Université Paris 1
UFR de philosophie
Mémoire de Master 1 Lophisc
Le Statut des vérités analytiques dans
l'épistémologie praxéologique
de
Ludwig Von Mises
Par Grégoire Canlorbe,
Sous la direction de M. Emmanuel Picavet
1
Année de soutenance: 20122013
2
Introduction
1. Un énoncé analytique est un
énoncé qui est vrai ou faux en vertu de sa signification. Par
abréviation, on appelle « énoncé analytique » un
énoncé analytique vrai. Un énoncé
synthétique est non analytique, ce qui revient à dire que ce
n'est pas sur la base de sa seule signification qu'on peut établir s'il
est vrai ou faux.
La dichotomie analytique/synthétique a
été explicitement formulée par Kant au XVIIIème
siècle. Celui-ci s'inscrivait lui-même dans la lignée de
Hume, distinguant entre « relations d'idées » et «
matières de faits » ; et à maints égards, ce que Kant
nous a légué est une caractérisation plus
élaborée et plus précise de la dichotomie introduite par
Hume. On doit au positivisme logique, essentiellement porté par le
Cercle de Vienne au début du XXème siècle, d'avoir
proposé une nouvelle relecture de la thèse humienne, pour
remédier aux inconvénients de la théorie de Kant.
Dans la conception kantienne de l'analyticité, pour
qu'un énoncé soit analytique, i.e. vrai en vertu sa
signification, il faut qu'il associe au sujet un prédicat qui est
identique au sujet ou inclus dans le concept du sujet. « Un chat est un
chat » est un exemple d'énoncé analytique. On peut
également donner cet exemple: « Un chat est un animal félin
de petite taille, au poil soyeux, qui miaule. » Un énonce
synthétique associe au sujet un prédicat qui diverge du sujet
et qui n'est pas inclus dans le concept du sujet.
La thèse kantienne est censée établir le
caractère analytique de la logique ainsi que des définitions.
Cependant, la justification qu'elle propose, du caractère analytique de
la logique, a partie liée avec une logique tombée en
désuétude, celle d'Aristote et des scolastiques, qui exclut les
énoncés associant non pas un prédicat à un sujet
mais un prédicat à plusieurs sujets, mis ainsi en relation. La
logique formelle moderne, qu'on doit à Frege et Russel, intègre
cette seconde catégorie d'énoncés; et elle rend
inopérante ce faisant la justification proposée par Kant pour
établir le caractère analytique de tout énoncé
logique.
3
Sur la base de la logique formelle moderne, appelée
« calcul des prédicats », les positivistes logiques, sous
l'influence de Wittgenstein, ont proposé une nouvelle conception de
l'analycité : un énoncé analytique est soit un
énoncé logique, vrai car tautologique, au sens wittgensteinien
d'une tautologie, soit un énoncé réductible à la
logique moyennant le remplacement de certaines expressions par des synonymes,
ce qui est censé caractériser les mathématiques et les
définitions. Une tautologie au sens de Wittgenstein est un
énoncé qui est vrai quelque soit la distribution des valeurs de
vérité reconnues à ses composants
élémentaires. Par exemple, « si je suis un canari des
îles alors je suis un canari des îles », qui est de la forme
« A -> A », est un énoncé qui est vrai quand A est
vrai aussi bien que quand A est faux.
2. Représentant éminent de l'école
autrichienne, au XXème siècle, Ludwig Von Mises est
principalement connu pour sa thèse de l'impossibilité du calcul
économique dans un système collectiviste, ainsi que pour sa
théorie des cycles économiques. Ludwig Von Mises s'est
efforcé, par ailleurs, au même titre que Terence Hutchison, Milton
Friedman et Mark Blaug, de théoriser la méthode requise pour
parvenir à la vérité en économie.
A la différence de ces trois auteurs, Von Mises a pris
parti pour une méthodologie exclusivement déductive, qui consiste
pour l'économiste à déduire ses théories à
partir d'un énoncé unique, supposé irréfutable, qui
veut que l'homme soit un être agissant. L'action est à prendre ici
en un sens précis: agir c'est poursuivre certaines fins et mobiliser des
moyens en vue de ces fins. La méthodologie décrite par Von Mises
est aprioriste en ce sens qu'elle affirme que les conclusions du raisonnement
déductif n'ont pas besoin d'être testées empiriquement pour
qu'on s'assure de leur vérité. Il suffit que le raisonnement
déductif soit rigoureux et que ses prémisses soient vraies pour
que les conclusions soient véraces.
4
Du point de vue déductiviste et aprioriste de Von
Mises, les théories économiques peuvent être
déduites, directement ou indirectement, de ce qu'il convient d'appeler
l'axiome de l'action humaine; et surtout, elles sont vraies a priori, i.e.
indépendamment de toute confirmation par le donné empirique. Les
positions épistémologiques de Von Mises ont été
adoptées par Murray Rothbard et la plupart des économistes
autrichiens. Hans Hermann Hoppe a défendu naguère la
thèse, dans un essai controversé1, que la
démarche déductive et aprioriste de Von Mises était
également valable en science politique; et que sur cette base, on
pouvait démontrer que la monarchie est un régime plus viable que
la démocratie.
De nos jours, l'épistémologie de Von Mises passe
essentiellement pour hétérodoxe, dans la mesure où la
méthodologie économique est dominée depuis le XXème
siècle par l'instrumentalisme friedmanien et le faillibilisme
poppérien, auquel souscrivent Hutchison et Blaug. Et pourtant, la
méthodologie préconisée par Von Mises constitue au fond la
version radicale et épurée d'une position qui était
très largement répandue au cours du XIXème siècle.
Elle avait été défendue notamment par Nassau W. Senior,
John Stuart Mill, John E. Cairnes, Walter Bagehot et John Neville Keynes.
Hans Hermann Hoppe nous le rappelle: « de notre
perspective contemporaine, il peut sembler surprenant d'entendre que Mises ne
considérait pas ses idées comme étrangères à
la pensée commune qui prévalait au début du
vingtième siècle. Mises ne souhaitait pas expliquer ce que les
économistes devraient faire en contraste avec ce qu'ils faisaient
effectivement. Il voyait plutôt sa contribution comme philosophe de
l'économie dans la systématisation et l'exposition explicite de
ce que l'économie était vraiment, et de comment elle avait
été considérée par presque tous ceux qui
s'étaient prétendus économistes. Dans leurs fondements,
ses idées sur la nature de l'économie étaient en parfait
accord avec l'orthodoxie prévalant à l'époque en la
matière. Ils n'utilisaient pas le terme « a priori», mais des
économiste comme Jean
5
Baptiste Say, Nassau Senior ou John E. Cairnes, par
exemple, décrivirent l'économie de façon similaire. Les
idées de Menger, BöhmBawerk, et Wieser, les
prédécesseurs de Mises, étaient également
semblables. »2
Contrairement à ce que Hoppe affirme, Jean-Baptiste
Say, au même titre que son disciple Bastiat, ne défendait pas du
tout une approche déductive de la science économique. Et on doit
nuancer l'assertion selon laquelle « presque tous ceux qui
s'étaient prétendus économistes » avaient souscrit
à la démarche déductive. Mais il est vrai que la
méthodologie de Von Mises, alors qu'elle passe pour
hétérodoxe de nos jours, avait été défendue,
sous une forme parfois plus modérée, par de très nombreux
économistes au cours du XIXème siècle: elle n'était
certainement pas hétérodoxe en ces temps-là. Mais le
caractère prédominant de l'instrumentalisme et du faillibilisme
au XXème siècle, et en ce début du XXIème
siècle, fait que l'approche déductiviste et aprioriste de Von
Mises constitue effectivement une hétérodoxie de nos jours.
3. L'originalité de Von Mises dans sa défense de
la méthodologie déductive et aprioriste, tient en ceci que c'est
sur la base de la dichotomie analytique/synthétique qu'il s'efforce de
justifier l'idée que la théorie économique serait pourvue
d'un caractère de vérité a priori, i.e.
indépendante de toute confirmation empirique. Cependant, il se
réfère exclusivement à l'acception kantienne de
l'analycité et de la synthèse.
Pour Von Mises, l'économie est une branche de la
praxéologie, laquelle est la science de l'action humaine.
L'économie traite spécifiquement du commerce et de la production.
Les théories praxéologiques de façon
générale, et notamment les théories économiques,
sont déduites d'un seul et même axiome, qui veut que l'homme
poursuive des fins et mobilise des moyens en vue de ces fins. Dans
l'épistémologie misésienne, la déduction dont il
est ici question n'est rien d'autre que l'activité de
décomposition du sens du concept d'action humaine. Cette
6
décomposition a pour visée de rendre manifeste
ce qui est implicitement inclus dans le concept d'action humaine.
Nous verrons que les efforts de Von Mises pour identifier
comme une forme de déduction cette activité de
décomposition et d'explicitation du contenu d'un concept, ne vont pas
sans difficultés. Effectuer une déduction/restituer le sens d'un
concept sont deux choses tout à fait différentes; et c'est
à grand peine que Von Mises essaie de faire passer pour identiques les
deux activités. Mais quel intérêt trouve-t-il à
défendre pareille thèse? C'est que pour Von Mises, le
raisonnement déductif de la praxéologie consiste en un jugement
analytique au sens kantien; et il doit à ce caractère analytique
le statut de vérité a priori des théories
praxéologiques. Autrement dit, les théories
praxéologiques, et notamment économiques, sont vraies en vertu du
fait qu'elles constituent de simples tautologies, i.e.
répétitions, du contenu implicite du concept d'action humaine.
C'est donc bien à la conception kantienne de
l'analyticité que Von Mises se réfère pour justifier le
caractère analytique, et ainsi vrai a priori, de l'économie (et
plus généralement la praxéologie). Cette mise au service
de la dichotomie analytique/synthétique, prise en son sens kantien, pour
justifier la certitude a priori des conclusions du raisonnement
praxéologique, ne laisse pas de soulever quelques difficultés:
notamment en ce qui concerne la tentative de Von Mises pour ériger en
raisonnement déductif ce qui n'est que l'activité de
décomposition et d'explicitation du contenu d'un concept.
Après avoir mis en lumière la
méthodologie aprioriste et ses prétentions, nous proposerons une
comparaison du traitement par Von Mises de la dichotomie
analytique/synthétique avec l'acception positiviste de cette double
notion, en vue de mettre en lumière la singularité de
l'interprétation misésienne. Ayant ainsi jeté toute la
lumière sur l'épistémologie de Von Mises, nous serons en
mesure de la soumettre à un examen critique.
7
|