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L'extraterritorialité du droit américain et la violation des droits de l'homme par les sociétés transnationales

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par Clémentine BACRI
Paris-1 Panthéon Sorbonne - M2 Droit anglais et nord-américain des affaires 2009
  

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TITRE DEUXIÈME : LES LIMITES DE CETTE RESPONSABILITÉ

Il existe des obstacles de fond et de forme, qui peuvent s'opposer au succès des demandes des requérants non-américains, qui invoquent une violation des Droits de l'Homme par des STNs, sur le fondement d'une des bases légales étudiées précédemment. Nous allons les étudier séparément.

A. L'Obstacle De Fond : La Déférence Des Juges américains

Trois éléments, de nature politico-juridique, limitent l'impact des normes étudiées ; en effet, les cours américaines peuvent refuser de condamner une STN étrangère afin de préserver de bonnes relations diplomatiques avec le Gouvernement d'un État-tiers (1), ou avec son système judiciaire (3), ou encore afin de respecter une stricte séparation des pouvoirs (2). Cette déférence des juges s'exprimera alors vis- à-vis des Gouvernements étrangers, des cours étrangères et du Gouvernement américain.

i. LA DOCTRINE DE L'ACTE DU GOUVERNEMENT, OU LA DÉFÉRENCE DES JUGES VIS-À-VIS DES GOUVERNEMENTS ÉTRANGERS

Selon la théorie de l'Acte du Gouvernement (ou Act of State), une juridiction d'un pays A refusera de trancher un litige, si cela implique de juger partiellement ou totalement le comportement d'un État B, dans un souci de prudence et de respect de la souveraineté étrangère de ce dernier. En effet, l'arrêt Siderman de Blake contre Republic of Argentina154 énonce que cette doctrine :

« ...reflète la volonté de prudence que les cours, lorsqu'elles se retrouvent confrontées à une question concernant la validité d'actes souverains pris par des États-tiers, doivent respecter. Cette exigence vise à ne pas interférer dans la politique étrangère américaine du Gouvernement et du Congrès américains. »

Afin de respecter cette exigence de réserve, les cours américaines ne doivent pas « enquêter [ni se prononcer] 155 sur la validité des actes de puissance publique d'un État étranger », et ce quelle que soient la qualité des parties au procès, selon la définition traditionnelle donnée par l'arrêt Banco Nacional de Cuba contre Sabbatino156 . Si en cours de procès opposant des parties ne pouvant se prévaloir de cette immunité, la validité d'un acte étranger vient à être contestée, la cour saisie doit alors s'abstenir de se prononcer sur la validité de cet acte.

154 Siderman de Blake v Republic of Argentina 965 F 2d 699 (9th Cir 1992) 707.

155 Ajout personnel

156 Banco National de Cuba v. Sabbatino, 376 U.S. 398 (1964)

Toutefois, cette immunité très stricte nécessite la réunion de plusieurs conditions cumulatives, pour être invoquée. Ainsi, une cour doit s'abstenir de se prononcer sur un litige, si157 :

- Un représentant de l'État étranger est intervenu à titre officiel dans l'affaire jugée - Ce représentant est intervenu sur le territoire de son propre État

- Le requérant a fait une demande qui, si elle était accueillie, obligerait la Cour à invalider l'acte souverain étranger en question

En quoi cette doctrine pourrait-elle empêcher une STN de se faire déclarer responsable d'une violation des Droits de l'Homme hors des États-Unis ? En effet, cette immunité ne concerne que les actes des États, et non des personnes privées.

Pourtant, elle peut être invoquée autant par des États étrangers que par des personnes privées, dans la mesure où la légalité d'un acte d'un Gouvernement étranger est bien discutée. En effet, les juges de l'arrêt Kadic contre Karadzic158 ont expressément permis pour la première fois à cette doctrine d'être invoquée à l'encontre d'une personne privée, n'agissant pas sous le couvert de la loi de la puissance publique, mais de manière exceptionnelle159 (en effet, selon le juge O. NEWMAN : « Not every case «touching foreign relations» is non justiciable »).

A la suite de ce précédent, d'autres arrêts (tel que l'arrêt Sarei160 ) ont suivi, et depuis cet argument est régulièrement invoqué - et retenu par les cours - dans des affaires impliquant des STNs. Il constitue ainsi un sérieux obstacle à toute action en justice invoquée devant les juges américains, pour des faits illégaux (de violation des Droits de l'Homme ou autre) ayant eu lieu à l'étranger.

ii. LA DOCTRINE DE LA QUESTION POLITIQUE, OU LA DÉFÉRENCE DES JUGES VIS-À-VIS DU GOUVERNEMENT AMÉRICAIN

Dans le même arrêt Kadic contre Karadzic, le défendeur avait invoqué un autre argument intéressant : la « political question doctrine », ou la doctrine sur la « question politique161 », reprenant ainsi tel quel celui qui avait été pour la première fois invoqué lors de l'arrêt Baker contre Carr162 . En l'espèce, M. BAKER reprochait au Tennessee (par l'intermédiaire de son Secretary of State) de ne pas avoir respecté

157 Sarei v Rio Tinto Plc, 221 F Supp 2d 1116 (CD Cal 2002) 1184.

158 Précité, cf. supra

159 Kadic, 70F. 3d at 250

160 Sarei 2002 (n 182) 1193 rev'd in part Sarei 2007 (n 75) 1208 ff.

161 Traduction de Philippa STRUM dans son ouvrage « The Political Question Doctrine and the Supreme Court of the United States (De la Cour Suprême et de la doctrine sur la « question politique ») », dans la Revue Politique Américaine, n°11, été- automne 2008, p.33

162 Baker v. Carr, 369 U.S. at 217, 82 S.Ct. au §(710)

la loi et le 14e Amendement de la Constitution (sur l'égalité devant la Loi), qui imposait un recensement décennal afin de réévaluer la représentation parlementaire. Or, depuis 1901, date du dernier recensement, la population avait été multipliée par 10 dans certaines régions rurales par rapport aux villes, les « découpages électoraux » n'étant dès lors plus du tout représentatifs de la réalité de la répartition de la population. Selon le Tennessy, cette question de la répartition des sièges était purement politique, et ne devait pas être tranchée par des juges.

Cette doctrine, tout comme celle de l'Acte de Gouvernement, se réfère à ce qu'on pourrait appeler « la déférence des juges vis-à-vis du Gouvernement » (la différence étant que pour l'Acte de Gouvernement, la déférence s'exerce vis-à-vis du Gouvernement étranger, alors que pour la Question politique, elle s'exerce vis-à-vis du Gouvernement américain).

Les juges de l'arrêt Baker ont confirmé l'application de cette doctrine, et ont déterminé 6 critères alternatifs qui encadrent son régime. Ainsi, si l'un de ces critères (au moins) existe, alors les cours devront refuser de se prononcer sur la question, qui sera alors considérée comme relevant du pouvoir exécutif163 :

- La résolution du litige nécessite de trancher une question politique qui relève du domaine de compétence d'un département politique, de manière évidente et en vertu d'un texte

- Le manque de « standards judiciaires » qui soient « manageables » et « discoverables », et qui permettent de résoudre le litige

- L'impossibilité pour les juges de prononcer sur une question donnée, sans qu'il y ait eu au préalable une décision politique sur le sujet, la question ne pouvant être tranchée que politiquement, et non judiciairement

- l'impossibilité pour les juges de rendre une décision de manière autonome, sans empiéter sur les pouvoirs du Gouvernement ou d'une de ses branches

- l'impossibilité pour les juges de rendre une décision de manière autonome, sans adhérer et se conformer à la décision politique qui a déjà été prise

- Le risque que plusieurs départements politiques se saisissent de cette question, et y répondent de manière différente

Pour revenir sur l'arrêt Kadic , ce dernier avait ainsi invoqué cette doctrine, car selon lui sa présence sur le sol américain était directement liée à ses fonctions politiques de dirigeant de la République Srpska.

163 Ibid. 217

Cette défense ne fut pas retenue par la Cour, car cette question n'était pas politique, et la République Srpska n'était pas reconnue en tant qu'État par la Communauté Internationale.

En application de cette doctrine, une personne privée accusée devant une cour américaine, peut donc contester la légitimité d'une cour américaine de juger ses actes. Ainsi, une STN, américaine ou non, accusée de violation des Droits de l'Homme en vertu d'une loi américaine, pourrait invoquer cette doctrine devant les cours américaines, afin que ces dernières déclinent toute compétence pour juger du litige relevant du pouvoir exécutif.

Toutefois, la Cour du 2nd Circuit a précisé dans l'arrêt Kadic que « même si le litige intervient dans un contexte politique très prégnant, cela ne signifie pas qu'il est dans tous les cas non justiciable164 ». Comme on l'a vu, plusieurs conditions (alternatives) doivent être respectées.

C'est ainsi, par exemple, que dans l'arrêt Elsa Iwanowa contre Ford Motor Co. And Ford Werke AG de 1999165 , la Cour de New Jersey a rejeté l'objection concernant la question politique déposée par Ford Motor Co., filiale allemande d'une STN américaine, dans le cadre d'un procès intenté contre elle en vue d'obtenir réparation pour travail forcé en temps de guerre.

Ces arguments juridico-politiques constituent donc un frein réel aux actions en indemnité contre des STNs violant les Droits de l'Homme. Mais leur importance reste toutefois à relativiser, les juges américains faisant preuve d'un certain activisme pour se saisir de plus en plus de telles questions, dans le respect de la séparation des pouvoirs (un mouvement comparable existe en France, pour la théorie des Actes de Gouvernement 166 , qui s'est notamment réduite grâce à la théorie de la détachabilité167).

iii. LA DOCTRINE DU FORUM NON CONVENIENS, OU LA DÉFÉRENCE DES JUGES VIS-À-VIS D'AUTRES JUGES ÉTRANGERS

Même si les juges américains se sont déclarés compétents pour juger de la question posée par le litige, le défendeur peut toujours invoquer la théorie du Forum Non Conveniens 168 selon laquelle les cours américaines doivent se reconnaître incompétentes lorsque les circonstances de l'espèce démontrent qu'un juge étranger, également compétent et plus approprié, serait mieux à même de trancher le litige. Cela permet d'éliminer les requêtes jugées abusives liées à une pratique débridée du forum shopping ou encore

164 Kadic v. Karadzic précité (n 48) 250.

165 67 F Supp 2d 424 (DNJ 1999) 483-89.

166 Cf. notamment l'arrêt du CE, 1875, Prince Napoléon

167 Cf. notamment les arrêts du Conseil d'État : R.U. de 1993, Koné de 1996, Mégret de 1998, Président de l'Assemblée Nationale de 1999, Association Ornithologique et Mammologique de Saône-et-Loire de 1999. Tous sont présents dans le GAJA.

168 BLAIR, The doctrine of forum non Conveniens in Anglo-American Law, Columbia Law Review, 29 ; v. également J.-J. FAWCETT, General Report, in Declining Jurisdiction in Private International Law 10-26 (1995)

d'écarter les actions considérées comme inopportunes car contraires aux intérêts de la justice américaine169 .

La détermination du forum le plus adéquat - et donc la décision de décliner sa compétence - est laissée à l'appréciation du juge. Toutefois l'arrêt Piper Aircraft contre Reyno170 a déterminé un test en deux étapes (cumulatives) 171 :

- Tout d'abord, le juge vérifie qu'il existe un for alternatif accessible et adéquat pouvant connaître du litige. Pour cela, le défendeur doit prouver que la juridiction étrangère est bien compétente pour connaître de l'affaire en cause, et que les demandeurs pourraient obtenir réparation des préjudices allégués.

- Ensuite, le juge met en balance des intérêts privés172 et publics173 qui ont été identifiés par la Cour suprême des États-Unis dans son arrêt Gulf Oil Corp. contre Gilbert174 , afin de déterminer quelle juridiction est la plus appropriée pour connaître du litige.

Cet argument du Forum Non Conveniens est sans doute le plus invoqué devant les cours américaines - et le plus retenu -, lorsque le litige concerne des faits qui se sont déroulés à l'étranger. Toutefois, M. Philipp I. BLUMBERG175 avait déjà repéré en 2002 certains signes montrant une plus grande souplesse de la part des juges, notamment dans des litiges où les requérants ont invoqué l'ATCA ou le TVPA176 . Les activités des STN étrangères seraient donc de plus en plus encadrées, et les violations des Droits de l'Homme de plus en plus sanctionnées, au moins devant les cours américaines.

Prenons deux exemples de violations des Droits de l'Homme par des STNs, où l'obstacle du Forum Non Conveniens a été admis :

169 Selon Jean-François FLAUSS, Secrétaire général de l'Institut international des droits de l'homme, dans son intervention de juillet 2006 « La compétence civile universelle exercée par la justice américaine à travers l'ATCA », en juillet 2006. Résumé accessible sur le site RSE et PED info, http://www.rse-et-ped.info/-Legislation-des-pays-developpes.html?debut _articles=250#pagination _articles. Vu le 29 juillet 2009.

170 Piper Aircraft Co. c. Reyno, 454 U.S. 235 - 1981

171 Pour un commentaire de ce test par Messieurs Laurent MARTINET et Ozan AKYUREK, « la théorie du forum non conveniens dans les pays de Common Law », Les Petites affiches - 18 septembre 2006 - no 186, p. 6 et suivantes.

172 Les intérêts privés comprennent : la facilité d'accès aux sources de preuve, l'existence d'une procédure permettant la comparution forcée des témoins désireux de témoigner et le coût d'une telle procédure, la possibilité de se rendre sur le lieu de l'accident (si c'est nécessaire pour les besoins de la cause), ou les aspects pratiques pouvant rendre l'instruction de l'affaire facile, rapide et peu coûteuse, etc.

173 Et les intérêts publics comprennent : les problèmes administratifs liés à l'engorgement du tribunal, l'intérêt local à voir des litiges nationaux réglés sur place, l'intérêt à voir le procès tenu devant un tribunal qui connaît mieux le droit applicable, etc.

174 Gulf Oil Corp y. Gilbert, 330 US 501 (1947), p. 508-09

175 Philip I. BLUMBERG, `Asserting Human Rights against Multinational Corporations under United States Law: Conceptual and Procedural Problems' (2002) 50 American Journal of Comparative Law, p. 493 à 530, 496. Cette opinion est exprimée au n° 194, p. 503.

176 BLUMBERG (n 194) p. 503.

Tout d'abord, l'arrêt Sequihua contre Texaco177 : des citoyens équatoriens avaient accusé la STN Texaco pour ses actes en Équateur, sur le fondement de l'ATCA. La Cour d'Appel se déclara incompétente, en vertu de la théorie du Forum Non Conveniens, car le forum de l'Équateur lui parut plus approprié que celui du Texas. En effet, la Cour retint le prix du trajet entre l'Équateur et les États-Unis, l'impossibilité pour les juges américains de se rendre sur les lieux de l'infraction, l'impossible accès aux preuves et aux témoins, et l'incertitude sur l'exécution du jugement américain en Équateur.

Enfin, l'arrêt Wiwa contre Royal Dutch Petroleum Co178 : des citoyens nigérians avaient accusé des STNs d'avoir collaboré avec le Gouvernement Nigérian pour violer les Droits de l'Homme des membres de leur famille (décédés) et le Droit de l'environnement au Nigéria. La District Court avait jugé qu'elle était incompétente en vertu du Forum Non Conveniens179, et la Cour d'Appel du 2nd Circuit a renversé cette décision, en considérant que les États-Unis étaient le forum le plus approprié180. Pour ce faire, elle retint les intérêts de chacune des parties en présence (les parties, mais aussi les États-Unis la Grande- Bretagne et le Nigeria), et effectua une balance. Elle conclut sur le fait que deux des requérants résidaient aux États-Unis, et sur l'importance pour les États-Unis d'être un forum international pour les victimes de violations des Droits de l'Homme181.

Avant de conclure, citons sans le développer le Foreign Sovereign Immunities Act du 21 octobre 1976182, selon lequel les puissances étrangères bénéficient d'une immunité dans le cadre de leurs relations avec les États-Unis. Ainsi, les litiges non commerciaux résultant de ces relations internationales sont non justiciables, et ce dans l'intérêt national américain d'entretenir de bonnes relations internationales avec les États étrangers. Mais les activités commerciales183 des États ne relèvent pas de cette immunité, pas plus que les activités des STNs, et sont alors « justiciables » devant les cours fédérales. Par conséquent, cet obstacle ne s'applique pas pour les activités commerciales des STN, et ne sera pas plus développé ici.

Au delà de ces obstacles d'ordre politique, il en existe d'autres, liés à des carences juridiques. B. Les Obstacles Juridictionnels

Dans les textes que nous avons étudié dans la première partie, de nombreuses et grandes incertitudes demeurent, ce qui complique la mission des juges (et des avocats, dans la rédaction de leurs requêtes).

177 Sequihua v. Texaco, 847 F Supp 61 (1994) 63-65.

178 2002 WL 319887 (SD NY 2002). Accessible par Westlaw ou sur http://ccrjustice.org/ourcases/current-cases/wiwa-v.-royaldutch-petroleum#files. Vu le 13 juillet 2009. Cf. la Partie 1 sur l'application du RICO. Les faits y furent suffisamment détaillés, nous irons donc plus vite

179 Wiwa v Royal Dutch Petroleum Co No 96 Civ 8386, 1998 US Dist At 1 (S.D.N.Y., Sept 25 1998).

180 Wiwa v Royal Dutch Petroleum Co 226 F 3d 88 (2d Cir 2000) 106-08.

181 Ibid. aux § 100, 106.

182 Loi de 1976 sur les immunités des puissances souveraines étrangères (Rev. Crit. DIP 1978.396)

183 Codifies par le Congrès

i. LA DÉFINITION DES CONDITIONS D'APPLICATION D'UNE LOI AMÉRICAINE Le « Droit des Nations » dont la violation est sanctionnée sous l'ATCA

Comme nous l'avons vu, l'ATCA est une loi très originale, qui permet aux juridictions américaines à connaître de faits commis à l'étranger, par des auteurs étrangers, à l'égard de victimes étrangères. Elle permet plus précisément aux cours fédérales de sanctionner toutes les violations des Droits de l'Homme commises par des STNs, dans la mesure où ces violations visent « le Droit des Nations ».

Ce critère ne sera rempli que si le juge parvient à déterminer la norme de Droit International applicable, et ensuite s'il juge que cette norme a bien été violée. Quelles sont les normes de Droit International visés par l'ATCA ?

Le 1er arrêt en la matière provient de l'arrêt Paquete Habana de la Cour Suprême en 1900184 , dans lequel les juges avaient considéré que le Droit des Nations visait « les usages et coutumes qui existent dans une société civilisée », à l'exclusion des traités ou actes étatiques normatifs.

Plus précisément, l'arrêt Lopez contre Reederei Richard Schroder de 1963185 a précisé que le Droit des Nations visait « les règles définissant les droits et des devoirs des Nations, dans leurs relations entre elles », et qu'il comprenait les « standards, règles ou usages qui :

- Affectent les relations interétatiques, ou les relations entre un État et une personne privée étrangère - Et qui sont utilisés par les États dans l'intérêt commun ou dans l'intérêt des États en cause »

Puis, la notion a évolué avec L'arrêt Filartiga de 1980 (précité 186), selon lequel le Droit des Nations de l'ATCA vise la norme « universellement acceptée par le Droit International », et l'arrêt Forti contre Suarez-Mason de 1987187 ajoute que la norme doit être « intelligible, obligatoire et universelle ». Par conséquent, pour déterminer le contenu de cette norme, la Cour a recherché les règles internationales qui furent incorporées dans plusieurs États.

Mais de quelles normes s'agit-il, précisément ? Est ce le jus cogens, la coutume, les traités, la jurisprudence, la doctrine... ? Doivent-ils avoir une valeur régionale, universelle, ou autre ? Et quelle est la procédure à suivre par les juges, pour déterminer si une source fait partie du « Droit des Nations » au sens de l'ATCA ?

184 Paquete Habana, 175 U.S. 677 (1900). Accessible sur http://supreme.justia.com/us/175/677/case.html. Vu le 25 juillet 2009.

185 Lopez v. Reederei Richard Schroder, 225 F. Supp. 292,297 (E.D.Pa.1963)

186 Filartiga v. Peña-Irala, cf. supra.

187 Forti v. Suarez-Mason, 672 F. Supp. 1531 (ND Cal 1987)

Prenons l'exemple de l'arrêt Beneal contre Freeport Mc Moran, Inc de 1999188 : un indonésien accusait une STN américaine, pour les faits de sa filiale indonésienne qui avait commis plusieurs violations des Droits de l'Homme dont le « génocide culturel ». La Cour de District, puis la Circuit Court ont rejeté la requête (motion to dismiss), au motif que les requérants n'avaient pas démontré que le Droit International sanctionnait le « génocide culturel ». Afin de parvenir à cette conclusion, les juges avaient distingué trois critères cumulatifs :

- Des État doivent sanctionner la conduite alléguée

- Des critères stricts doivent permettre de qualifier l'infraction alléguée - La prohibition de la conduite soit être absolue (i.e. indérogeable)

En l'espèce, les juges se sont référés à diverses sources de droit :

- les conventions internationales, dont la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide189 , pour conclure que le crime de « génocide culturel » n'était pas reconnu en Droit International.

- la coutume internationale 190 : en effet, l'arrêt Filartiga avait déjà précisé qu'il convenait d'étudier les « coutumes et usages des nations civilisés ». Cette notion est définie par l'American Law Institute191 comme « la pratique générale et constante des États, qui l'applique car la considère comme étant le droit », ou de manière quasiment identique par les statuts de la Cour Internationale de Justice (C.I.J.)192. Or, le droit américain ne donne pas de précision supplémentaire sur cette source du droit, alors que la C.I.J apporte des précisions. Il nous parait par conséquent utile de les rappeler grossièrement, pour éclairer le droit américain. Ainsi, il ressort de la jurisprudence de la C.I.J que la partie qui invoquer une coutume doit prouver qu'elle s'est constituée de manière telle qu'elle est devenue obligatoire pour l'autre partie193 . Ainsi, « non seulement les actes considérés doivent représenter une pratique constante, mais en outre ils doivent témoigner, par leur nature ou la

188 Beanal v. Freeport McMoran, Inc.,197 F.3d 161 (5th Cir. 1999)

189 Accessible sur http://www2.ohchr.org/french/law/genocide.htm. Vu le 26 juillet 2009.

190 Pour une etude générale, voir Rosalyn HIGGINS, Problems and Process: International Law and How We Use It 18-19 (1994)

191 Dans son Restatement of Foreign Relations Law of The United States de 1987, § 101, accessible sur www.kentlaw.edu/.../IntlLawFall2007/.../RestatementSources.doc. Le texte dans sa version originale dispose «Customary international law results from a general and consistent practice of states followed by them from a sense of legal obligation»

192 Cette définition est quasi-identique à celle de l'article 38§1 du statut de la Cour Internationale de Justice, qui retiennent deux critères : la pratique constante des États, et l'opinio juris sive necessitatis

193 Affaire Aya De la Torre confirmée par Plateau Continental de la Mer du Nord. Citées dans l'ouvrage « Précis de jurisprudence de la Cour internationale de justice », Par Kanga Bertin KOUASSI, édité chez Publibook. Les deux arrêts Haya De la Torre, Arrêt du 13 juin 1951: C.I. J. Recueil 1951,p.71 et Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte) (C.Z.J. Recueil 1984, p. 12, par. 17 sont accessibles sur le site de la CIJ : http://www.icjcij.org/docket/index.php?p1=3&p2=3&PHPSESSID=fdba019713bcaf8a58b5d908f3aeb8d4.

manière dont ils sont accomplis, de la conviction que cette pratique est rendue obligatoire par l'existence d'une règle de droit »194 . Par conséquent, la coutume internationale sera reconnue si le requérant parvient à démontrer qu'il existe un consensus parmi les États.

Pour qu'une plainte fondée sur l'ATCA aboutisse, le requérant devra alors démontrer : - soit que la pratique constante des États reconnait la norme dont il invoque la violation

- soit que des conventions internationales la reconnaissent explicitement et de manière contraignante, - soit enfin qu'un Traité International incorporé par les États-Unis, la reconnaisse195 .

Cette première condition, même alternative, est la plupart du temps particulièrement difficile à démontrer, et constitue un obstacle majeur au succès des procès intentés sous le visa de l'ATCA.

Pourtant, la coutume constitue sans doute la source du droit la plus adaptable, et permet donc d'espérer que les Droits de l'Homme seront progressivement intégrés dans cette dernière, et qu'ainsi de plus en plus d'actions seront admises sous le fondement de l'ATCA.

Pour identifier les Droits de l'Homme consacrés par la coutume internationale, les juges se réfèrent au Restatement (Third) of the Foreign Relations Law of the US196 qui condamne le génocide, l'esclavage, le meurtre, la disparition, la torture ou autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, la détention arbitraire prolongée, et la discrimination raciale systématique. Les « graves violations d'autres droits internationalement reconnus » sont aussi sanctionnés, afin de permettre au requérant de convaincre un juge de son droit d'action fondé sur l'ATCA, même en dehors d'une violation de la coutume internationale reconnue.

La jurisprudence a, quant à elle, eu l'occasion de prendre en considération des actions fondées notamment sur 197 : la prohibition de la torture, les exécutions sommaires, le génocide, les crimes de guerre, les agressions sexuelles, le travail forcé, l'esclavage, les disparitions, les traitements cruels, inhumains ou dégradants (y compris les expériences médicales forcées), l'exil forcé, les déplacements forcés, la détention arbitraire, les crimes contre l'humanité, la discrimination raciale, le détournement d'avion, la pollution en violation de la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer, la liberté d'association, le droit à la vie et à la liberté et sécurité de la personne, la liberté d'opinion et d'expression ainsi que la liberté d'opinion politique.

194 Selon l'affaire du Plateau Continental de la Mer du Nord, CIJ.

195 Soit que, selon la condition alternative de l'ATCA, qu'un Traité international incorporé par les États-Unis a été violé.

196 § 702, précité

197 Liste proposée par S. JOSEPH, «Corporations and Transnational Human Rights Litigation», Hart Publishing, Oxford, 2004, p. 26 et s.

Par contre, ont été exclus : le droit à la vie, le droit à la santé, le développement durable, l'interdiction de discrimination per se, la liberté d'expression, le génocide culturel, les atteintes à l'environnement au sein d'un État, l'enlèvement international, les actes de fraude, de négligence, etc. Globalement, la jurisprudence américaine en la matière n'est pas uniforme198.

La personnalité juridique de l'entreprise

Bien que les STNs soient économiquement et même politiquement des acteurs fondamentaux des relations internationales, leur appréhension juridique reste imparfaite. En effet, les STNs ont un fort potentiel d'action dans le respect (ou la violation) des Droits de l'Homme, comme nous l'avons largement évoqué au cours des arrêts précités. Or au niveau international, le Droit traditionnel est incapable de réguler leurs activités (le Droit International traditionnel ne reconnait des droits et des devoirs qu'aux États 199) , même si depuis un demi-siècle la situation s'est quelque peu améliorée200 .

En droit interne, les États ne se sont pas accordés sur la position à adopter vis-à-vis des STNs, l'adoption de la Convention sur la C.I.J en 1998, en fut un bon exemple : le rapport que les États-parties devaient étudier lors de la Conférence de Rome, contenait une proposition française selon laquelle la compétence de la C.I.J serait étendue aux personnes privées 201 . Malgré trois semaines de discussion, les représentants des États ne sont parvenus à aucun accord sur une version du texte, et les Statuts de la C.I.J qui furent adoptés ne continrent donc aucune stipulation sur les personnes privées202 . Selon l'article 34 des statuts, seuls les États ont donc qualité pour se présenter devant la Cour.

L'on voit ainsi la réelle difficulté qu'éprouvent les États à s'emparer de la question de l'appréhension des groupes de sociétés, ou STNs. Comme nous l'avons brièvement dit à l'énoncé de l'étude, la STN est définie par les Nations Unies 203 comme « une entité économique opérant dans plus d'un pays ou un ensemble d'entités économiques opérant dans plus d'un pays - quelle que soit leur forme juridique, que

198 Cf. Supra S. JOSEPH «Corporations and Transnational Human Rights Litigation, Hart Publishing, Oxford, 2004, p. 33.

199 Cf. supra Rosalyn HIGGINS, Problems and Process: International Law and How We Use It 18-19 (1994) note 15 à 49.

200 Même si le Droit International est maintenant capable de reconnaitre aux personnes privées des droits, il ne lui impose pas encore de devoirs. A la place, le Droit International des Droits de l'Homme impose des obligations directes aux États, et leur délègue le soin d'empêcher les violations par les acteurs non-étatiques. Pour une analyse détaillée, voir Henry J. STEINER & Philip ALSTON, International Human Rights in Context: Law, Politics and Morals 180-84, 222 (2d ed. 2000).

201 La proposition stipulait : « The Court shall also have jurisdiction over legal persons, with the exception of States, when the crimes committed were committed on behalf of such legal persons or by their agencies or representatives. The criminal responsibility of legal persons shall not exclude the criminal responsibility of natural persons who are perpetrators or accomplices in the same crimes ». Draft Statute for the International Criminal Court, art. 23, PP5-6, U.N. Doc. A/CONF. 1 83/2/Add. 1 (1998).

202 Cf. Andrew CLAPHAM, «The Question of Jurisdiction Under International Criminal Law over Legal Persons: Lessons from the Rome Conference on an International Criminal Court», dans «Liability of Multinational Corporations Under International Law» 150 (Stud. & Materials on Settlement Int'l Disputes vol. 7, Menno T. Kamminga & Saman Zia-Zarifi eds., 2000)

203 Nous reprenons ici la définition donnée par la Commission des Droits de l'Homme du Conseil Économique et Social des Nations Unies, lors de ses « Normes sur la responsabilité en matière de Droits de l'Homme des STNs et autres entreprises » (2003). Accessible sur http://www.unhchr.ch/Huridocda/Huridoca.nsf/0/fa319e648a7b3389c1256d5900459385?OpenDocument

ce soit le pays du siège ou le pays d'activité et que les entités en question soient considérées individuellement ou collectivement ». L'Institut du Droit International204 en 1977 l'a définit comme plusieurs « entreprises constituées d'un centre de décisions localisé dans un pays, et de centres d'activités, dotées ou non de personnalité juridique propre, situés dans un ou plusieurs autres pays ». L'on comprend ainsi que la stratégie de ces STNs est nécessairement et cumulativement trans-étatique et infra-étatique, et que ses diverses entités réparties dans différents États, sont liées par une communauté économique et financière.

Or, en tant que personne morale de droit privé, chacune de ses entités reste soumise au droit commun local, et est indépendante juridiquement des autres membres du groupe. Cette incohérence de fait permet de nombreux abus, tels que le forum shopping ou la violation des Droits de l'Homme, couverte par le « voile de la personnalité juridique 205 » ; en effet, puisque chaque entité du groupe est autonome juridiquement, une société-mère pourra se dissimuler derrière ce « voile » afin d'éviter la mise en cause de sa responsabilité pour des faits perpétrés par une de ses filiales dans un État tiers. Et comme la filiale est virtuellement insolvable et non assurée, le requérant, bien que sa plainte soit accueillie, ne percevra aucune indemnisation.

Cette réflexion doit toutefois être atténuée puisque dans certains domaines, le « voile de la personnalité juridique » a bien été percé :

Tout d'abord, plusieurs mécanismes multilatéraux et volontaires à l'attention des STNs, sont venus récemment pour tenter de réguler leurs activités 206 . Mais n'étant pas encore contraignants, nous ne les étudierons pas ici.

204 Institut du Droit International, Deuxième Commission, « Les entreprises multinationales », Rapporteur, M. Berthold GOLDMAN, Oslo, 7 septembre 1977

205 Traduction de "Piercing the corporate veil". En effet, chaque société sera traitée comme une personne morale distincte - Salomon v Salomon & Co Limited [1897] AC 22 - [Dans Myfanwy BADGE Transboundary Accountability for Transnational Corporations : Using Private Civil Claims, Royal Institute of International Affairs, Mars 2006, p.27. Accessible sur www.chathamhouse.org.uk/files/3320_ilp_tnc.pdf ].

206 Parmi les initiatives à l'attention des sociétés multinationales, on peut citer :

- Celles qui émanent des organisations internationales, tel que les Principes directeurs de l'OCDE à l'intention des

entreprises multinationales (1976), la Déclaration tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l'OIT (1977)

- le Global Compact, initié par Koffi Annan en 2000, ou Le Projet de normes sur la responsabilité en matière de Droits de l'Homme des sociétés transnationales et autres entreprises adopté en août 2003 par la Sous-commission des Droits de l'Homme de l'ONU.

- Des initiatives privées telles que le Clean clothes campaign (2000), principes élaborés par une ONG en vue d'une amélioration des conditions de travail ; Les Principes d'Équateur (2003) - Code de conduite élaboré par les banques privées ; Le label Forest Stewardship Council (FSC) (1994) - Label créé par des ONG environnementales et des entreprises du secteur bois.

- Le développement de certification est aussi devenu un moyen efficace de mieux contrôler les activités de certaines entreprises dans des secteurs particuliers: il s'agit de normes édictées par des organismes privés dont l'adhésion emporte des missions d'audit chargé d'apprécier le respect des engagements pris. Ex. Le Kimberley Process Certification Scheme (2000)- Secteur des diamants.

Par ailleurs, le droit américain positif a, à plusieurs reprises, admis d'imputer à une entité A des actes commis par une entité B dans un autre État. En effet, bien que l'entité B ait souvent des liens très ténus avec le système judiciaire américain (elle se situe souvent dans un État-tiers où l'État de Droit n'est pas respecté), les cours américaines peuvent se reconnaitre compétentes pour traiter des actes de B, en se fondant sur le lien existant entre A et B. Mais ce critère peut ne pas suffire207 , et alors la combinaison de tous ces obstacles aura pour conséquence de :

- restreindre la compétence des cours américaines contre les sociétés-mères étrangères, même si leurs filiales détenues à 100% sont incorporées aux États-Unis

- isoler la société-mère américaine et l'exonérer de toute responsabilité pour les actes de ses filiales à l'étranger, et ce même si les actes des filiales seraient normalement justiciables aux États-Unis.

Les cours américaines, faisant preuve d'activisme judiciaire, ont traité de cette question de compétence dans l'arrêt Doe contre Unocal Corp.208, où les Droits de l'Homme de citoyens birmans avaient été violés par une STN française en Birmanie, et où le seul lien de rattachement avec le for américain, était la présence de filiales sur le sol américain209. Dans ce genre de cas, il est toujours très difficile de prouver la participation de la société-mère dans les agissements de sa filiale, obligation imposée par la Federal Rule of Civil Procedure 12(b) (6)210. C'est la raison pour laquelle beaucoup de requêtes se voient refuser dès cette première étape (cette étape intervient avant le forum non conveniens)211. A l'inverse, l'affaire Doe contre Unocal, tout comme celle précitée Wiwa212 , ont triomphé de cette barrière. Une analyse complète de ces arrêts serait beaucoup trop longue, nous ne la développerons donc pas. Nous retiendrons juste que le droit américain permet quelque peu de combler le vide juridique laissé par les STNs, mais que cet obstacle est loin d'assurer une prévisibilité dans son application, ni même une sécurité dans son régime.

- Il convient de mentionner aussi la norme ISO 14001 en matière environnementale (1996) ; la norme SA 8000 sur le respect des droits sociaux (1997) ; le Global Reporting Initiative (1997).

207 Philip I. BLUMBERG, `Asserting Human Rights against Multinational Corporations under United States Law: Conceptual and Procedural Problems' (2002) 50 American Journal of Comparative Law, p. 493 à 530. Cette opinion est exprimée p. 496.

208 Doe v Unocal Corp 248 F 3d 915 (9th Cir 2001) 925 ff

209 Cf. supra BLUMBERG (n 194), p. 497.

210 Accessible sur www.uscourts.gov/rules/civil2007.pdf

211 Beanal v Freeport-McMoran, Inc 197 F 3d 161 (5th Cir 1999) 163 ff; Iwanowa (n 192) 446-69. But see Unocal I (n 56) 895-96, where the complaint was held sufficient under Rule 12(b) (6). Cf. supra. BLUMBERG (n 194) p. 500.

212 Wiwa III, 2002 U.S. LEXIS 3293, at court opinion 41

ii. LA RECONNAISSANCE DES JUGEMENTS AMÉRICAINS À L'ÉTRANGER

Si le requérant a réussi à contourner tous les obstacles procéduraux que le défendeur a pu lui opposer, et qu'il a rempli toutes les conditions de la requête, alors les juges américains auront sans doute rendu un jugement civil en sa faveur.

Pourtant, cela ne suffit pas ; en effet, il convient encore que le jugement américain soit appliqué par le défendeur étranger, i.e. le plus souvent par la filiale résidant dans un État-tiers où les règles de l'État de Droit font défaut.

Pour que le créancier, muni de son jugement américain, obtienne les réparations prévues par la cour américaine (et dues par le défendeur débiteur), il se doit d'obtenir l'exequatur. L'exequatur est une procédure visant à donner dans un État (celui où le défendeur est incorporé), force exécutoire à un jugement rendu à l'étranger.

En effet, un jugement rendu dans un État d'origine n'est pas forcément reconnu dans un autre État. Et quand bien même ce jugement serait reconnu, cette reconnaissance n'implique pas qu'il ait une force exécutoire.

En principe, un créancier devra se référer à une Convention ou un Traité International sur la reconnaissance et sur l'exécution, pour que le jugement soit exécuté dans l'État-tiers. En vertu de cette convention, les juges du pays tiers devront juste contrôler la forme (et non le fond) du jugement, qui sera alors automatiquement exécuté.

Mais à défaut d'un accord international et quand l'État étranger ne reconnaît pas le titre exécutoire étranger, le créancier est obligé de recommencer la procédure dans l'État en question pour y obtenir un titre exécutoire, entrainant alors une nouvelle procédure longue et coûteuse213 . Or aux États-Unis, il n'existe :

- aucun accord international sur la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale

- aucune législation fédérale214 sur le sujet. Par conséquent la législation peut différer dans les 50 États fédérés.

- Aucun accord bilatéral ou multilatéral entre les États-Unis et un autre État sur la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale.

213 Même si le jugement rendu par l'État d'origine pourra alors servir de preuve pour convaincre le tribunal de l'État du défendeur.

214 Il s'agit d'une matière fédérale.

Par conséquent, tout va dépendre de la loi interne à l'État tiers, où le défendeur réside (ou est incorporé). Nous resterons donc, dans cette analyse, sur des généralités applicables à tous les États.

En général215, lorsqu'une personne privée obtient un jugement américain en sa faveur, condamnant la STN étrangère pour ses violations des Droits de l'Homme à l'étranger, elle devient débitrice d'une compensation financière (des dommages-et-intérêts) ou d'une injonction de ne pas faire216 ; dans le premier cas la personne va tenter d'obtenir l'exequatur dans l'État où les ressources financières de la STN sont concentrées, alors que dans l'autre cas elle va viser l'État où la STN exerce principalement ses activités.

Dans les deux situations, le débiteur va tenter de se soustraire à l'exequatur du jugement américain, en invoquant divers arguments :

Ainsi, il peut convaincre la cour étrangère que le jugement américain est excessif dans sa condamnation financière ; en effet, les États-Unis sont réputés pour indemniser très largement les requérants, en octroyant notamment des réparations « punitives » ce qui n'est pas le cas dans la plupart des autres États. Dans ce cas, les cours étrangères pourront refuser d'exécuter ce jugement, pour des raisons de politique publique ; ce fit notamment le cas en Grande-Bretagne, qui a voté une Loi - Protection of Trading Interests Act en 1980217 - interdisant l'exequatur des jugements étrangers ayant octroyé des « multiple damages » 218 .

En outre, il peut invoquer un argument plus politique devant la cour étrangère : il peut la convaincre qu'elle doit refuser toute intrusion extraterritoriale et illégitime des cours américaines, qui tentent de dépasser les règles du Droit International Public (sur la compétence des États) et du Droit International Privé (sur l'application des jugements étrangers). En effet, les États sont plutôt réticents face à la « théorie américaine des effets », selon laquelle cette dernière se reconnait compétente pour juger de comportements ayant eu lieu hors de ses frontières, si ce comportement a eu un effet aux États-Unis 219 ; c'est encore une fois la Grande-Bretagne qui nous fournit un exemple de cette résistance, au travers de l'arrêt de la Cour d'Appel Adams contre Cape Industries Plc220 . Dans cet arrêt, les requérants avaient

215 SW WALLER, `Under Siege: United States Judgments in Foreign Courts' (1993) 28 Texas Int'l L J 427, 429.

216 L'injonction de ne pas faire (ou prohibitory injunction) est la plus courante, même si l'injonction de faire (mandatory injunction) reste théoriquement possible.

217 Accessible en ligne sur le site officiel de « UK Law Statute Database »

http://www.statutelaw.gov.uk/legResults.aspx?LegType=All+Legislation&title=Protection+of+Trading+Interests+Act&searchEnacte d=0&extentMatchOnly=0&confersPower=0&blanketAmendment=0&TYPE=QS&NavFrom=0&activeTextDocId=1 507945&PageN umber=1&SortAlpha=0. Vu le 28 juillet 2009.

218 Dans les sections 5(1), 5(2) (a), 5(3), le jugement pour «multiple damages» est celui « dont le montant de l'indemnité octroyée a doublé, triplé, ou plus, le montant du dommage réellement subi ».

219 S METZGER, `The "Effects" Doctrine of Jurisdiction', (1967) 61 Am J Int L 1015; V Lowe, `Jurisdiction' in M Evans (ed), International Law (2nd edn OUP, Oxford 2006) 335, 344.

220 Adams v Cape Industries plc [1990] Ch 433

introduit une class action contre la STN Cape Industries, devant la cour du Texas. La cour se déclara compétente, car la société était incorporée aux États-Unis, et admis la demande. Mais lors de son exequatur, la cour anglaise considéra que la cour texane n'aurait pas du se reconnaitre compétente, et par conséquent refusa de reconnaitre ce jugement221.

221 Ibid 443, 461 ff.

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