, un
brusque intérêt pour la poésie réapparaît. La
liberté nouvelle donnée aux instituteurs de choisir le support
pédagogique, constituera pour les éditeurs une aubaine : des
publications pédagogiques, à destination des enseignants, plus
concurrentielles les unes que les autres, vont fleurir. Encouragées par
ces changements fondamentaux qui mettent l'enfant au coeur de l'apprentissage,
de nombreuses publications d'anthologies, crées par les poètes
eux-mêmes, voient le jour et soulignent la rupture avec les
précédentes publications. Les précurseurs de ce renouveau
sont : Jacqueline Held avec Poiravechiche (Grasset Jeunesse, 1973),
Jean-Hugues Malineau avec Les couleurs de mon enfance (L'Ecole des
Loisirs, 1977) et Prête-moi tes plumes (L'Ecole des Loisirs,
1978), Georges Jean avec Il était une fois la poésie (La
Farandole, 1974), Claude Roy avec les
1Instructions relatives à l'enseignement du
français à l'école élémentaire : MEN, 1972.
2DESNOS Robert, Trente chantefables , Gründ, Coll.
Pour les enfants sages, 1944. 3PREVERT Jacques, Paroles,
les éditions du Point du jour, coll. Calligraphe, 1946.
4CAREME Maurice, La lanterne magique, Les éditions
ouvrières, 1947.
9
Enfantasques (Gallimard, 1974), Jacques Charpentreau
avec La ville enchantée (L'Ecole, 1977).
C'est surtout dans les préfaces de ces publications que
le renouveau apparaît, et que se manifeste l'ambition d'envisager la
poésie d'une façon différente. Les éditions
proposent de plus en plus de « poèmes inédits pour les
enfants » à l'instar de l'anthologie de Jacques Charpentreau La
nouvelle Guirlande de Julie (Les éditions ouvrières). Le
succès n'est pas au rendez-vous, mais ces anthologies permettront
l'émergence d'une niche « poésie jeunesse » dans le
secteur éditorial. Une autre rupture, dans les années 1980, sera
l'occasion d'une réelle interrogation sur la poésie, avec la
création en 1985 de la collection « Poèmes pour grandir
» sous l'égide de Jean-François Manier et Martine
Mellinette, aux éditions Cheyne, une collection toute entière
dédiée à la poésie pour la jeunesse. Des
poètes écrivent pour les enfants, les textes sont inédits
et les auteurs vivants. Sans doute assistons-nous là à la
naissance de la poésie contemporaine pour enfants dans le domaine
éditorial. De nombreuses petites maisons d'édition verront le
jour pendant ces années novatrices : Le Farfadet Bleu, Lo Pals
d'enfance, et c'est aussi en 1988 que naîtront les éditions
Møtus, éditeur de poésie « adulte » à ses
débuts.
L'institution scolaire et l'édition ne parviendront pas
cependant, à mettre la poésie au coeur des préoccupations
concernant le développement de l'enfant. Elle restera, à
l'école, un support pédagogique comme un autre. On observe, en
effet, que, malgré les ressources innovantes que proposent les
éditeurs avec la publication de textes de « poésie jeunesse
», et bien que les textes institutionnels donnent une nouvelle place
à la poésie dans les programmes de 1985, un écart
considérable subsiste entre les prescriptions des décideurs et
les pratiques de classe. « La poésie répond à
l'intérêt des enfants pour la langue et pour les jeux de langage ;
elle leur permet de déployer leur imaginaire, d'expérimenter la
création, de prendre la mesure d'oeuvres exemplaires. Lire,
écrire, apprendre, dire et rassembler des poèmes sont parmi les
tâches les plus belles de l'école. »1 .
La poésie est enfin reconnue comme une activité essentielle
du langage, permettant à l'enfant d'explorer toutes les
potentialités de sa langue, dénuée de la contrainte de
l'utilitaire. La poésie est enfin mise à l'honneur et reconnue
dans sa pleine dimension artistique. Pourtant, les nouvelles orientations ne
permettront pas une pratique efficace de la poésie à
l'école, au collège ou au lycée où les
priorités sont données à la « maîtrise de la
langue » dans sa dimension de communication, laquelle se décline en
une
1Ecole élémentaire, programmes et
instructions, CNDP, 1985.
10
somme de compétences à acquérir. Les
programmes de 2002, actualisés entre 2004 et 2010, proposent un dossier
de seize pages1, concernant la place de la poésie à
l'école, enrichi de huit pages d'une sélection de trente-huit
ouvrages de poésie pour le cycle III, et d'une liste de trente ouvrages
pour le cycle II, à l'école primaire. Cette grande place
accordée à la poésie dans les nouveaux textes
institutionnels confirme la volonté de renouveler, à
l'école, les pratiques autour de la poésie. Ces instructions aux
enseignants font la part belle à la poésie, afin de permettre au
jeune lecteur de « solliciter le langage autrement que dans ses dimensions
utilitaires, fonctionnelles, pour sortir de la conversation ordinaire, de
l'expression convenue, de l'écriture d'un texte selon les normes d'un
genre. »2. Perdant sa fonction utilitaire (où
elle était support de mémorisation et de leçons de
morale), la poésie est placée désormais au coeur de la
construction intellectuelle du jeune écolier, même si elle semble
paradoxalement, et encore une fois, réduite dans le livret de
compétences à un « savoir faire », à une
compétence utilitaire ainsi décrite : « L'expression
écrite et l'expression orale doivent être travaillées tout
au long de la scolarité obligatoire, y compris par la
mémorisation et la récitation de textes littéraires
»3. Le livret de compétences qui prône un socle
commun cite deux compétences à acquérir en poésie :
« dire de mémoire des textes patrimoniaux (textes
littéraires, citations célèbres) » et promouvoir
« le goût pour les sonorités, les jeux de sens, la puissance
émotive de la langue ».4 Cet écart
constaté entre les textes officiels et leur modalité de mise en
place démontre combien est difficile la tâche des enseignants qui
veulent faire vivre la poésie en classe.
En dépit des apparences, l'école est pourtant le
seul lieu qui garantisse à tous le contact avec la poésie. Les
éditions qui s'ouvrent sur une nouvelle approche du genre et veulent
promouvoir une poésie « vivante » donneront peut-être
l'impulsion aux prescripteurs pour tendre vers une nouvelle ère. On
constate d'ailleurs que les dernières listes de l'Education nationale
proposent d'initier les enfants aux textes poétiques par le biais d'une
poésie actuelle, de recueils de poètes vivants, d'anthologies
revues et adaptées pour la jeunesse, d'albums visant à faire
découvrir des poètes reconnus et leur oeuvre. Et ces listes
citent aussi un nombre croissant de recueils de comptines, plus ou moins
réussis, mais tous également désireux de s'adresser
à la jeunesse.
1MEN/DGESCO, Ressources pour faire la classe
à l'école, Maîtrise de la langue - La poésie
à l'école, MEN/DGESCO (Ministère de l'Education
Nationale / Direction générale de l'Enseignement SCOlaire), 2004
(à jour 2010). 2Ibid. p.1. 3MEN/DGESCO,
Le socle commun des connaissances et des compétences, 2005,
p.5.
4Ibid. p.7.
11
Le désir de poésie est là : il se
manifeste comme une ambition et une dynamique volontariste affichée dans
l'institution scolaire et comme une nouveauté incontournable pour les
maisons d'édition, un élan prescripteur de nouvelles politiques
éditoriales. Il est aussi à l'origine d'une interrogation
contemporaine : existe-t-il une poésie « pour » la
jeunesse ?
2 - Un objet de controverse
Le débat a déjà agité le monde
culturel et éditorial : qu'est-ce que la littérature jeunesse ?
Comment la définir ? En son sein, peut-on décliner tous les
genres littéraires, y compris les formes poétiques ? Cette
question de savoir si oui ou non il existe une poésie pour la
jeunesse peut être étudiée à trois niveaux : celui
des producteurs eux-mêmes, les poètes, celui des
récepteurs, le public jeune dans sa grande diversité, et celui
des transmetteurs, les médiateurs entre le poète et son
lecteur.
Du côté des poètes, la question de
l'existence d'une poésie pour la jeunesse ne fait pas grand
débat. En effet, tous s'accordent à dire qu'ils ne sont pas des
poètes pour les enfants. Ils affirment que le poème
s'adresse aussi bien à un adulte qu'à un enfant : ce n'est pas le
destinataire qui fait le poème, c'est le poème qui dialogue avec
son lecteur, quel que soit l'âge de ce dernier. Et la réception du
texte poétique étant une condition même de l'existence de
la poésie, c'est par elle que l'écrivain devient poète.
Certains poètes ont du mal à accepter qu'il existe une
poésie pour les enfants, peut-être parce que cette visée
rendrait le littéraire moins prestigieux : la reconnaissance d'une
poésie pour la jeunesse, ou littérature pour la jeunesse
tout simplement, effraie parce que cette production pourrait passer pour «
mineure » par rapport à ce qui est reconnu comme la « grande
» littérature censée être plus plus légitime.
Cette question touche donc en premier lieu, à la
légitimité de la littérature pour la jeunesse. Cette
position est encore renforcée par une autre raison pour laquelle les
poètes expriment leur méfiance vis-à-vis de la
poésie pour la jeunesse : « depuis la moitié du XXe
siècle la poésie contemporaine apparaît souvent «
sévère », par ceux qui la pratiquent comme par ceux qui la
critiquent, dans ce contexte, il est difficile de voir les poètes
adhérer à l'idée de quelque poésie-jeunesse.
»1 Dans cette conception de la poésie
considérée comme une activité sérieuse, critique,
grave, il n'y aurait pas de place pour une poésie jeunesse. Est-ce
à dire que les défenseurs de cette position réduisent la
poésie destinée à la jeunesse à n'être que
joyeuse, gaie, ludique ? Est-ce à dire qu'il ne faut autoriser
l'accès du jeune lecteur qu'à un univers
1MAULPOIX Jean-Michel, Echange de mails du 15 janvier
2013, avec son aimable autorisation.
12
spécifiquement enfantin, qui se complaît dans un
style édulcoré pour le préserver de la brutalité du
monde ? Cela nous semble être une vision euphorique de l'enfance et de
son rapport à la lecture.
Parallèlement, on sait combien le poète a du mal
à se faire entendre, tant le genre peine à acquérir une
reconnaissance publique. La poésie, même quand elle n'est pas
« étiquetée » jeunesse, trouve péniblement sa
place dans le secteur éditorial et sa faible visibilité dans les
librairies ou les bibliothèques en est le témoin. Sur le plan
commercial, la poésie, généralement associée au
genre « théâtre », représente seulement 0,5% du
chiffre d'affaire des maisons d'édition en 20101. Devant de
tels chiffres, on comprend la difficulté que rencontrent les
poètes pour faire publier leurs ouvrages. Reconnaître, en plus,
l'existence d'une spécialité « jeunesse » serait
peut-être à leurs yeux réduire encore la maigre place que
leur accordent les éditeurs : une sorte de concurrence
déloyale...
Un autre point de vue sur lequel les poètes s'entendent
tous est qu'il y aurait un certain « danger » à parler d'une
poésie « pour » la jeunesse : ce serait courir le risque de la
réduire à des écrits « mièvres », «
gnangnans », « fades », « édulcorés ».
Ces qualificatifs péjoratifs sont ceux qui reviennent le plus souvent
dans les interviews des poètes à propos de la poésie pour
la jeunesse. Ainsi, dans la sphère universitaire de la poésie
contemporaine, le propos est tenace : échangeant avec Jean-Michel
Maulpoix dans le cadre de ce travail, il m'écrit : « Pour
être tout à fait sincère, je dois vous dire que je n'aime
pas trop la poésie "pour" la jeunesse... En général, dans
les manuels scolaires par exemple, je retrouve une idée gnangnan de la
poésie et je me dis qu'il faudra avec difficulté la corriger
ensuite. »2. La représentation négative,
aux yeux des poètes eux-mêmes, de la poésie pour
la jeunesse et la difficulté des poètes à se faire
reconnaître participent de cette frilosité, de cette
réticence à reconnaître une poésie pour la
jeunesse. S'il est indéniable que la dérive vers une
poésie « facile » et « gnangnan » existe, la
production contemporaine de poésie à destination de la jeunesse
recèle néanmoins des textes de grande qualité. Nous y
reviendrons.
Si, dans leur grande majorité, les poètes ne
veulent pas être « étiquetés » comme «
poètes pour les enfants », la plupart d'entre eux
reconnaissent néanmoins qu'il existe une poésie accessible aux
enfants. Dans les textes d'interviews d'auteurs de poésie, beaucoup
nomment Jacques Prévert, le « poète de l'enfant
», lui qui, pourtant, n'a pas écrit pour les enfants.
Repris dans les manuels scolaires, dans les anthologies destinées
à la jeunesse et, plus
1Rapport d'activité CNL, 2011.
2MAULPOJX Jean-Michel, Echange de mails du 9 janvier
2013, avec son aimable autorisation.
13
récemment, dans les albums, les poèmes de
Prévert font consensus autour de l'idée d'une poésie
propre à l'enfance, sans lui être exclusivement destinée.
Il faudrait peut-être ici distinguer poésie de l'enfant
et poésie pour l'enfant : en effet, parler de l'enfant n'est
pas forcément parler pour les enfants ni s'adresser à eux seuls.
Plonger dans l'enfance et dans son univers est fréquent en
poésie, mais ce ne sont pas pour autant des textes exclusivement -ni
même particulièrement- destinés aux enfants. Dans la
préface des fables de La Fontaine, dont le fabuliste accompagne la
publication de son premier recueil, on note que son ouvrage était en
principe destiné à un enfant de sept ans, le Dauphin, qu'il
s'agissait d'instruire en l'amusant, et, cependant, bien des adultes se sont
divertis et régalés à la lecture des fables, parce que,
dit-il, elles parlaient à l'enfant resté en chacun d'eux. Il y
aurait bien, dans ce cas, une poésie destinée à la
jeunesse, qui pourtant trouve un public plus large. De même, il existe un
mouvement inverse : des textes qui n'ont pas été
spécialement élaborés pour un public jeune peuvent lui
convenir, comme nous l'affirme Jean-Michel Maulpoix : « Pour ma part, je
suis certain que nombre de mes textes peuvent être lus par des enfants et
qu'ils le sont (...), mais ce n'est pas pour autant que j'écris des
poèmes destinés en particulier à la jeunesse. »1
Une série de questions découle de ces deux
constatations : qu'est-ce qui rend un texte poétique, quel qu'il soit,
accessible à un jeune public ? Selon quels critères peut
s'écrire une poésie à destination d'un jeune public ?
L'enfant est-il un lecteur comme un autre ?
La première de ces interrogations pose le
problème du choix d'un corpus « jeunesse » parmi l'abondante
offre de poèmes. Qui dit choix dit tri : qui le fait ? Quelles visions
le sous-tendent (visée morale ? esthétique ? culturelle ?
patrimoniale?). Nous l'avons constaté dans la première partie de
ce travail, la poésie donnée au regard de l'élève
est multiple et diverse, et dépend en grande partie de celui qui a
autorité sur l'enfant.
La deuxième question soulève le point de vue des
poètes qui écrivent dans des revues, des collections ou des
recueils destinés à un jeune public. Dans le souci de ne pas
réduire le poétique, les poètes qui se sont
aventurés sur les chemins de l'écriture pour enfant revendiquent
une poésie qui a un rapport au monde des enfants, joyeux ou sombre, et
à ce qui les touche. Jean-Pierre Siméon2 défend
l'idée d'une poésie qui s'opposerait « à une
poésie univoque pour les enfants », laquelle, selon lui,
« ne donne du monde que ce qui paraît le plus souhaitable, une
poésie qui ne fait que l'éloge du doux, du bon, de
l'agréable, du merveilleux.»
1Ibid.
2 Enseignant, écrivain, poète,
dramaturge, directeur de la collection « Grands fonds » chez Cheyne,
directeur artistique du Printemps des Poètes, né en 1950.
14
Il affiche sa volonté de dire « le monde tel qu'il
(lui) semble, mais avec une certaine forme de confiance dans la vie.
»1 La poésie n'a plus pour fonction de faire
paraître le monde beau, elle dialogue avec le monde, dans sa part sombre
aussi. On peut alors faire confiance aux poètes, lorsqu'ils
écrivent pour les enfants, pour ne pas enfermer leurs mots dans un
univers édulcoré sous prétexte que leurs textes sont
destinés aux enfants. Comme le souligne Jean-Pierre Siméon :
« Vouloir, pour protéger l'enfant de je ne sais quel
dérangement ou malaise, alléger la poésie de son
mystère, c'est s'en éloigner. »2 Ce qui fait le
poème n'est pas le sujet qu'il évoque, mais, comme dans les
autres arts, c'est sa manière de le traiter. Dans son rapport au monde
de l'enfant, le poète va néanmoins devoir se poser la question de
la langue utilisée, de ses outils, de ses niveaux, de ses
référents. En effet, puisque l'enfant est un être en
construction, on ne peut négliger le fait que son rapport au langage est
différent de celui d'un adulte, c'est-à-dire qu'il ne dispose que
de façon partielle des structures linguistiques d'un adulte. Toutefois,
cette connaissance non exhaustive du langage n'empêche pas une relation
complexe au texte ni la richesse de sa réception. Alors, heureux qui
comme Pablo Picasso a « mis toute sa vie à savoir dessiner comme un
enfant. », et avec Francis Bacon, on pourrait dire que la poésie,
comme « la peinture ne saisira le mystère de la
réalité que si le peintre (le poète) ne sait pas
comment s'y prendre. » S'il est avéré que les adultes sont
loin d'entretenir tous un rapport semblable au langage, les enfants, eux, ont
en commun un rapport neuf aux mots, au langage, et, dans leur façon de
le découvrir, ils entretiennent un lien d'innocence et d'ouverture que
certains adultes ne peuvent plus revendiquer. La poésie est un champ
où l'enfant laisse sa sensibilité découvrir les mots, leur
sens, leur sonorité, leur surprise. Mais, de fait, la syntaxe, le
lexique, les références textuelles, les degrés
sémantiques, les jeux de langue, ne peuvent pas s'aborder de la
même manière chez l'enfant ou l'adulte. Pour François
David3, il y a une double façon de respecter l'enfant :
premièrement, en lui proposant un texte avec ses propres
références culturelles, considérant qu'une
intertextualité difficile ne lui permettrait pas de comprendre le texte,
et que solliciter des références culturelles inappropriées
peut rendre le poème abscons ; deuxièmement, en le
considérant comme un « vrai » lecteur, c'est-à-dire en
lui proposant des textes qui lui « résistent », contenant par
exemple des mots inconnus, comme chaque « vrai » lecteur peut en
rencontrer. La difficulté de la première rencontre avec les mots
n'est pas une complexité propre à la poésie, et n'est
pas
1SIMEON Jean-Pierre, « Vous avez dit
Poésie pour la jeunesse ? » dans La revue des livres pour
enfants, n° 258, avril 2011, p.81.
2Ibid, p.86.
3Ecrivain, poète, directeur littéraire
des éditions Møtus, né en 1950.
15
incontournable. Toute la subtilité sera de garder une
opacité dans le poème sans le rendre pour autant inaccessible
à l'enfant. Tel est bien l'enjeu qui sous-tend le travail des
poètes qui écrivent ou qui sélectionnent des poèmes
pour les enfants : rendre le poème accessible à l'enfant. Pour
Michel Cosem1 « un poème doit pouvoir grandir avec son
lecteur »2 . Un même poème doit pouvoir
éveiller des échos différents chez le lecteur en fonction
de son âge. « Le loup et l'agneau » de La Fontaine ou
« Demain dès l'aube »3 de Victor Hugo,
textes appris dans mon enfance, ont résonné longtemps, à
des degrés différents d'appropriation, au cours de ma
construction intellectuelle. De fait, on reçoit un poème en
fonction de son vécu, et avec Jean-Pierre Siméon, nous pouvons
confirmer que « la lecture de la poésie est polysémique
», « chacun lit dans le poème ce qu'il a besoin ou le
désir de lire. »4 ; on pourrait ajouter : et la
capacité de lire. Tout poème, écrit spécifiquement
pour les enfants ou non, peut donc être accessible à un jeune
public. Ainsi peut importe le lectorat initialement visé par le
poème, peu importe le sujet traité, c'est sa façon de dire
qui fait le poème. C'est ce que Alain Serres confirme lorsqu'il
écrit « Je n'écris pas pour les enfants, j'écris aux
enfants. ». Le danger de la simplification est sans doute réel et
peut falsifier le rapport entre l'enfant et la poésie. Mais, à
contrario, une simplicité recherchée, appropriée peut
être une façon de promouvoir la rencontre entre le poète et
son lecteur. Parlant de la littérature de jeunesse et de l'album en
particulier, Nathalie Prince affirme :
« La simplicité, qui est au principe de cette
littérature enfantine, fonctionne comme une « médiation
» : alors qu'elle apparaît d'abord comme une contrainte ou comme un
obstacle poétique dû à l'incompétence fondamentale
et fondatrice de l'enfant, elle devient la clef et le moyen même d'un
dépassement vers un monde poétique neuf. »5
De danger à éviter, cette simplicité
devient nécessité pour que se fasse la mise en relation des
enfants et de la poésie. A la question : peut-on parler de livres
d'enfants ?, Michel Tournier répondait que des grands auteurs comme
Perrault, La Fontaine, Lewis Carroll, Saint-Exupéry « ne visaient
nullement un public enfantin. Seulement, comme ils avaient du génie,
ils
1Ecrivain et poète, fondateur de la revue
Encres Vives, directeur de la collection « Découvrir
» aux éditions Seghers de 1974 à 1978, né en 1939.
2Revue Griffon p.7.
3Je suis pourtant une élève des
années 70 et 80 , et pour qui, l'ambition en poésie des
programmes de 1972, n'a pas profité. J'ai découvert dans mes
classes les plus grands classiques de la poésie française.
4SIMEON Jean-Pierre, « Vous avez dit
Poésie pour la jeunesse ? », La revue des livres pour
enfants, n° 258, avril 2011, p.83.
5PRINCE Nathalie, La littérature de
jeunesse, Armand Colin, Collection U.Lettres, 2010 p.192.
16
écrivaient si bien, si limpidement, si
brièvement [...] que tout le monde pouvait les lire, même les
enfants. Ce " même les enfants " a fini par prendre pour moi une
importance majeure, je dirais presque tyrannique. C'est un idéal
littéraire vers lequel je tends sans parvenir - sauf exception -
à l'atteindre. »1 L'auteur de Vendredi ou la vie
sauvage2 nous livre ici une caractéristique fondamentale
de la littérature destinée aux enfants : cette «
limpidité » qui rend abordable pour des enfants un texte
éminemment littéraire et donc riche d'interprétations.
Sous l'angle de la réception, le débat d'une
poésie pour la jeunesse interroge aussi le statut de
l'enfant-lecteur. L'enfant est-il un lecteur comme un autre ? Si tous les
auteurs s'accordent pour dire qu'il n'y a pas de poésie pour les enfants
mais que la poésie est « une et indivisible », et qu'un bon
texte de poésie pour les enfants sera tout autant apprécié
par les adultes, il convient tout de même de se poser la question des
récepteurs. Lorsqu'on parle de poésie pour la jeunesse, de
quel(s) destinataire(s) parle-t-on ? Qui est cette jeunesse ? Délimiter
précisément les contours du public « jeunesse » est
ardu, tant la diversité des récepteurs est grande. Tout d'abord,
on le sait, la littérature quelle qu 'elle soit, est découverte
par l'enfant grâce à l'intermédiaire d'un adulte. C'est
souvent à l'école, nous l'avons vu aussi, que la première
rencontre avec la poésie a lieu. Nous devons donc délimiter le
public visé dans le cadre scolaire. La réception - et
l'émotion esthétique - sera différente selon que l'on
s'adresse à un bébé ou à un étudiant. Nous
devons donc proposer un nouveau filtre qui nous ramène au propos de ce
travail : les livres pour enfants. Ils s'adressent à un public souvent
d'âge scolaire. Les publications pour la jeunesse varient donc du
bébé à l 'adolescent. Depuis les thèses
psycho-éducatives sur le « bébé-lecteur » nous
devons nous intéresser à cette catégorie de
récepteurs. Non lecteurs, enclins à la découverte
sensorielle, ils sont le public favori pour les comptines, jeux de doigts,
nursery rhymes, enfantines ou formulettes qui proposent à
l'enfant une découverte du monde tout en musicalité,
tonalité, sonorité et rythme. Plus tard, vers cinq ou six ans,
ces formes poétiques sont aussi souvent l'occasion de
l'expérience de l'absurde, du non-sens. Elles deviennent alors, pour les
plus grands, une occasion de subversion, et constituent, dans le langage,
l'espace où le « n'importe quoi » est autorisé.
L'enfant construit dans cet univers langagier ses premières
échappées sonores, merveilleuses et subversives. Marie-Claire
Bruley souligne que « La comptine possède un vrai pouvoir de
transgression [...] et les enfants y trouvent un grand appel d'air, une
invitation
1TOURNIER Michel « Faut-il écrire pour
les enfants ? » dans la revue de l'AFL - Les actes de lecture
n°5, mars 1984, p.18.
2TOURNIER Michel, Vendredi ou la vie sauvage,
Flammarion, 1971.
17
à jeter pour un moment les principes et les
règles qui les accompagnent partout dans leur vie. »1.
Dès l'âge de l'apprentissage de la lecture, les enfants
découvrent la poésie inscrite dans les programmes scolaires, elle
doit être une matière enseignée, répondant à
des objectifs précis. Les récepteurs, de l'école
maternelle au lycée, sont de fait un public captif, contraint, par des
injonctions pédagogiques, à appréhender ce genre que
constitue la poésie. Les oeuvres du patrimoine littéraire et les
classiques constituent la principale matière de la poésie,
intégrée dans les manuels scolaires, ou groupée sous forme
d'anthologies et plus rarement de recueils. L'enfant est à cet instant
un lecteur en devenir, fragile, mais ouvert à toutes les
découvertes que l'on veut bien lui proposer. Même si la
façon dont le contact se produit est sujette à caution, il n'en
reste pas moins qu'il y a bien un public pour la poésie, et que, de
fait, il est d'âge scolaire. On peut dès lors parler d'une
poésie pour la jeunesse. Comment un enfant pourra-t-il
apprécier la poésie, si on ne lui propose que des textes abscons
pour lesquelles il n'a pas les clefs de compréhension ou
d'appréciation ? « Au risque de choquer, je l'écris comme je
le pense, : Shakespeare, Goethe et Balzac sont entachés de cette
disgrâce à mes yeux : les enfants ne peuvent pas les lire.
»2 affirme encore Michel Tournier. Il ne suffit pas qu'un
texte, reconnu pour sa qualité, soit un « classique » -
à savoir que l'on peut étudier en classe - pour que l'enfant
s'ouvre à la poésie. Il lui faut quelques clés, dont l'une
des premières est l'envie. L'enfant est un lecteur «
découvreur », qui ne deviendra acteur dans le choix de ses
lectures, une fois adulte, que s'il a été accompagné dans
cette découverte. L'école doit être le lieu qui forme un
public de jeunes lecteurs de poésie, un lieu où la poésie
se dévoile.
Considérant que se situe bien un lieu où la
poésie se découvre et qu'il existe bien un public de jeunes
lecteurs, il nous reste à voir quels moyens peuvent provoquer cette
rencontre.
Il nous reste à aborder la question de la poésie
pour la jeunesse sous l'angle des médiateurs. Les parents et
les enseignants ne pourront être médiateurs que s'ils ont un
rapport « joyeux » à la poésie. Dans les écoles,
on le sait, les plus beaux projets sont portés par les amateurs de
poésie eux-mêmes, et le contact avec la poésie dans le
cercle familial ne se fera que si les proches sont lecteurs de poésie et
en comprennent les enjeux. Or, on sait que seuls 1% des lecteurs lisent
régulièrement de la poésie. Un constat peu glorieux
s'impose : « Comment se fait-il, que la poésie, présente
dans les programmes scolaires, ne trouve pas
1BRULEY Marie-Claire, PAINSET Marie-France, Au
bonheur des comptines, Paris, Didier Jeunesse, Coll. Passeurs d'histoires,
2007.
2TOURNIER Michel « Faut-il écrire pour
les enfants ? » dans la revue de l'AFL - Les actes de lecture
n°5, mars 1984, p.18.
18
plus de lecteurs ? »1. C'est pourquoi
les politiques éducatives, régionales ou d'Etat multiplient les
initiatives : un contact étroit entre Le Printemps des Poètes et
l'école, l'OCCE2, le CNL3 ont
institué des actions pédagogiques régionales ; des
associations comme Lire et Faire Lire s'engagent. De nombreux acteurs
travaillent à promouvoir le contact entre la poésie et les jeunes
lecteurs. Car la poésie exige une médiation entre elle
et son lecteur, c'est indéniable. Les poètes sont aussi
très actifs dans cette démarche et des auteurs, toujours plus
nombreux, entrent en contact avec le jeune public pour défendre leurs
poèmes, soit dans le cadre scolaire, soit lors de manifestations
publiques ou dans les médiathèques. Lorsque le poète
rencontre ses jeunes lecteurs, c'est qu'il reconnaît l'existence d'un
lectorat « jeunesse ». Entre les poètes et les lecteurs, le
livre de poésie est le médium. Dans la sphère
éditoriale, le genre existe et se développe. Dans le secteur de
l'édition de jeunesse, qui se porte bien, nous trouvons un secteur
poésie « jeunesse » encore peu représentatif mais qui
commence à émerger sous plusieurs formes. Les comptines,
d'inégale qualité, représentent une grande part de ce
secteur ; elles se déclinent souvent sous la forme d'anthologies, de
recueils, et ces derniers temps sous la forme d'albums. Les plus grands
éditeurs de littérature jeunesse possèdent une collection
de comptines : « Comptines à chanter » chez Milan Jeunesse,
« Pirouette », « Comptines d'ici »,
« Comptines du Monde », « Les p'tits lascars
»... chez Didier Jeunesse, « Les p'tites bouilles »
chez Casterman, « Comptines à lire à deux » chez Lito,
etc. Pour les lecteurs débutants ou plus confirmés, les
anthologies constituent la forme de publication le plus souvent choisie par les
éditeurs, regroupant autour d'un auteur, d'un courant ou d'un
thème des poèmes du patrimoine ou des poèmes contemporains
: Mon premier Baudelaire chez Milan Poche Junior, Poèmes de
Victor Hugo chez Folio Junior, Les poèmes de la souris verte
de Jean-Luc Moreau au Livre de Poche Jeunesse. Enfin, la poésie
apparaît, et c'est un phénomène nouveau, sous forme
d'album, support plus volontiers approprié aux plus petits. La majeure
partie de ces livres sont illustrés, et même les recueils
destinés aux plus grands s'accompagnent d'illustrations d' artistes
reconnus, au moins pour ce qui concerne la couverture. Les éditeurs sont
ainsi les premiers « passeurs » de cette poésie offerte
à la jeunesse. En proposant des livres de poésie, ils sont les
premiers garants d'une possible lecture. En effet, les autres médiateurs
ne pourront proposer de lectures de poésie que si le support existe.
Pour Louis Dubost, « ce sont les éditeurs qui ont forgé le
concept de « poésie pour enfants », pour des
1Le printemps des poètes, dossier « le
printemps de poètes en milieu scolaire »,Célia Galice,
responsable des relations avec le milieu scolaire et universitaire, 30 novembre
2011, p.4.
2Office Centrale de la Coopération à
l'Ecole, très engagée dans les systèmes coopératifs
scolaires.
3Centre National du Livre.
19
raisons très prosaïques et marchandes de
rentabilité car tout ce qui est pour enfants, livres y compris, se vend
bien. »1 On pourrait néanmoins objecter deux arguments :
d'abord, ce ne sont pas les « grands » éditeurs qui publient
le plus de poésie, le secteur n'étant pas assez porteur à
leurs yeux. En revanche, bien des petits éditeurs le font, acceptant une
rentabilité moindre. De plus, il faut bien que la poésie se donne
à lire et pour cela que sa visibilité soit nette dans un secteur
jeunesse où les genres sont de moins en moins indéfinissables
dans une politique éditoriale qui guette le bestseller. Le
médium que représente le livre est indispensable pour initier la
jeunesse à la poésie. Génération de l'image, les
enfants d'aujourd'hui ne pourront s'approprier ce genre que s'il leur est
agréable, dénué de toute contrainte, à la hauteur
de leurs attentes et de leurs possibilités. Le livre illustré,
lui-même délaissé par les enfants en raison de la
prépondérance des nouveaux médias, reste néanmoins
un moyen sûr et plaisant de mettre la poésie, genre menacé,
à leur portée.
Le concept de poésie pour la jeunesse ne fait, en
réalité, débat que pour les poètes et les
spécialistes de la poésie qui sentent bien la difficulté
qu'il y a à faire reconnaître ce genre à part
entière et ce débat s'intègre dans celui d'une
légitimité de la littérature jeunesse. Cependant et de
facto, ce genre résiste bien : un public existe, les poètes
s'y adonnent, les livres s'y prêtent, et quelques éditeurs, bien
qu'encore trop rares, proposent de belles publications. Mais si le débat
persiste, c'est que les enjeux d'une production poétique sont importants
: pour ne pas mourir oubliée sur les étagères
poussiéreuses des bibliothèques, la poésie doit se donner
à voir et à entendre. A travers les spécificités
d'une poésie pour la jeunesse, nous comprendrons combien cette
dernière peut redonner du souffle à la pratique poétique.
L'enjeu est de taille : ne pas devenir une lecture réservée aux
érudits, ne pas mourir, résister et vivre.
3 - Une définition instable
C'est à la lumière de son histoire
récente et du débat, encore vigoureux, sur sa
légitimité que nous pouvons tenter une définition de
« la poésie pour la jeunesse », prise entre
l'instabilité générique d'une part et une limitation -
pour la jeunesse - qui peut passer pour réductrice et
dangereuse, ensuite. Une grande majorité des poètes s 'accordent
sur l'impossibilité d'assigner à la poésie un territoire
fixe et clairement identifiable : « Le domaine de la poésie est
illimité»2, affirmait Victor Hugo. Cette
affirmation vaut aussi pour la poésie
1DUBOST Louis, dans l'article : La poésie
jeunesse : des paroles d'éditeurs, Revue Griffon n°231,
p.9. 2HUGO Victor, préface des Odes,1822.
20
pour la jeunesse qui repousse toujours ses limites autant en
ce qui concerne ses formes qu'en ce qui concerne ses thèmes. Sans doute
cette multiplicité rend-elle sa représentation difficile et en
fait-elle un objet suspect, tant aux yeux des poètes qu'à ceux
des lecteurs.
Dans ses formes, en effet, la poésie « jeunesse
» est multiple et diffuse : sous prétexte qu'elle est
adressée à un jeune lecteur, elle sera déclinée en
textes courts ou constituée d'extraits de poèmes choisis. Les
comptines, les haïkus, les poèmes-devinettes sont les formes les
plus représentatives du genre. Le fragment sélectionné
d'un long poème peut-être aussi l'occasion d'une lecture
accessible et d'une invitation à redécouvrir
ultérieurement le texte : c'est le pari que font souvent les
anthologies, comme celle dernière née des éditions Rue
du Monde qui propose vingt-trois extraits , « petits éclats de
poésie », de vingt-six poèmes dans « Pom pom
poèmes »1. Il s'agit d'une anthologie sous
forme d'album proposée aux tout-petits. Toutes les formes classiques de
poésie sont représentées dans les publications de
poésie pour la jeunesse : la ballade, le sonnet, la chanson, l'ode, le
rondeau, le pantoum, ou d'autres formes textuelles, comme le calligramme, qui
s'affranchissent des contraintes versifiées et rimées, ou encore
la poésie en vers libre, ou, pour finir, la prose poétique
d'où toute contrainte formelle a disparu. Ces différentes formes
donnent à chaque poème une silhouette, et l'on sait que la
dimension visuelle d'un poème constitue une invitation à entrer
dans le texte, à laquelle les enfants sont très sensibles. Avec
l'évolution des techniques de communication et d'imprimerie, la
poésie contemporaine accentue encore cet « effet visuel » en
jouant avec la typographie et en utilisant le recours à l'iconographie
de façon libre, et apportant un supplément à la mise en
valeur du poème. La table des matières de l'anthologie Si je
donne ma langue au chat ...2 propose un florilège de
jeux sur la typographie et l'iconographie par l'illustratrice (infographiste de
formation) pour mettre ces poèmes en valeur sur la page. La plupart des
recueils de poésie pour la jeunesse jouent sur la dimension visuelle :
la composition, la typographie et la mise en page se conjuguent à
juxtaposition du texte et de l'image et l'ensemble fait sens. La forme du
poème sollicite toutes les nouvelles techniques de manière
à valoriser l'effet visuel du poème en stimulant l'un des
premiers sens chez l'enfant : la vision. Les formes, grâce à
l'infographie et aux techniques d'imprimerie en constante évolution, se
multiplient donnant libre court à la créativité sans
limite des auteurs et des illustrateurs. Les
1SERRES Alain , Pom Pom poèmes, ill.
HAYAT Candice, Paris, Rue du Monde, 2012.
2GALICE Célia, LEROYER Emmanuelle, Si je
donne ma langue au chat, est-ce qu'il me la rendra ?, ill . Oréli,
Paris, Bayard Jeunesse, 2010.
21
poètes jouent, de plus en plus, avec cette grande
technicité que leur proposent les maisons d'éditions.
La poésie, et en particulier la poésie pour la
jeunesse, dans sa volonté de créer, de jouer, s'est
détournée aussi des carcans grammaticaux, syntaxiques et lexicaux
qui la bridaient. A l'école, nous l'avons vu, la poésie a perdu
l'objectif unique qui a longtemps été le sien, d'apprendre les
Belles Lettres, de faire l'éloge de la patrie ou de servir la morale.
Les nouveaux programmes lui ont conféré l'objectif
d'appréhender la création, de développer
l'inventivité, de faire découvrir les subtilités de la
langue. Elle s'affranchit de ses contraintes grammaticales, lexicales, et
syntaxiques pour proposer des formes poétiques nouvelles. Les enfants en
sont très friands tant ils se sentent complices de ces «
écarts », de cette liberté nouvelle accordée au
langage pour donner du sens, même jusque dans l'absurde. Les comptines du
patrimoine, déjà, utilisaient cet effet de « langage
enfantin » qui conférait aux enfants un genre
maîtrisé, qui leur est propre.
Pie niche haut / oie niche bas / où l'hibou niche ?
/ Hibou niche ni haut ni bas / Hibou niche pas !
Dans cet exemple de comptine enfantine, la syntaxe et la
grammaire ne sont pas à l'honneur : oubliant les articles, les adverbes,
les formes grammaticales de négation, le texte joue sur des
sonorités qui interpellent l'enfant. En « maltraitant » le
langage, ce poème invite l'enfant à reconnaître des mots de
sa propre langue et en même temps, à découvrir des
sonorités nouvelles, comparables à celles d'une langue
étrangère. Cette cascade de sonorités ne s'encombre pas de
la syntaxe et laisse les mots chanter une « nouvelle » langue.
« Le rap des rats »' ou « Le
Verlan des oiseaux et autres jeux de plumes »2 de Michel
Besnier en sont une illustration contemporaine, qui fait la part belle au
verlan :
« Le héron au long keb emmanché d'un long
ouc »3
La poésie est libre et ne s'encombre plus de
contraintes formelles et syntaxiques, ouvrant la porte à un espace
infini de poésie potentielle. Nous sommes donc face à une
poésie qui se construit sans limites, sans frontières, sans
contraintes, libre de choisir de parler du monde comme elle le veut, dans une
forme débridée et inventive, sans cesse réinventée.
A l'inverse, on peut citer les contraintes fécondes de
l'Oulipo4 : la contrainte, loin d'être limitation de la
liberté, permet l'ouverture à l'innovation. Elle engendre nombre
de poèmes ou de textes
1BESNIER Michel, Le rap des rats, ill.
GALERON Henri, Landemer, Møtus, 1999.
2BESNIER Michel, Le verlan des oiseaux et autres
jeux de plumes, ill.BOIRY, Landemer, Møtus, 1995.
3Ibid.
4OULIPO : Ouvroir de Littérature Potentielle,
mouvement créé depuis 1960 par Raymond Queneau et
François
Le Lionnais ; l'aventure oulipienne continue tous les mois en
créant de nouveaux jeux avec la langue.
22
littéraires, plus fous les uns que les autres, et
accueille le lecteur dans un tour de passe-passe ludique avec le langage. La
liberté ne résulte plus ici de la négation des contraintes
mais naît de leur inventivité qui érige un genre nouveau :
c'est en voulant déstabiliser les formes que les membres de l'Oulipo ont
fait jaillir de nouvelles façons de jouer avec les mots : « le
tautogramme », « le lipogramme », « la terine »,
« l'homophonie »... Autant de contraintes amusantes que le jeune
lecteur de poésie pourra reprendre à son compte et
expérimenter.
Considérant l'infinie diversité des formes
poétiques et la multiplicité des thèmes abordés
dans la poésie pour la jeunesse, force est de constater que le genre est
sans limite. Pendant longtemps, la poésie destinée à la
jeunesse a rendu hommage à la patrie, aux grands hommes, à la
nature (la faune, la flore, les saisons) et elle se fixait un but moraliste et
pédagogique, Elle traitait du temps qui passe, des sentiments (amour,
nostalgie, enfance...) quand elle se voulait belle, douce et idéaliste.
Plus tard, s'intéressant au côté obscur du monde, elle
s'est voulue réaliste. La poésie publiée aujourd'hui est
ouverte à tous les thèmes et les poètes renouvellent sans
cesse leurs sujets. Néanmoins, il est notable que dans les publications
pour la jeunesse, les thèmes abordés ont tendance à suivre
des modes, soit parce que le sujet traité est d'une brûlante
actualité et interpelle les auteurs ou les éditeurs (le racisme,
l'écologie...), soit parce qu'une mode garantit aux éditeurs des
ventes conséquentes : c'est le cas du recueil de Sophie
Arnould1, préfacé par Jean Marie Pelt, professeur
émérite de l'université de Metz et Président de
l'Institut européen d'écologie. Les textes, dans ce cas, sont
pauvres : seules la rime et l'allitération leur confèrent un
caractère poétique( « Sacré renard / ce lascar / Je
l'ai vu passer / dans le pré / et se cacher / derrière la haie
»). Le découpage du recueil en quatre parties confine au simplisme:
« A travers champs ; Au bord de l'eau ; Du côté de la ferme ;
Au fond de la forêt ». Il n'existe aucune « résistance
» dans ces textes qui proposent aux enfants des descriptions de la nature
qui peuvent paraître, aux yeux de certains poètes assez
mièvres. Les illustrations, appositions d'images très
figuratives, ne donnent pas non plus les moyens de s'échapper du texte.
Mais la littérature jeunesse a aussi connu ces dernières
années une émergence de thèmes « sociétaux
» qui font écho aux préoccupations légitimes de la
jeunesse du XXe siècle. La poésie n'a pas fait abstraction de ce
phénomène, et, à sa manière et avec ses
caractéristiques, elle interpelle aussi l'enfant dans son questionnement
du monde qu'elle relaie. Tous les thèmes sont exploités : la
tolérance, la peur, la mixité sociale
1ARNOULD Sophie, 101 poésies du bout du
pré pour partir à la découverte de la nature, Ill :
collectif, BAYARD Jeunesse, 1998.
23
avec, par exemple, la collection d'anthologies « La
poésie » aux éditions Rue du monde. Les thèmes, on le
voit, sont infinis.
Il subsiste pourtant une limite infranchissable dans la
production poétique, comme dans la littérature jeunesse : celle
qui est fixée dans la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les
publications destinées à la jeunesse qui stipule dans son article
2 (modifié en 2010)1 que ces dernières
« ... ne doivent comporter aucune illustration, aucun
récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion
présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la
paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes
qualifiés de crimes ou délits ou de nature à
démoraliser l'enfance ou la jeunesse, ou à inspirer ou entretenir
des préjugés ethniques ou sexistes. Elles ne doivent comporter
aucune publicité ou annonce pour des publications de nature à
démoraliser l'enfance ou la jeunesse. »
On notera que la mention portant sur « les
préjugés ethniques ou sexistes » n'a été
ajoutée à cette liste qu'en 2010, signe évident que la
société évolue, et avec elle, ses moeurs et ses lois. A
travers ces évolutions, les publications pour la jeunesse voient leurs
thèmes s'élargir. Certains thèmes restent cependant
tabous, même si quelques éditeurs osent aborder des sujets «
sociétaux » dans des collections de la littérature jeunesse
: l'homosexualité et son revers l'homophobie, le travail des enfants, la
guerre, le suicide, le chômage, la violence... D'autres font le choix de
s'autocensurer, par conviction personnelle, par choix éditorial, ou par
crainte des représailles de la loi. Le cas de l'album « la Clarisse
»2 de David Dumortier est exemplaire à cet égard
: après avoir été inscrit en 2000 sur la liste des
ouvrages de référence du ministère de l'Education
nationale, il a été supprimé puis remplacé par un
autre recueil du même auteur ( Ces gens qui sont des
arbres3). L'auteur proposait dans l'ouvrage litigieux le
thème « pipi-caca » avec une phrase qui continue de
scandaliser : « Clarisse met son doigt partout, même dans son
derrière et sent son odeur... ». Certains thèmes sont
refoulés dans le non-dit des sujets tabous. Certains auteurs et
éditeurs les mettent en mots, les inscrivent dans la lettre pour les
humaniser.
La poésie ne s'interdit donc aucun sujet dans le cadre
autorisé par la loi, mais surtout, doit faire consensus entre les
adultes qui permettront sa diffusion. Les thèmes traités sont
donc extrêmement divers. Pourtant, ce n'est pas la question du sens qui
prévaut dans un poème, mais plutôt sa capacité
à interroger le lecteur en train de regarder le monde.
1Loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 - art. 27.
2DUMORTIER David, La Clarisse, Cheyne, Coll.
Poèmes pour grandir, 2000.
3DUMORTIER David, Ces gens qui sont des
arbres, ill. Martine Mellinette, Cheyne, coll. Poèmes pour grandir,
2003.
24
C'est donc sur la fonction de la poésie qu'il nous faut
nous interroger maintenant. Pour beaucoup, la poésie est inutile. Dans
cette affirmation se révèlent en réalité deux
opinions contradictoires. L'une dénonce et condamne cette
inutilité alors que l'autre la revendique. Les tenants de la
première opinion réduisent la poésie à un genre
sans intérêt, trop vague, peu sérieux, voire souvent
ridicule et désuet, n'ayant aucune utilité fonctionnelle pour
l'apprentissage du langage. La poésie, il est vrai, ne répond pas
à des critères syntaxiques ou lexicaux propres à coder une
langue. La poésie est détachée de toutes ces contraintes
qui nous sont nécessaires à l'apprentissage d'un langage
fonctionnel : la recette, la notice, le mode d'emploi, la lettre, le curriculum
vitae... en somme, la société n'aurait nul besoin de
poésie. Le roman ou l'essai littéraire, dans leur fonction de
représentation du monde, n'appellent pas nécessairement non plus
la poésie. Elle est ainsi reléguée au rang de l'inutile
par ses détracteurs, et ne tiendrait qu'un rôle « ludique
», au même titre que les autres arts, dans une société
pragmatique, où l'utile rejoint le rentable, laissant peu de place au
plaisir gratuit. Certes, d'un point de vue économique, la poésie
est inutile. En 1960 déjà, Saint John Perse, au banquet Nobel
déplorait : « La poésie n'est pas souvent à
l'honneur. C'est que la dissociation semble s'accroître entre l'oeuvre
poétique et l'activité d'une société soumise aux
servitudes matérielles. »1 Si longtemps réduite
à la fonction moralisante de quelques fables (« La raison du
plus fort est toujours la meilleure »2, «
Travaillez, prenez de la peine . · c'est le fonds qui manque le moins
»3), à l'expression de relents patriotiques dans
certains poèmes d'après-guerre (« Que la grande
République/ Nous inspire une âme antique !/Gloire aux vaillants du
temps jadis ! ! Frères, soyons leurs dignes fils
»4 !), instrumentalisée pour des exercices
de mémorisation, la poésie ne parviendrait pas à faire
entendre sa voix : ce qui, en elle, excède les limites du langage
ordinaire.
A l'inverse, cette « inutilité » de la
poésie est revendiquée par certains, comme nécessaire : la
poésie n'aurait pas à donner du sens au monde, elle n'en a pas la
fonction, d'autres genres littéraires s'en chargent. La poésie
est un art, et, comme les autres arts, elle interroge le monde, elle le
questionne. Elle n'apporte pas de réponse, elle n'est pas «
mimèsis », dans le sens où elle ne reproduit pas l'apparence
du réel, mais en exprime la
1SAINT-JOHN PERSE, OEuvres comple tes ,
"Allocution au Banquet Nobel du 10 de cembre 1960", Gallimard, coll. de la
Bibliothèque de la Ple iade, p. 443-447.
2De LA FONTAINE, Le loup et l'agneau.
3De LA FONTAINE, Le Laboureur et ses Enfants.
4BOUCHOR Maurice, « Les vaillants du temps
jadis »,dans La lecture et la récitation (de 9 à 12
ans), appliquées a l'éducation, recueil élémentaire
de morceaux choisis classés par ordre de difficulté et
annotés, de BOITEL Julien, Paris, Armand Colin, 1909.
25
réalité cachée. La poésie
questionne le monde, elle est « inutile » lorsqu'on la confine
à ce rôle de représentation ou de signification du
réel. Elle nous donne le moyen d'aller plus loin dans notre
démarche d'interrogation du monde. Son caractère
dérangeant, son côté subversif, qui s'affranchit des lois
du langage « utile », normé, contredit nos habitudes, à
commencer par celles du langage. Elle ouvre une voie inexplorée sur
laquelle nous pouvons nous laisser guider sur le chemin inconnu, obscur,
incompréhensible et que pourtant nous sommes invités à
explorer. Dans son article intitulé « A quoi bon encore des
poètes ?'», Christian Prigent, écrivain et
poète, affirme que la poésie ne saurait se plier à
l'impératif de nombre de livres aujourd'hui, qui serait « de nous
rassurer sur le monde, c'est-à-dire de le remplir de significations
immédiatement consommables. »
La poésie n'a donc pas pour vocation de « raconter
le monde », elle formule des interrogations sans cesse renouvelées
sur la parole, sur la nomination des choses. Dans cet horizon de ne pas
expliquer le monde, la place de la poésie dans la littérature
pour la jeunesse qui attend des outils souvent immédiats de
compréhension, n'est pas moins considérée comme un art
subversif du langage. Souvent occasion de jeux poétiques, la
poésie permet aux enfants de s'échapper des contraintes du
langage, des représentations significatives des textes
littéraires ou documentaires, et de jouer avec un langage
réinventé : « Nos mois / seraient / moins gais / sans les
moineaux » - « Un oiseau / qui mange trop / de granulés /
devient / gras / nul / et Laid »2 La poésie ne cherche
pas à rendre le monde lisible, elle questionne l'obscurité du
monde, et se définit comme un « écart », écart
à l'explication du monde, dans le choix de ses thèmes,
écart au langage, dans la multiplicité de ses formes,
écart aux conventions, dans son caractère subversif. La
poésie jeunesse ne peut se réduire à la destination qu'en
font quelques médiateurs : qu'elle soit écrite
spécialement pour les enfants ou non, mais toujours proposée
à leur lecture, il est difficile de lui donner des contours fixes et
identifiables parce qu'elle se veut mouvante, au plus près des
interrogations du poète et du lecteur. Elle correspond alors, comme son
sens étymologique le rappelle, à un « faire », un
« polein » : elle est une création, un artisanat qui
s'élabore dans un territoire que partagent le lecteur et l'auteur. A
Jean-Michel Maulpoix, que nous avons envie de convaincre, nous pourrions
indiquer ce que lui même nous conseille : « que peut-être
faudrait-il arrêter d'en parler, et se contenter de la lire.
»3 Si
1PRIGENT Christian, A quoi bon encore des
poètes ?, P.O.L, 1996 p.12.
2BESNIER Michel, Le verlan des oiseaux et
autres jeux de plume, ill.BOIRY, Landemer, Møtus, coll.Pommes
Pirates Papillons, 1995.
3MAULPOIX Jean-Michel, <www :
maulpoix.net>, séminaire :
La poésie pour quoi faire ? Archives sonores (2007-2010) du
séminaire mensuel public animé par Jean-Michel Maulpoix avec le
concours de la Maison des écrivains et de la littérature et de l'
Université Paris Ouest Nanterre.
26
l'on considère cette poésie comme un «
faire », un travail en construction, il est alors difficile de la
définir, non pas parce qu'elle est multiple mais parce qu'elle est
vivante. La poésie pour la jeunesse n'échappe pas à cette
logique d'insaisissabilité. Soit, lorsque les poèmes ne sont pas
écrits pour les enfants, soit lorsque les poètes qui s'adressent
aux enfants le font dans le respect de leurs lecteurs, ce qui fait la
poésie c'est autant le poète que le lecteur de poésie, ce
« faire » se retrouve donc des deux côtés de cet espace,
dans l'écriture du poète et la lecture de l'enfant. Il faut la
lire alors pour saisir l'insaisissable. « Pour dire cette
complexité (de l'humain) multiple, contradictoire, mouvante, il faut un
langage affranchi, un langage nouveau, celui que réinventent sans cesse,
depuis des millénaires, les poètes. »1 dira Jean
Pierre Siméon qui définit la poésie comme «
l'éloge de cette complexité ».
Tiraillée entre une définition insaisissable et
un débat de légitimité, la poésie pour la jeunesse
balance aussi entre deux sphères que sont la poésie du patrimoine
et la poésie contemporaine. Mais, qu'il s'agisse d'oeuvres du patrimoine
ou de pièces de la création contemporaine, la transmission de la
poésie pour la jeunesse doit relever les mêmes défis : il
faut la faire vivre, la donner à lire. Nous dresserons dans un premier
temps un inventaire des différentes catégories poétiques
trouvées dans les ouvrages pour la jeunesse, puis nous nous
interrogerons sur la nécessaire transmission orale de la
poésie.
B - Spécificité et enjeux de la production
poétique en France
Dans un colloque de 1993, Jean Perrot (universitaire
spécialiste de la littérature de jeunesse), nourrissant le
débat visant à définir la littérature pour la
jeunesse, en faisait une approche stricto sensu : « La seule
définition réaliste d'un livre d'enfant, aussi absurde que cela
semble, est la suivante : c'est un livre qui apparaît dans le catalogue
d'un éditeur pour la jeunesse. ». Cette définition nous
conduit à nous interroger sur les ouvrages que les éditeurs de
jeunesse ont publiés ces vingt dernières années dans la
catégorie « poésie ». Nous effectuerons un premier zoom
sur les supports choisis, les formes poétiques dominantes
publiées et les enjeux de ces choix.
1SIMEON Jean-Pierre, La Vitamine P. La
poésie, pourquoi, pour qui, comment ? Rue du Monde, Paris, 2012,
p.8.
27
1 - Les anthologies
Longtemps, les manuels scolaires ont proposé à
la lecture des enfants des auteurs inscrits au panthéon de la
poésie : Pierre de Ronsard, Victor Hugo, Jean de La Fontaine et tant
d'autres encore appartiennent à cette culture commune que l'école
a perpétuée. Tous les enfants scolarisés ont pu, à
un moment de leur vie scolaire, se familiariser avec les « classiques
», c'est-à-dire des textes reconnus, voire sacralisés,
souvent édifiants, déclarés appropriés à
l'étude en classe. En ce sens, l'école remplit sa mission de
donner à tous les enfants une culture commune. Cette dernière se
construit par l'étude des grands textes littéraires, des auteurs,
des styles, des courants, et celle des ruptures littéraires
constatées. Baudelaire, Verlaine, Prévert, Charpentreau, Desnos,
Queneau sont à présent devenus des classiques d'une poésie
destinée à la jeunesse, découverte à l'école
et étudiée dans le but de faire découvrir et
apprécier la poésie aux enfants, de l'étudier dans sa
forme et sa fonction. A l'école primaire, dans les manuels scolaires,
les poèmes choisis se présentent souvent comme une «
récréation » poétique et marquent la fin d'une
période d'apprentissage découpée en semaines de cours. Ils
peuvent aussi servir d'illustration, au même titre qu'une gravure, un
dessin, une photographie, ornementant un thème, une période, un
courant. Ils deviennent alors un « plus », une récompense, un
« supplément d'âme » non nécessaire. Dans un
livre de lecture de CP1, par exemple, on trouve en pleine page un
extrait de « Soyez polis » de Prévert. Quelquefois,
écrite par des pédagogues, à des fins d'accompagnement des
programmes, le texte poétique prend des fonctions didactiques et
s'éloigne de toute poésie. Dans la méthode citée
plus haut on peut trouver cette poésie : « Relire sa lecture, /
c'est vraiment pas dur. / Redire tous les mots, / c'est très rigolo. /
Lis et relis encore. / Les mots , ça se dévore !
»2 C'est souvent dans ces manuels que l'on retrouve cette
poésie « gnangnan » qui n'a d'autre fonction que de divertir,
de ménager une pause au cours des processus d'apprentissage. Dans les
manuels scolaires, ces poésies « faciles » instrumentalisent
la poésie à des fins pédagogiques, soit pour servir
l'apprentissage de la lecture (on fait rimer des sons pour imprégner
l'oreille de l'enfant au moment de la découverte de ce son), soit pour
travailler sur la forme poétique rapidement, par exemple en expliquant
le principe de la métaphore à un enfant. Le danger est grand de
passer à côté de la vraie poésie, certes, et les
habitudes prises, « qu'il faudra avec difficulté corriger ensuite
»3, n'amèneront sans doute pas à une
ouverture à la poésie . De fait,
1CROCOLIVRE, Lecture CP-CE1, sous la direction de
Jean-Emile Gombert, Paris, Nathan, 2001, p.71. 2CROCOLIVRE, Lecture
CP, livret 1, sous la direction de Jean-Emile Gombert, Paris, Nathan, 2001,
p.25. 3MAULPOIX Jean-Michel, Echange de mails du 9 janvier 2013,
avec son aimable autorisation.
28
les manuels scolaires ne font pas appel à des
écrivains pour rédiger leurs textes, mais à des
pédagogues, qui ne sont ni poètes ni spécialistes de la
poésie. Si l"ambition de la poésie à l'école existe
bel et bien, elle ne trouve pas sa place, paradoxalement, dans les manuels
scolaires. On le sait, l'enfant ne retourne pas par plaisir dans les manuels
scolaires afin d'occuper son temps libre. Un autre support est alors à
sa portée pour combler sa curiosité en matière de
poésie : l'anthologie.
Les anthologies présentent d'autres
intérêts mais poursuivent elles aussi l'objectif d'établir
une culture commune. En proposant un groupement de textes poétiques,
l'anthologie s'inscrit, bien plus que d'autres genres « jeunesse »,
dans le devoir de pérenniser une mémoire culturelle. Les
classiques sont publiés, réédités, compilés
et se retrouvent encore utilisés dans des anthologies, plus ou moins
modernisées, réactualisées en fonction de critères
de mode, de sujets sociétaux, à l'occasion du décès
d'un poète ou d'une exposition sur son oeuvre. Les thèmes des
anthologies sont divers. Les plus intéressantes du point de vue d'un
amateur de poésie sont celles qui rassemblent les textes d'un
poète unique, sans forcément tenir compte des publications de son
vivant, assemblage défiant la chronologie, mais permettant, somme toute,
de communiquer une vision de son univers à travers différents
textes. Les préfaces de ces anthologies explicitent souvent les choix
fait et justifient le thème retenu. C'est cependant toujours la fonction
de « transmetteur » que revendiquent ces « passeurs » d'un
patrimoine, : « leur objectif est de faire découvrir des textes de
tous temps et de tous horizons, et de transmettre, par la poésie, des
instants de questionnement, de surprise et, surtout, de plaisir.
»1, « Tous les grands noms qui se sont imposés
[...] pour devenir des « classiques », [...] sont ici
présents. »2 La plupart de ces anthologies mettent en
valeur des auteurs de renom, des thèmes conventionnels comme la nature,
les animaux, le temps, les sentiments ou l'enfance, comme : Mon premier
Baudelaire3 chez Milan, Les grands moments de la
vie4 chez Gautier Languereau ou Fées,
fantômes, farfadets en poésie chez Gallimard5.
Quelques anthologies s'éloignent de ces aspects « classiques »
et une évolution est notable dans le choix des thèmes, la forme
des anthologies, les supports qui eux-mêmes évoluent. En 2003, une
anthologie
1Si je donne ma langue au chat est-ce qu'il me
la rendra ? Anthologies de poèmes choisis par Célia GALICE
et Emmanuelle LEROYER, Ill.ORELI, Bayard jeunesse, Coll. Demande aux
poèmes, 2010, p.2.
2PIQUEMAL Michel, préface de Mes premiers
poètes, Milan Poche junior, coll.poésies, 2007 p.7.
3Mon premier Baudelaire, textes choisis par Michel
Piquemal, Paris, Milan, coll.Milan Poche Poésies, 2002.
4OFFREDO Eva, Les grands moments de la vie, Ill. Eva
Offredo, Paris, Gautier-Languereau, 2001. 5Fées,
fantômes, farfadets en poésie, présenté par
Féret-Fleury Christine, Paris, Gallimard jeunesse, 2000.
29
différente voit le jour. Georges Jean1
propose son Nouveau Trésor de la poésie pour
enfants2 qui regroupe des poèmes d'auteurs
contemporains. Cette revendication de renouveau, justifiée dans la
préface, affirme la nécessité d'une poésie
destinée à la jeunesse et fait entrer une poésie
contemporaine dans les écoles. Munie d'une postface destinée aux
enseignants, cet ouvrage, en corrélation avec les nouveaux programmes de
l'école primaire de 2002, se veut délibérément
novateur. « Les poèmes réunis dans cette anthologie ont
été écrits à l'usage des enfants par des
poètes contemporains. »3. Dans les choix
thématiques opérés, quelques initiatives sont aussi
à souligner. S'il subsiste les sempiternels chapitres sur les animaux et
la nature, deux chapitres, cependant, s'intitulent : « Découverte
du pouvoir des mots » et « Découverte des autres ».
Nous y retrouvons la volonté de proposer aux enfants une autre
poésie que celle traditionnellement limitée aux thèmes
classiques et neutres, mais l'aspect matériel du livre (225 pages, un
péritexte de 12 pages) semble le destiner davantage aux adultes qu'aux
enfants, même si les illustrations sont des dessins d'enfants (non
signés).
Treize ans auparavant, avait été
édité Demain dès l'aube,4, ouvrage
intéressant en raison de sa démarche novatrice : Jacques
Charpentreau, initiateur de ce projet, avait demandé alors à des
poètes contemporains de sélectionner les plus beaux poèmes
destinés à la jeunesse. La question d'une poésie «
pour » la jeunesse faisait déjà débat, se manifestant
par le refus d'inclure dans la liste des poèmes proposés une
poésie « ...d'une mièvrerie, d'un infantilisme... » que
souvent la poésie « Pour (sic) les enfants » proposait. A
l'exception de Robert Desnos à qui, seul, on reconnaît « la
plus belle réussite dans un genre difficile entre tous
»5, point d'auteur pour la jeunesse dans la sélection
établie. Seuls cinquante-six poètes sur cent soixante-huit
proposés sont vivants (soit 33,33%). Le choix reste donc très
classique, voire traditionnel : parmi les cinquante premiers poètes
retenus, quarante-quatre sont de la tradition (soit 88%), six poètes
sont vivants (soit 12%). Les dix premiers poètes les plus cités
sont, par ordre de préférence, Victor Hugo, Guillaume
Apollinaire, Arthur Rimbaud, Charles Baudelaire, Paul Verlaine, Jacques
Prévert, François Villon, Pierre Ronsard, Jean de La Fontaine,
Paul Eluard. Le premier poète vivant (Norge) arrive en vingtième
position. Il semble que les choix effectués par les poètes
contemporains l'ont été dans une visée de
1JEAN Georges (1920 - 2011), professeur de
linguistique et de sémiologie à l'université du Maine, a
publié de
nombreux recueils de poèmes, essais sur la théorie
poétique, la pédagogie et des anthologies poétiques.
2JEAN Georges, Nouveau trésor de la
poésie pour enfants, Le cherche midi, Paris, 2003.
3op.cit. p.7.
4CHARPENTREAU Jacques, Demain dès l'aube,
les cent plus beaux poèmes pour la jeunesse, choisis par les
poètes d'aujourd'hui, Ill. CHARRIER Michel, Le
Livre de Poche jeunesse, Paris, 1990, 2002.
5Ibid. p. 273.
30
transmission. La revendication fréquente de «
classique » revient souvent pour expliquer leur choix, « classique
» dans le sens où « ce sont bien des poèmes à
faire vivre dans les classes que les contemporains ont
sélectionnés.»1. Pourquoi les instances scolaires
et même les auteurs contemporains choisissent-ils des textes patrimoniaux
ou classiques pour les enfants ? Quelles sont les particularités de ces
textes et quel intérêt présentent-ils pour l'enfant ? Il
convient dès lors de définir le patrimoine littéraire et
les oeuvres classiques et d'en dégager les particularités. Selon
le Robert, dictionnaire historique de la langue française, le patrimoine
se définit par « les biens matériels et intellectuels
hérités par une communauté. ». Les oeuvres du
patrimoine écrit sont celles qui transmettent, au cours des
siècles, les récits, les contes, les fables, les mythes qui
fondent une culture. Ces récits sont des tentatives de réponse
aux grandes questions qui préoccupent l'espèce humaine et sont
communes à diverses civilisations. Ces dernières se structurant
au fil du temps, les oeuvres du patrimoine, propres à chacune, se
diversifient. Il faudra encore nuancer la masse de ces oeuvres entre textes
fondateurs, et patrimoine français ou patrimoine régional, ou
patrimoine générique (littérature de jeunesse). Les
oeuvres « classiques », toujours selon Le Robert, sont celles des
« écrivains qui font autorité, considérés
comme des modèles à imiter (1611) et par conséquent dignes
d'être étudiés en classe (1880).Par extension, au XIXe
siècle, qualifiant avec une nuance péjorative ce qui ne s
'écarte pas des règles établies ». Socle commun,
représentations partagées au travers de références
communes, ces oeuvres rendent compte des aspirations, des valeurs de la
société dans laquelle l'élève est appelé
à s'insérer. L'ensemble de ces oeuvres patrimoniales et
classiques constitue en quelque sorte une histoire du patrimoine culturel, dans
ses continuités et ses ruptures. Elles ont pour fonction de nourrir et
de continuer d'inspirer les créateurs contemporains. Elles doivent
être dès lors connues de tous les enfants qui ne peuvent
s'approprier un texte contemporain sans avoir connaissance des oeuvres du
passé qui le font vibrer et résonner. Ces textes donnent une
mémoire commune qui permet aux enfants de lire le monde, et les aide
à construire des familiarités et des connivences dans leur
culture littéraire, grâce à un aller-retour entre
passé et présent.
Dans les démarches éditoriales d'anthologies
actuelles, réside encore un peu ce classicisme répétitif :
les éditions Milan, Gallimard ou Flammarion possèdent toutes une
collection de poésie qui reprend les noms des grands poètes,
classés par tranche d'âge du lectorat. C'est surtout dans la forme
des supports que le renouveau se fait sentir, et dans le choix des
thèmes.
1Ibid. p. 271.
31
Certains éditeurs tentent une ouverture
intéressante vers la poésie étrangère ou vers une
forme de poésie spécifique que peu de lecteurs liraient si elle
n'était proposée sous forme d'anthologie. C'est le cas, par
exemple de La poésie arabe, Petite anthologie1,
ou Mon livre de haïkus2. Les
thématiques envisagées peuvent aussi révéler une
poésie engagée telle La cour couleur, Anthologie de
poèmes contre le racisme3. L'anthologie, dans son sens
originel (du grec : anthos « fleur » et
légô « choisir »), est souvent l'occasion pour
le lecteur de choisir un texte dans une collection. Il devient alors seul
maître de ses choix. L'anthologie se trouve alors renouvelée par
ses thèmes nouveaux et contemporains et s'y côtoient des
poètes d'univers et d'époques différents. Cette forme a
l'avantage de proposer un éventail varié, si elle réussit
à éviter la répétition de thèmes rebattus,
ou la continuelle sollicitation de poètes classiques. Elle peut devenir
un outil formidable pour le lecteur de poésie en devenir qui la
feuillette au gré de ses envies et part à la rencontre d'univers
insoupçonnés. Ancrée dans son rôle didactique, elle
s'adresse aux enfants eux-mêmes et moins aux adultes prescripteurs :
cette forme de publication développe des informations sur la vie de
l'auteur, sur son oeuvre, placées au début ou à la fin de
l'ouvrage. Ces indications sont réellement destinées aux enfants.
Les textes sont adaptés à leur niveau de compréhension et
les biographies simplifiées. La plupart de ces anthologies donnent aussi
des renseignements sur la provenance du poème (Pierre Albert-Birot,
Deux cent dix gouttes de poésie (CXXVII) in Poésies
1945-19674) ou des références sur les oeuvres
principales dans les biographies. Toutes ces informations paratextuelles
constituent aussi une invitation à lire d'autres textes de l'auteur,
à entreprendre un parcours autonome de lecteur de poésie.
L'anthologie, indéniablement didactique, est en passe de devenir le
moyen idéal de mettre les poètes à la portée des
enfants. L'enjeu est de taille : rendre la poésie accessible à un
lectorat spécifique ; l'entreprise est d'envergure, et semble en bonne
voie de réussite.
La publication la plus importante en terme de volumes semble
être celle des anthologies de comptines.
1MARDAN-REY Farouk, La poésie arabe,
petite anthologie, Ill. KORAICHI Rachid ; AKKAR Abdallah, Mango, Dada,
1999.
2MALINEAU Jean-Hugues, Mon livre de
haïkus, Ill. COAT Janik, Albin Michel Jeunesse, Paris, 2012.
3HENRY Jean-Marie, La cour couleur, Anthologie
de poèmes contre le racisme, Ill. ZAU, Rue Du Monde, Paris,
1998.
4COLLECTIFC, Les enfants en poésie,
Paris, Gallimard jeunesse, 2012, p.89.
32
2 - Les comptines
Les comptines se déclinent en albums, où texte
et image se répondent, avec souvent une prédominance de l'image
(malheureusement souvent criarde à outrance sous prétexte qu'elle
s'adresse aux petits). Elles s'accompagnent souvent d'un support « audio
», cassette au temps jadis et cédérom aujourd'hui. Genre
hybride par excellence, la comptine, entre patrimoine oral et patrimoine
écrit, représente souvent un des premiers contacts des
tout-petits avec les sons de notre langue. En ce sens, elle appartient donc
à ce territoire immense qu'est la poésie, mais aussi parce
qu'elles sont invitation à l'imaginaire, elles permettent à
l'enfant d'expérimenter des entorses au langage normé : non-sens,
mots inventés, mots allongés par des syllabes, ou tout simplement
absurdité des mots collés les uns aux autres, elles rappellent
une des fonctions de la poésie : échapper à la norme,
s'autoriser la magie, s'ouvrir vers un ailleurs. C'est souvent dans ce genre de
formulettes que l'on retrouve les « gros mots », les effets paillards
des phrases, les propos scabreux. Mais, dans cette profusion de publications de
comptines « tout n'est pas littérature »1, et la
qualité littéraire des textes publiés dans ce domaine est
parfois sacrifiée à la quête du profit. La plupart des
éditeurs de jeunesse à forte représentation sur le
marché du livre de jeunesse ont une collection de comptines. La
finalité est double : perpétuer une culture de la comptine
appartenant au patrimoine culturel, et créer de nouvelles formulettes,
favorisant ainsi la création et le divertissement chez l'enfant. Sous
prétexte que « tout ce qui est dit, cadencé et rimé
semble particulièrement toucher l'enfant qui ne sait pas lire
»2 on assiste à une formidable inflation de
créations de comptines et formulettes, de qualité tout à
fait inégale, où les seuls aspects poétiques sont souvent
des allitérations, rimes, utilisations d'onomatopées plus ou
moins judicieuses. La réduction du poétique à ces seuls
paramètres sert souvent une commande éditoriale en panne
d'idées innovantes, emportée dans des contraintes de publications
régulières portant le nom de « collection ». Depuis la
reconnaissance du bébé comme une personne, la littérature
et les jeux autour de cette classe d'âge se développent. Les
comptines et formulettes, si elles sont une forme de poésie, ont aussi
des fonctions linguistiques, psychologiques et symboliques. Les
possibilités des champs éditoriaux sont larges et l'on voit se
multiplier des productions de comptines, jeux de doigts ou formulettes sous la
forme de
1Expression empruntée à M. FERRIER
Bertrand, titre de son ouvrage publié aux Presses Universitaires de
Rennes, collection « Interférences », Rennes, 2009.
2CHELEBOURG Christian, MARCOIN Francis, La
littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, coll. 128, 2007, p.
27.
33
publications de plus en plus diverses, qu'il s'agisse de
livres, de jeux ou d'objets : rééditions de comptines sur support
de plus en plus coloré et de plus en plus ludique, éveillant les
sens chez l'enfant. L'ouïe est sollicitée grâce au support
auditif, la vue grâce aux images et aux couleurs, le toucher grâce
aux diverses matières utilisées1 et aux formes
multiples2 (rondes, cubiques, en forme de ...) données aux
objets-livres, et même l'odorat est convoqué par des incrustations
d'odeurs dans le support3. Certaines collections utilisent aussi les
comptines comme support psycho-éducatif4. On ne sait plus
très bien si on a à affaire à un livre, à un jeu,
à un jouet ou à un objet pédagogique d'éveil...
mais on est souvent bien loin de la poésie. Certaines maisons
d'édition choisissent le support de l'album, association de l'image et
du texte, quelquefois accompagné d'un cédérom pour
valoriser l'oralité de ces comptines et pour rééditer des
comptines du patrimoine. Un autre phénomène participe de cette
inflation de publications. Il s'agit des rééditions comportant de
nouvelles mises en page, des qualités de papiers différentes ou
des modifications d'illustrations. C'est le cas par exemple de Comptines et
chansons pour s'endormir5 qui en est à sa
quatrième édition. N'oublions pas que ces textes du patrimoine
sont tombés dans le domaine public. C'est pourquoi tous les
éditeurs peuvent les utiliser pour de nouvelles publications.
De nombreux éditeurs spécialisés «
jeunesse », sont amenés ainsi à développer une
collection « comptines », laquelle comptera parmi les lignes les plus
rentables de la littérature pour la jeunesse, tant la place du «
bébé-lecteur » se développe : les comptines
constituent un patrimoine incontournable de notre société
dès l'âge de la crèche.
Dans les anthologies de poèmes ou de comptines, il est
rare de trouver les noms d'auteurs contemporains. En raison de leur fonction de
transmission de la poésie, les anthologies, qui se renouvellent
malgré tout, ne proposent que rarement de la poésie
contemporaine. Il faut en effet du temps à un poète avant
d'être édité, et davantage encore
1Mon tout premier livre de comptines, Ill.
F. LAND Collection : Petit Nathan, 2005 : Les premières comptines et les
premières notions adaptées aux tout-petits et proposées
sous forme de livres-matières.
27 comptines à jouer, Ill.
Oréli, Bayard Jeunesse, 2011, coll. Ma toute petite bibliothèque
: Sept comptines et jeux de doigts qu'on a plaisir à chanter et à
mimer avec les tout-petits, mises en images et réunies dans un joli
cube.
3LALLEMAND Orianne, Mon premier livre des odeurs
et des couleurs, éditions Auzou, 2009. Voici des fruits à
découvrir grâce à leur couleur et à leur odeur. Une
comptine amusante et facile à retenir donne des indices. Cet
éditeur décline toute une collection de livres des odeurs et des
couleurs.
4DIEDERICHS G., concepteur, Mes
premières comptines de relaxation, Ill. E. Hayashi Collection :
Petit Nathan, 2007 : Couplant l'écoute de sons de la nature (cri des
animaux, bruits de vagues...) et des comptines avec indications de mimes ou de
massage, ce livre-CD accompagne l'enfant dans la découverte de son
corps, l'éveillant en douceur ou lui permettant de trouver le sommeil
plus facilement. En quatrième de couverture, on trouve une
présentation de Gilles Diederichs, musicothérapeute, sur
l'importance de la musique, des sons et des massages dans le
développement de l'enfant.
5Comptines et chansons pour s'endormir,
ill. LE GOFF Hervé, Père Castor/flammarion, Coll. Les p'tits
Albums, Paris, 2008.
34
avant que sa valeur ne fasse de lui un auteur reconnu. Certes,
les nouvelles formes d'anthologies de poésie pour la jeunesse sont sans
doute le signe précurseur d'un nouveau statut de la poésie pour
la jeunesse. Mais, la poésie contemporaine, elle, doit trouver, pour
l'instant, d'autres chemins pour faire entendre sa voix, et le recueil est un
support plus porteur de renouveau dans ce domaine.
3 - Les recueils
Dans les publications de poésie, le support propre
à la poésie contemporaine est le recueil. Il peut concerner les
grands poètes classiques, mais il est, en poésie pour la
jeunesse, le support privilégié des auteurs contemporains.
Dédié, la plupart du temps, à un poète, il est
l'occasion de publier ses textes regroupés soit de façon
chronologique, soit de façon thématique. Les publications pour la
jeunesse de poètes contemporains sont souvent illustrées, mais
ces images « atypiques » sont rarement l'occasion d'expansion de
couleurs ou de papier glacé. Elles détonent dans ce sens des
autres livres de jeunesse. La plupart du temps, les papiers sont choisis avec
soin (papier ivoire de grande qualité pour la collection «
Poèmes pour grandir » chez Cheyne), mettant en relief la
matière, et donnant au livre un aspect artisanal. Volonté
esthétique ou raison économique ? Un peu des deux sans doute : la
plupart des maisons d'édition de poésie pour la jeunesse sont de
petites structures, quelques-unes d'entre elles impriment même de
façon artisanale leurs ouvrages. Cependant, les illustrations des
ouvrages sont souvent faites par des artistes plasticiens, graphistes,
peintres, artistes en calligraphie, sculpteurs ou photographes. Une grande
attention est aussi apportée à la typographie, ce qui est une
autre façon de faire vivre le texte. Que nous disent ces choix ? Ils
renforcent l'idée que la poésie est un art. Les relations qu'elle
entretient avec les autres arts la promeuvent et la confèrent à
son rang. C'est d'abord une reconnaissance artistique que la poésie
cherche à obtenir en s'alliant avec d'autres médias artistiques.
Et puis, la poésie, dans ses blancs, dans ses espaces, laisse
suffisamment de respiration au lecteur pour lui permettre l'appréhension
d'un autre langage. Enfin, c'est une façon de proposer une entrée
en poésie plus visuelle, donc plus accessible aux plus petits. L'image
est souvent source d'interrogation, elle interpelle, elle questionne le lecteur
dans sa réception des signes, des couleurs, dans le sens qu'il va donner
au texte et à l'image. Dans un premier temps, l'image invite le lecteur
mais elle participe aussi au mystère que la poésie lui propose :
traces, dessins à interprétation multiples, dessins
surréalistes l'emmènent vers un ailleurs. L'image emporte le
lecteur et, avec elle, il
35
s'aventure sur le chemin de la poésie. Rares sont les
images qui redoublent le sens du poème (ou bien trop souvent dans les
anthologies de comptines mal conçues). Au contraire, elles sont soit
l'interprétation singulière de l'illustrateur qui reçoit
le texte, soit une invitation à un ailleurs, laissant le poème
à sa place dans la page et en proposant un nouveau dans les blancs que
le texte a laissé. Dans le recueil, l'image ne se veut pas
prépondérante comme dans l'album, elle laisse toute sa place au
texte qu'elle invite le lecteur à découvrir. Dans la collection
« Poèmes pour grandir », illustrée par Martine
Mellinette1, les illustrations s'accordent « aux poèmes
sans les étouffer et donnant au recueil une dimension visuelle unique :
l'image dialogue avec l'écriture et l'écriture dessine avec
l'image. »2 . C'est bien parce qu'il est question de
la poésie, de cet art du langage, que le texte garde ici sa
primauté et est mis en valeur par l'image. La poésie
contemporaine est à l'honneur dans ces recueils. Le recueil doit donner
la primauté au texte inédit, l'offrir à la
découverte du lecteur qui en prend connaissance pour la première
fois. Toute la différence avec les anthologies réside dans le
fait qu'ici tout est fait pour que le texte, inédit de surcroît,
soit accessible au lecteur. La tâche n'est pas aisée et pour cela,
le texte joue aussi avec l'oeil du lecteur, et « dessine avec l'image
». Par sa forme et grâce à la typographie, le texte se
courbe, invitant le lecteur à venir à lui.
Quelle que soit la forme de publication choisie par une maison
d'édition, la volonté de rendre la poésie accessible
à un jeune public est réelle. Les éditeurs sont les
premiers passeurs de cette poésie, qu'elle soit patrimoniale ou
contemporaine, ils effectuent des choix judicieux afin de mettre à
disposition la poésie à ce lectorat. Afin de rendre cette
poésie plus accessible aux plus jeunes, un renouveau poétique se
met en place dans certaines maisons d'édition.
C - Un renouveau poétique à destination
des plus jeunes
Parmi ces maisons d'éditions, il en est une que le
parcours atypique a porté aux premières lignes de
l'édition de poésie pour la jeunesse : les éditions
Møtus se sont constituées en association en 1988 et ont fait le
choix de s'installer en Basse Normandie. La proximité de cette maison,
leur choix d'éditer de la poésie, le caractère artisanal
et associatif et, cependant, leur reconnaissance dans le monde de la
littérature pour la jeunesse leur confère un parcours hors des
sentiers battus qu'il est intéressant de souligner. Loin de proposer un
texte affadi sous prétexte qu'il s'adresse aux enfants, ou qu'il soit
limité par la forme artisanale que revêt
1Illustratrice, co-fondatrice des édtions
Cheyne.
2BOUTEVIN Christine, « Regards sur un
éditeur, Cheyne a 30 ans », dans Nous Voulons Lire !,
n° 186, novembre 2010.
36
ces éditions, elles éditent des textes
adaptés de poésie et participent de ce fait au renouveau de la
poésie pour la jeunesse.
1 - Dépoussiérer la poésie : nouvelles
formes, nouvelles pratiques
Malgré cette volonté de renouveler, de «
dépoussiérer » la poésie, rares sont les
éditeurs pour la jeunesse qui proposent de la poésie
inédite.
Dans une interview, François David écrit
à propos de la nouvelle qu'elle « ne se vend pas, dit-on, donc
n'est guère éditée, donc ne se vend pas.
»1. C'est une problématique attachée à
l'existence des éditions Møtus. En effet, une des façons
de proposer une poésie nouvelle est de puiser dans le répertoire
des poètes vivants. Dans cette politique d'éditer des «
inédits », les éditions prônent une volonté
d'une poésie qui sort des sentiers battus, proposant une poésie
nouvelle et vivante, loin de l'anthologie des « beaux textes ».
François David s'attache à éditer des textes
contemporains, pour plusieurs raisons, la première étant que la
reconnaissance du métier de poète est primordiale pour lui,
poète lui-même, il sait la nécessité pour les
poètes de vivre de leur travail. De plus, il ne pourrait exister de
poésie sans poètes contemporains. L'originalité de publier
des textes inédits, est « un choix encore peu courant et
précieux en poésie jeunesse, car, pour pouvoir faire des
anthologies il faut bien que les textes aient déjà
été publiés ! »2. L'éditeur
souligne ici une problématique qui différencie les grandes
maisons d'édition des petites maisons. En effet, il est plus facile pour
les premières de publier des textes inédits à
côté de textes qui font foi et qui seront plus vendus. Ainsi le
risque est moindre que pour les petites maisons d'édition qui ne
conçoivent la poésie vivante que dans le texte inédit et
qui font le pari d'une poésie nouvelle et actuelle, sans la
sécurité d'éditer d'autres textes qui assurent le
succès de la maison.
Le héron au long keb emmanché d'un long
ouc3
est une création poétique mais aussi un clin d'oeil
à la poésie
le héron : un oiseau au long bec emmanché d'un long
cou4
1DAVID François, « Le savoir ou pas
», dans la revue Griffon, n° 189, Novembre-Décembre
2003, p.3.
2DAVID François, La revue des livres
pour enfants, n°258, Paris, 2011, « Vous avez dit Poésie
pour la jeunesse ? » , p.89.
3 BESNIER Michel, Le verlan des oiseaux et autres
jeux de plumes, ill.BOIRY, Landemer, Møtus, 1995.
4JEAN Georges, Le plaisir des mots,
Dictionnaire poétique illustré pour les petits et pour les
grands, ill. Collectif, Paris, Gallimard, coll. Hors série,1982.
37
de Georges Jean, éditée en 1982. La
poésie contemporaine est vigoureuse et les auteurs présentent une
réelle créativité, c'est en ce sens que les jeunes peuvent
découvrir une poésie adaptée à leurs attentes,
à leur langage.
Dans le choix des auteurs ou illustrateurs, la politique de
Møtus souligne aussi la volonté de « renouveau ». C'est
en étant « attentif, en recherche » que François David
souligne le rôle de l'éditeur. Les éditions
reçoivent quatre manuscrits par jour et le choix des textes
publiés se font après lecture de ces manuscrits. François
David reste pourtant fidèle à quelques auteurs de poésie
qu'il avait publiés en poésie générale comme Michel
Besnier à qui il a demandé d'écrire des textes plus
adaptés à la jeunesse. Pour François David, « ce qui
fait un auteur de poésie ce n'est pas le sujet, c'est sa manière,
rare, de l'aborder. »1. Les critères de sélection
sont basés sur l'« inattendu », ce qui sans doute explique la
grande diversité de style à travers les textes et illustrations
publiés chez Møtus. De Thierry Cazals qui propose des textes sous
forme de Haïkus,
Neige / neige à perte de vue É et
soudain / le petit cul tout blanc du lièvre
à Michel Besnier qui n'écrivait pas pour la
jeunesse, François David arrive à soutirer de ces auteurs des
formes adaptées pour la jeunesse. L'exigence de l'éditeur est
simple : « proposer à l'enfant des textes avec certains mots qu'ils
ne connaît pas et le traiter comme un vrai lecteur », mais proposer
un texte dont le sujet n'est pas trop difficile à aborder, avec des
références culturelles qu'il connaît. Dans cette recherche
de poésie sans critère, sans carcan, une poésie libre,
l'éditeur se laisse surprendre, s'émerveiller. C'est un
véritable travail de création que ce métier
d'éditeur, car chaque livre est une oeuvre où les agencements
entre l'auteur, l'illustrateur et la mise en page, le choix du papier
même, propose une oeuvre unique, qui ne ressemble à aucune autre,
avec sa personnalité. Dans cette diversité, nous pouvons
retrouver l'exigence d'une poésie vivante, muable, mouvante et par
là ouverte à tous. « Avec François David, la
poésie s'aventure toujours sur les terres du « libre-dire » et
du non convenu »2 écrira Thierry Cazals à propos
de sa collaboration avec l'éditeur.
Une aventure en effet, ce pourrait être ce qui
définit le mieux le travail de François David. Une aventure qui
se continue dans le choix des thèmes proposés à un jeune
public.
1DAVID François, La revue des livres
pour enfants, n°258, Paris, 2011, Vous avez dit Poésie pour la
jeunesse ? , p.93.
2CAZALS Thierry, Comme une pousse de bambou, revue
Griffon n° 189, novembre-Décembre 2003, p. 20.
38
Le propos des sujets choisis pour la jeunesse, nous l'avons
vu, est polémique. Y'a-t-il des sujets propres à la jeunesse ?
Quelques éditeurs de jeunesse prennent le parti de proposer des
thèmes graves, sensibles aux enfants. Les éditions Rue du Monde
ont participé largement à ce renouveau « parce que le
rapport au monde dynamique qu'il m'intéresse de partager avec les
enfants inclut et le regard critique sur l'humanité, et l'imaginaire.
» souligne Alain Serres1. La maison d'édition Cheyne et
sa collection « poèmes pour grandir » prennent le même
parti en proposant, dans ses thèmes, des questions adressées
directement aux enfants, qui interrogent le monde. Jean Pierre Siméon
dira : « Il ne s'agit pas de trier les thèmes car les enfants
s'intéressent à tout du monde, n'est-ce pas ? Dans ses aspects
les plus heureux et les plus négatifs. Ils sont confrontés aux
mêmes choses que les adultes. »2. Møtus appartient
à cette catégorie d'éditeurs qui font parler leur
poésie sans l'édulcorer sous prétexte qu'elle s'adresse
à des enfants. La forme poétique est peut-être même
l'occasion de mettre en mots des sujets graves et réels. La politique
des éditions Møtus tourne autour de la formule d'Apollinaire ;
« J'émerveille ». Pour François David c'est une
façon de transformer le quotidien en quelque chose de beau. Les
thèmes abordés sont heureux, mais aussi graves : la guerre, la
mort, la vieillesse, la différence et le racisme, le chômage,
l'enfant tsigane, la faim dans le monde sont des sujets qui permettent à
l'enfant de prendre du recul et de questionner cet univers auquel il
appartient. Parlant de l'album Le bouleau de Loulou3,
l'auteur nous dévoile sa déception à propos de sa
réception médiatique. Le chômage est-il un sujet encore
tabou ? En 2003, lorsque François David écrit cet article, il le
termine par : « En littérature jeunesse, pour pouvoir aborder
certains thèmes [...] il y a apparemment encore du boulot.
»4 . Les éditions Møtus n'ont eu de cesse depuis
de proposer des textes qui abordent des thèmes peu souvent
traités par le biais de la poésie et même de l'humour. La
prise de risque se situe aussi dans les thèmes choisis par les auteurs
et les éditeurs. Mais ces choix garantissent un renouveau de la
poésie qui touche plus les enfants et leur réalité. Quand
l'enfant peut s'identifier à un héros, un personnage du
poème, cette littérature s'ancre en lui plus facilement. Il peut
devenir le personnage, il lui ressemble, il vit un quotidien identique. C'est
une poésie ancrée dans le quotidien que nous proposent les
éditions Møtus, une poésie qui prend
1SERRES Alain, directeur de Rue du monde, La
revue des livres pour enfants n° 258, Vous avez dit Poésie
pour la jeunesse ?, avril 2011, p.109.
2SIMEON Jean-Pierre, poète et directeur du
Printemps des Poètes, La revue des livres pour enfants n°
258, Vous avez dit Poésie pour la jeunesse ?, avril 2011, p.86.
3DAVID François, Le bouleau de
Loulou, ill. CORVAISIER Laurent, Paris Nathan Jeunesse, coll.
Première Lune, 1999.
4DAVID François, Au boulot !, dans la
revue Griffon, n° 189, Novembre-Décembre 2003, p. 16.
39
naissance dans le quotidien de l'éditeur :
François David crée d'abord des histoires pour ses enfants,
écrit des poèmes au détour des rencontres qu'il effectue
et choisit des thèmes qui s'ancrent dans la réalité. Cette
volonté du quotidien se retrouvent aussi dans le choix des poètes
vivants qu'il édite : des poètes qui vivent dans leur temps, qui
écrivent avec leur temps.
Le renouveau de la poésie pour la jeunesse se joue
aussi dans le choix des éditions Møtus à favoriser les
formes brèves. Il nous faut faire un détour ici par le nom de
cette maison d'édition. Motus est une latinisation de « mot »
et fait référence à l'expression « motus et bouche
cousue » pour réclamer la discrétion absolue. Cette locution
est renforcée dans sa typographie par le ø barré
scandinave qui symbolise la fermeture de la bouche ouverte. On pourrait trouver
cette dénomination d'une maison d'édition contradictoire avec le
rôle qu'elle se donne : promouvoir la langue. Lorsque François
David provoque le questionnement du texte au monde, il le fait jusqu'au bout.
En effet, on connaît sa prédilection pour le texte court : les
contes, la nouvelle, la poésie concise, les haïkus
caractérisent les choix éditoriaux de Møtus. Alors pour
dire tant de choses à de si petits, il faut en dire le moins possible,
mais le plus clair qu'il soit. Ce « motus » n'est pas une invitation
au silence, mais à l'écoute de la forme brève que nous
propose les textes de Møtus.
Chut1 / retiens tes mots / bouche cousue / motus /
pour dire tellement plus / avec moins.
Dans cette approche du texte court, il y a aussi la
volonté de dire doucement, en chuchotant, de dire et d'émouvoir.
« Si émouvants les silences et les bouches ouvertes à la
lecture de Chut chut petit doigt. Même avec les plus petits. A
minuscules voix, en chuchotant, je lis. »2 nous explique
François David. Cette contradiction entre les bouches ouvertes et les
silences, cette invitation à l'écoute, Henri Galeron nous la
propose aussi dans deux illustrations conçues pour les éditions :
la première est celle d'un garçon qui pose son doigt sur sa
bouche fermée, mais sa bouche appartient à un livre ouvert sur
son visage. Ce n'est pas une interdiction de parler qu'illustre Galeron, mais
une invitation à lire et à faire silence autour de la lecture.
Cette invitation à la lecture est aussi présente dans le logo des
éditions Møtus, dessiné par le même illustrateur :
une bouche fermée mais la lèvre supérieure est un livre
ouvert (illustration de la couverture de ce mémoire).
1DAVID François, Les croqueurs de
mots, ill. Maes Dominique, Paris, Editions du Rocher, Coll. Lo païs
d'enfance, 2004
2David François, « Mon petit doigt m'a dit
», dans la revue Griffon, n° 189, Novembre-Décembre
2003, p. 16.
40
(c)Mtus
Ce choix des éditions Møtus ne s'est jamais
atténué depuis sa création et a même fait le
thème d'un recueil de poèmes, Bouche Cousue,1
de François David en 2010 qui fait l'éloge du texte court et
percutant, sensible et parlant, prouvant qu'en peu de mots l'essentiel peut
être dit.
CHUCHOTEZ ! / Doucement / à toute petite voix / tentez /
otez des sons / des lettres / des syllabes / jusqu'à ce qu'il ne reste
plus que / CHU T !
Une des caractéristiques de la forme brève,
depuis la création de cette maison d'édition, prend sa source
dans les trois vers d'Yves Bonnefoy :
Les mots comme le ciel,
Infini
Mais tout entier soudain dans la flaque
brève2
En revendiquant cette forme courte, François David
revendique la grande place accordée à l'imagination et au
ressentir de la poésie. Les formes brèves sont adaptées
aux enfants parce qu'elles laissent le temps de respirer, de digérer les
mots, de les penser, de les poser et surtout d'imaginer :
On a grillagé / la cour de récréation / Nos
jeux sont en cage.3
Albin Michel a proposé une très belle
anthologie4 de Haïkus avec la particularité d'avoir
édité, en deuxième partie de cet ouvrage, des haïkus
créés par des enfants :
1DAVID François, Bouche Cousue, ill.
GALERON Henri, Landemer, Coll. Pommes Pirates Papillons, Møtus,
2010.
2BONNEFOY Yves, Dans le leurre du seuil,
Paris, Mercure de France, 1975.
3BOUDET Alain, Le rire des cascades, ill.
DAUFRESNE Michelle, Landemer, Møtus, 2001.
4MALINEAU Jean-Hugues, Mon livre de
Haîkus,ill. COAT Janik, Paris, Albin Michel Jeunesse.
41
Matin d'hiver / Deux mésanges se battent / Pour du
beurre1
Une plage immense / Un tout petit crabe / Une très grosse
peur2
Comme le montre Yves Bonnefoy, c'est tout un monde qui se
reflète dans cette forme brève, un monde infini, telle notre
imagination, mais saisissable enfin parce qu'à portée de main.
« Cela reste un idéal, essayer de faire court, car moins on en dit,
plus on laisse à ressentir, à imaginer 3». Il est
intéressant de rapprocher la démarche de François David
avec la pensée d'Yves Bonnefoy parlant du silence que Maulpoix
résume ainsi : « Le bonheur du poète : consentir au silence
au sein même de la parole »4. En choisissant le silence
et la respiration dans ses formes poétiques, l'éditeur offre sa
poésie à un lectorat qui est ouvert au monde et à ses
multiples représentations.
La forme brève, les thèmes vivants et les textes
inédits contribuent à faire de la poésie une langue
innovante et surprenante. La poésie n'est plus l'écriture des
poètes morts depuis longtemps, elle est devenue quotidienne,
présente, telle est sans conteste la volonté des éditions
Møtus. Avec les nouvelles technologies, propres à
l'édition, elle peut même devenir palpable. La typographie, le
choix de l'illustration et la transmission orale sont encore des moyens que
l'éditeur s'octroie afin de transmettre cette poésie à
tous les enfants.
2 - Le souci de transmettre : l'impact visuel
En accord avec Michel Butor, « la façon dont on
dispose les mots sur une page doit être considérée comme
une autre grammaire »5 et l'effet visuel du poème est ,
autant pour l'auteur que pour le lecteur une porte, une ouverture sur l'espace
poétique. En amont de l'image illustrant le poème, le texte joue
de cet effet visuel, par sa forme, sa typographie, il offre une
spatialité qui sensibilise le lecteur.
Lorsqu'un poème se présente au lecteur, il met
en scène sa relation avec lui. Trois effets permettent le dialogue entre
le poème et le lecteur : les effets visuels, sonores, et de lecture.
L'« impact »6 visuel du poème s'inscrit sur
l'espace de la page. L'attention du lecteur se concentre sur ce que cet espace
propose. La forme du poème, la typographie produisent
1lbid.p.56.
2lbid.p.47
3DAVID François, La revue des livres pour
enfants, n°258, Paris, 2011, Vous avez dit Poésie pour la
jeunesse ? ,
p.88.
4MAULPOIX Jean-Michel, « Introduction à la
lecture de l'oeuvre d'Yves Bonnefoy », 2005,
<http:www.maulpoix.net>
5MELANCON Robert,« Entretien avec Michel Butor
», E tudes franc aises, vol. 11, n° 1, 1975, p. 78,
<
http://id.erudit.org/iderudit/036599ar.>
6MOUREY Jo, Des impacts à la pâte des
mots, Les actes de Lecture n° 88, décembre 2004.
42
alors des effets qui interpellent le lecteur. La forme, la
mise en page, la typographie choisies par l'éditeur sont autant
d'incitations faites au lecteur de relever le défi de la lecture. Le but
de la poésie n'est pas tant de faire « passer un message » que
de faire ressentir au lecteur « quelque chose » de l'ordre de
l'invisible, du sensible, de l'indicible. Mélange subtil de rythmes, de
sons, d'images, la poésie est un langage particulier auquel le
poète, avec les mots pour simples outils, cherche sans cesse à
donner un souffle nouveau. Les mots se donnent à voir, forment un tout
sur la page, s'associent avec la typographie. Cette dernière permet la
mise en forme du texte : le texte bouge, il est vivant, il se transforme, il
devient animé. Cette animation s'entremêle au texte, soulignant le
sens des mots ou le contredisant, premier jeu entre les mots et leur image, jeu
entre le lisible et le visible du poème. On découvre « une
heureuse typographie si le trait même de l'écriture fait
soudainement surgir une émotion. »1 Métalangage avec ses
propres codes, ses propres signes, la typographie ajoute du mystère
à ce qu'est la poésie. Elle donne de la profondeur au
poème, une résistance que le lecteur éprouvera. Par cette
double fonction, d'invitation d'abord et de résistance ensuite, la
typographie participe pleinement du fait poétique. Quelques courants
poétiques ont exploité cet effet visuel. On pense tout de suite
aux calligrammes2, croisement entre la calligraphie, l'art des
belles lettres et l'idéogramme, symbole graphique représentant un
mot ou une idée. Dans la poésie « spatialiste
»3, ces effets visuels sont même autosuffisants, ils
« sont » poèmes. La question qui pourrait se poser lorsque
l'on contemple ces oeuvres est la suivante : Est-ce que le lecteur lit ou
regarde les poèmes ? N'y a-t-il pas face à cette réduction
extrême de la phrase, de la syntaxe, une autre façon d'être
lecteur ? N'est-ce pas l'effet recherché justement ? Et qui peut
prétendre s'adapter parfaitement à la perception de l'enfant ? On
comprend alors que la typographie donne un caractère essentiel au
poème, au recueil de poésies, surtout pour un jeune lectorat, qui
regarde le poème avant d'entrer dans la lecture. On comprend dès
lors pourquoi dans les recueils de poésie, on trouve
généralement un travail très élaboré avec
l'image : les dessins y sont originaux, les techniques artistiques nombreuses
(typographies, encres, lavis, photographies ou tableaux), et toutes ces
composantes « participent de ce que l'on appelle poème ou
énonciation poétique. »4 Pour Jean-Michel
1COGNET Anne-Laure, Usages de la typographie dans
l'album contemporain, in La revue des livres pour enfants n° 264,
avril 2012.
2Néologisme inventé par Apollinaire au
début du XXe siècle.
3« Le poème spatial est composé
d'éléments linguistiques - mots, syllabes, lettres -
disposés sur la page de telle sorte qu'ils fassent ressortir leurs
présences les uns par rapport aux autres et qu'ils forment une
unité de beauté poétique et de sens. Un projet
linguistique lyrique. » Pierre Garnier.
4LEFORT régis , La poésie pour la
jeunesse, in La littérature de jeunesse, itinéraires d'hier
à aujourd'hui, Magnard, Paris 2008, p.373.
43
Maulpoix, « les poèmes sont des objets de langue
nettement découpés : des objets dont on pourrait dire qu'ils font
image sur la page car c'est à l'oeil qu'ils se donnent pour commencer.
»1 L'interruption des vers, leur segmentation sont dans le
travail du poète l'occasion qui lui est donnée d'établir
un rapport neuf à la langue, un renouvellement dans son rapport au
monde. La disposition des vers sur la page n'est pas due au hasard, mais
démontre toujours une intention particulière du poète,
telle est la composition du poème d'Alain Boudet2 :
(c)Mtus
L'association entre le texte et l'espace, la forme du
poème et sa relation aux mots, emporte le lecteur dans la lecture du
monde que le poète lui propose. C'est un outil dont les éditions
Møtus jouent souvent afin de rendre la poésie encore plus
accessible à la jeunesse.
Il y a 20 ans, dans ses Entretiens sur la
poésie,Yves Bonnefoy, comparait la crise de la poésie
à une crise médiatique. Pour ce poète, ce n'était
pas tant l'innovation dans la création poétique qui était
en cause, que sa médiation qui tardait à s'affirmer. « C'est
l'affaiblissement non pas de sa vigueur créatrice mais plutôt de
sa relation au groupe social qui caractérise la crise de la
poésie aujourd'hui.3». La poésie contemporaine,
pourtant vigoureuse est en mal de médiation. Pour vivre, la
poésie contemporaine doit se faire entendre, et pour cela emprunter des
voies plus efficaces. La transmission de la poésie, contemporaine ou
patrimoniale est une des conditions de sa survie. L'album est un moyen d'y
parvenir.
L'album est le médium idéal. En effet, de plus
en plus de poésie, y compris les anthologies, passe le cap de la
publication sous forme d'album. On le sait, l'album est un
1MAULPOIX Jean-Michel, Qu'est-ce que la
poésie ou que dire de la poésie ?
http://www.maulpoix.net/definirlapoesie.htm.
2BOUDET Alain, Le rire des cascades, ill.
DAUFRESNE Michelle, Landemer, Mtus, 2001.
3BONNEFOY Yves, Entretiens sur la
poésie, Le Mercure de France, Paris, 1992, p.5.
44
médium fort, où image et texte apportent, dans
des schémas qui leur sont propres, un message. Le premier accessible
à l'enfant est l'image. L'album, et les poètes ainsi que les
éditeurs l'ont compris, est un support qui favorise le contact de la
poésie avec son lectorat. Les dernières anthologies parues
prennent, elles aussi, la forme d'album : on voit poindre un parti pris de
rendre la poésie accessible par l'intermédiaire d'un autre art,
qu'il s'agisse du graphisme, de la peinture, des pastels, du collage, de la
photographie, de la typographie... Toutes les techniques sont utilisées
pour mettre ce genre à part dans un « écrin de beauté
», fonctionnant comme un « clin d'oeil » qui serait
destiné à ceux qui ne sont pas naturellement portés vers
la poésie.
Cependant, certains critiques, auteurs et éditeurs de
poésie ne sont pas favorables à l'illustration des poèmes.
Les éditions Pluie d'étoiles, fondées en 1998,
spécialisées dans les recueils de poésie pour la jeunesse,
proposent, elles, une formule nouvelle où l'illustration est absente.
Elle peut être créée par le lecteur. Ces éditeurs
avaient le sentiment que les illustrations nuisaient à l'approche
directe des textes. Jean Pierre Siméon, dans son dernier
ouvrage1, accuse les illustrations figuratives de
contraindre la lecture. L'imagination, enjeu propre à la poésie,
serait entravée par ces illustrations « plaquées »,
paraphrasant le poème, comme si celui-ci ne se suffisait pas à
lui-même. Le critique évoque néanmoins une autre
illustration possible, qui ne figerait pas l'interprétation du lecteur
et lui permettrait de « rêver autour des poèmes ».
Citant le travail de l'illustratrice Martine Mellinette, chez Cheyne
éditeur, dans la collection Poèmes pour grandir, il
souligne le mystère de l'illustration qui accompagne le questionnement
que suggère le poème. On pourrait, en effet, faire une
distinction entre les albums d'anthologies, les fabliers, qui illustrent les
oeuvres du patrimoine littéraire et les « album-poèmes
» qui sont véritable oeuvre de création. Qu'est ce qu'un
« album-poème » ? Dans ces ouvrages, le traitement de l'image
abandonne la simple illustration pour participer à l'énonciation
poétique. Loin d'imposer une interprétation au lecteur, l'image
accompagne celui-ci dans la découverte du mystère, et s'associe
à l'interrogation du poète sur le monde. Perdant sa fonction de
décorative, l'image propose au jeune lecteur un parcours de lecture
autonome parce qu'elle elle autorise une « re-création » du
contenu textuel. La lecture proposée a alors « une fonction active
car elle ouvre au jeune lecteur la possibilité d'une lecture double,
voire plurielle, d'où naissent les réflexions et les
1SIMEON Jean-Pierre, La Vitamine P. La
poésie, pourquoi, pour qui, comment ? Rue du Monde, Paris, 2012,
p.165.
45
questionnements. »1 Certes tous les recueils
de poésie, les anthologies ou les albums ne peuvent se vanter d'offrir
cette double lecture. Des illustrations fades et figuratives, redondantes au
texte, peuvent nuire. Mais il semble que des grands noms d'artistes se
prêtent de plus en plus à ce travail. L'illustration devient moins
l'expression figurée d'un texte qu'elle n'intercède en faveur
d'une communication par l'image, d'un éveil de la sensibilité
à la rêverie poétique. Nous retiendrons ici
particulièrement le travail d'Henri Galeron, qui a illustré huit
ouvrages des éditions Møtus (cf. bibliographie), plusieurs textes
de François David chez d'autres éditeurs et a créé
le logo de la maison d'édition Møtus. Pour lui l'image est «
un mariage (d'amour) entre l'idée et son traitement technique afin de
dissoudre le fantastique et ses effets trop bruyants dans une simple recherche
d'atmosphère. Comme si l'image s'affinait jusqu'à pouvoir se
frayer un chemin direct jusqu'au réservoir enfoui de nos images mentales
»2. Inspiré des surréalistes, cet illustrateur
propose des dessins qui prennent racine dans le réel et s'évadent
vers le mystère, déroutant, mais propice à
l'imagination.
La couverture de Mes poules parlent3 nous
montre une poule à poitrine en forme de tête d'homme.
Première ambiguité : de quoi parle-t-on ? D'une poule qui parle ?
D'un homme déguisé en poule ? Que veut nous dire le
poète-illustrateur quand le poète-auteur affirme que ses poules
parlent ? Pourquoi cette bouche d'homme dit « møtus », nous
demandant de nous taire (motus et bouche cousue) ? Qui parle de la poule ou de
l'homme ? La poule fixe le futur lecteur droit dans les yeux, sans rien dire,
alors que le livre annonce « Mes poules parlent ». L'homme, de
profil, parle pour dire « taisez-vous ! ». L'invitation est
passée et on ne sait trop de l'homme ou de la poule qui a le plus
à dire : allons voir de plus près. L'image interroge le lecteur,
l'emporte dans les méandres de questionnements infinis. Henri Galeron se
revendique de ces artistes qui mettent à portée de vue des
lecteurs, des techniques qui font entrer l'image dans notre imaginaire.
L' « album-poème » permet ce que ne dit pas
le recueil de poèmes : usant de ces métalangages que sont la
typographie, la mise en page et l'image, il propose une esthétique
particulière où les différents niveaux de lecture du
processus littéraire se dévoilent au lecteur à travers des
chemins divers. On constate souvent que la réception par l'enfant est
complexe et passe par la nécessaire médiation de l'adulte. Le
texte ici rend à la poésie toute l'importance de
1ESCARPIT Denise, GODFREY Janie, Image,
illustration,illustrateurs, in La littérature de jeunesse,
itinéraires d'hier à aujourd'hui, Magnard, Paris, 2008, p. 284.
2VIE François, Henri Galeron, Gallimard, 1986.
3BESNIER Michel, Mes poules parlent, ill. GALERON Henri,
Landemer, Mtus, 2004.
46
la voix : sa médiation ne peut se faire que de
façon orale. Or, l'oralité est en ultime instance ce qui permet
au texte poétique de prendre corps.
Après « l'impact » visuel, arrive le temps de
« l'impact » sonore. Les voix du poème participent pleinement
de cet effet poétique. La survie de la poésie se joue aussi dans
sa mise en voix.
3 - L'oralisation nécessaire : l'impact sonore
Quand on pense à la dimension orale de la
poésie, on pense d'emblée à la traditionnelle
récitation scolaire. Pour Jean Pierre Siméon1, la
récitation peut devenir le moyen de détourner les enfants de la
poésie, car ses exigences peuvent mettre l'enfant en difficulté :
affronter un public, maîtriser sa gestuelle, sa respiration et sa voix,
être attentif à l'articulation et à la tonalité et,
au préalable, mémoriser...constituent un ensemble d'injonctions
qui peuvent être une véritable surcharge pour l'écolier.
Les difficultés que peut alors rencontrer l'enfant l'éloignent du
poème, si ces pratiques sont la seule porte d'entrée sur la
poésie. La mémorisation a sans doute ses mérites mais elle
doit se faire de manière non mécanique, en lien avec un travail
sur le théâtre, comme un art de la mise en scène des
mots.
Mettre en voix signifie lire le poème à voix
haute, pour l'offrir. Les mots ne résonnent pas de la même
façon lorsqu'ils sont dit « dans la tête » ou à
voix haute. Nous sommes souvent obligés de lire à voix haute une
phrase que nous avons du mal à comprendre. Cette voix qui nous parle, et
sort de nous pour y revenir : on l'écoute, on est plus attentif ; elle
met à distance le lecteur et sa réception. Lire à voix
haute un texte poétique, c'est aussi entendre toute sa
musicalité, son rythme, sa densité. Le poème est ainsi
fait qu'il nous propose, comme sa mise en espace sur la page, offerte à
nos yeux, sa dimension sonore offerte à nos oreilles. Il est un tout
dans sa diversité de sons choisis par l'auteur. Ces sonorités et
ces silences sont ce que la forme et les blancs sont au texte écrit, ils
donnent de l'épaisseur au poème, ils sont comme sa chair, sa
texture sonore, sa raison d'être.
Ce qui distingue l'oral de l'écrit c'est que le premier
est accessible immédiatement et s'adapte à tous les publics, en
particulier aux plus jeunes, tandis que l'écrit nécessite un
apprentissage de la lecture et une accessibilité aux livres qui n'est
pas donnée à tout le monde. La lecture à voix haute est
très pratiquée par François David et les poètes
qu'il a édités, dans
1SIMEON Jean-Pierre, La vitamine F, La
poésie, pourquoi, pour qui, comment ?, Rue du Monde, Coll.
Contre-allée, Paris, 2012, p.119.
47
les milieux culturels (musées, bibliothèques,
écoles, théâtres) ou dans les espaces de vie ordinaire
(crèches, maisons de retraites, marchés, restaurants,
cafés, jardins publics...) . La « mise en bouche » de textes
littéraires est à la mode. Dans une société
où l'art de la parole est le plus souvent fonctionnel, cette envie de
faire revivre le pouvoir des mots s'oppose à la fonction utilitaire du
langage. Plaisir de partager la musicalité des mots, mais aussi,
création de lien social, la lecture à haute voix est une
activité physique qui, en raison de la nécessité
corporelle, permet une mise en présence et un échange
communautaire. « Les poèmes sont à réciter parce que
ce qui fait leur force c'est leur voix (...). Sachant bien que la voix n'est
pas du son mais du sujet. »1 En effet, au delà de la
musicalité, c'est lui-même que le lecteur met en scène,
c'est par sa voix, sa posture et sa subjectivité qu'il donne le
poème en partage. Il possède sa propre réception du
poème et il a sa personnalité pour le restituer. L'enjeu de cette
oralité est donc primordial pour la poésie qui ne peut vivre que
si elle est lue, mais c'est aussi un enjeu sociétal. On notera que le
slam est aujourd'hui une des formes poétiques les plus
appréciée des adolescents et que les textes de comptines et de
poésie sont de plus en plus présentés dans les
publications avec des supports sonores (les ventes du livre audio a connu une
croissance de 8,9% en 2011 et près de 88% de ceux-ci étaient
destinés à la jeunesse2).
Moyen de transmission essentiel, l'oralisation, comme
l'affirme le témoignage de nombreux poètes, doit être une
pratique courante avec les enfants. Les poètes des éditions
Møtus n'hésitent pas à se rendre dans les écoles ou
dans les lieux publics afin de rencontrer leurs lecteurs. Dans cette
démarche, c'est l'oral qui est mis à l'honneur : lectures de
poèmes, échanges, jeux et créations poétiques. Mais
c'est surtout la représentation que les lecteurs ont du poète que
ces échanges font évoluer. Jean-Pierre Siméon le souligne
: « Les représentations du poète que les enfants
véhiculent sont terriblement stéréotypées : ce
n'est jamais une personne ordinaire, il est souvent très vieux ou mort,
un peu farfelu... »3 Rendre vivante la poésie
contemporaine passe par là aussi : il s'agit de refaire de nos
poètes contemporains des troubadours, à savoir des personnes
« normales » qui ont une fonction dans notre société.
La rencontre avec le poète produit une dynamique qui rend la
poésie moins académique : « et l'on comprend alors que la
poésie vivante ne réside nulle part ailleurs
1MARTIN Serge, « A trop chercher la
poésie, les poèmes se perdent », dans Les cahiers
pédagogiques n°417, octobre 2003.
2CLARISSE Yves, Le livre audio cherche à
« dépoussiérer » son image en France,
fr.reuters.com, novembre 2011.
3SIMEON Jean-Pierre, La vitamine F, La
poésie, pourquoi, pour qui, comment ?, Rue du Monde, Coll.
Contre-allée, Paris, 2012, p.175.
mieux que dans la bouche du poète. »4.
Les livres se dépoussièrent, les mots se libèrent du
texte, la poésie prend vie et le poète existe. François
David raconte souvent combien ses rencontres avec les enfants et leurs parents
est source de créativité. Dans ces échanges naît et
survit la poésie.
La poésie pour la jeunesse, connaît donc une
belle vitalité, et la typographie, l'album et la mise en voix sont les
outils indispensables de sa transmission. Ces moyens tendent à inscrire
la poésie dans une dynamique porteuse. Dans cet envol, Møtus est
une maison d'édition volontaire qui prend le parti de donner à la
poésie des ailes, de la donner à vivre grâce à
plusieurs innovations mises en place.
48
4FLORY Emmanuel, « Parole vive », in
Les cahiers pédagogiques n°417, octobre 2003, p.31.
Chapitre II - Quelles sont les
particularités de Møtus ?
(c)Mtus
49
50
On le voit nettement dans la place que la poésie prend
dans les publications pour la jeunesse, elle est un genre que certains ont pris
le parti de « sauver ». C'est par des démarches
engagées, que la poésie contemporaine, vigoureuse mais souffrant
d'une crise médiatique, trouvera le moyen de se hisser à la
portée des petites mains d'enfants qui grandiront. L'aspect
économique peu porteur du secteur et paradoxalement la vigueur de sa
création se trouvent relayés par des structures qui ne
présentent pas toujours une « étiquette » de
normalité. Les singularités des éditions Møtus
placent cette maison aux frontières de la chaîne éditoriale
contemporaine. A l'exercice de l'analyse de ces fonctionnements «
atypiques », nous interrogerons la place du livre de poésie afin de
rendre compte de l'impact de ces particularités sur la reconnaissance de
ce genre.
A - Une structure associative engagée
En mettant l'accent sur le côté artisanal de ses
productions à ses débuts, Møtus fait le pari de donner
à la poésie une certaine place dans le monde éditorial.
L'enjeu est le même : faire vivre la poésie et même si les
chemins pour y parvenir sont semés d'embûches, les sentiers de
traverses sont souvent l'occasion d'arriver à bon port.
1 - Des débuts difficiles
Pour les éditions Møtus l'aventure de la
littérature jeunesse prend naissance en 1992. Cette date explique notre
volonté de situer cette recherche à partir de cette année
précise. Mais « au début, il y a bien failli ne pas y avoir
de début »1 souligne François David.
Avant la création des éditions Møtus ,
François David lance la revue VOIX / E / S , revue du texte court.
Le projet regroupait un auteur de nouvelle, « genre
méprisé » selon François David, deux comédiens
et un musicien qui enregistraient la nouvelle et la musique car le support
était une cassette, un illustrateur pour la couverture et le petit
livret de la revue. Le constat d'échec est rapide : « Trop
difficile. Trop d'ennuis. Trop coûteux »2. Cette
expérience a duré à peu près un an, avec la
parution de cinq numéros. Mais deux tendances apparaissent : l'amour du
texte court, et la collaboration avec des illustrateurs comme André
François ou Claude Lapointe, et des auteurs comme Jean L'Anselme.
1DAVID François, « Møtus :
débuts et buts » dans la revue Griffon, n° 189,
Novembre-Décembre 2003, p.6. 2Ibjd.
51
Malgré cette rude expérience, les
éditions Møtus sont fondées en 1988, à la suite de
deux évènements. Le premier est l'acquisition d'une imprimante
à marguerite1 qui permettait une jolie impression sur des
supports épais. Le deuxième événement est l'envie
d'éditer les textes d'un ami, poète, que les éditeurs ne
prenaient pas le risque d'éditer parce que la poésie ne se
vendait pas trop. Malgré les difficultés de la revue VOIX / E
/ S naît le projet d'éditer ces textes courts de façon
artisanale : imprimante à marguerite, reliure des feuillets à la
machine à coudre et couverture au papier fabriqué feuille
à feuille. Le premier texte inédit édité est
Littorines2 de Michel Besnier3, proposé
d'une part dans une belle édition publique, d'autre part dans un coffret
avec une gravure originale en frontispice. Les éditions avant 1992,
publient donc des textes de poésie générale. L'accueil des
ouvrages est chaleureux mais le travail artisanal ne permet pas une production
en grand nombre. L'investissement dans un matériel un peu plus
performant permet des publications plus nombreuses mais encore
réalisées de façon artisanale. Les éditions ne se
fixent pas d'objectifs chiffrés, elles comptent sur les ventes d'un
ouvrage publié pour tenter d'en publier un nouveau. L'édition se
fait prudemment, au jour le jour, et l'intérêt des textes et la
beauté des ouvrages fabriqués plaisent : la couverture est en
papier vélin de Rives et les pages intérieures en Centaure
ivoire. Le tirage public se doublait d'un tirage de tête encore plus
sophistiqué. Treize recueils sont édités. L'aventure dure
cinq années, trois textes réédités sont à
nouveau au catalogue : Littorines de Michel Besnier, Eclats
de LoIc Herry et Fugue de François David. Les
années sont difficiles, et François David souligne : «
même les poètes les plus ardents à saluer la qualité
de nos livres n'allaient pas jusqu'à les acheter »4. les
exemplaires se vendent peu mais la volonté de publier de la
poésie inédite, le plaisir du texte et l'accueil chaleureux
donnent l'élan nécessaire pour faire perdurer cette aventure.
Puis, en 1992, à l'occasion d'une soirée
organisée à Cherbourg avec les deux derniers auteurs
publiés, des textes que Jean-Louis Maunoury avaient écrits pour
les jeunes lecteurs sont mis en voix par des élèves de
théâtre. La salle est enthousiaste et l'envie de publier ces
textes se concrétise. Bestiole et bestiaux5
paraît en 1992 et marque le début des éditions pour
1Imprimante qui se caractérise par la
disposition, sur un disque plat rotatif (marguerite), des caractères
à frapper. Pour imprimer, un ruban imbibé d'encre est
placé entre la marguerite et la feuille de telle façon que
lorsque la matrice frappe le ruban, celui-ci dépose de l'encre
uniquement au niveau du relief du caractère.
2BESNIER Michel, Littorines, Landemer, Mtus, 1988.
3Michel Besnier est né à Cherbourg en
1945, professeur de lettres, il est l'auteur de poèmes, essais,
nouvelles et romans dont le premier, Le bateau de mariage (Seuil,
1988), a fait l'objet d'une adaptation au cinéma.
4DAVID François, « Mtus : débuts
et buts » dans la revue Griffon, n° 189,
Novembre-Décembre 2003, p.7. 5MAUNOURY Jean-Louis,
Bestioles et bestiaux, ill. de MONT-MARIN Consuelo, Landemer, Mtus,
1992.
52
la jeunesse. C'est donc « sans but » que ce tournant
se fait, né du hasard d'une rencontre entre un public, des auteurs et un
éditeur. La confection artisanale perdure : le peu de moyens financiers
oblige les éditions à fabriquer eux mêmes leurs ouvrages.
La collection Pommes Pirates Papillons propose des livres publiés au fur
et à mesure des demandes, avec une avance d'une vingtaine d'ouvrages
seulement. La mise en page est réalisée par François
David, les couvertures en couleurs sont commandées chez un imprimeur,
les pages intérieures sont imprimées par les éditions
Møtus en quantité minime et réimprimées à la
demande en assurant une petite avance, la reliure est faite par les membres de
la maison d'édition. Le produit est conçu de façon encore
artisanale. François David évoque lui-même la «
présentation [alors] un peu frustre » (reliure en spirales
visible)des deux premiers ouvrages s'agissant de la littérature jeunesse
où le public est habitué, durant ces années, aux couleurs
vives et aux grands formats. En parallèle de la qualité des
textes et des illustrations, par un travail déjà engagé
sur l'esthétique, le travail sur l'objet-livre se poursuit donc car
l'aspect formel du livre de poésie est un atout indéniable de
médiation. Pourtant déjà...
Les ventes des ouvrages de poésie pour la jeunesse se
développent, la poésie se lit, les livres de Møtus
s'achètent. La surprise est heureuse mais la première
difficulté se fait alors sentir : il faut répondre à la
demande ; un choix s'impose alors : les éditions ne peuvent continuer
à publier à la fois des livres de poésie tout public et
des livres de littérature pour la jeunesse. Le dernier recueil de
poésie « adulte » est publié en 1988. Le choix
éditorial est fait, même si la douleur d'arrêter
d'éditer les auteurs pour « adulte » est encore
décelable dans les propos de François David. Les éditions
Møtus se spécialisent dans la littérature pour la
jeunesse. Avec ce tournant, s'anime le débat de la reconnaissance d'une
littérature destinée à la jeunesse. Face à la
réaction d'un auteur, amer de voir s'envoler ses espoirs d'être
publié en poésie adulte par Møtus et lançant que
cela donnera à la maison peut-être plus de « clients »,
l'éditeur répond « que Møtus n'avait certainement pas
pour objet de viser un puissant chiffre d'affaires, mais que voir un nombre de
lecteurs grandissant témoigner de leur intérêt en achetant
[leurs] livres était pour [eux] un chaleureux et précieux
encouragement »1. Le texte et les illustrations choisis dans
ces recueils expliquent le succès rencontré par les ouvrages
édités. Certes, les publications n'avoisinent pas les grands
chiffres des sorties des albums à succès, mais s'agissant de
poésie, les chiffres sont très bons et dépassent les
éditions de poésie
1DAVID François, « Møtus :
débuts et buts » dans la revue Griffon,
n° 189, Novembre-Décembre 2003, p.7.
53
pour adulte : aujourd'hui la plupart des titres sortent entre
2 000 et 3000 exemplaires et la réédition de certains ouvrages
atteint les 13 000 exemplaires.
Les débuts de cette maison d'édition atypique,
née sous le signe du hasard, ont été difficiles, mais la
prise de risque et l'engagement sont deux facteurs qui ont consolidé
cette structure associative, lui permettant de faire évoluer la
conception de la poésie pour la jeunesse et sa médiation.
2 - Une prise de risque encouragée par les
politiques d'Etat
Dans les ouvrages de Møtus, l'inscription «
Publié avec le concours du C.R.L. Et le soutien financier de la
région Basse-Normandie, de la ville de Cherbourg et du Conseil
Général de la Manche » apparaît
systématiquement et nous interroge sur les paramètres
économiques de cette maison d'édition. La croissance des ventes
nous conduit à nous pencher sur les contraintes économiques que
cette augmentation engendre et les choix éditoriaux que cela
entraîne.
Lorsque l'on interroge François David sur le choix
d'oeuvrer au sein d'une structure associative, la réponse semble
évidente. Dans ses débuts, la maison d'édition avait juste
besoin d'une structure juridique pour publier des textes poétiques que
l'éditeur jugeait de qualité et dont il appréciait la
beauté. Il n'est pas question un seul instant de profit ou de
rentabilité, aussi la structure associative à but non lucratif
s'est-elle imposée naturellement. Plusieurs maisons d'éditions se
sont constituées en association (Soc et Foc1, La Renarde
Rouge2 par exemple) : il s'agissait de petites structures
adaptées à un engagement de type bénévole qui
amoindrissait les coûts. Cependant, aussi petite que soit la maison
d'édition, un éditeur se pose forcément la question de la
rentabilité du livre. L'association doit pouvoir rembourser les frais de
la réalisation d'un livre et avancer les fonds pour un nouveau projet
éditorial. « Or Møtus est une association de
bénévoles et, si nous ne faisons pas de bénéfices,
nous ne pouvons pas travailler à fond perdus »3,
souligne François David. Faire le pari de publier des textes
inédits, et seulement ceux-là, c'est encore prendre un vrai
risque au niveau de la réception : comment anticiper l'accueil
commercial d'un livre dont l'auteur ou l'illustrateur sont, la plupart du
temps, inconnus ? En effet, certains coûts sont évaluables : les
avances sur droits d'auteurs et d'illustrateurs et le pourcentage sur les
ventes (entre 4% et 8%
1Soc et Foc, créée en 1979.
2La Renarde Rouge créée en 1994.
3DAVID François, La revue des livres pour
enfants, n° 258, avril 2011, p. 89.
54
sur le prix de vente public TTC, 10 % pour le couple
auteur/illustrateur chez Møtus), les coûts industriels (entre 7%
et 12%), les frais de création (15% pour un livre illustré), la
promotion (3%), la diffusion (entre 4% et 7%), la rémunération du
détaillant (entre 25% et 40%), la distribution (entre 8% et 15%), les
frais de structure de la maison d'édition (entre 5% et 20%) et la TVA
(5,5%)1. Mais d'autres données sont aléatoires :
l'accueil du livre sur le marché n'est pas évaluable. Dès
lors, le risque existe bel et bien, lors de la publication d'un livre, de ne
pas rentrer dans ses frais. En littérature pour la jeunesse
néanmoins, un avantage est appréciable : « un livre
édité il y a quinze ans peut continuer à être lu
aujourd'hui »2. Ainsi, l'album Nasr Eddin Hodja,
un drôle d'idiot3, sorti en 1996 et
réimprimé plusieurs fois, atteint aujourd'hui les 12 000
exemplaires vendus. Des recueils comme Mes poules parlent4
(2004) ou Le Rap des rats5 (1999) dépassent les 7
000 exemplaires vendus, Le Verlan des oiseaux (1996),
fabriqué pendant la période artisanale de Møtus,
s'approche des 8 000 exemplaires vendus ce qui est un chiffre
considérable pour de la poésie où les tirages sont souvent
inférieurs à 600 exemplaires et les ventes moindres encore.
L'investissement matériel des éditions
Møtus a été progressif. D'une forme artisanale
contraignante à l'évolution des choix techniques et commerciaux
classiques, cette maison d'édition a progressé de façon
évidente. Au tout début, les livres étaient stockés
dans la maison de François David, mais depuis 2007 un
distributeur6 a pris le relais. Ce dernier stocke les livres
publiés et envoie les commandes aux libraires. Moyennant un pourcentage
sur les livres vendus, le distributeur permet un gain de place dans les locaux
des éditions et une réactivité au niveau de la fourniture
des détaillants. La structure s'est dotée d'une salariée
pour le fonctionnement qui n'était assuré que par les membres de
l'association les premières années. L'imprimante à
marguerite a été abandonnée au profit d'un imprimeur, et
depuis le début de l'année 2013, un diffuseur7 fait la
promotion des ouvrages de Møtus. Le diffuseur permet une
visibilité en librairie laissant des livres en dépôt.
Cependant, outre le coût que le diffuseur s'octroie sur chaque livre
vendu, le retour des invendus est risqué. François David est
conscient que ce « problème des "retours" a coulé beaucoup
de petits éditeurs »8. Tous les
1Sources issues du tableau « Derrière le
prix d'un livre », MINI sandrine, Revue des livres pour enfants
n° 252,
avril 2010.
2DAVID François, La revue des livres pour
enfants, n° 258, avril 2011, p. 94.
3MAUNOURY Jean-Louis, Nasr Eddin Hodja, un
drôle d'idiot, ill. Henri Galeron, Landemer, Mtus, 1996.
4BESNIER Michel op.cit.
5BESNIER Michel, op.cit.
6Distibuteur pour les libraires : Daudin
distribution.
7Diffusion en France : CED.
8DAVID François, La revue des livres pour
enfants, n° 258, avril 2011, p. 94.
55
secteurs où des économies pouvaient être
faites ont tendance à être normalisés au même titre
qu'une maison d'édition de taille moyenne. Quelques postes
stratégiques restent gérés par les
bénévoles. Le travail de mise en page, de composition est
effectué par François David, en collaboration avec les auteurs
illustrateurs. De même, les premiers ouvrages publiés sont
toujours au catalogue et encore directement réalisés par
Møtus, en fonction de la demande. Pour François David le risque
de travailler avec un diffuseur est double : d'une part il engendre des frais
sur les ouvrages que ce dernier promeut auprès des détaillants,
mais aussi sur tous les autres ouvrages de la maison d'édition,
même ceux qu'ils ne promeut pas ; d'autre part le système de
retour des invendus, si ces derniers sont trop nombreux, peut
déséquilibrer le ratio publication/vente. Møtus avait
jusque-là évité ce risque en imprimant ses ouvrages en
fonction de la demande. Or, il est plus coûteux de réimprimer un
texte que de réaliser un premier tirage plus conséquent, sachant
que, la plupart du temps, les subventions et les aides ne sont accordées
que lors de la première publication, et que l'impression en grande
quantité est moins coûteuse que plusieurs impressions en
quantité moindre. Cependant, aujourd'hui, le succès des ventes
des ouvrages de Møtus engendrent des ré-impressions
fréquentes et il est à noter que le CRL accorde parfois,
désormais, des aides aux éditeurs pour les
ré-éditions.
La « fabrique » de livres de poésie, tenue
par les artisans bénévoles de cette association s'est
développée et avec elle le nombre d'ouvrages publiés et la
reconnaissance du travail effectué : aujourd'hui, les 2 000 à 3
000 tirages d'un ouvrage ne permet plus une fabrication artisanale que
permettait la vingtaine de livres fabriqués à l'avance au
commencement de cette structure. La question de parvenir à
l'équilibre est cruciale dans le domaine de l'édition, à
fortiori dans celui de l'édition de poésie, genre moins lu que
d'autres. Comment les aides publiques peuvent-elles amoindrir ce risque ?
La renaissance de la poésie a été
favorisée par les politiques d'Etat : l'éducation nationale a
transformé ses programmes, incitant au renouveau poétique ; les
politiques culturelles ont permis à la poésie de sortir des
bibliothèques. L'état, grâce au CNL1, soutient
des actions sur toute la chaîne du livre, et de nombreux projets autour
de la poésie (en 2011, 357 000 € ont été
accordés au Printemps des Poètes). Grâce à
l'état, Le Printemps des Poètes2
1CNL : Centre National du Livre : alimenté
par le produit d'une taxe sur l'édition, il a pour mission l'aide
à l'édition ou à la réédition de certains
livres, l'aide aux auteurs et à la littérature francophone non
française, l'aide aux bibliothèques et à la diffusion du
livre à travers les librairies. <
www.centrenationaldulivre.fr>.
2Printemps des Poètes : Association Loi
1901, Centre de ressources pour la poésie et coordonnateur de la
manifestation de mars, Le Printemps des Poètes, est une initiative de
Jack Lang et d'Emmanuel Hoog. Il est soutenu par le Ministère de la
Culture, via le Centre national du Livre, le Ministère de l'Education
nationale, et le Conseil régional d'Ile-de-France.<
www.printempsdespoetes.com>.
56
met aussi à disposition une ressource inestimable pour
la poésie. L'état subventionne aussi des projets en région
: le Centre Régional du Livre (CRL). Des politiques de ville se mettent
en place aussi, promouvant la poésie, souvent en partenariat avec les
médiathèques : création de « maisons de la
poésie », constitution d'un fonds, hommages rendus à des
poètes. Pour François David ces aides sont essentielles au
fonctionnement de la maison d'édition. Le fait d'être
installée dans une région où le nombre d'éditeurs
est réduit constitue aussi une chance supplémentaire, puisque les
aides allouées sont inversement proportionnelles au nombre de
structures. François David reconnaît avoir beaucoup de chance de
bénéficier des aides de la ville de Cherbourg, du Conseil
Général de la Manche et du Conseil Régional de
Basse-Normandie. Certes, la tâche administrative est chronophage, et le
renouvellement des subventions allouées n'est pas acquis d'une
année sur l'autre, mais depuis vingt-cinq ans, le travail de cette
petite fabrique qui grandit a su séduire les instances qui allouent
fidèlement les subventions aux projets de la maison d'édition.
Juste retour des choses, les éditions Møtus donnent à la
ville de Cherbourg, à la Manche et à la Basse-Normandie une image
de marque, et sont un vecteur local vers la culture nationale et
internationale. Ainsi, en 2012, le Centre Régional des Lettres de
Basse-Normandie accompagne trois éditeurs normands à la
soixante-quatrième foire internationale du livre de Francfort,
Møtus en faisait partie. Développant dès lors un potentiel
international, les albums de Møtus s'exportent désormais (La
tête dans les nuages1, La petite fille qui marchait
sur les lignes2, Du sucre sur la
tête3) et risquent de s'exporter davantage. L'album
Un rêve sans faim4 a ainsi été
récemment publié en Corée du Sud, les droits pour deux
autres recueils poétiques Le Rap des rats et Mes poules
parlent ont été acquis en 2013 par la Chine.
Les débuts audacieux, les choix éditoriaux
assumés et l'accroissement des contraintes économiques auraient
pu avoir raison de cette maison d'édition si les aides des partenaires
financiers n'étaient pas bien réelles. Sébastien
Dubois5 parle d'une économie « sous perfusion ». En
2011, la poésie est le secteur (regroupé avec le
théâtre) qui a obtenu le plus grand nombre d'aides
accordées par le CNL6 . Ces aides constituent une condition
nécessaire à la survie des éditions de poésie,
telles les éditions Møtus.
1DAVID François, La tête dans les
nuages,ill. SOLAL Marc, Landemer, Mtus, 1998.
2BEIGEL Christine, La petite fille qui marchait
sur les lignes, ill. KORKOS Alain, Landemer, Mtus, 1998.
3VINAU Thomas, Du sucre sur la tête,
ill. Lisa NANNI, Landemer, Mtus, 2011.
4DAVID François, Un rêve sans
faim,ill. THIEBAUT, Landemer, Mtus, 2012.
5DUBOIS Sébastien, chercheur à l'Ecole
des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l'école de management
de
Rouen a écrit une thèse sur la sociologie et
l'économie de la poésie contemporaine française.
6Centre National du Livre, Rapport d'activité
2011, p. 26.
57
3 - Une liberté
Mais moralement, ces aides publiques ne sont-elles pas une
façon de contrôler, ou du moins d'infléchir des tendances
sectorielles vers une production tout public ? Peuvent-elles être
interprétées comme une entrave à la liberté de
publier des textes « libres » ?
En effet, les modalités d'attribution des demandes de
subventions font l'objet d'un rapport d'expertise présenté
à des commissions qui émettent un avis. Au vu de cet avis, les
décisions d'attribution, de refus ou d'ajournement sont prises par le
président du CNL. Ces aides et avec elles, la possibilité de
publier les ouvrages de poésie passe donc par des décideurs
externes à la maison d'édition. Dès lors, la maison
d'édition ne va-t-elle pas chercher à se mettre en
adéquation avec les politiques d'attribution des fonds,
c'est-à-dire à répondre à certaines attentes, pour
voir ses ouvrages publiés ? Les décideurs n'étant plus
l'équipe de la maison d'édition, on pourrait le craindre. Les
critères d'examen des dossiers sont la qualité littéraire
ou scientifique du projet présenté, son originalité, sa
cohérence et sa pertinence éditoriales, les risques commerciaux
pris par l'éditeur1. On aurait tendance à penser que
seules les maisons d'édition, répondant à des
critères préétablis auront la chance d'obtenir des
subventions.
Or, la première chose qui frappe lorsque l'on regarde
le fonds des livres édités chez Møtus, est la
diversité des formats et des illustrations. Une diversité qui
peut paraître déroutante tant les méthodes utilisées
pour les illustrations et les formes des livres, et des livres-objets sont
différentes. A l'approche de ce fonds, tenter de grouper les ouvrages
par catégories semble vain tant il est difficile d'associer deux
ouvrages. Cela agace même les bibliothécaires qui cherchent
à les faire entrer dans une classification. Cette diversité, cet
effet kaléidoscope, nous offre la réponse à la question de
diversité et par là même à celle de liberté
de choix. L'éclectisme des thèmes traités est une preuve
supplémentaire, s'il en fallait, que l'on n'enferme pas les
éditions Møtus dans une politique éditoriale «
convenue ». Parmi les 11 300 nouveaux titres de littérature pour la
jeunesse parus en 20112, combien relèvent d'une production de
masse, privilégiant les côtés les plus faciles de
l'enfance, ou ressemblant à la lecture d'enfance des parents ou bien
usant des facilités de mode et d'entrecroisements médiatiques
(novélisation ou « livrisation ») ? Le renouveau des
thèmes, en revanche, permet une vraie réflexion de l'enfant sur
le monde, une possibilité de faire appel à son esprit
critique.
1CNL : <
www.centrenationaldulivre.fr>,
Aides à l'édition, Subventions pour la publication d'un ouvrage.
2Source : GfE( Consumer Choices France dans <
www.enviedecrire.com>
publié le 30 novembre 2012.
58
Møtus, dans le domaine de la poésie,
n'hésite pas à choisir des thèmes ancrés dans la
réalité du monde d'aujourd'hui : la faim dans le monde, le
chômage, les sans-abris, la différence, l'exclusion, le racisme.
François David les revendique même :
« Il me semble qu'en littérature jeunesse, on
évoque très souvent et parfois avec un peu de complaisance,
l'univers des enfants tel qu'il est, mais qu'on ne trouve pas tellement de
livres qui permettraient de prendre du recul, voire de questionner cet
univers... Il peut y avoir des livres pleins d'humour mais qui
réveillent autant qu'ils éveillent. Des livres nullement
traumatisants, mais nullement démagogiques non plus. »1
Les thèmes ne sont pas figés. Au contraire, les
nouveautés proposées, grâce à leur forme originale,
grâce aux diverses techniques picturales utilisées, grâce
aux thèmes abordés, redonnent à la poésie
contemporaine sa fonction de « découvreur » du monde, son
rôle de mise à distance et d'interrogation sur le monde que l'on
regarde et qui nous regarde.
Le slogan de Møtus, « dire moins pour en dire
plus », ce symbole du ø barré dans le nom de la maison
d'édition, invite à l'écoute, mais une écoute
active, qui engendre des interrogations et met en branle l'imagination. Il y a
une démarche éducative derrière ce slogan et une ouverture
au monde poétique avec l'idée d'un avenir à construire :
former des poètes. De même, le travail d'équipe entre les
auteurs et les illustrateurs et l'éditeur permet un dialogue incessant
entre le texte et l'image. Ainsi, une grande liberté est laissée
aux artistes, limitée seulement par quelques contraintes
matérielles. Michel Besnier parle « d'une relation de confiance,
d'amitié, d'estime »2 avec François David. Henri
Galeron écrit que François David lui laisse « une
entière liberté quant à l'interprétation qu['il]
donne des poèmes de cette collection. [François David]
connaît [s]es prédilections et [ils s'accordent] presque toujours
sur les choix des textes à illustrer qu'il [lui] propose.
»3 La confiance, la liberté d'action font donc partie du
travail de la maison d'édition et lui donnent une éthique de
création qui autorise des audaces et des découvertes.
François David donne aussi souvent leur chance à de jeunes
créateurs : Alice Brière-Hacquet et Elise Carpentier4
ont toutes les deux apprécié non seulement le professionnalisme
mais aussi les relations cordiales de proximité et les conseils de
François David. Il existe aussi aux éditions Møtus une
éthique de fabrication : le choix du papier recyclé et le
caractère évolutif du catalogue soulignent une
préoccupation écologique évidente. D'autre part, sur
chaque vente de l'album Un rêve sans faim un euro est
reversé à
1DAVID François, « A rebrousse-poil»
dans la revue Griffon, n° 189,
Novembre-Décembre 2003, p.10. 2BESNIER Michel, Echange par
correspondance du 6 mars 2013, avec son aimable autorisation.
3GALERON Henri, Entretien graphique (propos
recueillis par Charlotte Javaux) sur le site <
www.ricochet-jeunes.org>.
4BRIERE-HACQUET Alice, Rouge, ill. CARPENTIER
Elise, Landemer, Mtus, 2010.
59
l'ONG Sharana, permettant une corrélation
entre le thème de l'album et la réalité qu'il
dénonce.
Les orientations choisies par cette petite maison
d'édition ont permis depuis ses débuts de fabriquer des livres
essentiels. Passant d'une production artisanale à des techniques plus
adaptées en raison de la demande grandissante de son lectorat, faisant
fi des techniques de « marketing » classiques, mais aidées par
les politiques culturelles, les éditions Møtus se sont
engagées dans une voie où chaque livre est pensé comme un
projet à part entière, afin d'en faire « un objet unique
». A propos des petits éditeurs de « poésie jeunesse
», Jacqueline Held écrivait : « Si le "petit éditeur"
affronte les tempêtes et risque de voir un seul projet compromettre son
fragile équilibre, en revanche, il est seul "maître à
bord", libre de céder à ses envies, voire à ses coups de
foudre. »1 Les engagements de Møtus et les choix
effectués ces dernières années révèlent un
souci évident d'offrir une poésie de qualité aux
enfants.
B - Les singularités
Une édition « soutenue », mais une
création poétique volontaire, exigeante qui ne perd pas son
âme face aux injonctions économiques, telle est la volonté
de François David. Cette exigence de qualité appelle des
procédés originaux qui constituent sa politique
éditoriale.
1 - Un catalogue original
La plupart des maisons d'édition proposent des
catalogues annuels très attractifs (illustration, qualité du
papier, choix des formats...) qui présentent les nouvelles publications
de la maison, en même temps que les ouvrages plus anciens,
soulignés d'une revue de presse. Certaines grandes maisons
d'édition sortent même plusieurs catalogues annuels, jouant des
thèmes, des saisons, de l'âge des lecteurs ou des attentes des
médiateurs. Le travail que cela représente est chronophage et les
coûts importants. Et on le sait, la majorité des catalogues
finiront avec la liasse familiale des papiers recyclés, dans une
poubelle. Cependant, c'est une devanture que les maisons d'édition ne
peuvent pas négliger. Véritables vitrines, avec les sites
internet, les catalogues sont l'outil indispensable de tous les
médiateurs du livre. Pour l'éditeur c'est une force de vente
qu'il ne faut pas rater, aussi les catalogues rivalisent-ils entre eux et
d'originalité et de beauté. Møtus confectionne son «
catalogue évolutif » de façon atypique.
1HELD Jacqueline, « Poésie jeunesse et
"petits éditeurs" » dans la revue Nous voulons lire
n°152, décembre 2003, p. 35.
60
Outre la fait de ne pas gaspiller du papier, ce catalogue a
l'avantage de témoigner d'une recherche créatrice et
d'économiser du temps de travail pour sa mise en page.
Il se présente comme un dossier. Une couverture rouge
à rabat cartonnée, où, en première de couverture
sont apposés le nom des éditions et son ø barré, et
le logo dessiné par Henri Galeron : une bouche avec la lèvre
supérieure en forme de livre ouvert. Les mots « Catalogue
évolutif » sont précisés par la mention « fonds
& nouveautés ». La quatrième de couverture nous explique
le fonctionnement du catalogue agrémenté d'une illustration
d'Henri Galeron.
« Si vous souhaitez avoir un oeil sur tous les ouvrages
publiés par Mtus il vous suffit de conserver ce catalogue et d'y glisser
les suppléments annuels »
Dans ce rabat se trouvent cinq petites brochures
agrafées où tout le fonds des éditions est regroupé
en plusieurs collections : « poésie » compte la
collection Pommes Pirates Papillons, comprenant vingt-deux recueils et
les rééditions de trois recueils adultes publiés aux
débuts de la maison d'édition ; la brochure « Albums et
Contes » regroupe douze albums ; La brochure « Mouchoir de
poche » présente les ouvrages de la collection du même
nom ; les pages consacrées aux « Inclassables »
présentent neuf ouvrages regroupés avec les «
Livres-objets » au nombre de douze ; puis, la dernière
brochure accueille les vingt-quatre « Poèmes-affiches
» et les vingt-neuf « cartes postales ».
Depuis l'année 2010, le caractère évolutif est
souligné par l'ajout d'une nouvelle brochure annuelle : les
suppléments 2010, 2011, 2012 présentent les nouveautés au
catalogue pour chaque année. Les brochures, de qualité identique
à celles des collections, reprennent une illustration choisie parmi les
nouveautés. La couverture apporte cependant le soin de faire
référence au logo des éditions Møtus. En 2010,
c'est l'illustration d'Henri Galeron pour le recueil Bouche
cousue1 qui est repris, en 2011, l'illustration de Lisa Nanni
pour l'album Du sucre sur la tête2 se complète
d'une petite pomme rouge barrée qui rappelle le ø scandinave et,
en 2012, l'illustration d'Olivier Thiébaut de la page de couverture
d'Un rêve sans faim3 nous propose une cuillère
en bois anthropomorphisée, bouche fermée. Cette volonté de
marquer chaque brochure révèle le travail de continuité
que l'éditeur veut donner à ses publications. C'est un point
nécessaire, nous semble-t-il, parce que le catalogue présente une
grande diversité qui peut déstabiliser le lecteur. Les
suppléments annuels empêchent la visibilité de la
collection des ouvrages, à part
1DAVID François, Bouche cousue,
ill. Henri GALERON, Landemer, Mtus, 2010. 2VINAU Thomas, Du
sucre sur la tête, ill. Lisa NANNI, Landemer, Mtus, 2011.
3DAVID François, Un rêve sans faim, ill.
Olivier THIEBAUT,Landemer, Mtus, 2012.
61
ceux de la collection « Mouchoir de poche »
qui est très visible. En effet cette collection se distingue par
son impression « en réserve » avec les textes et les
illustrations en blanc ou rouge (ou vert depuis 2011) sur des aplats noirs. Ces
choix graphiques différencient très nettement les livres de cette
collection des autres ouvrages. Cependant, le reste des ouvrages des feuillets
annuels du catalogue évolutif ne permet pas de situer les albums ou les
recueils dans les collections préexistantes. Un détour par le
site internet1 est nécessaire où l'on trouve une page
par collection. L'avantage de cette forme évolutive est
l'économie de papier, donc l'amoindrissement des coûts. Le travail
effectué concerne les dernières parutions de l'année et
ainsi ne demande pas une nouvelle mise en page qui pourrait paraître
fastidieuse, entremêlant les anciennes publications aux nouvelles. Le
fait d'avoir séparé le fonds des nouvelles parutions incite aussi
l'utilisateur de ce catalogue à le conserver. La nuisance du gaspillage
du papier est moins importante. Conservées dans son dossier rouge
cartonné et illustré de petite taille (12,5 cm sur 18,5 cm), les
nouvelles brochures annuelles s'encastrent les unes après les autres.
L'originalité de ce catalogue ne manque pas d'interroger le lecteur qui
a davantage l'habitude de tenir dans ses mains un catalogue classique,
François David souligne que « d'ailleurs la réaction de
presque tous les visiteurs dans les Salons est de trouver ce catalogue non
seulement original, mais beau, et aussi d'apprécier le côté
évolutif. Je ne sais combien de fois j'ai entendu la remarque "et en
plus, c'est écologique" »2. N'est-ce pas le début
d'une démarche créatrice que nous propose cet éditeur,
nous faisant nous interroger dès l'origine de ce catalogue sur sa place
dans le monde de l'édition ? La démarche du catalogue «
évolutif » est pour le moins atypique et présente des
aspects économiques et écologiques intéressants.
Cependant la différence entre certaines collections ne
semblent pas très nette. C'est le cas par exemple de la collection
« Albums et contes » et celles des « Inclassables »
où l'on trouve dans la première des livres très originaux
comme La tête dans les nuages qui ne raconte pas une
histoire illustrée mais des textes poétiques sur les
illustrations de Marc Solal, ou comme Nasr Eddin Hodja, un drôle
d'idiot qui appartient au patrimoine des contes et légendes du
monde et cependant catalogué dans les « Inclassables
». De même on trouve certains ouvrages comme Sens
dessus dessous qui propose, sur le principe des ambigrammes, un livre de
poésie dans la rubrique « Inclassables ». Ainsi, aussi du
recueil de poésies d'Alain Boudet, Le rire des cascades, qui
n'appartient pas à la collection Pommes Pirates Papillons. Les
nouvelles sorties des ouvrages dans les petites brochures annuelles ne
donnent
1<
www.motus.zanzibart.com>
2 Echanges de mails avec François David du 15
mai 2013, avec son aimable autorisation.
62
qu'exceptionnellement leur appartenance à telle ou
telle collection. La volonté de produire des livres uniques et
singuliers explique sans doute ce brouillage des frontières entre genres
littéraires. Ainsi, pour mettre en évidence les haïkus de
Thierry Cazals , la forme oblongue de Le petit cul tout blanc du
lièvre', ne convient pas au format de la collection Pommes Pirates
Papillons. Le recueil sera alors publié dans un format à
part, pensé comme un objet unique, classé dans les
Inclassables. Le lecteur, amateur de poésie, ne pourra pas se
contenter d'un coup d'oeil à la rubrique « Poésie » au
risque de passer à côté d'oeuvres de poésie dans les
autres fascicules, tant tous les livres de Møtus proposent des textes
poétiques.
Le catalogue des éditions Møtus a
été, comme chaque ouvrage de cette maison, pensé comme un
objet unique et une façon d'interpeller l'utilisateur sur sa fonction.
La catégorisation des ouvrages est floue. Mais n'est-ce pas sur la
question des collections que veut nous faire réfléchir
François David ?
2 - La problématique des collections
S'il est un mot qui ennuie l'éditeur c'est bien ce mot
de « collection ». Pour le dictionnaire Larousse, une collection est
« un ensemble de livres publiés chez le même éditeur
et ayant une caractéristique commune (thème, format,
présentation, etc.) ». Du latin collectio :« action
de recueillir, de rassembler », cette réunion d'objets d'un
même type, cette série de livres ayant une unité suppose
une compilation qui s'oppose foncièrement à la conception du
« livre singulier » que revendique François David.
La collection est un outil qui permet au médiateur du
livre (parent, enseignant, éducateur ou bibliothécaire) de se
repérer. Grâce à cette catégorisation, il pourra
retrouver un thème, guider une recherche, classer par genre ou par
âge. Le métier de bibliothécaire suppose une grande
capacité à ordonner un fonds d'ouvrage, qui pour être
rangés et consultables doivent répondre à des
critères sélectifs de classement. La classification
décimale Dewey2 est un outil indispensable à la
conservation de notre patrimoine. Certes, les critères de plus en plus
précis nous obligent à faire entrer le livre dans une
catégorie au détriment de bien d'autres dans les quelles il
aurait pu être répertorié : un choix est toujours l'abandon
d'autres
1CAZALS Thierry, Le petit cul tout blanc du
lièvre, Landemer, Mtus, 2003.
2La classification décimale de Dewey (CDD)
est un système visant à classer l'ensemble du fonds documentaire
d'une bibliothèque, développé en 1876 par Melvil Dewey un
bibliographe américain. Les dix classes retenues correspondent à
neuf disciplines fondamentales : philosophie, religion, sciences sociales,
langues, sciences pures, techniques, beaux-arts et loisirs,
littératures, géographie et histoire, auxquelles s'ajoute une
classe « généralités ». (source
wikipedia.org)
63
choix possibles. Mais la conservation de notre patrimoine
culturel et son utilisation la plus efficace possible en dépend.
En littérature pour la jeunesse cette
catégorisation prend des allures restrictives de classement. Le premier
critère étant l'âge du récepteur, cela peut poser
quelques restrictions de choix parfois aléatoires. En effet, la
réception de la lecture chez les enfants répond à
plusieurs critères qui ne se réduisent pas à l'âge.
L'évolution psychomotrice, la sensibilité, l'avancement dans les
apprentissages intellectuels sont autant de critères variables chez des
enfants du même âge. Contraindre les enfants dans une
catégorie d'âge, c'est prendre le risque de leur restreindre
l'ouverture à une lecture multiple. Pourtant la plupart des
éditeurs classent leurs ouvrages en fonction de ce premier
critère. Nous le savons, le livre et l'album en particulier, offrent une
multitude de portes d'entrée dans la lecture, qu'elle soit textuelle ou
iconographique. L'épaisseur des personnages, le décryptage des
images, le sens multiple d'un thème traité sont autant
d'ouvertures que les enfants découvrent et redécouvrent à
la lecture suivante. Combien de fois avons-nous adultes, découvert
encore un autre sens, un détail, une référence que l'on
n'avait pas perçu à la première lecture ? Un album n'est
pas un objet de lecture linéaire et sa lecture suppose l'éveil de
plusieurs sens les plus divers à la fois. On peut alors supposer que la
lecture de tel ouvrage ne s'adresse pas à des enfants d'un certain
âge particulièrement mais qu'elle ouvre des possibilités
multiples de lecture. Du bébé au jeune adulte, la
littérature pour la jeunesse offre une multitude de livres qu'il faut
cependant mettre à la portée d'un lectorat. On n'installe pas,
dans une bibliothèque, des romans pour adolescents à la
portée d'un lectorat de deux ou trois ans. La sectorisation comporte des
risques de catégorisation sectaire : en effet, on voit de plus en plus
une catégorisation par sexe, confinant les enfants dans un genre (fille
ou garçon) qui leur ressemble, bloquant toute ouverture sur la
découverte de l'autre dans ses différences. « Une
segmentation Filles/Garçons a clairement émergé,
plébiscitée par les enfants, acceptée, voire
encouragée par les parents, avec la complicité des
éditeurs du monde entier » précise Charlotte
Ruffault1. La lecture, si elle est un fabuleux moyen de
s'échapper, peut aussi, comme dans ce cas, devenir un dangereux moyen de
« formater » un lecteur.
Dans la politique de François David, le principe de
collection paraît restrictif, celle par âge, absurde :
1RUFFAULT Charlotte, « Les tendances actuelles
du marché » Revue des livres pour enfants n° 252,
avril 2010,p.81.
64
« Dans un salon du livre jeunesse, une maman cherchait un
livre pour son enfant qu'elle tenait en mains. Elle regardait les
quatrièmes de couverture, puis elle remettait les livres dans la pile en
lui précisant : "Non, c'est du 5 ans" ou "Celui-là non plus,
c'est du 9 ans".
On aurait pu penser qu'elle achetait une paire de chaussures
et vérifiait que c'était la
bonne taille. Les vilains petits canards, qui ont bien le
droit de lire aussi, ils chaussent du combien ? »1
Mais le travail d'éditeur est ainsi fait qu'il faut
bien donner des noms de collection, ranger les livres dans des cases où
ils seront organisés, étiquetés à un genre, un
thème, un format, un âge, « une caractéristique
commune ». Ce travail de collection, les éditions Møtus, s'y
sont contraints à contre-coeur. Les livres proposés sont tous
« hors collection », mais cependant, rangés sous des listes
contraignantes et restrictives. Ce paradoxe explique peut-être le manque
de clarté que nous avons soulignés précédemment
à propos des frontières entre les collections. Il reste que pour
François David, « une histoire a sa propre exigence de dimension
qui échappe ou devrait échapper à ces contingences.
»2. L'exigence des collections appellent des contraintes qui
peuvent modifier le livre et son aspect littéraire, c'est ce qui est le
plus gênant sans doute pour un éditeur qui fait de libres choix
dans le but de créer une oeuvre. C'est sous un aspect « artisanal
» que l'éditeur conçoit ses livres, tel un artiste peintre
qui ne s'encombre pas des contraintes matérielles ou des contraintes de
réception pour exercer son art. Quel que soit son critère, la
collection a tendance à fixer un cadre dans lequel beaucoup d'oeuvres ne
pourront pas entrer. Faut-il pour autant ne pas les publier ou en changer le
contenu ? François David, auteur et éditeur, me relate dans notre
entretien de la surprise qu'il a eu à la publication d'un de ses
ouvrages : Chut ! Chut ! Petit doigt3. A l'origine, le
titre était Mon petit doigt m'a dit4, mais pour des
contraintes éditoriales la directrice des éditions lui a
demandé de changer son titre. Pour l'auteur, rentrer dans des cases peut
dénaturer le sens du texte. L'histoire de ces deux ouvrages joue
littéralement sur l'expression de langage si familière. En garder
le titre était une référence essentielle pour
François David. Chut ! Chut ! Petit doigt ne dévoile pas
au lecteur cette connotation littérale. Ainsi certaines contraintes
typographiques peuvent entraver le sens que l'auteur a voulu offrir au lecteur.
Douze années plus tard, les éditions Møtus
rééditeront ce texte sous le titre d'origine. Dans son travail
d'éditeur, François David privilégie trois axes : la
qualité, l'exigence et la liberté des choix. Cette
dernière n'est pas toujours
1DAVID François, « Chaussure à son
pied» dans la revue Griffon, n° 189,
Novembre-Décembre 2003, p. 26. 2DAVID François, «
Hors collections» dans la revue Griffon, n° 189,
Novembre-Décembre 2003, p. 26. 3DAVID François,
Chut!Chut!Petit doigt, ill. MOLLIER Myriam, Paris, Père
Castor-Flammarion,1997. 4DAVID François, Mon petit doigt
m'a dit, ill. LEONARD Aude, Landemer, Mtus, 2009.
65
évidente à respecter mais c'est une direction
que les éditions Møtus se sont fixées. Les contraintes ne
devant pas entraver la créativité de l'auteur ou de
l'illustrateur.
Afin de ne pas s'arrêter à ces contraintes,
l'éditeur s'adapte. Créer des collections est nécessaire ?
Et bien, en voilà une où chaque livre pourra trouver sa place :
les « Inclassables ». Est-ce un simple jeu de mots ou une
véritable envie de poésie ? Sans nul doute une envie de
poésie, parce que la poésie trouve sa place partout dans cette
maison d'édition. Ainsi, face à la contrainte de
catégorisation et à celle de rentrer dans des cases, les
éditions Møtus retirent le cadre, l'élargissent, le
suppriment.
« Aux éditions Mtus, nous avons trouvé
peut-être une solution en réunissant sous le nom d'"Inclassables"
des livres très différents les uns des autres tant pour le format
que pour la forme, le texture et l'inspiration : inclassables oui,
heureusement. »1
Dans cette collection se côtoient des ouvrages qui
jouent avec les formes et avec le sens ; des histoires, de la poésie,
des mots d'enfants, des ambigrammes se mélangent aux illustrations
variées : du noir, du blanc, des couleurs, des photographies, des
sculptures de terre, et des formes et des formats atypiques. Dans les
bibliothèques du département jeunesse, ces livres ne sont pas
rangés tous au même endroit. On en trouve dans les rayons
Poésie, Contes ou Albums.
On pourrait rapprocher la démarche de François
David de l'interrogation de Georges
Perec :
« Que me demande-t-on, au juste ? Si je pense avant de
classer ? Si je classe avant de penser ? Comment je classe ce que je pense ?
Comment je pense quand je veux classer ? [...] Tellement tentant de vouloir
distribuer le monde entier selon un code unique ; une loi universelle
régirait l'ensemble des phénomènes : deux
hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal
et végétal, singulier pluriel, droite gauche, quatre saisons,
cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres.
Malheureusement ça ne marche pas, ça n'a
même jamais commencé à marcher, ça ne marchera
jamais. N'empêche que l'on continuera encore longtemps à
catégoriser tel ou tel animal selon qu'il a un nombre impair de doigts
ou des cornes creuses. »2
Une envie d'ouverture à tous les possibles
définissent cette démarche, dans le souci de ne pas enfermer
cette littérature dans un « code unique ». Les éditions
Møtus publient peu de livres (six à dix livres par an), mais
essaient de mettre en évidence une nouveauté sur chaque projet,
afin qu'ils ne se ressemblent pas. En créant cette collection «
Inclassables », les
1DAVID François, « Hors collections»
dans la revue Griffon, n° 189, Novembre-Décembre 2003, p.
26. 2PEREC Georges, Penser/Classer, Librairie du XXIe
siècle, Seuil, Paris, 2003.
66
éditions Møtus répondent plus à
une logique de liste, à la manière d'Umberto Eco, une liste de
littérature contemporaine qui sert à « re-mélanger le
monde après que les listes ont servi à des fins d'inventaire,
puis d'ordre. »1 S'il fallait parler de collection ce serait
alors plus dans le sens où les ouvrages proposés dans cette liste
« Inclassables » seraient des pièces de collection,
à savoir des livres que leur rareté, leur valeur et leur
caractère esthétique désignent pour faire partie d'une
collection. François David justifie la spécificité de
cette collection ainsi : « Peut-être que les livres que j'ai envie
d'écrire ou de publier sont justement des livres qu'on a du mal à
ranger. »2
A travers une volonté d'écrire et de publier des
textes libres, le catalogue évolutif et les frontières mouvantes
des collections dessinent les lignes de force des éditions
Møtus,. Une politique éditoriale serait-elle en train de se
définir ?
3 - Une « poé-litique »
Le parcours atypique des éditions Møtus, depuis
ses débuts artisanaux, jusqu'à aujourd'hui nous interroge sur la
politique de cette maison d'édition. Le choix de la poésie pour
la jeunesse, un genre doublement spécifique a été la
résultante d'un hasard. Comment une politique éditoriale
peut-elle tenir le cap de publications toujours aussi proches de ses objectifs
alors qu'elle est le fruit du hasard et publie souvent des surprises ?
Dans l'entretien mené avec François David, lui
demandant quelle était sa politique éditoriale, il me
répond nettement : « pas de politique ! ». François
David souligne que les éditions Møtus « dispos[ent] de
moyens beaucoup moins importants que les grands éditeurs et de ce fait,
[leur] production se doit d'être différente. »3
Les grandes lignes éditoriales des éditions Møtus sont
régies par des contraintes économiques, comme toute maison d
'édition, certes et ces contraintes ne permettent pas une marche en
avant commerciale très fluide. Chaque projet éditorial doit
être pensé, non pas comme l'occasion d'un « best-seller
» mais comme la potentialité d'éditer un nouveau projet. Il
est vrai que des succès comme La tête dans les
nuages4 procurent de grandes satisfactions, celle ne pas
s'être trompé en le publiant et celle de rendre possible de
nouveaux projets de publication. L'avantage de la structure associative
évite de tomber dans une logique mercantile à la recherche de
bénéfices. Chaque
1Entretiens avec UmbertoEco : <
http://www.telerama.fr/livre/umberto-eco-internet-encourage-la-lecture-de-livres-parce-qu-il-augmente-la-curiosite>.
2DAVID François, Tirelivre, n° 6,
Revue annuelle de la bibliothèque de Caen, novembre 2001.
3Ibid.
4
67
projet éditorial est pensé comme un projet
unique, travaillé individuellement, que les publications
précédentes ont permis de financer, une politique au jour le jour
où un ouvrage pousse l'autre. Les éditions pourraient envisager
d'augmenter le prix du livre. Hedwige Pasquet, présidente des
éditions Gallimard Jeunesse1, explique que l'écart
entre le coût de fabrication et de revente du livre jeunesse affecte
l'ensemble des acteurs de la chaîne du livre jeunesse. Un album pour
enfants sera vendu en moyenne de 18 à 20 € (contre une moyenne de
20 et 24 € pour un roman adulte grand format) alors que sa fabrication
coûte aussi cher qu'un beau livre d'art2. Le prix moyen du
livre jeunesse grand format est inférieur à son homologue de
littérature générale, et le prix moyen des livres
publiés chez Møtus est inférieur à celui du livre
jeunesse en France (entre 8,50 et 14 € ). Mais le prix réduit du
livre fait partie de la volonté de rendre la poésie accessible au
plus grand nombre. De plus, bénéficiant de subventions pour sa
création, la maison d'édition ne trouverait pas normal de
proposer des livres à prix élevés, selon François
David.
Les prix bas proposés ne réduisent cependant pas
l'exigence de qualité dont fait preuve l'éditeur. François
David s'est entouré pour créer ses oeuvres des plus grands noms
de poètes ou d'illustrateurs. Il assure par ces choix d'une grande
qualité des textes et des illustrations qui font appel à diverses
techniques artistiques. Cette notoriété assoit le travail de
l'éditeur dans une relation de qualité et de confiance entre les
auteurs ou les illustrateurs et l'éditeur. « En tant
qu'éditeur, il ne me viendrait pas à l'esprit de proposer des
modifications à un écrivain comme Michel Besnier ou à un
illustrateur tel qu'André François »3 assure
François David. Une grande liberté est laissée à
ces créateurs, « libre de frayer des voies nouvelles et de
témoigner par là qu'il[s] [sont] vraiment [des]
créateur[s] »4. Pour François David, il n'est pas
question de plier aux contraintes économiques qui amoindriraient cette
exigence de qualité et cette liberté créatrice. La
confiance est une qualité qui revient souvent dans les
témoignages des personnes qui ont travaillé avec cet
éditeur. A côté de cette confiance accordée aux
artistes reconnus, l'éditeur se dévoile aussi comme un «
découvreur » de nouveaux talents. Soucieux de donner sa chance
à de jeunes artistes, François David multiplie les rencontres
avec les auteurs et les illustrateurs (neuf rendez-vous étaient
prévus au Salon du Livre Jeunesse de
1Hedwige Pasquet, présidente des
éditions Gallimard Jeunesse, à propos de «
Littérature jeunesse : la rémunération des auteurs et des
illustrateurs en questions » dans le site « Actualitté, Les
univers du livre », le vendredi 22 juin 2012. 2<
http://www.actualitte.com/societe/litterature-jeunesse-la-remuneration-des-auteurs-et-des-illustrateurs-en-questions-34917.htm>
3DAVID François, revue Griffon.
4Ibid.
68
Montreuil en 2012). François David souligne la
difficulté d'illustrer des recueils de poésie, on n'illustre pas
un poème comme on illustre une histoire. L'éditeur demande alors
aux illustrateurs d'envoyer trois images dont une en noir et blanc. La
sélection se fait sur deux-cents illustrateurs, le choix n'est pas
simple. Les illustrations d'Aude Léonard1, par exemple
dévoilent toute son invention et sa créativité. Les
Éditions Møtus ont publié les premiers livres de cette
jeune illustratrice dont le talent a tout de suite été reconnu au
niveau international puisqu'elle fait partie des cinquante illustrateurs
sélectionnés dans le prestigieux catalogue « illustrarte
». Pour les auteurs de poésie, il en est de même.
Thierry Cazals, repéré par François David, a publié
son premier livre pour la jeunesse aux éditions Møtus : Le
petit cul tout blanc du lièvre, recueil de poèmes brefs sur
la nature dans l'esprit du haïku. Trois autres livres paraissent ensuite
aux éditions Møtus, notamment : L'enfant qui avait peur du
silence, Un éléphant au paradis et Mon ami Merlin.
Découvreur de « voies nouvelles », l'éditeur fait
prévaloir le souci d'originalité et de qualité. En
créant la collection « mouchoir de Poche » François
David accentue cette originalité, proposant aux auteurs d'illustrer
eux-mêmes leur texte. Sans rivaliser avec le travail d'un illustrateur,
la place de l'auteur est mise à l'honneur dans cette collection,
confrontant son texte avec « une écriture signalétique
» dans le sens où la forme graphique choisie doit faire signe et
affirmer le texte, telle une « signature » de l'auteur. On trouve
dans ces petits formats des auteurs ou des illustrateurs de renom : David
Dumortier, Michel Besnier ou François David. On y retrouve aussi les
auteurs ou illustrateurs découverts dans d'autres collections : Thierry
Cazals, Marc Solal, Christine Beigel, ainsi que des auteurs inconnus
jusque-là. La volonté de la diversité est ainsi
soulignée, tel une ligne directrice qui plane sur la totalité des
publications. Le parti-pris de donner cette liberté à des auteurs
divers, François David le tient sûrement de sa qualité
d'auteur. Publié chez trente éditeurs différents, il
connaît la place de l'auteur et revendique une reconnaissance de ce
métier. La plupart des auteurs illustrateurs confirment qu'il est
attentif aux droits d'auteurs, aux conditions de publication de leurs textes ou
images et se fait souvent le conseiller des jeunes novices qui débutent
dans le métier. C'est une philosophie que nous propose cette maison
d'édition, reliant l'exigence de qualité, le souci de la
diversité et les contraintes économiques, François David
propose une production de textes « originaux » créant un lien
entre l'auteur vivant et son public.
1Aude Léonard a illustré en 2007 chez
Møtus son tout premier livre Le soleil se meurt dans un brin
d'herbe. D'autres recueils ont suivi : Une vache dans ma chambre,
Mon petit doigt m'a dit. Elle figure dans le catalogue «
Illustrarte » en 2007.
69
Se mettre à la place du lecteur est aussi une des
clés de sa politique :
« Je me demande simplement si l'intérêt du
jeune lecteur n'est pas aussi d'être confronté à
la diversité, à la surprise, voire à certaines
difficultés car après tout, s'il ne rencontre guère de
constructions ou d'expressions nouvelles dans ses lectures,
comment les découvrira-t-il ? »1
Il s'agit de faire confiance au lecteur, l'enfant, dans son
désir de découverte dans sa curiosité naturelle, et dans
sa bienheureuse naïveté. Le travail de l'éditeur est de
mettre en place ce fragile équilibre entre les auteurs et les lecteurs.
Sans idée préconçue sur la finalité d'un projet
éditorial, l'éditeur est « découvreur » de
talents, accordant une grande confiance aux créateurs, et « metteur
en scène » de ses talents que le public, espère-t-il,
rencontrera. Etre éditeur pour François David, c'est accepter de
prendre le risque de l'incertitude, sans savoir à l'avance ce qu'un
livre dit « de jeunesse » doit être, comment il doit être
fabriqué, écrit, illustré, l'incertitude de savoir
à quel âge il s'adresse, à quelle collection il
appartient.
Ces livres doivent être des surprises, dans le sens de
« cadeaux » offerts aux jeunes, et moins jeunes lecteurs. C'est une
« poé-litique » éditoriale que nous propose
François David, une philosophie du livre, de sa conception à sa
réception, mettant la poésie à l'honneur. Puisque c'est ce
genre moins lisible que d'autres qui a été choisi, peu
représenté dans le domaine de la littérature pour la
jeunesse, il faut, sans aucun doute, exiger un travail de création et
d'originalité qui la rendra accessible, une poésie
inédite, contemporaine qui doit pouvoir s'offrir. Comment le travail
éditorial des éditions Møtus est-il reçu dans le
domaine de la littérature pour la jeunesse ? L'objectif de rendre la
poésie moins hermétique est-il atteint ?
C - Une reconnaissance
En analysant les prix qui récompensent les
créations des éditions Møtus, en faisant un détour
sur les étalages des bibliothèques et des librairies, et en
consultant les revues de littérature pour la jeunesse, nous pourrons
tester la visibilité de ses productions. Ceci constituant un des
critères pour rendre la poésie plus accessible, nous pourrons
ainsi vérifier si l'objectif est atteint.
1 - Les prix de poésie
Le nombre de prix littéraires en France, très
médiatisés pour la plupart, rythme les saisons des lecteurs et
des éditeurs. Tout est établi de façon à ce que les
sorties des ouvrages,
1Ibid.
70
susceptibles de recevoir un prix, entrent dans un calendrier
annuel préétabli. La durée médiatique du livre
lauréat est courte et le prix reçu laisse la place à un
second prix programmé. A l'instar du catalogue, le prix est aussi une
vitrine pour l'éditeur et permet un accroissement des ventes
considérable de l'ouvrage sélectionné, ainsi que celui des
ouvrages nominés. Or en poésie générale, il existe
beaucoup de prix mais pratiquement aucun n'est relayé par les
médias. Ici encore, le passage de l'information se fait dans un cercle
intime de connaisseurs et d'amateurs (Prix Max jacob, Prix
Guillaume Apollinaire, Prix du Printemps des Poètes...)
relayés par des cercles de poètes, des villes, des maisons
de poésie, des sites internet qui souvent sont en même temps
à l'origine de ces prix.
Pour ce qui est de la littérature pour la jeunesse, peu
de ces prix de poésie se font le relais des publications pour la
jeunesse. D'ailleurs, il en existe peu et l'on peut se demander si la double
étiquette de « genre mineur » n'est pas dans ce domaine
presque palpable. La littérature pour la jeunesse, et la poésie
en particulier suscitent des débats vifs sur sa légitimité
qui auraient tendance à réduire aussi sa visibilité et son
besoin de reconnaissance, à côté d'une littérature
plus générale. Pourtant et grâce à des relais qui
veulent sortir la poésie de son carcan, quelques initiatives, même
rares, sont à souligner. Il faut cependant, à y regarder de plus
près, constater aussi que quelques grands prix de littérature
pour la jeunesse, de renom, ne prennent pas non plus la position de passeur de
poésie. En effet, Les prix Sorcières, par exemple qui est
peut-être le prix le plus médiatisé en littérature
pour la jeunesse ne propose pas de catégorie poésie.
Rappelons que le Prix Sorcières est un prix qui distingue chaque
année, depuis 1986, une oeuvre de la littérature jeunesse,
sélectionnée parmi les publications par l'Association des
Libraires Spécialisés Jeunesse (ALSJ) en partenariat avec
l'Association des bibliothécaires de France (ABF) depuis 1989. Pourtant,
la revue « Citrouille » de l'ASLJ publie tous les mois un magazine
d'information sur la littérature jeunesse, dans lequel apparaît la
rubrique Théâtre, Poésie, Contes. De même,
le très prestigieux Salon du livre et de la presse jeunesse de Seine
Saint-Denis décerne « les pépites » du salon, prix qui
récompensent de nouvelles créations. Parmi les huit
catégories proposées, aucune ne décerne de prix pour la
poésie pour la jeunesse. Inutile de chercher dans les médias la
place de la poésie, elle ne s'y trouve pas encore de façon
très visible. Il est nécessaire de rentrer dans un cercle plus
spécifique de poésie pour y trouver des prix qui encouragent la
création poétique pour la jeunesse.
71
Parmi ceux-là, le prix Poésyvelines des
collégiens est un prix départemental mis en place en 2010
par le Conseil général des Yvelines et qui prend appui sur la
Maison de Poésie de Saint Quentin en Yvelines. Ce prix récompense
un recueil de poésie contemporaine d'expression française. Un
jury de collégiens, sous la responsabilité d'un adulte, envoie
son classement à un jury départemental qui regroupe les
sélections. Le prix des découvreurs de la ville de
Boulogne-sur-mer est un prix décerné sur le même principe.
Depuis 1997, ce prix est décerné par un jury ouvert
constitué de lycéens et de collégiens de troisièmes
(plus d'un millier pour l'édition 2011) de différents
établissements volontaires de l'ensemble des académies de France.
De nombreuses initiatives encore par des médiathèques ou
bibliothèques de ville, soutenues par les villes et les
départements proposent des Prix afin de médiatiser le fonds de
poésie, de le rendre plus vivant, en proposant la lecture de
poètes contemporains et une sélection de poèmes
préférés des lecteurs. C'est le cas par exemple du prix
Mon poète à moi qui s'adresse aux plus petits (4
à 6 ans). Ces initiatives restent locales et les répercussions
nationales ne sont pas flagrantes. Il n'existe pas, par exemple, de liste des
ouvrages sélectionnés accessibles et on ne peut pas savoir si les
éditions Møtus y sont bien représentées .
On trouve aussi des initiatives plus médiatisées
: le prix poésie des lecteurs lire et faire lire initié
par l 'association Lire et Faire Lire et le Printemps des
Poètes tous les ans, depuis 2003. Le principe est de faire
découvrir quatre ouvrages de poésie, sélectionnés
par un comité de professionnels du livre, aux enfants des écoles
maternelles et primaires et des collèges. Après ces lectures, le
recueil du lauréat est choisi : les choix des lecteurs sont
recensés, par l'intermédiaire d'un bulletin de vote, au niveau
départemental puis au niveau national par Lire et faire lire.
Møtus a vu ses ouvrages nominés six fois sur treize
sélections et ces auteurs obtiennent le prix trois fois (en 2004 pour
Le rap des rats de Michel Besnier, en 2006 pour Poèmes sans
queue ni tête, d'après Edward Lear, adapté par
François David, et en 2008 pour Grand-mère arrose la
lune, de Jean Elias ) et détient, de ce fait, le palmarès
des prix obtenus sur les huit maisons d'éditions
représentées depuis 2003. Ce palmarès est une façon
de récompenser le travail de l'éditeur, confirmant ses choix et
sa volonté de se placer sur le marché d'une poésie
jeunesse vivante. L'autre prix reconnu sur le territoire français est
le prix Joël Sadeler1. Créé en
2001 à l'initiative de l'association L'épi de seigle
pour promouvoir la poésie pour la jeunesse, ce prix s'adresse aux
éditeurs francophones et récompense un
1SADELER Joël : poète sarthois
décédé en 2000.
72
ouvrage de poésie jeunesse publié l'année
précédente, d'un auteur vivant. En juillet 2003, il devient, le
prix Joël Sadeler-Ville de Ballon et l'association Donner
à Voir reprend la maîtrise des contacts avec les
éditeurs, la constitution du jury, l'annonce et la publication des
résultats. Là encore, les éditions Møtus se
distinguent puisqu'en douze années de sélection, trois de leurs
ouvrages ont obtenu le prix (en 2005 pour Mes poules parlent, en 2009
pour Je dors parfois dans les arbres et en 2012 pour Un
éléphant au paradis). Fait marquant, sur les dix
éditeurs d'où proviennent ces ouvrages, aucun n'a
été nommé plus d'une fois, seules les éditions
Møtus le sont trois fois.
Outre les prix obtenus pour les publications de poésie,
les éditions Møtus ont été remarquées pour
Les bêtes curieuses (illustré par Henri Galeron) à
travers sa nomination au prix de l'illustration Hans Christian Andersen
2012. C'est le plus grand prix international qui
récompense, tous les deux ans, les auteurs et illustrateurs de
littérature pour la jeunesse. La plus haute distinction pour un auteur
de livre pour enfants parfois surnommé « le petit prix Nobel de
littérature ». Les seuls auteurs et illustrateurs français
à l'avoir obtenu sont René Guillot en 1964 avec Le grand
livre de la brousse et Tomi Ungerer en 1998. Motus a obtenu aussi le prix
Bernard Versele1 pour son recueil poétique Mes poules
parlent en 2007. L'ouvrage Noir / Voir a reçu le prix de
La Nuit du Livre2. Les illustrations d'Aude Léonard dans ce
premier recueil Le soleil meurt dans un brin d'herbe ont aussi
été remarquées. Elle figure dans le catalogue
international « Illustrarte » 2007 où près de
1500 illustrateurs venus de soixante pays sont sélectionnés
à la Biennale Internationale de l'illustration pour enfants de
Lisbonne, pour le grand prix, les mentions spéciales et la
sélection de cinquante illustrateurs pour le catalogue et l'exposition.
Lisa Nanni qui a illustré Du sucre sur la tête3
fait partie de la sélection du catalogue « Illustrarte
» 2012.
Les prix de poésie, contrairement à ce qu'ils
indiquent, ne sont pas des récompenses financières qui
permettraient à un auteur une autonomie créatrice. Par contre,
ils sont pour les auteurs et les illustrateurs une reconnaissance dans le
domaine littéraire de jeunesse et dans celui de la poésie en
particulier, un encouragement à la création. Par ces
différents prix et récompenses des auteurs ou illustrateurs que
les éditions Møtus ont accompagnés, on peut
1Le Prix Bernard Versele est prix littéraire
récompensant les oeuvres de littérature pour la jeunesse. Il a
été créé en 1979 en hommage à Bernard
Versele, psychologue qui a consacré sa vie professionnelle aux enfants.
Il récompense des ouvrages choisis par un jury composé d'enfants
de 3 à 13 ans. Ils étaient 45 000 à participer à ce
choix en 2012.
2La Nuit du Livre® est un prix
littéraire original qui célèbre la beauté dans les
livres, ces chefs-d'oeuvre qui révèlent deux talents : celui de
l'auteur, qu'il soit écrivain, photographe ou illustrateur, mais aussi
celui du fabricant.
3Op.cit.
73
d'ores et déjà parler de l'éditeur comme
un « découvreur » de poésie, étape indispensable
à sa médiation.
Certes, ces prix sont impulsés par des cercles de
poésie déjà convaincus de sa nécessité, mais
ils contribuent à une représentation et une visibilité
bien réelle dans ce vaste monde de la littérature de jeunesse.
2 - La place médiatique, la visibilité
A l'instar des prix décernés, la place
médiatique offerte à la poésie est retreinte et sa
visibilité s'en trouve amoindrie. Dans une société
où la médiatisation du livre passe par une forte
publicité, le constat que les productions poétiques
inédites ne rentrent pas dans les rouages du marché du livre est
criant.
Dans les revues de littérature de jeunesse,
régionales ou nationales, la place accordée aux publications
« poésie » est limitée, quand cette rubrique n'est pas
inexistante. Les éditions Møtus implantées en province,
dans le département de la Manche, jouissent d'une visibilité
locale régulière. La presse locale, les revues des
bibliothèques départementales et régionales leur
consacrent régulièrement des articles dès la parution d'un
nouvel ouvrage ou lors d'une intervention locale dans les classes, les
médiathèques ou d'autres lieux d'exposition. En 2012, le conseil
général et la Bibliothèque départementale de
prêt de la Manche, dans le cadre du quatorzième Printemps des
poètes, leur ont consacré une exposition : « Møtus !
Un éditeur manchois...qui fait du bruit ». Des expositions, des
rencontres avec des auteurs, des illustrateurs et François David, des
ateliers de création, des lectures et des mises en voix musicales des
poèmes édités chez Møtus ont été
programmés dans les bibliothèques de la Manche. Une brochure
illustrée a été éditée à cette
occasion laissant découvrir les animations du mois de mars au mois de
mai 2012 soulignant les spécificités des éditions
Møtus et privilégiant les rencontres avec le public. Localement,
une revue littéraire1 leur consacre
régulièrement un article à l'occasion de la sortie d'un
album ou de la programmation d'une rencontre, d'un salon du livre local. Cette
communication permet, outre la reconnaissance locale de la structure, une
communication sur la poésie pour la jeunesse. Au niveau national, les
éditions Møtus apparaissent dans les revues critiques
spécialisées de littérature pour la jeunesse2
qui soulignent cette double spécificité de publier de la
poésie pour la jeunesse.
1Livre/Echange, revue trimestrielle
consacrée à l'actualité du livre et à la vie
littéraire en Basse-Normandie. 2Griffon, La revue des
livres pour enfants, Ricochet.
74
Le nombre de livres des éditions Møtus dans les
librairies reste cependant dérisoire. Sur cinq librairies
visitées à Caen, trois librairies générales avec
une partie réservée à la littérature jeunesse n'ont
aucun livre de cette édition à disposition. Même s'ils
connaissent le nom de la maison d'édition et l'emplacement
régional, les libraires ne proposent que des ventes sur commande. Une
autre structure, plus grande, propose un petit rayon poésie
générale dans lequel un bac à disposition des enfants
présente des ouvrages de poésie pour la jeunesse : on trouve
alors deux ouvrages de Møtus, contre sept ouvrages de Cheyne Editeur et
treize ouvrages de Rue du Monde (la plupart des titres appartiennent à
la liste de l'Education nationale). Le dernier album Un rêve sans
faim1 est présent au rayon albums. Dans la librairie
spécialisée jeunesse du centre ville de Caen, vingt-six titres
sont consultables (cent-vingt-quatre volumes). Cette forte
représentation des éditions Møtus s'explique par la venue
prochaine sur le stand de cette librairie au Salon du Livre de Caen de l'auteur
Thierry Cazals qui viendra dédicacer son livre édité chez
Møtus. La libraire nous confie en avoir, en temps normal, la
moitié à disposition, soit une douzaine. A la FNAC, grande chaine
de distribution du livre, tous les ouvrages des éditions Møtus
sont disponibles sur commande mais aucun ouvrage n'est en stock dans le
magasin. Les rayons Poésie de cette enseigne témoigne du peu
d'intérêt pour le genre. Pour les plus grands, le rayon Arts
Musique et Poésie ne propose aucun ouvrage de poésie. Et on
peut remarquer la présence de quelques albums de Rue du monde et de
Bayard Jeunesse dans le rayon Poésie et Comptines pour les plus
jeunes. Les recueils de comptines prennent apparemment la place dans ce rayon
somme toute assez important. Dans les rayons librairie jeunesse des trois
grandes chaines commerciales autour de Caen, aucun ouvrage de poésie
pour la jeunesse n'est présent. Que nous disent ces chiffres ? D'une
part que les libraires sont victimes d'une très grande production et
d'un turnover important, les sorties très
médiatisées sur un temps très court de romans laissent peu
de place à un stock de poésie qui a besoin d'une plus longue
période de consultation pour se faire connaître, étant
moins médiatisé. La poésie contemporaine qui a besoin de
temps, survit difficilement dans un marché du livre de plus en plus
rapide. D'autre part, la poésie générale étant
déjà peu visible en librairie, la spécificité de
poésie spécialisée jeunesse restreint d'autant plus cette
visibilité. La crise médiatique dont parlait Yves Bonnefoy en
1992 semble encore contemporaine au regard des vitrines de nos librairies.
Notons, de plus, que Caen est la capitale régionale bas-normande, que
les éditions Møtus en sont la seule structure éditrice
1Op.cit.
75
pour la jeunesse localement. On pourrait espérer une
représentation plus grande de cette maison d'édition dans les
librairies locales. Du côté des bibliothèques, le constat
diffère. La poésie étant un genre qui se prête
à la lecture et à la relecture, les bibliothèques
s'efforcent de proposer à leurs utilisateurs les genres les plus
diversifiés possibles. Loin d'égaler le nombre des contes ou des
romans pour enfants, la poésie est cependant bien
représentée dans les bibliothèques de la ville de Caen. On
trouve par exemple tous les titres de la collection Pommes Pirates Papillons
des éditions Møtus (20 recueils de 1992 à 2010).
Au niveau national, la présence en librairie des livres
de poésie de Motus est incertaine. La spécificité
régionale, déjà peu soulignée, certes, en Basse
Normandie ne pèse plus sur le reste du territoire. Ainsi, au hasard de
promenades dans quelques librairies bretonnes, peu de libraires connaissent les
éditions Møtus. Paris connaît une situation
particulière car l'éditeur avait pris soin de travailler avec un
représentant sur cette région et les éditions y sont plus
présentes. Pourtant les publications de Møtus ont souvent
été repérées par les médias nationaux comme
France Inter dans « L'as-tu lu mon p'tit loup ? »1 ou la
presse dans Le Nouvel Observateur, ou Le Soir, grand quotidien belge qui a
à diverses reprises accordé une large place aux éditions
Møtus. Les revues spécialisées jeunesse accordent aussi
une place importante aux ouvrages publiés chez Møtus. Ainsi,
Janine Despinette2, a souvent fait référence aux
ouvrages de Møtus. Ils sont aussi souvent remarqués par Carla
Poesio3 qui s'est spécialisée dans la
littérature jeunesse internationale. Le cercle universitaire fait aussi
référence aux éditions Møtus, c'était le cas
de l'université du Maine qui a accueilli François David,
éditeur, lors du troisième colloque international (2011). Comment
fonctionne la médiatisation de la poésie contemporaine pourtant
si vigoureuse, reconnue et en même temps si peu visible ?
L'économie de la poésie, nous le constatons, s'oppose aux
théories dominantes du marché du livre. Cependant, la
poésie contemporaine vit grâce à ses réseaux
spécifiques. L'engagement des éditeurs, de quelques libraires,
des associations ou des maisons de la poésie aident à la montrer,
à la partager. François David et de nombreux auteurs ou
illustrateurs publiés aux éditions Møtus, sillonnent les
sentiers de traverses, les chemins buissonniers, loin de l'autoroute de la
diffusion du livre, des chemins qui permettent les rencontres et font
1"L'as-tu lu mon pt'it loup" est une chronique
hebdomadaire consacrée à la littérature enfantine,
produite et présentée par Denis Cheissoux sur France Inter.
2 Janine DESPINETTE, critique littéraire et
chercheuse, est fondatrice du Centre International d'Etudes en
Littérature de Jeunesse (CIELJ) et co-fondatrice du Site Ricochet "Le
site de référence sur la littérature pour la jeunesse"
(qui reçoit 4 millions de visiteurs par an).
3Carla POESIO est critique littéraire
spécialisée dans la littérature jeunesse et
internationale. Elle fait partie des membres du Jury du Bologna Children's Book
Fair, le plus important de tous les salons internationaux du livre jeunesse.
76
rencontrer la poésie à ses lecteurs. Le choix de
prendre un diffuseur depuis le début 2013 doit permettre de modifier les
choses sur le plan national. Les mises en place des nouveautés des
éditions Møtus ont été multipliées par cinq
depuis le début de l'année.
La production poétique contemporaine est donc peu
visible et c'est à travers des réseaux spécifiques,
impulsée par des personnalités convaincues et des politiques
d'Etat, qu'elle est médiatisée. Le risque est que la
poésie se trouve piégée dans un cercle confidentiel. Mais
si sa médiation est la condition préalable de sa rencontre avec
le public, il semble que le renouveau poétique à l'école
soit l'occasion des prémisses de cette médiation.
3 - La place à l'école : devenir «
classique »
La reconnaissance du travail patient et passionné des
éditeurs de poésie pour la jeunesse passe par les prix, la place
médiatique et la reconnaissance que l'institution pédagogique
donne à certains auteurs contemporains.
Nous l'avons vu, le renouveau poétique est une
volonté de l'Education nationale, et les titres proposés dans les
listes sont le reflet de cette volonté de renouveau. Sorties le 31
janvier 2013, les nouvelles listes de référence de livres de
littérature pour le cycle 2 et le cycle 31 proposent de nombreux
ouvrages des éditions Møtus : pour le cycle 2 : Mes poules
parlent, Noémie lit et crie, Le petit cul tout blanc du
lièvre dans la catégorie Comptines,
abécédaires et jeux langagiers, Mère la soupe
dans la catégorie Contes et Fables, Est-elle Estelle ?,
La petite fille qui marchait sur les lignes dans la catégorie
Albums ; pour le cycle 3, Nasr Eddin Hodja, un drôle d'idiot
dans la catégorie Contes et Fables, Le rire des cascades,
Le soleil meurt dans un brin d'herbe, dans la catégorie
Poésie. Pour le collège, la liste, réactualisée en
2012, propose deux ouvrages de poésie : Mon Kdi n'est pas un Kdo
et Un rêve sans faim. Dans une interview de 2012,
François David affirmait que le succès de certaines de ses
publications tenait à « ce que plusieurs de ces titres ont
été salués par des Prix de renom et qu'un grand nombre de
poèmes qui les composent font maintenant partie d'anthologies et de
manuels »2. Ces onze ouvrages sélectionnés
participent effectivement à la reconnaissance de la maison
d'édition mais favorisent aussi la rencontre des médiateurs et
des éducateurs avec les textes inédits de poésie. Ils
deviennent de ce fait une référence commune à tous les
enseignants et aux enfants des classes françaises. La résultante
n'est pas négligeable, elle permet une ouverture sur le travail des
éditions Møtus. En accord avec Jean-Pierre Siméon, on
constate
1MEN-DGESCO, La littérature à
l'école, Listes de référence, 2013,
eduscol.education.fr/litterature-ecole.
2DAVID François, « La poésie Jeunesse : des
paroles d'éditeurs », Griffon n° 231, mars-avril
2012, p.8.
77
que « dans le domaine de la poésie, le
répertoire fourni aux enseignants par l'usage, l'édition ou
l'institution via les manuels et les anthologies est le lieu quasi exclusif
où, d'une part, se constituent les représentations [que se font
les enseignants de la poésie] et où, d'autre part, elles se
perpétuent, c'est-à-dire, à proprement parler, elles font
école »1. La liste fait foi, de ce fait, elle fait
connaître les ouvrages qui sont reconnus comme des
références incontournables et la majorité des enseignants,
premiers médiateurs de ce genre auprès des enfants, n'entrent
souvent en contact avec la poésie qu'à travers cette liste.
Figurer dans « la » liste de référence des oeuvres de
littérature jeunesse pose aussi paradoxalement le problème de la
reconnaissance d'autres textes qui n'y figurent pas. Par essence, le choix est
toujours aussi le résultat d'une exclusion. « La » liste
devient ainsi « la » référence incontournable à
laquelle on doit se référer. A la place d'être une
ouverture sur les textes elle procure une contrainte due à ses propres
limites. Pour François David, « lorsque cette liste devient
obligatoire et que les autres ouvrages, hors liste, sont méconnus ou
réduits à la portion congrue, on peut quelque peu s'interroger.
Et espérer que la littérature, surtout "jeunesse", invite le
lecteur à se délivrer de tout guide imposé...
»2. L'année où François David
écrivait cela, effectivement, un seul titre des éditions
Møtus appartenait à la liste de référence de 2002.
C'est peu mais la progression du nombre de titres
référencés sur la liste 2013 a permis une reconnaissance
des ouvrages publiés. Ce sont ces ouvrages que l'on trouve dans les
maigres rayons des libraires quand ils existent. Certes, la liste reste encore
restreinte mais elle permet une culture commune aux enfants des classes
françaises et une visibilité pour Møtus à
l'échelle nationale, au sein de la profession des Professeurs des
écoles, ce qui n'est pas négligeable. Ce qui nous amène
à une autre problématique : n'y a-t-il pas un paradoxe à
vouloir faire de ces poèmes sélectionnés des
pépites de littérature classique alors qu'ils se revendiquent
comme « nouveaux et insolites » ? La poésie contemporaine,
inédite, peut-elle devenir « classique » dans le sens
où nous le décrivions au début de ce mémoire ? Et
n'aurions-nous pas, à nouveau, des noms de poètes imposés
à l'école comme les seuls ouvertures possibles sur une
poésie balisée ? Devenir « classique » comporte cette
ambiguïté d'une ouverture sur une culture commune mais aussi d'un
enfermement dans une liste qui peut s'affadir et vieillir et qui restreint les
ouvertures vers d'autres textes. Il en va de la responsabilité des
médiateurs, qui permettront aux enfants de « découvrir peu
à peu, patiemment, librement, son propre guide, unique, en soi
»3. Pour Jean-
1SIMEON Jean-Pierre, La vitamine P,
Op.cit. p. 157.
2DAVID François, « Du vin dans son eau
», Griffon n° 189, novembre-décembre 2003, p. 22.
3Ibid.
Pierre Siméon1 aussi, les autres occasions
de rencontrer la poésie par une démarche spontanée et
volontaire sont tellement rares que l'idée de poésie se forme
à partir du corpus livré par l'édition
pédagogique.
L'enjeu alors n'est plus seulement d'éditer des textes
de poésie et la façon de le faire, mais devient le moyen de faire
« passer » la poésie : comment les textes inédits
s'offrent-ils aux lecteurs, comment faire découvrir des poètes
sans en imposer une liste restrictive ? Comment amener le lecteur à
s'ouvrir sur une autre poésie, en fait comment former des poètes
? Il semblerait que la poésie soit mouvante, vivante, et qu'elle ne se
satisfasse peu des carcans dans laquelle on la confine, voire qu'elle s'y
oppose par nature. Il n'est pas facile de faire passer un genre qui
évolue, qui est divers, multiple, diffus dans d'autres genres, pourtant
c'est aussi un des enjeux pour que vive la poésie. C'est aussi une de
ses richesses qui font de la poésie un genre à part.
78
1SIMEON Jean-Pierre, La vitamine P,
Op.cit. p. 157.
Chapitre III - Møtus : passeur de
poésie
(c)Mtus
79
80
Dans sa démarche éditoriale, Møtus a su
s'imposer ces 25 dernières années, parmi les éditeurs,
comme un précurseur de la poésie ouverte à la jeunesse, un
artisan qui façonne le texte, le dépose sur la route de ses
lecteurs. Reconnus par les médiateurs du livre et par les instances
publiques, nommés par les critiques littéraires, les ouvrages des
éditions Møtus, par leurs choix ont participé au renouveau
poétique tant attendu. Les rencontres avec le public sont encore un
enjeu que les éditions Møtus n'ont pas laissé aux mains du
hasard. Le texte même, nous y viendrons, nous laisse entrevoir que cette
poésie est libre de toute contrainte, vivante dans la lettre, une
poésie « sans fin » en somme.
A - Volonté de faire vivre « la
poésie »
Dans cette volonté de ne pas laisser se ternir la
poésie, on peut dégager trois axes chez Møtus qui font de
cette poésie offerte aux enfants une poésie vivante,
contemporaine et ancrée dans le quotidien. On trouve trois
expériences qui jouent sur l'impact visuel et l'impact sonore et qui
permettent de mettre la poésie à portée de main du
public.
1 - Sortir la poésie des murs : les
Poèmes-affiches
La première de ces expériences remonte au
début de la maison d'édition, avant les publications
destinées à la jeunesse. Lors d'un stage où
François David présentait avec passion la poésie
contemporaine, le bilan des enseignants fut de trouver la poésie
contemporaine compliquée, enfermée dans une tour d'ivoire,
beaucoup moins accessible que celle des poètes comme Victor Hugo.
Désespéré, François David décide alors de
faire des « poèmes-affiches ».
Pendant un an, dans la Manche, non seulement dans les maisons
de la culture, mais aussi sur les murs des commerçants, sur les murs de
la ville et dans les lieux de vie, les bénévoles de l'association
ont collé des affiches sur lesquelles étaient inscrits des
poèmes au milieu d'illustrations. Chaque affiche était l'occasion
d'une rencontre entre un poète et un peintre. Le format imposé
était un carré pouvant se déplacer sur l'axe
médian, pour y inscrire le poème et l'illustration pleine page.
Quelques grands noms de la poésie et de l'illustration se sont
prêtés au jeu : Pierre Lebigre, André François,
Michel Besnier... La taille des affiches est de 40 cm x 60 cm et les
poèmes s'adressent aux adultes, la décision de s'adresser
à la jeunesse n'étant pas encore née. Une affiche peut
rentrer dans la catégorie jeunesse cependant, celle
81
d'André François : « Un dragon peut en
cacher un autre » qui représente le paysage du Cotentin, ses rives
sauvages et découpées, vues par l'illustrateur,
transfigurées en dragon dormant. Cette expérience n'a pas
duré longtemps mais l'impact a été important : pendant un
an « la poésie sortait de ses murs et rencontrait son public
»1. Les gens ont vraiment rencontré la poésie,
offerte, gratuite, et « ont réagi avec passion à ces
poèmes-affiches »2, l'objectif était atteint :
faire sortir la poésie des livres pour l'inscrire dans l'espace public.
Lorsque la poésie est offerte aux yeux des lecteurs, elle suscite des
réactions inattendues, elle s'impose visuellement et sensibilise le
public. Elle devient de facto un sujet dans la polis, la
cité et revêt une fonction politique. Tous les mois de cette
année, les villes et villages de la Manche ont permis une lecture
gratuite de la poésie à un public auquel elle n'est pas
accessible habituellement. Ces affiches n'étaient pas à vendre,
la seule volonté de la rencontre entre le citoyen et la poésie
dominait. L'impact visuel de ces affiches a permis un contact, peut-être
le seul, entre un lecteur et un poème.
Après ce succès, les bénévoles
décident de publier ces poèmes-affiches qui sont aujourd'hui
l'une des spécificités des éditions Møtus. Dans le
catalogue ils sont regroupés sous la rubrique : Poèmes-affiches
et Cartes postales. On pourrait penser à l'indication d'une allée
d'un magasin de souvenirs. C'est peut-être la volonté de cette
maison d'éditions, justement, de faire en sorte que le poème peut
s'emporter sous le bras comme le poster de la région visitée, la
carte postale régionale qui permet de montrer, donner à voir
l'endroit où l'on s'est reposé. La poésie est un pays
duquel on peut prélever quelques éclats pour s'en souvenir, une
carte postale, des posters qui nous laisseront le souvenir d'une contrée
que l'on a visitée et qui donneront aussi sans doute l'envie de la
partager avec d'autres, l'envie de la faire découvrir. Ces
poèmes-affiches ont deux fonctions : celle de la rencontre visuelle avec
un lecteur et celle d'une envie de partage avec d'autres lecteurs potentiels.
On accroche ce poème-affiche dans un espace où l'on veut qu'il
soit lu et vu. On assiste à une des spécificités des
éditions Møtus de sortir la poésie des livres
fermés, la donner à voir, la donner à lire et comme un
effet de ricochet, la proposer à l'infini, à d'autres lecteurs
dans d'autres lieux, à l'instar de cette collection si bien
nommée « Mouchoir de poche », faite de petits livres que l'on
peut transporter dans sa poche.
Dans le rayon « Poèmes-affiches »,
aujourd'hui, on peut retrouver les premières affiches qui militaient
pour une poésie « hors des livres », sur papier affiche, au
prix de 4,60 €
1DAVID François, La revue des livres pour
enfants n°258, Op.cit. p. 90.
2DAVID François, Tirelivre, n° 6,
Revue annuelle de la bibliothèque de Caen, novembre 2001.
82
prix modique qui contribue à l'accessibilité de
la poésie, ou sur « très beau papier » au prix de 15,50
€, proposant une esthétique fidèle aux premières
publications pour adultes des éditions Møtus. Ils sont au nombre
de dix et ils proposent des textes brefs qui pourront être lus et relus,
comme celui de H. Labrusse1 : « Il y a des mots que nous
scellâmes dans la maison. Hors du cercle. Hors des murs. La plus ancienne
différence garde encore auprès d'elle, en sa parure, dire et
présence, essor et décision. » Ce poème se
présente sur l'affiche « Les couleurs » dans un carré
central où les mots, tassés les uns à côtés
des autres, sans alinéa, sans mise à la ligne, semblent
piégés dans ces quatre limites que constituent le contour du
carré. Il s'agit bien de sortir les mots prisonniers de la page afin de
les offrir à la lecture directe. La collection des «
Poèmes-affiches » s'est étoffée des poésies
destinées à la jeunesse. Une série reprend les
illustrations et poèmes des deux ouvrages : Les poètes et le
clown et La tête dans les nuages. Dans cette série
en couleur deux posters donnent les clés des éditions
Møtus : l'un est l'illustration poétique du « Doigt sur la
bouche » d'Henri Galeron, faisant référence au nom de la
maison d'édition, l'autre est un poème de François David,
destiné aux enfants et qui parle de Møtus :
Motus - tu sais - c'est des délires - lire et - aimer -
mériter - tes sourires - hirondelles - dès l'aurore - or des
feuilles - oeil d'un mot - oh petit - innocent - s'en allant - en secret -
créer des - dessins d'ânes - d'animaux -
L'enchaînement des phonèmes est accentué
par l'écriture des mots placés tout autour du poster, les uns
à la suite des autres, permettant de lier les deux mots animaux et motus
dans la même dynamique de l'effet poétique recherché : une
boucle. L'illustration de Pierre Lebigre apporte à ce poème une
autre touche sensible au poète : le clown en équilibre jongle
avec des balles où sont inscrites les lettres du mot møtus. La
sensation que tout peut arriver, que rien n'est figé, la sensation que
de la fragilité naît la surprise sont représentées
dans ce poster. Motus s'affiche comme un jongleur de mots, en équilibre,
qui se doit de « mériter [les] sourires » des enfants. Une
autre série de poèmes-affiches destinés aux enfants est
proposée en noir et blanc (30 cm x 40 cm) et reprend les poèmes
et illustrations que l'on peut trouver dans la collection « Pommes Pirates
Papillons ». Dans ces quatorze affiches on retrouve des extraits choisis
mais aussi l'illustration de la couverture de Guerre et Paix de
Selçuk et le « logo maison » un calligramme de Møtus :
le M dessine les contours d'une « drôle » de
1LABRUSSE Hugues, né le 21 juin 1938, est
écrivain (poète et essayiste), agrégé de
l'Université (Philosophie), professeur honoraire et membre de la
commission du livre au Centre Régional des Lettres de
Basse-Normandie.
83
maison aux deux toits pointus, le ø est figuré
par un soleil barré d'un vol d'oiseau, ailes déployées, le
T est le poteau électrique reliant des fils qui viennent et qui
repartent, le U est figuré par une brèche dans un mur de pierre
et le S est dessiné comme un chemin sinueux dont on ne connaît pas
le point de chute. Le voyage, la différence, la relation, la
découverte, la surprise, la mise en relativité, telles sont les
invitations que nous proposent ce « logo maison », à l'image
des éditions. Le coût de ces poèmes-affiches reste
très abordable (2,30 € en noir et blanc et 3,80 € en couleur)
ce qui favorise l'acquisition d'une affiche que l'on peut commander sur le
catalogue ou le site de Møtus .
L'impact visuel de ces affiches permettra sans aucun doute
l'interrogation immédiate chez l'enfant qui le découvrira.
Certes, ces affiches ne pourront jamais remplacer le livre de poésie,
elles n'en ont sans doute ni la prétention ni la teneur. Mais elles
fournissent, à l'instar de l'expérience menée au
début des éditions Møtus, l'occasion d'une approche
singulière, d'un impact direct de la poésie chez le jeune lecteur
et à la fois l'occasion d'une poésie visuelle quotidienne.
Accrochée sous nos yeux, la poésie parvient à proposer des
ouvertures vers un ailleurs possible derrière ces murs, comme des
brèches de liberté sur nos quotidiens cloisonnés.
L'objectif de sortir la poésie des murs est ici parfaitement
calculé. Mais il est une autre spécificité que les
éditions Møtus mettent en avant afin d'amener la poésie au
coeur du quotidien, c'est la collection des Livres-objets.
2 - Une poésie du quotidien : les livres-objets
Si les poèmes-affiches sont une autre façon
d'offrir la poésie à tous, les livres-objets sont encore un moyen
de faire découvrir la poésie aux enfants, sous une forme moins
conventionnelle que le livre. Le mot même « livre-objet »
interroge : s'agit-il d'un livre ou d'un objet ? Le texte est-il mis en avant
ou l'objet prime-t-il sur le texte ? En quoi les livres-objets participent
à rendre la poésie plus accessible ?
Il existe un antécédent avec les
poèmes-objets d'André Breton qui apporte avec le
surréalisme une nouvelle approche de la poésie. En 1942, il en
propose cette définition : « Le poème-objet est une
composition qui tend à combiner les ressources de la poésie et de
la plastique et à spéculer sur leur pouvoir d'exaltation
réciproque ».1 Pour Breton, ce « jeu » des
mots avec les objets doit pouvoir provoquer une « sensation nouvelle
», « inquiétante et complexe ».
1Repris in Le Surréalisme et la
peinture, Gallimard, 1965. Cf. Je vois J'imagine,
Poèmes-objets, Gallimard, 1991, p. 8.
84
La sensation est-elle convoquée dans ces livres-objets
que nous propose le catalogue ? Bracelet, collier, boucles d'oreilles, valise,
poupée russe, bloc-note, bouteille, porte-clé, boîte
d'allumettes invitent les sens. Mais le support est l'occasion d'y inscrire un
poème. Le poème se fait le prolongement de l'objet : il est ce
que François David nomme un « pré-texte ».
Ainsi dans l'entretien qu'il accorde à La toute petite Librairie
à Gannat1, il parle du poème La Petite fille aux
allumettes n'est pas morte qui fut d'abord une rencontre avec l'objet, une
boîte d'allumettes. La conception du poème est venue à la
suite de cette rencontre. François David explique que cet objet est
à l'origine du poème « Sans[...]la boîte d'allumettes,
jamais je n'aurais écrit ce texte »2. Le conte
d'Andersen, La petite marchande d'allumettes, pré-existe aussi
au poème de François David, il est le texte antérieur qui
permet de le mettre en relief, il permet de ce fait une interaction entre les
deux textes. Le lecteur n'est plus simple spectateur, il devient acteur. Il
doit décrypter les codes, il ne peut le faire qu'en étant moteur
de ses actes : ouvrir la boîte d'allumettes, déplier la feuille en
accordéon où s'inscrit le texte, le lire et en décoder les
références textuelles. Les sens sont mis en éveil, les
sensations tactiles et visuelles interpellent, provoquent la surprise et
l'envie d'aller plus loin, invitant au prolongement du texte qui apporte avec
lui ses surprises. Ces sens comblent le manque que la lecture seule pourrait
procurer : si le poème-objet n'est saisi que par l'oeil, il est alors
maintenu à distance et ne peut se dévoiler pleinement au lecteur.
La manipulation est nécessaire et appelle avec elle la subtilité
de la surprise : comment ouvrir ? quel sens privilégier? Pourquoi ce
titre ? C'est tout le corps qui est mobilisé. Alors que chaque objet du
quotidien, avec sa fonction propre, appelle des manipulations
systématiques, presque automatiques, les poèmes-objets
interrogent le geste. Ils ont bien alors cette fonction de «
dépayser la sensation »3 qui était un des
objectifs d'André Breton à travers ces poèmes-objets.
Lorsque les « Bonbons-mots »4 se dévoilent à
nos yeux, la manipulation de ces objets particuliers laissent également
découvrir d'autres sensations surprenantes. Le bruit de l'ouverture du
sachet et du papier cristal qui entoure chaque papillote procure l'effet d'un
avertissement « acidulé » avant la découverte du texte.
La mise en perspective sonore du quatrain participe de ce dépaysement
sensationnel : « On dit qu'il est en or / Mais c'est une rose / Un
ruisseau de miel / A nos lèvres closes ». Cette façon
non-conventionnelle d'entrer dans le texte incite le mouvement du corps tout
entier du
1 Motus (1): vidéo de la rencontre
avec l'éditeur « Motus » à « La toute Petite
Librairie » de Gannat de Richard Morier <
www.dailymotion.com>.
2Ibid.
3Breton André, « Situation
surréaliste de l'objet », 1935, in Position politique du
surréalisme, Denoël-Gonthier, p. 137.
4PIRES Aline, Les Bonbons-mots, Møtus,
coll. Livres-objets, 2007.
85
lecteur : aller vers la poésie. Les objets sont en ce
sens de véritables vecteurs, ils guident le lecteur en provocant
surprise, étonnement et interrogation et font appel à des sens
rarement invités à la lecture d'un texte.
Lorsque François David crée cette collection
« Livres-objets » certains s'écrient qu'il ne s'agit pas de
livres mais d'objets et « même lorsque nous avons voulu [...]
l'enregistrer avec son numéro ISBN1 , [La poupée
russe] nous a été retournée en mentionnant quelque
chose comme "ceci n'est pas un livre". Alors si ce n'était pas un livre,
qu'est-ce que c'était ? »2. Yves Pinguilly3
écrivait à propos de La petite fille aux allumettes n'est pas
morte : « Le mot livre ne convient pas [...] il s'agit d'un objet
[...] mais je continue à écrire livre et ceci pour deux raisons.
D'une part, pourquoi réserver le mot livre aux seules pages
habillées d'une couverture et, d'autre part, parce que ce livre-objet
donne à lire du texte »4. De plus, il ne s'agit pas d'un
écrin qui enferme un texte quelconque qui relèverait d'un effet
« beau papier-cadeau » qui cacherait un présent fade. Le
pré-texte est mêlé au texte. Le vecteur
sensationnel de l'objet amène le lecteur au poème qui
résonne des sens éveillés au préalable et qui
s'ancre dans son enveloppe, provocant chez le lecteur un émerveillement.
Pour François David le support n'est pas un simple prétexte, mais
une façon de dire autrement, « une mise en forme
particulière », une manière, rare, de l'aborder
»5. Dans cette façon d'aborder le texte on retrouve
l'envie d'émerveiller, cher à Apollinaire qui avait fait sienne
cette devise : « J'émerveille ». Le quotidien dans ces
poèmes-objets se retrouve transformé et interpelle
merveilleusement les enfants. Les réactions de ces jeunes lecteurs sont
sensibles au regard de ces livres-objets qui touchent, décortiquent,
appréhendent l'objet avec leur corps pour en pénétrer le
sens et en atteindre les mots. Avec Pierre Reverdy on peut alors comprendre que
« la poésie est atteinte quand une oeuvre d'art quelconque
s'intègre, ne fût-ce qu'un moment, à la vie réelle
de l'homme par l'émotion qu'elle provoque dans son esprit comme dans sa
chair ». Les sens permettent au poème de s'ancrer dans le
quotidien. Ce n'est plus une poésie confidentielle que nous propose ces
poèmes-objets mais une poésie à portée de main, qui
étonne, qui interroge, qui, en même temps, remet la poésie
à sa place, proche de nous, et transcende notre quotidien.
1ISBN : (International Standard Book Number) est le
système international de numérotation normalisée des
livres, il est délivré en France, par L'AFNIL (Agence Francophone
pour la Numérotation Internationale du Livre).
2DAVID François, « Ceci n'est pas un livre
», Griffon, Op.cit. p. 23.
3PINGUILLY Yves, né en 1944 à Brest a
écrit des romans, albums, contes, recueils de poésie,
théâtre, et quelques documentaires sur la peinture.
4PINGUILLY Yves, Griffon, Op.cit.
5DAVID François, La revue des livres pour
enfants, Op.cit.
86
Les enfants à chaque fois émerveillés ont
permis le succès de La poupée russe, un livre-objet
créé pour eux. En effet, l'aventure avait mal
commencé et les bibliothécaires et les libraires ne voulaient pas
des 2 000 exemplaires publiés par Møtus. La poupée
russe était toujours très bien accueillie par les enfants,
leurs réactions toujours enjouées et surprises. Cela a garanti
à ce livre-objet une belle réussite car aujourd'hui le titre est
épuisé. François David écrit « chaque fois que
je montre La poupée russe aux enfants, qu'ils ouvrent des yeux
immenses et crient " c'est magique ! " en la découvrant, je me dis que
ce serait bien que ceux qui avaient douté de ce livre-objet à sa
sortie puisse les voir et les entendre »1. Les éditions
Møtus ont-elles été précurseurs dans le
succès des livres-objets qui continuent quelques années
après. Dans ma valise, évoque « le voyage sur
l'île la plus déserte, avec pour tout bagage, tout le poids d'un
poème »2 ; les poèmes-objets translucides se
présentent comme une vitre où l'on peut lire que « Le plus
important / ça ne s'entend pas / ça reste invisible / entre les
mots ». On peut trouver encore Les boucles d'oreilles où
sont inscrits a droite « Toi » et à gauche « Émoi
», un collier-poème (« Les mots voyagent sur mon cou comme
s'ils découvraient le monde »), des broches, d'autres colliers et
bracelets. On découvre encore un bloc note Tes mots sur mes
mots, salué par Philippe Geneste3 et qui invite le
lecteur à écrire par-dessus un quatrain laissé en
filigrane par l'auteur sur chacun des cent trente-deux feuillets. L'invitation
de François David est claire : « Ecris sur mes mots / tes mots /
auront un peu / le goût des miens ». Dans ce petit outil du
quotidien, le bloc note permettra une lecture par éclats et une
invitation à écrire, invitation à rendre la poésie
accessible à tous et à la partager.
Dans cette volonté d'« émerveiller »,
les éditions Møtus proposent une poésie quotidienne, une
invitation à transcender le prosaïque. En proposant une autre
façon d'appréhender la poésie, qui fait appel à nos
sens, la poésie nous renvoie son image : celle d'un langage universel,
partagé par tous. Quand François David nous propose ces
livres-objets, on touche la poésie du bout des doigts et ainsi, reflet
d'un miroir, la poésie nous touche.
3 - « Les voix du poème »4
1DAVID François, Tirelivre,
Op.cit.
2<
http://motus.zanzibart.com>,
« Livres-objets ».
3Enseignant, rédacteur de la revue
Marginales, Philippe Geneste est l'auteur de nombreux articles
publiés dans les revues L'École émancipée
puis L'Émancipation, Plein Chant,
Gazogène, a écrit un article sur Tes mots sur mes
mots de François David dans :
http://lisezjeunessepg.blogspot.fr/2011.
4Thème choisi par les manifestations du
quinzième Printemps des poètes (2013).
87
Le partage de la poésie passe aussi et principalement
par la mise en voix des poèmes. Si l'oralisation du poème permet
à la poésie une dynamique, elle est aussi une occasion
d'éprouver la réception de l'enfant en la confrontant à
une poésie nouvelle, drôle ou grave. Les manières dont les
poèmes peuvent rencontrer leurs publics sont multiples, les nombreux
salons de poésie regorgent d'idées plus originales les unes que
les autres. Dans le cadre de ce travail, deux expériences
intéressantes ont permis de mettre en exergue la confrontation de la
poésie et de l'enfant à partir des textes édités
chez Møtus.
La première est la mise en voix des poèmes de la
collection Pommes Pirates Papillons par les Brigades d'Intervention
Poétique (BIP)1 : groupes de comédiens et musiciens,
qui entreprennent de nombreuses actions-surprises en tous lieux publics pour la
diffusion orale de la poésie. Un corpus de textes d'auteurs
contemporains principalement, d'ici et d'ailleurs, sont mis en voix et en
musique. La BIP de Basse Normandie2 a proposé à
plusieurs occasions de mettre en bouche les textes des éditions
Møtus dans les écoles, collèges et lycées de la
région. La soudaineté de l'intervention place encore une fois la
poésie au coeur du quotidien, la surprise éveille les sens. Le
spectacle mis en place de façon plus statique est aussi proposé
dans les médiathèques ou des lieux de spectacle, dans la rue,
lors d'occasion qui permettent la rencontre de la poésie avec le public.
L'attrait principal de ces exhibitions est que la poésie sort des livres
et prend vie. La mise en voix donne aux poèmes du corps, il devient la
chair du poème. Lorsque la BIP de Basse Normandie interprète
Le rap des rats3 le style Rap est musicalement
restitué, les mots prennent une autre texture. Les artistes s'amusent de
la musicalité du texte et donnent une interprétation personnelle
de ce poème. Le texte vit, les mots se partagent, le public, conquis
accueille à travers le rythme et la musique, les intonations et les
accents, un texte qu'il n'aurait sans doute pas lu de la même
manière individuellement. Alors les vers d'Andrée Chedid prennent
sens :
« Rythmes
D'où vient le son Qui nous ébranle
Où va le sens
Qui se dérobe
1Les Brigades d'Intervention Poétique ont
été crées en 1998 dans le cadre des Langagières,
quinzaine autour de la langue et de son usage organisée par la
Comédie de Reims, Centre Dramatique National. Le concept a
été mis en place par Christian Schiaretti et Jean-Pierre
Siméon.
2BIP de Basse Normandie : une comédienne,
Malika Labrume, une accordéoniste, Monique Lemoine et un contrebassiste,
Renald Fleury.
3Op.cit.
88
D'où vient le mot qui libère Où va
le chant Qui nous entraîne D'où surgit la parole Qui
comble le vide Quel est le signe Qui fauche le temps ? »1
La BIP permet une poésie vivante et joue son rôle
de passeur dans la mesure où elle permet à l'enfant d'exercer son
oreille poétique. La voix devient le vecteur incontournable qui donne
vie au poème et qui permet à l'enfant ou à d'autres
publics, les sens en alerte, l'invitation à la poésie. Une
rencontre qui pourra se prolonger dans la lecture des recueils que les artistes
prennent soin de montrer (livres, textes et illustrations). La promotion de la
poésie est ainsi comblée, quand elle atteint son public par la
voix, elle incite aussi à la lecture. La voix se fait alors le vecteur
du texte « le chant qui nous entraîne ». Cette oralité
place le lecteur dans le groupe, dans la rue, au coeur de la cité et la
poésie est prétexte à l'échange dans ce groupe,
elle tisse du lien social.
« Ainsi chemine
Le langage de terre en terre de voix en voix
Ainsi nous devance le poème Plus tenace que la
soif Plus affranchi que le vent ! »2
La deuxième expérience est la rencontre d'un
poète avec les enfants d'une classe. Quels sont les enjeux d'une telle
rencontre ? Ils sont multiples et participent aussi à redonner vie
à la poésie. Au début d'un atelier avec Thierry
Cazals3, auteur publié chez Møtus, le poète se
présente : poète mais homme avant tout. La présentation de
sa pratique est ancrée dans le quotidien. La présentation du
poète est longue, elle prend son temps, mais elle est rebondissante
d'exemples concrets : sa vie parisienne, ses enfants, sa scolarité et
ses cours de français, ses rencontres, ses émotions, sa pratique
poétique. Cette introduction permet
1CHEDID Andrée, « Épreuves du
langage », États provisoires du poème II, La
Comédie de Reims et Cheyne Éditeur, 2000, page 13.
2CHEDID Andrée, « Épreuves du
langage ». Op.cit.
3Atelier du vendredi 24 mai avec les enfants de la
classe de 5ème de Mme Vastel du collège Jacques Monod à
Caen.
89
indéniablement aux enfants de comprendre que le
poète, celui-là, que l'on peut toucher, avec qui l'on parle est
un homme comme les autres. L'accessibilité engendre la pratique : s'il
écrit des poèmes, nous pouvons aussi le faire, d'ailleurs il nous
en persuade. Petit à petit, un mot, une émotion, une sensation,
mais aussi un sourire, un échange, un clin d'oeil, une main
guidée le poète n'explique pas il guide. Il n'est plus seulement
passeur, il devient « faiseur » de poésie. L'exercice est si
simple et si difficile en même temps : aller chercher dans son
expérience, dans son vécu des mots pour dire. Dire quoi ? Dire
comment ? Sonder ses émotions intérieures est un exercice
guère pratiqué dans l'expérience des jeunes apprentis
poètes. Alors le poète accompagne, se fait « accoucheur
» du mot, de la formule recherchés, sans jamais en proposer
d'autres, attendant ceux qui provoqueront l'émotion. Dans cette
démarche, Thierry Cazals permet une rencontre, qu'Alain Freixe
définissait ainsi : « cet entre deux, cette dimension à
chaque fois neuve et inouïe d'un je et d'un tu, cet espace tiers entre un
toi et un moi, espace autre, par où passer est possible. C'est dans
cette rencontre que je définirais volontiers par ses qualités -
timbre, tons, résonances, couleurs... - que se joue la transmission.
[...] Ne s'agit-il pas d'être des passeurs de poésie ?
»1 Dans cette pratique de « faiseur » de poète
Thierry Cazals emprunte cette citation à Ogiwara Seïsensui,
poète japonais : « Le haïku est comme un cercle, une
moitié fermée par le poète, l'autre moitié par le
lecteur ». A travers cette rencontre, les élèves de la
classe de cinquième ont tous été initiés à
la pratique du haïku, l'espace d'un moment, ils ont offert leurs mots,
leurs émotions aux autres et sont devenus un instant « poète
». Thierry Cazals a commencé cette rencontre en racontant son
premier contact avec la poésie, à l'école, lorsqu'un
professeur leur avait fait faire un cycle d'apprentissage sur la poésie,
la découvrant et l'écrivant. La boucle est bouclée, eux
aussi sont devenus « poètes » sur ce temps limité, mais
peut-être ont-ils senti que la poésie est accessible, pouvant
être faite par tous et pour tous. Pour ce poète il s'agit, comme
le disait Montaigne d' « allumer des feux », non pas de «
remplir des vases ».
Ces manifestations autour de la poésie, les rencontres
avec les poètes, les salons de poésie, la semaine de la
poésie à travers le Printemps des poètes,
témoignent d'un renouveau dans les pratiques permettant de rendre la
poésie accessible. Elles sont aussi l'occasion pour les enfants de
s'exercer à la pratique poétique « Les voix du poème
» offrent une ouverture nouvelle sur le texte poétique, le rendant
accessible autrement et invitant à devenir poète.
1FREIXE Alain, « L'heure des étoiles
» dans La revue de l'AFL, Les actes de lecture n°67
septembre 1999. Texte rédigé par Alain Freixe, après son
passage dans plusieurs écoles d'une ZEP. Alain Freixe est poète,
enseignant et chargé de mission « Poésie » à la
Délégation à l'Art et à la Culture du rectorat de
l'académie de Nice. Il n'écrit pas de poésie pour la
jeunesse.
90
B - La collection Pommes Pirates Papillons
La poésie c'est avant tout un texte. Les poésies
inédites des éditions Møtus puisent leur ressources parmi
les textes des poètes vivants, contemporains. La poésie est
présente dans tous les livres, mais la collection Pommes Pirates
Papillons est toute dédiée à la poésie et
répond à quelques règles de fonctionnement.
1 - Choix des formats
La collection naît avec la publication de Bestioles
et bestiaux en 1992 et ouvre les portes des éditions Møtus
à la littérature pour la jeunesse. Depuis vingt-et-un ans,
vingt-quatre recueils de poésie inédite adressée à
la jeunesse ont été édités (Cheyne Editeur a
publié trente-quatre titres « jeunesse » en vingt-huit ans).
Le succès est au rendez-vous, la poésie s'exprime de
différentes façons.
Dans cette collection on peut distinguer deux formes de livres
qui retracent l'histoire des éditions : ceux du début,
reliés à la main avec une spirale visible. La couverture de ces
premiers ouvrages est cartonnée en couleur et imprimée chez un
professionnel, les feuillets (paginés ou non) sont imprimés par
les membres de l'association. En 1993, dès la parution du
troisième recueil, Crocodiles et cornichons1, la
spirale est dissimulée sous la couverture qui est pliée afin de
constituer couverture et quatrième de couverture. La tranche du livre
repliée est ainsi utilisée pour indiquer le titre, les noms de
l'auteur et illustrateur et le nom de Møtus. La tranche permet dans les
rayonnages des bibliothèques de repérer les livres de
Møtus. Sept ouvrages de 1993 à 1996 sont ainsi publiés. Le
paratexte de la fin nous donne d'ailleurs l'indication « achevé
d'imprimer à Landemer » ainsi que la date. Puis en 1999
apparaît le premier recueil entièrement fabriqué chez
l'imprimeur : Le rap des rats2. Depuis cette date, tous les
ouvrages de la collection sont imprimés chez un professionnel. Des
similitudes sont communes à tous les livres de la collection. La taille
des ouvrages, tout d'abord, (15,5 cm x 21,5 cm) qui permet aux enfants
d'appréhender le livre comme un autre. Ni trop petit pour ne pas
réduire la poésie à un genre moins important qu'un autre,
ni trop grand pour ne pas encombrer, volonté d'installer la
poésie dans le quotidien, le format du livre permet une juste
équilibre entre le choix de la forme brève des poèmes et
l'illustration qui s'exprime sur une page entière. Le nombre de pages,
un peu plus d'une soixantaine pour la majorité des
1LEBIGRE Pierre, Crocodiles et cornichons,
Landemer, Møtus, 2000. 2Op.cit ?
91
ouvrages. Le nombre de poèmes tourne autour d'une
trentaine pour chaque livre. La couverture couleur pelliculée tranche
avec les illustrations en noir et blanc choisies afin de mettre en
évidence le texte et le dessin. L'impression sur papier recyclé
qui permet un effet sensible au toucher : le grain plus épais, la
matière des dépôts résiduels sur le papier donne une
texture très sensuelle au toucher. Cette démarche entérine
l'idée que la poésie se perçoit ainsi par les sens. Dans
les rayons de la bibliothèque, les livres de Møtus se distinguent
par l'épaisseur du recueil, le nombre de pages (une soixantaine), la
quantité de poèmes qui en en font des oeuvres à part, dans
un rayon où la poésie, la plupart du temps, se découvre
sur de petits recueils, courts et brefs ou regroupée en anthologies.
Dans cet aspect formel il nous faut aussi souligner le paratexte qui se trouve
sur les deux rabats de couverture et de quatrième de couverture : les
illustrations, continuées sur ces rabats, se répandent à
l'intérieur des pages, comme une invitation à ouvrir le livre. En
accord avec Brigitte Ouvry-Vial, « le terme "livre" ne désigne
[...] pas strictement le texte mais plus globalement l'ensemble du dispositif
donnant à voir et à lire, organisant la lecture du texte et des
images, donc le texte et l'ouvrage matériel qui le porte.
»1 Sur ces rabats, le paratexte propose une ouverture sur
l'auteur, l'illustrateur, sur la collection Pommes Pirates Papillons ou les
logos ou l'adresse du site des éditions Møtus, mais il propose
aussi une façon poétique d'entrer dans le texte : « Elles
avaient lu LE VERLAN DES OISEAUX, elles avaient lu LE RAP DES RATS, elles
avaient adoré les poèmes et les illustrations de Boiry et
Galeron, cependant elles étaient jalouses... » peut-on lire sur le
rabat de la couverture ; « Les poules à leur tour sont donc venues
parler à Michel Besnier. Elles l'ont convaincu que leur caquetage
méritait bien un livre. Il l'a écrit. Il leur a seulement
emprunté une plume pour qu'Henri Galeron l'illustre. »2
peut-on lire encore sur le rabat de la quatrième de couverture.
L'éditeur s'approprie le livre pour en faire un objet qui transmet un
texte et une illustration. Il devient le garant de ce texte, il le choisit, le
met en forme, grâce à des techniques qui inviteront le lecteur
à rentrer dans le texte. Recueils de poésie inédite, ils
se présentent aussi comme un projet à part entière
où l'illustrateur prend toute sa place. Outre la couverture en couleur,
pelliculée, chaque recueil propose une illustration par poème
réalisée par un artiste. Lorsque François David parle des
auteurs et illustrateurs d'un livre, il n'hésite pas à employer
le terme « couple », soulignant ainsi l'indissociable travail
effectué par les deux compositeurs du livre. La mise en forme de
cette
1OUVRY-VIAL Brigitte, « La lecture
littéraire comme relation à... », Analyser la
littérature pour la jeunesse : Théories littéraires et
concepts opératoires, cours 2012-2013 de l'Université du
Maine, Master 1 LIJE.
2Rabat de la quatrième de couverture du livre
Mes poules parlent de M.BESNIER, Op.cit.
92
collection n'est pas laissée au hasard. En effet, par
ses caractéristiques formelles, les livres de Pommes Pirates Papillons
constituent de « vrais » livres de poésie, adaptés
à une lecture autonome mais aussi adressés à des
lecteurs-médiateurs qui sauront proposer rapidement une lecture
dissociée des poèmes grâce à la « table des
matières », majoritairement présente dans les recueils ou,
au contraire, en en proposant une lecture continuelle tant les poèmes
constituent une unité de composition. Le paratexte propose aussi une
ouverture sur d'autres recueils de la collection, ce qui est une façon
encore d'inviter les lecteurs (ou médiateurs) vers de nouveaux textes
poétiques .
L'aspect formel de cette collection semble donc engager un
virage dans le domaine de la littérature pour la jeunesse. Dans
l'interview consacrée aux éditions Møtus, dans la revue
Griffon, l'éditeur déclare accorder une grande attention
à la forme qui est « première en poésie ». Cette
forme, en effet, engendre une adhésion de la part du lecteur qui sera
tenter d'entrer dans la poésie ou pas. L'aspect visuel de l'objet «
livre » est une porte d'entrée , elle en constitue une des
conditions de s'approprier ce genre. Elle devra alors être une «
forme belle, originale, musicale et exigeante » qui « n'est pas
forcément une forme absconse. C'est peut-être même le
contraire ». Dans cet écrin extérieur, préexiste le
texte qui ne dément pas non plus de faire de Pommes Pirates Papillons
une collection originale, toute dédiée à la
poésie.
2 - Choix des textes et des auteurs
Dès le début de cette collection, le choix du
titre annonce le commencement d'une poésie dédiée à
la jeunesse : Pommes Pirates Papillons. Personnellement, ces trois mots
m'évoquent la terre d'où nait le fruit, la mer que s'invente
l'enfant dans le jeu de rôle et l'air où s'envole l'insecte. Les
trois éléments réunis, la terre, l'eau et l'air
constituent un paysage dans lequel l'enfant peut faire évoluer son
imaginaire. L'allitération en p évoque de petits bonds
qui permettent de passer de l'un à l'autre de ces
éléments, en totale liberté, sans contrainte. Qu'en est-il
du choix de ce nom pour l'éditeur ? François David évoque
« un petit clin d'oeil à Baudelaire, à ses Petits
poèmes en prose avec cette triple allitération qui peut
facilement être reçue et perçue par les enfants.
»1 Il est vrai que c'est surtout Charles Baudelaire qui donne
à l'allitération son apogée en France. Il en fait le
principe fondateur de ses Correspondances. Dans Le Spleen de
Paris, sous-titré Petits Poèmes en Prose,
Baudelaire s'attache à confronter
1DAVID François, La revue des livres pour
enfants, Op.cit. p. 92.
93
son écriture en prose à l'observation de la vie
parisienne de son époque mais revendique cette écriture
poétique, avec un langage imagé et métaphorique. Que nous
racontent ces Petits Poèmes en Prose ? Ils dessinent un tableau
de la vie parisienne de son époque. Cette allusion à Baudelaire,
engage à regarder de plus près les textes de la collection Pommes
Pirates Papillons : ils constituent aussi le regard de poètes sur leur
société. Les lieux, les personnes, les croyances, les sentiments
sont autant de thèmes abordés avec le regard nouveau et
contemporain de nos poètes. A l'instar des Petits Poèmes en
Prose, les poèmes de la collection Pommes Pirates Papillons sont
une critique de notre société, une voix que le poète
énonce, tantôt enjouée et heureuse tantôt grave et
sombre. A travers l'humour, toujours imagé, le texte nous donne à
réfléchir sur le monde, notre monde.
Pour ne pas enfermer ces poètes et ces illustrateurs
dans une « liste » qui réduirait leur capacité à
dépasser leur différence, la collection, tente de faire
découvrir une technique différente pour chaque livre, et de
proposer un couple auteur - illustrateur différent, soutenant
l'idée que chaque livre se doit d'être singulier. Editer des
textes éclectiques dans une collection où la forme est
contrainte, c'est mettre en avant le paradoxe que la poésie
contemporaine est accessible par ses différences justement, jouant de la
multitude des possibilités de réception. La poésie peut
alors ouvrir des perspectives autres que le formatage dans lequel le principe
de collection a tendance à l'enfermer. « Un poète est un
monde enfermé dans un homme »1 écrivait Victor Hugo, nous
laissant deviner que la poésie propose une multitude de voix. Plus que
des recueils ces livres de poésie sont comparés à des
« poèmes-romans » proposant une entrée dans un
thème, comme un lieu où le poète a fait escale le temps du
recueil. Dans Un éléphant au paradis, le narrateur nous
emmène découvrir le paradis « J'ai frappé toc toc toc
/ aux portes du paradis»2 et entraîne le lecteur dans une
série de poèmes qui peuvent se lire d'une manière autonome
mais qui composent le texte tel un voyage dans ce lieu imaginaire. Dans Le
rap des rats, Michel Besnier nous transporte dans la vie quotidienne et
insolite du royaume des rats, bêtes au symbole négatif, mal vu par
les hommes. Cette description du quotidien des rats force le narrateur à
se mettre à leur place, et inverse notre vision du monde et à
travers le regard de ces bêtes sur l'homme, interroge notre rôle
dans la société : « On en a ras le bol / nous les rats /
d'être symboles / du choléra / de la peste / et du reste /
Hiroshima / c'est pas nous / le Rwanda / c'est pas nous / la vache fada / c'est
pas nous / la grippe du
1HUGO Victor, La légende des
siècles, « Un poète est un monde »,1877.
2CAZALS Thierry, Un éléphant au paradis,
Op.cit. p. 4.
94
poulaga / c'est pas nous / l'air cracra / c'est pas nous
»1. Mes poules parlent propose aussi une vision du
poète sur le monde vu à travers les yeux des habitants d'un
poulailler. Les questions sociales sont clairement interrogées : la
place de la femme à travers la poule, la représentation du «
chef » à travers le coq ou l'interrogation des enfants sur le monde
à travers les poussins. Michel Besnier raconte avec humour la vie
quotidienne si laborieuse : « J'ai vécu / (mais pas de ma plume !)
/ J'ai pondu / j'ai couvé / j'ai gratté / sans ergoter / j'ai
chanté / kot kot kot / coûte que coûte / j'ai pris des /
coups dans l'aile / et travaillé du jabot / Toute une vie / doux
gésier ! / Pour finir / en cocotte »2.. Les
allitérations, la vision du poète sur la vie quotidienne conforte
l'idée que Pommes Pirates Papillons est un bel hommage à
Baudelaire.
Le logo de cette collection, inscrit sur chaque ouvrage
reprend cette allitération et les sens rebondissent entre eux : le sabre
du pirate coupe la pomme en deux et l'on découvre, invisible jusque
là, le coeur de la pomme en forme de papillon qui est prêt
à s'envoler. Le logo et le nom de cette collection permettent donc de se
constituer une image de la poésie sans en figer le genre.
Les ouvrages réunis sont tous différents mais
sont aussi exigeants. Les poètes choisis par l'éditeur requiert
une grande attention. Lorsque François David propose à Michel
Besnier d'écrire pour la jeunesse, ce dernier accepte et « s
'autorise plus d'amusement et de jeu avec les mots » car c'est une
collection « jeunesse » tout en espérant ne pas s'adapter
« à de jeunes lecteurs comme un adulte bêtifiant
»3. Pour François David, les choix se fondent sur «
une préférence pour les textes riches en humour ou en
émotion , avec toute la vigilance nécessaire pour distinguer la
sensibilité de la sensiblerie. » On retrouve alors les
poètes comme Philippe de Boissy, Michel Besnier ou Jean-Louis Maunourv
dont d'autres recueils avaient été précédemment
publiés par Møtus. On y trouve aussi de vrais poètes que
François David
1BESNIER Michel, Le rap des rats, Op.cit.
p. 10.
2BESNIER Michel, Mes poules parlent, Op.cit.
p. 8.
3BESNIER Michel, échange par correspondance du
6 mars 2013.
95
sollicite pour écrire dans la collection, Thierry
Cazals est de ceux là : « J'ai lu votre livre et si un jour vous
aviez envie d'écrire pour la jeunesse, nous serions
intéressés ».1 Un an plus tard, l'auteur envoie
à la maison d'édition un recueil de haïkus pour la jeunesse,
Le petit cul tout blanc du lièvre2, (qui
n'appartient pas à la collection Pommes Pirates Papillons) publié
en 2003. Thierry Cazals, en 2011, écrit un recueil dans cette
collection, Un éléphant au paradis qui a obtenu le prix
de Joël Sadeler 2012. Il écrit, à propos du travail de
l'éditeur, « le métier d'éditeur est avant tout un
art de l'attention. Attention aux mots, attention à leur respiration
dans la page, attention aux moindres détails qui façonnent un
livre[...]. François David est de cette famille-là. Un
éditeur-artisan qui ne "fabrique" pas les livres, mais les aide à
naître... »3
En choisissant de vrais poètes, l'éditeur peut
installer ses publications dans une poésie inédite,
adressée aux enfants, mais pas une poésie faite pour les enfants,
dans un souci de réduction du sens et de la forme, mais une
poésie où le poète se place à la hauteur des
enfants, lui proposant une poésie qui se fait interrogation sur le
monde, sur son monde. Les paroles d'Alain Serres résonnent de
cette exigence pour les enfants : « Les poètes dessinent des
fenêtres sur les murs et nos yeux les ouvrent. Encore faut-il apprendre
aux enfants à les regarder... ».4
Dans cette collection offerte au regard de l'enfant,
François David met aussi une exigence toute particulière aux
illustrations des recueils.
3 - La place de l'image
« II est impossible de dissocier, dans Pommes Pirate
Papillons, les poèmes des illustrations qui les accompagnent. Mais
là encore, on ne trouvera nullement de constante. L'illustrateur a toute
liberté pour réaliser des compositions qui soient en accord avec
l'esprit du poème sans pour autant être redondantes
»5.
La question que l'on pourrait se poser est : à quoi
sert l'image dans un recueil de poésie ? Le livre de jeunesse
illustré ; outre l'effet esthétique recherché, permet
à l'image de se révéler comme un langage à part
entière, avec ses codes, ses fonctions et ses effets. Le non-lecteur
accède au sens, le lecteur y découvre d'autres sens. L'image
participe à la fonction du texte et permet au lecteur une entrée
multiple et polysémique. Cependant dans la collection
1DAVID François, La revue des livres pour
enfants, Op.cit. p.93.
2CAZALS Thierry, Le petit cul tout blanc du
lièvre, ill. Zaü, Landemer, Mtus, 2009.
3CAZALS Thierry, « Comme une pousse de bambou
», Griffon 2003, Op.cit. p. 20.
4SERRES Alain, Propos recueillis par Annie Falzini,
libraire à L'Oiseau Lire, dans le dossier « Musique et
poésie », revue Citrouille n° 49, mars
2008.
5DAVID François, Griffon,
Op.cit.
96
Pommes Pirates Papillons, l'image ne surcharge pas le texte.
Le choix d'une illustration en noir et blanc permet de lire le texte et l'image
sur un même niveau, sans que le regard soit attiré par des
couleurs chatoyantes, permettant un juste équilibre entre les deux.
C'est le cas aussi des montages photographiques d'Aude Léonard qui se
présentent en noir et blanc. La présentation du texte et de
l'image sur des pages différentes, ce que Sophie Van Der Linden nomme
les images « isolées », donne son indépendance à
l'un comme à l'autre, tant pour la narration que pour l'expression. Ce
procédé permet une prépondérance du texte, lui
donnant une place primordiale, tout en permettant une «
indépendance du point de vue de l'expression de l'illustrateur
»1. Quelquefois, l'illustration n'est pas
systématiquement placée sur ce que les typographes appellent la
« belle page », la page de droite, où le regard se fixe
dès l'ouverture du livre, accordant une prédominance à son
contenu. Dans les recueils de la collection Pommes Pirates Papillons, les
images et les textes sont réparties indifféremment sur les pages
gauches ou droites du livre, ne donnant plus la priorité à
l'illustration. Cette volonté séparatrice de l'image
isolée et du texte sur une page et l'autre page, ce choix de
l'impression en noir et blanc des deux supports, permettent de donner un place
particulière au texte et à l'illustration et contribuent à
la mise en valeur de chaque expression. Le texte ne doit pas être
caché par l'image, mais au contraire, dans un jeu d'interpellation, il
doit être révélé par l'image. Ces illustrations
permettent une mise en perspective des mots qui éprouvent le sens, et
l'imaginaire. Le surréalisme narratif d'Henri Galeron nous propose
souvent des dessins étranges, qui interrogent, qui surprennent, sans
interpréter le texte mot à mot, ils le mettent en relief par
d'autres interrogations, d'autres pistes de lecture et de
compréhension.
Pour provoquer l'étonnement, la curiosité,
l'interrogation, François David apporte une attention toute
particulière à la diversité des illustrateurs et de leurs
techniques. « François David souhaite une technique
différente pour chaque livre, et un couple auteur-illustrateur
différent à chaque fois. Les deux livres avec Besnier sont une
exception à cette règle. L'unité de la collection est
donnée par le papier recyclé, le format, la couverture souple et
l'impression en une couleur. »2 explique Henri Galeron en 2006.
Les techniques sont différentes d'un ouvrage à un autre, telle
est la volonté de François David cherchant à créer
des livres singuliers et uniques. Photos retouchées par Aude
Léonard, travail à la plume par Boiry, travail sur les contours
par Romuald Reutimann, envolées graphiques et légères par
Ana Yael, illustrations surréalistes par Lisa Nanni, les images sont
à chaque fois une ouverture
1VAN DER LINDEN Sophie, Lire l'album,
l'Atelier du Poisson Soluble, 2006, p.45.
2 GALERON Henri, entretien dans Parole, la revue
de l'institut suisse jeunesse et médias, mars 2006.
sur des techniques différentes qui proposent une
lecture nouvelle du poème qu'elles illustrent. Ne pas paraphraser le
texte, telle est la volonté de l'éditeur. La collaboration entre
auteur et illustrateur n'est pas systématique, ainsi François
David laisse l'illustrateur libre d'interpréter le poème. Les
contraintes sont matériellement déterminées au
préalable (format, couleur en noir et blanc, support sur papier
recyclé) mais l'éditeur laisse le texte se dévoiler
à travers le regard de l'artiste.
L'interprétation d'un texte par un artiste ne
comporte-t-elle pas le risque de réduire le texte à une
subjectivité, empêchant l'imaginaire que les poèmes
proposent ? La question pourrait en effet se poser tant les illustrations
choisies, loin d'être redondantes, emportent le lecteur dans un univers
propre à l'artiste qui illustre les poèmes. Mais les artistes
dont s'entoure François David ne font pas que donner une
interprétation personnelle au texte, il offre une autre poésie,
une autre façon d'entrer dans le thème, une lecture
polysémique du texte. C'est encore en interrogeant le lecteur que la
poésie prend forme, traçant ici ou là des
références graphiques ou textuelles l'artiste invite le lecteur
à l'imaginaire, son imaginaire. Loin d'être des images closes sur
elles-mêmes ou simples échos du texte, elles s'ouvrent à
leur tour sur un monde infini d'interprétations. Les
références iconographiques foisonnent, telles les
références intertextuelles des poèmes. Ainsi, ne peut-on
s'empêcher de voir dans l'image de couverture de Mon kdi n'est pas un
kdo1, l'hommage signé de Henri Galeron à Andy
Warhol et ses travaux sur les boîtes de soupe Campbell2,
interprétation d'un artiste du Pop Art sur la société de
consommation de son époque.
97
(c)Mtus
Les illustrations des poèmes de la collection Pommes
Pirates Papillons, François David les définit comme « autant
de perspectives différentes [...] pleinement adaptées aux divers
univers poétiques »3. L'objectif de rendre le livre
unique confère à cette collection de recueils une
1BESNIER Michel, Mon kdi n'est pas un kdo,
ill. Henri GALERON, 2008. 2WARHOL Andy, Campbell's soup Cans,
1962.
3DAVID François, Griffon,
Op.cit.
98
représentation particulière de la poésie,
la présentant comme une poésie sans cesse renouvelée,
multiple et différente d'un recueil à un autre. Cette exigence se
trouve à la fois dans les textes inédits et dans les images que
les éditions ont choisis de regrouper dans cette collection. Mise
à part le format du livre, le logo de la collection et son nom, aucune
ressemblance entre les livres n'est identifiable. Cette diversité des
oeuvres permet à chacun de rentrer comme il l'entend dans la
poésie. La voie n'est pas unique, la poésie nous est offerte dans
sa diversité la plus large comme une occasion la plus vaste de faire se
rencontrer le poète et son lecteur.
A travers cette collection, les éditions Møtus
remplissent pleinement leur rôle d'édition de littérature
pour la jeunesse, spécialisée de surcroît dans
l'édition de poésie. Cette double démarche, exigeante,
difficile, lente, parce que le temps est nécessaire à la
poésie, coïncide bien dans cette collection toute
dédiée à la poésie. Cette collection nous conforte
dans le fait que la poésie contemporaine pour la jeunesse est vigoureuse
et qu'elle a son lectorat. Le succès des ouvrages confirme qu'elle est
devenue une des voies indispensables pour la rencontre des poètes
contemporains et du jeune lectorat. Dans cette mission de rendre la
poésie accessible à un lectorat enfantin, les éditions
Møtus usent de cette pratique du face à face de l'image en
l'inscrivant encore plus en avant. En effet, c'est dans le rapport que la
poésie entretient avec l'album, genre à part, que les
éditions Møtus accomplissent aussi leur rôle de passeur de
poésie.
C - L'album, média d'un genre nouveau
Nous nous proposons, à travers l'analyse du dernier
album édité par Møtus d'analyser en quoi le genre «
album » peut donner à la poésie une place de choix, lui
permettant d'accéder à un lectorat ouvert et coutumier du
genre.
1 - Un rêve sans faim1
1DAVID François, Un rêve sans
faim, Op.cit. Couverture.
99
(c)Mtus
Un rêve sans faim, est un album qui a
demandé une élaboration de trois ans, de la conception du projet
à la réalisation finale. Il est le résultat d'une grande
collaboration entre François David, l'auteur et Olivier Thiébaut,
l'illustrateur. Cette coopération révèle un lien
étroit entre le poète et le peintre : les deux artistes bas
normands se sont déjà rencontrés, pour le projet Les
hommes n'en font qu'à leur tête1, publié
aux éditions Sarbacane en 2011.
L'artiste Olivier Thiébaut crée des tableaux en
relief, dans lesquels il procède par superposition d'objets
récupérés ou collectionnés, qu'il « met en
scène » à travers des compositions faisant intervenir
différentes techniques. Dans Un rêve sans Faim, on pourra
admirer des collages, des découpages, des peintures. Ces compositions
rappellent des installations miniatures, présentant beaucoup de relief.
Ce travail de « compagnonnage », dont parle François David,
sous-entend un questionnement permanent sur la façon dont ce
thème grave, la faim dans le monde, doit être traité pour
le présenter aux enfants. Il s'agit de trouver un équilibre entre
la violence inhérente au thème et la volonté de le mettre
à la portée des enfants. Voilà donc l'enjeu du livre :
« en dire suffisamment sans en montrer trop ». Poursuivant toujours
l'objectif « d'en dire moins pour en dire plus », cette collaboration
a pris le temps nécessaire tout en parvenant à ses fins. Il aura
fallu, ici ou là, moduler le texte, retirer ou ajouter des
éléments dans l'illustration : tout cela prend du temps. La
partition s'est aussi jouée avec le photographe Hervé
Drouot2 qui a pris les clichés des compositions d'Olivier
Thiébaut. Le choix des cadrages n'est pas laissé au hasard. Le
tableau original qui a servi à la couverture de l'album a
également été utilisé pour les illustrations de la
quatorzième, de la
1DAVID François, Les hommes n'en font
qu'à leur tête, Sarbacane, 2011.
2Hervé Drouot est photographe professionnel,
installé dans la Manche et a crée un site où il expose les
photographies de ses voyages <
www.croquelaterre.com>
100
dix-huitième et la quarante-et-unième pages.
Certains éléments du tableau ont été
retouchés afin de s'adapter aux poèmes associés.
La première de couverture propose un paratexte discret,
les noms de l'auteur, de l'illustrateur et de l'éditeur sont
apposés en petits caractères fins dans la partie
supérieure. Le titre lui même laisse toute la place aux
personnages de l'illustration qui occupent la page entière. La police
choisie pour le titre offre des lettres légèrement
ombrées, annonçant par ce décalage le jeu graphique des
deux dernières pages sur les mots « faim » et « fin
». L'échelle de représentation de la cuillère en bois
et le dessin sommaire des yeux et bouches fait de ces ustensiles de cuisine des
êtres anthropomorphisés que l'enfant lecteur identifiera comme une
famille, ou du moins, comme une mère, son enfant et une foule autour.
Ces cuillères humanisées énoncent subtilement les
thèmes que l'album va développer, à savoir la question
centrale de la nourriture, le dénuement dont souffre une grande partie
de la population de la planète (en effet les ustensiles sont vieux,
désuets et usés) et les liens humains (sociaux, familiaux). La
couleur terreuse du paratexte rappelle la couleur dominante de l'album,
associée à une terre aride donc peu féconde.
La quatrième de couverture et son rabat proposent un
contraste éloquent : l'image se déploie horizontalement,
séparée en deux selon un tracé irrégulier qui
évoque une déchirure. Dans cette bipartition de l'espace de la
double page de couverture, le monde qui souffre de la faim est
représenté sur la partie supérieure. On y découvre
des ustensiles de cuisine, vieillis, usés vides ou contenant des herbes
sèches. En revanche, la partie inférieure de l'image
présente une belle étendue bleue, symbole de notre
planète, accueillant une petite étoile jaune, symbole d'espoir,
et une grosse miche de pain doré, symbole de vie. Le contraste est fort
entre le pain appétissant d'une part et l'absence de nourriture d'autre
part. Néanmoins, le fait que ces deux univers alimentaires partagent la
même page dit à la fois la séparation et l'appartenance
conjointe à un seul et unique monde. La vision du lecteur se referme sur
le paratexte de la quatrième de couverture : « Sur chaque
exemplaire vendu, 1 euro est reversé à l'ONG Sharana », et
le logo de l'ONG, apposé en bas à droite de la page. Cela signe
l'implication concrète des auteurs dans la lutte contre la faim et
engage, par conséquent, le lecteur-acheteur lui-même dans un acte
volontaire servant la même cause. La quatrième de couverture
présente en outre un court poème issu du coeur de l'album et
repris comme un écho final d'espérance. En effet, le vers initial
« J'ai fait un rêve » n'est pas sans évoquer le discours
célèbre de Martin Luther King, message d'espoir universel. Cette
parenté implicite manifeste clairement
101
l'importance accordée au combat à mener pour
vaincre la faim. Le court poème se termine par une note d'espoir («
pourront partout bien se nourrir ») et rend l'enfance à l'espace du
jeu et du plaisir (« et rire et rire et rire ») qui devrait lui
être réservé « sur tous les continents ». La
forme de l'album est, on le voit, très étudiée. Les
couvertures souples possèdent en outre des rabats qui offrent au regard
les tableaux complets d'Olivier Thiébaut en grand format. Sur ces
rabats, aucun paratexte ne vient se superposer à l'image, ce qui
confère à cette dernière sa dimension de véritable
oeuvre d'art.
Les première et dernière pages de l'ouvrage
donnent à voir un tissu déchiré qui fait écho
à des lambeaux du même tissu présent sur les images des
rabats, créant ainsi une continuité visuelle visant à
aiguiser la perception du lecteur. Ce tissu est éminemment symbolique :
d'abord parce que ces deux couleurs peuvent renvoyer à la bipartition du
monde en deux univers que tout oppose ; ensuite parce que la déchirure
évoque la souffrance et le manque ; enfin parce que
étymologiquement, « texte » et « tissu » ont la
même origine : le nom latin « textus » évoque cet
entrelacs de fils qui s'entremêlent, ce qui peut ici représenter
la façon dont les humains sont inextricablement liés les uns aux
autres, comme le sont les mots et les images dans l'album. D'ailleurs, tous les
textes de l'album sont des poèmes posés délicatement sur
une photo de vieux tissu rapiécé qui se marie avec les mots.
Comme les fils du tissu, le texte est composé de réseaux
entremêlés. Ce choix crée un continuum visuel dans l'album,
et semble exprimer le parti pris des auteurs : la faim dans le monde est
affaire de tous, nous sommes indubitablement liés les uns aux autres et
coresponsables du sort de chacun. C'est pourquoi la faim dans le monde ne
concerne pas seulement ceux qui en souffrent mais est bien l'affaire de
tous.
Abandonnant toute hiérarchie dans le corpus des
poèmes proposés et favorisant les effets de circularité
dans la lecture, l'album a renoncé tant à numéroter ses
pages qu'à identifier chaque poème par un titre propre. L'absence
de pagination et de titres donnés aux poèmes permet une
circulation libre dans l'album qui, par ailleurs, ne propose pas de table de
matières. Ces éléments marquent une différence
majeure avec la structure habituelle d'un recueil de poésie. C'est
pourquoi les poèmes peuvent se lire de façon autonome, même
si une volonté évidente de continuité traverse l'album.
Enfin, on peut également souligner le refus d'une
régularité immuable dans la distribution du texte et de l'image :
l'un ou l'autre peut apparaître aussi bien en page de gauche, la fausse
page, qu'en belle page, niant ainsi la
102
prédominance possible de l'un sur l'autre. Les deux
arts sont alors placés à égalité, tous deux
à part égale, au service de la même cause.
Dans cet aspect formel, les pages de seuils ont un rôle
important concernant l'entrée et la sortie du lecteur dans l'album.
Trois pages de garde ouvrent l'album. La première présente le
titre en lettres blanches sur fond de tissu beige, sans aucune autre mention.
La deuxième porte les mentions obligatoires de toute publication. La
troisième indique outre le titre, les noms des auteurs et de la maison
d'édition. Le jeu sur la couleur se remarque ainsi dès ces
premières pages : le titre passe des lettres blanches aux lettres marron
foncé, encore une manière de souligner que l'album est
pensé selon un jeu de contrastes (ici opposition entre clair et
foncé) et de continuité (les mots identiques du titre). Ces
premières pages anticipent sur le récit . Les pages de garde
finales jouent sur les mêmes oppositions de couleur et utilisent aussi la
répétition de mots. Mais le procédé est plus
élaboré et plus subtil. En effet, les deux dernières pages
présentent, par un jeu visuel et sonore, le trajet à
réaliser pour aller de la « faim » (le mot occupe une pleine
page) à la « fin » (le mot occupe seul la page suivante) de
cette calamité qui s'abat encore sur tant d'êtres humains. Le mot
« faim » apparaît en bicolore (beige et marron), la couleur
foncée révélant que le premier vocable contient en quelque
sorte le second (le mot « fin ») : manière artistique et
symbolique d'affirmer la possible éradication du fléau qu'est la
famine. Le glissement d'un terme à un autre, qui joue bien sûr de
leur homophonie, fait disparaître le mot « faim » au profit du
mot « fin » de la page suivante : sorte de pied de nez
poétique et final des auteurs qui affirment ainsi qu'en finir avec la
faim est possible. Les pages de gardes finales renvoient ainsi au récit
de l'album.
Du point de vue sémantique, dès le titre de
l'album, le lecteur entre dans un univers où les jeux sur la langue
révèlent la richesse de cette dernière et ouvrent dans le
même temps les portes de l'imaginaire. Ainsi Un rêve sans faim
est un titre lisible à plusieurs niveaux. La première
tension ressentie oppose l'idée de rêve, qui évoque un
univers onirique et plaisant de réalisation des désirs, et la
réalité terrible de la faim dans le monde. De plus, la perception
visuelle du titre souligne le décalage entre l'expression
communément attendue « sans fin » et l'expression choisie
« sans faim » : écart qui est l'occasion pour le lecteur de
réaliser un pas de côté pour lire autrement. Si la notion
de rêve apporte indéniablement une connotation positive à
l'album, le thème de la faim dans le monde n'y est cependant pas
traité sur le mode léger. L'espoir demeure certes, mais
l'objectif des auteurs est de dénoncer une réalité
concrète et prosaïque afin de promouvoir une réelle prise de
conscience chez les enfants occidentaux.
103
C'est pourquoi l'album élabore un jeu constant d'allers
et retours entre l'univers des enfants en Occident et l'univers de ceux qui
grandissent dans un monde où la première des
préoccupations reste celle de se nourrir. Ainsi, les illustrations et
les textes se complètent et se répondent, mettant l'accent sur
l'abondance dans les pays riches, au regard de laquelle le dénuement
dans les pays pauvres paraît plus extrême encore. Ce contraste
saisissant vise également à révéler ce qu'a
d'insupportable la passivité des habitants des pays riches face au
nombre élevé d'enfants qui meurent de faim chaque année.
On peut dès lors affirmer que cet album poursuit une double visée
: non seulement dénoncer la famine dans le monde mais également
souligner la nécessité absolue, voire l'urgence, d'agir.
Du point de vue thématique, les poèmes
s'organisent aussi en réseau, ce qui donne à l'album son
unité. Les allers-retours entre le constat de la famine dans le monde et
le message d'espoir ou les solutions proposées pour en sortir sont
nombreux. Les poèmes (titrés et numérotés par mes
soins selon leur ordre d'apparition dans l'album) s'enchainent selon la logique
suivante :
Constat
|
Espoir ou solution
|
Constat ou cause
|
Espoir et Solution
|
Constat ou cause
|
Solution et Espoir
|
1 - L'enfant de la faim
|
5 - J'ai fait un rêve
|
8 - Canne à sucre
|
11 - Petites idées
|
15 - Sècheresse
|
18 - Petit bracelet
|
2 - Radidja
|
6 - Anagrammes
|
9 - Catastrophes
|
12 - Spiruline
|
16 - Eau vitale
|
19 - Terre féconde
|
3 - La soupe au caillou
|
7 - Le riz nous nourrit
|
10 - chiffres
|
13 - Dessin d'enfant
|
17 -
Télé/absence
|
20 - Faim et fin
|
4 - Le temps du quotidien
|
|
|
14 - Argent de la faim
|
|
|
Le va-et-vient entre la dure réalité de la
famine (colonnes 1, 3 et 5) et les messages d'espoir, ou les solutions
proposées à ce fléau (colonnes 2, 4 et 6) est ici
constant. L'histoire de la faim dans le monde est ainsi traitée comme
une histoire à rebondissements, une histoire qui commence avec le
personnage de la petite Radidja et se termine avec tous les enfants du monde,
allant du singulier vers l'universel.
En entrant plus en avant dans l'album, l'analyse de trois
doubles pages peut rendre compte de l'intérêt de choisir le
support album pour donner au thème son intention et sa perception.
104
2 - Des images polysémiques
Habituellement, dans les albums pour enfant, une histoire est
racontée et c'est le plus souvent le texte qui assume la
continuité narrative, l'image venant en complément du
récit. Dans cet album, le parti pris de choisir pour le texte des
poèmes, et donc des pièces ayant chacune son autonomie, on peut
poser l'hypothèse que ce sont les images qui prennent en charge la
continuité narrative d'une histoire qui est toujours différente
et toujours identique. Un enfant qui a faim vaut pour tous les enfants qui ont
faim. C'est pourquoi il nous semble important d'analyser de près
quelques images de l'album tant dans leur dimension intrinsèque
(fortement poétique) que dans le lien qu'elles tissent avec le texte
qu'elles accompagnent et enfin dans leur relation avec l'ensemble de
l'album.
(c)Mtus
Dans cette première image, la mère a un oeil
ouvert, l'oeil qui veille sur son enfant. En ouvrant les yeux, elle retrouve
une dignité, la dignité de celui qui peut regarder en face. En
contraste, les yeux baissés de ce personnage sur la couverture
laissaient penser à une impuissance, une fatalité. Mais
curieusement, cet oeil ouvert est unique et placé à la place de
la bouche. Olivier Thiébaut fait souvent appel au symbolisme. Cette
bouche, avec laquelle on appelle, on crie, est transfigurée par un oeil
qui regarde le lecteur. Ce dernier est ainsi interpelé dans son
rôle : ce personnage semble dire « regarde, et vois ce qui se passe
! ». L'enfant, serein, rassuré, apaisé, dans ce rêve,
peut se sentir protégé par cette mère, ils se penche sur
elle. Autour des personnages, l'entourage en coton crée un univers
onirique, d'où surgit un ciel bleu, visible
105
pour la première fois dans l'album. Le papillon, qui
est un détail, dont l'illustrateur est friand, participe à
l'énonciation de la chaîne de causes à effets. «
L'effet papillon » semble souligner que l'enchaînement des petites
actions peut avoir de grandes conséquences. Le papillon est apparu
dès la deuxième double page de cet album, seul symbole de vie sur
l'illustration du deuxième poème. Et on retrouve ce papillon dans
le monde rêvé de cette image. L'illustrateur semble vouloir dire
que par « l'effet papillon », une cause infime peut avoir de grands
effets. Mais une double lecture est possible. La première peut vouloir
dire que la famine n'est pas un fléau surgie du hasard et qu'elle est
souvent la conséquence de catastrophes naturelles, de politiques
intergouvernementales dérisoires, de choix économiques
catastrophiques, ce que d'autres poèmes de l'album mettront en avant,
donc que l'effet papillon peut se lire dans le sens que des causes infimes
peuvent avoir de grands effets. Mais par un jeu de miroir, cet effet papillon
peut vouloir dire l'inverse, qu'en choisissant de mettre en place de petites
actions, il peut y avoir de grandes conséquences sur
l'éradication de la famine, et d'autres doubles pages de l'album les
mettent aussi en avant. Il s'agit de petites, toutes petites idées, d'un
petit grain de riz, d'une petite algue très nutritive, d'une toute
petite ration, d'une petite attention, d'un livre acheter dont « 1 euro
est reversé à l'ONG Sharana ».
Les images et le texte semblent se répondre : en effet,
le poème de cette double page donne un effet d'écho au rêve
de l'illustration, écho qui sera repris par la répétition
du vers « J'ai fait un rêve » et par la triple
répétition des mots « et rire ». La
référence au célèbre texte de Martin Luther King,
« I have a dream », lui donne une dimension de possible. La lutte
contre l'apartheid s'il elle fut un rêve, à une époque, est
devenue aujourd'hui une réalité et tous les hommes quelque soit
leur couleur de peau ont acquis les mêmes droits. L'auteur déplace
cette lutte célèbre et s'en sert comme d'un exemple de ce que
tous les hommes doivent revendiquer : manger à sa faim. La couleur bleue
de l'enfant sur l'illustration permet ce rapprochement de la lutte raciale avec
ce combat si contemporain qu'est la famine. Les coupelles, symbolisées
par des épis de blés, remplies de riz, figurant des soleils ou
des fleurs, font écho aux mots rêves et espérance du
poème. L'espoir, le rêve, tiennent dans ces choses aussi simples
et réelles que des céréales, qui donnent vie, et qui sont
représentées dans des coupelles, telles des offrandes. Le texte
et l'illustration se complètent pour donner à ce message une
dimension réaliste et ainsi possible.
Cette image correspond au cinquième poème de
l'album, après quatre autres poèmes qui dépeignent la
famine dans sa dimension quotidienne et réaliste. On retrouve les
106
personnages, cuillères anthropomorphisées, de la
couverture, mais l'environnement a changé. Dans l'album,dès le
début et souvent encore jusqu'à la fin, la couleur ocre, symbole
de terre aride, domine. Dans cette image là, l'illustrateur nous
dépeint un parterre de couleur verte, signe de fertilité. Le
papillon fait le lien aussi entre le regard de la mère sur cette image
et celui de Radidja « au regard sans regard », illustration du
deuxième poème où l'on voit pour la première fois
un papillon. Ce regard, cet oeil, donne aussi un fil conducteur puisqu'on le
retrouvera sur les armes anthropomorphisés d'une autre image. Ces yeux
accentuent le message des auteurs qui en faisant le choix de parler de la
famine, de la montrer à travers cet album, prônent pour que la
parole soit plus forte que la fatalité. En montrant un petit singe qui
se bouche les oreilles sur le neuvième poème, l'illustrateur fait
référence aux singes de la sagesse, maxime picturale qui promet
le bien-être à celui qui ne voit rien, n'entend rien, ne parle
pas. C'est grâce au discours que la famine pourra s'éradiquer,
c'est en prenant conscience du fléau que les hommes pourront proposer
des solutions, afin que l'intolérable prenne fin. Il faut montrer et
dire pour solutionner cette fatalité, qui si nous agissons n'en sera
plus une. C'est un parti pris contre la mise à distance de la
réalité, que les auteurs ont donné à lire et
à regarder : d'abord dans le jeu sur les regards et les seuls
êtres humains, victimes de famine, représentés dans cet
album, cadrés par une photographie ou une image
télévisuelle, pour l'illustrateur ; ensuite par le jeu de mots,
les anagrammes de « famine-infâme », « poires-espoir
», « le matin -aliment », « notre faim - main forte »,
« after dinner- rire d'enfant », par le jeu de miroir comme « le
riz /nous / nou /rrit », le jeu d'homophonie comme « faim et fin
» pour l'auteur. Tous ces jeux poétiques, qu'ils soient textuels ou
visuels donnent du sens à chaque poème et enchaînent les
poèmes les uns aux autres pour énoncer un même message.
107
(c)Mtus
Dans cette deuxième image, nous retrouvons la couleur
dominante de l'album, l'ocre, constituée à base d'argile. Sur
l'arrière plan, une silhouette est peinte, dont le visage rappelle la
forme ovale de la cuillère en bois. Mise à part, les deux photos
très réalistes des enfants victimes de famine, l'illustrateur a
choisi de ne faire apparaître l'homme que sous forme d'ombre, de
silhouette. La silhouette est constituée de sable collé et
coloré, travaillé à la truelle, faisant apparaître,
principalement sur le visages, des rayures. La vieillesse, l'usure du
personnage sont ainsi dévoilées. Sur un deuxième plan, on
voit apparaître une petite voiture miniature décapotable, objet de
jeu pour les enfants. Elle roule sur une plate bande de route qui est
figurée par un collage de morceaux d'un mètre de
couturière où l'on peut lire les nombres qui s'enchaînent
les uns après les autres. Les passagers de cette voiture sont deux
pièces de monnaie. L'illustrateur n'a pas travaillé le
décalage sur les échelles dans cette illustration, et la voiture
miniature cache la majeure partie du visage de la silhouette. L'homme semble
ainsi crier, la voiture figurant une bouche grande ouverte. Au premier plan,
les cannes à sucre s'alignent verticalement et semblent enfermer la
silhouette, tel les barreaux d'une prison. Le contraste recherché par
l'illustrateur entre le monde occidental et le monde qui a faim est encore
fortement souligné. La voiture, les pièces de monnaie, les
kilomètres calculés sont des représentations du monde
occidental qui contrastent avec la terre aride, la silhouette
décharnée et la canne à sucre qui sont celles du monde
victime de la famine. Puis l'illustrateur établit un rapport entre ces
deux mondes, en transfigurant la voiture miniature en bouche ouverte, il
propose un rapport de cause à effet.
108
Ces images portent le texte de François David qui
dénonce l'absurdité des politiques agricoles des pays pauvres :
faire pousser de la canne à sucre, qui ne nourrit pas les habitants des
pays frappés de famine, mais qui se vent contre de l'argent, à
des pays qui en ont besoin pour élaborer leur nouvelles technologies. La
terre ne sert plus à nourrir les enfants, elle alimente les pays riches
en carburant. La situation absurde est ainsi dénoncée, par le
texte d'abord « pour donner à manger aux enfants », par le
dessin ensuite qui représente une bouche qui a faim et qui doit se
nourrir par une voiture dont les seuls passagers sont des pièces. Le
contraste se fait aussi par une interaction entre le dessin et le texte :
« les voitures roulent bien fières » s'opposent à
l'homme décharné juste représenté par une
silhouette, un homme issu de cette terre, peint par cette terre, qui ne le
nourrit pas, mais qui alimente les autos du monde occidental. L'image raconte
l'homme affamé, le texte raconte l'homme riche. Les barreaux
représentés par les cannes à sucre enferme l'homme dans
une prison. Olivier Thiébaut interprète cette absurdité
dénoncée par l'auteur. Les hommes sont prisonniers de leurs
échanges commerciaux, ils s'enferment dans leur propres barreaux. Non
seulement leur terre ne sert plus à faire pousser les
céréales nécessaires à leur survie, mais de
surcroît, en faisant pousser de la canne à sucre pour les pays
riches, ils condamnent leur terre. L'illustration, à son tour, nous dit
plus que ne dit le texte. Elle continue là où le poème
s'était arrêté. Les trois niveaux de lecture de cette
image, en trois plans bien distincts constituent une lecture en trois
épisodes. L'histoire commence loin, là-bas, continue avec la
représentation de l'apport des pays pauvres aux pays riches et se
terminent sur les conséquences de cette relation entre ces deux parties
du monde. Le texte et l'image se répondent. Les premiers vers du
poème parlent de la canne à sucre, continue sur les voitures des
pays riches, et terminent sur les enfants mal-nourris . L'image fait le
parcours en sens inverse : l'homme qui a faim sur lequel est apposée la
petite voiture miniature et les barreaux de canne à sucre qui ferment le
tableau.
Dans l'album cette double page est la huitième, et
commence la série des poèmes qui tentent d'expliquer les causes
de la faim dans le monde. Les politiques agricoles mondiales pourraient
expliquer une partie de la famine . L'auteur, François David s'est
alimenté pour écrire ses poèmes des écrits de Jean
Ziegler1 qui est connu pour cette phrase « l'agriculture
mondiale peut aujourd'hui nourrir douze milliards de personnes [...] donc les
enfants qui meurent de faim sont assassinés »2. Les
causes de la famine dans le monde sont dénoncées par
1ZIEGLER Jean, homme politique et sociologue
suisse, a été rapporteur spécial auprès de l'ONU
sur la question du droit à l'alimentation dans le monde, de 2000
à 2008.
2ZIEGLER Jean , L'Empire de la honte,
Éditions Fayard, 2005.
109
ce penseur sociologue qui les dévoile tout en pensant
que la famine n'est pas une fatalité et que nous sommes les acteurs de
l'éradication de ce fléau sur la planète. L'album Un
rêve sans faim reprend les mêmes principes, à
l'échelle des enfants. Expliquer, comprendre, pour mieux agir, tel est
l'objectif de ce livre. Dans l'objectif de sortir le monde de ce fléau,
l'album, et avec lui cette double page alterne entre les messages d'information
: description de la famine, recherches des causes de cette famine, messages
d'espoir, petites solutions. Les solutions à l'échelle de
l'enfant ne sont pas oubliées, ainsi faire un dessin « pour
l'enfants de là-bas » (treizième poème) constitue
déjà un pas vers la prise de conscience qui pourra faire bouger
les choses. L'étude de cette double page permet plus que la
culpabilité des pays riches, la prise de conscience que les deux parties
de ce monde sont liées et ne peuvent pas vivre l'une sans l'autre. Elle
s'insère dans le groupe des deux autres poèmes qui donnent les
causes de la guerre : les catastrophes naturelles, les guerres à travers
le poème « Il y eut une sècheresse » mais aussi le
rapport de l'homme avec le profit à travers le poème « Vite
/ compter vite ». Cette double page donne à l'album une
continuité dans l'écho de la couleur dominante de l'image, le
choix des silhouettes que l'on retrouve dans deux autres poèmes, du
petit jouet du monde occidental (la voiture miniature) que Olivier
Thiébaut dissémine dans toutes les illustrations (toupie, puzzle,
taille-crayon, poupée, doudou, ours en peluche, figurine de singe,
figurines d'animaux africains, lettres et chiffres en bois). Le propos de la
famine dans le monde est ainsi rapporté à l'univers de
l'enfant.
110
(c)Mtus
La dernière image que nous avons choisi d
'étudier est celle de la dernière double page. La couleur
dominante reste l'ocre, mais s'accompagne de couleurs, comme pour dire que la
terre aride n'est pas une fatalité pour la faim dans le monde. Elle peut
produire les céréales nécessaires à la nutrition
des hommes : les pois cassés de couleur verte, le riz blanc, et d'autres
préparations culinaires qui remplissent les bols. Une fleur posée
dans un bol qui présente même une possibilité de saveur et
de parfum La fleur est aussi symbole de joie et de bonheur. Elle connote donc
doublement l'image : tel un végétal, elle nourrit, tel un
ornement, elle fait plaisir. Le pain est symbole de vie et prend une place
toute particulière ici. Il est rond, bien doré,
façonné de façon circulaire et est situé au milieu
des autres aliments. C'est la plus grosse pièce de nourriture
présentée. Cette boule de pain, aliment de base presque banal sur
les tables des occidentaux, prend ici la place d'honneur, indispensable
élément de la nutrition. Il est traité comme l'aliment
« roi », soulignant le contraste avec l'utilisation banale et
quotidienne que l'on en fait. Le message est clair et renvoie à ce
documentaire « We feed the world »1 où les premiers
séquences montrent le gaspillage de tonnes de pain, montagnes de pain
qui s'accumulent avant d'être jetées. La partie supérieure
de l'image offre au lecteur la vision d'une terre fertile où l'arbre
vert repousse, où les êtres vivants (ici un oiseau) repeuplent ces
arbres. La cuillère en bois, qui n'est plus anthropomorphisée,
retrouve la place d'un ustensile commun de cuisine. Il redevient l'outil propre
à la nutrition. Il sert à servir le riz, mais à la fin de
cet ouvrage on ne peut s'empêcher de le voir comme un personnage repu,
1We Feed the World est un film
documentaire autrichien réalisé en 2005 par Erwin Vagenhofer et
sorti en 2007. Le réalisateur s'est inspiré du livre de Jean
Ziegler : L'Empire de la honte, Op.cit.
111
reposé et serein. L'accumulation de plats, sur laquelle
il est allongé, lui garantit sa nourriture future.
Ces images abondent le texte du poème court de quatre
vers. Cette brièveté, cher à François David,
contraste avec l'infini richesse de la terre qui peut nourrir « tous les
enfants du monde ». L'image et le texte semblent être en phase,
semblent être même redondantes, tant « féconde »
joue avec l'amas de nourriture et les êtres vivants (animaux et
végétaux), tant « ronde » est figurée par le
pain arrondi, tant la multitude des grains céréaliers de l'image
résonnent avec « tous les enfants du monde ». De plus, le
premier vers entreprend de nous transporter sur une vérité
indéniable, appuyant l'hypothèse que nourrir toute la
planète est possible et n'est pas qu'une idéologie. C'est
concret, les poèmes précédents qui présentent des
solutions font écho à cette réalité : l'argent de
la guerre, l'utilisation de la spiruline, la culture de céréales
appropriées. Cependant c'est en analysant le texte dans ses
détails que l'on peut comprendre que ces images ne sont pas redondantes.
La dernière syllabe de « nourrir » , « rir » tranche
les rimes riches en « onde » (ronde/féconde/monde) de ce
poème. L'effet de la rupture souligne l'importance du mot nourrir, mais
en même temps casse le rythme d'un monde où tout est
enjolivé, bien rond, et où tout se répète pourvu
que l'équilibre existe. Ce procédé participe à
dénoncer encore une fois la passivité des hommes sur cette
difficulté que constitue le fait de se nourrir dans une partie du monde
où tout ne tourne pas rond. Dans l'image, la présence de cette
cuillère en bois tranche elle aussi avec l'abondance « normale
» de nourriture. Elle nous rappelle que trouver sa nourriture est un
combat quotidien, représenté par un ustensile du quotidien, geste
répétitif de la préparation des repas. La cuillère
devient utile, elle est ustensile de utensilis (mot latin) « dont
on peut faire usage » parce qu'enfin les aliments sont présents.
Ce poème est le dernier de l'album, en écho au
rêve du premier album, il confère à la lutte contre la
famine son statut de possible et nécessaire. Cependant, il donne aussi
un avertissement, déjà rencontré dans d'autres
poèmes. La prise de conscience est nécessaire et
l'éradication ne pourra se faire sans cette première
étape. C'est une invitation à passer du rêve , rêve
de manger à sa faim aujourd'hui, décrit dans le premier
poème entrant de l'ouvrage, à une réalité, celle de
nourrir tous les enfants du monde, dernier poème qui ferme l'album. Le
message d'espoir est très souligné, mais un avertissement est
présent aussi : notre volonté d'éradiquer ce fléau
et notre participation sont indispensables. Ce message est accentué par
le jeu visuel et sonore des mots faim et fin des deux dernières
pages.
112
Il semble que le travail de longue haleine des auteurs de cet
album ait été bénéfique à l'objectif de
rendre un sujet aussi grave d'une portée poétique toute
particulière. Les textes isolés de leurs illustrations n'auraient
sans doute pas été portés à cette finesse. De
même, les illustrations sans les mots ne proposeront pas tant
d'émotion. La poésie des mots semble indissociable de celle des
images et vice-versa. Plus qu'un manque il semblerait que cette interaction
pousse encore plus de loin la poésie, dans une sphère où
seul le plaisir de l'album peut nous transporter.
3 - Pour une poésie sans fin
Les jeux d'écho qui donnent à l'album Un
rêve sans faim une prolifération de sens et de traits
poétiques se constate à plusieurs niveaux. Sur l'espace de la
double page, tout d'abord, le texte et l'illustration semblent se
répondent. Les poèmes et les images donnent chacune par leur
propres techniques une poésie au thème difficile qui est
abordé. Les jeux de mots, les rimes, les allitérations, les
répétitions, les anagrammes sont autant de procédés
qui servent le propos de l'auteur qui donne une vision concrète mais
pleine d'espoir de la famine. Les procédés employés par
Olivier Thiébaut servent aussi une poétique du propos, difficile
à traiter. Le choix de « mise en scène », l'ajout
d'objets récupérés, les matériaux naturels
employés (pigment, sable, matières diverses) dans les tableaux
ancrent le sujet dans une réalité sans tomber dans le
cliché de montrer l'horreur brute d'un enfant atteint de famine. Deux
photos de visages d'enfants malnutris suffisent à rappeler à
notre mémoire que tous les jours nous sommes envahis par ces
clichés qui ne nous font même plus réagir tant le nombre
les ont fait tomber dans une horrible banalité. La poésie de cet
album, tant par les images que par les mots choisis veulent réveiller
nos consciences endormies par la fatalité. Les jeux typographiques
participent aussi à cet éveil. Sur cette espace de double page,
l'interaction des images et des textes rendent aussi un effet poétique.
Un jeu entre le visible et le dicible s'est installé : ce que ne peut
dire le texte, l'image le suggère, ce que ne peut montrer l'image, le
texte l'imagine. Selon Sophie Van Der Linden, « dans l'album, l'image est
prépondérante : l'occupation spatiale du livre [par le texte] ne
pourra être supérieure à celle des images. Pour autant le
texte n'est pas rendu secondaire, il constitue même souvent l'expression
prioritaire, notamment dans les récits »1 De fait, si
les images permettent la mise en page d'un très bel album, le texte
participe à cette mise en page, et nous l'avons vu, la
particularité ici est que le
1VAN DER LINDEN Sophie, Lire l'album,
l'Atelier du Poisson Soluble, 2006, p.87.
113
texte est de la poésie. La continuité des pages
est donnée par les images prioritairement, mais aussi par les
références inter-textuelles des textes entre eux et les
références inter-iconiques des illustrations entre elles. Les
échos se retrouvent de pages en pages, les références
antérieures donnent sens au poème et les objets ou mots
utilisés dans les images ou les textes des poèmes produiront un
impact sur les suivants. Ainsi ces rappels iconiques ou textuels donnent une
unité à l'histoire de la faim dans le monde qui présente
un début, des rebondissements et une fin. L'enchaînement des pages
par ces effets d'allers-retours donnent à l'album une continuité,
conférant au discours une unité tout en lui proposant une libre
circulation autonome. A un troisième niveau encore les
références textuelles ou iconographiques puisées dans le
patrimoine culturel donnent à ces poèmes une prolifération
de sensibilité. Ces références culturelles donnent aux
poèmes une profondeur et un relief qui permettent de parler d'une
poésie profonde, à la portée des enfants et non
affadie.
Ces allers-retours, ces interactions entre images et
poèmes, cette continuité des doubles pages, les
références intertextuelles et les apports culturels nombreux nous
permettent de parler d'une poésie qui s'auto-engendre, une poésie
« sans fin » en somme. Le déplacement du regard du lecteur de
ce que dit le texte vers ce qu'il suggère et de ce que dit l'image vers
ce qu'elle suggère favorise une lecture entre les lignes. La
polysémie du texte et de l'image participent toutes deux à
élaborer la poésie de l'album, appelant les émotions et
les sensations grâce aux jeux sur les mots et sur les images et les
procédés. Cette façon de proposer la poésie
à des enfants c'est aussi remettre la poésie au coeur de son
quotidien. D'une part parce que les thèmes traités le concernent,
et loin d'être des thèmes « gnangnans » ils peuvent
interroger le monde et notre façon de s'y placer. Ainsi, l'enfant a la
possibilité de passer d'une « poésie de l'école
», jolie et agréable, à une « poésie sociale
»1, celle qui lui permet de transformer sa vision du monde et
du même coup de se transformer à partir de ce monde. D'autre part
parce que l'album est sans doute le média le plus utilisé par
l'enfant, sa forme d'expression adéquate présentant une
interaction du texte et de l'image peut être le média idéal
pour faire découvrir la poésie aux jeunes enfants. Le plaisir
partagé à la lecture de l'album Un rêve sans faim
nous montre que le public à qui s'adresse cette poésie n'est
pas limité aux enfants. Les interférences avec des textes
réservés aux adultes ont permis à ces derniers d'y trouver
beaucoup de profondeur, c'est ce que nous avons découvert
précédemment. Quoiqu'il en soit, si « « la
poésie est un petit monde bizarre : à la fois très
exigeant dans sa recherche et toujours en
1CHENOUF Yvanne. LACOURTHIADE Sèverine. ,
« Projet Poésie », Les actes de lecture n° 115,
septembre 2011.
quête d'échange et de reconnaissance
»2, il semblerait que l'album pourrait jouer ce rôle de
médiateur incontournable, donnant l'occasion de découvrir la
poésie, ce genre en mal de reconnaissance.
Aujourd'hui le combat éditorial se situe
désormais dans la diversité des formats. Certains éditeurs
l'ont compris. Des poètes, et avec eux, des artistes ont choisi de
s'adresser aux enfants, par l'intermédiaire de l'album-poème. Il
semble que ce soit un format au service de la poésie, une forme
idéale pour promouvoir la poésie contemporaine.
114
2MATJLPOIX Jean-Michel cité dans « La
poésie envers et contre tout », Magazine littéraire n°
499, été 2010.
115
Conclusion
Dans le domaine de la poésie, les pratiques
traditionnelles marquent le pas : les pratiques scolaires, les recueils et les
anthologies de la poésie classique ne semblent plus toujours
correspondre aux souhaits des enfants d'aujourd'hui. Pourtant, ce public
manifeste de réelles attentes et on constate une belle vitalité
de la poésie contemporaine. Il existe bien une poésie pour la
jeunesse, et des poètes s'engagent à l'alimenter. Le
détour par l'inattendu, la surprise, la voix et l'image contribue donc
de manière évidente à désacraliser la
poésie, et à la diffuser auprès d'un public d'enfants et
d'adolescents. Ils ne découvrent pas la poésie car c'est un art
premier. Mais ils l'appréhendent grâce à des voies
nouvelles qui se multiplient et contribuent à la découverte de ce
genre qu'il faut « sauver ».
Dans ce contexte, Møtus fait partie des
précurseurs et conjugue ses efforts avec d'autres éditeurs qui
participent à promouvoir ce genre encore trop souvent méconnu.
Certains petits éditeurs sont à saluer dans cette démarche
: Cheyne Editeur, le Farfadet Bleu, La Renarde Rouge, Corps Puce, Soc et Foc et
Rue du Monde. De même certaines collections chez des éditeurs de
renom sont à distinguer : Enfance en Poésie chez Gallimard
Jeunesse, les Albums Dada chez Mango, Mes Premiers Poèmes chez Milan,
Poésie et Comptines chez Bayard Jeunesse. Toutes ces collections et ces
éditions nous ont permis de dépasser le recours exclusif à
l'anthologie et de renouveler la poésie pour la jeunesse, voire la faire
naître en confrontant la jeunesse à la création
poétique contemporaine. Mais la diversité et l'originalité
des collections que proposent les éditions Møtus marquent un pas
de plus, permettant une poésie tout de suite accessible aux enfants.
Depuis une trentaine d'année, l'édition jeunesse ouvre ses portes
à une poésie proposée aux enfants qui ne les sous-estime
pas en leur proposant des auteurs contemporains, des poètes vivants qui
écrivent pour des lecteurs attentifs à la poésie
inédite.
Ces initiatives renouent avec la notion de plaisir d'autant
plus que le support médiatique aussi est innovant. Il s'agit de
l'album-poème, objet hybride qui offre, à travers une
porosité des genres, une poésie féconde. Grâce
à l'album, la poésie sort de sa tour d'ivoire, elle n'est plus un
genre sacralisée, inaccessible, elle devient quotidienne, proche et
atteignable. L'album-poème, comme Un rêve sans
faim1, est un livre qui dans son objet, dans son sujet
et dans sa structure efface les frontières entre les genres, certes,
mais aussi entre supprime les
1Op.cit.
116
carcans dans lesquels on a longtemps enfermé la
poésie. Il est à espérer que cette façon d'offrir
la poésie aux plus jeunes permettra d'en faire des lecteurs de
poésie qui, adultes encore, en deviendront insatiables. « L'origine
de la poésie se perd dans l'insondable abîme des âges, car
l'homme naît poète, les enfants en témoignent
»1. L'enjeu pour la poésie est de de ne pas mourir,
redorer son blason à la lumière de nouvelles pratiques, de
nouveaux supports, d'un nouveau public, et de nouveaux poètes. Statue
trop longtemps délaissée au Musée des Arts, la
poésie peut revivre son heure de gloire à travers un genre qui
lui sied bien : l'album. Le plaisir partagé des albums-poèmes
permettra sans doute à l'enfant d'apprécier une poésie qui
lui est adressée. Alors ainsi, ne sera-t-il pas contraint de
découvrir la poésie contemporaine à l'université,
étudiant-adulte, néophyte en l'art de la poésie parce que
jamais confronté à son écriture au préalable, si
toutefois, il a la chance d'accéder à des études
supérieures. Et quand bien même si ce n'était pas le cas,
proposer de lire des albums-poèmes, c'est offrir l'art de la
poésie à tous les enfants, une poésie sans fin.
Nous ne pourrons, sans doute, jamais donner une
définition tout à fait définitive de la poésie tant
elle travaille une dimension infinie de la langue, mais on peut
désormais trouver des voies qui nous y conduisent.
Alors nous terminerons ce travail sur cette belle
définition que m'a offerte Michel Besnier, poète, lors de notre
échange.
« Lors d'un de mes échecs au permis de conduire,
l'examinateur m'a dit : "le code de la route, ce n'est pas de la
poésie". Il m'a donné, sans le savoir, une définition de
la poésie : "la poésie, ce n'est pas le code de la route".
»2
Certes, pour les chemins de traverses qu'emprunte la
poésie, il n'est guère besoin de code de la route, juste une
destination commune, celle où la poésie se vit et se partage.
1PERET Benjamin, poète surréaliste du
XXe siècle (1899-1959). 2BESNIER Michel, échange par
correspondance du 6 mars 2013.
117
(c)Mattéo GIRARD
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Collection Livre-objets et Poèmes-objets,
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Livres-objets translucides, F. David
Dans ma valise, F. David et H. Galeron
La petite fille aux allumettes n'est pas morte, F. David
et E. Marie
La poupée russe, F. David et B. Vernochet
Boucles d'oreilles, F. David
Le collier, F. David
Les bonbons-mots, A. Pirès
Le bracelet, F. David
Tes mots sur mes mots, F. David
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tête dans les nuages, François DAVID, Landemer, Møtus,
1998.
p.94 : Gilles PENNANEAC'H, logo de la collection Pommes
Pirates Papillons, illustrateur du livre, La véridique et lamentable
histoire du ponza bleu, François DAVID, Landemer, Møtus,
1993, (épuisé).
p.98 : Henri GALERON , illustration de la couverture de
Mon Kdi n'est pas un Kdo, Michel Besnier, Landemer, Møtus, 2008
(à gauche) et Andy WARHOL, Campbell's soup Cans, 1962 (à
droite).
p.99 : Olivier THIEBAUT, illustration de la couverture de
Un rêve sans faim, François DAVID, Landemer,
Møtus, 2012.
p.104 : Olivier THIEBAUT, illustration du poème «
J'ai fait un rêve » dans Un rêve sans faim,
François DAVID, Landemer, Møtus, 2012.
p.107 : Olivier THIEBAUT, illustration du poème «
La canne à sucre » dans Un rêve sans faim,
François DAVID, Landemer, Møtus, 2012.
p.110 : Olivier THIEBAUT, illustration du poème «
Aussi vrai que la terre est ronde » dans Un rêve sans faim,
François DAVID, Landemer, Møtus, 2012.
p.117 : Mattéo GIRARD « La poésie dans la
cité », 2013.
QUELLE PLACE POUR LA POÉSIE DANS
L'ÉDITION JEUNESSE EN FRANCE (1992-2012)?
DÉPOUSSIÉRER LA POÉSIE
FORMES ACTUELLES
EXISTE-T-IL UNE POÉSIE JEUNESSE ?
· La vitalité de la littérature de jeunesse:
une chance de promouvoir la poésie
· Un éditeur «jeunesse» engagé
à «sauver» la poésie: Møtus, éditeur
atypique
· La poésie Ç jeunesse » a son public
· Volonté d'un renouveau poétique - dans les
programmes scolaires - dans l'édition «jeunesse»
· Un objet difficile à définir
· Des poèmes classiques
· Une forme privilégiée : l'anthologie
RESSOURCES NOUVELLES
DONNER VIE À LA POÉSIE
CONTEMPORAINE
UN GENRE PEU CONSIDÉRÉ
· Des textes ancrés dans le quotidien
· Des rencontres entre le poète et son public
· Des livres de poésie contemporaine à
destination de la jeunesse
· Møtus : un éditeur original,
découvreur de poésie
· Ecole : premier et unique lieu de rencontre avec la
poésie
· Risque d'une poésie mièvre, affadie
· Renouveler les thèmes
· Sortir la poésie des murs, la rendre visible
· Les poètes sont vivants, vitalité de la
poésie contemporaine
RENDRE LA POÉSIE ACCESSIBLE
PRATIQUES INNOVANTES
· Développer la dimension sonore : la
poésie se dit, s'écoute.
· Développer la dimension visuelle : la
poésie se lit, se regarde.
· Former des lecteurs de poèmes
· Møtus : les «voix» de la
poésie
UN GENRE PEU REPRÉSENTÉ
· Un lectorat réduit
· La place limitée de la poésie dans la
littérature jeunesse
· Politiques culturelles : développer la
poésie, genre méconnu
· Médiatiser la poésie
· Remettre la poésie au coeur de la
cité
MøTUS PASSEUR DE
POÉSIE
L'Album-Poème au service de la poésie pour
la jeunesse
MØTUS : UNE AUTRE «VOIX» POUR LA
POÉSIE JEUNESSE CONTEMPORAINE
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