La libération de Mamadou Dia le 27 mars 1974 marque le
début d'un changement d'époque au Sénégal.
L'opposition, qui réclame depuis 1966 le droit à la libre
expression, voit un premier parti homologué par le ministre de
l'Intérieur le 31 juillet 1974. Il s'agit du Parti Démocratique
Sénégalais (PD S) d'Abdoulaye Wade.
Ce dernier est né le 21 mai 1926 à
Kébémer, dans la région de Louga. Il effectue ses
études en France, où il obtient une Licence et un Doctorat en
droit et en sciences économiques. Très marqué à
gauche durant sa jeunesse, il est responsable des étudiants d'Afrique
à Besançon et
12 G. Martens, "Révolution ou participation :
Syndicats et partis politiques au Sénégal", Le mois en
Afrique, octobrenovembre 1983.
participe au Vème congrès de l'Union
Internationale des étudiants à Varsovie en septembre 1953.
Après avoir plaidé quelques années au barreau de
Besançon, il rentre au Sénégal et ouvre un cabinet
d'avocat à Dakar. Il poursuit en parallèle son cursus
universitaire et reçoit, en décembre 1970, l'Agrégation de
sciences économiques. Il devient maître de conférence. De
plus, il est élu Doyen de la faculté de droit et de sciences
économiques de Dakar. Il quitte néanmoins bien vite ces
fonctions, préférant se consacrer à sa carrière
politique. Un temps proche de l'UPS, il fonde le PDS pour en faire, selon ses
propres dires, "un parti de contribution" 13.
Senghor ne l'entend cependant pas de cette oreille, et
"oblige" le PDS à se placer dans l'opposition. Le succès du
nouveau parti est indéniable : il compte environ 90 000 adhérents
en moins de deux ans. D'autres formations se forment au cours de la
période. On note la création du Rassemblement National
Démocratique (RND) de Cheikh Anta Diop en février 1976 ou encore
la renaissance du PAI de Majhmout Diop. L'émergence de nouveaux partis
sert le pouvoir en place, car les opposants, autrefois clandestins, agissent
dorénavant à découvert pour défendre leurs
idées. Ils perdent leur force subversive et assurent paradoxalement la
survie de l'Etat senghorien. Le Président de la République refuse
toutefois que cette ouverture démocratique se transforme en
véritable anarchie. Il limite à trois le nombre des partis
officiels, "chacun devant représenter respectivement les trois
courants de pensée suivants : libéral et démocratique,
socialiste et démocratique, marxiste-léniniste ou
communiste".
Si le PDS accepte de prendre le courant libéral -
malgré une doctrine socialiste clairement exprimée - et le PAI le
courant marxiste-léniniste, le RND refuse de se soumettre à la
volonté senghorienne. N'ayant pas obtenu le
récépissé du ministère de l'Intérieur, le
parti d'Anta Diop reste officiellement dans la clandestinité. La
doctrine socialiste est quant à elle adoptée par l'UPS,
puisqu'elle est admise en novembre 1976 à l'Internationale socialiste,
grâce à une recommandation appuyée du premier
secrétaire général du PS français de
l'époque, François Mitterrand.
L'UPS, fraîchement renommée Parti Socialiste
Sénégalais, s'organise pour appréhender les
élections plurielles de 1978. Autour de Léopold Sédar
Senghor, un conseil de dix membres est instauré. On y recense Abdou
Diouf, Amadou Cissé Dia, Magatte Lô, André Guillarbert,
Alioune Badara Mbengue, Assane Seck, Jean Collin, Babacar Bâ, Moustapha
Niasse et Djibo Kâ. Le Président de la République forme
ainsi un groupe chargé de préparer à terme sa succession,
constitué des "historiques" de l'indépendance et d'hommes
appartenant à "la génération Abdou Diouf", tels que Niasse
ou Kâ.
Les élections pluripartites du 26 février 1978
concernent la présidence de la République, les 100
députés de l'Assemblée nationale, 26 des 35 conseillers
municipaux et 107 conseils ruraux. Contrairement aux autres opposants,
Abdoulaye Wade ne boycotte pas les élections. Il se présente
à la présidentielle et place des candidats dans toutes les
communes sénégalaises.
La campagne présidentielle est marquée par la
polémique née de l'adoption par le Parlement de la loi 76-27 du 6
avril 1976, qui modifie l'article 35 de la Constitution
sénégalaise. Il y est stipulé
13 Il semble que Wade est pris à son propre
piège en menaçant Senghor de créer son parti s'il
n'obtient pas un poste ministériel. "En 1974, quand il est
allé dire à Senghor qu 'il avait l'intention de créer un
parti politique, le Président de la République l'avait pris au
mot, mais il était convaincu, et je crois qu 'il avait raison, que
l'intention de Wade était de se faire offrir un portefeuille de
ministre". Foccard parle, tome II, p 346-347, Paris, Fayard, 1997.
"qu'en cas de décès ou de démission
du Président de la République, ou lorsque l'empêchement est
déclaré définitif par la Cour suprême, le Premier
ministre exerce les fonctions de Président de la République,
jusqu'à l'expiration normale du mandat en cours. Il nomme un Premier
ministre et un nouveau gouvernement dans les conditions fixées à
l'article 43". Ne faisant aucun doute que Léopold Sédar
Senghor laissera le pouvoir en cours de mandat à son Premier ministre,
Abdoulaye Wade déploie toute son énergie pour dénoncer ce
prévisible "coup d'état constitutionnel". Pour contrecarrer cette
agitation, le PS remet en route "sa machine électorale", au point mort
depuis 1966. Les dirigeants socialistes activent leurs réseaux
clientélistes et favorisent le soutien implicite des marabouts
grâce à de généreuses donations, souvent
octroyées par l'intermédiaire des coopératives agricoles
arachidières détenues par l'Etat. Ils quadrillent de ce fait
l'électorat rural, très respectueux à l'époque des
consignes de vote données.
Les résultats n'offrent par conséquent aucune
grande surprise : Senghor gagne avec 82,5% des suffrages contre 17,4% pour
Wade. Le PS remporte 82 sièges et le PDS en obtient 18. L'opposition
n'acquiert qu'une seule commune (Oussoye, en Casamance maritime) et deux
communautés rurales (Taïf et Taïba Ndiaye). Même si
l'hégémonie socialiste est restée presque intacte, pour la
première fois depuis 1960, un parti d'opposition siège au sein de
l'hémicycle sénégalais. Senghor peut dorénavant,
après vingt années de pouvoir, préparer sa succession.