Ethique déontologie et régulation de la presse écrite au Sénégal( Télécharger le fichier original )par Moussa MBOW Université Bordeaux 3 - Sciences de l'Information et de la Communication 2004 |
III Presse populaire, « presse à scandale »Une nouvelle presse est née au Sénégal et les vocables pour la désigner ne manquent pas tant elle est décriée y compris par une frange des professionnels eux-mêmes. Les plus indulgents parlent de « presse populaire » pour montrer sa proximité avec les masses populaires de par son style et son ton moins académiques que ceux de la presse dite sérieuse. Les moins indulgents qualifient la nouvelle venue de « presse de caniveau », de « presse à scandale » pour montrer la bassesse des sujets qui y sont traités. Les extrémistes parlent de « presse poubelle » ou encore de « littérature de poubelle » invitant ainsi les lecteurs à s'écarter d'une presse qui ne mériterait pas qu'on lui accorde une certaine attention. Il est difficile d'effectuer un classement des types de journaux considérés comme des journaux people. La plus part des animateurs de cette presse considèrent leurs organes de presse comme des journaux d'informations générales respectables qui n'ont rien à envier aux journaux dits sérieux. Pourtant il y a des aspects qui différencient ces deux types de presses et permettent une distinction légitime. Ainsi, sur la base de certains critères que partagent ces journaux nous pouvons -sans émettre un jugement de valeur- élaborer une famille de cette presse. - Au premier rang des caractères distinctifs, il est difficile de ne pas remarquer le prix bon marché de ces journaux. Ils sont vendus à seulement 100F CFA, « moins que le prix d'une baguette de pain ou d'un kilo de riz »49(*), là où les autres affichent le double. Comment ne pas penser au Français Emile Girardin qui, au 19e siècle avait réduit de la moitié le prix de son journal en le finançant par la publicité ? Pour les animateurs de la presse people, la réduction du prix s'est faite avec la diminution du nombre de pages. Tandis que les autres journaux sont édités en moyenne en douze, voire seize pages, eux se contentent de la moitié (huit pages en moyenne). - Autre élément de distinction entre les deux familles de presse : le contenu, car les nouveaux venus exploitent un créneau que rechignent les classiques à savoir les faits divers. Jean-Meïssa DIOP pense que les journaux dits sérieux « ont une réputation et un sérieux à sauvegarder... Ils se sont certes intéressés aux faits divers mais l'ont traité avec les euphémismes qui conviennent à une société qui a ses déviances mais veut qu'on les narre avec la manière »50(*). Ceci semble être le cadet des soucis de la presse people qui aborde en abondance les histoires de sexe, de détournement d'argent, de crime, de sang... Ibou FALL du Tract, un des animateurs de cette presse pense que les Sénégalais aiment aussi qu'on leur parle des travers de leur société : «cela pourrait être appréhendé comme un sale boulot, mais dans ce cas, nous, nous assumons »51(*). - Le dernier élément qui différencie les deux types de presse, c'est le ton avec une langue beaucoup plus accessible à l'homme de la rue se traduisant par des phrases simples, directes dont la compréhension ne nécessite pas l'aide d'un dictionnaire. A la simplicité du style, il faut ajouter sa crudité. C'est d'ailleurs un credo de certains responsables de cette presse : « appeler un chat, un chat ». Ces précisions faites, nous pouvons maintenant tenter de faire connaissance avec les journaux populaires sénégalais. Dans une étude consacrée à cette presse, Alain AGBOTON52(*), enseignant au CESTI en a relevé dix huit au total, mais la presse populaire est caractérisée par son instabilité et l'irrégularité de certains de ces titres. Nés presque tous au début du troisième millénaire, ils n'ont pas encore eu un public fidèle pour des raisons que nous évoquerons plus tard. Le résultat d'une telle situation est que certains journaux ont, soit disparu ou connaissent une interruption temporaire de diffusion. Comme nous avons fait avec la presse indépendante, nous avons choisi de présenter de manière un peu plus approfondie quatre journaux. Les principaux journaux people ou populaires
Le Populaire : c'est un journal qui a été créé le 8 novembre 1999. Il se veut quotidien « d'informations générales de proximité » comme on peut le lire dès la première page. Mais, ce quotidien va très vite trouver son créneau en emboîtant le pas au Témoin comme en témoigne sa page « off » qui est presque une réplique de la rubrique « Bulles » de l'hebdomadaire. A ce propos A AGBOTON pense que ce journal était timide et maladroit au départ du fait de sa ressemblance avec cet hebdomadaire « dont il était l'héritier présomptif sinon abusif »53(*). Il a d'abord été dirigé par Thierno TALLA qui l'a quitté dernièrement pour en créer un autre (L'Actuel) qui surfe sur la même vague. Moeurs : créé en mars 2001, cet hebdomadaire connut un succès sans précédent après sa naissance. Au bout d'un mois d'existence, il est passé de 15 000 à 40 000 exemplaires avec des invendus variant autour de 1 000 et 2 00054(*). C'est manifestement le journal qui semble le plus répondre aux caractéristiques d'un journal à scandale. Abondance de photos et de sujets en rapport avec les célébrités, style cru et détails dans la description, « il est quasiment unique dans son créneau où il est à la lisière du pornographique »55(*). C'est le contenu des rubriques : Détente, Wanted, Boîte postale où sont développés les faits de société les plus crapuleux qui fait beaucoup de bruit. Pape Daouda SOW, le responsable du journal justifie cette orientation par le caractère voyeur du Sénégalais qui, d'après lui : « aime les fesses et cela c'est mon meilleur marketing. Moeurs est un miroir grossissant de la société sénégalaise »56(*) pense-t-il. Scoop : créé également au mois de mars de l'année 2001, ce journal est un satellite, une filiale du quotidien national Le Soleil. D'emblée, le journal s'oriente dans ce secteur très rentable de la presse people. Dans le premier numéro, le rédacteur en chef présente « une équipe de journalistes vraiment professionnels (qui) vous propose tous les jours de découvrir des facettes cachées de la société sénégalaise: faits divers, la vie et les gestes des gens célèbres, les actualités que la presse dite sérieuse ne voit pas, en somme tout ce qui bouge sans trouver place dans les médias, dans les autres médias »57(*). Cependant, conscient du désavantage que causerait une identification à un certain type de presse qui n'a pas bonne presse, le journal prend ses distances dès le début. « Non, Scoop ne tombera pas dans le sensationnel du sang et du sexe, ou encore dans le vulgaire et le voyeurisme »58(*) prévient son responsable. Il faut dire que sa parenté avec le quotidien national lui interdit ce genre de dérapage car ce journal a une réputation à préserver. Scoop est publié en douze pages qui donnent une large part aux potins et aux faits de société. Le Tract : ce journal est créé en 2000, Ibou FALL, son initiateur (il est actuellement à la tête de Frasques Quotidiennes) fut un ancien journaliste au Témoin où il eut longtemps la confection de la rubrique « Bulles ». Mariages, baptêmes, virées nocturnes, infidélités, indélicatesses financières...sont autant de sujets qui passionnent ce journal qui les décortique avec précision. Selon l'ancien responsable du journal, ce genre de sujet doit être traité de la manière « la plus digeste possible. Il faut toujours parler des célébrités, toucher le gratin, la jet-set. Par rapport aux informations politiques, aux analyses, c'est un peu la récréation »59(*). « Pour cela, continue-t-il, il faut savoir ironiser, avoir le sens de l'humour...Savoir écrire court pour dire en deux phrases ce qu'on veut dire, être concis et précis ». Ces journaux connaissent actuellement un franc succès au niveau du public. Selon un sondage réalisé en décembre 2001 par l'institut BDA, `les quatre mousquetaires' du fait divers (à savoir Moeurs, Le Tract, Scoop et le Populaire) battaient les records de tirage atteignant, par moment la barre fatidique des 40 000 exemplaires alors que les journaux dits sérieux atteignent rarement la vingtaine de milliers60(*). Les raisons d'un tel succès sont, comme nous le montrions plus haut, le prix qui les rend plus accessibles, le style qui est moins rébarbatif que celui des journaux dits sérieux et surtout les sujets abordés. En effet, si le lectorat a accroché au contenu de la presse people, c'est peut-être aussi parce qu'il éprouve une certaine lassitude par rapport à l'information politique qui occupe une place prépondérante dans les journaux dits sérieux. Un héritage que ces journaux semblent avoir reçu de ces anciens organes de partis ou même des premiers journaux privés comme Lettre Fermée ou Le Politicien qui traitaient essentiellement l'actualité politique. Selon Ndiaga SAMB : « l'actualité politique a de tout temps bénéficié d'une couverture variée, avec des rubriques variées, la politique reste le principal élément de vente à la Une des journaux »61(*). Nous pouvons ainsi faire une corrélation entre « l'horizon d'attente » déçu d'un public avec une overdose d'informations politiques face à un manque d'informations « croustillantes » à caractère sensationnel qu'ont amené les nouveaux venus. Dans la même perspective, nous pouvons admettre l'idée selon laquelle, les nouveaux venus auraient investi un nouveau secteur parce que concernant les actualités politique, culturelle, économique, « il n'y avait plus rien à faire d'original et de professionnel que ne font déjà avec un professionnalisme respectable Le Soleil, Walfadjri, Sud Quotidien, Le Matin... » argument défendu par J.-M. DIOP62(*). Nous venons de le voir, la presse sénégalaise est caractérisée par la diversité de ses titres. De l'indéboulonnable quotidien gouvernemental à la presse people qui s'apparente aux tabloïds londoniens en passant par la presse indépendante généraliste, la pluralité est désormais acquise. Ainsi, le traitement monolithique de l'information incarnée par Le Soleil s'est progressivement rééquilibré grâce à des journaux privés qui proposent une autre vision de l'actualité. Il semble que le pluralisme, c'est-à-dire l'expression plurielle des sensibilités d'une société soit un des fondements de toute démocratie. Il serait important de voir comment la presse sénégalaise essaie de jouer ce rôle. * 49 J. M. DIOP, « Sénégal : sexe, sang et potins à la Une : Les quotidiens de la nouvelle génération », www.panos-ao.org * 50 J. M . DIOP, op. cit. * 51 A l'occasion d'un séminaire « Presse populaire, public et déontologie » organisé par le CESTI le 12 novembre 2001 * 52 A. AGBOTON, «La presse populaire : phénomène ou épiphénomène in Entre tradition orale et nouvelles technologies : où vont les mass média au Sénégal ? », Dakar 2004, p. 38 * Même remarque que pour le triage des journaux dits sérieux, A. AGBOTON pense d'ailleurs que « le tirage réel est le secret le mieux gardé de la profession », op.cit. p. 41 * 53 A. AGBOTON, op.cit. p. 40 * 54 Idem * 55 Idem, p. 41 * 56 Idem, p. 41 * 57 Le Soleil du 5 mars 2001, « Scoop est arrivé ! », www.lesoleil.sn * 58 Idem * 59 Cité par Boubacar KANTE, « Off, Bulles, A l'index, ces potins aimés et redoutés des Sénégalais », article publié le 27 janvier 2005, www.aps.sn * 60 Cf. J. M. DIOP, «Sénégal : sexe, sang et potins à la Une, les quotidiens de la nouvelle génération », op.cit * 61 Médias et élections au Sénégal, Institut Panos, NEAS, Dakar, 2002, p. 39 * 62 Op. cit. |
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