Militer pour la décroissance. Enquête sur la genèse d'un "mouvement politique" de la décroissance en France( Télécharger le fichier original )par Mathieu ARNAUDET Université Rennes 1 - Master 1 Science Politique 2009 |
A) Une ambition : atteindre une majorité culturelle et non seulement prendre le pouvoir.Ce multipositionnement des militants de la décroissance tout comme cette volonté d'agir dans le concret et le local se double en parallèle d'un discours présentant la décroissance non seulement comme un projet politique mais comme un véritable projet de société. Entendu par là qu'il s'agit de faire diffuser dans la société toute entière une pensée alternative afin de mener à une majorité culturelle. Yves Cochet, un des grands noms de ce qu'on peut appeler la « décroissance scientifique » au sens où il fournit des arguments scientifiques pour un changement de « paradigme »103(*) sociétal - en d'autres termes un nouveau mode de vie - , essaye de convaincre de la nécessité du changement en raison de l' « insoutenabilité » prochaine de notre façon de vivre. En effet, selon lui cette ère « thermo-industrielle » - qui a eu cours tout au long du vingtième siècle - ne peut plus être viable aujourd'hui comme système économique, en raison notamment de la finitude des ressources naturelles et plus exactement du pétrole qui est la base de notre « économie croissanciste ». Selon lui, c'est moins le pétrole qui est en voie d'extinction que le pétrole bon marché. En allant prioritairement chercher le pétrole le plus riche (« the best first »), il ne reste plus aujourd'hui que le pétrole peu enrichi, ce qui a pour conséquence des hausses de coût d'extraction et d'enrichissement qui sont contrebalancés par une hausse des prix « à la pompe ». C'est pourquoi, Yves Cochet conclu que l' « ère du pétrole bon marché est révolue». En conséquence, tout notre mode de vie - basé sur l'existence d'un pétrole peu chère - est à revoir. Les coûts financiers s'avèreront trop importants si l'on espère continuer comme nous fonctionnons depuis le début du vingtième siècle. Dans cette optique, il s'agit dès à présent de se préparer en inventant un nouveau mode de vie qui soit viable pour l'ensemble de l'humanité104(*). En somme, il s'agit de choisir la décroissance et non pas subir la récession. Choisir la décroissance équivaut pour lui à un changement de civilisation qui ne peut se faire - paradoxalement ? - sur la durée dans la mesure où elle nécessite, pour se réaliser pleinement, la contribution de chacun. La décroissance envisage donc de créer une majorité culturelle avant de penser à une quelconque prise de pouvoir. Un parallèle intéressant concernant cette idée de « majorité culturelle » avec les militants des Verts peut être réalisé. En effet, dans son livre-bilan de ses recherches sur le militantisme et le profil des Verts dans deux collectifs - anglais et français -, Florence Faucher observait également que « les écologistes ne voient de salut que dans un changement complet de civilisation. (...) Seuls une révolution culturelle et l'avènement d'une « société soutenable », frugale et en harmonie avec la nature, permettraient d'envisager l'inversion de ces inquiétantes évolutions »105(*). Au-delà d'une sémantique proche, c'est avant tout le projet de société qui apparaissait relever de la même ambition : diffuser dans la population une façon de penser mais également une façon d'être qui soit plus viable écologiquement et socialement. Cette utopie ne peut se réaliser, selon les militants que par un travail quotidien, qui passe - comme on l'a vu - par la multiplication des investissements locaux et concrets. En l'absence de cette prise de conscience collective, la prise du pouvoir s'avèrerait prématurée. Le champ politique apparaît moins comme le lieu d'accomplissement que comme un lieu de visibilité de la pensée de la décroissance. Ce thème de la décroissance apparaît donc comme un porte-drapeau en politique d'une façon d'être et de vivre. La politique ne sera alors pas envisagée comme le lieu principal d'investissement des militants mais comme un vecteur supplémentaire pour la diffusion dans le corps social de valeurs prônées par ces derniers. A) La politique : un levier en plus de l'action militante. Dans cette perspective de créer un changement dans les consciences des individus, les militants ne perçoivent la politique - entendue comme la participation aux élections - seulement en tant que modalité complémentaire de leur répertoire d'action106(*). Ainsi, on l'a vu, les engagements sont multiples et tous participent de cette volonté de diffuser des modèles de vie alternatifs. Encore une fois, le discours des militants d'Europe Décroissance rappelle celui tenu quelques années plus tôt par ceux des Verts pour qui « la création d'organisations partisanes constitue, (...) la poursuite par d'autres moyens, de l'action entreprise dans les mouvements associatifs »107(*). En effet, Mathilde et Thierry tiennent par exemple un discours semblable : « En acceptant, tu as pensé que la politique était un meilleur moyen pour faire passer ses idées ? Pour moi, c'était complémentaire et puis de toute façon, ça, je pense que c'est partagé, personne ne dit que la politique électorale dans le cadre des institutions est primordiale par rapport au reste, au contraire ; là, à mon avis le truc vraiment partagé c'est d'abord les actions individuelles mais surtout collectives, locales, le montage d'expériences alternatives etc. »108(*). « «La politique, c'est un moyen comme un autre ou... Ba disons, c'est un moyen... Faut pas faire que ça mais il faut le faire (rires). Parce que si on fait que ça, ça donne le parti de gauche, Alternatives peut être un peu moins, mais toute la gauche classique »109(*). Quelques questionnaires récupérés vont aussi dans ce sens : ainsi Christophe estime que la politique est un moyen « complémentaire » et à la question « La participation du mouvement à la compétition politique est-elle nécessaire à la promotion et à la défense de l'idée de décroissance ? » il répond « à mon sens ce n'est pas le but premier ». Idem pour Charlotte qui, à la même question, répond que « le champ de la scène politique est un moyen comme un autre de diffuser des idées »110(*). Mathilde rajoutera tout de suite après : « ... enfin tout ce qu'on peut mener sur le terrain mais en même temps ça ne suffira jamais s'il faut envisager un changement complet du système. On ne pourra jamais le faire entièrement, on peut monter des tas de choses superbes au niveau local, comme y a des tas de freins au-dessus... Voilà, ca ne peut être que complémentaire et alimenté parce que qu'il se fait localement à la base... Je pense que ça c'est quelque chose de très partagée »111(*). Les deux investissements - dans le local et dans le champ politique - doivent se renforcer mutuellement et apporter chacun sa contribution à la diffusion du message alternatif. Ainsi, - et pour exprimer le pendant de ce qu'on a écrit dans la première section - la création d'Europe Décroissance a été envisagée essentiellement pour toucher le plus de monde possible et ce grâce à la visibilité que procure pour le message délivré, l'élection nationale. Il s'agissait avant tout pour les militants d' « amener la décroissance dans le débat public »112(*). Grâce aux entretiens réalisés, nous pouvons confirmer l'hypothèse de Sophie Bossy qui, dans son analyse, énonçait que les militants de la décroissance utilisaient le champ politique pour sa fonction tribunitienne: « On peut en effet parler dans leur cas d'une utilisation de l'élection pour sa « fonction tribunitienne » pour reprendre les termes de Georges Lavau. Il ne s'agit pas comme dans l'analyse du Parti communiste français de parler de représentation de la « plèbe » ouvrière mais d'envisager l'élection comme une instance de débat public dans lequel, en théorie au moins, tout citoyen peut participer, comme une tribune »113(*). Il est clair que la politique, pensée comme lieu de débat public, est une croyance profonde chez les militants. Ce débat public doit pouvoir faire apparaitre la force des arguments des militants de la décroissance. Ainsi, ils ont conscience de la nouveauté des idées défendues, ces dernières ayant vocation à gagner en visibilité dans l'espace public et auprès des autres forces de par leur originalité. Ainsi, Rocca lors de l'AG du PPLD fin janvier assurait que « Si aujourd'hui on entend parler réellement de la décroissance dans les médias, c'est parce qu'on a une position radicale, radicale socialement, radicale politiquement et écologiquement, alors que Europe Ecologie c'est du libérale, je veux dire, ça saute aux yeux ! L'économie verte... Les gens sont pas dûpes ! (...) c'est pas nous qui allons faire des alliances avec le NPA, c'est eux qui viendront faire des alliances avec nous et là ça deviendra intéressant, là il y aura une réelle évolution »114(*). Néanmoins, pour les précurseurs du mouvement politique de la décroissance (Vincent Cheynet par exemple), la politique devait être l'espace particulier où pouvait s'exprimer la pensée de la décroissance. Quelques militants interrogés se placent également dans cette perspective : c'est le cas de Claudio pour qui la politique doit être le lieu « privilégié »115(*) de la diffusion des idées de la décroissance. Dans les militants que Sophie Bossy interrogent « peu sont membres actifs d'association, la plupart rapprochant plutôt leur engagement à un style de vie particulier, la simplicité volontaire, auquel s'ajoute la participation à des actions et campagnes ponctuelles ». Elle concluait son étude en disant que l'engagement politique serait « un engagement ponctuel, au même titre que d'autres, fait en tant qu'individu militant mais non au nom d'une organisation » 116(*). Ainsi le militantisme politique répondait parfaitement à la définition de l'action collective individualisée où l'agrégation des actes individuels forme ou en tout cas institue un collectif. Or, un parti politique fonctionne (PPLD) et une association à vocation politique (Association des Objecteurs de Croissance, AdOC) s'est créée. On s'interrogera dans la deuxième partie sur la mise en pratique politique et sur la difficulté d'impulser un « mouvement » via le politique qui apparaît comme un espace tendant à autonomiser ses participants. * 103 Ces quelques lignes concernant la vision d'Yves Cochet s'inspirent de la conférence qu'il donna à l'IEP de Rennes, le mardi 6 avril. * 104 Cette dernière idée est grosso modo la réponse qu'il donna à un spectateur (économiste) dans la salle du Théâtre National de Bretagne le 26 mars 2010 qui lui faisait la remarque suivante : pourquoi apporter la bonne parole si, de toute façon, la réalité va nous rattraper (c'est la contradiction qu'on a pu soulever dans l'oeuvre de Marx également : pourquoi s'employer à appeler les prolétaires à s'organiser si la Révolution est une étape historique nécessaire ?) * 105 Faucher F, op cit, p37. * 106 Cette notion de « répertoire d'action collective », forgée par Charles Tilly provient de la sociologie du militantisme et plus précisément de l'école de la « mobilisation des ressources ». C'est dans une perspective historique que Tilly l'utilise pour montrer que les groupes à travers l'histoire se mobilisent en disposant (et héritant) de formes protestataires plurielles. Tilly C, La France conteste. De 1600 à nos jours, Fayard, 1986. Nous nous l'approprions ici pour montrer les différentes possibilités d'investissement militant (en ayant conscience de la détourner de son sens originel) * 107 Faucher F, op cit, p71. * 108 Entretien MG, 21 décembre 2009. * 109 Entretien TB, 13 janvier 2010. * 110 Christophe est technicien de bâtiments et se dit d' « extrême gauche » (il précise qu'il faut mettre des guillemets) ; Charlotte est professeure de piano en école de musique et tente le CAPES de musique et se dit « communiste-anarchiste-hippie-décroissante ». * 111 Entretien MG, 21 décembre 2009. * 112 Entretien TB, 13 janvier 2010. * 113 Bossy S, op cit, p13. Elle reprend l'expression de G. Lavau qui l'appliquait au Parti Communiste dans : A quoi sert le parti communiste ? Fayard, 1981 (en effet, Lavau l'appliquait selon le sens de « tribun » et non de « tribune » ; le PCF étant en quelque sorte le porte-parole de la Plèbe moderne (prolétariat), ce qui avait pour conséquence, paradoxalement, de pacifier le débat en institutionnalisant (même à la marge) les aspirations révolutionnaires) * 114 Idée défendue pour créer une structure autonome. AG du PPLD, 31 janvier 2010. * 115 Réponse au questionnaire. Claudio est enseignant-chercheur en économie et gestion à Grenoble. * 116 Bossy S, op cit, p15. |
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