Enracinements polynésiens d'hier et d'aujourd'hui dans l'archipel de Nouvelle Calédonie( Télécharger le fichier original )par Tomasi TAUTU'U Université de Nouvelle Calédonie - Master 2 arts, lettres et civilisations option francophonie 2012 |
5. Sur le sillage des Pirogues...Jean NEYRET S.M a rassemblé durant quarante cinq ans de nombreux dessins et documents présentant ces derniers vestiges du pacifique. Cet auteur a effectué un travail considérable, présenté en plusieurs tomes, concernant les pirogues.129(*) Il affirme que : « L'île d'Uvéa (Wallis) joue un rôle important dans l'évolution des pirogues océaniennes. Les Uvéens ont été de tout temps réputés comme constructeurs de pirogues et de plus ils étaient de grands voyageurs130(*). Situés à la limite de la Polynésie et de la Mélanésie et à la portée des archipels micronésiens, ils ont su faire la synthèse des techniques propres à ces régions disparates, et ce sont eux très vraisemblablement qui ont contribué le plus au développement des grandes pirogues doubles de Fidji, introduites ensuite à Tonga, à Samoa et jusqu'en Nouvelle Calédonie et aux Nouvelles Hébrides. Il est en effet très probable que ce sont eux qui les premiers ont adopté et fait connaître la nouvelle voile latine micronésienne, principal facteur de la supériorité de ces pirogues ». Concernant cette dernière évolution technique, l'auteur souligne qu'elle a été introduite en Nouvelle Calédonie au début du 19ème siècle, ce qui correspond à la période d'expansion polynésienne dont nous parlons. Il écrit plus loin, en ces termes : « La seule grande énigme est la présence aux TOUAMOTU de pirogues doubles amphi dromes à deux voiles latines mélanésiennes. Le même type de voile qu'en Nouvelle Calédonie. C'est un petit mystère non dénué de piquant 131(*)». Il semble donc qu'il y ait eu de manière évidente, un échange entre ces groupes d'archipels. Il ne serait pas étonnant que la communication entre les îles de l'Océanie insulaire par l'intermédiaire des pirogues ait été beaucoup plus développée que l'on imagine. Selon Jean GUIART, il y aurait même eu des contacts entre les calédoniens et les maoris de Nouvelle Zélande, avant l'arrivée des européens132(*), la tradition orale conforte ses dires.
Fig. 9- Pirogues Tongiennes
Fig. 10- Pirogues des îles Carolines. Il est intéressant tout de même de souligner l'importance de la matière pour la construction des pirogues. Ne serait- ce pas l'un des mobiles majeurs de déplacements des Polynésiens à la recherche d'une forêt de tamanou ou d'autres bois ? Hélène GUIOT confirme cette idée. Elle parle d'une véritable politique arboricole et forestière des sociétés « polynésiennes » précoloniales133(*). Effectivement, dans certaines îles, le bois de construction n'existait pas. Donc l'exil vers d'autres lieux était nécessaire pour se procurer de la matière première, et les grandes îles comme la Nouvelle-Calédonie étaient prisées par les clans « constructeurs de pirogues ». A ce sujet, on a retrouvé il y a quelques années du côté de Hienghène un gros tronc d'arbre coupé, au milieu de la chaîne sûrement par des constructeurs de pirogues. Mais on ignore pour quelles raisons le tronc fut abandonné et par qui exactement. Christophe SAND pense que ce tronc d'arbre date du début du XIXème siècle, serait-ce au moment où les Polynésiens se sont installés dans cette région ? Selon Jean GUIART la tribu d'Ouassé134(*) de Canala fournissait, le bois pour la construction des pirogues aux Gens de Lifou.
Fig. 11- Pirogue des îles Torres. Les routes maritimes traditionnelles ont facilité l'introduction de la religion protestante dans cette tribu de la Grande-Terre. Il est certain que l'arrivée de polynésiens occidentaux dans les eaux calédoniennes, a contribué à l'évolution technique de la navigation et de la construction des pirogues135(*). Comme nous l'avons dit par ailleurs, leur goût pour les déplacements a aussi permis de développer les déplacements d'hommes et de femmes vers d'autres lieux. Ces migrations internes ou externes ont également contribué aux échanges culturels mais aussi économiques, entre les îles et la Grande-Terre. Le père Lambert dans son ouvrage évoque l'apport des Tongiens concernant la technologie de navigation : « ...Sous le chef Kaoua, le père de Toourou, des étrangers arrièrent dans l'île sur une grande pirogue. Cette pirogue n'avait qu'une voile avec une chambre sur le pont voguait parfaitement bien. Elle provoqua l'admiration de tous et, sans hésiter, on adopta le nouveau système pour le pays. Les Kouniés sacrifièrent ainsi leur vieille pirogue à deux voiles avec faux pont et lui préférèrent la pirogue à une voile avec chambre sur le pont. Les hommes de l'île des Pins disent que ces visiteurs étrangers venaient du côté de Tonga. Ils ne restèrent que quelques jours dans l'île et se dirigèrent vers les Loyautés. Les Ti-kouniés, fières de leur nouveau système de navigation ne tardèrent pas à reprendre les relations avec les tribus du sud de la Grande Ile, soit par des guerres, soit par des rapports amicaux. Ils pénétrèrent jusqu'à Canala sur la côte Est et sur Nouméa sur la côte ouest. Les diverses tribus qui les reçurent admirèrent, elles aussi la nouvelle pirogue et se hâtèrent de l'adopter ».136(*) La pirogue constitua un élément de convoitise et de prestige dans toutes les îles du Pacifique, les constructeurs de ces moyens de locomotion souvent « étrangers » n'ont pas eu de soucis à se faire « adopter » en échange de leur savoir faire. Photo Manille 1899 Dans ce contexte de voyages hauturiers réguliers et permanents, la présence de « Polynésiens » en Nouvelle Calédonie n'aurait en fin de compte rien d'extraordinaire, sauf que le regard extérieur européen le considérait comme un exploit hors du commun137(*). Sans boussole, ils pouvaient se déplacer et se repérer dans l'immensité océane. Leur connaissance des éléments naturels, du vent, des nuages, des courants marins, des étoiles, des animaux leur ouvrait les portes de la conquête du Pacifique. Leur sens de l'observation développé ainsi que leurs pratiques mystiques et de croyances138(*) ont sans doute été déterminantes dans les traversées. Ce dernier aspect, ne doit surtout pas être occulté, car il se révèlera être selon la tradition orale le mobile de plusieurs évènements marquants. Il en a été de même, lors des premiers contacts avec les européens. Le phénomène de migration en Océanie repose sur les recherches archéologiques et ethnolinguistiques essentiellement, mais cela n'est guère suffisant pour affiner les données et la conjonction avec la tradition orale semblant faire avancer ces investigations. José GARANGER en 1976, prétendait d'une manière réaliste que: « Il serait utopique de prétendre pouvoir un jour découvrir l'origine insulaire précise de telle population, il ne paraît pas raisonnable, en effet de continuer à considérer le peuplement de l'Océanie comme le résultat de multiples migrations unilinéaires et successive que l'on pourrait dater et inscrire avec précision sur une carte du Pacifique ».139(*) La « Polynésie marginale » expression utilisée par les océanistes, correspond à l'avancée migratoire de populations de l'Océanie Occidentale vers l'est cette fois ci, comme un retour vers les îles sur lesquelles leurs ancêtres se sont auparavant installés. La percée des Polynésiens dans ces zones maritimes, vont à l'encontre de la répartition théorique ethno-géographique cartésienne préconisée par les premiers découvreurs, au point d'être nommées « marginales140(*) » ou considérées comme des « enclaves » par les scientifiques. Or, elles ne sont que la partie visible de l'iceberg. C'est à partir des recherches essentiellement ethnolinguistiques dans une moindre mesure, que l'on a pu identifier ces populations comme telles, classées comme non « mélanésiennes ». De plus, la langue parlée reste tout de même un facteur d'identification ambigüe selon le statut qu'elle détenait ou qu'elle détient dans la société conservée141(*). La langue polynésienne était encore utilisée au nord de la grande Terre au milieu du XIXème siècle ainsi qu'aux îles Loyautés, par des groupes humains ayant un mode de vie relativement homogène, elle s'est maintenue aux extrémités d'Ouvéa mais pas ailleurs. Pour confirmer ces contacts de manière précise, l'utilisation du test ADN peut être efficace pour évaluer le degré d'échange au sein de ces populations. La puissance étatique française, véritable « rouleau compresseur142(*) » a complètement bouleversé les structures traditionnelles au point que des réactions violentes mais sporadiques se sont succédées de la part des Autochtones en infériorité militaire. Les Européens dont le mode vie étaient différents, n'avaient rien de comparables avec ceux venus « du soleil levant » avec qui ils avaient l'habitude de traiter, ils étaient imposants, puissants et de plus en plus nombreux. La hiérarchie des clans et leur rôle respectifs face à de nouveaux venus ne pouvaient se faire naturellement et normalement, les chemins coutumiers n'étaient plus respectés. Le pouvoir colonial a gelé l'évolution naturelle et traditionnelle des échanges et des contacts entre les populations insulaires. Cette « mise en quarantaine » des populations autochtones en Nouvelle Calédonie ne leur a plus permis de fait, d'alimenter ces réseaux maritimes en jouant pleinement leur rôle d' « accueillant » et « d'intégration réciproque » mais se sont contentées de réseaux internes imposés par les aléas coloniaux143(*). Cette rupture d'échange a maintenu ces populations, dans un enfermement et dans un cloisonnement soit dans leur île, soit dans des réserves limitées dans l'espace. Le système colonial a contribué à accélérer la poussée des populations de l'Océanie Centrale vers l'extérieur, beaucoup plus tard, les Kanak eux, ont pu se déplacer librement à la fin de l'indigénat à partir de 1946. Avant cette date les mouvements de populations constituaient de véritables « déportations » dans la mesure où ils étaient imposés et contrôlés, soit par l'administration ou par les missionnaires religieux. En dehors des capacités ou des aptitudes de ces populations à construire des pirogues, à les utiliser et à se repérer dans l'immensité océane pour des déplacements à longues distances, l'étude de ces mouvements migratoires dans des milieux déjà peuplés, va permettre de mieux comprendre les enjeux que cela implique dans les rapports de force des populations en présence. Y aurait-il une stratégie des allochtones pour se faire accepter ? D'autres parts, y aurait-il une stratégie d'accueil de la part des autochtones ? L'idée que l'on a de l'altérité en Océanie, et l'étude des mythes racontés de mémoire par les populations en question, pourraient nous semble-t-il, apporter un certain nombre d'éclaircissements. Pirogue récente de pêche ( kodjeu Ile des Pins 2012 ) * 129 Jean NEREY S.M, Pirogues océaniennes, Tome II, Association des Musées de la Marine, 1974, p 131. * 130 On peut penser à la légende wallisienne du « LOMIPEAU », une pirogue géante qui pouvait transporter 400 personnes, cité par J. HENQUEL et P. Chanel SIMUTOGA dans, technologie traditionnelle à Wallis, SO, Paris, 1992. Cf. aussi Nancy POLLOCK, The Lomipeau, a legendary canoe linking Uvea and Tonga. Cette dernière met en évidence une variante de l'histoire entre Wallis et Tonga. * 131 Père NEYRET, les pirogues océaniennes. * 132 Jean GUIART, la chefferie en Mélanésie du Sud, Institut d'Ethnologie, 1992, p 457, citant B.ELSDON, the Maori as a deep sea voyager, journal of the polynesian Society, vol 33,1924, p 29-33. * 133 Hélène GUIOT, Waka et construction navale : Mobilisation de l'environnement et de la société chez les anciens polynésiens. Thèse Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne, Paris, 1997. Ainsi, la Grande Terre est beaucoup plus fournie en Bois de construction, la côte est comme Canala aurait été des points de ravitaillement. * 134 Tribu de pêcheurs de la commune de Canala la plus éloignée et très difficile d'accès par la route, à mi parcours sur la montagne, on peut s'arrêter au pied « d'un arbre » dont les racines rejoindraient un banian à Ouloup au centre de l'île d'Ouvéa. Ce lien symbolique et mythique est sans doute historique. Cette tribu a été sous les feux des projecteurs dans le film : le gendarme citron. Ce n'est pas un hasard aussi si cette tribu est lié avec les tribus du sud de Lifou là où les Polynésiens y ont fait souche. * 135Pierre Chanel SIMUTOGA, technologie traditionnelle à Wallis, Publication de la Société des Océanistes, Paris 1992. Les techniques traditionnelles pour la construction d'une pirogue y sont décrites de façon exhaustive. * 136 Père LAMBERT, Moeurs et superstitions des Néo-calédoniens, p 196-1997. * 137 Michel ORLIAC, Horticulture et conquête maritime en Océanie, in Jean Guilaine, Premiers paysans du monde, Naissances des agricultures, Séminaire du Collège de France, Errance, Paris, 2000 ; citant le cas de TUPAIA le prêtre polynésien qui a guidé James COOK dans ces périples voyages au XVIIIème siècle. TUPAIA aurait été capable de nommer cent trente îles et d'en remplacer soixante-quatorze sur une carte, l'auteur cite aussi le cas fut un des rares Océaniens encore capables de guider le fabuleux voyage du Hokulea, en 1976. Ce navire à deux coques, réplique des anciens bateaux polynésiens, avait alors conduit Ben Finney, quatorze hommes d'équipage (et deux photographes) d'Hawaii à Tahiti (environ cinq mille kilomètres !) en trente-trois jours : le retour n'en dura que vingt-cinq. * 138 Nous aborderons cet aspect dans le chapitre suivant. * 139 José GARANGER, 1976, cité par FRIMIGACCI. * 140 Les anglophones utilisent le mot « outliers » qui se disent des personnes exilés de leur environnement naturel. * 141 « Parler chinois » ne donne pas forcément l'identité du locuteur : Parler chinois ne fait du locuteur « un chinois ». * 142 Expression employée pour désigner l'occupation américaine en termes de puissance technologique, sur les lieux de combat durant la deuxième guerre mondiale,. * 143 Durant la période coloniale, les déplacements de populations dus à l'administration ou aux missions ont bouleversé les repères de la société kanake d'une manière totale et rapide. En même temps son enfermement à l'intérieur des nouvelles frontières modernes (tribu, district, petites et grandes chefferies, missions catholiques ou protestantes etc.) est selon nous, une des conséquences de la baisse démographique notifiée à cette période.
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