La théorie des droits permanents dans la jurisprudence du Tribunal administratif tunisien( Télécharger le fichier original )par Faycel Bouguerra Université Sciences Sociales Toulouse I - Master 2 Recherche Droit Public Comparé des Pays Francophones 2006 |
Paragraphe III : Le bon jugeOn voit clairement de tout ce qui précède qu'une bonne administration de la justice dépend largement de l'établissement d'une bonne justice arcboutée par l'existence d'un juge, et pas de n'importe quel juge, mais plutôt d'un bon juge qui doit être adapté à ses fonctions. En effet, pour ce qui est de l'effort qu'un juge adapté à ses fonctions est appelé à déployer pour parfaire la bonne administration de la justice, il en est que : D'abord, le juge doit être neutre. Toutefois, cette neutralité ne peut être atteinte que si l'on respecte trois conditions : La première condition tient au fait que, selon Jacques Robert, un bon juge « dit le droit », car appliquer la loi, ce n'est pas la juger. Du coup, seule l'interprétation est la part, énorme soit-elle, qui est laissée au juge. Selon la deuxième condition, un bon juge ne doit pas sortir de sa compétence technique et politique135(*). Selon la troisième condition de la neutralité, un bon juge doit rendre à chacun son dû. Ensuite, le juge doit être transparent et doit savoir ménager la publicité des audiences et le secret de l'instruction. Enfin, un bon juge doit juger au nom du peuple, dans le sens qu'il doit toujours avancer la volonté générale sur la volonté politique conjoncturelle, car « une bonne administration de la justice ne saurait admettre ni une fronde des juges ni leur alignement »136(*). En d'autres termes, il doit être un juge indépendant et inféodé à personne, notamment lors de son délibéré137(*). En obéissant à toutes ces conditions, le juge gagne une méga-légitimité, parfois, source d'envie et de convoitise. Paragraphe IV : La bonne administration de la justice dans le contexte des droits permanents L'article 2 de la loi n° 38 de 1996 avant d'être modifiée par la loi n° 10 de 2003 stipule que « les tribunaux judiciaires statuent sur tous les litiges qui surviennent entre d'une part, les entreprises publiques y compris les établissements publics à caractère industriel et commercial, et d'autre part les agents de ces entreprises, leurs clients ou les tiers. Le Tribunal Administratif demeure compétent pour statuer sur les litiges concernant les agents visés à l'alinéa précédent lorsqu'ils sont soumis, au statut général de la fonction publique ou que ces litiges relèvent de la compétence du tribunal en vertu de la loi. Il est également compétent pour statuer sur les litiges qui surviennent, en matière de pension et de prévoyance sociale, entre la Caisse Nationale de Retraite et de Prévoyance Sociale et ses affiliés »138(*). La question que s'est posée à l'époque, et même après la réforme de 2003, est celle relative à déterminer l'étendu de la compétence du juge administratif dans les contentieux de la CNSS. La leçon qu'on peut tirer de tout ce qui précède est que le législateur de 1996 n'a pas réussi à unifier le contentieux de la CNSS car il y a des chambres du Tribunal administratif qui refusent cette compétence. Ainsi, il est des arguments qui vont à l'encontre de la compétence du juge administratif. D'abord, de par la nature de la caisse, il est évident qu'elle n'est pas des établissements publics mais plutôt une entreprise publique, c'est à dire un établissement public non administratif dont la liste est fixée par le décret n° 97-564 du 31 mars 1997. On en retire que l'article 2 de la loi n° 38 l'a rentrée dans le bloc judiciaire. Ensuite, de par ses activités, elle intervient en tant qu'une société d'assurance, une société bancaire, voir même parfois comme un bailleur de fond dans certaines transactions foncières ou des marchés d'investissement139(*). De plus, les débats parlementaires et la volonté du législateur l'attestent. Ainsi, dans la réponse du gouvernement à la 6ème question, il considère que le fait d'admettre l'existence de quelques contentieux à caractère administratif n'empêche pas le choix d'attribuer aux seules juridictions judiciaires la compétence globale d'entendre du contentieux indiqué. Dans ce sens, quelques chambres du Tribunal administratif ont suivi ce courant après la réforme de 1996, car elles considèrent que le législateur « a voulu expressément laisser aux seules juridictions judiciaires le bloc de compétence qui les rende toutes seules compétentes de reconnaitre de tous les recours contre les entreprises publics, et ce par soin de sa part de garantir une répartition claire de la compétence entre les deux ordres juridictionnels et de faciliter les procédés de recours en justice pour le public (...), notamment que le contentieux de la CNSS avec ses affiliés concerne des employeurs et des employés qui relèvent du droit privé et qui ne trouve pas sa solution et son issu, dans la plupart des cas, que par l'intervention dans le litige de l'employeur, ce qui lui ôte son caractère administratif »140(*). De plus, les affiliés de la CNSS sont des fonctionnaires du secteur privé, exerçant des professions libérales ou des chefs d'entreprises, et non pas, donc, ceux qui appellent l'application du Statut de la fonction publique. Du coup, c'est le code du travail qui est appelé à s'appliquer durant l'exercice de leurs fonctions, ce qui aboutit en toute logique à laisser la compétence de reconnaître de leurs contentieux au seul juge judiciaire. Par contre, les affiliées de la CNRPS, durant leur carrière, relèvent du juge administratif qui reconnait de leurs contentieux en application du statut de la fonction publique141(*). L'orientation actuelle du Tribunal administratif est de diviser le contentieux de la sécurité sociale en un recours en annulation devant lui et un recours en indemnisation devant le juge judiciaire. Donc, contentieux objectif et contentieux subjectif. Cette division nous amène à s'interroger sur les critères de détermination des décisions qui reviennent au juge administratif. Or, peut être la solution avancée par le Doyen Med. Salah Ben Aïssa est la plus adéquate et respectueuse de la bonne administration de la justice et d'éviter la dispersion de la matière de la sécurité sociale. Il propose d'attribuer le contentieux de la sécurité sociale au Tribunal administratif, et ce en plein contentieux142(*) attendu que le juge administratif peut aller loin que la simple annulation, car il peut octroyer l'indemnité et de prendre d'autres décisions qui concernent le litige143(*). En d'autres termes, « les pouvoirs de substitution, de réformation, de condamnation, qui continuent à être l'apanage exclusif du juge de plein contentieux »144(*).Cela nous rappelle l'état de la justice en Tunisie avant 1996 en matière de responsabilité de l'État. Car le juge judiciaire est compétent pour l'indemnisation alors que le juge administratif est compétent pour l'annulation selon le décret beylical de 1888. De plus, la dualité trouve sa source dans l'article 3 qui interdit au juge judicaire d'adresser des injonctions à l'administration. Dans les débats parlementaires, il est dit : « et sur ce fondement, s'il est le cas d'une annulation d'une décision administrative, le juge de la sécurité sociale sursoit à statuer jusqu'à ce qu'il soit prononcé sur la question de la part du Tribunal compétent, vu que cette question préjudicielle échappe à sa compétence de par sa nature (...) »145(*). Or, les questions préjudicielles mettent en exergue le phénomène de l'éclatement de l'unité du contentieux de la sécurité sociale. Cela résulte de la dualité de juridiction. Or, cela va entraver d'avantages les intérêts des justiciables et va bouleverser la bonne administration de la justice146(*). De plus, l'absence de l'unité de la matière de sécurité sociale va alourdir la caisse des justiciables, dépenses additionnelles, frais de justice, perte de temps : le litige se pérennise147(*), et on se trouve en fin de compte face à « un litige permanent ». Donc, le justiciable, à défaut de simplification des procédures, va renoncer à son droit faute de moyens ou de temps148(*). Cela va de concert avec ce qui a affirmé le Commissaire du gouvernement dans l'affaire de Mohammed Essamaoui contre la CNRPS, et ce en estimant que « la dispersion du contentieux entre deux ordres juridictionnels est incompatible avec le but escompté de la création de blocs de compétences, à savoir la bonne administration de la justice qui encourt selon la doctrine et la jurisprudence que le tribunal qui est compétente par nature doit décliner sa compétence au profit de celui qui en a le droit à y trancher en vertu du bloc de compétence. Il en découle que le juge de l'excès de pouvoir doit rejeter le recours en annulation dans le cas où il vise à annuler des décisions prises en application des régimes juridique des retraites et de prévoyance sociale. Toutefois, si le recours vise à obtenir autre chose, le juge administratif garde sa compétence »149(*). Ainsi, le juge administratif s'est trouvé enclin à trouver des arguments pour fonder ses allégations. Ces arguments, pour ce qui est du contentieux de la CNSS, sont toujours avancés même après la réforme de 2003 et qui vont concerner aussi la CNRPS.Un argument est avancé par le juge administratif selon lequel, ce qu'on peut remarquer c'est que le législateur dans l'alinéa 1er de l'article 2 de cette loi prévoit que « les tribunaux judiciaires statuent sur tous les litiges qui surviennent entre d'une part, les entreprises publiques y compris les établissements publics à caractère industriel et commercial, et d'autre part les agents de ces entreprises, leurs clients ou les tiers ». Donc, il en découle que les litiges entre ces entreprises et ses « affiliés » ne sont pas de la compétence du juge judiciaire, car la notion de client diffère de celle de l'affilié150(*), surtout concernant leur régime de droits et d'obligations151(*). Or, si l'on se réfère à la jurisprudence du Tribunal administratif, on se rend compte qu'il admet que « le contentieux de la CNSS avec ses affiliés rentre dans l'alinéa 1er de l'article 2 vu que le terme « client » mentionné dans le texte est d'une généralité qu'il inclut la catégorie des affiliés des caisses sociales »152(*).Le deuxième argument tient au fait que l'article 37 (nouveau) a exonéré du ministère d'avocat les recours pour excès de pouvoir en matière de pension. Après la réforme de 2003, cette disposition a été supprimée, sauf que l'article 59 (nouveau) qui prévoit la même disposition en ce concerne la procédure devant les chambres d'appel subsiste encore. Ainsi, on voit bien que le juge acquiert un pouvoir avec quoi il s'autorise à juger extra legem, voir même parfois contra legem. C'est peut être ce qui a poussé quelques uns, comme Robespierre, à proposer de supprimer le mot « jurisprudence » du dictionnaire français. Car, c'est par la jurisprudence que le juge gagne la légitimité, et du coup, gagne les coeurs et les esprits des citoyens même non-justiciables. Ainsi, on est enclin à se demander : Quid de la "la théorie des droits permanents" ? A-t-elle pu faire jurisprudence ? * 135 Selon Jacques Robert, « Un juge n'est ni un cow-boy, ni un caïd, ni un justicier. On ne gagne pas, même au nom de l'efficacité, à sortir de son rôle ou de son milieu. Un juge ne saurait être ni redresseur de torts, ni un ange exterminateur. Pas davantage un juge ne saurait se transformer en journaliste (...) », Loc. cit., p. 129. * 136 Robert (Jacques), Loc. cit., p. 132. * 137 Drai (Pierre), « Le délibéré et l'imagination du juge », In Mélanges en l'honneur de Roger Perrot, Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs ?, Editions Dalloz-Sirey, 1997, p.p. 107-120 ; Voir aussi, Wiederkehr (Georges), « Qu'est-ce qu'un juge ? », Ibid., p.p. 575-585 ; Rozès (Simone), « un profil nouveau pour les juges », Ibid., p.p. 435-441 ; Garapon (Antoine), Les Juges : Un pouvoir irresponsable ?, Éditions Nicolas Philippe, 2003 ; Le gardien des promesses : le juge et la démocratie, Éditions Odile Jacob, 1996. * 138 Cet article a été modifié par la Loi organique n° 2003-10 du 15 février 2003, portant modification de la Loi organique n° 96-38 du 3 juin 1996 relative à la répartition des compétences entre les tribunaux judiciaires et le Tribunal administratif et à la création d'un Conseil des conflits de compétence dont l'article 1er dispose : « Les tribunaux judiciaires sont compétentes pour connaître de tous les litiges qui surviennent entre les caisses de sécurités sociales et les bénéficiaires des prestations sociales et pensions et les employeurs ou les administrations dont relèvent les agents, et ce, en ce qui concerne l'application des régimes légaux des pensions et de la sécurités sociales, à l'exception des actes susceptibles de recours pour excès de pouvoir et des actions en responsabilités administratives contre l'État, prévues par le premier paragraphe de l'article premier de la présente loi ». * 139La compétence juridictionnelle dans le contentieux de la CNSS avec ses affiliés en matière de retraite et de prévoyance sociale, Ouvrage collectif inédit rédigé en langue arabe par un groupe de juges du Tribunal administratif, p. 9. * 140T.A., Déc. n° 3072 du 31 juin 1996, Ahmed Ghaoui c/ CNSS ; Déc. n° 15457 du 27 mars 1997, El-`habib El-`ayouni c/ CNSS, Inédites. * 141 La compétence (...), Op. cit., p. 23. * 142 Ben `Aïssa (Med. Salah'), « Le recours en responsabilité administrative devant le Tribunal administratif », In La réforme de la justice administrative : les lois n° 38, 39 et 40 du 3 juin 1996, Actes du colloque organisé du 27 au 29 novembre 1996 à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis, Partie en langue arabe, C.P.U., 2ème Tirage, 1er Semestre, 1999, p. 179. * 143 Chapus (René), Droit administratif général, Tome I, Paris, Montchrestien, 2001, 15e éd., p. 791 : « Il s'agit d'un contentieux dans lequel le juge a le pouvoir, allant au-delà de l'annulation, de prononcer des condamnation pécuniaires et plus généralement de substituer sa propre décision à celle qui lui est déférée ». * 144 Bernard (Michel), « Le recours pour excès de pouvoir est-il frappé à mort ? », AJDA, 20 juin 1995, N° Spécial, p.p. 197. * 145 Débats parlementaires, 4 février 2003, n° 19, p. 822. * 146 Vincent (Jean) : cité par Bertaji (Ibrahim), Organisation des contentieux et donne administration de la justice : étude de droit processuel, Thèse, F.S.J.P.S, Tunis, 2000. p198 : « Le phénomène juridique est plus souvent un phénomène global dont une désarticulation excessive peut fausser les perspectives et les solutions ». * 147 T.A., 1ère Ch., Déc. n° 1/11440 du 13 juillet 2004, Mohammed Ben `Ali El-`hasnaoui c/ CNRPS, Inédite : « Abstraction faite du dernier recours hiérarchique (...) et tant que le recours porte sur un droit permanent, il est à accepter quant à la recevabilité formelle vu sa spécificité, de plus que son examen est susceptible d'éviter l'allongement du litige (...) ». * 148Odent (Raymond), Contentieux administratif, Fascicule I, les cours de droit, Paris, 1970-1971 : « L'unité de jugement, évitant l'intervention des juges multiples, évite des pertes de temps considérables et économise aux justiciables des soucis et des frais : elle évite aussi qu'à force d'être décomposé, un litige soit défiguré et dénaturé, ce qui risque de lui faire perdre son caractère véritable ». * 149Conclusions du Commissaire du gouvernement Naïma Ben `Aqla sur la Déc. n° 1/14175 : « Ces contentieux empêchent le juge administratif de reconnaître des décisions qui les ont circonstanciés, voir même celles qui ont causé leur naissance compte tenu de l'existence d'un recours parallèle susceptible d'atteindre les mêmes résultats, voir même mieux ». * 150Voir : Barbier (Christian), « L'usager est-il devenu le client du service public? », J.C.P, 3816, 1995, p. 31 ; Le Mestre (Renan), Droit du service public, Gualino éditeur Paris, 2004, p. 175. * 151La compétence (...), Op. cit., p.p. 11-12. * 152 T.A., Déc. n° 18238 du 23 décembre 2000, Essadeq El-`ebdelly c/ CNSS, Inédite. |
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