3) Les vices de ce style
L'écriture de Céline continue jusqu'à
aujourd'hui à être controversée, par écriture nous
pensons bien évidemment aux pamphlets des années 30 et 40 mais
au-delà aux romans qui comportent des éléments troublants.
Le coeur même de cette controverse se situe dans le constat d'une
écriture solidement harnachée à une idéologie
haineuse qui se dessine au fil des mots. Cette idéologie que certains
considèrent comme un fascisme littéraire serait donc
tolérée par les lecteurs soumis au nom du style, des acrobaties
lexicales, de l'émotion. Cette dernière est du reste la plus
contestée par ceux qui veillent à « dégriser »
le lectorat happé par le style ou à rationaliser l'étude
de cette oeuvre. Le règne tout puissant de l'émotion sur les
esprits pose en effet le problème de la réflexion, en cela elle
s'oppose à la raison. Le rendu émotif consisterait en une sorte
de séduction maléfique du lectorat ensorcelé par la magie
de Céline perdant ainsi toute faculté critique, ce serait
là le déploiement d'une poétique obscure. Ce charme
hypnotique du style semble en effet compléter la définition de la
poétique célinienne selon Godard qui précise
ceci: « Vouloir, comme Céline s'en vante, toucher son
émotion, et même son système nerveux, n'est-ce pas
paralyser son esprit critique et le mettre en état d'accepter ce qu'il
n'accepterait pas de sang-froid101. ». Un second critique de
Céline, Jean-Pierre martin remet en cause pour sa part le statut dont
jouit la musique dans cette écriture et veille à la
99 ibid
100 op.cit, p.363.
101 op.cit.
démystifier en insistant sur le fait que celle-ci ne
doit pas être un cache légitimant le contenu. Ainsi
débattre autour du style de cet auteur c'est à nouveau se pencher
sur le caractère irrésistible du Beau et de ses rapports tendus
avec le Vrai ou le Bien. Le Beau peut-il dédouaner un auteur? La
particularité du style de Céline fondé, nous le verrons
à de nombreuses reprises, sur l'idée d'ordre est pourtant le
fruit d'un travail de dépouillement assez libertaire en somme. Si
l'ordre c'est l'absence de contradiction et le lissage par l'émotion de
toutes les divergences possibles, il s'obtient aussi en imposant fermement aux
lecteurs des idéologies. Cela revient donc à dire que le style ne
tourne pas à vide, il est le bras armé de la doxa. Céline
prétendait ne pas être idéologue ou prescripteur
d'idéologies, c'est sur ce point précis que l'attaque Jean-Pierre
Martin dans le même essai où citant Céline il ajoute:
« le style contre les idées, prétend Céline. Contre
les idées, vraiment? Le style n'est pas là pour les contrer.
Plutôt pour être tout contre elles, pour mieux les transporter, en
contrebande, dans le métro émotif102.». Dans
l'esprit de Martin, on ne doit pas se contenter d'une lecture purement
littéraire, innocente; les idéologies sont présentes et
menaçantes. Plus loin dans son essai ce critique évoquera «
la fonction politique[...] de la parole en éclats de
Céline103.». A l'instar donc d'une plaisanterie qui
aurait toujours un fond de sérieux, derrière cette
écriture romanesque se dissimulerait des thèses politiques. Il en
est une qui est citée, celle du biologisme présente dès
son premier roman et soulignant les considérations aigües qui sont
celles de Céline en matière de race. Nous n'oublions pas que
Céline a écrit sa thèse de médecine sur Semmelweis,
un médecin hygiéniste, et que cela combiné à sa
culture antisémite peut expliquer sa dérive future vers les
thèses eugénistes et de purification de la race. En outre
l'idéologie se reflète aussi non dans les thèses mais dans
les formes véhiculant ces dernières, ce qui finalise et
clôt en somme le système de pensée de l'auteur. Nous
l'avons précisé, le style de Céline est autoritaire dans
le sens où il confisque la distance critique du lecteur, il l'est aussi
à travers ses caractéristiques formelles et notamment la voix du
narrateur. Il convient ici de rappeler les travaux de Danièle
Racelle-Latin qui mettait en avant la spoliation des autres discours par le
discours dominant tenu par Bardamu (cité plus haut). Le narrateur
apparaît comme un despote tant sa voix confisque toute la pensée,
Martin évoque même un « je terroriste » et « une
écriture nerveuse[...]sourde à toute contradiction, à
toute contestation de l'intérieur104. ». Ce « je
» totalitaire est à l'opposé d'un « je » plus
universel comme celui de Montaigne. Toujours sur un plan formel et dans la
perspective traitée actuellement notons la présence dans
l'édition critique des Damour chez PUF de l'étude d'un
épiphénomène grammatical assez significatif quant à
la violence faite à la phrase. Au-delà de cet exemple il est
fréquent de relever à travers les différentes lectures
d'ouvrages savants sur le sujet un lexique de destruction
102 Jean-Pierre Martin,Contre Céline ou D'une
gêne persistante à l'égard de la fascination exercée
par Louis Destouches sur papier bible, Paris, J.Corti,1997.
103 ibid
104 ibid
choisi par les auteurs. Ici il s'agit des rapports
établis par Barthes entre le nom et la place hégémonique
de l'adjectif dans la phrase notamment lors des pastiches de grands discours et
voici ce qu'en disent les auteurs: « Selon Barthes[...]l'adjectif
placerait ainsi le nom du côté de la mort. C'est bien ce
rôle-là qu'assume l'adjectif célinien, mais à un
degré extrême: il « tue » le nom de façon plus
radicale encore en le vidant de sa substance105[...]. ». Enfin
afin de clore sur ce sujet et dans le but de démontrer que ce style n'a
pas fini de poser problème, nous exposons ici les propos tenus par Alain
Finkielkraut lors d'un entretien radiophonique pour l'émission «
Qui vive » sur l'antenne de RCJ où ce dernier évoque la
« jurisprudence Céline ». Pour ce dernier elle consiste
à légitimer dorénavant des propos haineux sous
prétexte que ces derniers sont ornés d'une inventivité
littéraire heureuse. Cette remarque ne porte que sur les pamphlets de
Céline, c'est à dire un pan de sa production toutefois on peut
penser que les pamphlets sont tendus par un style travaillé de longue
haleine et qui aurait enfin épousé ce pour quoi il était
fait et trouvé là sa propre finalité. Ce genre virulent
est une dérive de l'émotif car la frontière est mince et
la pente glissante vers ce que Finkielkraut nomme « l'éruptif, le
vindicatif, l'épidermique, le féroce. ». Pour le formuler
autrement toujours selon notre littérateur Céline a donné
ses lettres de gloire à une démarche d'écriture
fondée sur le flot, sur ce qui est « lâché »
là où ce qui compte est ce qui est retenu, mesuré,
pensé. Le débat finalement s'il perdure est loin d'être
achevé car les arguments les plus ciselés aux yeux de la raison
auront beaucoup de mal à venir à bout de la magie. Combattre ce
style c'est vouloir enferrer un spectre. En outre le style de Céline,
parce qu'il est un style rare, s' inscrit dans une tradition littéraire
française dont l'inclination fervente pour les stylistes semble
irréductible.
A l'image des territoires du nouveau monde conquis violemment
par les hommes, le voyage métaphorique en terre littéraire de
Céline est à la fois une exploration menant à des voies
nouvelles mais aussi une forme de maltraitance infligée à la
langue académique et aux codes romanesques. Le roman est brisé,
la langue tordue; ce sont là les nécessités de la
quête de la modernité. L'auteur ne pouvait décrire les
convulsions de son temps à travers une langue placide. Ainsi
Céline se fait passeur, il conduit lors de cette traversée les
lecteurs d'une rive à l'autre, quittant les formes littéraires
précipitées dans la désuétude il projette le roman
vers le renouveau. En cela il participe aux soubresauts salutaires qui animent
le parcours de l'histoire littéraire et la fait déborder de son
lit. Là n'est donc pas la part subversive de cette quête en
écriture avivée par les lois du voyage, lois d'un motif en partie
appauvri, bafoué dans le récit étant en fait
transférées dans l'écriture même stimulée par
la volonté de rompre les codes, d'inventer et d'offrir au lectorat en le
touchant au plus près du coeur les sensations les plus aigües.
Toutefois si l'avènement de ce style, accueilli de manière
partagée lors de la publication de Voyage au bout de la nuit et
aujourd'hui installé au rang de mythe, n'apparaît pas comme un
problème a contrario les emplois romanesques et pamphlétaires de
cette trouvaille heureuse interpellent. Dans un premier temps Céline a
progressivement en quelque sorte négligé son invention en la
menant à son terme à savoir la déconstruction la plus
significative de la phrase; le style meurt de son accomplissement et la fragile
solution alchimique des débuts reposant sur un subtil attelage
d'oralité prosaïque et d'amplitude poétique se brouille.
Cette poursuite de la dislocation se reflète parfaitement dans le
récit de Mort à crédit, des romans sous forme de
chroniques de la guerre puis des pamphlets. C'est là le second point
subversif, Céline a mis au service d'idées haineuses sa «
petite musique » si fluide et légère. Sa douce ritournelle,
pernicieusement, s'est emparée des idéologies d'airain
gorgées de haine pour les faire dansoter au fil des phrases. De plus le
pamphlet, s'il s'est imprégné des trouvailles des romans
précédents, fut à son tour un incubateur de style pour les
romans d'après-guerre. Ce laboratoire d'écriture fut le lieu
où se déploya la force d'un style dévoreur de mots,
vociférateur, un style comme une emprise irrationnelle.
Quelle est donc la place du voyage dans les deux premiers
récits de Céline? Quelle est la place du voyage dans la vie de
Louis-Ferdinand Destouches? Avec quelle amplitude le lexème «
voyage » est-il exploité dans l'oeuvre? Le voyage se trouve au
centre de la structure et de la dynamique des ouvrages choisis et
étudiés, position renforcée par l'emploi sémantique
plein que Céline en fait. En effet il l'exploite premièrement
dans sa dimension concrète au service d'un projet nihiliste lui
ôtant partiellement ses charmes chers au goût du public des
années 30: évasion, harmonie niant par làmême sa
logique universelle. Puis il l'exploite généreusement dans sa
fonction poétique selon un double emploi métaphorique
correspondant au parcours de vie des narrateurs et à la quête
littéraire menée par Céline afin de tous les restituer.
Céline se sert donc pleinement de ce motif et de ses lois
usurpées, perverties par le projet incandescent de l'auteur: renvoyer au
monde à l'aide de livres féroces toute l'horreur qui émane
de lui. Le livre devient donc un miroir grossissant grâce auquel
Céline fait part de toutes ses désillusions à propos de
l'Homme et de ses errances aiguillonnées par sa sempiternelle lourdeur.
Dans son parcours de vie le voyage fut pour l'auteur une suite
d'expériences fécondes. En littérature les
mécanisme du voyage seront le prisme principal amplifiant et tordant les
visions projetées par l'imagination de l'auteur. Sans souffle dans la
diégèse, le voyage insuffle une vigueur nouvelle à
l'écriture du récit. Ces textes sont donc le résultat d'un
transfert de vitalité selon lequel le voyage physique,
dévitalisé par l'auteur, assombrit considérablement le
récit d'un voyage métaphorique sous les effets d'une langue
régénérée par les lois du voyage, «
revitalisante », au service du rien. C'est un processus littéraire
au sein d'un système clos qui mène à un nihilisme
vigoureux. Ainsi chez Céline le vrai voyage est dans l'écriture
et si nous avons constaté qu'il est synonyme d'invention nous pouvons
également affirmer qu'il permet à l'auteur de se
réinventer. Destouches invente Céline et veille du moins au
début de sa carrière d'écrivain à ce que les deux
vies ne se mêlent point. Maître du territoire littéraire
nouvellement conquis Céline devient comme son nom de corsaire
écumant les eaux propices au sabordage de la vieille littérature.
Cette étude de la notion de voyage en somme nous permet de faire
émerger l'alliance oxymorique entre la vie et la mort qui sous-tend
l'ensemble de l'oeuvre susceptible d'être perçu à l'aide
d'une plus large monographie. Ce paradoxe constitue l'essence même de
cette écriture. Tout d'abord il existe ce conflit entre la
vitalité de cette nouvelle langue, seconde, mortifère et la
déliquescence de la langue maternelle, première,
opérée par l'auteur. Ensuite il est indéniable que cette
langue revitalisée a servi et véhiculé des idées
funestes dans le cadre des pamphlets notamment. Si cette opposition
s'avère présente sur un plan formel, elle l'est aussi quant au
travail de mémoire qui nourrit les deux premiers romans. En effet
Céline ravive au fil des lignes des souvenirs personnels mais il les
annihile en leur ôtant toute légitimité en matière
de véracité, ainsi les éléments autobiographiques
susceptibles d'être immortalisés par la plume meurent sous les
coups de boutoir de la transposition. L'existence de Destouches meurt en
donnant
naissance au monde de Céline. En outre Céline
connu pour avoir été un grand lecteur d'auteurs classiques tout
au long de sa vie et notamment en prison au Danemark éteint la flamme de
la visée universelle de cette littérature, rompt avec ses
préceptes et fait naître une littérature exclusivement
articulée autour du moi, une littérature «
moimoiiste » auto-alimentée par la seule vie de Céline
durant la guerre et l'exil illustrée par D'un château l'autre,
Nord, Rigodon... Comme cristallisée dans la notion de voyage, la
tension Vie/mort se niche au plus profond de l'âme de Louis-Ferdinand
Destouches et de l'imaginaire de Céline.
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