5. L' Ç invisibilité du mal È
moderne
Le monde moderne serait caractérisé par ce que
Jean Pierre DUPUY appelle, à la suite d'Hannah ARENDT notamment,
<<l'invisibilité du mal >>. Ainsi, <<le
mal moderne a ceci de terrible qu'il peut résulter des meilleurs
intentions du monde, ou d'une absence totale d'intention. Il est invisible aux
yeux de celui qui le commet >>79. Ainsi en serait -il de
l'entreprise du développement qui, au80 prétexte de
croissance économique, de désenclavement ou
<<d'arrivée du progrès >>, à tendance à
engendrer des territoires
<<hétéro-dirigés>> (LATOUCHE),
à répandre l'imaginaire économique et le principe de
concurrence, à détruire le tissu social local ou la beauté
des paysages.
B. Le développement
1. Origines, définition et critiques
a. Le développement est fondé sur la
croissance
Le développement est défini par ROSTOW comme
<< self-sustaining growth >>, ou croissance
auto-soutenable81. Il est ainsi fondé sur <<
l'idée de croissance continue>> (MORIN, 1981) tandis que
Ç le développement et la croissance sont directement
liés en économie >>82, selon
François PERROUX. Nous nous rangeons ainsi au jugement selon lequel
<< il ne peut y avoir de développement sans
croissance>> (PERROUX) et considérons que celui-ci
procède du passage des sociétés de Ç
reproduction È à celles de
ÇproductionÈ (DURAND, 2009).
b. Utilisations et critiques
Le développement, aujourd'hui surtout l'apanage des
institutions internationales83, est apparu au point IV du Discours
sur l'état de l'Union du président Harry TRUMAN, en 1949.
Ç L'entreprise du développement>>
(LATOUCHE, 2004) a fait l'objet d'une critique radicale par le courant de
Çl'après-développement >>84. Outre qu'il
répandrait le mythe du progrès, l'idéologie
7 9 Petite métaphysique des tsunamis,
2004. Il note par ailleurs que le mot de <<Shoa >>,
comme celui de <<Tsunami>> utilisé par les <<
Hibakushas È -irradiés d'Hiroshima, signifie
<<catastrophe naturelle >>, comme si cela ne provenait d'aucune
intention humaine. Voir également le <<
thoughtleness>> d'ARENDT à propos d'Eichmann dans
Eichmann à Jérusalem.
80 Ce que Hannah ARENDT a montré à propos
d'Auschwizt, Gunther ANDERS à propos d'Hiroshima-Nagasaki et Ivan ILLICH
à propos de la société technico-industrielle.
81 Théorisé notamment dans Les étapes de
la croissance économique.
82 Un débat existe pourtant sur la question, voir en
particulier le texte de Bernard Billaudot, disponible en ligne et
intitulé << Après-développement ou autre
développement ? Un examen des termes du débat. È
83 Banque Mondiale et Fond Monétaire International en
tête.
de la domination de la nature et de l'économisme
néolibéral au Sud, il détruirait les cultures locales et
l'autonomie des peuples au nom du mirage occidental.
Le développement avait pourtant constitué une
<<espérance È pour le Sud, mais le
développement réellement existant, alors qu'il maintient ou
réaffirme la domination des élites, n'est autre qu'une
<<entreprise visant à transformer les rapports des hommes
entre eux et à la nature en marchandise >>85.
Ainsi, en plus d'être anthropocentriste (LATOUCHE,
2004), le développement est ainsi << occidentalo-centré
>>86 (ibid). Il est fondé sur la domination de
l'Occident <<développé >> face aux pays et
civilisations << sous-développés
>>87. Cette domination prend alors des allures de
Çnouvelle mission civilisatrice È (ibid). On peut ainsi
s'interroger sur les liens que le développement entretient avec
l'idéologie et l'expérience coloniale, même lorsqu'on lui
adjoint le qualificatif <<durable »88
c. Développement et imaginaire
économique
Le développement est par ailleurs fondé sur
l'approche pro-avenir (DURAND, 2009) du temps, propre à
l'Occident, qui considère que << demain sera mieux
qu'aujourd'hui >>. Or, dans l'imaginaire <<
développementiste>> (LATOUCHE, 2006) le Ç
mieux È réside en l'augmentation du produit intérieur
brut (PIB)89. Ainsi, selon l'INSEE, le <<moral des
ménages >> n'est rien d'autre que l'estimation de leur situation
économique et de leur capacité à consommer. Pourtant, on
sait que l'addiction consumériste, les accidents de voitures, la
destruction de la nature et les catastrophes sont facteurs de la croissance
(ibid), tandis que << les remèdes >> qu'on y
apporte sont aussi facteurs de croissance. Ainsi, selon Jacques Ellul,
<<on considère toute activité
rémunérée comme une valeur ajoutée,
génératrice de bien être, alors que l'investissement dans
l'industrie antipolluante n'augmente en rien le bien être, au mieux
permet-il de le conserver. Sans doute arrive-t-il parfois que l'accroissement
de la valeur à déduire soit supérieur à
l'accroissement de la valeur ajoutée >>90. Aussi,
la Ç déséconomicisation des esprits È
semble être le pré-requis à tout mouvement vers un
<<après- développement È.
d. Une insolvable contradiction
Par ailleurs, le mode de développement occidental
souffre d'une contradiction rédhibitoire : il se veut universel mais
n'est pas universalisable. En effet, alors que notre empreinte
écologique globale est déjà insoutenable, une perspective
de << rattrapage>> des pays du Sud est une illusion. Le seul moyen
de diminuer les inégalités Nord/Sud - 20% des humains
consommant
84 Parmi lesquels Gilbert RIST, Ivan ILLICH, Wolfgang SACHS ou
Cornélius CASTORIADIS et bien sûr François PARTANT. Voir
notamment La ligne d'horizon, l'ouvrage phare de ce dernier,
précurseur du mouvement ancien << banquier du développement
>>.
85 Serge LATOUCHE, Survivre au développement,
p.28
86 Celui-ci considère d'ailleurs que << le
développement durable est le nouvel avatar du colonialisme
>>, in Survivre au développement
87 Selon l'expression pionnière de Truman.
88 Question notamment étudiée par Olivier Soubeyran
et Vincent Berdoulay dans leur livre collectif Millieu, colonisation et
développement durable, 2000, L'Harmatan, 272p.
90 Jacques Ellul, Le Bluff Technologique, Hachette
Littérature, Paris, 1998. p.76. On retrouve ici la logique du
détour.
86 % des ressources- serait ainsi d'organiser la
décroissance au Nord, afin d'honorer notre éthique de justice
sociale.
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