I. La méthodologie aprioriste
Murray Rothbard a proposé un résumé efficace
de l'épistémologie de Von Mises. Celle-ci, donc, tient en quatre
assertions: à savoir « (a) que les axiomes et prémisses
fondamentaux de la théorie économique sont absolument
vrais;
(b) que les théorèmes et conclusions
déduits de ces postulats » de façon rigoureuse « sont
par conséquent absolument vrais;
(c) qu'il n'y par conséquent aucune
nécessité d'un test empirique, ni en ce qui concerne les
prémisses, ni en ce qui concerne les conclusions; enfin,
(d) que les théorèmes ainsi déduits
ne pourraient pas être testés, même si cela était
désirable. »3
Cependant, c'est l'assertion (d) qui donne tout son sens
à la méthodologie théorisée par Von Mises. En
raison de l'impossibilité du test empirique de la théorie
économique, il est d'autant plus avantageux que la
véracité d'une thèse économique puisse être
déterminée a priori, i.e. indépendamment de tout test
empirique. A cet égard, il nous paraît judicieux de commencer
notre analyse de l'épistémologie de Von Mises par l'exploration
de la quatrième assertion.
1. Les impasses de la démarche a posteriori
Le comportement humain est irrégulier; ou du moins, il
n'est pas régulier au sens fort du terme, i.e. régulier au sens
d'une régularité universelle, qui vaut en tous temps et en tous
lieux. C'est pourquoi il n'y a rien à espérer d'une
démarche a posteriori, qui consiste à inférer et/ou
à tester une théorie générale sur la base de
l'observation du comportement humain.
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Pas de régularités universelles de l'action
humaine
Les régularités de l'action humaine ne sont pas
universelles: cet état de fait vaut sur deux plans. Il y a d'abord un
aspect temporel: qu'un homme se conduise de telle façon à un
instant T n'implique pas nécessairement qu'il se conduira de la
même façon à l'instant T+1 ou T +2, et ainsi de suite.
Cette absence d'une régularité absolue du comportement humain
vaut également au sens où le comportement de deux individus
distincts n'est pas nécessairement identique: deux ou plusieurs
individus peuvent parfois se comporter de la même façon, mais ce
n'est pas pour autant qu'il existe une conduite universelle, i.e.
adoptée par les agent à l'unanimité.
En ce sens, l'objet de la praxéologie diffère
tout à fait de l'objet des sciences de la nature. Il y a dans la nature
des régularités universelles, ou du moins, nous pouvons estimer
à bon droit que de telles régularités existent dans la
sphère de la nature; mais rien ne nous autorise à
considérer que ces régularités se retrouvent dans la
sphère de la société humaine.
« Du point de vue épistémologique, la
marque distinctive de ce que nous appelons la nature se trouve dans une
régularité inévitable et vérifiable dans
l'enchaînement des phénomènes. D'autre part, le signe
distinctif de ce que nous appelons la sphère humaine, ou l'histoire
humaine, ou, mieux encore, le champ de l'action humaine, est l'absence d'une
telle régularité régnant de manière universelle.
»4
L'induction est justifiée pour les
phénomènes qui ont toujours eu lieu de par le
passé
La démarche a posteriori des sciences de la nature
recouvre deux pratiques distinctes: l'induction et le test expérimental.
L'induction consiste à établir une régularité
universelle sur la base de l'observation récurrente d'un même
phénomène. Le test expérimental, ou test
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empirique, d'une théorie consiste à
établir quelles devraient être les conséquences de cette
théorie au cas où elle serait juste; et plus
précisément, quelles devraient être ses conséquences
dans une situation précise, en un lieu et en un moment
spécifiques: à charge pour l'observation de confirmer ou
d'infirmer que la conséquence prédite par la théorie dans
ce contexte précis se produit effectivement.
Von Mises conteste que les deux composantes de la
démarche a posteriori puissent jouer un rôle utile pour la
connaissance des lois de l'action humaine. Commençons par l'induction:
celle-ci, d'après Von Mises, est justifiée pour les
phénomènes qui ont toujours eu lieu, sans exceptions, de par le
passé. Elle consiste alors à établir comme universelle une
régularité qui a toujours été observée par
les hommes et qui nous autorise, en ce sens, à estimer que cette
régularité se répétera à l'avenir.
« L'expérience est toujours expérience
de choses passées. Elle se réfère à ce qui a
été et n'est plus, à des événements perdus
à tout jamais dans l'écoulement du temps. La conscience d'une
régularité dans l'enchaînement de nombreux
phénomènes ne modifie pas cette référence de
l'expérience à une chose qui s'est produit une fois par le
passé, en un lieu et à un moment donnés, dans des
circonstances y prévalant alors. La connaissance d'une
régularité se réfère également exclusivement
aux événements du passé. Le maximum que
l'expérience puisse nous apprendre est que dans tous les cas
observés par le passé, il y avait une régularité
vérifiable. De toute éternité, tous les hommes de toutes
les races et de toutes les civilisations ont considéré comme
garanti qu'une régularité observée dans le passé
prévaudrait aussi dans le futur. »5
Cette inférence proprement inductive est
justifiée dans le cas précis des régularités qui
ont toujours eu lieu de par le passé et qui ont été
constatées par les hommes à chaque génération. En
revanche, il n'y a pas de régularités de ce genre dans la
sphère des actions humaine; et pour cette raison, nous ne sommes pas en
droit d'estimer qu'il existerait
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dans ce domaine des régularités universelles et
que le raisonnement inductif serait à même de nous faire
découvrir celles-ci.
Le test empirique n'est pas plus recevable que l'induction
dans le cadre de la praxéologie
Abordons, maintenant, le test empirique des théories.
Celui-ci présuppose qu'on puisse prédire, sur la base de la
théorie, un certain nombre de phénomènes qui sont
censés prochainement avoir lieu dans un contexte précis. Dans le
cadre de la praxéologie, pratiquer un test empirique signifierait que je
dispose d'une théorie qui décrit une certaine
régularité universelle de l'action humaine et que j'envisage de
déterminer si la régularité pourra être
constatée ou si elle sera démentie dans un certain contexte.
Cependant, l'action humaine ne se prête à aucune
régularité, et à cet égard, il n'y a pas à
espérer que le test empirique puisse confirmer une quelconque
théorie énonçant une régularité universelle.
On n'est pas plus en droit d'espérer pouvoir établir les
régularités universelles par le raisonnement inductif que par le
test empirique d'une théorie, que celle-ci résulte d'une
inférence inductive préalable ou qu'elle soit une production
spontanée de l'entendement.
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