Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines
Université Lyon II
Département de sociologie
Master 1
Mai 2007
L'activité culinaire dans un pays
étranger : l'exemple du
mangeur étudiant
Frédérique Giraud
sous la direction de Pierre Mercklé
Mes remerciements s'adressent à Pierre Mercklé
pour m'avoir aidé à réaliser ce travail de recherche, ,
pour les orientations suggérées, les remarques, les suggestions,
les précieux conseils,le temps accordé aux premières
lectures de ce mémoire. Je remercie toutes les personnes
rencontrées qui ont bien voulu m'accorder de leur temps pour
répondre à mes questions, qui m'ont permis de les observer. Je
remercie en particulier mes colocataires.
Introduction
La vie de Zhu Ziye1 ressemble à une
initiation à la civilisation et surtout à la gastronomie
chinoise. Le roman qui commence par un petit déjeuner à base de
nouilles « al dente » sert de prétexte à un inventaire
des multiples manières de les cuisiner et de les servir : « Un bol
de crevettes sautées en accompagnement, nouilles sur l'autre rive,
beaucoup de bouillon, vertes, sauce longue, al dente. ». Le narrateur fait
découvrir un exotisme authentique. Ainsi, le potage au riz croustillant,
spécialité de Suzhou, se fait appeler « le premier plat sous
le ciel »... Le gingembre frais, le soja très salé, la
cardamome parfument de leurs senteurs inconnues « la viande aux cinq
parfums enveloppée dans des feuilles de lotus ». Plus radicalement
étranges encore, « l'oie fermentée » ou le
«caillé de soja séché puant» reviennent comme
des préparations inacceptables au goût occidental. La nourriture
des autres réserve souvent de formidables expériences mais
s'avère parfois difficile à avaler, voire totalement immangeable
à la fois pour des raisons culturelles et des raisons gustatives.
Bien que manger soit un acte physiologique, spontané et
sur lequel tout individu s'interroge à un moment donné de sa vie,
la question de savoir « qui mange quoi et comment » ne suscite pas
systématiquement d'interrogations. Chacun connaît et tend à
valoriser sa cuisine, l'alimentation de son groupe de référence,
mais amalgame, ignore ou fantasme celle des autres. Pour les uns, les «
Asiatiques » mangent du chien, et les « Africains » des insectes
grillés. Pour les autres, les « Français » mangent des
cuisses de grenouilles et du fromage malodorant voire véreux. Ainsi, la
frontière alimentaire coïncide avec la porte des restaurants dits
exotiques : on n'y entre pas ou avec méfiance puisque, dans le doute de
ce que l'on va y manger ou de savoir si l'on va apprécier, on
s'abstient...
La cuisine est un sujet que la pensée savante
considère comme mineur, le culinaire est un sujet médiocre,
culpabilisant ou futilisé. Il est difficile de faire de la sociologie
sérieuse à propos de l'alimentation. Ce sont peut-être les
demandes sociales qui accompagnent les récentes crises alimentaires qui
font que le domaine est décrié. Le sociologue de l'alimentation
est interpellé par les médias parce qu'aujourd'hui convergent
vers l'alimentation des intérêts sociaux, sanitaires,
économiques et politiques. Mais plus que cela, le fait est que
l'alimentation reste un objet futile parce que touchant à la vie de tous
les jours, à la vie la plus quotidienne et la moins originale.
L'alimentation est pour chacun d'entre nous un des points forts de notre
culture ordinaire, chacun a sur cet objet des convictions intimes fortes
résultant d'expériences personnelles. Mais la
caractéristique de ce domaine constitue aussi pour le chercheur ou
l'étudiant un pari, le pari de montrer que tout n'est pas aussi simple
qu'on voudrait le croire en matière de comportements alimentaires.
La cuisine est l'art d'élaborer des aliments et de leur
donner saveur et sens. Elle obéit à des rites
d'élaboration et de préparation qui traduisent une
représentation du monde, une cosmogonie qui est à la fois de
l'ordre de l'imaginaire et de l'ordre matériel.
L'acte culinaire est un fait social
L'acte culinaire est pour l'individu beaucoup plus que le support
de la fonction biologique de nutrition. C'est un acte humain total à
travers lequel se retrouvent les questions sociales et
1 Wenfu, Lu, Vie et passion d'un gastronome chinois, Picquier
poche, Arles, 1996
culturelles les plus fondamentales. L'alimentation est ici
considérée comme un fait social total dont l'analyse peut
renvoyer à la question de l'appartenance sociale, culturelle ou
communautaire de ceux qui s'alimentent. Elle revêt une forte charge
symbolique comme en témoignent la valeur attachée à
l'aliment de base, les différents interdits alimentaires ; elle est un
système de représentation : les aliments sont objets de
classement comme le sont aussi les saveurs ou les opérations culinaires.
La manière d'associer et de présenter les mets comporte une
dimension éminemment culturelle.
Les migrations humaines offrent une perspective
intéressante pour comprendre l'importance des dimensions sociales de
l'alimentation.
Un premier détour par une lecture anthropologique de
l'alimentation est nécessaire pour faire saisir à notre lecteur
l'enjeu que recouvre un acte alimentaire et culinaire. Il faut pour comprendre
la situation d'un mangeur étranger dépasser l'idée que
l'acte alimentaire est simple, qu'il va de soi. Sans cette rupture avec le sens
commun, on ne saurait comprendre la complexité de la situation
alimentaire.
Nos actes alimentaires sont gouvernés par des
déterminants auxquels nous ne pensons pas, des déterminants
culturels et sociaux, sans lesquels nous ne pouvons pas comprendre les
difficultés à changer de pratiques alimentaires. Nos goûts
alimentaires sont donc dictés à la fois par nos
préférences personnelles et par notre culture, notre histoire et
notre situation économique. Comme diverses autres expressions et
pratiques culturelles, ils sont révélateurs de la façon
dont nous nous présentons, dont nous modelons notre identité,
dont nous définissons notre appartenance à la
société et dont nous prenons nos distances vis-à-vis des
autres.
L'alimentation est un support de l'identité
individuelle et un support de l'identité des groupes sociaux. Tous les
éléments relevant des savoirs, des croyances et des
représentations liées à l'alimentation sont des supports
de l'identité collective. En effet la cuisine, les manières de
table renvoient à une représentation du groupe social auquel le
mangeur appartient, certains aliments comme le pain dans la civilisation
occidentale, le riz en Chine et le couscous au Maghreb ainsi que le montre
Garine dans son introduction à l'ouvrage Cuisines, reflets des
sociétés cristallisent une identité.
Il suffit d'évoquer un plat constitué de chien
pour simplement faire percevoir que ce produit n'est pas défini comme un
aliment dans notre univers culturel alors qu'il l'est dans d'autres espaces.
Non seulement ailleurs il est classé comme un aliment dans la culture
vietnamienne du Nord ou dans celle de la Chine du Sud, mais en plus il y est
considéré comme un aliment de choix, de grande qualité.
Les contraintes qui enserrent le comportement alimentaire sont
de deux ordres : biologique et environnementale. Des formes d'alimentation
extrêmement variées existent qui respectent les contraintes que la
mécanique digestive nous impose. Il n'y a qu'à regarder
l'extrême diversité des modes alimentaires à
l'échelle de la planète d'un point de vue anthropologique : on
constate qu'on peut manger uniquement des aliments d'origine animale, comme le
font ou le faisaient les Inuits, et arriver à avoir des apports en
nutriments bien plus variés qu'on ne le pense a priori dans un mode
d'alimentation de ce type. Si historiquement, dans certains contextes, la
pression du biotope a été très forte, on constate que dans
la modernité, le développement de la technologie, les formes
d'organisation économique détendent aujourd'hui cette
pression.
Dès l'origine de l'humanité, manger
pose le problème de l'altérité et de la survie qui
peut en dépendre puisque manger est un acte biologique et un pari
dangereux sur le produit ingurgité
et l'adéquation de son mode de préparation.
L'aliment est fondamentalement anxiogène, en grande partie parce que
nous l'incorporons.
Même si nous l'avons en partie oublié,
manger, dans l'inconscient collectif constitue un jeu avec la mort,
une ordalie, une prise de risque parfois fatal mais valorisante et structurante
sur le plan biologique et culturel lorsque l'on en réchappe, ce qui,
dans nos sociétés occidentales contemporaines est, heureusement
la règle... Manger constitue un « pari vital» que
notre société dramatise actuellement alors même que la
sécurité alimentaire se renforce, comme si le plaisir de manger
devait nécessairement s'accompagner d'une peur.
Chaque culture détermine ce qui dans son environnement
est de la nourriture et ce qui n'en est pas. Les aliments autorisés sont
eux-mêmes classés selon diverses catégories en fonction des
goûts, des formes, des textures ou selon des critères culinaires.
Une partie de ces interdits et tabous est due au fait que chaque culture donne
des significations à ce qui l'entoure. Il semble que toutes les cultures
établissent des règles, des tabous et des interdits, qui limitent
les consommations alimentaires. Ces interdictions peuvent être
permanentes ou non, toucher seulement une partie du groupe ou toute une
population. Les différents interdits alimentaires liés aux
religions sont l'exemple principal. Un étranger fait-il sien les
interdits alimentaires du pays ? Continue-t-il à manger selon son propre
registre culinaire ? Ou modifie-t-il ses habitudes ?
Pour Claude Fischler la question Pourquoi mangeons-nous ?
se double nécessairement d'une seconde question que contient la
première et qui la précise : Pourquoi mangeons-nous ce que
nous mangeons ?
La réponse évidente pour beaucoup « nous
mangeons ce qui est comestible », ne l'est en fait pas : il ne suffit pas
en effet de dire que nous mangeons ce qui est comestible, il nous faut
définir ce à quoi correspond ce comestible, il faut examiner
comment les sociétés le définissent. En effet n'est pas
défini comme comestible tout ce qui n'est pas toxique. L'immangeable
pour une société donnée répond à quelque
chose de plus qu'une définition objective. Le premier chapitre de L
'Homnivore2 de Fischler nous rappelle ces fondamentaux de la
sociologie de l'alimentation grâce à son titre très
évocateur « L'immangeable, le comestible et l'ordre culinaire
». La variabilité du comestible ne peut pas être
renvoyée simplement à une variation des qualités
objectives ou sensorielles des aliments, puisque d'une culture à l'autre
les mêmes produits seront ou non élevés au rang d'aliments.
Nous ne consommons pas tout ce qui est biologiquement comestible, parce que
comme le note Fischler « tout ce qui est biologiquement mangeable n'est
pas culturellement comestible. »
En ce sens l'analyse de Claude Lévi-Strauss pour qui
existe une analogie entre cuisine et langage nous est nécessaire. Si
tous les individus parlent une langue, il existe un grand nombre de langues
différentes, de même si la cuisine est universelle, elle prend des
formes diverses. Chaque culture possède une culture spécifique
qui implique des règles, des taxinomies et des classifications
caractéristiques de celle-ci. Fischler fait sienne l'analyse de
Lévi-Strauss en notant que chaque culture est définie par sa
grammaire culinaire ou ordre culinaire, grammaire qui définit ce qui est
faisable, pensable ou inimaginable du point de vue de l'ordonnancement, de la
composition des plats.
Prendre conscience de la spécificité culturelle,
de la définition sociale de l'alimentation fait sens pour nous parce
notre population d'enquête est justement caractérisée par
son changement d'aire culinaire. Elle est ainsi confrontée à une
variation des définitions de ce qui est mangeable. Il faudra se demander
ce que cela implique au niveau des définitions du
2 Fischler, Claude, L'Homnivore. Le goût, la cuisine et
le corps, Poches Odiles Jacob, Paris, 2001
comestible, du mangeable. Comment varient les
catégorisations dans l'espace géographique ? Que signifie pour le
mangeur le fait d'être confronté à de nouvelles saveurs,
à de nouvelles odeurs et textures ? Peut-on changer de
définitions du comestible et selon quelles modalités ? Est-ce
difficile ?
Pour Matty Chiva3, le fait de manger doit se
comprendre comme une double relation entre le mangeur et le mangé. L'un
n'existe pas sans l'autre, et l'un n'est pas qualifiable sans l'autre.
L'identité du mangé n'existe pas dans l'absolu, mais elle
apparaît aux yeux du mangeur ; il s'agit d'un problème de «
perception identificatoire » qui permet au mangeur de se dire « ce
qu'il y a dans l'assiette est un aliment pour moi ». Ainsi le choix du
consommable n'est pas toujours rationnel ou imposé par des
impératifs économiques. Il ne suffit pas qu'un produit soit
biologiquement assimilable par l'organisme pour qu'il soit aliment. Il faut
qu'il soit accepté culturellement.
Pour devenir un aliment, un produit naturel doit pouvoir
être l'objet de projections de sens de la part des mangeurs. Il doit
pouvoir devenir signifiant, s'inscrire dans un réseau de communications,
dans une constellation imaginaire, dans une vision du monde. « L'aliment
doit non seulement être un objet nutritionnel, écrivait Jean
Trémolières4, mais aussi faire plaisir et
posséder une signification symbolique. Un aliment est une denrée
comportant des nutriments, donc nourrissante, susceptible de satisfaire
l'appétit, donc appétente et habituellement consommée dans
la société considérée, donc coutumière.
»
Apprendre à manger, c'est apprendre un
répertoire culturel de produits qui sont acceptés et
considérés comme comestibles. On apprend un répertoire
culinaire, qui définit un ensemble d'indices perceptifs, olfactifs et
gustatifs.
Le mangeur apprend à identifier «
l'identité du mangé ». E. Rozin5 a observé
que la plupart des gastronomies du monde ont un ensemble d'arômes
caractéristiques qui accompagnent la plupart des mets. Par exemple, la
sauce de soja, le gingembre et l'alcool de riz dans la cuisine chinoise
(auxquels s'ajoutent des épices régionales), ou le piment rouge,
le citron vert et la tomate pour les plats mexicains. On a émis
l'hypothèse que ces principes d'arômes auraient pour but, entre
autres, de donner une signature commune aux mets d'une culture donnée,
un signe d'appartenance indiquant ce qui est « à soi ».
Changer de pays de résidence c'est donc faire jouer ces principes de
reconnaissance, mettre ses critères de perception olfactifs à
l'épreuve de nouvelles odeurs. Une personnes qui rentre pour la
première fois dans une épicerie asiatique découvre des
poissons étranges, frais, fumés, congelés ou
séchés, des holothuries, des poudres de crevettes
brunâtres, des oeufs des ancêtres, des liqueurs curieuses et qui ne
ressemblent à rien de connu pour nous occidentaux, des herbes et des
fruits frais qui n'ont rien à voir avec ce que l' on connaissait
jusque-là, en boîtes, des aliments ayant des textures
inhabituelles, spongieuses, râpeuses, soyeuses ou craquantes. Mais on
découvre encore autre chose : un univers d'odeurs inconnu, surprenant,
qui ne ressemble à rien, mais qui comporte aussi de forts accents de
terre et de mer, de viscères et d'humus, de pourriture ou de
fermentation, difficiles à identifier, à comprendre et à
accepter pour l'Occidental que nous sommes.
La couleur des aliments est un des ces indices. On connaît
son existence de part des tests réalisés en laboratoire. Ainsi le
lancement commercial d'un sirop de menthe sans colorant,
3Chiva, Matty, « Le mangeur et le mangé :
la complexité d'une relation fondamentale », Identités
des mangeurs. Identités des aliments, Polytechnica, Paris, 1996
4 Trémolières, J et al., Manuel
élémentaire d'alimentation humaine, ESF, Paris, 1968.
5 Rozin, Paul« The Structure of Cuisine », The
Psychobiology of Human Food Selection, sous la direction de L.M. Barker,
Westport, Connecticut, 1982
parfaitement clair a été un échec
commercial total : pour le consommateur français, le sirop de menthe
doit être vert. Les aliments sont parés de qualités et
défauts, de vertus, de pouvoirs, de toutes sortes d'attributs quasi
magiques.
Matty Chiva parle à ce propos de la « construction
d'une identité réelle du mangé » : l'acte alimentaire
ne saurait être pris à la légère, il engage toute la
personne, l'identité du mangeur en dépend en retour. L'aliment
doit donc être à la fois reconnu et personnalisé, à
partir des expériences antérieures du mangeur. Cela pose la
question de savoir comment se construisent les référents
culinaires du mangeur. Comment se construit le patrimoine gustatif de
l'individu ? Comment se modifie-t-il à l'étranger ? Ou à
l'inverse comment se maintient-il ?
L'analyse anthropologique de l'alimentation se structure
autour du principe d'incorporation, elle nous permet de mieux comprendre
l'enjeu que constitue l'acte alimentaire. C'est là autour de ce principe
que se trouve une pensée magique liée à l'acte
alimentaire. Claude Fischler a posé comme un principe structurant toute
approche de l'alimentation cette fonction de l'incorporation. Lorsqu'il a
organisé en 1994 le colloque « Pensée magique », il a
mis en évidence le fait que dans les sociétés occidentales
dites « développées », le fonctionnement cognitif de la
pensée magique continuait à exister parallèlement à
la pensée dite rationnelle. Et que ce mode de fonctionnement
était particulièrement exacerbé dans l'univers de
l'alimentation.
Man ist was man iBt" dit le proverbe allemand. Le principe
d'incorporation peut se définir comme la croyance selon laquelle, en
incorporant ce qu'il mange, le mangeur assimile certaines vertus de la chose
mangée. Cette croyance en un principe d'incorporation semble être
une caractéristique universelle du rapport entretenu par l'homme
vis-à-vis de son alimentation. Ce rapport magique qui préside
à l'anthropophagie, est loin d'être une spécificité
d'une "mentalité primitive" comme le pensait Frazer ou Levi-Bruhl, mais
semble être un des modes de pensée coexistant en chacun de nous,
à côté d'un esprit cartésien. Il n'est probablement
pas de peuple qui ne partage pas cette croyance, qui s'exprime de
manière plus ou moins systématique ou coercitive.
Jusqu'à un passé récent, nous pensions en
effet qu'elle ne concernait que les « sauvages », c'est-à-dire
ceux qui ne sont pas de notre culture. Dans notre univers culturel,
héritier de la tradition chrétienne, nous pensions que tout ce
qui pouvait être assimilé à des pratiques sacrificielles
était rejeté dans un temps ancien. Pour reprendre l'expression de
J-P Poulain 6, l'alimentation contemporaine est pour beaucoup
laïcisée. Une autre manière de le formuler est « Je
suis, je deviens ce que je mange » ; le mangeur est transformé
analogiquement par le mangé, acquiert certaines de ses
caractéristiques.
Quelle est la nature du «principe d'incorporation» ?
S'agit-il d'une représentation, d'une croyance ? S'agit-il d'une «
façon de penser» ? Le principe d'incorporation entraîne une
cascade de conséquences, immédiates ou indirectes. Si je suis ce
que je mange, si je deviens ce que je mange, alors il convient de veiller
à ce que je mange avec une grande vigilance. Du principe d'incorporation
découle un impératif de prudence.
Dans ce processus, l'aliment devient un substrat qui
véhicule des essences, des vertus assimilables par le mangeur.
L'incorporation est la transmission, par l'ingestion, d'un certain nombre de
traits constituant en quelque sorte le contenu pertinent, le principe actif
dans la représentation. Ces traits sont, évidemment, d'ordre
symbolique autant que concret. On
6 J-P Poulain, « Les ambivalences de l'alimentation
contemporaine », Café des sciences et de la société
du sicoval, Hors série Alimentation, 2000
comprend aussi comment le partage alimentaire peut
créer une identification au groupe. En effet, si plusieurs individus
incorporent la même substance, ils auront également en commun les
éléments assimilés : c'est ce qui est
réalisé dans de nombreux rites initiatiques. Car cette
transmission implique que chaque mangeur et la substance alimentaire vont avoir
en commun, à l'issue du processus, certains traits identiques.
Comme le note J-P Poulain7, le principe
d'incorporation a une double dimension : « je fais entrer en moi, et en
même temps je m'incorpore dans la communauté des... ». Il
donne l'exemple des Massaïs dans le biotope desquels, vivent une sorte de
gros hérissons ainsi que des lapins. Si les tribus alentours consomment
les hérissons et les lapins, les Massaïs « [ne mangent pas les
hérissons] parce que [ils sont] Massaï ». La culture des
Massaïs est une culture guerrière dotée d'un code de
l'honneur très contraignant. Un certain nombre de représentations
symboliques est projeté sur l'animal. En l'occurrence, le
hérisson se met en boule lorsqu'il est en situation de danger,
c'est-à-dire qu'il est décodé comme refusant le combat. Le
danger identitaire qu'il y a pour un Massaï à consommer du
hérisson tient dans le fait qu'il risque de s'approprier ce trait de
caractère considéré comme un défaut.
Une sociologie de l'alimentation au prisme des
migrations
Si voyager, c'est découvrir des paysages, des gens, des
coutumes, c'est aussi manger ailleurs. Or, manger ailleurs surtout lorsqu'on
est loin de chez soi, loin par rapport au quotidien connu et rassurant, c'est
souvent manger autrement, selon une autre grammaire culinaire, d'autres plats,
d'autres produits, différents de ceux que la coutume ou l'habitude nous
offrent. Lorsque les hommes se déplacent, ils emportent aux eux leurs
habitudes alimentaires. En arrivant dans un lieu et en y séjournant, une
personne en migration se confronte à de nouvelles définitions de
l'acte culinaire, à de nouvelles saveurs, à de nouvelles odeurs,
à de nouvelles pratiques. La migration conduit à la mise en
contact de systèmes alimentaires différents : ceux de la
société d'accueil et ceux des migrants. C'est au travers de ces
transformations du contexte que nous aimerions examiner l'acte culinaire. Il
s'agit de considérer la dynamique des pratiques alimentaires8.
Quelles conséquences a-t-elle sur les conditions de
mise en oeuvre de l'acte culinaire ? Qu'est-ce que cela implique au niveau du
« faire la cuisine » quotidien que d'habiter dans un autre pays que
le sien ? Dans quelle me sure le changement de pays est-il une épreuve
difficile, source de conflits et quel impact cela a-t-il sur les pratiques
culinaires ?
L'appréhension des pratiques alimentaires à
travers la situation de migration offre une grille de lecture permettant de
rendre compte de la nature culturelle des pratiques alimentaires. On naît
dans un monde alimentaire comme on naît dans un monde linguistique et ce
monde façonne nos aptitudes à goûter, à manger. Mais
c'est aussi le moyen d'interroger la persistance, la stabilité des
habitudes culinaires en dehors de leur aire originelle. Lorsqu'un mangeur vit
dans un autre pays que celui de sa naissance, continue-t-il à manger de
façon identique ? Conserve-t-il ses habitudes alimentaires ?
Nous nous inscrivons dans une sociologie des migrations, qui
choisit le prisme de l'alimentation pour étudier le
phénomène migratoire. La sociologie de l'alimentation peut
7 Op cit
8 Nous reprenons ici le titre d'un numéro
spécial de la revue Techniques et Cultures, le numéro 31-32
consacré aux changements alimentaires. Marie Alexandrine Martin et
Martine Garrigues-Cresswell (dir), Techniques et cultures. Dynamiques
des pratiques alimentaires, Vol 3 1-32, 1998
prendre deux directions différentes : on peut la diviser
en une sociologie par l'alimentation et une sociologie
de l'alimentation.
Jean-Claude Kaufmann et François Asher par exemple
développent une sociologie de l'alimentation qui passe par leurs champs
référentiels et préférentiels. Depuis une
théorisation des espaces urbains, des nouvelles formes de
sociabilité qui y émergent ; depuis une analyse de la
construction de l'individu, de la réflexivité imbriquée
dans «l'hypermodernité» et des formes de liberté qui en
résultent, François Ascher dans Le mangeur hypermoderne
9pointe des pratiques alimentaires qui confirment ses
hypothèses. Après avoir réfléchi dans ses premiers
ouvrages sur l'urbanisation, la vie urbaine et la modernité, il focalise
son regard sur les comportements nourriciers spécifiques de
l'hypermodernité. L'alimentation est examinée à l'aune de
son paradigme de référence l'hypermodernité. Pour lui, le
four à micro-onde et les portions individuelles, les McDo's, l'offre
plurielle des restaurants citadins d'une façon générale
manifestent l'émergence d'un mangeur de plus en plus autonome,
individualisé.
Une sociologie de l'alimentation à travers les
migrations
A l'inverse, mais de manière non stricte, nous voyons
en l'alimentation un moyen de comprendre les migrations. Nous prenons les
pratiques alimentaires comme centre de notre recherche dans le but de regarder
autrement ce domaine. Nous défendons l'idée que l'étude
des pratiques alimentaires pour évaluer l'acculturation d'un groupe
d'immigrants transplanté dans un milieu ethniquement et
géographiquement fort différencié de son foyer d'origine
permet de mettre en exergue des éléments du fait alimentaire qui
ne sont pas mis en avant aujourd'hui.
Notre regard sur l'alimentation est volontairement
décentré par rapport aux problématiques majeures du champ
de l'alimentation actuelles, qui réfléchissent surtout sur la
notion de déstructuration des repas10. Nous sommes partis
d'un questionnement issu de la lecture des travaux de B Lahire, notamment
La culture des individus11, sur la pluralité des
expériences d'un même individu au sein de contextes
différents. Notre volonté de nous intéresser à
l'alimentation nous a conduit à envisager une situation où un
même individu serait conduit à mettre en oeuvre des pratiques
différentes selon les contextes. C'est pourquoi nous nous sommes
attachés à choisir une situation alimentaire qui au lieu
d'être statique exemplifiait le mouvement, de là est venue
l'idée de s'intéresser aux pratiques migratoires. La
démarche de constitution de l'objet nous a conduit à partir de
l'alimentation pour nous concentrer sur les pratiques culinaires des migrants.
La recherche ici présentée se situe donc entre le domaine de la
sociologie de l'alimentation et entre la sociologie des migrations, elle veut
apporter un regard neuf aux deux domaines. Toutefois on concède au
lecteur que le regard majeur porte tout de même sur
l'alimentation.12
9 Le mangeur hypermoderne. Une figure de l'individu
éclectique, Odile Jacob, Paris, 2005.
10 Herpin, Nicolas, "Le repas comme institution. Compte-rendu
d'une enquête exploratoire",Revue Française de sociologie, XXIX,
1998, 503-521.
Fischler, Claude, L 'homnivore. Le goût, la cuisine et
le corps, Paris: Odile jacob, 2001.
11 Lahire, Bernard, La culture des individus. Dissonances
culturelles et distinction de soi, Paris: La découverte, Textes
à l'appui, Laboratoire des sciences sociales 2004.
12 Ce choix se manifeste dans la bibliographie que l'on trouvera
en fin de mémoire.
Par ailleurs, ce projet pourrait être rapporté
à une sociologie de la jeunesse qui voudrait examiner la prise
d'autonomie et d'indépendance des jeunes par rapport à la
famille, celle-ci étant manifeste ici par le départ à
l'étranger et le recul pris ou non par rapport aux pratiques
alimentaires de la famille depuis l'étranger. De même, on peut
aussi apporter des éléments de compréhension à une
sociologie de la famille sur ce même thème de l'autonomie par
rapport aux traditions familiales.
Une sociologie des migrations par l'alimentation
L'alimentation offre pour l'observation des processus
d'insertion une des situations concrètes les plus étendues et les
plus variées. Elle permet d'observer la socialisation à partir de
plusieurs dimensions, solidaires intéressant aussi bien les domaines du
public et du privé, que de l'ordinaire et du festif ou de l'individuel
et du collectif. L'activité alimentaire permet d'avoir accès au
concret des processus et des phénomènes qui les accompagnent et
de caractériser les nouveaux rapports sociaux dans lesquels les groupes
et les individus évoluent dans le quotidien de leur insertion.
L'observation attentive des pratiques culinaires permet d'identifier dans les
pratiques le maintien de pans de l'ancienne socialisation et l'incorporation de
nouvelles pratiques.
Les habitudes alimentaires sont celles qui résistent le
mieux au changement pour être culturellement et biologiquement
intériorisées. De ce fait, elles sont devenues un indicateur du
degré d'intégration des migrants, c'est-à-dire du
processus par lequel les migrants participent à la vie sociale de la
société d'accueil. Ainsi, au courant du XIXe siècle, alors
que l'Amérique s'interroge sur l'intégration possible des
migrants, le type d'alimentation est un critère d'américanisation
pour l'administration. L'étude du changement alimentaire et du maintien
de ses aspects identitaires n'est pas une exclusivité des recherches sur
les migrants. Les changements alimentaires constatés à
l'échelle régionale, voire nationale, soumettent à
l'épreuve des faits et infirment la thèse de la convergence selon
laquelle on assisterait à une uniformisation des pratiques.
Les activités alimentaires sont-elles immuables ? Si
elles le sont, comment expliquer leur persistance ? Si non, en quel sens
peuvent-elles varier ? Le changement culturel s'opère-t-il sur un mode
linéaire et global ? L'ensemble des variations des comportements
culinaires peutil être appréhendé à la
lumière d'une opposition entre les pratiques d'aujourd'hui et les
pratiques d'hier ? Assiste-t-on à la naissance d'un nouveau registre des
pratiques alimentaires dans le pays d'accueil ?
L'ethnologie urbaine a trop tendance à analyser les
comportements comme caractéristiques d'une identité culturelle,
d'une ethnicité, l'observation des comportements alimentaires en
situation de migration géographique permet de faire éclater les
références trop monolithiques et à les scinder en une
pluralité d'influences.
Un mangeur naît dans un espace social alimentaire,
caractérisé par un répertoire du comestible, au sein
duquel il est familiarisé à un ensemble d'aliments. Chaque espace
nouveau de vie est créateur au sein de l'individu de nouvelles
références alimentaires aimées ou non aimées, mais
qui impriment leur marque chez l'individu. On définit
l'itinéraire gustatif d'un individu comme la marque sur son patrimoine
alimentaire de la fréquentation de différents espaces sociaux
alimentaires. Le mangeur suit des itinéraires socioculturels pluriels.
Son répertoire gastronomique, ses habitudes culinaires, alimentaires
varient selon sa position sociale, son genre, son âge (et la cohorte
à laquelle il appartient), sa région d'origine et celles
où il a successivement résidé, selon qu'il existe un
relatif continuum avec les socialisations induites par ses aînés
ou qu'il se trouve impliqué dans une situation nouvelle. Il invente en
combinant des influences diverses de nouvelles manières de faire
culinaires.
La logique de l'itinéraire conduit à envisager
les approvisionnements, la cuisine, les préférences, et
dégoûts alimentaires du pays d'origine et ceux du pays d'accueil
et les enjeux de la confrontation des références culinaires
initiales aux normes du pays d'accueil.
Les itinéraires des étudiants que nous avons
interrogés sont simples, deux modèles se distinguent. Soit
l'étudiant n'a jamais quitté son pays ni même sa
région, auquel cas S'intéresser à un public
d'étudiants dont le projet de migration est uniquement lié
à une situation d'études permet de se placer dans une situation
d'observation où l'enjeu des modifications alimentaires est sans
importance majeure pour l'individu et ne permet pas de résoudre a priori
la question du maintien ou de la constance des styles alimentaires d'origine.
L'étudiant peut a priori autant être attiré par la
découverte de nouvelles façons de cuisiner parce que cette
situation durera uniquement le temps du séjour ou à l'inverse
refuser de s'ouvrir à un nouveau style alimentaire en raison de la
durée courte et anodine du séjour. Choisir une population
d'étudiants c'est aussi se confronter à une population que l'on
peut supposer plus ouverte aux innovations culinaires, par suite le constat
d'une volonté de maintien des habitudes alimentaires prend une
résonance toute particulière. Notre démarche de recherche
nous conduit à poser le problème de l'alimentation sous une forme
diachronique.
Ce questionnement se pose différemment pour l'ensemble
des personnes que nous avons interrogé. En effet nous avons choisi des
étudiants de plusieurs nationalités dans l'objectif de faire
varier la distance géographique et structurelle de leurs cuisines
à la cuisine française. Nos enquêtés sont allemands,
américains, italiens, chinois, roumains, et brésiliens. Il
s'agissait d'essayer de mettre en relief des différences de
comportements selon que le pays dont est originaire la personne se situe loin
des pratiques de la France ou plus proches. Nous faisons l'hypothèse que
cette différence joue un rôle dans la tendance à la
variation ou au maintien des comportements alimentaires en France.
L'alimentation dans toute la complexité qu'elle
recèle en tant que processus global inclue aussi bien les aliments
consommés que la manière de les apprêter et la
manière de les manger. Nous suivrons les pratiques alimentaires dans
l'ordre du cycle culinaire, que l'on définit comme l'ensemble des
activités ayant un lien avec l'acte culinaire : il comprend deux
étapes bien distinctes que sont l'approvisionnement et l'acte culinaire
en lui-même. La consommation ne sera abordée que plus
épisodiquement, cette partie de l'analyse nécessite un
approfondissement des données et un prolongement souhaitable de la
recherche menée dans le cadre de cette année.
Les modes de consommations alimentaires sont compris ici comme
l'articulation de formes d'approvisionnement et de formes de
préparations. Par formes d'approvisionnement nous entendons l'ensemble
des pratiques qui s'effectuent dans le but de se procurer des produits
alimentaires finis ou semi-finis, elle comprend les modalités de
déplacement vers les pôles commerciaux et celles de leurs
fréquentations. Les formes de préparations désignent les
techniques de préparation, les manières de cuisiner à
partir des produits préalablement achetés qui prennent place
à l'intérieur du groupe domestique. Les formes de la consommation
désignent les pratiques qui prennent place à l'intérieur
du groupe dome stique.
La cuisine des étudiants étrangers est
étudiée en confrontant le cycle culinaire depuis les
stratégies d'approvisionnement jusqu'aux pratiques culinaires en France
à celles réalisées au pays. On définit la situation
alimentaire de l'étudiant étranger comme l'ensemble des faits
touchant l'alimentation depuis l'approvisionnement jusqu'aux pratiques
culinaires, c'est à dire la situation géographique par rapport
aux magasins où l'on fait ses courses, la possession d'aliments typiques
du pays ou non, la disposition d'ustensiles divers, la maîtrise d'un
certain nombre de recettes. C'est par rapport aux modifications de la situation
alimentaire provoquées par le changement de pays, c'est à dire
les remaniements du contexte géographique et relationnel que les
pratiques de l'étudiant sont évoquées.
On appréhende les faits culinaires de manière
à saisir d'une part les modifications apparues dans les produits choisis
et consommés et les manières de les préparer en France par
rapport au pays de façon générale, d'autre part le
contraste existant entre les étudiants suivant leur nationalité
et la distance géographique et structurelle de leur pays à la
France. L'opposition principale relevée consiste dans le changement,
l'accommodation à la situation alimentaire en France ou la tentative de
maintien des pratiques à l'identique. Cette distinction entre le
changement et la tradition servant de référence est cependant
ambiguë si l'on considère que l'un et l'autre ne constituent pas
des catégories ni statiques ni très précises.
Il faut s'interroger sur le détail de ce qui dans le
pays d'accueil peut modifier le cadre de l'acte culinaire. Cette question se
pose pour chaque mangeur pris individuellement : l'offre de produits
alimentaires, c'est à dire les types de produits et leur
variété distribués dans le pays, les lieux de leur achat,
leur prix seront vraisemblablement différents d'un pays à
l'autre, mais également les ustensiles dont dispose le mangeur, la
cuisine en tant que pièce sont un ensemble de faits qui changent.
Les personnes étrangères dans leur pays
d'accueil font face à une offre alimentaire qui ne leur permet pas
toujours d'accéder de façon simple aux mêmes produits que
dans leurs pays, ni aux mêmes ustensiles, aux mêmes modes de
cuisson... Cette situation peut conduire à des modifications
imposées des styles alimentaires qui connaissent un processus de
réorganisation à tous les niveaux. En effet, le maintien d'une
tradition alimentaire spécifique chez les immigrants dans leurs lieux de
résidence n'est pas toujours facile à préserver et
dépend, entre autres, des facilités d'approvisionnement.
Les faits empiriques témoignent à la fois d'une
volonté de conservatisme actif des pratiques du pays d'origine sous deux
aspects, l'un régulier et quotidien, l'autre plus ponctuel et de la
volonté par d'autres de s'ouvrir à de nouvelles pratiques
culinaires. Il faut alors se demander qui sont les étudiants dont les
pratiques varient ? En quoi se différencient-ils des autres
étudiants que nous avons interrogés ? Comment comprendre leur
volonté de goûter à des nouveaux plats, est-elle
liée à leur projet migratoire ? Il faut aussi s'intéresser
aux modalités pratiques de la variation des actes culinaires.
L'étude du faire-la-cuisine quotidien, habituel, modeste, anodin,
répété, sous ses aspects les plus matériels
(produire, acheter, préparer, conserver, consommer) est le cadre
d'observatoire idéal d'un contexte social dans son dynamisme.
La variation des pratiques culinaires met en jeu les habitudes
alimentaires du mangeur, mais aussi comme il s'agira de le montrer un ensemble
de représentations symboliques
Comment accepte-t-on des aliments inconnus dans son corpus de
recettes ? Comment s'intègrent-ils au registre du comestible ? Comment
cuisiner avec des aliments inconnus ? Le processus d'insertion est
marqué par la rétention, le remodelage ou l'abandon de produits
et de pratiques. Quels sont les produits et pratiques conservés et
à quel titre le sont-ils ? Certaines préparations doivent-elles
être abandonnées faute de pouvoir être reproduites
convenablement ou facilement ? Ce changement conduit-il à des techniques
d'accommodation et au bout de combien de temps ? De quelle nature est cet
apprentissage ? Est-il progressif ?
Quel rôle peut avoir le contexte dans la
sélection des habitudes et des pratiques culinaires maintenues ? Quel
est le rôle du mode d'approvisionnement dans la reconstitution, le
maintien de pratiques alimentaires du pays d'origine ? Le budget
économique a-t-il un rôle dans la possibilité de maintenir
en France des pratiques culinaires proches de son pays ?
Les plats du pays d'origine sont-ils préparés en
toutes circonstances ? Y-a-t-il des temps et des configurations sociales qui
disposent plus que d'autres à la reconstitution des pratiques du
pays ? Les populations qui consomment les cuisines d'ailleurs
expriment-elles un esprit d'ouverture, de curiosité, de partage ?
Dans le premier cas, il s'agit pour les étudiants de
parvenir à manger en France au plus proche de leurs habitudes
alimentaires de leur pays d'origine par le biais d'un approvisionnement en
produits typiques de son pays, et de leur préparation dans les normes,
dans le second cas, il s'agit en de temps et des circonstances particuliers de
reconstituer l'espace d'un repas des plats du pays. On constate
également chez certains étudiants des pratiques culinaires
nouvelles, un nouveau registre de pratiques résultant de l'incorporation
dans ses recettes d'aliments du pays d'accueil. Ces deux attitudes
suggèrent l'existence de faits de continuité, de modification et
parfois de rupture par rapport à la référence à un
passé récent. Quels sens dégager de ces faits et quelle
interprétation générale donner aux influences
exercées par la mobilité spatiale et socioculturelle sur la
composition, la structuration et le fonctionnement des habitudes alimentaires ?
Quelle interprétation donner aux phénomènes de permanence,
d'abandon, de changement ou de remodelage des pratiques culinaires? Les faits
de maintien sont-ils l'expression d'une volonté de conservatisme actif,
d'un attachement à des filiations culturelles irréductibles ?
L`abandon et le changement de certaines habitudes sont-ils l'expression d'une
acculturation et, à terme, d'une assimilation
indifférenciée au pays d'accueil? La modification des logiques et
des pratiques alimentaires et les faits d'innovation sont-ils annonciateurs
d'un syncrétisme alimentaire, d'une forme combinée
d'éléments de différenciation et
d'indifférenciation ? Pour comprendre les pratiques culinaires des
migrants, on peut les situer sur un axe qui oppose globalement les permanences
de traits alimentaires du pays d'origines aux modifications intervenant dans ce
style alimentaire.
La compréhension de certains comportements de maintien
des pratiques culinaires par-delà la migration nous amènera
à nous demander si l'on peut considérer la nourriture comme un
instrument identificateur. La cuisine fonctionne-t-elle comme un marqueur
identitaire ? Estelle en situation de migration une manière de se
retrouver, de se rassembler ? Les habitudes alimentaires ne
possèdent-elles pas une dimension patrimoniale et identitaire ? Les
revendications d'appartenances peuvent-elles se référer à
l'intimité des pratiques alimentaires ?.
On verra qu'en certains contextes, elle rend possible une
recréation de l'identité et un retour à soi dans le pays
étranger. L'acte culinaire peut permettre pour un migrant depuis le pays
étranger de recréer un univers de sensations olfactives et
gustatives connues, de renouer avec son pays, sa région, sa famille et
de combler une nostalgie. Les comportements alimentaires sont un instrument
explicite dont dispose les émigrants pour maintenir identité dans
l'émigration. Pour cela il faut essayer de manger dans le pays d'accueil
les mêmes plats que chez soi, cela suppose de reconstituer en France un
univers de saveurs au plus proche du pays. Cette reconstitution de plats du
pays passe d'abord par un approvisionnement en produits typiques, originaires
du pays, par l'utilisation d'ustensiles spécifique et une
préparation dans les règles.
Ce travail est organisé en chapitres successifs. Dans
un premier temps, il s'agit de démontrer que l'acte alimentaire est un
fait social, qui demande pour être compris à être saisi dans
un ensemble de déterminations culturelles, que l'alimentation n'est pas
un fait anodin et que la situation de migration met en exergue l'enjeu que
recouvre l'acte alimentaire et culinaire. A travers la situation de
mobilité géographique, l'étudiant change d'espace social
alimentaire et se voit confronté à de nouvelles
définitions du comestible. Il s'agira de regarder en quoi cette
situation de mise en contact avec de nouveaux aliments, de nouvelles
manières de faire... .peut poser des difficultés au mangeur dans
un second chapitre traitant spécifiquement des pratiques alimentaires en
situation de migration. Le troisième chapitre amènera le lecteur
à pénétrer de façon beaucoup plus précise
dans les coulisses de l'enquête, puisque celui-ci présente les
modalités de la recherche. Les chapitres suivants seront
consacrés de façon plus exclusive aux analyses.
Celles-ci seront développées en plusieurs temps
qui permettront de suivre l'acte culinaire selon son déroulement
temporel réel. En premier lieu, on verra que l'étudiant
étranger peut préparer la phase alimentaire du séj our
à l'étranger et que cette étape est loin d'être
anodine pour le bon déroulement de l'expérience de vie en
France.
Ensuite, l'analyse sera focalisée sur la phase
première du cycle culinaire qui est l'approvisionnement. Comment
l'étudiant étranger fait-il ses courses en France ? La
futilité apparente de la question cache des difficultés de mise
en oeuvre pour des personnes étrangères. On verra que la
démarche d'approvisionnement sous ses multiples modalités
nécessite la mise en place de stratégies, qu'il fait apprendre
à faire les courses alimentaires. Les deux derniers chapitres de
l'étude se consacreront à la manière de faire la cuisine
en France, il s'agira de saisir les deux modalités principales de l'acte
culinaire. En France, l'étudiant peut cuisiner d'une façon qui se
rapproche de celle de son pays ou chercher à découvrir des
ingrédients nouveaux et à modifier ses pratiques culinaires. Nous
verrons que les deux démarches engagent très différemment
le mangeur. Le dernier chapitre de la démonstration beaucoup est plus
court que les précédents. Il permet de synthétiser
l'ensemble de ce qui a démontré sur le rôle du groupe dans
la situation migratoire. Il recense dans l'analyse les éléments
démontrés et propose quelques conclusions.
Chapitre un
L'alimentation est un phénomène social
Dans ce premier chapitre, l'objectif est de regarder le fait
alimentaire d'un point de vue général, global afin de restituer
la complexité de cet acte. Il faut resituer l'acte alimentaire dans une
aire culturelle.
I. Les grands paradigmes en sociologie de
l'alimentation
On ne se rend pas toujours bien compte à quel point la
façon dont nous mangeons est façonnée par la culture, car
cela nous paraît être normal, « naturel ». On «gomme
» très facilement la dimension culturelle, qui nous échappe,
en la naturalisant. Même la position que nous adoptons pour manger, la
manière d'utiliser les mains ou non, les ustensiles dont nous nous
servons, constituent autant d'éléments qui sont
façonnés, très concrètement, sans parler des
produits eux-mêmes.
J-P Corbeau est à l'origine d'une définition du
mangeur comme un être pluriel dont on définit les pratiques
alimentaires au sein d'une société donnée. Il propose un
appareil conceptuel très heuristique pour appréhender les
pratiques alimentaires au sein d'un espace, qui permet de se rendre compte des
déterminations sociales pesant sur l'acte alimentaire.
1) Le triangle du manger13
Le triangle du manger est constitué par :
- un mangeur socialement identifié (genre,
niveau d'étude, âge, origine, etc) ; chaque mangeur suit un
itinéraire socio-culturel différent qui évolue dans
l'espace et dans le temps ;
- un aliment (représentations dans l'univers
socioculturel) ; les aliments également varient à travers le
temps (technologies) et l'espace (goûts, coûts, marchés)
;
- une situation, c'est à dire le contexte
social identifié où a lieu l'interaction entre le mangeur et
l'aliment (type de partage, ordinaire ou festif, domicile ou hors foyer, public
ou privé...) à un moment donné.
Ces trois éléments constituent donc les sommets
du « triangle du manger ». Celui-ci varie à la fois dans
l'espace social et dans le temps. La migration pose les individus dans une
situation de rupture par rapport au triangle du manger mettant en cause,
suivant les individus deux ou trois sommets du triangle.
Tout d'abord il faut considérer que les aliments
auxquels le mangeur peut avoir accès varient. Cette situation de
variation des aliments recouvre plusieurs changements, selon que les aliments
qu'il connaît, aime et sait cuisiner sont présents dans la
société (sont-ils faciles à trouver, à quel prix,
sous quelle forme, bénéficient-ils d'une représentation
positive) ou sont introuvables.
Quelles sont les différentes situations envisageables
pour un mangeur étranger ?
- les aliments auxquels il était habitué, qui
étaient selon la formule de Claude Lévi-Strauss « bons
à penser » ne se trouvent pas dans la société
où il arrive, ou uniquement dans des magasins spécialisés,
durs à trouver, et qui plus est plus chers que dans le pays d'origine
- les aliments auxquels il était habitué sont
jugés négativement dans la société où il
arrive.
- les aliments auxquels il était habitué, ne se
trouvent pas sous la même forme, présentation. Il ne s'agit pas du
même produit, il faudra inventer une nouvelle manière de le
cuisiner.
13 Corbeau, Jean-Pierre et Poulain, Jean-Pierre, Penser
l'alimentation. Entre imaginaire et rationalité, Toulouse: Privat,
2002.
- Le mangeur se trouve confronté à d'autres
aliments, qu'il ne connaît pas et ne sais pas cuisiner
Chacune de ces situations enjoindra le mangeur à
ajuster ses pratiques culinaires. On fait l'hypothèse que dans chacun
des cas amène une réaction particulière et met en jeu des
techniques et des rhétoriques spécifiques.
Les deux autres sommets du triangle évoluent
également. Les étudiants changent de style de vie en partant en
France. Plusieurs cas de figure se présentent : les étudiants
passent de la vie chez leurs parents à la vie en solo (Abdelbaki,
Théodora, Giovanni) , de la vie en couple à la vie solitaire en
colocation (Shumeï, Tsu Tsu Tuï, Anna), ou encore de la vie de fils
unique à la vie en colocation en résidence universitaire
(Giovanni), de la vie en colocation avec des amis à la vie en solo
(Mickaël), de la vie en famille nombreuse à la vie en solo
(Abdelbaki), de la vie en résidence universitaire à la vie en
colocation. A chacune de ses situations doit être ajoutée le
changement d'aire géographique. Ces changements modifient les conditions
de déploiement de l'acte alimentaire. l
Lorsque les étudiants passent de la vie chez leurs
parents à la vie en solo, la décohabitation se double de la prise
en charge nouvelle dans sa globalité de l'acte alimentaire. L'individu
devient autonome et doit faire seul des choix alimentaires autrefois
commandés par la vie en famille. L'alimentation peut devenir plus
souple, parce qu'elle est moins réglée par les contraintes
familiales ou au contraire rentrer dans un cadre « Ici je mange avec mes
collocs, quatre fois par jour, pas là-bas mais je change, c'est juste
pour ma santé. En Roumanie c'était plus libre » explique
Theodora.
Le passage de la vie en couple à la vie en colocation
change le statut de l'individu : il regagne un contexte plus étudiant,
les personnes concernées par cette situation sont en thèse, plus
âgées que la moyenne de leurs colocataires. La pratique
alimentaire change de sens : on ne cuisine plus pour deux, mais pour soi (Tsu
Tsu Tuï) ou on continue à cuisiner pour ses (Shumeï) ou un de
ses colocataires (Anna prépare très souvent à manger pour
Alberto son colocataire italien).
Le passage de la vie de fils unique à la vie en
colocation en résidence universitaire (Giovanni) coïncide avec le
passage des repas en famille à des repas entre amis. L'étudiant
prend la charge et l'initiative des repas, tandis que chez les parents, c'est
la mère qui en prend l' initiative.
L'ensemble de ces changements informe l'acte alimentaire,
modifie le sens des pratiques.
Le concept d'espace social alimentaire théorisé
par Jean-Pierre Poulain nous est ici particulièrement utile, en
complément de l'analyse de J-P Corbeau pour comprendre la situation du
mangeur étranger dans son pays.
2) L'espace social alimentaire : un outil pour
l'étude de l'alimentation
Poulain défend l'utilisation de la notion d'espace
social alimentaire. La notion d'espace a été adoptée en
sociologie en référence à Georges Condominas14.
Il correspond à la zone de liberté laissée au mangeur
humain par une double série de contraintes matérielles : d'une
part les contraintes biologiques, liées à son statut d'omnivore,
qui s'imposent à lui de manière relativement souple et, d'autre
part, les contraintes écologiques du biotope dans lequel il est
installé qui se transforment en contraintes économiques dans les
sociétés industrialisées et qui
14 Condominas, Georges, L 'espace social. À propos de
l'Asie du Sud-Est, Flammarion, Paris, 1980, p.305
tendent à se réduire au fur et à mesure de
la maîtrise technologique de la nature. L'homme ne peut consommer et
incorporer que des produits culturellement identifiés et
valorisés.
L'espace social alimentaire se décompose en plusieurs
espaces qui sont :
L 'espace du mangeable
Parmi la multitude de substances naturelles qui peuvent
potentiellement être des aliments, les hommes n'en consomment
effectivement qu'un petit nombre. Ce choix s'articule sur des
représentations symboliques qui relèvent de l'arbitraire des
cultures mais surtout participent à la différenciation culturelle
des groupes sociaux car à biotopes équivalents les choix ne sont
pas identiques d'une culture à l'autre. « L'espace du mangeable est
donc le choix opéré par un groupe humain à
l'intérieur de l'ensemble des produits végétaux mis
à sa disposition par le milieu naturel, ou qui pourrait l'être
s'il décidait de les y implanter. »15
Le système alimentaire
La seconde dimension correspond à l'ensemble des
structures technologiques et sociales, de la collecte jusqu'à la
préparation culinaire en passant par toutes les étapes de la
production-transformation qui permettent à l'aliment d'arriver jusqu'au
consommateur.
L 'espace du culinaire
La cuisine est un ensemble d'actions techniques,
d'opérations symboliques et de rituels qui participent à la
construction de l'identité alimentaire d'un produit naturel et le
rendent consommable. L'espace du culinaire est à la fois un espace, au
sens géographique du terme, de distribution dans des lieux,
lieu où se réalisent les opérations culinaires dans ou
hors de la maison, un espace au sens social qui rend compte de la
répartition sexuelle et sociale des activités de cuisine.
L 'espace des habitudes de consommation
Quatrième dimension de « l'espace social
alimentaire », il recouvre l'ensemble des rituels qui entourent l'acte
alimentaire au sens strict. La définition du repas, son organisation
structurelle, la forme de la journée alimentaire (nombre de prises,
formes, horaires, contextes sociaux...), les modalités de consommation
(manger à la main, avec des baguettes, au couteau et à la
fourchette...), la localisation des prises, les règles de placement des
mangeurs... varient d'une culture à l'autre et à
l'intérieur d'une même culture, selon les groupes sociaux.
La temporalité alimentaire
L'alimentation s'inscrit dans une série de cycles
temporels socialement déterminés comme le cycle de la vie des
hommes avec une alimentation de nourrisson, d'enfant, d'adolescent, d'adulte,
de vieillard.
L 'espace de différenciation sociale
Manger marque aussi les frontières identitaires entre les
groupes humains d'une culture à l'autre, mais aussi à
l'intérieur d'une même culture entre les sous-ensembles la
constituant.
A partir de ces définitions, Poulain définit un
modèle alimentaire comme une configuration particulière de
l'espace social alimentaire. Il en constitue la combinaison. Le modèle
alimentaire est un ensemble socio-technique et symbolique qui
caractérise l'appartenance d'un
15 J-P Poulain, Sociologies de l 'alimentation, Les
mangeurs et l'espace social alimentaire, Ed Privat, Paris, 2002
mangeur à un milieu social. C'est un ensemble de
connaissances qui agrège de multiples expériences
réalisées sous la forme d'essais et d'erreurs par un individu.
Nous pouvons dès à présent
préciser encore plus les changements de la situation culinaire du
mangeur : les étrangers se trouvent confrontés tout à la
fois à un nouvel espace du mangeable, un nouvel espace du culinaire, un
nouvel espace des habitudes de consommation et à une nouvelle
temporalité alimentaire.
Les pratiques alimentaires des migrants sont affectées
dans chacune de leurs dimensions : les formes d'approvisionnement, les modes de
préparation et de cuisson des aliments, la répartition des
tâches, les règles d'hospitalité. C'est à partir de
cette donnée majeure que nous pourrons analyser leurs pratiques
culinaires.
La condition des mangeurs étrangers prend son sens
véritable grâce à la notion « d'Homnivore »
développée par Claude Fischler.
3) « L'Homnivore »16 et ses paradoxes ou
l'alimentation comme problème
a) Le paradoxe de l'Homnivore
Il existe un paradoxe fondateur de la condition du mangeur.
L'homme est un être omnivore. A partir de cette caractéristique
émergent pour Fischler deux caractères contradictoires. Tout
d'abord l'homme peut subsister à partir d'une multitude d'aliments et de
régimes différents et survit donc à la disparition de
certaines espèces, mais il a aussi besoin de variété.
Dépendant de la variété, l'omnivore est donc poussé
à la variation et à la diversification de ses pratiques mais il
est, dans le même temps, contraint à la prudence. L'omnivore est
pris entre deux pôles celui de la néophobie et celui de la
néophilie, une double contrainte entre le connu et l'inconnu.
Cette situation caractérise notre population. Soumise
à un changement de pays, elle est forcément contrainte à
l'expérimentation de nouvelles saveurs, de nouveaux aliments. Cette
double orientation possible entre acceptation de l'étranger et refus de
la nouveauté est particulièrement importante pour nous. Le
mangeur étranger actualise au jour le jour sa condition d'homnivore.
S'il peut a priori tout manger, il multiplie surtout dans les premiers temps du
séjour les découvertes culinaires.
Il n'existe pas d'interdit alimentaire au sens biologique,
l'homme est omnivore. Chacun d'entre nous peut avoir une allergie personnelle
parce qu'il est un exemplaire unique, mais il n'y a pas collectivement
d'interdit biologique pour l'espèce humaine. Il ne faut pas confondre un
dégoût individuel avec l'interdit qui est collectif. L'interdit ne
relève pas non plus du réglementaire, des juridictions, du droit.
Il est une manifestation collective à laquelle une personne
adhère pour rendre concrète son appartenance à un
groupe.
C'est grâce au principe d'incorporation, que nous avons
exposé plus haut, que nous pouvons comprendre l'importance des
découvertes culinaires. A chaque nouvel aliment rencontré est en
jeu le principe d'intégrité de soi, de mise en danger de soi. En
mangeant, les mangeurs incorporent simultanément des aliments et les
représentations symboliques projetées sur ces derniers et les
valeurs mises en scènes par l'organisation du repas.
16 Fischler, Claude, L'Homnivore. Le goût, la cuisine
et le corps, Poches Odiles Jacob, Paris, 2001
b) Rejet et refus de goûter : la néophobie
alimentaire
Littéralement, la néophobie alimentaire
désigne la réticence d'un individu à goûter un
aliment nouveau. Son existence a tout d'abord été attestée
sur certaines espèces animales omnivores, notamment le rat et le
singe.
En sociologie, Paul Rozin a développé
l'idée selon laquelle la néophobie alimentaire est soutendue par
une angoisse d'incorporation à la fois rationnelle et magique. En effet,
l'homme, lorsqu'il goûte un produit pour la première fois, prend
le risque de s'empoisonner (peur rationnelle) et de s'approprier les
caractéristiques symboliques du produit (peur magique «on est ce
que l'on mange»). Concernant cette croyance magique, Rozin a par exemple
montré que des adultes américains croient que consommer des
tortues d'eau de mer rend les individus meilleurs nageurs et plus pacifiques,
alors que la consommation de sangliers les rend plus belliqueux et rapides
à la course.
Paul Rozin dans Des goûts et
dégoûts17 catégorise les
phénomènes de rejet alimentaire. Il existe selon lui trois types
de motifs de rejet de tel ou tel aliment. Le premier est « d'ordre
sensoriel-affectif » : l'acceptation ou le rejet est fondé sur les
propriétés sensorielles de la nourriture (goût, odeur,
consistance et apparence). La seconde porte sur les conséquences
anticipées de ce que nous croyons être le résultat de
l'ingestion, et s'articule essentiellement sur les effets physiques : nutritifs
ou toxiques. Une troisième motivation, propre à l'être
humain, est liée à ce que nous connaissons des origines de
l'aliment en question.
Ces trois motivations donnent naissance à quatre
catégories différentes de rejet de la nourriture. L 'aversion
concerne des aliments rejetés avant tout du fait de leurs
propriétés sensorielles négatives. On considère
généralement que ce sont des aliments inoffensifs ou
bénéfiques, acceptables sur le plan de leur nature ou de leur
origine. Ainsi beaucoup de gens rejettent les mets trop épicés ou
trop amers. La plupart des aliments de cette catégorie sont des aliments
acceptables dans une culture donnée, mais que certains individus
appartenant à cette culture n'aiment pas. Tous ces aliments sont
acceptables, mais certaines personnes n'apprécient pas leurs
propriétés organoleptiques. Les aliments dangereux sont
rejetés avant tout parce que l'on craint les conséquences de leur
ingestion, et en particulier les effets toxiques de telle ou telle substance
contenue dans l'aliment incriminé.
Les substances incongrues font, elles, l'objet d'un
rejet idéel, c'est-à-dire qu'elles ne sont tout simplement pas
considérées comme de la nourriture.
La dernière catégorie de rejet est le
dégoût. Les substances dégoûtantes sont
rejetées surtout pour des raisons idéelles, du fait de leur
nature ou de leur origine. Toutefois, contrairement aux substances incongrues,
les substances dégoûtantes sont perçues comme étant
mauvaises ou/et souvent dangereuses. On peut définir le
dégoût comme Angyal18, comme « la répulsion
à l'idée de l'incorporation (buccale) d'un objet agressif. Cet
objet a des propriétés contaminantes ; s'il touche un aliment par
ailleurs acceptable, il rend ce dernier inacceptable».
La cuisine des autres pays est une nourriture concoctée
et manipulée par d'« autres »19. Le
rejet de la cuisine étrangère peut être compris comme le
résultat à la fois de la crainte devant
17 « Des goûts et dégoûts »,
Mille et une bouches. Cuisines et identités culturelles,
Collection Autrement, Paris, 1995.
18 A. Angyal, « Disgust and Related Aversions »,
Journal of Abnormal and Social Psychology, 1941, p.393- 412.
19 Notons que cette analyse vaut plus particulièrement
pour des pays lointains de la France géographiquement dont les
systèmes culinaires sont très différents de celui de la
France. Dans le cas de l'Allemagne, de l'Italie... ces analyses laisseraient
supposer une exagération de notre part. Gardons en
la composition d'aliments inconnus, de la répulsion
(dégoût) envers la nature de ces aliments, et du fait qu'ils ont
été préparés par un « autre » pour le
moins étrange et inconnu. Souvent, en vertu de cette
étrangeté, cet autre, différent de « nous »,
peut prendre des propriétés négatives et les transmettre
à la nourriture.
Le risque alimentaire n'est jamais nul, et il n'est pas
aisément quantifiable. Expliquons-nous. Comment apprécie-t-on le
risque d'un aliment nouveau ? La réponse n'est simple que dans des
situations extrêmes, lorsqu'on absorbe un poison violent à forte
dose par exemple.
Dans la même veine, J-P Poulain20
définit un modèle alimentaire comme une série de
catégories emboîtées, imbriquées, qui sont
quotidiennement utilisées par les membres d'une société.
». Deux grandes familles de catégories doivent être
distinguées : le mangeable et le
non-mangeable, catégories au sein desquelles
on définit des sous-catégories.
Une première distinction doit être faite entre
comestible et non-comestible, cette distinction qui
réside à l'intérieur d'un espace social alimentaire inclut
ou rejette dans le registre du mangeable certains aliments. Il faut
définir précisément ce que recouvrent les
catégories du comestible et du non comestible.
Du ou des mangeurs...
On peut considérer que ces classifications culinaires
ne sont pas valables pour une région, une ville... mais sont
définissables à l'échelle d'une famille ou même d'un
individu. L'un des points nodaux des études sur la modernité
alimentaire notamment chez F Ascher21, la dernière en date
étant celle de J-C Kaufmann22 est de mettre en
évidence l'individualisme alimentaire. Il se manifeste de façon
prépondérante au sein de la famille où traditionnellement
les repas sont pris ensemble et ont pour fonction comme le démontre J-C
Kaufmann23 de faire famille. Chaque mangeur se définit
aujourd'hui au sein de la famille par des goûts individualisés,
qui prennent sens en continuité des goûts familiaux ou en
opposition avec ces derniers. Plus largement F Ascher narre dans le chapitre
deux de son ouvrage24 intitulé « L'individualisation du
mangeur » la fabrication d'un mangeur autonome qui sa caractérise
par des portions individualisées, des ustensiles
individualisés...
|
|
La classe du non-comestible
La classe des aliments non comestibles s'étend du toxique
au produit comestible mais non apprécié. Cinq catégories
entrent dans le non-comestible.
Le toxique contient les aliments
pouvant être objectivement dangereux pour l'homme. Les
produits tabous/interdits sont des produits sur
lesquels pèsent des contraintes culturelles qui en interdisent ou
restreignent la consommation.
mémoire le temps de ces analyses, leur
généralité et leur exemplarité qui pousse à
en grossir volontairement les traits de façon à insister sur des
points saillants.
20 J-P Poulain, « Libres mangeurs ? », Penser l
'alimentation. Entre imaginaire et rationalité, J-P Corbeau, JP
Poulain, Privat, Toulouse, 2002
21 Ascher, François, Le mangeur hypermoderne. Une
figure de l'individu éclectique, Odile Jacob, 2005.
22 Kaufmann, Jean-Claude, Casseroles, amours et crises. Ce
que cuisiner veut dire, Paris: Hachette Litteratures, 2005.
23 Op cit
24 Op cit
Vient ensuite le non-mangeable dans une culture
: ces produits comme les précédents ne sont pas
consommés, mais sur eux ne pèsent pas une charge d'interdit.
Entrent dans cette catégorie les grenouilles ou les escargots pour les
Anglo-saxons.
Les deux dernières catégories font intervenir la
décision individuelle d'un mangeur : « le mangeable
mais non apprécié » par un mangeur
donné, l'aliment comestible qui est l'objet d'un
dégoût individuel, pour ce dernier cas, l'aliment
est comestible dans tous les espaces mais n'est pas aimé par
l'individu.
Nous reproduisons ici par un souci de lisibilité et de
compréhension de nos lecteurs, le schéma de J-P
Poulain25.
Toxique
|
Tabou, interdit
|
Non- mangeable
|
Comestible non
|
Mangeable mais
|
Comestible objet d'un
|
|
culturel
|
dans ma culture
|
consommé
|
n'apprécie pas
|
dégoût individuel
|
|
Les catégories du comestible
Quatre catégories organisent le comestible. Certains
produits appartiennent au groupe du consommable
problématique, ils posent des problèmes de
consommation à long terme ou à court terme (indigestion par
exemple).
Les produits dits consommables sont
des produits alimentaires quotidiens, les produits dits agréables sont
chargés d'une force positive, ils sont appréciés,
répétés. Enfin les produits délicieux
font l'objet d'une forte valorisation gastronomique, et sont
consommés plus facilement en groupe que seuls..
Ici encore nous reproduisons le schéma
récapitulatif de J-P Poulain. Ces deux schémas permettent de voir
que les individus classent les aliments.
Consommable
|
Consommable
|
Agréable
|
Délicieux
|
problématique
|
|
quotidien
|
festif
|
|
Le (non) -mangeable, le (non)-comestible à l
'étranger
Il faut savoir prendre du recul par rapport à ces
catégories pour explorer la réalité sociale. Les
distinctions évoquées ne sont pas celles adoptées par les
individus eux-mêmes, du moins en ces termes. Mais on peut supposer
l'existence d'un raisonnement alimentaire profane, qui pousse chaque mangeur
à établir des classements des aliments qu'il connaît et
ingère selon qu'il les aime ou non, les trouve bons ou mauvais pour la
santé...26 Les hiérarchisations
25 Op cit.
26 Shumeï, d'origine chinoise hiérarchise
très explicitement ses consommations alimentaires. Origine d'une
province pauvre de la Chine, elle consomme parfois des aliments qu'elle n'aime
pas, parce qu'ils sont bons pour la santé. Si elle cuisine du porc, elle
conserve l'os pour que pendant la cuisson se diffuse du calcium
auxquelles procèdent les individus sont
nécessairement moins développées que celles que nous avons
ici présentées, mais de façon sous-jacente aux propos des
enquêtés on peut les retrouver.
Si nous avons tenu à présenter ces
catégories, c'est que se met en branle dans la situation migratoire tout
un ensemble de changements touchant aux catégories de définition
du comestible, du non-comestible... entre le pays d'origine du migrant et le
pays d'accueil. Il faut donc prendre conscience que les catégories si
culturellement ancrées et définies, familialement établies
et apprises sont chamboulées. C'est à niveau que se situe le
point emblématique de cette recherche : à partir du moment om les
classifications sont spécifiques à une aire culturelle
donnée, comment un mangeur se comporte-t-il dans une autre aire ? Quelle
attitude peut-on le plus probablement attendre de lui, la volonté de
goûter ou de découvrir ou bien la réticence face aux
nouveautés ?
Martine Courtois27 constate que les récits
de voyage déçoivent souvent notre curiosité pour les
cuisines du monde, parce qu'ils en parlent peu ou mal. Les évocations
des cuisines étrangères y sont quasi-inexistantes, or on aurait
pu croire ou espérer que les pratiques alimentaires y occuperaient une
place de choix, en effet un voyage à l'étrange est bien souvent
l'occasion de la découverte de nouvelles saveurs et pratiques
alimentaires.
Ce constant de manque nous informe donc en retour sur la
spécificité de l'acte alimentaire, sur le « pari vital
» que peut constituer la découverte de nouvelles denrées et
donc sur la tendance naturelle de l'homme à chercher ailleurs ce qu'il
connaît. Ces récits de voyage nous permettent de montrer sous un
autre angle que celui utilisé jusque ici l'existence d'une peur de la
nouveauté alimentaire.
Le pain semble être presque une question de vie ou de
mort pour Robert de Clari, qui raconte la croisade de 1204, plaint
l'armée « si pauvre » qu'elle n'a pas de pain, alors pourtant
qu'elle a viande et vin à volonté (8, 112-113). De Quilon, au sud
de l'Inde, Marco Polo note qu'on y a « de toutes choses nécessaires
à corps d'homme pour vivre [...], fors qu'ils n'ont point de grain, si
ce n'est riz seulement ». Le manque de vin semble aussi désastreux.
Longtemps après, en 1700, Tournefort subit les difficultés du
campement à l'est de la Turquie : « II fallut donc passer la nuit
sans feu ni viande chaude ; nous n'avions pas même du vin de reste »
(22, II, 241). En juillet 1725, Peyssonnel se trouve en Algérie,
où en cette saison on a surtout besoin d'eau, mais se plaint : « Je
manquais de vin et d'autres provisions ; les chaleurs me fatiguaient »
(18, 210). Les voyageurs emplissent leurs valises de bouteilles de vin, ainsi
Lamartine, Nerval.
Ainsi si beaucoup de voyageurs n'ont rien à dire des
cuisines locales, c'est parce qu'ils mangent à l'européenne. Ils
emportent leurs provisions, mais aussi leurs cuisiniers...Ce qui domine ; c'est
donc une peur de la nourriture de l'autre.
Cette première partie a permis de compléter
l'introduction et de rendre à l'alimentation la complexité qui la
caractérise. On a pu y définir les bases de nos
démonstrations ultérieures. Ainsi, il apparaît que
l'alimentation est un phénomène culturel, qui est toujours
spécifique à une aire culinaire donnée. Cette
spécificité se manifeste au niveau de la définition de ce
qui est ou non un aliment. Suivant les sociétés, un produit
donné sera ou non considéré comme potentiellement
mangeable.
situé dans l'os, ajoute à ses
préparations quelques feuilles d'herbes chinoises lorsqu'elle se sent
fatiguée et veut refaire le plein d'énergie, boit des infusions
de plante dont elle n'aime pas le goût lorsqu'elle est
fatiguée...
27 M Courtois, « Sans pain, ni vin », Mille et une
bouches. Cuisines et identités culturelles, Coll. Autrement, Paris,
1995,.
Jusqu'à présent, nous avons
démontré que l'alimentation spécifiait des aires
culturelles ou géographiques de façon assez homogène par
l'intermédiaire des grandes catégorisations comestible, non
comestible, mangeable, non mangeable. Il s'agit maintenant de montrer plus en
détail sur quelques exemples choisis que l'alimentation est plurielle en
un sens plus important que nous l'avons dit jusque là, en passant d'une
vision microsociologique à une vision macrosociologique. Le changement
d'échelle permet de mettre en perspective la complexité et la
variabilité du phénomène alimentaire.
II. L'alimentation, phénomène
pluriel
Les cuisines se déclinent au pluriel parce qu'elles se
modifient, se transforment grâce aux influences et aux échanges
entre populations, aux nouveaux produits apportés, aux circulations des
marchandises. L'aubergine est introduite au Maghreb par les marchands arabes en
provenance d'Asie, puis réappropriée par la cuisine juive. Le
gombo se cultive au Maghreb et en Afrique et se retrouve dans la cuisine
créole de la Louisiane. Circulation, adaptation et invention
caractérisent la cuisine.
L'activité culinaire se heurte à
l'impossibilité de reproduire à l'identique les pratiques
alimentaires. Le couscous est le symbole de l'identité alimentaire des
populations du Maghreb, le plat dans lequel on se reconnaît et
grâce auquel on se ressource, et ce d'autant plus que l'on a
émigré. Il est impossible de définir le plat tant il
existe de variantes et de différences régionales, sans compter
les recettes et tours de main personnels des cuisinières. Il en existe
des salés et des sucrés, aux légumes ou à la
viande, au poulet ou au poisson; avec ou sans raisins secs, les
préparations peuvent être liquides, proches du pot-au-feu, ou
plutôt sèches, proches du ragoût. Les légumes s'y
complètent ou s'y remplacent, au gré des régions, des
saisons, des humeurs. On pourrait continuer à l'envi une telle
description. Pour Annie Hubert28 « Le couscous est un plat
polymorphe, éminemment adaptable. » ou encore que «
Il n'y a pas de « vrai » couscous : le plat n'est jamais «
authentique », d'une seule manière ».
A travers l'exemple du couscous, nous pouvons émettre
l'hypothèse que tout plat, toute préparation culinaire porte en
germe une diversité exponentielle. L 'Autobiographie d 'un chou
farci29 témoigne aussi à sa
manière de la pluralité constitutive d'une recette.
Ceci nous interpelle particulièrement dans le cadre de
notre sujet. A travers cette diversité d'un même plat, c'est la
vision de l'acte alimentaire, culinaire qui est modifiée. Nous
soumettons ici à démonstration notre hypothèse de travail,
selon laquelle l'acte alimentaire est multiple d'une société
à l'autre, d'un groupe à l'autre, variable à l'infini,
malléable. Nous essaierons de montrer la variation des cultures
alimentaires, des préceptes culinaires, des recettes d'un pays, d'une
région jusqu'aux recettes d'une famille et d'un individu. Il s'agit ici
pour nous de pointer du doigt une malléabilité de la cuisine, une
diversité sui generis du plus général au plus
particulier.
28 Annie Hubert, « Destins transculturels »,
Milles et une bouches. Cuisines et identités culturelles,
Autrement, Paris, 1995
29 Allen-S Weiss, Autobiographie dans un chou farci,
Mercure de France, novembre 2006
1) La pureté originelle des cultures et son
mythe30
Une précaution s'impose dans notre analyse. Il faut se
garder d'évaluer les modifications des pratiques alimentaires à
l'aune d'une culture alimentaire pure originelle. En effet, parler des
modifications des comportements alimentaires des migrants, introduire la notion
de substitution de produits et peut-être la notion de perte d'importance
du régime alimentaire d'origine laisserait penser qu'initialement, les
pratiques alimentaires des migrants sont vierges de toute modification interne
aux pays. Il faut veiller à ne pas supposer une pureté originelle
des pratiques alimentaires. C'est à cette mise en garde que l'ensemble
de cette partie s'emploie. Si on parle en France de pratiques de substitutions
d'aliments lorsqu'ils ne sont pas disponibles à l'achat, ...on peut de
même supposer que de pareils bricolages prennent place dans le pays
d'origine. Les recettes, les traditions ne sont jamais appliquées telles
quelles, mais sont touj ours réinterprétées par un mangeur
en particulier.
Le métissage est une idée du XIX siècle.
Cette notion est aujourd'hui très employée dans le monde de la
mode, de la littérature, de la musique, de l'art. Elle désigne
quelque chose comme le libre mélange des genres. Cette vision du monde
est liée à celle de la globalisation, en effet ce sont les
mêmes théoriciens qui annoncent la mondialisation de la culture
qui s'intéressent à la notion de métissage. Ils
défendent l'idée que les sociétés autrefois
fermées sont destinées à s'ouvrir : autrefois les
sociétés se développaient sans contact les unes avec les
autres, et maintenant tout communique.
Le piège de la notion de métissage est de nous
amener à penser qu'il existe des cultures pures, comme on pensait qu'il
avait déjà existé des races pures. Tout métissage
renvoie à l'idée préalable que la culture originelle est
vierge de toute influence extérieure.
Dans un même espace culturel, les prises alimentaires
changent dans le temps. Ces transformations sont le résultat
d'évolutions climatiques, agronomiques et technologiques qui jouent sur
les disponibilités alimentaires, mais aussi des modifications des
systèmes de valeurs et des jeux de concurrence et de
différenciation entre groupes sociaux. À l'intérieur de la
culture française, les formes de repas, leur composition, mais aussi
leur nombre varient dans le temps et en fonction des différents groupes
qui composent la société. Les travaux historiques et
socio-historiques montrent en effet que, pour la période qui
s'étend du Moyen Âge jusqu'à la fin du XIXe siècle,
il n'y a pas de modèle alimentaire uniformément partagé et
mis en oeuvre par l'ensemble des groupes sociaux31. De très
grandes différences existent entre l'alimentation des élites
aristocrates, celle de la bourgeoisie et celle des milieux
populaires32. Ces différences s'ancrent à la fois dans
les contenus et les formes des repas, l'organisation des journées
alimentaires, normes... Il s'agit de pointer quelques différences
majeures au sein d'un même espace géographique et social, puis de
saisir les traits structurels distinguant des aires culturelles entre elles. On
procède ici à la mise en évidence des distinctions entre
situations alimentaires des plus petites aux plus importantes.
30 Amselle, Jean-Louis, « Le métissage : une notion
piège » in La culture, De l 'universel au particulier, N.
Journet (éd.), Éd. Sciences Humaines, Auxerre, 2002, p 329-333
31 Flandrin, Jean-Louis et Cobbi, Jane, Tables d'hier,
tables d'ailleurs, Paris: Odile Jacob, Science Humaines 1999.
32 Bourdieu, Pierre, La Distinction. Critique sociale du
jugement, Paris: Editions de Minuit, 1979. , Grignon, Claude et Grignon,
Christine, "Styles d'alimentation et goût populaires",Revue
française de sociologie, 21, N°4, 1980, 531-569.
2) La diversité des prises alimentaires au sein
d'un même espace géographique
Les repas se caractérisent par une structure, des
modalités de combinaison des aliments, des formes de socialisation...
propres à une société donnée.33
Les différentes prises alimentaires se combinent entre
elles selon des rythmes journaliers (les journées alimentaires),
hebdomadaires, saisonniers...On différencie deux formes principales de
structure de repas. La forme synchronique se caractérise par la
mise à disposition d'une série de plats simultanément.
Dans les repas synchroniques, tous les aliments arrivent sur la table en
même temps, même si leur combinaison peut varier : c'est le cas des
repas chinois, vietnamiens ou, plus près de nous, du plato-combinado
espagnol. Dans la forme diachronique, les différents plats sont
présentés aux mangeurs successivement, selon un ordre socialement
défini. C'est le repas français avec l'enchaînement
entrée/plat garni/fromage/dessert qui constitue l'idéal-type de
cette forme. Certains repas s'organisent autour d'un aliment central permanent,
pré sent systématiquement tous les jours (core food), autour
duquel une série d'aliments secondaires ou d'accompagnement changent
régulièrement. Le repas asiatique avec la présence
incontournable du riz fait partie de cette catégorie, le repas
français avec la présence du pain comme accompagnement figure
également à la marge de cette catégorie. Dans d'autres
types de repas, les aliments changent en permanence.
Les journées alimentaires sont extrêmement
diverses comme nous le montrent notamment Flandrin et Cobbi dans Tables d
'hier, tables d 'ailleurs34. Dans certaines cultures, on ne
mange qu'une fois par jour, tandis que dans d'autres le nombre de repas
journaliers est de deux, ou encore trois, quatre, cinq repas... Dans l'univers
asiatique, au Viêt Nam par exemple, les prises alimentaires
socialisées comme les repas alternent avec une série de prises de
grignotage, désignées là-bas par l'expression «
manger pour s'amuser ». Cette variabilité culturelle se double
d'une variabilité historique.
Le modèle alimentaire français est
généralement défini comme un ensemble de trois repas par
jour, des repas structurés et rien entre les repas.
Le chapitre V de l'ouvrage Manger aujourd'hui. Attitudes,
normes et pratiques35 atteste l'existence de cultures
régionales très différentes en France.
Des travaux déjà anciens sur les paniers des
ménagères, réalisés par Nicolas Herpin36
dans le cadre de l'INSEE, avaient mis en évidence des écarts
importants entre un panier standard, composé à partir de la
moyenne nationale des consommations, et les paniers des différentes
régions françaises. Les résultats de l'enquête
menée par J-P Poulain démontrent la persistance de ces cultures
régionales. Ainsi, le nord de la France est plus sensible au
modèle énergétique et le sud au modèle
nutritionnel.
Une question relative aux aliments essentiels à une
bonne alimentation atteste de grandes différences, tant au niveau de la
hiérarchisation symbolique des groupes d'aliments que de l'importance de
leur valorisation. Celles-ci ne sauraient se réduire ni aux
particularismes des cuisines régionales, ni à de strictes
logiques d'approvisionnement ou de disponibilité ; elles traduisent
selon l'auteur l'existence de véritables sous-cultures alimentaires
régionales.
33 Notons, dès à présent que toutes les
prises alimentaires ne doivent pas être considérées comme
des repas. Le degré d'institutionnalisation des prises alimentaires
permet de distinguer les repas principaux (déjeuner, dîner), qui
sont fortement encadrés par un appareil normatif, les petits repas
(goûter, casse-croûte, apéritif...), moins
institutionnalisés, et les prises dites « libres » comme le
grignotage.
34 Flandrin, Jean-Louis et Cobbi, Jane, Tables d'hier,
tables d'ailleurs, Paris: Odile Jacob, Science Humaines 1999.
35J-P Poulain, Manger aujourd'hui. Attitudes,
normes et pratiques, Privat, Toulouse, 2001, 236 pages
36 N Herpin., « Alimentation et régionalisme »,
Données sociales, INSEE, 1984, 340-341.
Ces données montrent que, parallèlement aux
différenciations sociales classiques comme l'âge, le sexe, le
niveau d'éducation ou les catégories sociales, l'appartenance
régionale constitue bien, en France, un déterminant des
représentations alimentaires.
3) Des différences structurelles majeures entre
aires géographiques
L'article de Lévi-Strauss37 qui traite du
triangle culinaire est un texte fondateur de toute une série de
recherches, tant en ethnologie qu'en histoire des mentalités. Il est
construit à partir de l'analyse des mythes américains.
Lévi-Strauss construit l'univers de la cuisine sur le modèle du
système complexe du « triangle vocalique ». Trois états
de la nourriture organisent l'univers culinaire : le cru, le cuit, le pourri.
Toute socialisation de la nourriture s'exprime dans ce cadre, toutes les
variations sont possibles à l'intérieur de cette structure.
Pour Lévi-Strauss, la cuisine est une activité
intermédiaire entre la nature et la culture, elle s'insère entre
nature et culture, assurant « leur nécessaire articulation ».
Dans toute société, quelle qu'elle soit, le triangle culinaire
existe, mais ce schéma n'indique que des positions idéales,
grâce à une géométrie parfaite, dans laquelle les
pratiques culinaires de chaque société rendent compte des
modalités, elles-mêmes structurales, d'applications du
système. Rien n'est jamais absolu, ni cru ni cuit ni pourri : «
Pour aucune cuisine, rien n'est simplement cuit, mais doit être cuit de
telle ou telle façon. Pas davantage, il n'existe de cru à
l'état pur, certains aliments seulement peuvent être
consommés, et à la condition d'avoir été
triés, lavés, épluchés ou coupés, sinon
même assaisonnés. La pourriture aussi n'est admise que selon
certaines voies, spontanées ou dirigées. » La
catégorie du cuit se divise elle-même puisque les diverses
modalités de cuisson font apparaître, dans beaucoup de
sociétés, un contraste entre le rôti et le bouilli. La
viande rôtie, exposée au feu, réalise une «
conjonction non médiatisée », alors que la nourriture
bouillie est doublement médiatisée par l'eau et par le
récipient. Selon l'anthropologue, le passage du cru au cuit
s'opère par un processus culturel, alors que les passages du cru (ou du
cuit) au pourri sont des processus naturels. Entre les sommets du triangle, des
situations intermédiaires apparaissent. Par exemple, le rôti
laisse du cru à l'intérieur et reste plus proche de la nature
alors que le bouilli, en éliminant totalement le cru, est plus proche de
la culture.
Nous avons interrogé des étudiants de plusieurs
nationalités en faisant varier la distance géographique et
structurelle à la cuisine française. Nos enquêtés
sont allemands, américains, italiens, chinois, roumains, et
brésiliens. Or il semble évident que ces étudiants
viennent de pays dont les traditions culinaires sont plus ou moins
étrangères et distantes de celles de la France.
Les étudiants américain, italien et allemand
que nous avons interrogé ont des traditions et habitudes culinaires qui
si elles s'éloignent de celles de la France n'en sont pas moins pour
37 Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit , Plon,
1964
autant plus proches que celles des étudiants chinois,
roumain... Nous allons développer l'exemple de la cuisine chinoise en
rappelant quelques procédés de base afin de montrer ce que en
quoi peuvent consister des différences structurelles majeures entre la
France et un autre pays. Puis nous évoquerons les différences
existant entre les goûts alimentaires en Allemagne et en France à
partir de l'ouvrage de J-V Pfirsch38.
a) La distance structurelle des cuisines
étrangères à la cuisine française : l'exemple de la
Chine
En Chine, dans la consommation alimentaire courante, les
protéines apparaissent essentiellement comme un accompagnement de
l'aliment de base qu'est le riz. Toutes les viandes et les légumes sont
tranchés et coupés soigneusement. Les légumineuses, les
haricots, pois et le soja sont éminemment utilisés. La cuisson
souvent rapide permet de conserver les vitamines des légumes.
La Chine est caractérisée par un nombre
gigantesque de spécialités culinaires locales. On peut toutefois
distinguer dans la cuisine chinoise quatre grandes cuisines
régionales39. Le découpage le plus souvent reconnu en
distingue, dont la localisation géographique correspond globalement aux
directions cardinales : la cuisine du Nord centrée sur Pékin et
la vallée du fleuve Jaune, s'étendant à l'est jusqu'au
Shandong, la cuisine de l'Ouest et du Centre occupant le Sichuan mais incluant
en outre le Guizhou, le Yunnan, le Hunan et le Hubei, la cuisine du Sud-Est
avec Shanghai, le Zhejiang, le Jiangsu et l'Anhui, la cuisine du Sud avec
Canton, le Guangdong et à l'est le Fujian.
Cette classification assez artificielle ne tient pas compte
de certaines différences importantes, mais elle répond à
un souci de mise en ordre du monde en fonction de corrélations anciennes
entre macrocosme et microcosme qui reliaient les points cardinaux aux saveurs,
aux couleurs, aux climats, aux animaux, aux céréales...
L'identification des goûts jouant un rôle particulièrement
important dans la cuisine chinoise et son appréciation, les
différentes cuisines régionales sont caractérisées
par une ou plusieurs saveurs dominantes :
- Les habitants du bassin du fleuve Jaune au nord sont
réputés pour aimer les arômes forts comme celui de l'ail,
du vinaigre et de la sauce de soja. Le canard laqué de Pékin
à la peau grasse et croustillante ne saurait se manger sans son
indispensable accompagnement de ciboule crue et de sauce
sucrée-salée tianmianjiang. De même, la viande de mouton,
largement consommée en hiver dans ces régions, est
associée à l'ail et à un vinaigre balsamique dont
l'acidité tempérée s'accorde à merveille avec cette
chair musquée.
- Au Sichuan, considéré comme la terre des
aromates, on aime les épices, et en particulier les plus piquantes et
les plus aromatiques d'entre elles, tels les piments et le clavalier (poivre du
Sichuan). Elles parfument tous les plats avec la pâte de fèves
fermentée (doubanjiang) ou l'huile et la purée de sésame,
produisant des harmonies gustatives baptisées de noms évocateurs
: goût étrange (guai wei), goût familial (jiachang wei),
goût pimenté-parfumé (xiangla wei)
38 Pfirsch, Jean-Vincent, La saveur des
sociétés. Sociologie des goûts alimentaires en France et en
Allemagne, PUR, Rennes, 1997
39 Le partage de la Chine en cuisines régionales
s'appuie sur une évolution historique datant du XIIe siècle,
époque où la petite ville de Hangzhou, située au sud de
l'embouchure du Yangzi et transformée en capitale par la Cour qui s'y
réfugia à la suite de la pression barbare, devint un lieu
d'échanges et de brassages intenses entre populations
émigrées du nord, commerçants de l'ouest et populations
autochtones. Les restaurants aux goûts des quatre horizons
prospérèrent, et c'est ainsi que naquit le concept de «
style culinaire régional ».
- Dans les basses plaines du Yangzi, « royaume du
poisson et du riz », ce sont les tendres légumes,
accompagnés de poissons et de crustacés d'eau douce, qui sont
appréciés. On y prépare des plats au goût
léger, subtil, exacerbé par la présence
rafraîchissante du gingembre et par le coup de fouet du vin de Shaoxing.
C'est la seule région où les saveurs douces et aigres-douces sont
véritablement appréciées et admirablement
cuisinées.
- Dans la cuisine cantonaise les produits de la mer y ont une
place de choix. On en exalte la fraîcheur, en faisant cuire par exemple
les poissons tout simplement à la vapeur au naturel ; la sauce
d'huîtres relève volailles pochées ou légumes verts
à peine ébouillantés. Mais Canton est aussi
réputée pour ses cochons de lait rôtis entiers et ses
viandes laquées exposées en rideaux appétissants aux
devantures des restaurants.
Ces différences régionales n'excluent pas un
fond commun de saveurs, de procédures et de techniques
Bien qu'il soit en effet difficile de parler d'une cuisine
chinoise unique et que l'on puisse même mettre en doute son existence,
trois ingrédients aromatiques, indispensables à toute expression
culinaire, sont universellement employés sur l'ensemble du territoire :
le gingembre frais, la sauce de soja et la ciboule, sans lesquels il
paraîtrait impossible de cuisiner chinois. Leur association dans un mets
apporte une touche et un parfum que l'on peut définir comme typiquement
chinois.
Quant aux procédures et aux techniques, elles sont
aussi communes à toutes les régions, étant entendu que
certaines cuissons et façons ont été plus
développées ici ou là.
Les découpages et l'assaisonnement constituent donc
les deux étapes-clés de la préparation d'un mets avant son
élaboration finale par le feu. Viandes et légumes sont ainsi
prédécoupés, taillés, ciselés et cuits de
manière à pouvoir être saisis, séparés ou
déchirés par le seul recours aux deux instruments dont dispose le
mangeur.
Le mode de découpage choisi pour tel ou tel
ingrédient doit non seulement permettre une parfaite préhension
par les baguettes mais faciliter aussi son assaisonnement. Les goûts sont
ainsi exaltés par les formes choisies. L'un des exemples les plus
frappants de cet accord entre forme et goût est représenté
par les seiches, dont la chair est entaillée de lignes
régulières et croisées qui produisent à la cuisson
sa rétractation, donnant ainsi l'impression de petites fleurs dont
chaque pétale s'imprègne alors parfaitement de sauce.
Tous les modes de cuisson sont pratiqués en Chine, mais
le four n'existe pas à l'échelon domestique.
Les rôtissages relèvent donc de l'exercice
professionnel de la cuisine et sont effectués dans de grands fours
verticaux de forme tronconique. On pourrait dire que la cuisson à la
vapeur tient en Chine la place que les rôtissages ont en Occident.
Cependant, le mode de cuisson, considéré comme
emblématique de la cuisine chinoise par les Chinois eux-mêmes, est
le sauté rapide, chao. Il consiste à faire sauter très
rapidement et à feu très vif les différents
ingrédients d'un plat, le plus souvent les uns après les autres
pour les réunir avec leur assaisonnement avant de les servir. Cette
procédure permet de saisir les petits morceaux qui sont cuits
très superficiellement et conservent de ce fait leur croquant, leur
moelleux et leur saveur.
La cuisine chinoise est d'une remarquable économie en
matière d'outils. De même que tous les découpages
s'effectuent à l'aide d'un seul type de couteau, le sauté rapide,
comme les autres modes de cuisson, requiert l'usage d'un seul instrument, une
espèce de poêle de fer en forme de calotte, connue en Occident
sous le nom cantonais de wok.
Ce que nous devrions appeler « passage par le feu »
plutôt que cuisson joue un rôle capital. En effet, plus que
l'idée de cuire compte celle d'« élaborer au point juste et
souhaité », ce qui
signifie qu'un aliment peut, selon sa nature ou la recette,
ne nécessiter qu'une cuisson très légère ou au
contraire plusieurs cuissons successives destinées à lui apporter
goûts et consistances variées. Ainsi, le cru n'est pas une
catégorie culinaire chinoise. Tout aliment, pour paraître à
table, doit avoir subi une préparation conduisant à son «
élaboration au point juste et souhaité », une cuisson pour
un plat chaud intégré dans un menu, ou une transformation par
macération, saumurage ou conserve s'il s'agit d'un condiment ou d'un
encas.
b) Des goûts alimentaires différenciés
entre la France et l'Allemagne
Ce que démontre avec brio J-V Pfirsch40
c'est que des différences importantes existent toujours en
matière de goûts alimentaires entre la France et
l'Allemagne41. Ces deux sociétés sont suffisamment
semblables du point de vue des facteurs économiques
généralement explicatifs des goûts pour être
comparables et suffisamment différentes dans les facteurs politiques et
sociaux fondamentaux pour que se révèlent des
répercussions de facteurs culturels et sociaux sur les goûts. La
France par différence avec l'Allemagne par exemple présente un
système normatif central à vocation universelle que ne
connaît pas l'Allemagne. Deux grands résultats de cet ouvrage
donnent à réfléchir sur l'importance de la
nationalité dans la définition des goûts et des
dégoûts.
J-V Pfirsch nous apprend que le goût pour la viande
rouge et pour la viande en général est plus fort en France qu'en
Allemagne. Les goûts à l'égard de produits animaux ne
relèvent pas seulement de la psychologie individuelle, ils sont
largement déterminés par l'appartenance nationale. En Allemagne,
tout se passe comme si on voulait camoufler l'animalité de l'animal, la
viande n'est consommée que transformée en boulettes, en
saucisses...En Allemagne, la consommation de produits céréaliers
représente une alternative essentielle à la consommation de
produits animaux. Le pain présente des faits distincts : les deux
échantillons français et allemands étudiés par J-V
Pfirsch se différencient du point de vue des type de pains les plus
prisés. Pour les français, le pain blanc apparaît comme le
pain par excellence, la seule forme légitime, tandis qu'en Allemagne on
accorde plus d'importance aux variétés42.
Deuxièmement il apparaît que les Français
différencient fortement le sucré et le salé, et n'ont que
peu d'appétence pour les saveurs mélangées comme
l'aigre-doux, l'acide.
On le voit, ces deux pays nous semblent très proches
et à première vue on ne repère pas de différences
majeures dans les styles alimentaires, mais en réalité elles sont
bel et bien présentes.
L'analogie langue-cuisine suggérée par Claude
Lévi-Strauss révèle ici sa pertinence. De même que
tous les hommes parlent, mais pas tous la même langue, tous les hommes
mangent des aliments cuisinés, mais pas la même cuisine. La
distinction entre la langue et la parole posée par Ferdinand de Saus
sure permet de rendre compte de la façon de manger d'un individu
particulier. La langue représente l'aspect codifié,
socialisé du langage, c'est une « institution résultant d'un
vaste contrat entre les hommes », un « produit social de la
faculté du langage » et un « ensemble de conventions
nécessaires, adoptées par le corps social, pour permettre
40 Pfirsch, Jean-Vincent, La saveur des
sociétés. Sociologie des goûts alimentaires en France et en
Allemagne, PUR, Rennes, 1997
41 Il s'agit de l'Allemagne de l'Ouest, c'est à dire des
onze Länder constituant l'exemple République Fédérale
Allemande
42 Christina avait attiré notre attention
là-dessus « Le pain, ça c'est différent aussi. Parce
que chez nous il y a des pains spéciaux aux céréales,
c'est la majorité, ils sont comme ça. C'est ce que mangent les
gens vraiment. »
l'exercice de cette faculté chez les individus ».
Par opposition, la parole est un «acte individuel de
volonté et d'intelligence». La parole, c'est la manière
particulière avec laquelle un individu utilise la langue.
A l'aide de cette distinction, on séparera comme le
fait Jean-Pierre Poulain
- les modèles alimentaires, ensemble de pratiques
culinaires et de table socialisées, qui sont l'équivalent de la
langue;
- les manières de telle ou telle
ménagère de cuisiner, les manières particulières de
tel ou tel individu de manger et d'apprécier ce qui est mangeable et bon
dans sa culture d'appartenance, qui seront alors l'équivalent de la
parole.
L'analogie cuisine-langage permet de regarder la cuisine comme
un ensemble de règles, pour l'essentiel implicites, qui ne deviennent
explicites que dans leur transgression, on ne mangera pas du miel avec du
camembert...On voit les conséquences de l'analogie entre langage et
cuisine : cela met en exergue l'existence de règles pour la cuisine, la
grammaire, et de réalisations personnelles plus ou moins conformes avec
le modèle grammatical.
La cuisine ne se réduit pas à un ensemble
d'ingrédients et de techniques mis en oeuvre pour transformer des
aliments, c'est un ensemble de règles et de normes. C'est formel,
normé et par là social.
Cette dernière partie du premier chapitre a permis
d'exposer que le fait alimentaire est pluriel depuis sa manifestation au niveau
de l'individu comme le montre l'exemple du couscous, jusqu'à ses formes
régionales, nationales et mondiales.
Dans le chapitre suivant, nous allons définir ce en
quoi consiste une sociologie des migrations à travers l'alimentation en
rentrant de façon très précise dans notre recherche.
Chacun des points exposés constitue une hypothèse fondamentale de
notre travail.
Chapitre deux
Une sociologie des migrations à
travers l' alimentation
I. Pratiques alimentaires et migrations : manger dans
un nouvel espace alimentaire
«Vois-tu, Adèle, disait-il, il est bon quand
même de voyager. On élargit le domaine de sa connaissance, on
apprend, on déguste des joies nouvelles...»
M. Rouff, La Vie et la Passion de Dodin-Bouffant,
gourmet43
1) Vivre une expérience
étrangère
Vivre dans une société étrangère,
comprendre, décoder les normes et s'adapter à la culture du pays
d'accueil est avant tout un vécu, une expérience. C'est dans les
interactions avec les autres que l'étudiant étranger se constitue
et apprend à vivre dans le nouvel environnement. La compréhension
interculturelle et l'adaptation impliquent un changement chez l'étudiant
étranger. Le sens de l'expérience individuelle dans un pays
étranger en tant qu'étudiant est conditionné
également par le savoir-être et les aptitudes de chaque acteur
social. Une fois arrivé dans le pays d'accueil et inscrit à
l'université, le fait d'être étudiant, et étranger,
implique des différences de langue, de mode de vie, de normes et
d'organisation pédagogique, de préparation psychologique. Comment
réagit l'étudiant étranger devant cette situation
d'isolement, quelle est son attitude envers un milieu social qui lui est
étranger par la langue, les moeurs, l'idéologie et les pratiques
sociales ? Les recherches sur les étudiants étrangers ont
abordé le sens des échanges et des liens sociaux dans le pays
d'accueil, le vécu et l'expérience des étudiants
étrangers, la façon dont ils vivent ces différences et
ruptures, la séparation et l'éloignement familial,
l'acculturation produite par des contacts prolongés et multiformes avec
une autre culture, un autre mode de vie, un système de valeurs
différent.
Notre démarche de recherche s'inscrit dans ces
perspectives là, puisqu'il s'agit d'étudier le séjour
à l'étranger du migrant et son insertion dans la
société d'accueil à partir du fait alimentaire. J-P
Poulain44 remarque que ceux qui ont un peu voyagé savent
qu'en matière d'alimentation, on peut connaître des
expériences, des moments extrêmement violents. « J'ai le
souvenir, par exemple, de m 'être retrouvé au petit matin avec,
à la place de mon café sucré et de mes tartines, une soupe
de boeuf vietnamienne très épicée qu 'on appelle le «
pho »... Et même si c 'est bon, si vous devez manger ça au
petit matin, c 'est extrêmement brutalisant.
C 'est quelque chose qui vous bouscule. »
L'anecdote de ce sociologue de l'alimentation a pour vertu principale de mettre
le doigt sur le type de problème que nous allons aborder. En quoi le
séjour à l'étranger est-il dépaysant d'un point de
vue alimentaire ?
2) La pratique alimentaire en situation de migration :
entre permanence et modifications
L'apport d'Emmanuel Calvo45 est important dans
notre démarche de recherche. C'est le premier auteur, et un des seuls,
qui prenne en compte spécifiquement le problème de l'alimentation
des migrants. Le projet et l'expérience migratoires peuvent être
analysés à
43 Rouff, Marcel, La Vie et la Passion de Dodin-Bouffant,
gourmet, Serpent à plumes, 1924 (2003)
44 Poulain, Jean-Pierre, « Les ambivalences de
l'alimentation contemporaine », conférence, Café des
Sciences et de la Société du Sicoval, Mission Agrobiosciences,
2000
45 Op cit
l'aune des pratiques alimentaires dans le pays
d'arrivée par rapport aux pratiques du pays d'origine. L'angle
d'approche de l'alimentation qui est le nôtre se situe dans la
continuité de l'article de Calvo, qui liste des perspectives de
recherche.
Pour comprendre les pratiques culinaires des migrants, E Calvo
propose deux lignes d'analyses : l'axe permanences-modifications et la notion
de continuum alimentaire.
Pour E Calvo, l'alimentation des migrants peut être
étudiée à l'aide de l'opposition permanences -
modifications. Il faut en effet comprendre que l'alimentation migrante se
comprend dans une dynamique à la fois géographique induite par le
changement de pays et souvent également sociale. La mobilité
géographique induit, comme nous l'avons montré un changement
d'espace social alimentaire, elle produit ainsi des contacts entre des
habitudes socio-culturelles alimentaires différentes. Cette mise en
contact devrait produire des effets et favoriser l'émergence de
nouvelles habitudes. E Calvo cherche à analyser les répercussions
des déplacements spatiaux et culturels sur l'organisation du fait
culinaire et alimentaire des groupes migrants et examine la dynamique
d'insertion des migrants dans la société d'accueil au moyen des
pratiques alimentaires. Celle-ci est évaluée à partir de
l'intégration dans les habitudes alimentaires du migrants de plats du
pays d'accueil, de l'abandon des anciennes pratiques ou de leurs remaniements
dans le nouveau pays.
Depuis l'approvisionnement jusqu'à la consommation des
plats, les migrants sont conduits à modifier leurs pratiques culinaires.
De façon grossière, la question est de savoir si le migrant
modifie ses habitudes alimentaires et se convertit au régime alimentaire
moyen de son lieu de résidence, s'il oublie ses origines et cuisine
à la manière du pays d'accueil ou si au contraire il manifeste le
souci de conserver au maximum ses pratiques. C'est cette seconde option qui est
retenue comme ligne argumentative par E Calvo. Il dresse la liste de tous les
travaux où se manifeste la permanence après l'arrivée dans
la nouvelle société d'un style alimentaire semblable ou presque
à celui que pratiquait le groupe dans le pays d'origine. L'ensemble du
groupe est tendu vers la réalisation des plats connus, familiers qui
rappellent le pays d'où l'on vient.
Chaque groupe social possède un cadre de
références guidant l'élection de ses aliments. Chaque
groupe se fait, comme nous l'avons dit, une idée de la
comestibilité des aliments ; ce fait prend nécessairement une
résonance particulière en situation de migration. Le groupe,
l'individu porte en lui ces catégorisations et met quotidiennement
à l'épreuve ses critères de perception dans la
société d'accueil. Calvo distingue deux attitudes de l'individu :
soit il entre dans un processus d'accommodation, selon lequel il modifie ses
pratiques culinaires en intégrant à ses habitudes alimentaire de
nouveaux produits issus de la société d'accueil, soit il entre
dans un processus de conflit et cherche au maximum à manger comme dans
son pays.
M Calvo dresse à grands traits la situation alimentaire
du migrant et indique quels sont les points d'accroches d'une analyse plus
fine. A plusieurs reprises au cours de son article, il signale que les
éléments manquent pour saisir les nuances, il signale que l'on
dispose de peu d'éléments sur le changement des traits culturels
ou leur maintien en ce qui concerne notamment les formes rapides de
préparation, de simplification des modes de préparation relatifs
à une cuisine de tous les jours. Il pose pour hypothèse centrale
la volonté de permanence des traits spécifiques des faits
alimentaires, la volonté de maintien des références
alimentaires par le groupe dans la nouvelle société. Emmanuel
Calvo se base sur l'étude de A.
Jobert et M. Tallard46 qui établissent qu'au
moins 62% des informateurs ayant obtenu la nationalité du pays d'accueil
ont un taux de pratique alimentaire liée à la culture d'origine
égal ou supérieur à la moyenne. Les variables «
cuisine nationale » et « habitudes culinaires » ont ainsi pu
être utilisées pour mesurer l'insertion à une
société donnée.
Il se concentre sur la reconstitution des « plats totems
», « plats ethniques » qui permettent au migrant de se rattacher
à son pays par la pensée. Il s'intéresse plus à une
cuisine réalisée en groupe qu'à une cuisine de tous les
jours pour soi, pour les jours ordinaires de la semaine. Il développe la
notion de « continuum alimentaire » qu'il définit comme la
permanence après l'arrivée dans la nouvelle société
d'un style alimentaire semblable à celui que pratiquait le groupe avant
son déplacement. Il s'agit selon la définition qu'il en donne du
« maintien spatial et temporel d'un fait culturel après que le
groupe ait quitté le milieu d'origine. »
Les faits et les pratiques alimentaires qui se poursuivent
ainsi à travers la migration possèdent selon E Calvo un poids
culturel susceptible de dépasser la fonction alimentaire qu'ils avaient
à l'origine. Ainsi l'étude des faits alimentaires dans un
contexte migratoire peut avoir un intérêt beaucoup plus large que
le seul domaine de l'alimentation. Le maintien de pratiques alimentaires est un
indice de la place qu'occupe l'alimentation au sein d'une culture, et du
changement d'importance relative qu'elle peut revêtir sous le coup de la
migration.
Ce continuum alimentaire présente plusieurs formes
variables. Il différencie un continuum alimentaire dichotomique, duel,
anomique, chacun correspondant à un stade de l'adaptation des pratiques
des migrants à leur nouvel environnement, en fonction de
modalités d'insertion et du niveau de structuration de la culture
d'origine. Cette continuité culturelle se manifeste par rapport aux
autres pratiques culturelles telles que l'habillement, l'usage de la langue
maternelle, la pratique religieuse. L'alimentation constitue un point de
rattachement à la culture d'origine mais n'est pas le seul et son
importance doit être évaluée dans son rapport avec les
autres pratiques.
Calvo note que les pratiques alimentaires ne se modifient que
très lentement, la continuité culturelle des traits alimentaires
ayant un niveau de maintien supérieur à celui de l'habillement,
de l'usage de la langue maternelle et dans une certaine mesure de la pratique
religieuse.
Le clivage majeur mis à jour par M Calvo est celui
existant entre le maintien des pratiques alimentaires du pays d'origine qui
manifeste une continuité totale entre les pratiques d'hier au pays et
les pratiques dans le pays d'émigration, et l'abandon des anciennes
pratiques. L'attitude du groupe migrant se comprend dans une perspective
dynamique allant des permanences aux modifications. A terme, on peut pour lui
clairement opposes les pratiques culinaires liées au pays d'origine et
celles du pays d'accueil. J-P Hassoun propose une analyse plus nuancée,
où coexistent au sein des mêmes pratiques des pôles
d'influences des deux pays.
3) Le dépassement de l' analyse de Calvo
J-P Hassoun dans Hmong du Laos en France. Changement
social, initiatives et adaptations47 étudie les
modifications des comportements des Hmong en France. Un chapitre est
consacré à leurs pratiques alimentaires. Il réalise une
analyse de leurs repas (il se base sur l'observation
46 A. Jobert et M. Tallard, « Les naturalisés
:Pluralité des processus d'insertion dans la société
française », Paris, Credoc, coll Migration/Etudes n° 26
47 J-P Hassoun, Hmong du Laos en France. Changement social,
initiatives et adaptations, Puf, 1997 et « Pratiques alimentaires des
Hmong du Laos en France », Ethnologie française, XXVI,
1996
de 82 repas) en opposant terme à terme le repas avant
la migration qu'il qualifie de repas végétarien faiblement
carné au repas d'après la migration en France. Il reprend les
catégories d'analyse de Calvo et analyse les sources
d'approvisionnements des migrants, les manières de préparer les
plats de tous les jours, les variations précises des modes de cuisson.
Ce travail s'agrémente de photographies et permet une prise de vue
intéressante sur les Hmong. Ce regard qui oscille entre hier et
aujourd'hui et qui consiste à faire comparer systématiquement aux
enquêtés les pratiques d'ici et les pratiques alimentaires dans
leurs pays. 48
Hassoun renouvelle la question de l'immigration en
dépassant le clivage traditionnel entre pratiques de la culture
d'origine et celles de la culture d'accueil. Il montre au-delà de
l'opposition linéaire assimilation/maintien de la tradition comment des
individus en situation d'immigration gèrent leur alimentation de
manière complexe et dynamique. L'observation et à l'aide de
cahiers de repas et l'entretien combinés donnent à voir les
pratiques des gens et les représentations, les discours sur les
pratiques. Il distingue des pôles d'influence sur l'alimentation : le
pôle Hmong, le pôle chinois, le pôle asiatique qui se
combinent pour donner les repas des Hmong, le pôle technico-occidental,
le pôle moderniste (individualisation des pratiques..). Tous ces
pôles forment une organisation de l'alimentation marquée par le
« polycentrisme (plusieurs sources culturelles) et le
syncrétisme.
Enfant, et même adulte, on peut intégrer
plusieurs modèles alimentaires, qui fonctionneront selon les contextes
où l'on se trouve.
« Les odeurs et les goûts que j 'ai appris
dès la naissance en Uruguay et Argentine ont formé une couche
spécifique, un ensemble sensoriel comprenant l'appréciation de l'
amertume du mate, le grillé au feu de la viande, le goût
crémeux et l'odeur fétide des chinchulines ( intestins de jeune
bovin ou caprin, tressés et grillés à la braise, sorte de
cousin des tricandilles bordelaises), la douceur suave du dulce de leche
(confiture de lait), et le piquant pénétrant de l'odeur du
céleri en branche.
Sur cette couche s'est établi un modèle un peu
différent, et à la même époque, correspondant au
contexte des séj ours chez mes grand parents maternels originaires
respectivement d'Autriche/Danemark, et France : là c'était
l'odeur de la cannelle et des pommes du strudel, de clou de girofle des pains
d'épices et petits gâteaux de Noël, mais aussi
côté français, des fraises, de l'ail et des viandes
saignantes et celle des fromages faits associés aux repas de fête
et extrêmement appréciés par les adultes car très
rares en Amérique latine à l'époque. » nous raconte
Annie Hubert49
Imaginons un globe-trotter. Si ce mangeur adore le durian, ce
fruit à l'odeur si caractéristique, on peut faire
l'hypothèse qu'il l'aime dans un contexte où il se replace en
Asie, dans un schéma cohérent de couleurs, d'odeurs, de
goûts et de sons, dans un registre particulier d'émotions. Si nous
nous plaçons dans la culture occidentale, française plus
particulièrement, toute odeur qui relève dans nos
représentations odorantes, du fétide, du pourri, de
l'excrément est considérée comme
désagréable, voire répugnante. En Asie du Sud Est comme en
Chine, ces odeurs puissantes, douces et âcres à la fois,
légèrement fétides, un peu moisies, font partie de ce qui
est agréable et bon. Mais ce mangeur peut aussi apprécier le
camembert avec du pain frais et un Bordeaux dans leur environnement c'est
à dire en France ou en compagnie d'amis français. Les haricots
rouges correspondront à la part d'identité latino
américaine, boire un porto lui rappelle le Portugal...
48 Nous nous sommes inspirés des conclusions de cet
auteur pour construire notre grille d'entretien. La trame majeure de nos
entretiens consistait à faire parler l'enquêté
successivement de ses pratiques culinaires du pays d'origine et celles de la
France.
49 Hubert, Annie, « Entre durian et fromages : des odeurs et
une meilleure compréhension des autres »,
lemangeur-ocha.com
Ce passage permet de prendre la mesure des juxtapositions
d'influences qui peuvent constituer les habitudes alimentaires d'un même
individu. On peut dire que le modèle alimentaire d'un individu se
construit couche après couche à la manière d'un
mille-feuilles.
L'ethnologie urbaine a trop tendance à analyser les
comportements comme caractéristiques d'une identité culturelle,
d'une ethnicité, l'observation permet de faire éclater les
références trop monolithiques et de les scinder en une
pluralité d'influences.
La relation interculturelle ne peut s'analyser uniquement
selon le degré d'assimilation à la culture française, mais
doit montrer les différentes influences qui viennent produire la
modernité.
Ce type d'étude montre comment l'alimentation peut
être utilisée en sciences sociales et que l'identité
collective est un processus, une dynamique, ainsi qu'une adaptation à
des conditions de vie et une relation à d'autres groupes sociaux.
L'identité du groupe se construit à la fois en interaction, en
réaction, en intégration, en négation vis-à-vis
d'autres groupes sociaux et l'alimentation est une manière parmi
d'autres à la fois de construire son identité collective pour les
Hmong immigrés et d'analyser ces processus ?
La partie suivante de ce chapitre est
précisément centrée sur la pluralité du fait
alimentaire. Si nous faisons nôtre le point de Calvo, nous
intégrons à notre analyse les limites soulevées par J-P
Hassoun. Calvo postule de façon trop évidente une pureté
originelle des cultures alimentaires de la société d'origine,
à l'instar de J-L Amselle50 nous aimerions attirer
l'attention du lecteur sur la nécessité d'être moins
globalisant et plus attentif à la pluralité des faits
alimentaires.
L'analyse de Calvo n'est-elle valide que pour des groupes ? Il
faut signaler une autre limite de l'analyse d'E Calvo. Son travail de
méta-analyse sur les faits culturels alimentaires à partir des
travaux des autres laisse supposer qu'il est dans toute son analyse question de
personnes migrantes en groupes.
Les pratiques de maintien ou de modifications qu'il distingue
concernent dans tous les cas des familles ou des groupes et non pas comme c'est
le cas dans notre démarche de recherche des individus pris un à
un. Dans ce cas-là les pratiques alimentaires du pays d'origine peuvent
être poursuivies avec plus de facilité que lorsque la personne est
seule à l'étranger.
Nous avons choisi de nous intéresser à des
étudiants dans le supérieur en situation de migration a priori
temporaire le temps de leurs études : ce sont des étudiants
participant aux échanges Erasmus, des lecteurs enseignant en France leur
langue maternelle en lycée et collège ou d'étudiants en
thèse. Leur présence en France est liée exclusivement
à première vue à un projet d'études, elle est
accompagnée par une bourse ou un salaire (pour les lecteurs).
Cette situation de mobilité géographique qui se
maintient entre 6 mois et trois ans peine d'ailleurs à être
appelée migration. Elle ne peut s'expliquer par les mêmes logiques
que les situations de migrations pour exil, conditions économiques...
Parce qu'elle est liée aux études, elle n'a pas vocation à
être définitive, parce que ce sont des étudiants et non pas
des familles les pratiques culinaires ne possèdent pas la même
résonance. Nous y revenons plus longuement dans la partie
intitulée Le mangeur étudiant.
50 Amselle, Jean-Louis, « Le métissage : une notion
piège » in La culture, De l 'universel au particulier, N.
Journet (éd.), Éd. Sciences Humaines, Auxerre, 2002, p 329-333
II. La construction identitaire par l'alimentation
« La façon dont chacun mange est, de tous les
comportements, celui que les hommes
choisissent le plus volontiers pour
affirmer leur originalité en face d'autrui
»
Lévi-Strauss51.
Comment l'alimentation peut-elle être source
d'identification ? L'hypothèse que nous proposons est de
considérer la nourriture comme un instrument identificateur qui rend
possible une (re)création de l'identité culinaire lors du
séj our à l'étranger. Nous souhaiterions montrer comment
l'acte culinaire (moment nécessaire et essentiel dans notre
alimentation) participe à la construction identitaire. Comme le note
François-Xavier Medina52, les comportements alimentaires sont
un instrument explicite dont dispose les émigrants pour recréer
leur identité dans l'émigration.
Les nourritures du passé peuvent constituer un
fondement de l'identité d'un groupe social, les cuisines
régionales constituent une représentation symbolique de la nation
et l'identité nationale. L'alimentation renvoie également
à une représentation de l'étranger défini par ses
habitudes alimentaires. L'identité est une des principales questions
posées par les contacts entre les cultures ; l'alimentation des groupes
ethniques est partie intégrante du processus de maintien et
d'affirmation de l'identité ethnique. Dans le processus de migration,
l'identité alimentaire peut être mise en question.
1) Construire son identité alimentaire :
l'importance de la confrontation à l'autre
Si on se définit soi-même par son alimentation,
il faut aussi noter que le processus permet également de définir
l'Autre, l'étranger par le fait qu'il ne mange pas pareil que soi. Par
exemple, le surnom de Macaroni était donné aux immigrés
italiens en France. Le sentiment identitaire lié à la cuisine ne
s'exprime pas directement selon Annie Hubert53 mais en
négatif. Ainsi on n'est pas Japonais parce que l'on mange du poisson cru
avec la sauce ce soja, mais parce que tous les autres ne mangent pas comme eux.
C'est la cuisine de « l'autre » qui nous conforte dans notre
appartenance au groupe. Chaque culture va définir ce qu'elle
considère comme comestible et les étrangers sont ceux qui mangent
parfois des choses non comestibles pour nous.
C'est lorsqu'on doit quitter son pays, que l'on saisit
l'importance de « sa » cuisine, toute la me sure de tours de main qui
sécurisent, des odeurs, des goûts familiers qui
réconfortent. Leur spécificité et leur dimension
culturelle apparaissent par leur manque, dans le pays d'accueil, les plats sont
inconnus, rares voire introuvables.
L'altérité alimentaire est le sentiment de
différence dans la pratique alimentaire. Ce sentiment d'être
différent peut être vécu de façon positive ou
négative, et constituer un des éléments d'une
dévalorisation de l'identité. Le migrant peut avoir envie
d'estomper les différences perçues par les autres ou au contraire
avoir envie de manifester ces différences.
51 Lévi-Strauss, Claude, Mythologiques, IV,
L'homme nu, Plon, 1971
52 F-X Médina, « Alimentation et identité
chez les immigrants basques en Catalogne », Anthropology of Food,
Regards croisés sur quelques pratiques alimentaires en Europe,
Conference Maison Française d'Oxford, 19th October 2001
53 Hubert, Annie, « Cuisine et Politique, le plat national
existe-t-il ? », Revue des Sciences Sociales, 2000, N°27,
Révolution dans les cuisines
Annie Hubert remarque que ce n'est qu'avec le départ
à l'étranger qu'un plat se constitue en plat national. Les
Argentins émigrés parleront de l'asado avec sa sauce le
chimichuri comme d'un plat emblématique de leur pays, mais en Argentine
on ne songerait pas à en parler en ces termes. Le plat «
emblématique » ou le « plat totem » selon l'expression
d'E. Calvo54 se constitue dans la distance avec son pays et est
utilisé comme mémoire de soi et du groupe à
l'étranger. Il permet de recréer un souvenir idyllique du pays.
Les comportements alimentaires sont un instrument explicite dont disposent les
émigrants pour recréer leur identité dans
l'émigration.
2) Alimentation et identité chez les immigrants
basques en Catalogne55
Pour F-X Médina l'alimentation constitue un vecteur
fort de l'identité des groupes. C'est le point de vue qu'il
démontre dans son article. Chez les Basques résidant en
Catalogne, notamment dans la ville de Barcelone, les comportements alimentaires
font partie de la construction et de la recréation de l'identité
de groupe. Pour lui, on peut dire qu'il existe « une conscience que
certains aliments appartiennent à un comportement alimentaire groupal
bien défini ».
Il rappelle à ce propos que l'identité des
aliments peut également être mis en avant par la
publicité56. « Dans le cas basque, on remarque l'annonce
qu'une entreprise bien connue de produits laitiers a réalisé pour
faire vendre en Espagne sa cuajada [sorte de lait caillé]: « Le
dessert basque par excellence ». Le texte publicitaire était ainsi
formulé: « Il est des coutumes qui demeurent fortement
enracinées au fil des ans. Comme la cuajada, notre grand dessert.
Cuajada X » Les images montraient une partie de pelote basque dans un
milieu rural euskaldun.»
Il constate lors de sa recherche que certains
éléments appartenant au comportement alimentaire du groupe
étudié sont « perçus et revendiqués par les
acteurs sociaux comme appartenant à une structure "groupale"
d'identifications; comme participant au processus de construction et de
recréation socioculturelle de l'identité. ». Ses
enquêtés expriment un sentiment de reconnaissance en certains
aliments et identifient le groupe à leur consommation : ainsi la morue
ou le colin sont constitutifs de l'identité des basques, leur
préparation intervient dans la reconnaissance de soi comme étant
d'origine basque.
Si on se reconnaît dans la consommation de la morue ou
du colin, toutes les manières de le préparer ne fonctionnent pas
comme identificateurs « Ici en Catalogne on prépare aussi la
morue, par exemple à la llauna, mais c'est différent »
affirme une de ses informantes. Le groupe s'identifie donc aussi à une
technique culinaire de préparation et de présentation. C'est ce
que confirme l'analyse de Vázquez Montalbán cité par
Médina57 « la Catalogne a converti
54 Manuel Calvo, « Migration et alimentation » in
Cahiers de sociologie économique et culturelle n° 4, p.
77.p 52-89.
55 F-X Médina, « Alimentation et identité
chez les immigrants basques en Catalogne », Anthropology of Food,
Regards croisés sur quelques pratiques alimentaires en Europe,
Conference Maison Française d'Oxford, 19th October 2001
56 Op cit, note de bas de page 10, p 4
57 Manuel Vasquez Montalban, L 'art de menjar a Catalunya.
Crònica de la resistència dels senyals d'identitat
gastronòmica catalana. Barcelone, Edicions 62, 1977, 146-147
ses préparations de morue en un signe
différentiel dans le contexte des cuisines de l'État espagnol
».
La nourriture représente donc un instrument de
construction de l'identité collective et par là constitue l'une
des frontières symboliques existantes entre les groupes en contact. Le
maintien des traditions alimentaires peut donc revêtir d'une grande
importance en situation de migration. En effet, après l'immigration, les
individus peuvent utiliser la nourriture et en particulier un plat fortement
investi sentimentalement pour reconstruire une identité.
3) La feijoada, plat messager58 : introduction à la
notion de plat totem
On peut montrer qu'il y a cristallisation des groupes de
migrants brésiliens autour d'un plat la feijoada. A base de
cochon et de haricots noirs, la Feijoada est un pur produit de l'histoire du
Brésil, un mélange des cultures culinaires européennes,
africaines et amerindiennes. Née chez les esclaves, ceux-ci n'avaient
accès qu'aux bas morceaux du porc : oreilles, pieds, museaux.
Aujourd'hui, bien sûr, le plat a été
agrémenté de morceaux plus nobles et de charcuterie. La feijoada
est traditionnellement servie accompagnée de riz, de chou cuit, de
farofa (farine de manioc torrefiée) et de fines tranches d'oranges,
apportant un goût acidulé et aigre-doux.
Pourquoi ce plat est-il perçu comme un plat
emblématique par les Brésiliens vivant en France? « Je
crois que la feijoada est une institution nationale, du nord au sud, du l 'est
à l 'ouest du pays tout le monde sait qu 'est ce qu 'une feijoada, tout
le monde mange de la feijoada avec quelques variations comme pour les vins de
bordeaux mais tout le monde mange de la feijoada. » explique une
enquêtée
Au Brésil, le haricot, le riz et la farine de manioc
sont la nourriture de tous les jours, du quotidien. Mais hors du Brésil,
la feijoada se transforme en plat-messager parce qu'elle est
préparée avec les trois éléments fondamentaux de la
cuisine quotidienne au Brésil, et que ces trois éléments
ont un sens unificateur et marqueur d'une identité.
Ainsi que le note V Marquès Boscher « Certains
plats deviennent des plats qui ne sont plus destinés seulement à
nourrir, ils ont une autre destinée : la transmission d'un message, ils
sont dépositaires d'une histoire. ». Ce plat a été
choisi par les jeux de la mémoire pour raconter l'histoire de groupe, il
est lié à leurs « origines »
Ce plat serait donc « un langage, un moyen de
communication entre les personnes, le porteur d'un message. » et donc
gagnerait à être appelé plat messager. Ce plat a une forte
charge symbolique
Se rencontrer pour manger la feijoada c'est refaire
les mêmes gestes, des gestes connus de ces personnes. C'est revivre des
sensations gustatives, olfactives, visuelles mais aussi tactiles au moment de
la préparation de ce plat. Comme l'a dit une des personnes
interrogées, l'odeur lui rappelle « l 'ambiance, les gens, la
nourriture elle-même, ma famille, ma maison, ma mère. »
La feijoada ce sont les madeleines de Proust...
Souvent les communautés migrantes se retrouvent en groupe
autour d'un plat qui symbolise la tradition. « C'est le cas du couscous
des Maghrébins : ils n'en mangent pas tous les jours,
58 V Marques Boscher, « La feijoada : plat
emblématique, expression d'une identité brésilienne en
France », XVIIème congrès de l'AISLF. Tours juillet 2004. CR
17 « Sociologie et anthropologie de l'alimentation ».
Lemangeur-ocha.
com. Mise en ligne juin 2005
mais pour ceux qui sont partis, il représente
l'âme de leur pays », a constaté Annie Hubert59.
Ce plat investi d'une forte affectivité est dénommé plat
totem par M Calvo60. Le plat totem sert de lien entre tous les
migrants et permet le partage de souvenirs. Il explique que « pour le
quotidien du groupe, le plat-totem (souvent préparé avec soin, et
parfois minutie) incarne l'hédonisme et une sensorialité accrue.
Il représente [...] une certaine retrouvaille d'un univers de sensations
puissantes et pouvant être très différenciées ; et
c'est par lui que se font les remémorations sensorielles les plus
gratifiantes.
Le plat bénéficie d'une une revalorisation
culturelle. Il devient « l'objet-médiateur »61
d'une identité. « Il peut atteindre [...] un certain
degré de totémisme alimentaire, devenir une représentation
presque mythique (non seulement de l'alimentation du groupe, mais, en partie,
de son identité), et les groupes se définissent alors et se
situent par rapport aux autres en fonction de ce plat ». Le plat totem est
un noeud de sens, et pourrait constituer le noeud d'un réseau.
L'hypothèse démontrée dans cette partie,
selon laquelle l'alimentation comporte une forte dimension identitaire
constitue un second grand pilier de notre étude. C'est parce que les
faits alimentaires sont culturellement définis, et associés
à des aires géographiques, qu'ils détiennent une forte
dimension identificatoire.
La dernière partie de ce chapitre est consacrée
à l'explication du choix d'une population étudiante pour observer
le phénomène migratoire. Pourquoi avoir choisi un public
d'étudiants pour examiner le maintien ou l'abandon de pratiques
alimentaires ?
III. Le mangeur étudiant
1) Le rapport à la cuisine des étudiants :
corvée ou plaisir
Dans les sociétés occidentales, le rapport
à l'activité culinaire est ambivalent, dans son caractère
à la fois valorisant et dévalorisant. Faire la cuisine
crée du lien et est source de valorisation pour son auteur. Si
l'alimentation et la cuisine peuvent être source d'identité,
peut-on dire qu'il existe un rapport spécifique des jeunes à la
cuisine ? C'est l'hypothèse que défend Isabelle
Garabuau-Moussaoui dans « La cuisine des jeunes : désordre
alimentaire, identité générationnelle et ordre social
»62.
Le regard porté à l'alimentation dans cette
recherche ne soit pas faire surestimer l'importance de la cuisine chez un
public d'étudiants. Il ne faut pas considérer que la
période étudiante est un moment où l'étudiant passe
beaucoup de temps à cuisiner. Pris par ses études, ses cours,
l'étudiant se caractérise par une cuisine rapide, facile à
faire. Plusieurs de nos enquêtés affirment ne pas avoir assez de
temps pour préparer des plats compliqués. Ainsi Tsu Tsu
Tuï
59 A Hubert, « Cuisine et politique, le plat national
existe-t-il? », Strasbourg, Revue des sciences sociales, n°27,
8-11
60 Manuel Calvo, « Migration et alimentation » in
Cahiers de sociologie économique et culturelle n° 4, p.
77.p 52-89.
61 Op cit
62 Garabuau-Moussaoui, Isabelle «La cuisine des jeunes :
désordre alimentaire, identité générationnelle et
ordre social » in Anthropology of food, 2001, volume 0
« Euh, oui ici quand j 'arrive ici, je n 'ai pas , je
n 'ai pas fait beaucoup attention à la cuisine chinoise pour faire des
trucs très très simples, parce que je ne je n 'ai pas besoin, euh
je n 'ai pas le temps suffisamment de utiliser beaucoup de temps à faire
la cuisine. » Les étudiants se cantonnent à une cuisine
qui leur permet de dégager du temps pour autre chose. Théodora
affirme :« je pense que je vais faire ce qu 'il y a de plus pratique,
de plus vite fait que ... c 'est pas comme le week-end je peux me donner le
temps. »
Les jeunes (20/30 ans environ) sont considérés
comme ayant une alimentation déséquilibrée,
déstructurée, comparée à la norme du repas «
français ». Lorsqu'on analyse non pas l'alimentation comme l'acte
d'ingérer, mais la cuisine, comme un système de techniques,
d'actions, de savoir-faire, de symboliques, de valeurs, de
représentations, on constate que les jeunes ont un rapport complexe au
savoir et au savoir-faire venant de leurs parents: entre rejet et
volonté d'apprendre. Ils sont pris à chaque fois dans des
injonctions paradoxales : se définir, dans la cuisine, comme un groupe
d'âge autonome et en rupture avec les valeurs de leurs parents et,
à la fois, se réapproprier les normes incorporées depuis
leur enfance sur l'alimentation et la cuisine. Le système culinaire des
jeunes se construit en opposition à la cuisine traditionnelle (et
maternelle), qui demande des compétences que les jeunes ne veulent ou ne
peuvent mobiliser, pour trouver une identité différente,
alternative, qui puise ses références et ses valeurs dans
l'expérimentation et la créativité.
Le moment de la jeunesse est un moment de découverte et
d'ouverture au niveau culinaire ; le départ de chez les parents est un
moment où les jeunes vont développer une cuisine alternative
à celle de leurs parents et l'intégration de produits
étrangers peut participer de cette prise de distance. Les jeunes
valorisent la créativité, la nouveauté, les
mélanges. De ce point de vue la situation de migration peut constituer
le moyen de connaître d'autres pratiques que celles de sa famille et de
son pays.
On est d'autant moins attaché à reproduire les
pratiques alimentaires typiques de son pays d'origine que l'on part moins
longtemps. Dès lors le séjour à l'étranger est
perçu comme un intermède, une parenthèse temporelle
pendant laquelle on laisse de côté ses préférences
alimentaires au profit de pratiques plus diversifiées.
Dans les familles qui s'installent ensemble à
l'étranger, l'alimentation, à l'instar de la langue peut
constituer l'un des éléments de continuité des traditions
familiales comme on peut le voir dans les documentaires de Néna
Baratier63. La mère peut avoir à coeur d'apprendre
à ses enfants, le plus souvent à sa fille, les traditions
culinaires parce que l'alimentation recouvre plus que le seul fait de se
nourrir.
Les pratiques culinaires sont par exemple liées aux
ancêtres chez les cambodgiens, de sorte qu'apprendre à cuisiner
c'est aussi apprendre le respect des anciens.
On est d'autant moins attaché au maintien de pratiques
alimentaires identiques à celles de son pays d'origine que
l'alimentation tient une place marginale dans la culture familiale du migrant,
que l'individu migrant n'a pas déjà appris à faire la
cuisine chez lui.
L'idée est que nos enquêtés ne cherchent
pas à reproduire en France les pratiques culinaires de leur pays,
à deux exceptions près. L'attitude la plus répandue
consiste à s'ouvrir à des pratiques alimentaires nouvelles,
à de nouveaux produits. Il faut alors expliquer pourquoi certains de nos
enquêtés sont particulièrement soucieux de reproduire en
France l'alimentation
63 Baratier, Néna, Le Repas des ancêtres. La
cuisine des autres, Coll. Ethnologie Europe, CNRS Image, 1994 et Les
Mains dans le plat. La cuisine des autres, Coll. Ethnologie Europe, CNRS
Image, 1995
Il s'agit pour le premier d'un documentaire sur les Cambodgiens
en France et le second concerne les pratiques culinaires de familles
africaines.
de leur pays. Lorsque nos autres enquêtés le font
également, c'est en des temps et des contextes particuliers que nous
devrons élucider.
Malheureusement nous nous sommes rendus compte trop
tardivement de ce phénomène de sorte que nos entretiens ne nous
permettent pas de tirer suffisamment au clair les phénomènes de
maintien ou de non maintien des pratiques. Nous ne disposons des
éléments d'analyse de la socialisation alimentaire de nos
enquêtés propres à nous permettre d'expliquer ce qui dans
la biographie de nos enquêtés fait qu'ils sont attachés au
maintien des traditions.
Jean-Pierre Has soun et Anne Raulin64 se demandent
« Que reste-t-il de la notion d'exotisme alimentaire à
l'époque de ce que certains appellent le « village
planétaire » ? Vivons-nous dans un état culinaire
indifférencié ? Cette question trouve un écho particulier
avec une population d'étudiants. Peut-on légitimement
considérer que les étudiants de différentes
nationalités se différencient par leur alimentation ? Ou doit-on
postuler que le fait d'être étudiant annule les
spécificités culinaires ? Ce n'est pas l'hypothèse que
nous posons dans notre recherche.
Mondialisation et persistance des
préférences nationales
La mondialisation des produits alimentaires ne date pas
d'aujourd'hui : bien des produits considérés comme des
éléments de base de l'alimentation européenne ont
été rapportées en Europe lors des Grandes
découvertes. Avec le baisse du coût du transport et
l'amélioration des techniques de conservation et de production des
denrées alimentaires, les produits importés sont plus facilement
disponibles e de façon moins ou moins coûteuse.
Malgré la mondialisation accrue le cadre national
continue d'orienter les pratiques alimentaires des individus. Stephan
Mennel65 souligne que l'Angleterre et la France qui sont deux
nations voisines, très proches dans leur héritage culturel et
historique, qui ont connu à long terme les mêmes processus sociaux
s'opposent du point de vue culinaire en de nombreux points. Jean-Vincent
Pfirsch66 de même montre la persistance d'importantes
différences de part et d'autre du Rhin : si la cuisine est conçue
en France comme objet de prestige et valorisée comme telle, les Anglais
et les Allemands se montrent plus soucieux d'économie et de
simplicité.
Le cadre national reste important. Rappelons également
que si MacDonald's est souvent perçu comme le symbole de
l'uniformisation alimentaire a une stratégie
délibérée de déclinaison de ses menus selon les
continents ou les pays. De même on sait que si un même produit se
répand à l'identique dans plusieurs lieux, les usages qui en sont
faits par la population locale ne sont pas les mêmes que dans la
société d'origine.
64 Jean-Pierre Hassoun et Anne Raulin, « Homo exoticus
», Mille et une bouches. Cuisines et identités culturelles,
Collection Autrement, 1995, Paris
65 Mennel, Stephan, Fran çais et Anglais à
table, du Moyen Age à nos jours, Flammarion, Paris, 1987
66 Pfirsch, Jean-Vincent, La saveur des
sociétés. Sociologie des goûts alimentaires en France et en
Allemagne, PUR, Rennes, 1997
2) Curiosité culinaire et imaginaire alimentaire.
L'imaginaire alimentaire au coeur du projet migratoire ?
Pour J Pavageau67, l'imaginaire alimentaire «
participe à l'alchimie complexe qui mobilise l'individu pour un
éventuel projet de migration ». Il ponctue le projet de
mobilité. L'imaginaire alimentaire ne se réduit pas au simple
objet nourriture, il renvoie plus largement à une image du corps, et
à son déplacement dans l'espace. En effet, pour reprendre le
titre de la contribution de J-P Poulain dans le numéro spécial
des Etudes Vietnamiennes68, « la cuisine, c'est plus
que des recettes... », la cuisine est ce tout complexe qui mobilise des
aliments en vue de leur transformation au sein d'un espace culturel, elle
inclut de ce fait les aliments, les ustensiles et la personne du cuisinier qui
prend en charge la transformation.
J Pavageau note avec raison que l'imaginaire alimentaire se
construit en lien avec la pensée magique. Rappelons à ce propos
la nature spécifique de l'alimentation qui engage le mangeur dans sa
survie même, surtout lorsqu'il se trouve à l'étranger et
est donc confronté à un nouvel espace du comestible69.
Le mangeur à l'étranger appréhende l'alimentation de
façon magique plus que rationnelle, parce qu'il est confronté
à de nombreux aliments qui lui sont inconnus.
Comme le rappelle et le redémontre M Chiva70
deux modes de pensée, magique et rationnelle, coexistent chez l'homme
occidental, voire chez chacun de nous. L'expression pensée magique a
été proposée par l'ethnologue Frazer71. Selon
lui, deux principes la caractérisent : le principe de similitude et le
principe de contiguïté.
Le principe de similitude veut que le semblable appelle le
semblable ; la pratique magique veut alors que l'on obtienne l'effet
désiré par simple imitation de l'objet considéré.
Le principe de contact veut que les choses qui ont été en contact
les unes avec les autres, continuent à agir l'une sur l'autre, certaines
propriétés fondamentales se transférant de l'une à
l'autre de manière permanente. L'exemple donné par Paul
Rozin72 est de ce point de vue parlant : lorsqu'un aliment a
été touché par un cafard, il nous semble que l'aliment
dans son entier se « cafardise »73. Il y aurait
dans ce cas véritable contamination, phénomène que l'on
retrouve dans le principe d'incorporation. On peut raccrocher la pensée
magique à l'étude des conduites alimentaires à travers le
phénomène de néophobie, la peur de l'inconnu alimentaire
peut entraîner des réactions de rejet.
Le principe de la contagion interpersonnelle, lorsqu' il est
associé au principe « on est ce qu' on mange », fait de la
nourriture un élément doté d' un grand pouvoir de
contagion sociale, puisque la nourriture passe entre de nombreuses « mains
» tout au long de la filière d' approvisionnement, de
préparation et de distribution, elle devient porteuse de l' essence de
plusieurs personnes. Elle peut ainsi acquérir une charge puissamment
négative ou positive.
67 J Pavageau, « Imaginaire alimentaire, projet de voyage et
pratiques touristiques », in Etudes Vietnamiennes, pratiques
alimentaires et identités culturelles, 3-4, Vietnam, 1997, 599-
622
68 Pratiques alimentaires et identités culturelles, E.
Vietnamiennes, Poulain, Jean-Pierre, 3-4,1997
69 Nous faisons ici référence au principe
d'incorporation que nous avons défini auparavant.
70 M Chiva, « La pensée en construction », in
Manger magique. Aliments sorciers, croyances comestibles, N°149,
Collectives Mutations/Mangeurs, Autrement, Paris, 1994, article en ligne
71 J.- G. Frazer, Le Rameau d'or, Paris, Genther,
1923.
72 P Rozin, « La magie sympathique », in Manger
magique. Aliments sorciers, croyances comestibles, 149, Autrement, Coll.
Mutations/Mangeurs, Paris, article en ligne
73 P. Rozin, L. Millman & C. Nemeroff, «
Opération of the laws of sympathetic magic in disgust and other domains
», Journal of Personality and Social Psychology, n° 50,
1986, p. 703-7 12. Ils ont démontré la présence habituelle
du principe de contagion chez les Américains instruits et
considèrent qu'il s'agit d'un principe de pensée universel,
fondamental, et en même temps surmontable.
Les aversions alimentaires les plus violentes sont
motivées par le dégoût. La crainte d'ingérer des
substances répugnantes, par exemple des aliments qui seraient
préparés avec des animaux inacceptables, tels le ver de terre ou
le rat, provoque une violente réaction de rejet. Ce rejet a une base
idéelle : c'est en effet l'idée d'ingérer ces produits,
plutôt que leur nocivité physique, qui le motive. Ainsi
céline, une française expatriée en Chine que nous avons
contacté par mail, nous explique « J'avais peur de tomber malade,
à cause de l'eau surtout, et à cause du manque de propreté
dans les plupart des petits endroits où je mange. Mais je n'ai jamais
été malade. », plus loin elle ajoute « c'est surtout
pour la viande, si l'apparence ne me plait vraiment pas, je n'achète
pas. »
P Rozin rappelle que ces principes s'appliquent de
façon majeure au sein de deux traditions alimentaires-culinaires qui
semblent particulièrement sensibles à la contagion et aux
problèmes qu'elle peut poser : les cultures juive et hindoue. Dans le
système alimentaire cacher, la contagion potentielle réside dans
le fait que des lois alimentaires comprenant des tabous absolus et les
règles concernant le mélange d'aliments, ont pu ne pas être
respectées. La loi talmudique gère cette situation impossible en
précisant les taux de contamination acceptables. Le contact d'une
substance non cacher avec un aliment cacher ne rend pas cet aliment
inconsommable si la contamination s'est produite par hasard et si l'agent
contaminant ne représente pas plus d un soixantième du volume
total.
3) Les étudiants et la volonté de
goûter
Nous postulons, à l'instar de J Pavageau, citant Tylor
et Frazer74, que pour une population entreprenant un voyage à
l'étranger, c'est une pensée magique sympathique qui les guide.
On pourrait la définir comme l'envie, animée par le besoin de
changer sa perception des choses, de connaître la culture de l'autre, de
changer d'horizon. Or dans ce processus, la nourriture tient une grande place.
L'imaginaire exotique est alimenté par l'imaginaire alimentaire, l'envie
de goûter à des nourritures exotiques et de connaître de
nouvelles manières de manger. De plus, on pense connaître l'autre
par le biais de ses aliments. Ce phénomène se développe
dans deux sens différents : on aime goûter à la cuisine de
l'autre et lui faire goûter ses traditions culinaires.
a) Faire goûter ses plats pour présenter sa
culture
Pour nos enquêtés, il est important de faire
connaître aux personnages natifs du pays où ils se trouvent leurs
traditions culinaires. Par la connaissance des aliments de l'autre, on a
accès à la culture. L'alimentation fonctionne comme synecdoque,
elle concentre la culture de son pays. L'autre se donne à voir à
travers la nourriture, le partage de nourriture apparaît comme un moyen
privilégié de se relier à l'autre.
74 Les lois de la magie sympathique ont été
décrites par Tylor, Frazer et Mauss comme formant les principes de base
de la pensée dans les cultures « primitives ».
E.B. Tylor, Primitive Culture: Researches into the
Development of Mythology, Philosophy, Religion, Art and Custom, New York,
Gordon Press, 1974, 1re édition 1 871.
J.G. Frazer, The Golden Bough : A Study in Magie and
Religion, New York, MacMillan, lre édition, Londres, 1890 ; Le
Rameau d' or, Paris, R. Laffont, 1981.
M. Mauss, A General Theory of Magic (R. Brain, Trans.),
New York, Norton, 1re édition, 1902 ; « Théorie
générale de la magie » in Sociologie et
Anthropologie, PUF, 1950.
Chez tous nos enquêtés apparaît l'envie de
faire connaître à l'autre ses traditions culinaires. Giovanni,
notre colocataire italien, qui nous a invités à manger, des
pâtes à la carbonara « tu vois, moi j 'aime inviter les
gens, pour leur faire goûter des trucs italiens. Mais quand je fais des
trucs italiens pour vous, le but c 'est pas de vous faire goûter quelque
chose de vraiment italien. Je vais faire des trucs que vous vous goûtez
beaucoup, c 'est comme la grande production, elle fait des choses qui
ressemblent à des choses italiennes, mais c 'est pas italien, c 'est pas
grave. L 'important pour elle c 'est de vendre plus »
Comme le montrent ces propos, cette volonté de faire
goûter des saveurs originales est ambiguë. Si tous nos
enquêtés expriment la volonté de faire goûter,
à l'heure où je les ai interrogés, peu étaient
déjà passés à l'acte. Ils projetaient de
préparer des recettes typiques sans l'avoir fait. Ils envisageaient de
réaliser le plat non pas qu'ils préfèrent, mais celui
qu'ils imaginaient être le plus facile à réaliser en
France, et donc peut-être le moins typique de chez eux.
Notre colocataire chinoise et notre enquêté
tunisien font partie de ceux qui aiment beaucoup cuisiner pour les autres pour
leur faire goûter.
Abdel s'est spécialisé pour les amis qu'il
invitait, dans la réalisation d'une soupe épaisse à la
tomate, extrêmement pimentée, qui se déguste avec du pain.
Nous avons assisté à sa préparation quatre ou cinq fois,
l'unique changement était la quantité de piment
insérée dans la préparation. Si les invités avaient
déjà goûté la soupe et avaient demandé moins
de piment, Abdel en enlevait et se réservait pour sa part du piment
à ajouter, pour les nouvelles personnes, la soupe n'était pas
allégée en piment. La dégustation de cette soupe
fonctionne un peu à la manière d'un rite de passage «
pimenté ». Quiconque n'a pas mangé pimenté ne peut
connaître la culture et la cuisine d'Abdel, et ne mange pas tunisien.
Le piment et la harissa constituent des éléments
majeurs de sa culture, desquels il ne peut se détacher. Abdel est
moqué par ses amis, qui disent qu'il ne mange que du piment.
Au début de l'année, Abdel a également
préparé un couscous. C'était au tout début de
l'année, et cette préparation difficile coïncidait presque
avec ses premiers pas en cuisine. En effet, avant de venir en France, il
n'avait jamais cuisiné.
La volonté de faire un couscous correspondait à
la volonté de faire quelque chose de typiquement tunisien75,
mais il y avait également chez lui, la volonté de se prouver
qu'il était capable de le faire.
Shumeï, notre colocataire chinoise aime beaucoup faire
partager ses plats et les faire goûter à tous ceux qui
pénètrent dans le module. Elle insiste toujours pour nous faire
goûter, tous ses plats. Même si elle considère qu'elle ne
cuisine pas chinois en France, et que la cuisine n'est pas un moyen
privilégié de faire connaître une culture « je
pense que la cuisine c 'est pas le plus important, pour moi le plus important c
'est la culture, l 'histoire, les manières de vie, de penser les choses,
la langue. La cuisine ça dépend des gens, y 'a des gens qui s
'intéressent beaucoup à la cuisine. Moi j 'aime pas faire la
cuisine. », elle manifeste cette envie de faire partager par les
saveurs nouvelles un morceau de sa culture. En effet, Shumeï aime
surprendre et nous faire goûter ce qu'elle pense que nous trouvons
bizarre. Très souvent, elle demande à ceux qui regardent ce
qu'elle prépare « C'est bizarre, non ? » témoignant du
souci d'attirer l'attention sur ce qui au niveau alimentaire la distingue. Elle
nous a ainsi fait goûter des champignons noirs achetés en Chine,
au goût très prononcé et à la texture un peu
gluante, des oeufs au thé préparés par une amie, des
algues...
75 Au début de leur séjour, tous nos
enquêtés manifestent le besoin de manger comme chez eux, c'est
pourquoi c'est au début de l'année que se concentre la
réalisation des plats de chez soi. Cela répond au sentiment de
nostalgie, la nourriture permettant de se remémorer les siens.
Il semble que l'on cuisine d'autant plus chinois, tunisien,
italien...qu'on mange avec les autres parce que les autres participent de la
construction de l'identité étrangère du plat, parce qu'
ils ne connaissent, ne savent pas comment manger, font la moue. Faire
goûter à l'autre est un moyen de réassurance et
d'assignation identitaire. L'autre certifie que ça ne ressemble pas
à ce qu'il mange d'habitude, qu'il considère que c'est chinois.
C'est la confrontation à l'autre qui donne au plat son identité.
Ainsi l'envie de faire goûter aux autres est autant si ce n'est
même plus une pratique pour soi, que pour les autres. C'est un moyen de
se retrouver à l'étranger, de replonger dans ses racines et de
s'en montrer fier.
Cuisiner pour soi et cuisiner pour les autres : deux
expériences culinaires différentes
« Se faire à manger », « donner à
manger » à autrui s'inscrivent dans des scénarios
différents. Nous faisons l'hypothèse que l'on ne s'engage pas de
la même manière dans la cuisine selon que l'on fait à
manger pour soi seul ou pour les autres. C'est sous cet angle là que
nous voudrions faire travailler l'hypothèse de Bernard Lahire d'une
variance des manières d'être soi selon les contextes. Comme le
montre Bernard Lahire on ne peut présupposer que les individus sont
caractérisés par une cohérence de leurs manières de
faire dans tous les milieux. Les personnes engagent différentes facettes
d'elles-mêmes dans différents contextes.
Comme le remarque J-C Kaufmann dans on dernier livre
Casseroles, amours et crises. Ce que cuisine veut dire « Il y a
cuisine et cuisine » selon le titre du cinquième chapitre. La
plupart des personnes interrogées établissent une distinction
entre une cuisine ordinaire, celle de tous les jours que l'on s'efforce
d'expédier ou celle que l'on fait par passion. Dans l'esprit des
personnes interrogées, le clivage est très clair : il existe deux
mondes de la cuisine totalement opposés qui divisent
l'expérience.
Le partage de nourriture, un partage de sens
On s'appuie sur une lecture anthropologique qui permet de
mettre en évidence la force symbolique du partage de nourriture. Dans
toutes les sociétés l'établissement et le maintien des
relations humaines passe avant tout par le partage de la nourriture. Le terme
français compagnon vient des mots latins signifiant « partager le
pain avec quelqu'un ». Les Bantous d'Afrique australe estiment qu'un
échange de nourriture équivaut à un pacte temporaire entre
individus, ce qu'ils appellent « l'association clanique de la bouillie
». Pour la plupart des Chinois, toute transaction sociale ou presque
comporte une contrepartie alimentaire. Le don et le partage de la nourriture
constituent la relation fondamentale dans la société chinoise.
C'est dans les sociétés rudimentaires et
isolées, comme celle des îles Trobriand que l'on observe le milieu
des relations existantes entre la nourriture et les comportements humains. Les
Trobriandais ne tiennent pas l'alimentation pour une nécessité
biologique destinée à nous maintenir en vie et ne reconnaissent
pas consciemment la plus ou moins grande valeur des critiques des
différents aliments. Ils ne mangent pas seulement parce qu'ils ont faim,
mais parce que manger est une obligation sociale. Donner de la nourriture est
un acte vertueux, l'homme qui en distribue beaucoup est bon par
définition. Des distributions rituelles d'aliments ont une telle
importance lors de toutes les festivités et cérémonies que
certains anthropologues les ont décrites comme des cultes de la
nourriture. La nourriture est un élément important dans toutes
les transactions commerciales. Les aliments sont un moyen
privilégié d'accroître ou d'acquérir son
prestige.
b) Goûter à la cuisine de l'autre en
France
Comment peut-on expliquer la curiosité culinaire des
étudiants étrangers en France ? On peut supposer que cette
curiosité répond à un souhait de diversification du
régime alimentaire, à un souci d'ouverture sur l'autre
concomitante du projet de départ à l'étranger pour ses
études. Tous nos enquêtés ne témoignent pas de la
même ouverture et curiosité, on peut rappeler que le
détachement par rapport à ses traditions à ses habitudes
peut nécessiter des ressources cognitives et symboliques pour apprendre
à goûter l'autre. Traditionnellement l'analyse sociologique part
du principe selon lequel les personnes de classes supérieures seront
plus tentées par la découverte de nouvelles saveurs que les
personnes de classes inférieures. Il semble que l'analyse par l'origine
sociale ne soit pas la variable explicative majeure concernant le goût
pour la nouveauté de nos enquêtés.
Si Giovanni qui est étudiant en master 2 de droit,
italien, fils de mécanicien et d'une assistante maternelle veut que sa
cuisine soit une « cuisine européenne », et cherche à
tester, tout goûter en France, Abdelbaki, étudiant normalien de
l'école de Tunis fils d'un mineur retraité également en
ascension sociale de par ses études manifeste lui une forte
réticence alimentaire. Abdelbaki est très difficile comme on
pourrait le dire d'un enfant, il faudrait que tout ait des épices, il
rajoute dans tous les plats des épices, de la harissa. Nous avons
assisté à de nombreux repas chez moi où confronté
à la cuisine chinoise, il ne mange pas, triant ouvertement dans son
assiette ce qu'il aime et ce qu'il n'aime pas.
Tsu Tsu Tuï étudiante chinoise en thèse en
France, fille d'un professeur de faculté et d'une mère vendeuse
est très peu ouverte à l'alimentation française et essaie
en France de cuisiner au plus proche de son pays d'origine.
Il semble que ce soit la distance structurelle entre la
cuisine du pays d'origine et la France qui permette le mieux d'expliquer
l'attraction et le goût pour la cuisine de l'autre. Comme nous l'avons
déjà montré, les traditions culinaires des pays d'origine
de nos enquêtés peuvent être plus ou moins
éloignés par rapport à la France. Nous sommes conscients
du flou de notre propos concernant la distance structurelle des cuisines les
unes par rapport aux autres. Le fait est que nous serions bien en peine de
caractériser les principes structurants et caractéristiques de la
cuisine française.
La cuisine chinoise est très différente dans sa
conception de la cuisine française. La cuisine tunisienne est proche de
l'alimentation française méditerranéenne de par
l'importance de l'utilisation de l'huile d'olive. Elle s'en différencie
par l'usage intensif fait des épices et du piment.
En quoi la distance structurelle entre les cuisines peut-elle
influer sur les pratiques culinaires ? La distance des traditions culinaires
influe sur la facilité avec laquelle on trouve en France les produits de
son pays. Ainsi si notre enquêtée allemande n'a pas de
difficultés particulières à trouver en France les produits
auxquels elle est habituée retrouvant en France les mêmes
enseignes que sont Leader Price, Aldi ou Lidl, nos enquêtés
brésiliens et roumains ne peuvent en France acheter aisément des
produits typiques et doivent se les faire envoyer.
Les étudiants chinois bien que distants
géographiquement de la France disposent à l'inverse de structures
d'approvisionnement particulièrement développées.
Là entrent en ligne de compte les rapports historiques entretenus par la
société d'arrivée et le groupe ethnique concerné
sont déterminants pour les conditions de la pratiques alimentaire.
c) Le goût pour la cuisine chinoise
Les bloggeurs avec qui nous sommes rentrés eu contact
témoignent de la volonté de goûter toute la gastronomie
chinoise ou japonaise. C'est pourquoi les récits alimentaires sur leurs
blogs sont fréquents. Leur départ à l'étranger
était selon nous fortement lié à la volonté de
goûter à une vraie nourriture étrangère.
C'est cette envie de connaître la nourriture de l'autre
qui explique selon nous qu'absolument tous les bloggeurs contactés par
mail et à qui nous avions envoyé des questionnaires (version
aménagée de la grille d'entretien) ont répondu, et ce
très rapidement. Le plus long délai de réponse a
été trois jours. L'envie de faire partager la connaissance qu'ils
avaient de la nourriture de l'autre, qui anime la présentation des blogs
était fortement présente dans leurs réponses.
La plupart connaisse bien avant de partir la cuisine chinoise
et ou japonaise, pour s'être rendus dans des restaurant asiatiques en
France, tous tiennent à préciser que ces restaurants ont
modifié les plats pour qu'ils conviennent aux français.
On peut l'expliquer parce qu'un désir
d'authenticité anime le voyage, au-delà des apparences, lui aura
accès à la vraie nourriture chinoise et il faut qu'il transmette
à ceux qui restent en France le savoir.
S'ils sont partis c'est aussi parce que comme nous explique
Camille « j 'aime les cuisines de tous les pays, je n'ai jamais
mangé uniquement français en France, et mangeait
déjà souvent asiatique en France ».
Céline exprime bien cette volonté de
goûter « Quand je vais au supermarché, j 'essaie de
tester de nouvelles choses, des raviolis différents, des choses
surprenantes aussi (comme des tranches de fromage au chocolat). Au restaurant,
il m 'arrive de choisir un plat sans trop savoir ce que c 'est
exactement.
Ce qui me motive, c 'est de découvrir la culture
chinoise et voir vraiment comment ils mangent et ce qu 'ils aiment. Même
si après, je n 'aime pas, mais j 'aurais essayé. »
Elle conclut « Je n'ai eu aucun mal à m'adapter, j
'adore la cuisine chinoise ». Ce goût pour la cuisine chinoise
constitue le leitmotiv dans presque tous les entretiens.
Il correspond à des personnes ayant fait des
études, souvent des écoles de commerce. Les parents ne pas
toujours très diplômés. Les parents de Camille
(journaliste) sont avocat et médecin, ceux de Mickaël (Acheteur
junior ~ Master en management de la fonction Achats ~ ESIDEC de Metz (Groupe
ICN) ~ NTU of Taipei) sont artisans, la mère de Jennifer (ESC Lille) est
une personne qui aide à domicile les personnes âgées.
Ces personnes en France se rendaient
régulièrement dans des restaurants asiatiques. Seul M'barek, en
Chine pour rechercher un emploi, dont les deux parents sont chômeurs, ne
connaissait pas la gastronomie chinoise et ne cherche pas à la
connaître mais à manger au moins cher. Avant de partir, pour se
familiariser, il a goûté.
« Est-ce que tu connaissais déjà la
cuisine chinoise avant de partir?
Non absolument pas, même si j'ai fait une dizaine de
restaurants chinois avant de partir, mais ces restos étaient
adaptés aux goûts français »
Pour savoir la place de la nourriture dans le projet de
mobilité, on pourrait également s'interroger sur le retour en
France et/ou en Chine...Il faudrait alors s'interroger sur ce que le voyageur
rapporte de son voyage. Quelle est la place de l'expérience alimentaire
dans le souvenir. Les habitudes alimentaires en France sont-elles
modifiées ? Quels ustensiles rapporte-t-il et avec quelle
finalité ?
Dans un premier temps, nous avons montré ce que
signifiait faire une sociologie des migrations à travers l'alimentation
et en quoi consistait notre démarche.
Ce chapitre a permis de poser deux hypothèses
principales en tentant de démontrer leur pertinence sociologique pour
l'étude des faits alimentaires en situation de migration. Ces
hypothèses s'imbriquent et construisent un écheveau complexe.
C'est parce que l'alimentation est un fait social qui sert
d'élément identificateur pour les groupes sociaux à
l'échelle d'un pays ou d'une région, que la mobilité
géographique à long terme pose un certain nombre de
problèmes d'adaptation, aux habitudes alimentaires locales, aux mangeurs
itinérants.
On peut supposer que les jeunes mangeurs sont ouverts aux
découvertes culinaires et manifestent une volonté de goûter
à autre chose qu'à des aliments connus. On peut imaginer que
dès lors le projet migratoire ne sera pas étanche aux
découvertes culinaires et ne se manifestera pas par une réticence
aux nouveautés culinaires.
Le chapitre suivant est consacré aux dimensions plus
techniques de l'enquête, il est peut construit à la manière
d'un livre de cuisine, livrant les secrets de fabrication d'une recette de
recherche
Chapitre trois
Les recettes de l'enquête
I. Problèmes méthodologiques de
l'étude des pratiques alimentaires
L'étude des pratiques alimentaires pose deux types de
problèmes méthodologiques : comment et par quels moyens entrer
dans « l'espace social alimentaire » des mangeurs? J-P
Poulain76 relève trois types de problèmes
méthodologiques dans l'étude des phénomènes
alimentaires.
Le premier est relatif à la nature des
données sur lesquelles travaille le chercheur. Quels types de
données collecter ? Le chercheur a-t-il accès à ce que
font réellement les individus ? Ou à ce qu'ils disent faire ?
À leurs opinons, leurs attitudes, leurs valeurs par rapport à
l'alimentation en général ou par rapport à certains
produits alimentaires?
Ces données sont toutes intéressantes et
permettent de conduire des analyses sociologiques mais elles ne rendent pas
compte du même niveau de la réalité du fait social
alimentaire. Il convient donc d'être attentif au statut des variables
utilisées. Par l'intermédiaire d'un entretien, on a accès
à des données de représentations sur les pratiques et non
pas aux pratiques elles-mêmes.
Le second problème tient à la
diversité des méthodes de collecte de données,
toutes ne permettent pas d'obtenir des données de la même
qualité. On peut récolter des données comportementales en
observant des mangeurs et/ou leur demander de rapporter ce qu'ils ont
mangé.
La situation d'observation permet de jouer sur ces deux
tableaux et d'obtenir les deux types de données. En effet, une situation
d'observation participante permet au chercheur d'observer l'ensemble des
pratiques sans que l'enquêté ne sache vraiment ce qui est
observé.
J-P Poulain distingue quatre voies d'entrées
différentes dans les pratiques alimentaires : les disponibilités
d'aliment à l'échelle des états, les achats alimentaires
analysables par catégories sociales, les pratiques domestiques d'achat,
de préparation et de consommation, et enfin les consommations
individuelles. Ces niveaux correspondent à des focales, à des
échelles de lecture complémentaires du phénomène
alimentaire.
1) L'entrée par les achats
L'entrée par les achats permet de saisir des
données factuelles correspondant à des comportements d'achats
réels, soit observés de façon directe (panier de la
ménagère (Herpin 1984), soit objectivés à travers
des variables macro ou micro économiques (d'une filière, volume
de vente d'un magasin,...) Ces données sont dans les études
menées au niveau national croisées avec des données
sociologiques : sexe, âge, PCS..., attitudes, opinions, normes, valeurs,
ou selon les cadres théoriques, des variables d'intégration comme
« l'habitus », « le mode de vie », « le style de vie
», ou encore « les logiques d'action ».
Jean-Pierre Poulain distingue deux points aveugles de
l'entrée dans la consommation par le biais des achats : la part dans les
achats qui est consommée par d'autres et celle qui est jetée et
le phénomène d'autoconsommation. Le second point ne nous concerne
pas directement sous cette forme là. Par l'intermédiaire des dons
et des colis reçus par nos enquêtés lors de leur
76 J-P Poulain, « Les outils disponibles », in
Première partie, Comment étudier les phénomènes
alimentaires ?, Manger aujourd'hui. Attitudes, normes et pratiques,
Privat, Toulouse, 2001, 39-58
séjour en France, on assistait à la mise en
place de cette situation d'autoconsommation. Toutefois dans la mesure où
il ne s'agit pas pour nous de mesurer des pratiques d'achats, cette pratique ne
constitue pas pour nous un point aveugle de l'analyse.
La situation d'observation dans laquelle je me trouvais me
permettait d'éviter le premier écueil moyennant une vigilance et
un « contrôle » quotidien.
Lorsqu'on regarde les achats, on ne peut saisir la part dans
les achats qui est consommée par d'autres et celle qui est jetée.
Il donne l'exemple des plus de 65 ans qui apparaissent comme sur-consommateurs
de fraises. Seule une approche un peu plus fine montre que s'ils
achètent plus de fraises que d'autres tranches d'âge, ce n'est pas
forcément pour leur consommation personnelle : les fraises en question
se transforment en effet souvent en confitures offertes aux enfants ou jouent
les desserts lors de la visite des petits enfants.
De même l'analyse des flux économiques montre que
l'on consomme aujourd'hui beaucoup moins de pain qu'il y a dix ans. Or
l'approche par les achats masque l'ampleur du phénomène,
notamment la part du pain jeté à la poubelle.
Il conclut que l'étude des restes peut constituer un
lieu de lecture privilégié de la valeur symbolique des aliments,
et doit être considéré comme une démarche
nécessaire à l'objectivation des pratiques.
Nous avons pris connaissance des achats par deux moyens : tout
d'abord nous avons demandé à tous nos enquêtés de
conserver pour nous les tickets de caisse correspondant aux achats alimentaires
et de nous les confier lors d'une entrevue ultérieure, ou de les glisser
dans notre boîte aux lettres. Et par ailleurs, nous demandions lors de
l'entretien une liste exhaustive des produits achetés lors des
commissions. Dans notre perspective, nous demandions une analyse plus
poussée de ces achats, puisqu'il nous fallait savoir dans quel type
d'interface les produits étaient achetés (magasin alimentaire
« normal » supermarché français ou épicerie
spécialisée dans la fourniture de produits d'un pays
d'origine).
Grâce à la demande des tickets de caisse nous
avons pu récupérer sur plusieurs mois un ensemble de tickets de
caisse de trois de nos enquêtés. En réalité seuls
nos colocataires ont bien voulu faire l'effort de garder ces tickets. Mais leur
utilisation est difficile.
Il peut paraître simpliste mais utile de rappeler que la
liste des achats d'une personne ne saurait nous renseigner sur l'utilisation
qui est faite de ces denrées, sur leur consommation réelle, c'est
à dire sur les pratiques de transformation, de consommation des produits
alimentaires, qui nous interpellaient particulièrement dans notre
démarche de recherche
Il est vrai que notre situation d'observation participante
nous a permis d'une certaine manière de contourner cet obstacle. En
effet, nous avons pu observer dans le temps la manière dont
étaient consommés, utilisés les produits achetés.
Il s'agissait en quelque sorte de surveiller quotidiennement l'évolution
des stocks de la personne et de la rapporter à la liste d'achats.
Un rapport de fréquence d'achats pouvait être
établi, l'observation des différences dans la consommation. Elle
fut facilitée par le fait que nos colocataires s'étaient en
quelque sorte pris au jeu, et paraissaient toujours très heureux de
m'apporter les tickets de caisse, dès leur retour du
supermarché.
De plus, mon colocataire italien me faisait
régulièrement « visiter » ses stocks : il ouvrait le
réfrigérateur, son placard me montrant et me commentant les
produits nouvellement achetés, leur qualité supposée en
comparaison des produits du pays d'origine, puis après la consommation
leur qualité réelle. Il m'indiquait très fidèlement
les produits jugés bons, très bons ou mauvais en comparaison des
produits italiens achetés en Italie ou produits par ses parents.
L'approche des achats par l'entretien recouvre elle des
difficultés : la liste des produits achetés a toujours
été difficile à établir pour les
enquêtés et il fallait insister pour qu'ils la continuent sans se
mettre à commenter la qualité des produits achetés. Par
ailleurs, la plupart des enquêtés n'arrivaient pas à se
souvenir de toutes les occurrences des achats.
On retrouve ici un problème général
lié aux données déclaratives (ce que les
interviewés prétendent faire). Se pose alors le problème
de la nature, du statut et de la cohérence entre ce que l'on
prétend faire et ce que l'on fait réellement.
Là encore, la situation d'observation participante par
la biais de la colocation m'offrait un point de vue privilégié :
je pouvais avec mes enquêtés établir une liste exhaustive
des achats. Cette partie de l'entretien se déroulait debout la
tête dans les placards ou le frigo. J'avais accès à une
vision objective des stocks de produits alimentaires.
Dans l'idéal cette démarche aurait pu être
reproduite lors de chacun des entretiens77, si j 'avais pu les
réaliser dans les cuisines de mes enquêtés. Cela n'a pas
toujours été possible, certains de mes enquêtés
n'ayant accepté l'entretien que s'il se déroulait à mon
domicile. Dans les autres cas, j 'ai pu accéder à chaque fois,
sous le regard quelque peu amusé des enquêtés à ma
demande de voir et éventuellement de toucher les produits. J'ai pris
lorsque la situation le permettait des photos des produits, mais celles-ci ne
s'avèrent pas utiles dans l'explicitation des pratiques.
En effet, la seule entrée par les achats ne permet pas
véritablement de comprendre les logiques alimentaires. Reproduire une
vision objective des achats effectués, les lister n'offre pas dans la
perspective de recherche qui est la notre d'intérêt majeur. Nous
étions en effet davantage concerné par les pratiques de
transformation des produits, par l'acte pratique de nos enquêtés
sur ces produits.
Reconstruire la logique de l'approvisionnement nous
intéressait également mais nécessitait d'aller plus loin
que la seule collecte d'une liste d'achats. C'est pourquoi les tickets de
caisse récoltés ne furent pas d'une grande utilité.
Il nous fallait faire parler les enquêtés
à partir du ticket de caisse ou des produits eux-mêmes. Notons que
les enquêtés étaient plus prolixes lorsque nous avions
devant les yeux les produits. Nous avons pensé, mais trop tard pour le
réaliser lors de nos entretiens, qu'il aurait été utile de
demander à nos enquêtés, lors de la prise de rendez-vous,
de conserver dans la perspective de l'entretien quelques tickets de caisse.
Cela nous aurait peut-être permis plus facilement d'établir
l'entretien sur la base de l'évocation de pratiques concrètes.
2) L'entrée par les pratiques alimentaires
extérieures et domestiques
La voie d'entrée est ici la consommation alimentaire
(au sens restreint), c'est à dire le comportement alimentaire, les
pratiques de table et leurs représentations... ainsi que les pratiques
de transformation des produits. Les difficultés matérielles de
collecte des données comportementales expliquent, en grande partie, le
peu d'informations disponibles sur la question.
Les données factuelles peuvent être obtenues
à partir de l'étude de la restauration, par l'observation
concrète des menus consommés, des structures de plateaux, du
temps passé, des restes après repas, des horaires, du contexte de
socialisation. . .dans un restaurant, une cantine..ou encore dans l'univers
familial, soit par observation ethnologique participative, soit
77 Nous reviendrons aux problèmes posés par ce
refus ultérieurement
par des techniques de saisie automatique (par des caméras
devant le frigo, dans la salle à manger...).
Nous avons tenté d'accéder à ces
pratiques par le biais de l'entretien, mais la limite de cette approche est que
les pratiques ne sont touj ours saisies que verbalement et ne peuvent au mieux
qu'être des données reconstruites.
Nous avons complété cette démarche
d'enquête par le biais d'observations quotidiennes à notre
domicile, en colocation.
La pratique du cahier alimentaire peut également
être utilisée, avec des populations motivées. Nous avons
essayé de la mettre en place avec nos enquêtés, mais ils
ont tous refusé ayant des difficultés à écrire en
français. Cette démarche aurait été pour eux trop
difficile à mettre en oeuvre et trop longue.
J-P Poulain78 différencie les données
permettant de décrire les pratiques alimentaire des plus objectives aux
plus subjectives en énumérant quatre types de pratiques : les
pratiques observées, les pratiques objectivées, les pratiques
reconstruites, les pratiques déclarées.
Les pratiques observées sont réellement
celles mises en oeuvre par un mangeur. Elles peuvent être
enregistrées par observation ou à l'aide de techniques
audiovisuelles, puis décodées et analysées à l'aide
d'une série de descripteurs. Nous avons procédé à
des séries d'observation, à la prise de photographies lors de la
préparation des repas quotidiens et festifs de nos colocataires.
La construction des descripteurs est une phase essentielle de
l'observation car il n'y a pas d'accès direct à un
phénomène. Il faut se munir d'une grille d'observation.
Tout en observant, nous demandions à nos colocataires
de décrire leurs pratiques : il s'agissait pour nous de mettre à
jour des technique de préparation, des tactiques, des ruses, des coups
de main... donc de pouvoir restituer un savoir-faire culinaire, inné et
ou construit, imité, reproduit ou original.
Il s'agissait de repérer l'ordre des
préparatifs, les quantités versées, la manière de
remuer, les ustensiles utilisés.... Pour faire saisir à nos
lecteurs, ce qu'il s'agissait de recueillir nous invitons le lecteur à
consulter en annexe la page du journal de terrain consacrée à
cette préparation.
Les pratiques reconstruites sont obtenues en demandant
à un acteur de se remémorer ses propres pratiques. C'était
l'objet de plusieurs de nos questions en entretien
« Est-ce que tu peux me décrire tout ce que tu as
mangé hier ? Aux différents repas. », « Comment tu le
prépares... ? Tu utilises quels ustensiles ? Tu pèses ou tu
verses au pif ? » « Tu l'achètes souvent ce produit ? Est-ce
que tu pourrais me dire disons sur un mois combien de fois tu vas l'acheter ?
Est-ce que c'est toujours le même, de la même marque ? »
Elle peut s'intéresser à des fréquences
de consommation en demandant à l'enquêté de se rappeler
combien de fois par semaine ou par mois il consomme tel ou tel produit. Enfin,
elle peut porter sur des pratiques d'achats ou des pratiques alimentaires.
78 Op cit
Les pratiques déclarées correspondent
à ce que les sujets prétendent faire ou avoir fait quand ils
répondent de façon spontanée à un
questionnement.
II. Les outils de la collecte : l'observation
participante
Nous avons combiné plusieurs méthodes d'analyse
: nous avons procédé à des observations en situation de
participant, nous avons observé des magasins spécialisés
dans les denrées étrangères, nous avons
réalisé huit entretiens avec des étudiants
étrangers, nous avons analysé des blogs de français
expatriés au Japon et en Chine et posté des questionnaires
à leurs auteurs.
Nous allons revenir sur chacune de ces méthodes afin
d'analyser leur mise en place et leur positionnement dans notre dispositif
d'enquête.
1) L'observation participante dans une situation de
colocation
La méthode majeure de notre enquête consiste en
une observation participante à notre domicile. Nous vivons effectivement
à la résidence de l'Ecole Normale Supérieure de Lyon dans
un module. C'est le nom donné aux appartements des étudiants. La
résidence des élèves dispose de modules de trois, quatre
ou cinq personnes.
Nous habitons dans un module de cinq personnes, ce module
comporte une chambre double ce qui est une configuration particulière,
puisque seuls sept des modules de la résidence disposent d'une chambre
double. Nous habitons dans cette chambre double en présence de notre
conjoint. Cette précision, qui peut paraître inutile l'est
cependant. En effet, la configuration des interactions dans le module en
découle et de fait notre implication dans la vie commune de celui-ci et
de fait dans notre recherche.
Le module s'est en effet tout de suite organisé selon
un regroupement des personnes de type 2 + 3, c'est à dire que les
occupants de la chambre double vivent à deux dans un module de cinq
personnes, leur couple s'individualisant par rapport aux autres colocataires.
Cela implique une certaine mise à distance des autres colocataires et
donc de nos enquêtés. Le couple n'est pas intégré
à la vie commune du module, c'est à dire qu'il ne participe pas
aux repas pris en commun, ou s'il y participe, c'est encore de manière
individualisée, mangeant à part mais à la même heure
que ses colocataires, qui quant à eux prennent tous leur repas en
commun. Ils organisent une répartition des tâches consistant, pour
le repas du soir à manger systématiquement ensemble et à
préparer à tour de rôle les plats communs.
Le module se composait de trois français (notre couple
et un autre élève de l'école en master 1 de
géographie), d'un étudiant en master 2 italien, en droit et d'une
étudiante chinoise en deuxième année de thèse de
géographie.
A partir du mois de février, l'étudiant
français en géographie est parti en Russie, et l'étudiant
italien est rentré chez lui. Nous avons alors accueilli à nouveau
deux personnes étrangères : une italienne en licence de
sociologie et une doctorante brésilienne en première année
de thèse de linguistique.
Cette configuration particulière a des implications sur la
situation d'observation, comme nous l'analyserons après.
L'observation participante consiste à s'intégrer
dans un groupe social et à partager sa vie, de la façon la plus
concrète, pendant une période suffisamment longue pour que
l'observateur perde son statut de chercheur et devienne un membre du groupe
comme les autres.
Il s'agit de saisir au plus près le contexte
étroit de l'activité, l'expérience pratique de la
cuisine.
Bogdan et Taylor79 définissent ainsi
l'observation participante : « une recherche
caractérisée par une période d'interactions sociales
intenses entre le chercheur et les sujets, dans le milieu de ces derniers. Au
cours de cette période des données sont systématiquement
collectées(...) »
L'observateur, quelque soit sa posture d'intervention, modifie
ce qu'il observe, puisqu'il fait partie de la situation d'observation. La
notion d'observation participante introduit la réciprocité de
l'observation car elle est le produit de la participation à une
activité commune (par exemple dans mon travail je fais la cuisine en
même temps que mes colocataires, qui me demandent des conseils ou de
l'aide sur un geste précis alors qu'ils sont occupés
ailleurs).
L'observateur n'est pas extérieur et n'examine pas le
phénomène pour le réduire à ses notes, mais
s'établissent une série d'échanges et de dialogues qui
engagent les protagonistes de l'observation à se situer ensemble dans le
« faire la cuisine ». Il y a observation mutuelle des pratiques, des
techniques et imitation de part et d'autre.
Cette participation-observante nécessite de la part du
chercheur de s'appuyer sur une familiarisation à la vie quotidienne. Les
éléments vécus et partagés servent de base à
l'échange, les perceptions réciproques permettent
l'émergence de questionnement, de doute, d'interrogation. Au cours de
cette observation réciproque, se fait jour un apprentis sage mutuel que
l'on peut qualifier d'imprégnation.
Cette étape commence dès l'installation dans
l'appartement commun et la définition progressive de l'objet de la
recherche. Celui-ci n'était pas formalisé au début de
l'année, je savais que je voulais faire une recherche sur la cuisine
mais son cadre restait vague. J'avais eu l'année dernière une
colocataire étrangère japonaise dont les pratiques alimentaires
m'avaient déjà intéressées, sans que puisse
être initiée à ses secrets. Le hasard a fait que je me suis
trouvée cette année encore avec deux colocataires
étrangers, ce qui a fait mûrir mon interrogation sur les pratiques
des étudiants étrangers. J'interrogeais ma colocataire chinoise,
qui voulait toujours me faire goûter ses préparations,
m'expliquait le contenu de paquets non identifiables parce que provenant de
Chine dans la cuisine. De cette situation de confrontation à des
pratiques culinaires bien différentes des miennes, de l'utilisation de
produits qui m'étaient inconnus est née une interrogation.
Le premier objectif qui est de construire des relations de
confiance avec les acteurs de l'activité pour qu'ils soient en mesure de
participer pleinement au projet de recherche s'était produit en amont du
début de la recherche par le biais de la vie en commun et des premiers
partages de savoirs culinaires.
La première phase de l'observation proprement dite a
consisté donc à rendre possible la situation d'enquête par
l'explication détaillée du projet de recherche. Est née
une situation de co-construction des connaissances, dans laquelle une grande
part revient à mes colocataires,
79Bogdan et Taylor Introduction to qualitative
research methods, 1975, in PERETZ, H. Les méthodes en
sociologie : l'observation, Coll Repères, La Découverte,
Paris, 1998.
ces derniers veillant à me présenter tout produit
m'étant certainement inconnu, m'expliquer ses modes de
préparation...
2) Les rôles du chercheur dans l'observation
participante
Quel rôle le chercheur participant peut-il assumer sur
le terrain? Cette question est devenue centrale dans la littérature
ethnographique dès que les ethnographes ont commencé entre 1950
et 1960, à réfléchir aux fondements de leur pratique.
L'un des premiers à traiter la question est Raymond L.
Gold80 dans un article qu'il consacre aux rôles de
l'ethnographe dans le fieldwork sociologique à la suite de
l'étude commencée à Chicago en 1950 par Bufor Junker,
étude à laquelle il participa.
Gold distingue « l'observateur complet », «
l'observateur en tant que participant », « le participant en tant
qu'observateur » et le « participant complet »,
-catégorisant ainsi des attitudes de l'implication minimum à
l'implication maximum.
Les attitudes distinguées par Raymond L. Gold
constituent trois degrés d'appartenance, trois formes de rapport au
terrain différentes. Patricia et Peter Adler81
présentent deux types d'appartenance : l'appartenance
périphérique (peripheral Membership), l'appartenance active
(complete Membership).
L 'observation participante
périphérique
Les chercheurs qui choisissent ce rôle estiment qu'un
certain degré d'implication est nécessaire. Ils participent
à ce qui se passe et peuvent être considérés comme
des « membres », mais ne sont pas pour autant être
admis au « centre » des activités. Ils n'assument pas
de rôle important dans la situation étudiée.
Le caractère « périphérique
» de ce premier type d'implication prend sa source dans un choix
d'ordre épistémologique: le chercheur estime qu'une trop grande
implication pourrait bloquer toute possibilité d'analyse. E.C. Hughes
appelle « émancipation »82 une
démarche dans laquelle le chercheur trouve « un
équilibre subtil entre le détachement et la participation
». Chapoulie, qui commente cette définition de Hughes, la
reprend à son compte et considère que cette prudence
méthodique est le prix à payer pour rester sociologue dans «
participation » (un terme, qu'il préfère remplacer,
touj ours avec Hughes, par observation directe, ou in situ).
La position implique des contacts quotidiens ou
semi-quotidiens. Ces chercheurs peuvent parfois héberger des membres du
groupe étudié chez eux: Adler et Adler lorsqu'ils
étudiaient le monde de la drogue, fournissaient un asile provisoire,
chez eux, à des dealers à la sortie de prison. Ils
s'efforçaient en même temps, comme "Lady" Horowitz, de conserver
une certaine distance; ils entraient librement dans le groupe et en sortaient
à leur gré, -et cette présence sporadique limitait les
attentes du groupe à leur égard. Une proximité potentielle
trop grande pourrait rendre le chercheur trop disponible pour un
éventuel "recrutement" de la part du groupe.
80 Raymond. L. Gold, « Roles in sociological field
observations», Jstor, 1958
81 P et P Adler, Membership Roles In Field Research
(Qualitative Research Methods), Sage Publications, 1987
82 Chapoulie Jean-Michel, « Everett C. Hughes et le
développement du travail de terrain en sociologie », Revue
Française de Sociologie, XXV, 1984, 582-608. (page 598, note 48)
L 'observation participante active.
Parfois le chercheur s'efforce de jouer un rôle et
d'acquérir un statut à l'intérieur du groupe ou de
l'institution qu'il étudie afin de pouvoir participer activement aux
activités comme un membre, tout en maintenant une certaine distance. Il
fait partie du groupe, tout en restant pour partie en dehors en raison de sa
position de chercheur
Laurence Wieder83 pratique une observation
participante dans un centre de transit (Halfway House) qui héberge des
jeunes ex-prisonniers, arrêtés pour des affaires de drogue, et
libérés sur parole (en liberté provisoire et sous
contrôle). Sa situation de recherche se heurte au fait que ces jeunes
classent les gens selon qu'ils sont de leur monde ou n'en sont pas membres,
ceux-là étant vus comme des ennemis. Parmi ces ennemis figurent
les psychologues, les éducateurs, les sociologues, et, par
conséquent Wieder lui-même. Il lui fut proposé de passer
dans leur camp. Mais, étant lié par un contrat avec
l'administration pénitentiaire qui assumait les frais de cette
recherche; il n'aurait pu étudier l'institution en son ensemble, avec
ses gardiens et psychologues s'il basculait du côté des anciens
détenus. Par ailleurs, Wieder n'avait pas les mêmes valeurs que
les ex-prisonniers.
En raison de la configuration décrite plus haut, nous
nous situions entre ces postures d'observation. Sans être totalement
périphériques, puisque nous vivions dans le même module,
nous avions un pied en dehors du groupe formé par les colocataires.
Notre situation de recherche était particulière
par rapport à la situation traditionnelle de la participation
observante. Généralement le chercheur vient du dehors, pour un
temps limité, le temps de sa recherche, il sollicite l'entrée sur
le terrain, y reste quelques mois, rarement davantage, à temps partiel,
conservant d'autres rôles à coté, puis quitte le terrain et
rédige sa thèse, ou son rapport.
Nous étions d'abord membre du groupe et acteur, mais par
différence avec les situations courantes, ce n'était pas par
l'exercice d'une fonction préalable dans ce champ. C'est le cas
généralement de chercheurs qui sont déjà, par leur
statut, dans la situation qu'ils étudient (ils travaillent en
institution en tant qu'enseignants dans un établissement ou dans la rue
en tant que travailleurs sociaux) et qui, de praticiens, deviennent
chercheurs.
Il faut faire alors le chemin épistémologique
inverse: alors que l'observateur participant externe a d'abord un rôle
défini, statutaire, de chercheur et qu'il doit, pour un temps,
s'installer dans un rôle d'acteur, l'acteur doit accéder au
rôle de chercheur depuis sa position dans le groupe.
La question qui se pose est la nécessaire conciliation
entre la nécessité méthodologique de l'implication dans la
vie du groupe avec le recul nécessaire au métier de sociologue.
Notre situation était de ce fait délicate : de par notre
situation de couple vivant dans le module, nous étions exclu du groupe
des célibataires. Si nous présentons la situation de cette
manière qui peut paraître radicale, c'est que les rôles ont
été progressivement définis ainsi.
Nous n'étions pas seulement assimilés au membre
du couple du module, mais également à ceux qui dans le module
souhaitaient faire respecter le calme et le silence pour travailler et qui
sortaient de fait de la catégorisation d'étudiants, notre
conjoint étant professeur, nous étions identifiés comme
n'appartenant pas à leur monde.
Cette catégorisation ne s'estompait pas totalement
« dans la cuisine- salle à manger», partie commune de notre
location et espace de l'enquête. En effet, nous préparions de
notre côté un
83 L Wieder, Language and Social Reality : The Case of
Telling the Convict Cod, The Hague, Mouton, 1974
repas pour deux personnes : par là nous abandonnions le
champ de la cuisine étudiante célibataire et nous ne faisions pas
partie du groupe des colocataires se faisant à manger ensemble. Par ces
deux traits, nous nous distinguions de nos colocataires.
3) Observation participante et rapport à l'objet
Rappeler la place du sociologue dans le monde social n'est pas
une affirmation relativiste consistant à nier l'objectivité de la
connaissance sociologique, mais permet de prendre en compte le rapport
d'enquête comme un rapport social permettant de révéler
certaines dimensions de l'objet d'étude.
La prétention à connaître ne peut
s'accomplir qu'à condition de prendre conscience de la situation
d'enquête. L'objectivation de l'univers auquel on appartient est source
de progression de l'analyse.
Comme le remarque Louis Pinto84
l'objectivité scientifique de l'étude en situation d'observation
participante est le « terme d'un processus actif et méthodique de
construction d'un savoir, consistant à la fois à accumuler,
à classer des informations et à faire la critique
raisonnée des limites inhérentes à son propre point de
vue. »
III. Blogs d'expatriés
1) Qu'est-ce qu'un blog d'expatrié ?
Il existe sur internet des blogs préconçus pour
les utilisateurs expatriés pendant un à deux ans sous
l'appellation Blogs d 'expat. Sous cette bannière, on retrouve
des blogs de Français éparpillés un peu partout dans le
monde avec une forte dominante pour le Japon et la Chine. Il n'est pas besoin
de s'y connaître en informatique, il ne reste qu'à personnaliser
les blogs.
Les personnes expatriées afin de maintenir un lien
quotidien avec leurs familles et leurs proches, ouvrent des blogs, où
elles racontent au jour le jour leur vie d'expatriés et leurs
(més)aventures quotidiennes.
Voici l'annonce que l'on lit sur l'accueil du site de
Cécile.85
Bienvenue sur mon Blog !
Voilà un an que je prépare mon
voyage et à l'heure où le départ se rapproche, j'ai
décidé de créer ce blog pour ma famile et mes amis qui
resteront en France mais également pour partager mon expérience
grâce à ce blog qui je l'espère sera utile (comme d'autres
l'ont été pour moi) aux futurs expats qui comptent aller à
Shanghai.
J'espère donc que ce blog vous plaira et qu
'il vous intéressera autant que je me suis amusée à le
faire.
J'attends vos impressions et vos commentaires
!
84 Pinto, Louis, « Expérience vécue et
exigence scientifique d'objectivité », in Initiation à la
pratique sociologique, Champagne, Pinto, Lenoir, Merllié, (dir), Paris,
Dunod, 1989, 9-52
85
http://cyl-at-shanghai.over-blog.com/,
consulté le 12 avril 2007
Nous avons visité ces blogs assez
régulièrement afin de connaître le vécu de personnes
vivant à l'étranger
2) L'existence de chroniques culinaires
Deux caractéristiques majeures ressortent de la lecture
répétée de ce genre de blogs.
Il apparaît tout d'abord, et ce majoritairement pour les
expatriés français au Japon et en Chine, une
prépondérance des chroniques, surtout au début du
séjour, liées à l'alimentation. Les bloggeuses, puisqu'il
s'agit majoritairement de filles, racontent leurs déconvenues
culinaires, leurs impressions devant des mets inconnus grâce à
l'appui de photos et de commentaires humoristiques.
Lorsque les chroniques sont classées par thème
sur les blogs, on trouvera une appellation pour ces aventures culinaires.
« Miam miam » pour Camille en chine86, « Pour les
papilles » pour Céline en Chine87, ou encore tout
simplement « Cuisine ».
Le terme d'aventure nous semble fort à propos pour parler
des récits culinaires que font les bloggeuses. C'est de cette
manière là qu'elles le racontent et le théâtralisent
sur leur blogs. On peut en effet parler d'une véritable mise en
scène dramatique des anecdotes culinaires886 La
présentation typographique permet une mise en valeur des propos : on
remarque l'usage de couleurs, la forte présence d'une ponctuation
affective.
L'extrait reproduit ici permet de le montrer.
Et le fromage ???
Non mais Mimine ! Déconnes
pas non plus !!!
Non mais on sait jamais...
Je tourne... Je vois
un truc frais...
NOOOOOOOOOOOOOONNNNNNNNNNNNNNNNNNNNN !
!!!!!!!!!!
Mimine raconte ici une séquence d'approvisionnement
extraordinaire : en effet Mimine va de surprise en surprise, puisque de passage
chez une amie à Shanghai, elle découvre tout un ensemble de
produits d'origine française qu'elle n'a pas l'habitude de trouver dans
d'autres magasins fréquentés. On suit son périple dans le
supermarché grâce à un monologue intérieur. De rayon
en rayon, elle se met à rechercher fromage, pain, chocolat et les
trouve.
Elle met en scène ces découvertes. La phrase
« Non mais Mimine ! Déconnes pas non plus !!! » est là
pour faire comprendre aux lecteurs, qu'elle va chercher dans le magasin, tout
ce qui normalement ne s'y trouve pas. Nous renvoyons le lecteur à la
chronique dans son ensemble reproduite en annexe.89. Nous avons
reproduit deux des chroniques relatant des séquences d'approvisionnement
dans leur ensemble parce qu'elles nous semblent très
révélatrices du jeu des bloggeuses avec leur lectorat. Il
convient de faire partager au lecteur la vie quotidienne, mais surtout les
évènements inattendus.
86 Levert, Camille.
http://camillenchine.canalblog.com/archives/miam_miam/index.html
87Monthéard, Céline.
http://www.celine-en-chine.com/liste-article-blog.phe
89 Annexe Mimine en Chine - l 'approvisionnement
Sont mises en scènes ce que les bloggeuses se plaisent
à présenter comme des « bizarreries culinaires » (c'est
l'expression utilisée lorsque Claire à
Pékin90mange du chien pour la première et
certainement la dernière fois).
Chris dans son blog de riz91 parle de «
bizarreries chinoises ». Elle dispose également d'une
catégorie cuisine et d'une autre Fruits et produits d'Asie, restaurants,
sous cette catégorie on peut regrouper toutes leurs découvertes
alimentaires au restaurant. Les menus sont décrits avec force
détails et explications.
On constate une tendance de ces blogs à devenir des
blogs culinaires. Au cours du séjour, les bloggeuses donnent de plus en
plus de recettes, et souvent à leur retour en France, elles poursuivent
leur blog mais uniquement sur un plan culinaire. C'est notamment le cas pour
Cléa cuisine, le blog de Claire Chapoutot.92. Son
blog initial s'appelait Claire au Japon.
Cet exemple fonctionne en quelque sorte comme un
idéal-type, puisque Claire Chapoutot est désormais assez
célèbre dans le monde de la cuisine, elle a d'ores et
déjà publié un ouvrage93, a participé
à deux ouvrages collectif94 et a participé au colloque
Faire la cuisine de décembre 2005 à Toulouse
organisé par l'Observatoire Cidil des Habitudes Alimentaires.
3) Prendre contact avec les bloggeurs
On trouve sur Internet des forums de discussion
organisés par des communautés de migrants qui permettent aux
personnes de mieux s'organiser et de gérer des problèmes
quotidiens. De nombreux messages ont trait à
l'alimentation95.
On trouve par exemple ce message d'aide à une recherche
de produits anglais
I had to add this link. I have lived overseas for nearly
seven yars now, I spent 3 years lving in China and then moved to Perth,
Australia in October last year. Over the years I have used a number of Brittish
E-shops to order sweets/Crisps etc that I miss from the UK. Anyway, this shop
is great. the emails are really friendly, the prices are cheap and the
packaging was perfect.
www.britsabroadltd.co.uk
HIGHLY RECOMMENDED. The Best British Food Shop online
C'est en furetant sur ces forums que j 'ai découvert
les blogs d'expatriés et leurs chroniques culinaires. Nous y avons vu un
moyen de compléter l'analyse en regardant de la même
manière que nous le faisions pour des étrangers en France, les
pratiques alimentaires des français à l'étranger.
Nous nous plaçons comme nous l'avons signalé
dans une démarche de recherche qui étudie à travers
l'alimentation la situation de migration. Nous ne éloignions donc pas
par ce biais de notre démarche d'enquête.
90 Claire Bes,
http://www.claireapekin.canalblog.com/
91
http://blogderiz.over-blog.com/
92
http://clairejapon.canalblog.com/
93 Claire Chapoutot, Agar agar : Secret minceur des
Japonaises, La Plage, février 2007
94 Sylviane Beauregard, Dominique Berges, Emmanuèle
Carroué, Raphaële Vidaling, Une souris dans le potage. Recettes
et récits de blogs culinaires. Collectives Mon grain de sel, Tana,
2006
Sylviane Beauregard, Dominique Berges, Emmanuèle
Carroué, Raphaële Vidaling. LE livre de cuisine pour les
filles, les garçons, les enfants, les mamans, les fées, et tous
les autres..., Collectives Mon grain de sel, Tana, oct 2006
95 Par exemple le forum sur le site blog expat
http://www.expat-blog.com/forum/
Nous avons parfois pris contact avec les bloggeurs par email
afin de demander des informations complémentaires sur les chroniques
alimentaires publiées. Nous avons également envoyé
à ces personnes des questionnaires. Le questionnaire est proposé
à la lecture en annexe.
Nous l'avons envoyé à sept personnes et sept
personnes nous ont répondu. Ce taux de réponse assez exceptionnel
peut être expliqué à partir de l'article de l'une des
« food-bloggeuses » Claire Chapoutot, qui a aujourd'hui acquis un
statut reconnu dans la blogosphère, puisqu'elle a publié
plusieurs livres et a participé à un colloque de l'Observatoire
Cidil des Habitudes Alimentaires96.
Les bloggeuses culinaires ont choisi à travers ce blog
de transmettre leurs connaissances culinaires, il s'agit d'un véritable
partage, mais aussi parfois leurs doutes et erreurs. Le blog participe parfois
aussi d'une démarche d'apprentissage de l'auteure même qui veut
que les lecteurs participent en laissant des commentaires. En effet, les
bloggeuses à de rares exceptions près sont des cuisinières
amatrices ; les retours sous forme de commentaires ou d'e-mails sont donc
extrêmement importants, car ils font le caractère interactif du
blog et sont la preuve d'une transmission réussie.
Ainsi ma demande de renseignements était
interprétée comme un signe d'intérêt, de
reconnaissance de l'utilité de leurs chroniques. J'ai obtenu des
réponses très rapidement et les mails étaient touj ours
très cordiaux comme le montre les exemples suivants :
Bonj our,
Voila, j'ai rempli le questionnaire comme j'ai pu,
j'espère que mes réponses sont bien interprétables pour
ton étude.
N'hésite pas a revenir vers moi sinon!
Jennifer
Bonj our Frédérique,
Voila les réponses à tes questions. Ce fut
très amusant même si je n 'ai pas compris une ou deux questions.
N'hésites pas si besoin
M'barek
IV. Les enquêtés
1) Qui sont-ils? Quelles sont leurs
propriétés sociales ?
Nous avons rassemblé ici sous la forme de mini
portraits l'ensemble des informations dont nous disposions sur nos
enquêtés. On peut remarquer d'une part leur extrême
hétérogénéité d'un enquêté
à l'autre, mais surtout les lacunes qu'elles renferment. Trop souvent
nous n'avons pas osé posé toutes nos questions, notamment
concernant la profession exacte des parents et des grans-parents, passant vite
une fois la réponse donnée de manière faire oublier
l'intimité des détails fournis. De sorte que c'est en
transcrivant les entretiens qu'on se rend compte du manque d'informations.
96 Chapoutot, Claire « Les blogs culinaires : quant Internet
entre dans la cuisine... », Faire la cuisine. Analyses
pluridisciplinaires d'un nouvel espace de modernité. Les Cahiers de
l'OCHA, n° 11, 2006
Mickaël, étudiant
américain, 25 ans, assistant de langue au lycée Louis Armand de
Villefranche sur Saône.
Son père s'occupe de la surveillance de forêts et
l'été il surveille les cours d'eau. (Son père adore la
chasse, il se fait prendre en photo avec ses fusils, ses chiens et ses
prises)
Sa mere execute des travaux de renovation de maison (she puts up
wall paper, she paints, not a décoratrice, she does the work)
Son grand-père est fermier, il a un grand troupeau de
vaches, sa grand-mère travaillait pour l'Etat Il a un frère
aîné qui a 32 ans, et deux soeurs (23 ans et 16 ans)
Il ne sait pas ce qu'il veut faire plus tard, pour l'instant il
multiplie les petits boulots.
Vit seul en France en bas des pentes de la Croix-Rousse,
après avoir vécu le premier mois à Lyon dans une
famille.
Aux Etats-Unis, il a vécu en colocation avec des amis puis
seul.
Etudes d'économie, de management aux Etats-Unis,
diplômé en 2003 (Business in university, graduated in 2003).
Depuis la fin de ses études aux Etats-Unis, il a fait beaucoup de petits
boulots et joue dans un groupe de musique avec des amis. S'il est venu en
France comme lecteur d'anglais au lycée, c'est à la fois pour
améliorer sa maîtrise de la langue française, mais aussi
parce que l'opportunité de ce travail lui a été fournie
par un ami. Il a saisi l'occasion comme un moyen de gagner de l'argent, de
faire des économies lui permettant de visiter l'Europe. A chaque
période de vacances, il part visiter l'Europe, il utilise la compagnie
de voyage en car Eurolines et sillonne le temps des vacances le pays ou les
villes de destination (à Noël, il a visité Rome, et le sud
de la France avec sa mère ; en février, il est parti pou
Budapest, Vienne...)
Anecdotes alimentaires :
Il se caractérise par le souci de dépenser le
moins possible pour son alimentation. Il ne mange quasiment que des sandwiches.
Lorsqu'il invite des amis, ils font ensemble une soupe, mangent de la salade et
surtout dégustent du vin et du fromage. Il adore le vin et le fromage
français, trouve les repas français dans leurs menus et leur
manifestation beaucoup plus conviviaux que les repas américains. Il
aimerait continuer à recevoir aux Etats-Unis ses amis à la
manière dont il le fait en France, autour d'une bouteille de vin rouge
avec du fromage.
L'ayant revu plusieurs fois après l'entretien il nous a
tenu au courant des modifications apportées à ses
préparations culinaires : si il continue à manger des sandwiches,
ne trouvant pas le temps de manger autre chose en semaine, il a adopté
un repas à la française lorsqu'il invite des amis. Le menu auquel
il se tient est le suivant : quiche lorraine, salade de carottes, fromage,
pommes au four.
Il n'a pas cherché de magasins américains, mais
est tombé sur un par hasard et y a cherché vainement quelques
aliments notamment des « pepperoni and cheese ». Ce qui lui manque en
France, ce sont les restaurants rapides où l'on peut manger indien
auxquels il est très habitué.
Christina, étudiante allemande,
22 ans, assistante de langue au lycée Louis Armand de Villefranche sur
Saône. Elle enseigne la langue allemande à des classes de
collège et de lycée. Elle veut être professeure de
français en Allemagne.
Son père travaille dans une banque, dans un service
où l'on vend des contrats, sa mère est traductrice, elle parle
couramment l'anglais, le français et l'allemand.
En Allemagne, elle fait ses études à Stuttgart,
elle y vit en résidence universitaire. Ses parents habitent Hanovre. En
passant de l'Allemagne du Nord, à l'Allemagne du Sud pour ses
études elle a découvert des spécialités culinaires
autres que celles du Nord.
En France elle a habité un mois et demi chez une
personne âgée à Villefranche sur Saône, puis a
trouvé une colocation dans les logements d'un lycée à
Fourvière avec une française et une américaine. Elle
s'entend très bien avec ses colocataires. Toutes trois, elles ont
entrepris de découvrir la France. Les deux premiers mois ont
été consacrés à la visite de la ville de Lyon et de
ses environs (Saint-Etienne, Grenoble). Puis elles ont voyagé en France
à Nice, Aix en Provence, Dijon, Beaune... Chaque week-end permettait de
découvrir la ville et des spécialités culinaires de la
ville. Le week-end passé à Beaune était conçu comme
un véritable week-end gastronomique, puisqu'il s'agissait d'aller y
goûter des vins.
Anecdotes alimentaires :
Elle aime beaucoup goûter la cuisine française,
elle demande beaucoup à ses colocataires de lui faire découvrir
des spécialités et se rend souvent dans des brasseries où
elle demande au chef les recettes. Elle a adoré la crème
brûlée, découverte en France, adore nos fromages
également.
Pour venir en France, elle n'a amené avec elle que des
sucreries (bonbons haribos, chewing gum), elle rapporte plus de choses à
faire découvrir à ses parents qu'elle n'en a amené en
France (papillotes, crêpes, crème à la
châtaigne...)
Giovanni, étudiant italien,
25ans, en Erasmus, en master 2 de droit
Il a déjà vécu un an en Allemagne en
Erasmus, ce qui lui a permis de découvrir les spécialités
culinaires allemandes dont ses habitudes alimentaires gardent la marque : l'un
des plats qu'il prépare le plus souvent est une sorte de
flammeküche.
C'est notre colocataire du premier semestre. Vit en
présence de deux français et une chinoise Il est fils unique. (Il
n'aime d'ailleurs pas être seul, adore travailler dans la cuisine en
présence de sa mère, veut avoir de la présence autour de
lui. A Lyon, il aimait également travailler dans la partie commune du
module).
Il est très sociable et très ouvert aux
rencontres. Il invite énormément de personnes à manger,
pour prendre le café.
Ses deux parents habitent un petit village de montagne
à côté de Trente et sont à la retraite. Son
père mécanicien pour une entreprise de service urbain est parti
assez tôt à la retraite et bénéficie d'une retraite
d'un bon niveau, et sa mère était assistante maternelle. Ses
parents cultivent un jardin potager, la plupart des produits qu'ils consomment
sont issus du village où ils habitent. Les habitants échangent
des produits alimentaires de façon complémentaire. Chez lui,
Giovanni a été habitué à manger des produits de la
ferme, produits localement, élevés par ses parents ou des
personnes connues du village. Il a donc du mal à trouver en France ces
produits très locaux de montagne. Il ramène en France beaucoup de
produits avec lui : pots de confiture, conserve de poivron, lards, marrons,
fromage, lard, vin produit par son père...
Anecdotes alimentaires :
Il n'a jamais mangé une seule fois seul de tout son
séjour en France. Il a toujours mangé soit en présence de
ses colocataires chinois et français, soit en compagnie d'autres
italiens ou en présence de tunisiens.
Il fait très attention au coût des produits
alimentaires et développe un argumentaire très rôdé
: en France il essaie de ne pas acheter des produits qu'il achète en
Italie et qui sont en France
beaucoup plus chers. Il achète en France des produits
qu'il ne connaît pas, ou des produits qui en Italie sont très
chers relativement à leur coût en France.
Il n'aime que le café italien, fait sans sa
cafetière ramenée exprès d'Italie.
Anna, étudiante brésilienne, en
thèse, 25 ans.97
Elle vit en compagnie d'un italien et de deux français en
colocation.
Elle est mariée depuis un an à un
brésilien. Elle adore cuisiner et cherche à cuisiner
brésilien en France, notamment le plat typiquement brésilien
qu'est la feijoada. Elle passe beaucoup de temps à cuisiner. Elle se
plaint de ne pas trouver en France de la viande à bas prix, parce qu'au
Brésil on mange énormément de viande. Avant son
départ pour la France, elle a consommé pendant une semaine de la
viande à tous les repas. Son mari qui est venu un mois en France en
avril pour la voir, lui a amené de la viande et d'autres
spécialités.
Tsu Tsu Tuï, étudiante
chinoise en première année de thèse, 25 ans. Elle vit en
colocation en compagnie de deux françaises.
Elle s'est mariée avant son départ pour la
France. Fille unique, elle a habité avec ses parents la banlieue de
Shanghaï. Son père est professeur d'université, sa
mère aujourd'hui à la retraite était vendeuse dans un
magasin. Elle a touj ours habité en ville chez ses parents. Mis à
part le mois où elle a vécu avec son mari, elle n'a jamais
vécu hors du foyer de ses parents.
Anecdotes alimentaires :
Elle n'aime pas la cuisine française, et essaie de
cuisiner chinois le plus possible. Elle adore aller dans les magasins
asiatiques et trouve presque tout ce qu'elle y cherche, même si elle est
parfois peu satisfaite de la qualité des produits. Elle trouve aussi
beaucoup de produits chinois dans des grandes chaînes comme Carrefour.
Pour elle le coût des dépenses alimentaires n'est pas
important.
Elle n'a pas l'habitude en Chine de faire la cuisine, elle n'a
vécu qu'un mois avec son mari, et en Chine on peut très souvent
manger à l'extérieur des petites portions déjà
prêtes ainsi qu'on achète dans les supermarchés. En France
elle passe beaucoup de temps à cuisiner.
Shumeï, étudiante chinoise en
seconde année de thèse de géographie
C'est notre colocataire. Elle vit en présence de trois
français et un italien, au second semestre en compagnie de deux
français, une brésilienne et une italienne. Elle fréquente
assez peu au début de l'année les autres étudiants chinois
de l'Ens Lsh ainsi que ceux de l'école de l'Ens Lyon.
Elle a rencontré son mari en 2002 et est mariée
depuis 5 ans et mère d'un petit garçon de deux ans. Son mari est
informaticien, il est originaire de sa province, ils se sont rencontrés
à l'université.
97 L'entretien devait se dérouler en deux parties, la
première d'une durée de une heure s'est déroulée
à notre domicile à table, alors qu'elle était
invitée par notre colocataire chinoise. L'entretien informel au
début a débuté à table et s'est poursuivi à
la fin du repas avec le dictaphone. Nous avions pris rendez-vous pour
continuer, mais des aléas ont fait repoussé l'entretien, puis
elle n'a plus voulu le terminer. Nous ne possédons donc pas
d'informations relatives à son origine sociale.
Fille aînée de trois frères et soeurs
Son père est décédé lorsqu'elle
était très jeune, sa mère vit seule avec son dernier
frère de la culture des terres qu'elle possède avec d'autres
personnes du village. Très bonne à l'école, son
père l'envoie à Shanghaï faire ses études dès
l'âge de neuf ans. Son père est obligé pour cela de
travailler beaucoup, ce qui croit-elle a contribué à sa mort.
Elle savait que son travail rendait heureux son père et n'a jamais voulu
le décevoir. Elle a été habituée à
travailler très dur, se trouvant redevable par rapport à son
père et ses frères et soeurs.
Elle habite la campagne, une région très
très pauvre. Ses deux autres soeurs sont mariées. Etudiante elle
a habité Shanghaï, c'est là qu'elle a vécu avec son
mari. Elle n'aime pas la cuisine de Shanghaï qu'elle trouve trop
sucrée par rapport à celle de sa province où l'on met
beaucoup de sel.
Anecdotes alimentaires :
Elle n'aime pas faire la cuisine et considère qu'elle
ne cuisine pas chinois. Elle se dit paresseuse pour son alimentation et
rêverait que l'on cuisine pour elle. C'est pourquoi elle n'aime pas
cuisiner chinois, c'est plus long, et cela nécessite beaucoup de
vaisselle. Elle n'aime pas du tout aller dans les magasins asiatiques et essaie
de se faire ramener des produits par des amis. Elle ne s'y est rendue que deux
fois au cours du premier semestre, ayant rapporté beaucoup
d'ingrédients de Chine.
Elle est très attentive à ce qui est bon pour la
santé, aux nutriments fournis par tel aliment...ce qui témoigne
d'une mentalité plutôt populaire. Elle est friande de toute
information concernant un aliment bon à manger ; par exemple elle
achète du beurre oméga 3 parce qu'elle a vu des publicités
vantant ses mérites pour la santé.
Abdelbaki, étudiant tunisien,
élève normalien de l'ENS de Tunis, en master 2 de Lettres
modernes
Il vit en colocation à l'ENS avec deux françaises.
En Tunisie, il vit avec sa famille.
Son père aujourd'hui à la retraite était
mineur à Tunis, sa mère n'a jamais travaillé. Il a deux
frères ingénieurs, une soeur en licence de géographie. Il
est manifestement en ascension sociale par rapport à la situation de ses
parents.
Anecdotes alimentaires :
Il est très attaché aux
spécialités tunisiennes et familiales et n'accorde sa confiance
qu'aux produits locaux. Il ajoute du piment à tout ce qu'il mange. Il a
ramené un grand nombre de produits avec lui en septembre.
Il n'avait jamais fait la cuisine en Tunisie avant de venir en
France, mais ayant demandé des conseils à sa mère et
à sa soeur avant de partir, il n'a pas rencontré de
difficultés. En matière d'organisation, du « faire la
cuisine » au quotidien, une dimension apparaît centrale chez lui,
c'est la prévision des menus. La semaine est l'unité temporelle
d'organisation. Le dimanche matin il prépare l'ensemble des repas de la
semaine. Il y consacre sa matinée, il prépare tous les plats
différents, les sauces pour les accompagner et conserve tout au frigo
dans des tupperware.
Théodora, étudiante
roumaine en master 2 de géographie, elle espère revenir pour sa
thèse en France l'année prochaine
En France, elle vit en colocation à l'ENS avec un couple
français-chinois, et un autre français. En Roumanie, elle vit
chez sa mère.
Son père était ingénieur, il est aujourd'hui
décédé, sa mère est vendeuse dans une fabrique de
tissus. Elle a deux soeurs et un frère.
Anecdotes alimentaires :
Elle n'aime pas la nourriture de la cantine. A son
arrivée, elle cherchait dans tous les magasins où elle rentrait
des produits roumains, mais n'avait apporté aucun ingrédient de
chez elle. Elle demande à sa mère de lui en envoyer. Elle manque
en France de produits roumains pour cuisiner des plats typiques de chez elle.
Si elle revient l'année prochaine, elle amènera les produits qui
lui ont manqué cette année et s'efforcera de trouver des
épiceries à Lyon proposant certains produits typiques. Cependant
elle aime à découvrir de nouveaux produits, elle a
goûté ici pour la première fois des crevettes et en
raffole. Si elle cuisine roumain, c'est exclusivement le soir et de
préférence le week-end parce que cela lui prend du temps de
trouver des aliments de substitution pour reconstituer les recettes. Les plats
roumains qu'elle a essayé de faire n'ont pas tout à fait la
saveur de ce qu'elle se prépare en Roumanie. En règle
générale, elle mange des plats préparés rapidement
comme des frites ou des pizzas achetées parce qu'elle n'a pas le temps
de se préparer à manger.
2) La situation d'enquête
A la base de toute situation d'enquête s'engage une
relation entre l'enquêteur et l'enquêté, qui dépend
des propriétés sociales de chacun de deux membres de la
relation.
Il est nécessaire de faire état de ce qu'ont
été les relations d'enquête et des conséquences qui
en découlent pour l'usage des informations obtenues.
L'identité que le chercheur se voit attribuée
repose sur des caractères immédiatement perceptibles comme le
sexe, le type racial, l'âge apparent, la qualité physique. Elle
induit des attentes et des réactions plus ou moins
stéréotypées, qui vont orienter le mode de présence
de l'enquêté et modifie d'autant la nature des échanges
entre individus.
L'identité du chercheur est définie et
appréciée différemment par les uns et les autres et engage
des relations elles-mêmes différentes. Chaque situation
d'entretien est donc unique.
a) La prise de contact avec les
enquêtés
La relation d'enquête s'amorce dès la prise de
contact initiale pour la prise d'un rendez-vous pour l'entretien, comme le
rappelle Muriel Darmon98.
Du fait de la situation d'observation décrite, les
contacts avec nos premiers enquêtés ne se sont pas faits pour et
par l'enquête. Mes colocataires étrangers étaient d'abord
mes colocataires avant de devenir des enquêtés.
Nos autres enquêtés ont toujours
été rencontré sur le même mode : il s'agit pour
toutes les personnes que nous avons interrogées, de personnes
rencontrées à notre domicile parce qu'elles étaient
invitées par nos colocataires. Ce sont ces derniers qui d'ailleurs leur
proposait de participer à l'enquête et recrutait pour nous ces
personnes. Les personnes venaient donc à l'entretien
réalisé par l'ami d'un ami.
Dès lors une situation de confiance était
déjà présente au début de l'entretien, nous
connaissions l'enquêté, puisqu'il avait déjà
mangé chez nous, nous avions échangé quelques mots en
dehors même du contexte de l'enquête.
98 Darmon, Muriel, « Le psychiatre, la sociologue et la
boulangère : analyse d'un refus de terrain », Genèses,
58, 2005, 98-112
On pourra d'ailleurs remarquer que ce sont les
enquêtés qui nous ont présenté par nos colocataires
qui ont donné suite aux demandes d'entretien.
Nous avions en effet pris contact avec d'autres personnes,
notamment un groupe d'étudiants chinois de l'ENS Sciences qui jouait au
badminton tous les samedi après-midi dans l'enceinte de l'ENS-LSH.
Notre colocataire chinoise nous avait proposé de
participer à ces après-midi sportifs afin de pouvoir prendre des
contacts avec de futurs enquêtés. Je m'y rendais seule, je
n'étais pas introduite par celle-ci, elle n'a pas voulu le faire, de
telle sorte que notre présence était uniquement
considérée comme sportive. Nous pouvions jouer avec ces
étudiants, puis discuter ensuite avec eux. Nous avons parlé
à plusieurs reprises de l'alimentation et nous avions
échangé nos adresses et numéro de téléphone
pour pouvoir se voir en dehors de ces heures de sport, qu'il n'était pas
opportun de déranger par des questions d'alimentation.
Ces étudiants chinois de l'ENS sciences constituaient
un groupe d'une douzaine de personnes. Ils arrivaient toujours ensemble
à l'ENS, ne possédant pas de badge pour rentrer dans
l'établissement. Ils se faisaient ouvrir la porte par mon colocataire
qui se joignait alors eux. Une autre étudiante chinoise de l'ENS Lettres
les rejoignait également.
D'après ce que j 'ai pu apprendre par la discussion et
par ma colocataire, les chinois de l'ENS Sciences vivent de façon
très regroupée. Ils habitent très proches les uns des
autres et se voient constamment. Ils mangent très souvent ensemble. Leur
structure de sociabilité est très tendue avec leur groupe, mais
très peu ouverte sur l'extérieur. C'est cette clôture du
groupe sui luimême, qui s'explique par les difficultés de langage,
qui expliquer la difficulté de l'enquêté à
pénétrer dans le groupe pour enquêter.
Lorsque j 'assistais à ces rencontres sportives, je ne
parlais qu'aux trois mêmes personnes : une chinoise de l'ENS de Lettres,
qui aurait dû faire partie de mes enquêtés, d'autant plus
que le sujet l'enthousiasmait étant donné son goût pour la
cuisine99, et deux de l'ENS sciences. Par ailleurs l'une des
étudiantes devait systématiquement se faire traduire ce que je
disais.
J'avais tout de même obtenu des adresses et des
téléphones, mais ces personnes n'ont jamais répondu
à mes appels et à mes messages. J'ai par la suite
arrêté d'assister à ces rencontres qui prenaient du temps
sans permettre de conquérir des enquêtés100.
Outre la clôture du groupe sur lui-même, je me
suis confrontée à la réserve naturelle de potentiels
enquêtés face à des pratiques relevant de la structure du
privé.
Comme le rappelle Olivier Schwartz101, la situation
d'enquête se caractérise par un « vol de l'ethnologue »
qui correspond « au viol des intimités et aux vérités
privées dérobées ». Je demandais à voir des
pratiques quotidiennes d'entretien de soi, relevant de l'intime.
b) Le déroulement des
entretiens
La situation idéale aurait été de
réaliser mes entretiens au domicile de mes enquêtés, nous
avons déjà signalé qu'il n'avait pas été
possible de le faire, mis à part le cas de trois enquêtés,
nos colocataires faisant partie.
99 Elle voulait devenir cuisinière
100 J'y ai finalement assisté cinq fois.
101 Schwartz, Olivier, « L'empirisme irréductible. La
fin de l'empirisme ? », in : Le Hobo, Anderson Nels, Paris,
Nathan, 1993, p. 265-305.
Nous appréhendons ce refus comme la marque de
l'importance que nous accordons à l'alimentation dans la
définition de soi. L'alimentation est nous l'avons vu un
phénomène identitaire pour l'individu et le groupe.
Pénétrer dans les cuisine des
enquêtés, regarder dans leurs frigos, leurs provisions, les
regarder faire à manger suppose une relation de confiance beaucoup plus
poussée que celle que nécessite l'entretien sur d'autres
pratiques.
G Cazes-Valette a montré dans « Vol d'un coucou
au-dessus de mon nid »102 que l'intrusion d'une inconnue dans
sa cuisine pouvait être vécue comme une intrusion dans son
intimité. La cuisine est un espace qui répond à des codes,
ne s'y aventure pas qui veut. Yvonne Verdier103 rapporte que la
cuisinière du village qui prépare les repas des communions,
mariages renvoie les personnes qui veulent la regarder faire ses recettes, le
plus souvent en leur demandant d'aller vérifier que la table est
correctement mise...
Doit-on relier ce phénomène de rejet à la
nationalité étrangère de mes enquêtés ?
Déjà chamboulés par la perspective d'un entretien en
français, ils l'auraient été encore plus par
l'introspection qu'aurait impliquée ma présence dans leur
cuisine. Ou doit-on uniquement explique ce rejet par la nature intime de la
cuisine ? Il nous semble que les deux effets ont joué ensemble. La
cuisine est un espace privatif om l'on s'exprime fortement.
Par conséquent, comme nous l'avons
évoqué, nous échappait par la même occasion la
possibilité technique de regarder les produits achetés par nos
enquêtés, les ustensiles dont ils disposaient. Or ceci pose
problème dans la mesure où étant étrangers, ils
disposent de produits et d'objets qui m'étaient inconnus et dont le nom
ne pouvait pas me fournir d'informations. Parfois, nous avons pu
procéder à de recoupements ultérieurs : lors de la saisie
de nos entretiens nous cherchions sur des encyclopédies en ligne ce
à quoi ressemblait ces produits étrangers. Nous avons là
une perte sèche d'informations.
3) La compréhension délicate des
enquêtés
S'il est difficile de faire parler les acteurs sur leurs
pratiques, cela l'est encore plus lorsqu'ils sont étrangers. Nous avons
eu des difficultés à mettre en place nos entretiens, à
nous faire comprendre de nos enquêtés, ce qui a pu susciter des
quiproquos et certains temps morts ou fou rires durant les entretiens, comme
l'illustre cet extrait de l'entretien réalisé avec une
étudiante chinoise en France depuis le mois de septembre 2006.
Et comment tu le manges ce riz ? Est-ce que tu le manges
avec des baguettes ? ou avec une fourchette ou une cuillère
Baguette ? [mon enquêtée témoigne d
'une forte incompréhension, je pensais pourtant que ce mot serait
compris très facilement. J'hésite alors, ne comprenant pas ce qui
lui pose question dans le terme]
Euh ?? [Je me lève et lui montre les baguettes de
ma colocataire, elle avait compris la baguette de pain en
réalité, cela nous a fait rire. Je ne pensais pas qu 'une
chinoise aurait pu confondre la baguette de pain bien franco-française
avec les baguettes. ]
102 Cazes-Valette, Geneviève, »Vol d'un coucou
au-dessus de mon nid », ICAF Seminar, Bordeaux, 20 mai 2003
103 Y Verdier, Façons de dire, façons de faire.
La laveuse, la couturière et la cuisinière,
Bibliothèque des sciences humaines, NRF, Gallimard, 1979
Ah oui !!
Tu le manges jamais avec une fourchette ?
Non tous les jours avec des baguettes, c 'est plus rapide, tu
prends comme ça... (elle mime) Nous devions pendant ces entretiens
être très attentif à l'expression et aux mimiques de nos
enquêtés qui nous permettaient d'appréhender leur non
compréhension des termes que nous avions employés.
Deux de nos enquêtés avaient amené avec
eux un dictionnaire de façon à pouvoir traduire les mots
inconnus. Systématiquement pendant l'entretien nous jouions à un
jeu de devinette concernant la traduction d'un mot français en langue
étrangère.
Nous proposons ci-dessous un autre extrait du même
entretien assez révélateur des difficultés, même en
présence d'un dictionnaire, à trouver la traduction d'un mot.
« Avant que tu viennes en France, est-ce que tu
connaissais déjà des plats français ?
Un plat .. de euh de « grou », animaux , un animal
dans l 'eau [ça n 'a pas l 'air d'être ça, je propose une
solution ]
Un animal qui court ? Non, non dans le... dans la
rivière
Le saumon ?une certaine sorte de poisson ? Non, pas
poisson, c 'est un animaux avec ...(elle mime un animal assez gros, mais le
geste est vague ; je me demande ce qui peut bien être cet animal qui vit
dans une rivière..)
Un canard ? [mon colocataire italien venait de manger du
canard, je propose donc cela en pensant avoir enfin trouvé l 'animal que
l 'on recherche]
Oui oui [elle n 'a pas l 'air convaincue], Et partie dans ..
c 'est très très connu en France
Je vais chercher.. [elle prend son dictionnaire
électronique, elle entre un mot chinois], « oye ! »Oie
!
Et ça c 'est très connu en France comme
étant un plat français ?
Hum, (elle cherche) La poule, le poulet ?
Foie Ah le foie !
Oui, oui le foie, c 'est très très connu en
France
Ça c 'est le plat typiquement ...chinois, euh
français »
Nous avons effectué tous les entretiens en
français, sauf avec l'enquêté Américain. Il nous
avait prévenu au téléphone qu'il parlait mal
français, mais qu'il essaierait. Nous avions préparé
l'entretien en procédant à une recherche de vocabulaire de
façon à ne pas être dépourvue au cas où nous
devrions faire l'entretien en anglais.
Les deux premières questions ont été
posées en français, mais nous avons senti très vite que
l'enquêté ne comprenait pas et nous avons réalisé la
suite de l'entretien en anglais.
4) La difficulté à faire décrire des
pratiques
L'une des difficultés majeures de nos entretiens a
été pour nos enquêtés de se remémorer les
produits achetés pour venir en France, les plats réalisés
dans la semaine, leur occurrence depuis leur arrivée en France...il
fallait sans cesse revenir à la charge pour que les
enquêtés poursuivent leur description des produits
achetés.
Nous leur demandions de se remémorer et de nous
décrire leurs pratique de façon précise : les
quantités, les manières de couper un légume, l'ordre de
mélange des aliments. Il était toujours difficile d'obtenir la
description des techniques employées du fait de la non maitrise de la
langue.
Langue et cuisine
G Desmons et A O'Mahoney104 étudient les
habitudes alimentaires de la population anglophone du sud-ouest de la France
s'interrogent sur le lien qu'il existe entre langue et cuisine.
Depuis une vingtaine d'années, un grand nombre
d'anglophones ont acheté des résidences permanentes en France ou
des résidences secondaires. On remarque que des rayons
spécifiques sont apparus dans ces régions dans les
supermarchés et sur les marchés pour répondre aux demandes
des clients anglophones, qui gardent un certain nombre de liens alimentaires
avec leur pays.
La population de l'enquête est constituée
d'anglais vivant et travaillant à plein temps en France. Les
expatriés temporaires n'ont pas été contactés.
Le premier constat établi est qu'il existe une forte
influence de la langue française sur l'anglais employé en
cuisine. En effet, le BBC Glossary of Food terms propose 551 termes, dont 125
français (soit 22,5%). Des termes français tels que beurre
lié, daube, fondue, julienne, meringue, papillote, vinaigrette ont
été tout simplement importés tels quels dans le
vocabulaire culinaire anglais.
Ainsi, il semble heuristique d'analyser l'influence de la
langue française sur la langue anglaise pour la cuisine. Ces chercheurs
mettent en exergue deux questions qui nous intéressent également
: les anglophones du Sud-Ouest de la France cuisinent-ils dans leur langue
maternelle ? Les recettes de cuisine peuvent-elles être traduites ?
Cette étude sur les liens existant entre langue et
cuisine permet d'expliquer d'une autre manière que la seule
difficulté à parler la langue française la
difficulté des personnes interrogées à expliquer leurs
pratiques culinaires. En effet, pour les termes employés dans les
actions de la cuisine, il peut ne pas exister de traduction du vocabulaire. On
se doute que pour un cuisinier chinois, les termes importants seront ceux
liés à la cuisson vapeur qui concerne de très nombreuses
spécialités, parmi lesquelles on trouve les raviolis, les
rouleaux de printemps, les boulettes de riz, les galettes de légumes...
pour laquelle le français ne dispose qu'un terme approximatif «
cuire à la vapeur ». De même pour désigner certains
aliments, les termes traduits n'existent pas ou du moins ne sont connus ni de
l'enquêté ni du sociologue parce que les aliments ne sont pas
connus dans les deux pays.
Trois méthodes différentes ont été
utilisées pour réaliser cette enquête : des entretiens ont
été réalisés avec huit enquêtés, des
observations régulières de pratiques culinaires et alimentaires
ont été réalisées, un épluchage des
chroniques de blogs d'expatriés a été menée,
l'attention étant concentrée sur les chroniques culinaires.
Le chapitre suivant est le premier chapitre
véritablement consacré à l'analyse. Il s'agit ici de
savoir comment l'étudiant peut préparer son séjour
à l'étranger. La dimension alimentaire du séjour peut-elle
être préparée ? Selon quelles modalités ?
104 G Desmons et A O'Mahoney, « Nourriture, langage,
culture. Les anglophones du Sud-Ouest de la France en voie de mutation
culinaire », Faire la cuisine. Analyses pluridisciplinaires d'un
nouvel espace de modern ité. Les Cahiers de l'OCHA, n° 11,
2006
Chapitre quatre
Se préparer à vivre à
l'étranger
Une des dimensions de la préparation du séj our
à l'étranger consiste à organiser la version alimentaire
du séjour, aussi surprenant que cela puisse paraître. Cela est
d'autant plus vrai que le pays où l'on part se situe
géographiquement loin de son pays d'origine et que par conséquent
la culture alimentaire du pays d'accueil est éloignée de celle de
son pays.
Cette préparation ne prend pas la même forme chez
tous les étudiants: elle dépend de l'avancement de l'individu
dans sa formation de cuisinier-amateur. En effet, tous ne se situent pas au
même niveau du point de vue de leur maîtrise des
préparations culinaires : pour certains enquêtés le
départ à l'étranger coïncide avec la première
décohabitation et correspond à un passage à l'acte
culinaire ; pour d'autres, le séjour à l'étranger ne
constitue pas la première socialisation à la cuisine, il s'agira
alors à l'étranger d'une resocialisation à de nouvelles
pratiques culinaires et alimentaires.
C'est pour les mangeurs qui n'ont encore pas fait leurs
premiers pas en cuisine que le départ à l'étranger est le
plus organisé et réfléchi depuis le pays d'origine. En
effet, pour eux, il faudra apprendre loin de chez eux, loin de la mère
que l'on imite à choisir des produits, à les manier en cuisine,
à les transformer.
Penser la dimension alimentaire du séjour à
l'étranger consiste à imaginer ce qu'on va y manger, comment on
va le manger. On peut penser qu'a lieu pour certains enquêtés une
certaine dramatisation du pan alimentaire du séjour, lié au
changement d'espace social alimentaire et au pari vital que représente
pour un mangeur le fait alimentaire. Tous ne disposent pas des mêmes
ressources, des mêmes capitaux pour parer aux apprentissages que
nécessite le séjour à l'étranger. La
différence majeure entre les étudiants que nous avons
interrogé réside dans la distance de leur pays à la
France. Celle-ci joue d'une double manière : d'une part, plus la
distance entre les pays est grande plus les cultures alimentaires deux pays
seront éloignées et plus les produits seront a priori difficiles
à trouver en France. D'autre part, plus le pays est culturellement
distant de la France, plus il sera difficile à une personne de
goûter aux produits français.
Le goût se traduit par des appétences et des
perceptions particulières à l'égard de saveurs et des
aliments. A travers les goûts ce sont des traits de personnalité
et des traits culturels collectifs qui s'expriment. Claude Lévi-Strauss
invitait à parler de gustèmes, à l'instar des
phonèmes, pour désigner des unités gustatives
élémentaires dont les combinaisons variables constitueraient les
différentes structures culinaires observables. Comme il a
été montré, les goûts alimentaires divergent d'un
pays à l'autre, d'une culture à l'autre. Dans une même
société, les normes qui participent à leur
définition peuvent être dotées d'une forte autorité
ou au contraire laisser une grande place aux initiatives individuelles.
I. Les achats
Lorsqu'on part à l'étranger, pour six mois, ou
un an sans revenir chez soi, le poids des bagages que l'on peut emporter en
avion ou que l'on est à même de porter en train est limité.
On doit faire un tri dans les affaires que l'on emporte entre l'utile,
l'indispensable et le nécessaire. Pratiquement tous les personnes qui
partent à l'étranger apportent avec eux des produits ou/et des
ustensiles, en particulier les étudiants chinois qui sont parmi les
étudiants étrangers en France les plus éloignés
géographiquement de la France. Si l'on choisit d'accorder une place aux
produits alimentaires, c'est donc qu'on leur accorde une importance que nous
devons analyser. Il est donc nécessaire de s'interroger sur les raisons
qui poussent à faire une place aux produits alimentaires dans les
affaires que l'on amène avec soi.
La raison la plus immédiate apparaît être
la volonté de continuer à manger en France des aliments auxquels
on est habitués et qu'on ne peut y trouver. Les amener avec soi peut
être un des seuls moyens de se les procurer, avec le don et l'envoi d'un
colis par ses proches.
Les produits amenés avec soi sont-ils vraiment
introuvables dans le pays d'accueil ? Le sontils mais avec une grande
difficulté ? Les produits achetés en France seraient-ils de la
même qualité que ceux achetés au pays ? Seraient-ils au
même prix ? On voit à travers ces questions qu'un ensemble de
déterminations complexes entre en ligne de compte dans la
décision d'acheter au pays des aliments et que cela n'est pas aussi
simple qu'il y parait à première vue. Ce chapitre nous permettra
de démêler les raisons multiples qui peuvent pousser à se
préparer au départ en constituant des stocks.
Aux questions déjà signalées s'en ajoute
d'autres. Quels sont les produits que l'on ramène avec soi ? Ont-ils
quelque chose de particulier ? Qui les a achetés au départ du
pays, qui les a choisi ? Sont-ils consommés régulièrement
lorsque le migrant habite dans son pays ? Comment consomme-t-on ses produits ?
Sont-ils réservés à des occasions particulières ou
font-ils partie de la cuisine quotidienne ?
1) Les produits qu'on ne trouve pas...ou que l'on trouve
plus cher
Plusieurs logiques très différentes coexistent
dans le fait d'acheter dans son pays avant de partir des produits alimentaires
: une logique plutôt économique consiste à acheter au pays
des produits qui y sont vendus moins chers qu'en France dans l'objectif de
faire des économies. Les étudiants procèdent à un
arbitrage économique en défaveur de l'alimentation
préférant généralement utiliser leurs bourses pour
d'autres dépenses. Les études de l'Insee105 montrent
que les ménages de moins de 25 ans sont parmi ceux qui consacrent le
moins de dépenses à l'alimentation. La seconde logique consiste
à acheter des produits que l'on pourrait appeler de réconfort,
généralement sucrés comme du chocolat, du nutella,...
qu'on pense ne pas trouver dans le pays d'accueil et dont le mangeur ne peut
pas se passe.
a) Deux types de produits
« Lorsque j 'étais parti en Erasmus, en
Allemagne, mes parents m 'avaient amené en voiture et j 'avais pris
trente kilos de pâtes » nous raconte Giovanni. Pour venir en
France, où il allait rester six mois, il a amené quelques cinq
kilos de pâte. Dans cette démarche c'est la logique
économique qui est exhibée. En effet en France les pâtes
sont trois à quatre fois plus chères qu'en Italie, il est donc
économiquement avantageux d'acheter ses pâtes en Italie lorsqu'on
en est un grand consommateur. D'autant plus que lorsque le produit est
acheté dans son pays, ce sont les parents qui payent les achats. Ainsi
acheter avant de partir de des denrées alimentaires permet
d'économiser quelques dépenses. De plus, cela permet à
l'étudiant de prendre un peu de temps une fois arrivé en France
pour se renseigner sur les supermarchés autour de chez lui et de n'avoir
pas tout de suite à aller faire des courses. Le début du
séjour est ainsi accompagné par les parents, facilité. Le
plus souvent en effet cette démarche d'achat avant le départ est
prise en charge par le groupe, les parents, les amis de l'étudiant. Tsu
Tsu Tuï n'avait pas pensé à acheter des produits en Chine,
elle nous raconte que « Mes parents et mon mari ont acheté pour
moi. Mais je m 'en fiche euh en fait, je
préfère acheter ici, parce que c 'est pas très facile
à apporter. ». Cela est net également dans le discours
d'Abdelbaki qui emploie
105Nicole Cérani et Martine Camus, « Le
budget des familles en 2001 », Insee Résultats, 2004
pour parler de la préparation du séj our en
France la troisième personne du singulier « on avait pensé
à ça » dit-il. L'étudiant se laisse une
dernière fois prendre en charge avant la prise d'autonomie par le
départ. Cela est tout à fait vrai pour Abdelbaki qui avant
d'arriver en France n'avait jamais fait la cuisine, ni fait le
ménage.
A chaque retour chez ses parents, trois fois en six mois,
Giovanni ramène à nouveau des pâtes. En plus des
pâtes, il a apporté au début de l'année et à
chaque retour en France des conserves de poivrons produits par ses parents, du
lard, des châtaignes...On voit ici se dessiner deux logiques : on
ramène avec soi, à la fois des produits que l'on achète
dans son pays, et des produits préparés par la famille, des
fruits et légumes du jardin...
Le premier type de produit de conservation longue a vocation
à durer quelque temps après le départ de chez les parents,
les autres produits, périssables tels que les fruits et les
légumes ont une autre vocation. Produits chez soi, ils ont une dimension
affective forte, ils constituent un lien avec son pays mais plus avec sa
famille. Ces produits se conserveront tout au plus une à deux semaines,
ils permettent aux étudiants comme aux parents de maintenir un lien avec
l'enfant, de ne pas s'en séparer tout de suite. Tant que les produits ne
seront pas entièrement consommés, on sera encore un peu chez soi,
pas encore autonome, dans un entre-deux réconfortant. Ils permettent de
rendre la séparation plus douce. Ces aliments auront tendance à
fonctionner comme des aliments de réconfort, on les mange en des
circonstances particulières, notamment les jours de vague à
l'âme. Le temps de leur consommation, on est encore un peu « fils ou
fille de ».
Christina n'a apporté avec elle en septembre que des
sucreries : des bonbons haribos, des chewing gum dont le parfum est si
particulier qu'elle pense ne pas les trouver en France. Retournée chez
elle pour les vacances de la Tousaint, de Noël et les vacances de
février, elle rapporte à chacune de ces occasions des bonbons.
Elle a en plus à Noël apporté du gouda allemand dont elle
sait qu'elle ne le trouve pas en France. C'est pour elle aussi une logique de
produits de réconfort qui est à l'oeuvre, mais ce ne sont pas les
mêmes types de produits qu'elle ramène. Ils ne sont pas produits
par sa famille, mais achetés, toutefois ils s'inscrivent dans le cadre
de prises alimentaires mineures. Les bonbons, les chocolats ne relèvent
pas des mêmes consommations que les pâtes... mais ils ont une vertu
réconfortante.
Rares sont les étudiants qui peuvent se permettre de
rentrer chez eux au cours du séjour, cela concerne uniquement les
étudiants des pays limitrophes de la France. Si d'autres auraient le
temps et les moyens financiers, ils préfèrent utiliser leurs
vacances pour visiter l'Europe, plutôt que de rentrer chez eux.
Dès lors, tous ne sont pas non plus concernés
par ces approvisionnements en nourriture de réconfort. Leurs stocks
répondent plus à d'autres critères que la suite de ce
chapitre va permettre d'élucider. Notons qu'une seconde voie
médiane existe également pour l'approvisionnement en produits
sucrés... via les colis familiaux. On demande à ses parents ou
aux amis rendant visite de rapporter ce dont on manque. C'est une pratique peu
répandue, mais que nous avons rencontré chez nos bloggeurs en
Chine ou en Russie. Il en sera question dans le chapitre consacré
à l'approvisionnement lors du paragraphe consacré à la
place du réseau.
b) Acheter au pays des produits que l'on trouve pas en
France ou plus chers : l'importance de la variable coût
Nos deux enquêtées chinoises n'ont pas du tout le
même rapport aux stocks d'avant départ et aux épiceries
asiatiques. Notre colocataire Shumeï a amené avec elle un grand
nombre de produits alimentaires (champignons noirs, algues, deux sachets
différents de petites crevettes
roses et grises, vermicelles de soja, sauce de soja, gourmet
powder, thé...), arguant de son expérience de l'année
d'avant, et de la difficulté à trouver ces produits en France.
L'autre étudiante Tsu Tsu Tuï n'a amené de
Chine que des ustensiles et une couronne de fruits de mer (algues) sur les
conseils de Shumeï d'ailleurs, achetant sur place dans les
épiceries asiatique de Lyon les produits dont elle a besoin. L'une adore
faire les courses alimentaires, l'autre se dit paresseuse et se rend le moins
souvent possible dans les épiceries asiatiques, elle profite du
déplacement de autres pour se faire rapporter les produits dont elle a
besoin.
Si nous posons ainsi d'emblée la différence
entre ces deux enquêtés, c'est pour mettre le doigt sur la
rhétorique différente développée par deux
enquêtés de même nationalité quant à la
nécessité de cet approvisionnement au pays. Si Shumeï
défend d'un point de vue économique la nécessité de
ramener ces produits de Chine « c 'est beaucoup plus cher qu 'en Chine
et puis c 'est pas bon. Les champignons tu peux pas les trouver, et les
crevettes non plus. Ça il faut les acheter en Chine. Déjà
là bas c 'est assez cher. », elle en acheté des sachets
d'environ 300g, Tsu Tsu Tuï préfère quant à elle
acheter les produits en France parce que c'est compliqué d'apporter avec
soi des produits. Si Shumeï lui a conseillé d'amener des aliments
très spécifiques, elle ne l'a pas écouté. Ses
parents et son mari lui ont uniquement acheté une couronne d'algues
sèches facile à transporter.
Ces deux logiques s'expliquent assez facilement si on les
rapporte à leur attitude plus générale devant les courses
alimentaires. Ici jouent les origines sociales. Shumeï a vécu dans
une famille assez pauvre, sa province natale est l'une des plus pauvres en
Chine du Nord. En France, elle économise une partie de sa bourse pour sa
famille : pour son mari et son fils, mais surtout pour sa mère, veuve
qui vit de ses terres avec son dernier frère. L'alimentation ne
constitue pas le premier poste de son budget. Elle cherche les produits les
moins chers et dès lors, c'est la solution de l'approvisionnement avant
le départ qui constitue la solution privilégiée. Si elle
achète les champignons en Chine, c'est parce qu'ils restent deux
à trois fois moins chers qu'en France. De plus Shumeï n'est pas
très confiante dans la qualité des produits achetés dans
les supermarchés asiatiques. Elle est habituée à manger
des produits du jardin de sa mère et trouve les légumes vendus
dans les épiceries asiatiques pas assez frais. Elle fait ses courses
dans des filières de discount alimentaire type Ed et achète des
produits premiers prix. Au cours de l'année, cette logique de
restriction des coûts alimentaires s'est renforcée, Shumeï
préférant voyager un peu en France et en Europe et épargne
pour cela.
Pour Tsu Tsu Tuï, le coût n'est pas un
problème : « Est- ce que tu fais attention à ce que tu
vas acheter parce que ça coûterait trop cher ? Non, pour les
produits ... de la vie, de alimentaires je m 'en fiche ». On peut
relier cela à son origine sociale, son père est professeur
à l'université, sa mère était vendeuse dans un
magasin avant de prendre sa retraite. Elle a toujours mangé des produits
achetés dans des magasins. Même si ils coûtent plus chers,
elle préfère acheter les produits en France parce que ce n'est
pas pratique à transporter depuis la Chine. Mais la différence
peut aussi être expliquée par le fait que en Chine, Shumeï a
l'habitude de cuisiner elle-même, pour son mari, elle a toujours vu sa
mère cuisiner. Elle a donc l'habitude des produits nécessaires
à la réalisation des plats, tandis que Tsu Tsu Tuï n'a
pratiquement jamais cuisiné. Sa famille a touj ours habité en
ville à Shanghaï ou dans sa proche banlieue, or en ville on peut
manger pour un bas coût dans des restaurants ou acheter dans les rues des
plats déjà préparés. Si bien qu'elle n'avait pas
l'habitude avant de venir en France de cuisiner.
La variable coût est déterminante dans cette
démarche d'approvisionnement. Elle se retrouve chez les personnes les
moins dotées en capital économique. C'est ainsi qu'elle
intervient très nettement chez Giovanni. Mais ce n'est pas tant son
origine ouvrière qui le pousse à
économiser sur l'alimentation, c'est aussi l'habitude
de manger des produits cultivés chez lui, ou dans son village, des
produits de très bonne qualité face auxquels les produits des
supermarchés ne peuvent rivaliser. En France, il n'achète pas de
tomates ou de légumes que ses parents produisent, il dit « c
'est psychologique, je vais pas acheter quelque chose que je mange chez moi et
qui coûte rien et que ici tu achètes c 'est pas bon »
Pour lui, ce serait impensable d'acheter des pâte s en
France « Je vais pas acheter les pâtes en France, c 'es dix fois
plus cher ». « Tu préfères acheter quelque
chose qu 'il n'y a pas en Italie, qui est cher en France peut-être, mais
tu n 'as pas d 'idée du prix » « c 'est mieux que tu
achètes en France les produits qui sont plus chers en Italie, en France
tu vas pas acheter ce qui coûte pas cher en Italie et qu 'en France tu
vas payer deux à trois fois plus cher. » Comme le montrent ces
trois citations, c'est un propos qui revient souvent dans sa bouche. Les
derniers temps de son séjour en France, il a dû acheter
lui-même des pâtes en France, parce qu'il était
arrivé à l'épuisement de ses stocks, il a alors
acheté des pâtes de premier prix, parce que mauvaises pour
mauvaises autant acheter les pâtes françaises les moins
chères. C'est bien par des raisons économiques qu'il explique ses
achats massifs de pâtes en provenance d'Italie. Surtout en France, les
pâtes ne sont pas bonnes. Acheter ses pâtes en Italie, c'est aussi
le seul moyen de manger des vraies pâtes. En France, il trouve la marque
Barilla qu'il achète aussi en Italie, mais il ne trouve pas les
pâtes artisanales qui ne sont pas faites avec de la farine de blé,
mais au sarrasin...
Il faut aussi tenir compte du fait que les étudiants
ont tous une bourse pour venir en France, or lorsqu'on n'a pas l'habitude de
faire les courses, on ne sait pas trop combien on peut dépenser.
« J'ai apporté des boites de harissa, on en
trouve en France, c 'est vrai, mais chez moi c 'est pas du tout cher. Et puis
au début de l 'année, en plus j 'avais pas beaucoup d 'argent il
me fallait des provisions ; du fromage aussi, des boîtes de tomates, de
thon, des amandes grillées, salées que ma mère m 'a
donné. » nous explique Abdelbaki.
La logique d'approvisionnement peut aussi résulter de
ce que les produits étrangers en France ne se trouvent que dans des
épiceries spécialisées, pas toujours localisées
près de chez soi et sont de surcroît de moins bonne
qualité. C'est alors l'impossibilité de trouver ces produits
facilement en France, c'est le facteur temps qui intervient ou leur non
existence qui explique le choix de les acheter au pays. « La harissa,
le piment j 'en avais ramené beaucoup de Tunisie, parce que je savais
pas si j 'allais en trouver facilement. Et puis au début t 'as pas le
temps de chercher le magasin où tu en trouves. » Abdelbaki
L'argument de la qualité intervient assez fortement
dans la logique d'approvisionnement au pays, on est méfiant
vis-à-vis des produits que l'on trouve en France qui ont dû
être importés mais dont on ne connaît pas l'origine exacte,
à l'inverse on est rassurés par ce qui vient de chez soi. En plus
se tisse le lien de la mémoire à travers ces aliments. «
A part les épices, tout ça, ça existe en France, les
épices en France ça existe pas, enfin... ça existe en
France, mais c 'est des épices disons ça existe au Maroc comme en
Tunisie, moi je préfère des épices de chez moi tu vois,
par contre pour la poudre ça existe pas, j 'en suis sûr.
»
Ce qui importe pour Abdelbaki, c'est de ramener les
épices de son pays préparées dans sa famille, celles dont
il connaît la fabrication, dont il peut m'expliquer la fabrication. La
logique de rationalisation des coûts masque le problème de
confiance dans les aliments, de peur dans les aliments inconnus.
Shumeï est parmi les personnes que nous avons
interrogées celle qui a ramené la plus grande quantité de
produits de son pays. Ayant vécue l'année dernière en
France, elle connaît les difficultés d'approvisionnement et a
décidé de s'y préparer. Elle a acheté en Chine des
produits qu'elle trouve en France mais plus chers, mais surtout des produits
spécifiques de sa
région, plus locaux et donc moins trouvables en France.
Habitant à Shaiton province, en Chine du Nord près de la mer,
elle est habituée à consommer souvent des produits issus de le
mer : comme des algues, des toutes petites crevettes grises et roses, des
sortes de fruits de mer... .L'année dernière elle n'en avait pas
amené en France, et cela lui a manqué. Il est vrai qu'elle a
épuisé ses stocks très rapidement, parce que c'est un
produit qu'elle consomme très régulièrement en soupe. Ses
produits n'appartiennent pas à notre registre alimentaire et ne peuvent
s'acheter en France, par ailleurs, ils sont spécifiques d'une
région de la Chine et ne se trouvent pas dans les épiceries
asiatiques qui importe essentiellement des produits très
consommés dans les grandes villes comme Pékin et Shanghaï
mais ne disposent que de peur de produits plus ruraux et rustiques. C'est le
même problème qui se pose à Giovanni. Si il n'a pas de
difficultés à trouver les produits les plus
génériques, qui sont pour une part passés assez
facielement dans les habitudes de consommation française comme le
parmesan, le gorgonzola, le grane padano, il ne trouve pas en France les
produits plus locaux, typiques d'une région particulière. De
même en France, certains produits ne se trouvent que dans certaines
régions : les vrais calissons ne peuvent s'acheter qu'à Aix en
Provence, les navettes sont marseillaises, certains fromages ne peuvent se
trouver qu'en Savoie.
Au vu des arguments des personnes interrogées, on peut
retourner la question et se demander pourquoi certains enquêtés
n'amènent rien avec eux. C'est le cas de notre enquêté
américain Mickaël et Tsu Tsu Tuï (enquêtée
chinoise). Ne cuisinant presque pas, mangeant surtout dehors aux Etats-Unis
Mickaël ne voyait pas l'utilité d'amener des choses en France. Pour
lui, l'alimentation n'est pas quelque chose de très important. Lors de
l'entretien il nous explique «
But actually you know I prefer the manners to invite
people here, because there's wine, bread and cheese and I think it's also
different and it's also more convivial. In US let's see, we just have salad and
pastas, sups. People take much time to prepare the dinner in France, it's not
like in US»
Ce qui l'a étonné en France, c'est le soin que
l'on apporte aux plats que l'on prépare, le temps que l'on met à
cuisiner, lorsqu'on reçoit des invités par exemple. Lorsqu'il a
logé en septembre dans une famille, il était très surpris
que chaque soir la mère de famille passe une demie-heure minimum
à la cuisine106, et confectionne de vrais plats. Pour lui,
recevoir des invités consistait uniquement à acheter un poulet
rôti et faire une salade. Il n'accorde pas une grande importance à
l'alimentation américaine, parce que pour lui il n'existe pas à
proprement parler des plats typiquement américains.
Tsu Tsu Tuï pense que c'est inutile d'apporter en France
beaucoup de produits chinois. Doiton attribuer au manque d'expérience
culinaire cet enthousiasme initial ? Tsu Tsu Tuï arrive effectivement
à trouver en France l'ensemble des produits chinois qu'elle a l'habitude
de consommer, parce que les produits que l'on trouve dans les grandes villes de
Chine sont aussi les plus facilement exportables en France et restent
relativement abordables.
On voit qu'il est difficile d'expliquer les raisons qui
poussent à apporter des produits en France plutôt que d'essayer de
les acheter sur place. Trois logiques ont pu être distinguées une
logique économique, une logique mettant en jeu la mémoire
affective, une logique de mise à disposition de produits introuvables en
France.
106 When I was living with this family, every night it was a cook
which needs a quite long preparation, and it's different.
2) Quelle utilisation des produits amenés en France:
s'en servir ou pas
Si l'on ramène des produits en France, c'est qu'on a
l'habitude de les consommer chez soi en grande quantité ou de
façon quotidienne. Comment comprendre alors que certains produits que
l'on a l'habitude de consommer régulièrement disparaissent des
habitudes de consommation dans le pays d'immigration ?
Abdelbaki a ramené de Tunisie un gros sachet de poudre
qui se délaye dans du lait au petit déjeuner.107 Bien
que l'enquêté aime beaucoup cela, il le répète trois
fois dans une même phrase, il ne l'a utilisé en France qu'une
seule fois et en dehors de son contexte habituel, puisqu'il l'a
préparée un après-midi, alors qu'il s'agit d'une boisson
consommée traditionnellement le matin. La tentative de reproduire en
France la boisson connue et aimée du pays s'est soldée par un
échec : Abdelbaki n'a pas su bien doser la poudre et le lait, de sorte
que la boisson n'était pas bonne. Rectifions, bonne au goût et
à l'odeur, Abdelbaki ne retrouvait pas la texture de celle qu'il a
l'habitude de boire chez lui. De sorte, qu'il n'a plus réessayé
et au moment où se déroule l'entretien le sachet est plein.
A l' 'échec gustatif de l'expérience en France
s'ajoute un autre rapport au temps, Abdelbaki se lève tard et n'a pas le
temps de se préparer cette boisson avant d'aller en cours «
J'aime beaucoup ça, mais par contre, le matin, je gère pas,
si j 'ai cours je préfère pas et ouais le problème
ça aussi, cette poudre là faut touj ours tourner, j 'aime
beaucoup ça, mais c 'est long, faut dix minutes, un quart d 'heure
» Même les jours où il aurait le temps, le dimanche
matin qu'il emploie à préparer tous les plats de la semaine, et
où pour déjeuner il se prépare un oeuf dur, il ne prend
pas le temps de réessayer cette préparation. « Je m 'en
suis servi une seule fois, après j 'ai pas voulu, j 'en avais
apporté beaucoup, parce qu' c 'est pratique, mais le problème
c'est que moi le matin... j'ai pas le temps.»
L'enquêté sorti du contexte de la maison
familiale, où tous ses frères et soeurs boivent cette boisson
préparée par leur mère ne sait pas la refaire pour lui.
Seul à Lyon, il ne retrouve pas un contexte favorable à la
dégustation d'une boisson qu'il assimile au petit déjeuner en
famille. Ce n'est pas tant le temps qui lui manque, que sa famille autour de
lui.
C'est là que l'on prend conscience de l'importance du
contexte de déploiement des activités. En changeant de pays, de
style de vie108, les étudiants modifient leurs pratiques
alimentaires. Pour le comprendre on peut rappeler une citation de Pierre
Bourdieu, citée par Bernard Lahire109 « Les
dispositions, ne se révèlent pas et ne s'accomplissent que dans
des circonstances appropriées et dans la relation avec une situation. Il
peut donc arriver qu'elles restent toujours à l'état de
virtualité ». Ici l'habitude de boire cette boisson aux amandes le
matin se perd en changeant de contexte. Ainsi la démarche consistant
à ramener du pays des produits pour les utiliser en France doit
être analysée dans son projet mais également après
le départ, il faut observer ce qui a été utilisé ou
non.
107 Nous n'avons pas réussi pendant l'entretien
à trouver un équivalent de sa définition en
français. Nous ne savons pas si l'on peut la décrire comme
étant une sorte de poudre d'amandes, puisqu'elle n'a pas tout à
fait le goût de celle-ci, mais y ressemble par l'odeur, la texture.. Pour
la commodité de la démonstration, nous l'appellerons poudre
d'amande, ces réserves étant faites.
108 Les étudiants changent de style de vie en partant
en France.
Plusieurs cas de figure se présentent : les
étudiants passent de la vie chez leurs parents à la vie en solo
(Abdelbaki, Théodora, Christina), ou encore de la vie en couple à
la vie solo (Shumeï, Tsu Tsu Tuï, Anna), ou encore de la vie de fils
unique à la vie en colocation en résidence universitaire
(Giovanni), de la vie en colocation avec des amis à la vie en solo
(Mickaël)
109 Boudieu, P, Méditations pascaliennes, Seuil,
Paris 1997, in Bernard Lahire, L 'homme pluriel. Les ressorts de l 'action,
Nathan, Paris, 1998
Certaines pratiques sont conservées en France à
l'identique, d'autres sont remodelées et d'autres sont
délaissées parce que trop contraignantes à mettre en
oeuvre en France. Un choix et une sélection s'imposent en faveur de
certains plats ou saveurs particulièrement aimés ou faciles
à faire. Là se situe le premier changement des habitudes
alimentaires.
Mis à part les produits du pays d'origine, l'achat
d'ustensiles peut être aussi très important, puisqu'en
découlera la possibilité de cuisiner comme au pays si on le
souhaite.
3) Les ustensiles de cuisine pour la préparation des
aliments
L'équipement disponible et nécessaire à
tous les stades du traitement des aliments dans un type de
société conditionne la nouvelle situation alimentaire.
L'équipement conditionne toutes les opérations allant de la
préparation à la présentation des aliments en passant par
leur cuisson, conservation et stockage.
Si le revenu est pour beaucoup dans le type
d'équipement, il faut ajouter le projet de migration lui-même.
Nous considérons une population d'étudiants, pour la
majorité d'entre eux en thèse, qui ne souhaite pas rester en
France après sa thèse ou son année comme lecteur finie.
Dès lors, il ne fait pas sens pour ces étudiants de
s'équiper. Ils se contentent d'acheter quelques assiettes, couverts,
verres et poêles. Par ailleurs, pour les étudiants que nous avons
interrogé, dont la grande majorité vit en situation de
colocation, leurs achats sont réduits au minimum, puisqu'ils utilisent
l'ensemble des ustensiles de leurs colocataires.
Seuls les étudiants chinois prennent le soin d'amener
des ustensiles particuliers : des baguettes, un hachoir, un cuit-vapeur pour le
riz. Ils disposent d'un équipement spécifique sans lequel les
préparations culinaires s'en trouvent radicalement modifiées.
En effet rappelons que le riz constitue
l'élément de base de l'alimentation asiatique, l'autocuiseur est
donc indispensable. Il permet de faire cuire du riz dans des quantités
importantes, sans avoir à s'en occuper, permettant ainsi un gain de
temps. Le riz cuit peut être conservé pour être
réchauffé pendant plusieurs jours. Cette machine a
été achetée en ce qui concerne les étudiants
chinois que nous avons interrogés en Chine, où elle est moins
chère qu'en France.
Essayant de nous en procurer une en France, afin de mettre
à l'épreuve les difficultés de l'équipement, il
semble très facile d'en trouver une en France. On peut l'acheter en
ligne ou bien dans le quartier asiatique, chacun des magasins chinois
présentant quatre à cinq modèles de tailles
différentes. Il faut compter 40 euros pour une machine achetée en
France, elles sont 30% moins chères en Chine. L'achat en Chine est
préférable d'un point de vue économique.
Les personnes dont c'est le premier séjour en France
ont toutes acheté avant de partir cet outil au pays. « Avant j
'arrive en France, j 'ai entendu dire il n'y a pas beaucoup de machines comme
ça en France, donc tous les amis qui est déjà en France va
me dire. » Comme nous l'apprend Tsu Tsu Tuï, c'est par
l'intermédiaire du réseau de connaissance qu'on connaît ce
qui manque dans le pays d'accueil. Comme nous l'analyserons plus en
détail plus loin, avant de partir, il faut s 'informer.
Le hachoir est un deuxième élément
important pour la cuisine chinoise, il permet de couper rapidement et de
façon précise les légumes, qui constituent des
éléments prépondérants de la cuisine chinoise. Le
hachoir permet de les couper en petits morceaux plus facilement qu'avec un
couteau normal. L'équipement en ustensiles revêt une importance
assez grande pour les étudiants chinois. Leurs ustensiles font partie de
l'indispensable pour pouvoir reconduire en France un style alimentaire au plus
proche de celui existant en Chine. En effet, le fait de
manger avec des baguettes oblige à découper en
fines lamelles l'ensemble des ingrédients d'une recette de façon
à ce qu'ils soient préhensibles grâce à elle.
Seuls les étudiants italiens amènent
également avec eux un ustensile : il s'agit d'une cafetière
italienne en aluminium assez caractéristique. Nous avons
rencontré quatre étudiants italiens (seul l'un d'entre eux fut
interrogé en entretien, mais nous avons eu le loisir de pouvoir
également observer les autres), tous s'étaient
équipés en Italie de peur de ne pas trouver la même en
France. Pour Giovanni, c'est la seule cafetière qui fasse du
café, comprenez un vrai café. A plusieurs reprises, il a
essayé de convertir ses colocataires français à
l'utilité de cette cafetière « mais c 'est pas du
café que tu bois, là. Goûte du vrai café.
», « J'aime que ce café avec cette cafetière,
l 'autre c 'est pas bon, ça a pas de goût ». Entre en
jeu ici la qualité du goût, le goût authentique dont on se
rappelle. Le goût spécifique du café constitue un souvenir
sensuel que l'on tente de retrouver à chaque consommation, la
familiarité du goût constitue un repère mémoriel
sécurisant pour le consommateur. Christina, une autre étudiante
italienne m'a expliqué que « tous les étudiants
amènent leur cafetière, parce qu 'on est habitué à
boire ce café.». C'est sa mère qui lui a
offert une cafetière avant de partir.
Marie-Blanche Fourcade110 montre l'importance des
instruments qui servent aux différentes étapes de la
préparation du café. Le cezve qui est un petit récipient
de métal muni d'un bec verseur en est l'instrument essentiel,il est le
pivot de la réalisation d'un bon café. Cette cafetière est
la représentante d'une culture matérielle de
référence, elle exprime la continuité matérielle de
la culture des origines.
Posséder une cafetière italienne en aluminium
est une référence réconfortante qui témoigne dans
les petits gestes du quotidien de la poursuite d'une vie italienne en France.
Reçue en cadeau au moment de son départ en Allemagne, la
cafetière de Giovanni accompagne des souvenirs personnels. Elle renvoie
à des lieux, des personnes, à des émotions, elle participe
à la cristallisation de la mémoire.
Plus que le rappel de saveurs que l'on aime, c'est aussi la
seule saveur acceptable. Notre colocataire n'a jamais voulu goûter de
notre café, sauf à partir du moment où nous nous sommes
nous-mêmes équipés de cette même cafetière
italienne... Preuve en est donc à nouveau qu'on trouve cette
cafetière en France, mais elle a alors le goût de la France et ne
fait pas le même café qu'en Italie, comme l'illustre ce dialogue
avec notre colocataire. « Mais tu vois, ta cafetière, elle fait
pas du vrai café italien. C 'est pas...le top. C 'est peut-être
aussi que je fais pas le café comme toi ?, Je n 'en mets pas autant..
Oui, c 'est sûr, et puis tu n 'as pas du café italien, mais aussi
c 'est autre chose... »
La situation d'équipement préalable au
départ consistait dans les cas décrits de conserver des pratiques
alimentaires les plus proches possibles de son pays. On retrouve aussi cette
même logique chez des étudiants français en Chine.
En Chine, les yaourts n'ont pas le même goût qu'en
France, très liquides on les mange normalement à la paille. Les
yaourts français y sont quant à eux très chers «
Devant les prix faramineux des produits laitiers Carrefour (8 fromages
blancs 6 euros, 4 yaourts natures pour plus de 3 euros...) »,
plusieurs bloggeurs ont cherché à retrouver le vrai
goût des yaourts français et ont acheté à cet effet
une yaourtière afin de faire par eux-mêmes le produit dont ils
manquent. Comme on peut le lire sur Mon petit blog de
riz111 « Le principe est donc
particulièrement intéressant dans ce pays où trouver un
yaourt digne de ce nom, non liquide et non sucré, relève de
l'exploit. ». D'autres font leur pain en Chine « Moi je fais
mon pain --
110 Fourcade, Marie-Blanche, "Autour d'un café
arménien. La rencontre d'un goût, le partage d'une
expérience diasporique."Diasporas, Histoire et Sociétés,
Vol 7., 2005,
111
http://blogderiz.over-blog.com/article-1223574-6.html,
en ligne le 11 mai 2007
j'ai fais mon pain aux US pendants 10 ans, pas de raisons
que je ne fasse pas mon pain en Chine. »
La démarche d'amener des ustensiles pour reproduire les
pratiques alimentaires auxquelles on est très habitué semble
assez généralisée. Elle se conseille d'étudiant en
étudiant : Shumeï avait préconisé à Tsu Tsu
Tuï d'acheter en Chine le cuit-vapeur pour le riz, les étudiants
français en Chine fournissent beaucoup de conseils sur leur blog et dans
les forums « A ta place c 'est la première chose que j
'emmènerais dans mes valises, cette yaourtière. :) »
Comme nous avons essayé de le montrer, se
préparer au départ, c'est d'abord imaginer sa situation
alimentaire dans le pays d'accueil et appréhender les difficultés
d'approvisionnement en France, sur lesquelles nous reviendrons dans le chapitre
suivant. Mais pour partir, il ne suffit pas de constituer des stocks et de
s'équiper, il faut aussi se former et s'informer.
II. Se former
1) Apprendre des principes de base
La France peut pour certains enquêtés être
le lieu des premières expériences culinaires. Théodora,
Abdelbaki, Tsu Tsu Tuï n'avaient pas en venant en France, une grande
expérience de la cuisine. C'est en effet la première fois qu'ils
vivent seuls, hors du foyer familial. S'ils avaient déjà
préparé quelques plats de temps à autre (pour Abdelbaki),
ou un peu plus souvent pour Théodora, le séjour en France
correspond toutefois à la première prise en charge
complète du cycle culinaire depuis l'approvisionnement jusqu'à la
préparation des repas. Dès lors, avant de partir il faut
apprendre des rudiments de cuisine. Seul un de nos enquêtés en
fait part.
Ce qui l'a poussé à demander comment faire
à manger c'est d'abord une inquiétude face à la
prévision de cette vie en solitaire en France : « Ce qui m
'inquiétait le plus, c 'est comment je vais m 'en sortir, comment moi je
vais préparer, parce que moi j 'ai jamais préparé de
grands plats, quoi, ça c 'est plutôt ma mère, ma soeur.
».
Il a donc dû s'informer auprès des femmes de la
maison et les regarder faire quelques plats. Pour la première fois, il
s'intéresse véritablement aux pratiques culinaires. La formation
a été rapide. Sa mère et sa soeur lui ont expliqué
quelques principes de base, pour la mise en route des recettes :
préparer pour chaque plat, un fond d'huile, d'oignons et de piment, puis
ajouter à cette base les aliments que l'on veut cuisiner. La formation
est dans le cas d'Abdel explicite, il fait la démarche de demander des
conseils, des méthodes. Mais généralement elle est plus
implicite, elle passe par le regard et l'imitation. « Elles m 'ont
expliqué en gros ce que je devais faire. Puis franchement après
je me suis rendu compte que le principe il est simple,
généralement tu mets l 'huile, tu ajoutes de l 'oignon, de la
sauce, tout ce que tu veux quoi, le plat que tu vas faire quoi, ce qui compte c
'est plutôt la sauce, quoi »
Il ne s'agit pas d'une formation mais plutôt d'une
initiation. Cela est peut-être dû à la nature du fait
culinaire. L'art culinaire requiert un peu de technique, construite à
travers les normes, et beaucoup de pratique, liée à un
savoir-faire et à une touche personnelle où s'exprime le talent
du cuisinier. La pratique culinaire est faite de tours de main qu'on ne peut
expliquer parce que quand il manque quelque chose, on rajoute des fois d'une
façon, des fois d'une autre, et ces ajouts ne peuvent être
expliqués. « Même si je vous donne une recette, je sais
que
vous ne la ferez pas comme moi », par là la
cuisinière qu'interroge Y Verdier112 exprime bien que la
cuisine est un « art non écrit qui ne se décrit pas ».
« Nous les cuisinières, on improvise, on rallonge, on rajoute
».
Mais le fait que cette formation rapide, c'est aussi
l'idée que l'étudiant va bien réussir à se
débrouiller, peut jouer aussi l'idée qu'il n'a pas besoin d'en
savoir plus. Rentré au pays, Abdelbaki nous dit qu'il n'aura plus besoin
de faire la cuisine.
On peut noter que la question de la transmission des pratiques
culinaires nous informe sur la modalité de la transmission d'une
mémoire dans les familles aujourd'hui, et plus particulièrement
en situation de migration113. Les informateurs d'Anne Muxel
confirment le rôle essentiel de l'alimentation dans la mémoire
familiale « La nourriture établit, aussi bien par l'acte que par la
parole, un lien de mémoire concret ». Le concret de cette
mémoire s'inscrit dans des recettes, des plats...
La transmission culinaire
Le mode de transmission de la culture culinaire varie d'une
culture à une autre, et d'une famille à une autre. Mais il s'agit
la plupart du temps d'une transmission par observation, non verbalisée.
C'est le cas dans les familles juives ashkénazes interrogées par
Annie Bloch-Raymond, les familles mixtèques décrites par Esther
Katz114, mais aussi les familles espagnoles pour la confection de la
paella (Frédéric Duhart1 15).
D'autre part, le savoir culinaire est touj ours un savoir en
partie empirique, formé par les souvenirs d'odeurs, de saveurs,
d'apparence, de bruits. Parfois, la transmission n'est que partielle. C'est le
cas, par exemple, dans la culture juive, où, bien que la transmission
coutumière par les femmes soit une prescription, les mères
refusent souvent l'accès de la cuisine à leur fille.
D'après Annie Bloch-Raymond, ce phénomène du secret
pourrait s'expliquer notamment par les relations compliquées entre
mère et fille. On observe d'ailleurs souvent une transmission plus
facile entre belle-mère et belle-fille. De nos jours, et dans nos
sociétés occidentales, la transmission est, de plus en plus,
différée dans le temps, commençant souvent au moment
où la jeune femme se met en ménage, et prenant alors,
éventuellement, la forme d'appels téléphoniques à
la mère ou d'achat de livres de cuisine.
Avant d'être familiale, la transmission alimentaire est
collective, c'est-à-dire nationale, régionale ou ethnique. La
tradition est d'autant plus robuste qu'elle comporte des enjeux socioculturels,
par exemple religieux (exemple de la cuisine juive, décrite par Annie
Bloch-
112 Elle est pour tous « la Derlache » selon le
patronyme de son époux décédé.
113 On peut se demander s'il existe une spécificité
de la transmission des pratiques culinaires par rapport aux autres
mémoires de la famille. Qu'en est-il des recettes que l'on se transmet
de mère en fille, ou plutôt de grand-mère à petite
fille ? Des recettes que l'on dit de famille et que l'on a l'obligation de
garder secrètes ? Anne Muxel montre (dans Individu et mémoire
familiale, Coll. Essais et Recherches, Nathan Universités, 2005),
montre la place de la cuisine au sein du processus de transmission
familiale.
Aujourd'hui la logique de l'héritage est soumise
à l'épreuve de la diversification sociale et à l'ouverture
à la mobilité. Pour François de Singly (F de Singly,
Les uns avec les autres. Quant l 'individualisme crée du lien.
Armand Colin, Paris, 2003) il y a aujourd'hui inversion de la relation
d'héritage « La modernité a inventé un mode
d'hériter qui n'est pas le mode traditionnel puisque l'individu se donne
droit d'élire son héritage ».
114 E Katz, « Cuisine quotidienne et cuisine festive en
pays mixthèque (Etat d'Oaxaca, Mexique). Espaces, ustensiles et
préparations culinaires à l'épreuve du changement. »,
Diasporas, Histoire et sociétés, Toulouse 2005
115 F Duhart, « La paëlla domestiquée (Espagne,
France). Réflexions sur l'entrée en cuisine d'un plat venu des
champs. », Diasporas, Histoire et sociétés,
Toulouse, 2005
Raymond1 16) ou esthétiques
(exemple de l'alimentation des femmes peules du Mali, qui conditionne leur
beauté selon des critères de brillance de la peau et de
blancheur, comme l'a expliqué Dorothée Guilhem). Cette
transmission collective, qui participe de la construction identitaire, est
relayée par la transmission familiale qui, au-delà des enjeux
socio-culturels, comporte en plus de très forts enjeux affectifs. Ce qui
se transmet n'est pas une tradition figée. La cuisine française a
intégré au cours du temps, des aliments provenant des cinq
continents. En Afrique, des aliments nouveaux, apportés par la
colonisation (poulet, thé Lipton, lait en poudre, bouillon Kub Maggi),
sont non seulement intégrés dans les habitudes, mais aussi
investis d'un nouveau symbolisme et de vertus positives, du fait qu'ils
évoquent la richesse.
D'après l'enquête menée par Isabelle
Garabuau-Moussaoui117, la famille est le principal lieu
d'apprentissage culinaire et alimentaire dans l'enfance. La
caractéristique de cet apprentissage est qu'il est contextuel. L'enfant
apprend en « baignant » dans la famille ; il vit le quotidien et
l'intègre comme étant la norme. Il apprend à la fois ce
qu'on mange et ce qu'on ne mange pas dans sa famille, dans le pays ou dans la
culture locale. Cette période est capitale pour la formation des
goûts. L'enfant va prendre certaines habitudes, aimer certains
produits.
Le jeu s'avère être un mode important
d'acquisition des pratiques et des rôles liés à la cuisine.
Manger, jouer, observer constituent les trois vecteurs d'apprentissage de
l'alimentation et de la cuisine, et ils forment système dans l'enfance.
C'est sous la forme du jeu que se font les premières pratiques
culinaires, en miniature. La mère par exemple donne un bout de
pâte aux enfants pour qu'ils s'amusent et fassent des gâteaux. Mais
les enfants n'ont pas accès à la cuisson et aux ustensiles
coupants, trop dangereux. Avec les moyens à leur disposition, les
enfants essaient souvent d'imiter la cuisine mais avec plus de liberté,
en mélangeant dans le jardin de la terre, des feuilles, des herbes...
Avec les dînettes, les enfants imitent la sociabilité des
repas.
Partir en France rend nécessaire l'apprentis sage des
méthodes culinaires. Il faut aussi acquérir un ensemble
d'informations sur le pays d'accueil et surtout sur l'offre alimentaire qu'on y
trouve.
III. S'informer
Le départ en France se prépare aussi par
l'acquisition d'un ensemble de données générales sur le
pays. Cet apprentissage passe généralement par un réseau
de connaissances qui ont déjà fait le voyage et en sont revenus
ou qui sont encore dans le pays. On s'intéresse à l'offre
alimentaire du pays, en posant des questions à ceux qui ont
déjà migré, aux structures d'approvisionnement, aux
difficultés.
Anna savait qu'une brésilienne était à
l'ENS l'année d'avant, elle faisait partie de son université et
avait pris contact avec elle avant son départ. Elle lui avait
indiqué par exemple qu'en France la viande était très
chère comparativement au Brésil, et que par ailleurs on ne
trouvait pas les mêmes pièces de viande. En effet, les
brésiliens mangent beaucoup de viande, mais ne sont pas habitués
à consommer les mêmes pièces que les français,
notamment dans le boeuf. Ayant eu vent de cette difficulté
d'approvisionnement en France, elle a effectué des recherches sur
internet. « Avant mon arrivée en France j 'ai fait une
recherche sur internet sur
116 Anny Bloch-Raymond. « Beauté féminine et
esthétique culinaire chez les Peuls du Mali », in Diasporas,
Histoire et sociétés, Toulouse, 2005
117 Garabuau-Moussaoui, Isabelle, Cuisine et
indépendances, jeunesse et alimentation, L'Harmattan, Paris,
2002
la coupe de la viande. C'est différent au
Brésil et en France. Au Brésil quand tu fais un barbecue, c 'est
la partie postérieure de la vache qu 'on mange. On met ça dans le
barbecue. Mais en France, on trouve pas, c 'est impossible de le faire.
»
Nos deux enquêtées chinoises avant de partir
savaient également quels ustensiles elles devaient ramener avec elles
« Avant j 'arrive en France, j 'ai entendu dire il n 'y a pas beaucoup
de machines comme ça en France, donc tous les amis qui est
déjà en France va me dire. » nous Tsu Tsu Tuï.
On ne doit pas négliger le rôle des
universités dans cette circulation de l'information, elles peuvent
mettre en place des forums de discussion ou des tutorats, organiser des
rencontres entre anciens élèves. De même, nous l'avons
déjà évoqué, des forums de discussion entre
expatriés existent. Ils jouent un rôle important dans
l'acquisition de l'information. Comme ce sont des personnes qui vivent à
l'étranger qui les animent, les informations et les conseils fournis
sont généralement précis et pertinents. Les personnes qui
ont un projet de séj our à l'étranger ou à
l'étranger se présentent, essaient d'établir des contacts
avant de partir comme le montre les deux exemples suivants dans l'objectif de
faciliter leur séjour. Le départ très loin de son pays est
toujours angoissant et l'on a peur d'oublier des choses essentielles.
Hey everybody! My name is Kris and I will move to Zurich
by the end of May due to my new job (I work in the hockey field). Currently, I
am studying in an international degree program in Vierumäki, Finland. I am
looking forward to get to know many other expats in Switzerland, especially
from Canada and the US, to go or east out together, etc. I am very open-minded
and I am looking forward to any kind of contact, even if you do not live in
Zurich or Switzerland. Feel free to e-mail me at any time, I can guarantee, I
will respond. I already look forward to hearing from you. Best wishes from
Finland,Kris
2007-03-09 12:57:23
Salut à tous, je suis une française
expatriée à Rome. Y a t-il parmi vous des français expat
en Italie? Paola
2007-21-04
Le coordinateur du blog, un certain Julien accueille tous les
nouveaux membres et les dirige dans la blogosphère. « Welcome
on board Lilou!» Don't forget to add your blog address in your profile and
to locate yourself on the user map Why did you move to Jamaica? All the best,
Julien.
Les expatriés bloggeurs, généralement en
stage dans des entreprises ou travaillant à l'étranger ont plus
de difficultés à rencontrer des personnes de leur pays que des
étudiants participant d'un échange entre universités. Dans
leur cas, le réseau des connaissances est à construire,
d'où l'utilisation des ressources d'internet. Les étudiants
rencontrent dans l'université qui les accueille des étudiants de
leur propre université ou d'autres facultés originaires de leur
pays.Les contacts se nouent alors naturellement.
Comme nous l'avons signalé, nous vivons en colocation
avec des étrangers. C'est au mois de février que les
étudiants en Erasmus retournent dans leurs pays. Nous avons
assisté à plusieurs rencontres entre Giovanni et de nouveaux
italiens arrivés nouvellement dans la résidence. On assiste
à un véritable passage de relais : Giovanni ayant fait la
connaissance de Christina italienne nouvellement arrivée, à un
cours de français, l'a invité à manger afin de lui
présenter
ses amis italiens de la résidence. Au cours de ce repas,
il lui a transmis l'ensemble de ses connaissances sur Lyon, l'école
normale, les réseaux d'italiens.
V Marques Boscher 118 montre l'importance des
associations de migrants pour les individus. Une association sert de relais
permettant la rencontre des personnes venant d'un même pays. Ces
rencontres permettent la recomposition d'un groupe qui deviendrait un groupe de
référence remplaçant celui laissé au pays
d'origine. Ces rencontres permettent également la création de
différents réseaux de sociabilité (de fête, de
repas, culturels, etc.). A travers ces réseaux, les personnes vont
retrouver un certain nombre de valeurs, d'habitudes et une vie sociale proches
du pays d'origine.
Les associations qu'elle étudie apparaissent «
comme un sas où la « communauté » d'origine sert de
repère culturel et de soutien affectif aidant les personnes à
reconstruire leur identité dans la société d'accueil.
»
Or il existe au sein de l'ENS une Association des Etudiants
étrangers de l'ENS LSH, elle possède un site
internet119. Organisée par les étudiants
étrangers, elle met en place des colloques, des manifestations et offre
aux étrangers de l'école des renseignements120. En
décembre 2006, l'ASSET a organisé une rencontre avec les autres
étudiants : sur l'idée de son secrétaire
général Othmane BENNEILA, il s'agissait d'une rencontre
inter-étudiants où chacun des étudiants étrangers
avait pour mission de faire découvrir des spécialités
culinaires.
On a essayé de montrer que le séjour à
l'étranger se prépare de diverses manières pour les
étudiants. Deux logiques complémentaires existent. La
première consiste à acheter chez soi avant de partir les produits
dont on anticipe qu'ils seront impossibles à trouver en France ou bien
trop chers par rapport à leur coût dans le pays. L'étudiant
peut également s'équiper en ustensiles. La seconde logique
consiste à s'informer de façon diverse avant son
départ.
Une fois arrivé dans le pays étranger, l'une des
premières choses à faire consiste à faire ses courses
alimentaires. Le chapitre suivant a pour objectif d'étudier ce en quoi
consiste cette pratique dans un pays dont l'offre alimentaire est
différente de celle de son pays. Quelles sont les difficultés
d'une pratique pourtant quotidienne ?
118 V Marques Boscher, « La feijoada : plat
emblématique, expression d'une identité brésilienne en
France », XVIIème congrès de l'AISLF. Tours juillet 2004. CR
17 « Sociologie et anthropologie de l'alimentation ».
Lemangeur-ocha.
com. Mise en ligne juin 2005
119
http://asset.ens-lsh.fr/index.htm
120 Voici les objectifs de l'association tels qu'ils sont
décrits sur le site web
L'association vise à faciliter l'acclimatation,
l'intégration et l'adaptation des étudiants étrangers de
l'ENSLSH à la vie de l'Ecole, à Lyon et en France. Elle permet
aux étudiants étrangers dès leur arrivée de mieux
représenter leurs souhaits auprès de l'administration. Elle
constitue un espace d'expression culturelle des représentants des divers
pays du monde. Elle permet de créer un réseau mondial de
communication entre normaliens et étudiants étrangers, ainsi
qu'avec les étudiants étrangers et autres de l'ENS-Lyon. Elle
contribue ainsi par ses actions à l'animation culturelle, sociale et
associative de l'Ecole. Elle est nonidéologique et laïque.
Chapitre cinq
L 'Approvisionnement
La situation d'approvisionnement en France se décompose
en deux types de pratiques liées à des registres alimentaires
différenciés. A priori en France, les étudiants
étrangers sont face à plusieurs possibilités : soit ils
décident de manger d'une manière qui se rapproche le plus
possible de chez eux, soit ils modifient leurs pratiques alimentaires et
s'initient à la nourriture française. Ces choix, qui n'en sont
pas vraiment comme nous le verrons dans un chapitre ultérieur, mettent
en oeuvre deux situations différentes face à la situation
d'approvisionnement.
Du point de vue de l'approvisionnement, c'est lorsque
l'étudiant cherche à retrouver en France les produits typiques de
son pays que la démarche est source de difficultés. C'est cette
situation dont il sera question en priorité dans cette partie
dédiée à l'approvisionnement, on se concentrera sur les
difficultés propres à la découverte d'une nouvelle offre
alimentaire en France.
I. Les difficultés d'un approvisionnement en
produits du pays d'origine
1) La contrainte de coût : l'effet-revenu et
l'alimentation
La contrainte de revenu peut être un
élément déterminant des achats alimentaires : le revenu
commande le choix des produits, et par là, leur agencement en plats et
menus. On peut supposer qu'existent deux attitudes idéal-typiques : une
attitude de restriction alimentaire, le choix de consacrer une part importante
du budget à d'autres postes qu'à celui de l'alimentation, et une
attitude hédoniste caractérisée par la volonté
affirmée de bien manger, qui se traduit pour des catégories
migrantes par la volonté de manger au plus proche de ses habitudes
alimentaires. Les restrictions du budget alimentaire rendront difficiles la
reconstitution d'un style ethnique d'alimentation. Nous faisons
l'hypothèse qu'il existe un effet-revenu en ce qui concerne
l'alimentation : l'individu réalise un arbitrage dans sa consommation
entre l'achat de produits français et l'achat de produits de son pays
d'origine. Parmi les étudiants que nous avons interrogés et les
bloggeurs avec qui nous sommes rentrés en contact, tous les
garçons adoptent la même attitude de restrictions du coût de
l'alimentation. Giovanni, Abdelbaki et Mickaël témoignent tous du
souci de diminuer le coût de l'alimentation : ils achètent des
produits premier prix, ne mangent pas à la cantine pour des raisons
économiques. Faut-il incriminer la variable sexe ou plutôt la
variable origine sociale. Ces trois étudiants figurent aussi parmi les
étudiants qui sont de l'origine la plus modeste relativement aux autres
étudiants observés.
Les produits du pays d'origine sont rares et
nécessairement plus chers. Leur achat nécessite un investissement
financier ainsi qu'un investissement en temps. Il ne faut pas négliger
la dimension temporelle : notre population est constituée
d'étudiants ayant entre 24 et 28 ans, faisant des études
supérieures longues, ils sont en master 2 ou en thèse. Le manque
de temps est donc une situation majeure pour ces étudiants : or suivant
leur localisation géographique, se rendre dans un magasin
spécialisé peut représenter un fort investissement, que
tous ne sont pas prêts à fournir.
Le revenu peut représenter un niveau extrême
contrainte pour les groupes qui dépendent des importations de produits
exotiques, nécessaires à la préparation des plats
ethniques. Le coût des produits alimentaires auxquels l'individu est
habitué peut représenter une des causes essentielles de
l'explication des comportements d'innovation en matière de pratiques
culinaires. C'est parce que les produits typiques sont trop chers que l'on se
résout à
abandonner un certain nombre d'aliments authentiques au profit
d'aliments français. La créativité sur le mode alimentaire
peut être rapportée dans certaines conditions à
l'économie du marché d'insertion.
2) Les produits du pays d'origine sont-ils disponibles en
France ?
En ce qui concerne l'approvisionnement, Emmanuel
Calvo121 distingue deux situations possibles : soit les aliments du
pays d'origine du migrant appartiennent aussi bien au mode alimentaire du
groupe qu'à la société d'insertion dans ce cas-là
l'approvisionnement ne revêt pas une importance particulière, soit
les aliments sont difficilement trouvables dans le pays hôte.
C'est lorsque les produits alimentaires recherchés ne
sont pas aisément accessibles, que l'approvisionnement devient une
étape essentielle et décisive de la préparation culinaire.
Elle demande une période d'apprentissage selon le degré
d'éloignement culturel de la société du migrant à
la société d'accueil et peut représenter un obstacle plus
ou moins grand à la reconstitution des recettes de son pays. Le plus
souvent, toutes les denrées ne peuvent être trouvées
facilement. Comment faire ses courses à l'étranger ? Quelles
attitudes adopter dans des supermarchés dont on ne maîtrise pas la
langue ? Faut-il acheter ou non des produits que l'on ne connaît pas, et
dont on ne sait pas bien à quoi ils servent ?
Jean-Pierre Hassoun et Anne Raulin122 se demandent
« Que reste-t-il de la notion d'exotisme alimentaire à
l'époque de ce que certains appellent le « village
planétaire » ? Vivons-nous dans un état culinaire
indifférencié ? Leurs observations ethnographiques dans des
grandes et moyennes surfaces de la région parisienne leur permettent de
conclure à un certain affadissement de la notion d'exotisme, du moins
dans ces magasins123. En effet chez Carrefour, Mammouth et autres
Intermarché qui dessinent pour une large part le paysage alimentaire de
la France des années 90, l'industrialisation, la production de masse, et
la mondialisation des relations commerciales ont conduit à standardiser
et à rapprocher des produits qui, hier, étaient exotiques, rares
et difficiles d'accès. Dans ce mouvement, l'exotisme alimentaire a
tendance, si ce n'est à disparaître, tout au moins à
nettement s'affaiblir ou s'affadir. Les produits exotiques les plus
répandus tels que le parmesan, le mascarpone, les nems, les tapas, les
chipolatas, les merguez, la purée de pois chiche... sont aisément
accessibles dans les supermarchés traditionnels. Mais ce qui est vrai
pour certains éléments de la cuisine asiatique et de la cuisine
du Maghreb l'est beaucoup moins en ce qui concerne la cuisine roumaine ou
brésilienne ou encore des produits asiatiques... moins répandus.
Les produits spécifiques à certaines régions ne se
trouvent pas en France.
Une autre difficulté surgit pour les groupes tenus
à l'observance stricte de prescriptions religieuses qui doivent se
procurer les aliments là où l'offre en garantit la qualité
culturelle. Pour ces produits qui doivent être présentés
conformément aux rites établis par les règles culturelles
(viandes halal et cachère), ou qui doivent résulter d'une
préparation aboutissant à
121 Emmanuel Calvo, « Migration et alimentation »,
Cahiers de sociologie économique et culturelle, n°4,
décembre 1985
122 Jean-Pierre Hassoun et Anne Raulin, « Homo exoticus
», Mille et une bouches. Cuisines et identités culturelles,
Collection Autrement, Paris, 1995
123 Il apparaît en effet que les lieux de distribution
fréquentés par les couches supérieures et/ou moyennes,
tels que Monoprix ou encore L'épicier de l'exotique. Bernard
Broquière, Le Comptoir colonial, adoptent des classements
différenciés pour les produits. Par-delà l'offre
habituelle du rayon alimentaire, l'exotisme peut se repérer dans de
nombreux endroits par la présence de rayonnages qui classent l'offre
alimentaire par nationalités
des présentations spécifiques,
l'approvisionnement comporte un degré supplémentaire de
difficulté. Il ne s'agit en effet plus seulement de retrouver un produit
identique ou au mieux équivalent puisqu'il faut qu'il soit
préparé selon certaines règles.
L'approvisionnement en France en produits spécifiques
d'un pays étranger dépend de l'existence d'une offre en produits
alimentaires étrangers et de leur facilité d'accès.
Celle-ci est liée à la structuration des groupes migrants dans le
pays et de l'histoire des relations du groupe avec le pays ou la commune, de
l'existence de circuits de production et de distribution, ainsi que de leur
efficience. S'ajoute alors à la difficulté matérielle de
l'accès aux marchandises, le coût de celles-ci. Nécessitant
des techniques difficiles à mettre en oeuvre, les produits sont rares et
chers, le circuit de ravitaillement n'est constitué que de quelques
points de vente.
L'étudiant doit se familiariser à une nouvelle
géographie alimentaire. Il faut distinguer trois sources
différentes d'approvisionnement : les petites et moyennes surfaces
françaises (tels que Atac, Casino, Ed, Lidl, Carrefour), les magasins
spécialisés (magasins asiatiques, marchés de fruits et
légumes à identité étrangère
dominante124), et enfin une source de nature différente le
don. Le don n'est pas une source quantitativement importante d'aliments, il se
matérialise sous différentes formes : le colis des proches ou de
la famille reçu sur place, le don des autres personnes de sa
nationalité à l'étranger. Une autre stratégie
d'approvisionnement, mentionnée par E Calvo, pourrait être
distinguée, mais elle n'apparaît pas chez des étudiants,
c'est celle qui consiste à cultiver son propre jardin potager, pour
avoir à disposition et à un coût moindre les denrées
de base de son alimentation.
Les modes d'approvisionnement sont distincts selon les
produits. Si les gens se tournent vers les grandes surfaces pour faire le gros
plein des courses, ils se tournent régulièrement vers les petits
commerçants « ethniques » pour l'achat de certains produits :
l'achat de la harissa, du piment, c'est à dire des produits les plus
spécifiques.
Les stratégies mises en oeuvre par les groupes pour se
procurer l'ensemble des denrées alimentaires dépendent de
l'insertion du groupe dans la société et plus
particulièrement dans un réseau de relations. Suivant leurs
nationalités, les étudiants étrangers sont
inégalement bien lotis quant à l'existence ou non de magasins
spécialisés. Les étudiants asiatiques et maghrébins
sont de ce point de vue extrêmement bien lotis à Lyon. Ils
disposent d'un grand nombre d'épiceries
spécialisées125, où ils peuvent trouver
l'essentiel des produits recherchés.
124 Notre enquête se déroulant à Lyon,
nous faisons ici référence en particulier au quartier de la
Guillotière et notamment à la rue Passet dans le 7ème
arrondissement. Situé sur la rive gauche du Rhône ce
quartier Asiatique s'inscrit dans un rectangle dont les quatre
côtés sont respectivement, la rue Basse Combalot, la rue
d'Aguesseau, la place Raspail et la rue de Marseille. On y trouve
essentiellement des épiceries dont les étalages offrent une
grande variété de produits d'origine avec des commerçants
et des clients qui parlent le plus souvent le chinois, mais également
trois ou quatre boutiques de vêtements traditionnels, un artisan chinois
spécialiste en bâtiments et des restaurants chinois,
coréens assez nombreux.
125 On pourrait aussi parler de magasins exotique, mais de
façon stricte, on définit comme exotique l'établissement
distribuant des produits spécifiques à une population dont n'est
pas issu le commerçant. Or ce n'est pas le cas pour les magasins
asiatiques ou tunisiens par exemple. Par ailleurs, nous ne pourrions faire
rentrer Carrefour dans cette catégorie si nous utilisions le vocable
exotique.
Ce qui caractérise ces lieux, ce n'est pas la
présence de produits exotiques, on en trouve aussi à La
Grande Epicerie de Paris ou Monoprix, Carrefour c'est leur
omniprésence. Remarquons que l'appellation exotique est
réservée à l'alimentaire.
En revanche les étudiants brésiliens, roumains
ne peuvent à Lyon se fournir en produits de leur pays, à moins de
chercher dans tous les magasins étrangers au cas où les produits
s'y trouveraient. Ainsi, un ou deux produits brésiliens peuvent se
trouver dans les magasins africains. Par contre, les produits roumains ne sont
pas disponibles même dans les épiceries spécialisées
dans les produits des pays de l'est. La situation des étudiants
italiens, américain et allemands est encore autre. C'est la trop grande
proximité de ces pays avec la France qui explique l'absence des produits
de ces pays parmi les produits considérés et vendus comme
exotiques en France126. Les denrées qui sont
considérées comme exotiques en France doivent dépayser,
inviter au voyage. On peut imaginer que le mangeur français ne res sent
pas le besoin de manger du gorgonzola de montagne, très riche en
goût alors qu'il a déjà à sa disposition un grand
nombre de fromages, c'est pourquoi cette variété du produit n'est
pas importée et manque en France. L'exotisme italien en France est
très ancien puisqu'on le trouve dès les années 1920, il ne
provient au début que d'une Italie conçue dans sa
globalité. Au fur et à mesure, il a été
prêté attention à la cuisine des différentes
régions d'Italie, et l'exotisme semble se faire plus rigoureux et plus
respectueux des cultures régionales.
II. Entre supermarchés et magasins
spécialisés: l'apprentissage du choix des produits
1) L' approvisionnement nécessite un
apprentissage
L'approvisionnement demande une période
d'apprentissage. En effet, il nécessite un changement adaptatif
puisqu'il s'agit d'apprendre les éléments d'un nouveau classement
pour pouvoir se procurer les denrées alimentaires dans un contexte
socio-économique plus ou moins accessible.
L'approvisionnement requiert une adaptation à une
nouvelle taxinomie et à une nouvelle géographie des
denrées alimentaires qu'il est nécessaire de maîtriser, si
l'on veut continuer à manger dans le pays d'accueil de la même
manière que dans le pays d'origine. De façon
générale, il faut apprendre la géographie spatiale de
l'offre alimentaire de la ville, les rythmes saisonniers pour l'acquisition de
certains produits, mais également les règles sociales de
l'échange marchand dans les magasins généraux et
spécialisés, on peut en effet penser que des relations
particulières s'établissent dans les magasins asiatiques entre
les étudiants asiatiques et les marchands.
Des observations répétées dans le
Supermarché Asie de la rue Passet à Lyon nous font
penser que les relations avec les marchands sont cordiales et se font sur le
mode de la connivence. On
On ne se situe dans le cas qui nous préoccupe pas non
plus dans des commerce communautaires que Ma Mung « distribution de
produits spécifiques à des membres de la communauté dont
est issue le commerçant Selon le définition de Ma Mung [Ma Mung,
E « L'expansion du commerce ethnique : Asiatiques et Maghrébins
dans la région parisienne », Revue Européenne des
Migrations Internationales, vol 8, p 105- 133] définit comme la
« distribution de produits spécifiques à des membres de la
communauté dont est issue le commerçant.
126 Faustine Régnier distingue quatre pôles
différents de l'exotisme : des îles (très en vogue dans les
années 30, méditerranéen (Italie et Espagne) en vogue dans
les années 80-90, un exotisme du proche de l'Europe de l'Est, un
exotisme asiatique qui a aujourd'hui la côte. A chacun de ces pôles
de l'exotisme sont rattachés des saveurs : ainsi en France on rattache
à l'exotisme italien une cuisine élaborée, gastronomique,
généralement salée.
Régnier, Faustine, L 'exotisme culinaire. Essai sur
les Saveurs de l'autre, Paris: Maison des Sciences de l'Homme, Puf
Le lien social 2004.
n'observe pas le même type d'interactions entre les
vendeurs et les acheteurs selon que ceuxci sont asiatiques ou occidentaux. Nous
n'avons pas poussé nos observations assez loin pour pouvoir dire quelque
chose de précis à ce propos, par ailleurs notre
méconnaissance de la langue chinoise ne nous permettait pas
d'appréhender de façon efficiente (!) les interactions verbales
entre acheteurs et vendeurs.
Nous avons plus haut montré combien la nature de l'acte
alimentaire le rendait particulier. La nature même de l'acte alimentaire
et de l'ingestion qu'elle nécessite, l'incorporation d'un aliment
extérieur à soi qui devient soi par ce principe même
d'ingestion détermine à chaque phase de l'acte alimentaire un
« pari vital ».
Les étudiants étrangers sont confrontés
à une modification des aliments disponibles, ce qui met en jeu la
question de la comestibilité. Nous savons que chaque groupe social
possède un cadre de références guidant l'élection
de ses aliments. Avec la migration, ces faits peuvent prendre un relief
particulier. Les individus portent en eux une catégorisation de produits
comestibles et la mettent en pratique quotidiennement ne trouvant pas les
mêmes aliments dans les rayons des supermarchés
fréquentés. L'étudiant français en Chine ou
l'étudiant chinois en France sont parmi les étudiants
étranges les plus dépaysés, l'offre alimentaire n'est pas
du tout la même d'un pays à l'autre.
L'arrivée en France peut aussi pour certains consister
en un apprentissage de la responsabilité des achats alimentaires. Pour
certains étudiants, plus généralement les
enquêtés de sexe masculin, l'arrivée en France
coïncide aussi avec la première réalisation des courses
alimentaires. La difficulté d'être dans un pays étranger se
double donc des premières négociations avec soi de la
réalisation d'un « plein ». L'étudiant se confronte
donc au difficile choix dans les rayons, à la hiérarchisation de
ses besoin, selon le budget qu'il s'accorde, mais aussi de façon plus
pragmatique ce qu'il peut porter raisonnablement du magasin jusqu'à chez
lui à la force de ses bras.
a) « Sherlock Holmes à Carrefour127 » en
Chine
Pour les français qui habitent loin de chez Carrefour,
s'y rendre relève de l'expédition. Il faut traverser une bonne
partie de la ville, changer plusieurs fois de bus ou même lorsque les
lignes ne sont pas construites ou que l'on habite trop loin des lignes s'y
rendre en taxi.
« Pour les produits d'importations, comme le fromage,
les pim's, toblerone, salami, saucisson sec... Bon, bon, j'arrête la
torture, y'a le Jialefu (Carrefour) de Gubei !! C'est le paradis ! Le seul
problème (mis-à part les prix), c 'est que la station existe mais
n 'est pas encore ouverte, donc taxi...Je viens d'arriver il y a à peine
2 mois et je ressens aussi le "mal de la nourriture" ! (J'avoue donc m
'être jetée sur le Nutella...) »128
Cela exige donc un investissement financier et un
investissement en temps. Il faut donc pour comprendre ce déplacement
chez Carrefour que les personnes désirent ardemment goûter
à nouveau à des produits français.
Nous empruntons ce titre à une chronique de Mimine sur
son blog. Le titre permet d'exprimer sous une forme ludique que le
repérage spatial dans une grande surface que l'on ne connaît pas
est difficile. Nous en faisons également l'expérience en France
dans les épiceries
127
http://mimine.uniterre.com/9453/Sherlock+Holmes+%E0+Carrefour.html,
accès le 12 avril 2007
128
http://www.celine-en-chine.com/article-1147090-6.html,
asiatiques, il faut donc s'imaginer perdu dans une grande
surface dans laquelle les panneaux et différentes signalitiques sont
écrits dans une autre langue que notre langue maternelle. Mimine raconte
avec force détails et beaucoup d'humour ce qu'implique pour un
français de se rendre pour la première fois chez
Carrefour129. Il faut se repérer dans le dédale des
rayons pour trouver le rayon des produits importés, apprendre à
demander ce que l'on cherche aux vendeurs, et faire le deuil de ses grands
espoirs devant l'étroitesse du rayon.
« Je me suis retrouvée devant un tout petit rayon
avec :
- Des pâtes
- Des boites de cassoulet, de tomates, de thon
- Des boites de langues de chat
- Des céréales et barres chocolatées
- Des pots de confiture
Au prix de plusieurs massages, d'origines variés : France,
Australie, Japon, Italie, Allemagne,... »
b) Apprendre à reconnaître et à choisir
les aliments
En raison de l'importance de l'alimentation, l'étape de
l'approvisionnement est à gérer avec dextérité par
les étrangers. C'est pourquoi, au vu des difficultés que nous
mettrons à jour, nous parlerons de stratégie pour rendre compte
de la difficulté et des aménagements tactiques, techniques que
nécessite le fait de faire les courses. Nous définissons le terme
de stratégie comme un ensemble cohérent de décisions que
l'on se propose de prendre face aux diverses éventualités qui
s'offrent.
Le premier pas dans la stratégie d'approvisionnement
consiste à acquérir la maîtrise du vocabulaire de la langue
du pays, notamment la taxinomie alimentaire afin de pouvoir repérer les
aliments désirés dans les étalages, ou à
défaut de pouvoir les demander à un vendeur. Il faut donc
apprendre à nommer les aliments avec le mot juste, de façon
à ce que l'interlocuteur puisse comprendre et accéder à la
demande.
Le second pas dans la démarche d'approvisionnement
consiste à apprendre à faire les courses dans un magasin
étranger, dont on ne connaît nécessairement pas
l'agencement spatial. De plus, en tant qu'étranger, l'étudiant ne
connaît pas l'offre alimentaire du supermarché : il ne sait pas
quels sont les produits qu'il peut raisonnablement espérer trouver, ni
à quel prix, il ne maîtrise pas la qualité des produits et
la gamme de ces derniers.
Le moment de faire les courses peut donc être
décrit comme un pari : un pari sur la qualité des aliments qu'il
achète parce qu'ils ressemblent à des produits connus ou qu'il
croit reconnaître, un pari sur des aliments qu'il n'a jamais
goûté et qu'il va tester faute de retrouver l'ensemble de ce qu'il
était venu chercher.
Il n'est pas rare que le premier passage en magasin se solde
par un très petit nombre d'achats, l'étranger étant
uniquement venu chercher les aliments qu'il connaissait. Ainsi Théodora,
étudiante roumaine me confie que les premiers jours de son
arrivée en France, elle ne cherchait dans les magasins que des produits
connus, reconnus. Elle n'achetait alors que des aliments de base et ne se
risquait pas à acheter des produits inconnus. Cette attitude de
recherche des aliments connus reste assez présente. Théodora
conserve encore plusieurs mois après son arrivée en France le
réflexe de chercher des produits de son pays. Dans chaque
129 Nous renvoyons à la lecture à l'annexe
intitulée Sherlock Holmes à Carrefour, pour la lecture dans son
intégralité de cette chronique.
nouveau magasin, elle garde l'espoir de pouvoir trouver une
denrée rare et de fait ardemment désirée, en l'occurrence
une pièce de viande particulière.
Faire les courses nécessite donc un apprentissage de la
résignation à ne pas trouver les produits connus et l'apprentis
sage progressif de la qualité des aliments que l'on trouve, qui peut
être décrit dans les termes de la confiance. Le mangeur
étranger doit se résigner à faire confiance
progressivement aux aliments trouvés, à défaut de ne
pouvoir manger.
Il existe donc une véritable compétence à
faire les courses. Pour Dominique Desjeux130 « les courses sont
des analyseurs de l'apprentissage social lié à la cuisine, c'est
à dire d'une compétence spécifique à
acquérir pour bien choisir les produits ».
Chacun va en priorité vers les denrées dont il
connaît l'usage, le goût et la représentation, puis
s'autorise progressivement des écarts par rapport aux produits
connus.
2) Pourquoi se rendre dans un magasin
spécialisé ?
Il existe un processus d'appropriation physique et sentimental
de l'aliment, dans lequel entre précisément la modalité de
son acquisition et donc le lieu de son achat. La connotation de l'objet n'est
pas donnée, mais construite et contextuelle. Ainsi un produit se
construit comme typique, exotique dans l'interaction entre le vendeur et
l'acheteur. Nous avons fait plus haut l'hypothèse que dans les magasins
spécialisés, les relations entre le vendeur et l'acheteur
dépendaient de la nationalité supposée de l'acheteur. Par
contre, les relations neutres dans un supermarché tels que Atac ou
Carrefour sont anonymes et neutre d'un point de vue affectif.
On peut imaginer que le sentiment de cuisiner le plus chinois
possible s'actualise plus facilement lorsque l'achat est réalisé
dans un magasin spécialisé. L'une des dimensions de la cuisine
d'un étudiant étranger est en effet la volonté de cuisiner
au plus proche de ses traditions131, or on peut faire
l'hypothèse que l'un des éléments rendant possible le
sentiment de cuisiner comme chez soi, est le fait d'acheter des produits
importés. Ceux-ci sont en effet plus proches de chez soi et de fait
seraient les seuls à donner naissance à une cuisine chinoise. Par
ailleurs, lorsqu'on achète ses produits dans un magasin
spécialisé, l'achat est émotionnellement plus fort et
appartient moins à l'ordre des achats ordinaires, qui se ressemblent.
Pour une partie des étudiants que nous avons
interrogé, le passage dans les épiceries
spécialisées est quotidien, tandis que pour d'autres il est
ponctuel. Au début du séjour en France, l'achat est ponctuel dans
les épiceries spécialisées, il est une forme de gestion de
la pénurie (économie de temps et d'argent), lorsque les autres
sources d'approvisionnement ne disposent pas des produits recherchés, ou
que l'on maîtrise mal ces sources.
L'approvisionnement préventif au pays et la
réception de colis ou l'obtention des aliments par échange dans
des réseaux d'interconnaissances permet seul de s'assurer de l'origine
exacte des denrées, ce qui est fondamental s'agissant d'aliments dont
l'une des fonctions est la valeur remémorative des saveurs du pays.
Abdelbaki est très suspicieux quant à l'origine des épices
qu'il consomme, son stock initial arrivant à épuisement, il en a
demandé à sa mère, parce qu'il suspecte les épices
qu'il peut trouver sur Lyon de n'être pas tunisiennes mais
algériennes ou
130 Desjeux, Dominique, « Préface »,
Alimentations contemporaines, sous la dir. de Garabuau-Moussaoui
I., D. Desjeux,, L'Harmattan, Paris, 2002
131 Nous analyserons ce phénomène en détail
plus avant dans la démonstration.
marocaines. On retrouve la même logique lorsque Tsu Tsu
Tuï ou Shumeï discutent la qualité des produits vendus dans
les épiceries asiatiques : ce qui est mis en doute c'est
l'authenticité de ces produits qui sont moins familiers que ceux que
l'on a achetés soi-même. En définitive, l'achat dans une
épicerie spécialisée s'intègre dans un ensemble
plus vaste qui inclue différentes sources d'approvisionnement.
La qualité des produits du pays à
l'étranger
La question qui se pose si le mangeur se rend dans un magasin
spécialisé est de savoir si les produits qu'il y trouve sont de
qualité identique à ceux qu'il trouverait dans son pays. Nous
retrouvons ici le problème de la confiance que nous évoquions
plus haut.
« En Chine, beaucoup d'aliments sont nommés «
France », « Paris », ou sont décorés avec l'arc de
triomphe, la tour Eiffel,... J'ai essayé des « France Bread
». Honnêtement, diffuser ce produit sous le nom de France
ça fait mal !!! C'est pas DU TOUT du pain !!! » nous raconte
Emeline Dommanget sur son blog Mimine en Chine. Souvent les
expatriés ne sont pas satisfaits de leurs achats de produits
spécialisés132. Ces produits sont fortement investis,
et en réalité ils ne sont pas aussi bons que prévus.
Pour les produits frais, tels que le tofu, les
pâtés impériaux, les produits surgelés, les fruits
et les légumes, un autre problème s'ajoute. C'est le
problème de la confiance, déjà évoqué. Il
est particulièrement présent pour les étudiants asiatiques
que j 'ai interrogés et se pose pour eux pour les magasins
spécialisés chinois. Tous les étudiants asiatiques
expriment une certaine méfiance et résistance face aux produits
vendus dans les épiceries asiatiques, dont ils regrettent la mauvaise
qualité. Voici les propos de Tsu Tsu Tuï qui se rend très
régulièrement dans ces magasins et qui juge leur qualité
approximative.
« Il y a seulement deux choses je vais acheter au
supermarché chinois. Les autres je préfère acheter chez
Atac, au supermarché française, parce que avec des produits, j'ai
trouvé un problème avec les produits chinois, peut-être c
'est pas euh.. comment dire, c 'est peut-être pas le problème pour
tous les supermarchés chinois, mais euh ; il y a quelques, plusieurs
supermarchés chinoises euh vend les produits pas très
fraîches
C 'est pas très frais. Et parce que un jour je suis
allée à la supermarché chinoise, mais je trouvais que
beaucoup de choses n 'étaient pas, n 'ont pas marqué de dates. C
'est pas bon, et je préfère...Et pour les choses frais, je n
'aime pas, je n 'ai pas trouvé là-bas »
Les produits importés n'ont pas toute la
fraîcheur attendue, les dates de péremption ne sont pas
respectées. Nous avons prêté attention à cette
question lors de nos observations et nos achats, nous n'avons jamais
été confrontés à ce problème là.
Aller au marché pour « faire des
retrouvailes ethniques »
Sophie Bouly de Lesdain133 défend
l'idée, à partir de l'exemple des migrantes camerounaises en
région parisienne, que l'étude des réseaux
d'approvisionnement offre une grille de lecture pertinente pour l'étude
de l'alimentation et de l'intégration, puisqu'elle conduit, avant la
132 Surtout lorsqu'ils tiennent compte du prix que ces produits
leur ont coûté comparativement à leur coût en
France.
133Bouly de Lesdain, Sophie, « Alimentation et
migration, une définition spatiale », Alimentations
contemporaines, sous la dir. de Garabuau-Moussaoui I., D. Desjeux,,
L'Harmattan, Chapitre 4, Paris, 2002.
consommation, à s'interroger sur le rôle du mode
d'acquisition dans l'identité de l'objet et celle de son
acquéreur. La connotation de l'objet n'est donc pas donnée, mais
construite. L'identité de l'aliment s'acquiert donc dans un circuit
d'achat précis.
De même, Dinh Trong Hieu134 indique combien
fréquenter un supermarché chinois, un marché de produits
tropicaux sert pour les étrangers asiatiques à se ressourcer. On
va dans les supermarchés asiatiques autant pour se ravitailler, ou
acheter de quoi subsister que pour y faire des « retrouvailles ethniques
». On y va en compagnie, en petits groupes, ou on y va pour y rencontrer
ses amis, ses compatriotes. Lors d'observations dans les magasins asiatiques de
la rue Passet, nous avons régulièrement observé des
groupes d'étudiants de trois ou quatre personnes qui choisissaient
ensemble dans les rayons, commentaient les produits. Au final, leurs paniers
étaient remplis de façon identique.
Mais ne généralisons pas trop vite.
Sophie Bouly de Lesdain135 a réalisé
une monographie du marché de Château rouge localisé dans le
XVIIIe arrondissement à Paris. Ce marché est
généralement considéré comme africain. On y
retrouve en effet des commerçants du Cameroun, du Zaïre, de la
Côte-d'Ivoire, du Congo à la fois dans le secteur de l'alimentaire
et dans d'autres secteurs136. Pour un individu la fonction
première du passage à Château Rouge est la
convivialité, l'approvisionnement n'est pas touj ours utile.
Cependant des clientes tiennent un discours fonctionnel qui
fait dominer le rationnel au détriment de l'affectif « je fais mes
courses à l'européenne : je prends, je pars ». Le passage
à Château-Rouge est appréhendé comme devant
être ponctuel et fonctionnel.
Une des enquêtées, une étudiante
camerounaise explique « Je n'ai pas le temps de vivre Château-Rouge
»137. Nous pouvons extraire deux informations de cet
extrait. Tout d'abord, le marché de Château-Rouge « se vit
», c'est à dire qu'il est porteur d'une ambiance, d'odeurs. C'est
donc le signe que se rendre dans un magasin spécialisé n'est pas
neutre d'un point de vue affectif. On y recherche souvent plus que le seul
produit acheté. On y va pour se plonger dans une atmosphère
d'odeurs138, de contacts, de rencontres. L'odeur
précède et participe à l'expérience culinaire ; on
apprend à aimer les odeurs que nous reconnaissons dès la toute
petite enfance, lors de notre processus de socialisation.
Deuxièmement, une information importante pour nous est
ici indiquée : l'étudiant n'a pas le temps de « vivre le
marché ». Prendre le temps d'aller à Château Rouge est
déjà un investissement en temps suffisamment important, pour ne
pas prendre en plus le temps de flâner. L'envie de prendre son temps dans
ce marché reflète le sentiment de s'y sentir chez soi. Sophie
Bouly de Lesdain indique que le marché de Château rouge rappelle
le souk, le marché
134 Dinh Trong Hieu, « Notre quotidien exotique. Les
repères culturels dans l'alimentation de l'"Asie en France" »,
Ethnologie française, 1997.
135 Op cit
136 On y trouve des tailleurs, des coiffeurs... Les entretiens de
l'auteure n'ont été réalisés qu'avec les
propriétaires de commerces alimentaires.
137 Tsu Tsu Tuï prend le temps de flâner dans les
épiceries asiatiques, elle s'y rend très
régulièrement, tandis que Shumeï n'aime pas trop y aller,
parce qu'elle trouve que ces magasins sont un peu loin. 138 On trouve de
nombreuses références dans la littérature consacrée
aux magasins asiatiques aux odeurs particulières de ces magasins.
Notamment M Chiva, « L'amateur de durian », in La gourmandise.
Délices d'un péché, Paris, Coll Mutations/Mangeurs,
Autrement, 1993. « Mais on découvre encore autre chose : un univers
d'odeurs inconnu, surprenant, qui ne ressemble à rien, mais qui comporte
aussi de forts accents de terre et de mer, de viscères et d'humus, de
pourriture ou de fermentation, difficiles à identifier, à
comprendre et à accepter pour l'Occidental que nous sommes. » p
4
est noir de monde, on se marche sur les pieds dans les
boutiques. Les femmes camerounaises achètent la nourriture à
Château-Rouge, parce qu'elles sont « missionnées » pour
cela par un groupe d'amis, parce qu'on manque de certains ingrédients et
que « ce soir c'est africain », par nostalgie, pour retrouver les
marques, les emballages de là-bas, glaner des nouvelles du pays dans les
boutiques. Des boutiques où l'on peut boire et discuter avec les amis
également, puisque de nombreux commerces y vendent des boissons.
La volonté de reconstruction symbolique du territoire
quitté, manifeste dans les agencements et l'approvisionnement des
boutiques, peut prendre des formes subtiles : Sophie Bouly de Lesdain note que
certaines bières, produites par des multinationales, sont jugées
meilleures par les Africains lorsqu'elles sont proposées dans le
conditionnement usuel en Afrique. Ainsi les épiceries de
Château-Rouge vendent-elles le bouillon Kub dans des bocaux de verre et
le Nescafé dans des boîtes de métal. Même si la
marque et le produit sont internationaux, le pays, lui, est subjectivement
associé à l'emballage. Cela permet d'évoluer dans un
espace où la communauté est fortement présente.
On apprend l'existence de ces marchés par le groupe :
c'est sur le mode oral et par un intermédiaire que l'on apprend
l'existence de Château Rouge, ou du quartier de la Guillotière.
Une parente, des connaissances retrouvées en France ou des voisins
emmènent le nouveau venu dans la rue Passet ou lui indique comment s'y
rendre.
A l'instar de C Crenn139 on fait donc
l'hypothèse que le lieu où l'on fait ses courses alimentaires,
que ce soit le supermarché spécialisé ou la grande surface
ne sont pas des lieux neutres, sans enjeu social, où aucune règle
n'est imposée. Dans les rayons, les choix effectués sont
commandés par la cherté et en partie par les indications des
amis, les membres du réseau, amical ou familial. De même et
surtout dans les magasins spécialisés, les achats sont
codifiés, les produits devant faire sens pour les étrangers. Pour
être achetés, les aliments doivent être
médiatisés en transitant par des territoires ou réseaux
d'individus proches. Le mangeur se fie aux informations que lui donne ses amis
sur la qualité des produits ou sur la possibilité de trouver des
ingrédients en un lieu donné.
Parmi les moyens à la disposition des migrants pour faire
leurs courses alimentaires, les magasins spécialisés occupent une
place de choix. Ils ont une place importante dans les stratégies
d'approvisionnement ne serait-ce qu'en raison de leur dimension identitaire. Le
dernier moyen de se fournir en produits authentiques consiste à
mobiliser un réseau d'amis ou de connaissance.
3) La place du réseau dans l'approvisionnement
La première solution face à la nostalgie
alimentaire est de trouver un magasin spécialisé dans le pays
où l'on se trouve. Mais on peut également mettre à
contribution les visiteurs, les amis ou la famille. De leur propre initiative
ou à la demande des expatriés, la famille envoie en effet des
colis pour subvenir en produits d'origine.
En situation de migration la valeur gustative attribuée
aux aliments est proportionnelle à la valeur sociale dont ils sont
investis. En ce sens les aliments reçus par colis sont investis d'une
haute valeur sociale, à laquelle est associée une forte valeur
gustative. L'envoi et la réception de denrées
matérialisent un réseau qui lie les migrants à l'espace
d'origine et les migrants
139 C Crenn, « La fabrique du lien social entre pratiques
alimentaires et pratiques sanitaires. Le cas d'immigrés marocains et de
leurs enfants dits "arabes" dans le Grand Libournais »,
Lemangeur-ocha.com., 2004
entre eux. Les pourvoyeurs des colis sont des membres de la
famille, ou des amis relayés par la famille.
Les migrants stockent les biens reçus dans l'attente
d'une consommation festive, mais bien souvent la réception des colis
suffit à elle seule à susciter cette consommation. Une partie des
denrées reçues est redistribuée aux membres de la
parenté et aux amis qui, à leur tour et si l'occasion s'en
présente, partageront le contenu des colis qu'eux-mêmes auront
reçus. Le partage recouvre donc deux situations : distribution de
denrées (brutes ou cuisinées) et repas pris en commun.
a) La « Nostalgastronomie
»140
Les Français expatriés en Chine manquent
essentiellement de quelques produits qui ne se trouvent que difficilement en
Chine, et à un coût élevé : le camembert, le
saucisson, le chocolat ou le nutella. Sur chacun des blogs, on trouve touj ours
une ou deux chroniques consacrées au sujet, ce qui signifie que le
manque des produits familiers est suffisamment important pour mériter sa
mention. « Eh oui, en Chine, bien difficile de trouver les
indispensables du quotidien alimentaire, comme le nutella, une baguette de
pain, un bon saucisson ou un roquefort... Mais Carrefour veille sur nous !
» écrit Yannick qui vit en Chine. Pour résoudre les
difficultés liées à l'approvisionnement, plusieurs
ressources sont mobilisables par les expatriés, notamment la
mobilisation du réseau. On trouve sur les forums d'expatriés de
nombreux messages postés quotidiennement par de nouveaux arrivants, qui
recherchent des produits de leur région d'origine, et demandent des
adresses de magasins spécialisés.
Voici l'exemple de deux annonces postées par des anglais
sur le site expat-blog141.
«British Food Favourites I had to add this link. I have
lived overseas for nearly seven years now, I spent 3 years living in China and
then moved to Perth, Australia in October last year. Over the years I have used
a number of British E-shops to order sweets/Crisps etc that I miss from the UK.
Anyway, this shop is great. the emails are really friendly, the prices are
cheap and the packaging was perfect.
www.britsabroadltd.co.uk
HIGHLY RECOMMENDED. The Best British Food Shop online»
«Distant Brits We've been expats too
and know only too well that intense craving for a particular food or brand when
it's just not available locally. Whatever you want, wherever you are, if it\'s
available in a British supermarket, we'll drop it in for you. Distant Brits
»
Les réponses aux demandes d'aide, puisqu'elles sont
formulées de la sorte sont toujours cordiales et dans l'ensemble assez
rapides. Elles permettent aux personnes étrangères de se
repérer dans un nouvel espace alimentaire.
b) Mobiliser la famille
Voici une chronique intitulée « Envie de chocolat
» que l'on peut lire sur le site de Mlle à Moscou142.
140 Chinayak,
http://chinayak.over-blog.com/article-4138663.html
141
http://www.expat-blog.com/resources/doku.php/services-and-products-for-expatriates,
consultation le 2 avril 2007
142
http://melleamoscou.over-blog.com/article-362128.html,
post du 20 mai 2005, consulté le 9 avril 2007
« Je suis accro au chocolat noir, le vrai, celui des
addicted et ici le chocolat c'est au mieux 45 % de cacao seulement... Alors
heureusement, avant de partir j 'avais prévu mes tablettes de secours :
2 seulement... autant dire que je me suis rapidement retrouvée en
détresse ! Une Amandine en détresse ça donne ça :
« Allo maman ? y a moyen de moyenner un envoi de cote d'or et de 1848 avec
70% de cacao ???! »
Ainsi, face à l'impossibilité de se procurer
dans les magasins une ressource désirée, on demande à sa
famille de la procurer. L'envoi de colis peut aussi relever de la surprise :
c'est notamment le cas souvent au moment des fêtes. Pour Noël, bien
souvent les grands-parents et parents envoient un colis alimentaire surprise
contenant les indispensables chocolat, fromage, saucisson ou pâté,
mais également pour certains bloggueurs que nous avons
interrogés, champagne, foie gras.
Il faut noter ici la nature ludique pourrions-nous dire de ces
colis, ils sont différents de ceux recensés traditionnellement
dans la littérature consacrée aux migrants, notamment par Sophie
Bouly de Lesdain dans Femmes camerounaises en région parisienne.
Trajectoires migratoires et réseaux
d'approvisionnement.143. Il ne s'agit pas ici de
produits de première nécessité, de produits permettant la
préparation de certains mets, mais de denrées prêtes
à la consommation. On pourrait les classer dans la catégorie
« nourriture de réconfort »144.
c) La taxe chocolat
L'auteur du blog Aventures asiatiques145 est à
l'origine de la taxe chocolat « pour les futurs arrivants, le chocolat est
la taxe d'entrée sinon vous rentrez pas le bienvenu ».La «
taxe chocolat » consiste à se faire ramener des produits dont on
ressent le manque par des amis. Lorsqu'un expatrié en Chine
reçoit des amis, ceux-ci doivent lui ramener du chocolat, du fromage, du
saucisson, du pâté... On peut remarquer que les bloggeurs
n'hésitent pas à prendre en photo les colis qu'ils
reçoivent.
Cette mise en exergue du manque des produits alimentaires
connus démontre également le poids que peut avoir le facteur
culturel dans l'alimentation. Chaque mangeur appartient à un espace
social alimentaire spécifique et souffre d'en être
détaché et s'efforce en certaines circonstances de se les
procurer.
Parmi les moyens à la disposition des migrants pour
faire leurs courses alimentaires, on trouve des supermarchés
français traditionnels, des épiceries spécialisées
ainsi que la mobilisation du réseau. Ces trois moyens répondent
différemment à l'objectif de la personne étrangère
de se fournir en biens typiques de son pays. Le supermarché
français est généralement peu achalandé en produits
typiques, tandis que dans une épicerie spécialisée se pose
le problème de l'authenticité et de la qualité des
produits. La mobilisation du réseau est elle d'une utilisation moins
malléable mais permet en dernier recours de recevoir les aliments dont
l'étudiant manque.
143 Sophie Bouly de Lesdain, Femmes camerounaises en
région parisienne. Trajectoires migratoires et réseaux
d'approvisionnement, Connaissance des hommes, L'Harmattan, 1999
144 G Desmons et A O'Mahoney, « Nourriture, langage,
culture. Les anglophones du Sud-Ouest de la France en voie de mutation
culinaire », Faire la cuisine. Analyses pluridisciplinaires d'un
nouvel espace de modern ité. Les Cahiers de l'OCHA, n° 11,
2006
145
http://pumaboy.over-blog.com/
Chapitre six
Cuisiner en France
Tout changement d'environnement socioculturel est un changement
du cadre des activités alimentaires et de leurs modalités, comme
nous avons essayé de le montrer. L`insertion dans un nouveau contexte
peut être le lieu de production d'une nouvelle socialisation alimentaire.
Notre démarche d'enquête est guidée par l'idée qu'il
existe une dimension diachronique dans l'expérience alimentaire. Si nous
parlons de dynamique, c'est parce que comme nous l'avons signalé
à plusieurs reprises le mangeur en situation de migration en changeant
d'espace social alimentaire est confronté à une nouvelle offre
alimentaire, à de nouvelles habitudes culinaires... face auquel il se
trouve dépourvu ou du moins dépaysé.
Afin d'analyser les pratiques alimentaires des
étudiants étrangers en France nous devons séparer deux
ordres de la pratique alimentaire qui obéissent à deux logiques
distinctes. Chacune d'elle fera l'objet d'un traitement particulier dans un
sous-chapitre.
En France, l'étudiant peut manger et cuisiner d'une
façon nouvelle, par rapport à son pays d'origine, c'est à
dire utiliser des ingrédients inconnus auparavant, accommoder des
aliments connus autrement...ou à l'inverse chercher à reproduire
les pratiques dont il a l'habitude. Nous distinguerons ces deux pans de la
cuisine de nos enquêtés en défendant l'hypothèse
qu'il s'agit de deux registres de pratiques très différentes dans
leurs modalités. En effet elles stimulent différemment le
mangeur-cuisinier et prennent place en des temps et des lieux
différents. Le plus souvent les pratiques culinaires de maintien des
habitudes culinaires parce qu'elles exigent dans la société
d'arrivée plus de temps et d'organisation, en raison du manque de
produits et d'ustensiles, sont réservées à des occasions
particulières de nostalgie ou de rencontre avec des amis. Nous verrons
que sous cette distinction réside à nouveau une diversification
de la pratique culinaire.
Nous faisons l'hypothèse de la
complémentarité de ces deux registres de pratiques. On peut
supposer qu'il ne s'agit pas pour les étudiants étrangers en
France de modifier globalement leurs pratiques culinaires. L'hypothèse
d'une modification des pratiques alimentaires ne consiste pas à supposer
l'existence d'un nouveau tout alimentaire organisé en France, nous
essaierons de montrer la continuité des pratiques en France avec celles
du pays d'origine. Il s'agit plus pour les étudiants que nous avons
interrogé de juxtaposer des manières de cuisiner et de manger de
leur pays d'origine et du pays d'accueil de façon ordonnée selon
les contextes de préparation alimentaire (seul ou en groupe ;
période normale ou période de fête) que de renouveler
totalement leurs habitudes culinaires. On fait l'hypothèse que se met en
place un style combinatoire. A côté de pratiques culinaires issues
plus ou moins fidèlement du patrimoine alimentaire national,
régional et /ou familial de leur pays, apparaissent chez les migrants de
nouvelles pratiques adaptées des manières de faire
françaises.
Une précaution lexicale s'impose. Si nous sommes
amenés à parler de pratiques culinaires françaises,
tunisiennes... c'est par simplicité. Nous sommes en effet touj ours
conscients de l'amplitude trop forte que donne le terme et nous n'affirmons pas
que telle ou telle pratique est bel et bien française ou tunisienne. Il
s'agit juste pour nous de la référence à son milieu de
naissance plutôt que d'une affirmation péremptoire visant à
catégoriser fermement des pratiques selon leur origine
géographique.
Première partie : Cuisiner en France comme chez
soi
La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé
avant que je n'y eusse goûté [...]Mais, quand d'un
passé
ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la
destruction des choses, seules, plus frêles
mais plus vivaces, plus
immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la
saveur restent encore
longtemps, comme des âmes, à se rappeler,
à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le
reste.
Marcel Proust, À la recherche du temps
perdu. Du côté de chez Swann, 1913.
Partir et séjourner à l'étranger c'est se
confronter à de nouvelles pratiques et techniques culinaires. Si
l'étudiant vit seul ou en colocation, il sera amené à se
préparer à manger. Deux cas de figure se présentent selon
que le pays d'origine de l'étudiant est culturellement proche de la
France ou très distant.
Dans le premier cas, l'acte culinaire en France ne se modifie
pas énormément entre le pays d'origine et le pays d'accueil.
L'étudiant fait à manger comme il le faisait dans son pays, il
peut manquer d'ingrédients et/ou d'ustensiles, mais pour la cuisine
quotidienne, souvent rapide et peu recherchée il ne voit pas beaucoup de
différences par rapport à son pays. Comme nous le rappelle notre
enquêtée brésilienne Anna « pour faire les choses
simples du Brésil en France, c 'est facile ». Lorsqu' il veut
préparer un plat qui gagne en spécificité qui exige des
aliments peu utilisés en France, il doit apprendre à composer
avec un ingrédient à peu près semblable à celui
acheté usuellement chez lui où à préparer la
recette sans cet ingrédient.
Lorsque le pays d'origine du migrant se différencie
nettement du point de vue de ses habitudes alimentaires de la France, ce sont
à la fois la cuisine quotidienne et la cuisine festive qui poseront
problème. Les pratiques culinaires demanderont plus de temps et
d'organisation que chez soi. Quelle sera l'attitude de l'étudiant ?
Essaiera-t-il de manger comme dans son pays ? Ou sera-t-il attentif avant tout
aux contraintes de coût et de temps et de fait adoptera-t-il les
pratiques alimentaires des étudiants du pays où il
séjourne?
Dans un premier temps notre analyse se concentrera sur les
deux ensembles de raisons distincts qui pous sent à reproduire en France
son régime alimentaire d'origine. Pour un grand nombre
d'étudiants, il s'agit d'une pratique résiduelle et ponctuelle
qui prend place en des temps sociaux précis : lorsqu'on éprouve
un manque par rapport à son pays, lorsqu'on rencontre dans le pays
d'autres étudiants originaires du même pays, ou encore pour faire
découvrir aux autres sa cuisine.
Pour un nombre plus restreint de personnes, les raisons de la
pratique sont différentes : c'est la trop grande distance structurelle
entre les espaces sociaux alimentaires du pays d'origine et du pays d'accueil
qui détermine une absence de goût ou un dégoût pour
la cuisine du pays où l'on séjourne et pousse à conserver
des pratiques culinaires au plus proche de sa société d'origine.
Mais manger en France de la même manière que chez soi ne va pas de
soi et demande un apprentis sage.
I. Reproduire ponctuellement des pratiques culinaires
issues du pays d'origine
La volonté de reproduire en France des plats de son
pays n'est pas homogène : on peut distinguer des raisons
différentes à un même acte. On montrera que la
volonté de conserver des pratiques alimentaires au plus proche de son
pays peut être globale ou concerner uniquement quelques plats. Elle prend
forme en des temps particuliers touj ours signifiants pour l'individu.
La première logique témoignant de la
conservation des pratiques alimentaires est liée à un manque des
produits de son pays.
1) Nostalgie alimentaire
a) « Les madeleines de Proust » : une recette
pour retrouver un environnement famiier
G Desmons et A O'Mahoney146 étudiant les
habitudes alimentaires de la population anglophone du sud-ouest de la France
constatent que 60% des anglophones n'achètent pas de produits «
d'origine anglaise ». Même si les produits sont disponibles sur le
marché, les expatriés n'éprouvent pas le besoin de
consommer des produits venant de leur pays d'origine. Ceux qui le font
achètent du chutney, du bacon, des baked beans, des biscuits, des chips
et du thé. Ces achats sont consécutifs à une offre
existante de ces produits, c'est une question d'opportunités, les
anglophones qui font volontairement le détour par des magasins
spécialisés sont moins nombreux.
Il faut donc considérer que pour les populations
étrangères en France venant de pays proches ou
limitrophes147, l'attitude la plus courante consiste à ne pas
rechercher des produits typiques de son pays pour leur cuisine de tous les
jours. Certaines périodes de l'année sont plus propices à
la volonté de retrouver des saveurs connues, ce sont les périodes
de fêtes, auxquelles sont attachées des traditions culinaires bien
différenciées selon les pays.
Seuls 23% des répondants ramènent des produits
alimentaires lors de leurs séjours en Angleterre, et lorsqu'ils le font,
ce sont majoritairement des produits de Noël, notamment le Christmas
pudding, les mince pies, cakes...Ce sont donc plutôt des produits
sucrés, constituant une sorte de réconfort affectif.
L'attrait pour les produits sucrés se retrouve chez
Christina. Avant son arrivée en France, en prévision de son
départ, elle avait acheté de nombreux sachets de bonbons
(notamment des petits oursons), des paquets de chewing gum, qu'elle avait peur
de ne pas trouver en France. Lors de ses retours ponctuels en Allemagne, elle
en profite systématiquement pour « faire le plein » de
sucreries. C'est aussi un dessert qu'elle se prépare quelques jours
après son arrivée en France. Comme on peut le remarquer, le plat
choisi pour symboliser le familier peut être plus lié à des
traditions familiales que véritablement un emblème du pays.
« Est-ce qu 'il a un
plat que tu fais en France, quand l 'Allemagne te man que
beaucoup ? En général non, sauf que, c 'est pas forcément
une chose allemande, mais c 'est une chose qu 'on fait beaucoup dans ma
famille, c 'est un dessert le tiramisu, juste après que j 'ai
déménagé. C 'était tout au début, mais
ça me faisait vraiment envie »
146 G Desmons et A O'Mahoney, « Nourriture, langage,
culture. Les anglophones du Sud-Ouest de la France en voie de mutation
culinaire », Faire la cuisine. Analyses pluridisciplinaires d'un
nouvel espace de modern ité. Les Cahiers de l'OCHA, n° 11,
2006
147 ce qui concerne nos enquêtés allemand, italien
et américain
Les expatriés temporaires sans être
véritablement nostalgiques de leur pays soignent leur vague à
l'âme en mangeant des sucreries. Le même constat peut être
établi pour les Français expatriés à
l'étranger pendant un à deux ans. Parmi les bloggeurs
interrogés, il apparaît que c'est lors des moments de lassitude et
de nostalgie par rapport à son pays que l'on a besoin de chocolat ou
d'une autre sucrerie. On se rappelle l'anecdote de la taxe chocolat
racontée plus tôt.
« Mais bon, j 'ai pris 2 carrés de chocolat avant
de dormir ! C'est du magnésium ! Peut être que je suis malade
parce que la bouffe française me manque ??? » écrit Mimine
sur son blog.148.Les bloggeurs mettent énormément en
avant ce fait dans leurs chroniques culinaires : outre les recettes et
découvertes qu'ils offrent à la lecture, ils se plaignent de
manquer de produits tels que le chocolat, le nutella... Ces informations
permettent de mettre à jour que l'alimentation peut avoir un rôle
remarquable s'agissant de recréer un environnement affectif. Les moments
de déprime se soignent grâce à des produits phares,
sucrés.
Mais les migrants peuvent avoir également envie de
retrouver des habitudes alimentaires plus générales. Il s'agit
alors de refaire des plats que l'on est habitué à manger chez
soi, que ce soit des plats typiques de son pays, de sa région ou de sa
famille. Ce sont des plats que le mangeur rattache à sa vie chez lui et
qui lui permettent de recréer une ambiance proche de celle de chez lui.
Ainsi pour Giovanni, les plats de fruits de mer sont rattachés à
sa vie en Italie. « Est-ce qu 'il y a un plat que tu fais en France et
qui te rappelle l 'Italie ? Les choses avec les fruits de mer...oui...quand
j'achète des coquillages oui, et aussi dans ma région y'a
beaucoup de truites, c 'est très typique de ma région, et quand
je fais du poisson avec Juliette, c 'est que
c 'est bon tu vois mais aussi c 'est que ça vient
de chez moi. ». On remarque d'ores et déjà que notre
colocataire réserve ces plats de fruits de mer pour les week-ends
où sa petite amie le rejoint à Lyon. Il en mange exclusivement
avec elle.
« C 'était important pour toi de leur[
colocataires] préparer un plat roumain? Oui, je sais pas, ça me
rappelait la maison, ça me rappelait mes habitudes
là»
Théodora rappelle que reproduire une recette c'est plus
que préparer un plat et retrouver des saveurs. C'est aussi refaire les
mêmes gestes, des gestes familiers ceux que fait la mère dans la
cuisine, qu'elle a appris à sa fille, c'est revivre des sensations
gustatives, olfactives, visuelles mais aussi tactiles au moment de la
préparation de ce plat. L'odeur et la vue du plat rappelle l'ambiance,
la famille, la maison, la mère, c'est à dire tout ce qui fait le
chez soi et l'environnement familier.
Stéphane Tabois149 montre qu'après
l'Indépendance, les Pieds-Noirs ont travaillé à consolider
une homogénéité identitaire. Le groupe forge de
lui-même une image bricolée fédératrice, au sein de
laquelle les pratiques culinaires fournis sent un support de choix.
L'alimentation renvoie à des souvenirs d'un temps idéalisé
; le sentiment d'appartenance pied-noir repose en partie sur l'idée que
ces exilés partagent un goût qui se veut atavique pour les
nourritures méditerranéennes. Préparer des recettes et
consommer les plats symboles de son passé alimentaire apporte une
illustration de l'homogénéité culturelle du groupe ici et
maintenant comme autrefois et là-bas. Il y a dans le fait de manger
ensemble et d'apprécier la nourriture « typique » une
confirmation comme en miroir de l'identité chinoise, italienne...ou
pied-noir du plat et en conséquence de celui qui l'incorpore.
148
http://mimine.uniterre.com
149 Tabois, Stéphane, "Cuisiner le passé. Souvenirs
et pratiques culinaires des exilés pieds-noirs",Diasporas, Histoire et
Sociétés, Cuisines en partage, 2005,
2) Un temps et un contexte pour cuisiner au plus proche :
l'exemple des plats totems
La tentative de préparer en France des plats typiques
prend beaucoup de temps en raison des adaptations auxquelles le mangeur est
obligé en raison de la non-disponibilité de certains produits. Il
semble alors logique que ces pratiques soient restreintes à des
occasions particulières. Quelles sont les circonstances qui autorisent
un investissement en temps et en argent pour des préparations culinaires
?
En effet, il semble que les étudiants interrogés
préparent rarement pour eux seuls des plats originaires de leur pays.
Nous avons pu observer quotidiennement les pratiques culinaires de nos
colocataires italien et chinois. Il apparaît une stricte division des
préparations selon les contextes. Pour la cuisine de tous les jours, que
l'on est amené à manger seul, rapidement entre deux cours,
parfois dans sa chambre en consultant ses mails, on se contente de plats
rapides à faire, qui ne demandent pas une grande surveillance ni
dextérité culinaire. Souvent Shumeï mange sur un coin de
table une boite de filets de maquereaux avec du pain, ou du fromage, ou encore
cuit un filet de poisson à l'huile d'olive sans accompagnement. Ces
plats se différencient de ceux qu'elle prépare le soir, quand
elle a du temps. Ces derniers exigent souvent une préparation
préalable, notamment l'épluchage des légumes et leur
découpage en fins morceaux, une attention soutenue à la
préparation.
Lorsqu'on est en compagnie, les pratiques culinaires sont
modifiées. On prend plus de temps pour cuisiner et on change de
recettes. Giovanni a reçu un week-end sur deux et parfois plus sa petite
amie à Lyon, Shumeï a hébergé pendant deux semaines
une amie chinoise chez elle au mois d'avril. Dans ces deux situations, nos
colocataires passent de la vie solitaire à la vie à deux et
revoient leurs pratiques culinaires.
La comparaison des menus en période « normale
» et dans ces périodes particulières offrent deux
modalités de l'agissement du contexte : pour Giovanni, on assiste
à une très nette complexification des préparations
alimentaires qui passe par une modification du budget consacré aux
dépenses alimentaires, à un changement de registre alimentaire
avec notamment une cuisine de poisson prédominante. Avec Juliette, il
prépare des crevettes, des coquilles Saint-Jacques, des bulots, du
homard. Il ne mange du poisson que lorsqu'elle est là. Avec Shumeï,
nous assistons à l'apparition d'un registre nouveau des pratiques, des
préparations qu'elle qualifie cette fois-ci de typiquement chinoises,
compliquées et demandant du temps. A partir de la
célébration du Nouvel-an chinois, qu'elle avait passé
l'année d'avant en Chine, ses pratiques culinaires se sont
modifiées pour devenir plus typiquement chinoises. Elle a
préparé des plats non encore réalisés jusque
là et ce à plusieurs reprises, pour lesquels elle a dû se
rendre dans les magasins asiatiques.
La notion de plat
typique150
La définition du Petit Robert est la suivante «
Qui caractérise un type et lui seul; qui présente suffisamment
les caractères d'un type pour servir d'exemple, de repère (dans
une classification ».
|
150 Le paragraphe intitulé Continuum alimentaire et
typicité des préparations culinaires permettra de prolonger le
début d'analyse proposé ici. Il s'agit juste à ce moment
de notre démonstration d'éclairer l'utilisation du terme typique
par quelques précisions qui seront complétées dans le
paragraphe indiqué.
Le mot typique (qui est à la fois un adjectif et un nom
féminin) est employé par les personnes que nous avons
interrogées à de multiples reprises. Utilisé comme
adjectif qualificatif, il est le plus souvent accolé au mot plat ou au
nom d'un plat (exemple « ça c'est le plat typique roumain »)
et sert à le caractériser. Ce terme sert aux étudiants
étrangers à comparer leurs pratiques culinaires en France et chez
eux dans leur pays d'origine. L'utilisation de ce terme induit l'idée de
classement, de hiérarchisation des préparations culinaires selon
qu'elles se rapprochent ou s'éloignent du modèle idéal que
constitue le plat préparé au pays.
a) Le plat totem
C'est très précisément depuis la
célébration du Nouvel-an chinois que nous avons pu noter une
modification des pratiques culinaires de Shumeï. La
célébration du Nouvel an est très investie par le peuple
chinois. C'est à ce moment là de l'année que nous avons
noté une augmentation notable de la fréquentation de ses amis
chinois de l'Ecole Normale Sciences de Lyon. C'est en effet en leur compagnie
qu'elle tenait à célébrer cette période de
l'année, elle les as beaucoup reçus et a été
reçue par eux. A la différence de l'année passée,
Shumeï n'est pas rentrée en Chine pour la célébration
du Nouvel-an chinois, il fallait donc qu'elle fête en France cet
évènement. C'est à ce moment là de l'année
qu'elle a ressenti le plus le manque de son pays et de sa famille, ce qui
explique le repli sur ses camarades chinois.
La célébration du Nouvel-an se manifeste par la
préparation de plats de fête notamment des raviolis et des
boulettes de riz gluant. Il s'agit d'une spécialité chinoise,
consommée préférentiellement dans les campagnes qui
symbolise par sa forme ronde la famille et la communion autour de mêmes
valeurs, des traditions et des ancêtres. En Chine, ces
spécialités sont préparées en famille, en France
les étudiants chinois essaient de se regrouper pour préparer ces
plats.
Comme nous l'avons vu avec l'exemple de la
feijoada151, certains plats deviennent des plats qui ne sont plus
destinés seulement à nourrir, ils permettent de revivre dans la
nouvelle société des sensations gustatives, olfactives, visuelles
mais aussi tactiles connues et rassurantes. La mémoire mobilise certains
plats liés spécifiquement aux régions d'origine des
personnes, ces plats sont appelés plats totem. Le plat totem peut
être défini comme toute spécialisation culinaire
pratiquée par le groupe, socialement estimée et valorisée
celui-ci, qui intègre sa culture dans une situation
d'immigration152.
Il est lié à un contexte, on ne le cuisine pas
seul, parce qu'il est généralement long et technique, il permet
la reconstitution du groupe. Leur préparation demande plusieurs heures
et une dextérité. Shumeï m'avait dit « ça on
peut pas le faire seul, c'es trop long et trop compliqué. Même
avec mes amis chinois, c'est dur ». De fait, on en prépare pour des
occasions bien choisies, c'est la rareté de leur préparation et
de leur consommation qui leur donne leur valeur.
Ce plat réunit, c'est un trait d'union entre les personnes
ayant immigré, et entre leur vie en France et leur vie dans leur pays
d'origine.
151 V Marques Boscher, « La feijoada : plat
emblématique, expression d'une identité brésilienne en
France », XVIIème congrès de l'AISLF. Tours juillet 2004. CR
17 « Sociologie et anthropologie de l'alimentation ».
Lemangeur-ocha.
com. Mise en ligne juin 2005
152 Faustine Régnier dans F Régnier,
L'exotisme culinaire. Essai sur les Saveurs de l'autre, Le lien
social, Maison des Sciences de l'Homme, Puf, Paris, 2004 établit que
l'exotisme repose généralement sur la recomposition de cuisines
étrangères à partir de plats emblématiques,
à l'origine desquels on trouve les populations de migrants.
L'alimentation d'un pays est réduite à un plat national ou
régional chargé d'affectivité.
Pour les étudiants chinois, se rencontrer pour
préparer des raviolis et des boulettes de riz gluant c'est refaire les
mêmes gestes qu'en Chine, des gestes que l'on pratique en famille au
moment de la célébration du Nouvel-an chinois, des gestes
familiers à ces personnes et fortement teintés
d'affectivité. Refaire ces plats avec le groupe dans le pays d'accueil
permet de se replonger dans l'ambiance de fête et de traditions propres
à cette période de l'année. A cette époque, les
étudiants chinois se rencontrent beaucoup. Préparer avec des amis
les célébrations du Nouvel-an n'est qu'un succédané
des fêtes de famille mais qui est tout de même
apprécié.
Ces plats prennent un sens unificateur et marqueur d'une
identité offerte à l'étranger à qui l'on veut
présenter sa cuisine. Ces plats préparés avec des
éléments fondamentaux de la culture chinoise (le riz notamment)
constituent un effort de reconstitution d'un mélange d'aliments
emblématique du pays. Calvo parle d'une « certaine retrouvaille
d'un univers de sensations puissantes »
Remarquons que le plat élevé au rang de plat
totem est réévalué avec la mobilité
géographique du groupe. Au Brésil, le haricot, le riz et la
farine de manioc sont la nourriture de tous les jours, du quotidien. Mais hors
du Brésil, la feijoada se transforme en plat-messager parce
qu'elle est préparée avec les trois éléments
fondamentaux de la cuisine quotidienne au Brésil. De même les
raviolis constituent au Nord de la Chine un plat de la cuisine de tous les
jours, tandis qu'en France ils acquièrent une sur-valeur liée
à la mobilité. Sophie Bouly de Lesdain rappelle dans
Alimentation et migration153 que les plats
familiaux dédaignés au Cameroun comme le feuilles de manioc
acquièrent en France un statut élevé. Ils
représentant alors la famille que l'on a quittée, le pays
regretté. Ces plats bénéficient d'une revalorisation
culturelle de par le changement de contexte. Si l'on se reporte au triangle du
mangeur, c'est parce que la situation a bougé, c'est à dire la
situation d'interaction entre le mangeur et l'aliment que l'aliment en retour
acquiert une nouvelle valeur. Les trois angles du triangle sont ici
modifiés. Cette représentation formalisée de l'acte
alimentaire permet de visualiser l'ensemble des modifications de l'acte
alimentaire et ainsi de mieux s'en rendre compte.
Par ailleurs, c'est la reconstitution d'un contexte propice
à leur consommation, c'est à dire la reconfiguration d'un
contexte au plus proche de celui du pays d'origine) qui déclenche leur
préparation. Un étudiant chinois ne prépare pas pour lui
seul des raviolis, la décision d'en faire dépend du groupe, on se
réunit un après-midi pour en faire, chacun a à charge
d'apporter un des ingrédients. Leur consommation est synonyme de
fête.
3) « L'effet Nouvel-an » comme illustration du
rôle déterminant du contexte154 dans le déroulement des
pratiques
A partir du Nouvel-an chinois, nous avons pu observer chez
Shumeï une variation du registre de ses pratiques alimentaires. Des plats
nouveaux et récurrents ont pris place dans son style alimentaire,
surtout une préparation typiquement chinoise la soupe de riz est
apparue.
153 Bouly de Lesdain, Sophie, « Alimentation et migration
», Alimentations contemporaines. L'Harmattan, Paris, 2002
154 Si l'on garde les termes de J-P Corbeau, on parlerait de
situation. D'après Le Petit Robert, une situation est le fait
d'être en un lieu; manière dont une chose est disposée,
située ou orientée. Le contexte est défini comme
l'ensemble des circonstances dans lesquelles s'insère un fait. Le terme
contexte permet de mettre le doigt sur une pluralité de circonstances,
ce qui correspond mieux à la richesse de la réalité
sociale.
Comme nous l'avons déjà indiqué, la
célébration du Nouvel-an a été l'occasion pour elle
de rencontrer beaucoup plus souvent des étudiants chinois. C'est aussi
le moment où deux de nos colocataires (Giovanni et un français)
sont partis, de sorte que Shumeï s'est retrouvée brusquement
solitaire. Si pendant quatre mois elle avait partagé tous ses repas du
soir avec ses deux colocataires, et faisait la cuisine à tour de
rôle pour trois personnes, avec leur départ, elle se trouvait
à nouveau devant la nécessité de faire à manger
pour elle seule.
Gwenaël Larmet155 définit la
sociabilité alimentaire comme « la propension à partager des
consommations alimentaires avec des personnes extérieures au
ménage, autrement dit des repas avec des tiers. » A partir de cette
définition, on peut proposer l'hypothèse selon laquelle la forme
de la sociabilité alimentaire de Shumeï a évolué du
fait de la modification du contexte de vie, ayant « perdu » ses
colocataires, elle se tourne vers ses amis chinois, et modifie ses pratiques
culinaires en retour. Le contexte joue de deux façons : à la fois
il met en veille les dispositions qu'elle a acquis à cuisiner pour
trois, à cuisiner des plats sino-français, et dans un second
temps il réactive sous l'effet du Nouvel-an l'envie et le besoin de
manger chinois. La perte de ses colocataires lui fait ressentir plus que
d'habitude la nostalgie par rapport à la Chine et à sa
famille156. C'est pourquoi cuisiner à nouveau « des
choses chinoises » selon son expression permet de combler le manque et le
vide affectif.
Quelles sont les distinctions que nous faisons entre les plats
que nous qualifions de sinofrançais et les plats typiquement chinois
?
Il faut savoir que ces appréciations par rapport aux
préparations de Shumeï sont subjectives, elles résultent
d'observations répétées, quotidiennes et des commentaires
que Shumeï faisait sur ses pratiques, sur les qualifications de sa
cuisine.
Nous avons déjà signalé que les
étrangers ont tendance à classer d'eux-mêmes leurs
pratiques culinaires selon qu'elles se rapprochent plus ou moins de ce qu'ils
avaient l'habitude de consommer dans leur pays. On peut affirmer que leurs
pratiques sont hiérarchisées des plus typiques aux moins
typiques, la situation de référence étant le registre
culinaire du pays d'origine. Par rapport à cette situation de
référence les autres pratiques sont toujours endessous.
Les plats sino-français sont ceux que Shumeï
dénigre comme non typiquement chinois. Ils sont composés
d'éléments souvent utilisés en Chine comme le riz, l'oeuf,
les champignons, les aubergines, les courgettes mais ils sont
mélangés de telle sorte qu'on s'éloigne des recettes
chinoises ou alors il manque un élément que l'on remplace par un
autre. Si en Chine, tous les mets sont séparés et
préparés à part, Shumeï pour une question pratique
les prépare tous ensemble. « Je suis seule c 'est pas pratique,
et puis ça fait beaucoup de vaisselle, il faut trois poêles,
normalement en Chine, tu mélanges pas comme ça, mais moi je le
fais »
« Oui parce que moi je mange seule comme ça je
fais que quelque viande, des mélanges,
d 'une manière pratique, c 'est pas très
chinois. Le plat chinois en général, euh à Shanghai on
fait seulement les légumes, jamais avec c 'est séparé
comme ça »
D'autres plats semblent eux dès leur appellation
chinois, en plus de détails tels la touche finale qui consiste à
ajouter du glutamate ou de la poudre Ve Tsin. Lorsque Shumeï
réalise une fondue chinoise, une soupe de riz, ou des soupes diverses
tofu-épinard-champignons noirs... on se situe d'emblée dans un
registre alimentaire chinois. La qualification « chinois »
résulte du fait que cette pratique n'apparaît que chez des
chinois, ce sont des plats ou des mélanges dont nous Français
n'avons pas l'habitude. Deuxièmement, la présence d'aliments
très
155 Larmet, Gwenaël, « La sociabilité
alimentaire s'accroît », Economie et Statistique,
N°352-353, 2002
156 Le fait que cette période de l'année soit aussi
celle du Nouvel-an fait qu'elle éprouve de la nostalgie, parce que
l'année d'avant elle était rentrée dans sa famille.
spécifiquement chinois comme les champignons noirs, les
algues, les vermicelles de soja, les pâtes somen, les pâtes de
curry ou les sauces d'accompagnement chinoises achetées dans un
supermarché asiatiques donnent un autre style aux pratiques
alimentaires. Certains plats comme les soupes de vermicelles ou la
présence d'éléments gluants oblige Shumeï à
utiliser les baguettes pour les mélanger et les manger. Comme
Shumeï utilise ses baguettes exclusivement pour son petit-déjeuner,
le fait qu'elle les utilise pour un autre plat, le fait de le manger avec une
fourchette étant plus laborieux, moins pratique, est un indice qui
permet de qualifier tel ou tel plat de chinois.
A partir de la célébration du Nouvel-an chinois,
nous avons pu observer une modification du contenu du registre alimentaire. On
voit disparaître les plats que nous avons qualifiés de
sinofrançais au profit des plats chinois qui se répètent
à une très grande fréquence. Il s'agit de plus de plats
chinois différents de ceux réalisés lors de la
première partie de l'année, qui étaient des plats
réalisés pour des amis invités français ou d'autres
nationalités (principalement italien et tunisien) qui avaient une teneur
festive tels que la fondue chinoise ou des plats compliqués de poulet et
de légumes.
Les plats chinois réalisés ensuite le sont dans
des circonstances différentes : ils le sont pour elle seule, ce sont des
plats mangés en Chine quotidiennement, plutôt rustiques tels que
la soupe de riz : il s'agit d'une soupe à base de riz que l'on mange
avec l'eau de cuisson. D'autres variétés existent : on y ajoute
des haricots rouges et des graines de soja que l'on a préalablement
faits trempés, ainsi que du chou chinois. Cette soupe est
consommée préférentiellement au petit déjeuner ou
lors de pré-repas. On peut également consommer le bouillon seul,
puis manger le riz après.
Alors que jusqu'en mars 2007, notre colocataire n'avait jamais
préparé cette soupe, elle l'a alors préparé deux
à trois fois par semaine de façon à en avoir pour tous les
jours. Par ailleurs apparaissent dans son alimentation la cuisine du tofu, des
vermicelles de soja, des nouilles cellophanes. Si Shumeï continue à
cuisiner des épinards, elle les prépare différemment :
tandis que pendant la première période de l'année, ils
sont cuisinées avec un oeuf et des oignons ou de l'ail ou en
accompagnement de poisson, par la suite, ils sont
préférentiellement mangés en soupe avec du tofu ou des
champignons noirs.
Comment expliquer ces modifications du régime
alimentaire ? Doit-on invoquer un effet de lassitude qui pousse à
modifier les pratiques alimentaires ? Certainement, mais nous faisons
l'hypothèse que c'est l'environnement social, le contexte entendu dans
le sens large de contexte relationnel (être seul ou en compagnie d'amis),
contexte temporel (période de fête, période normale),
contexte individuel (être nostalgique...) qui déterminent les
pratiques. Tous les contextes ne sont pas propres à favoriser les
mêmes pratiques culinaires. Cette hypothèse de travail trouve son
origine dans la lecture des travaux de Bernard Lahire et plus
particulièrement le chapitre « Analogie et transfert » de
L 'homme pluriel157. Il existe des contextes
fédérateurs qui invitent à préparer des plats
plutôt chinois et des contextes plus propices à l'ouverture vers
l'alimentation française. L'entourage soutient les habitudes : la vie
avec des français invite à la découverte de produits
culinaires français fortement présents dans les habitudes
françaises, tandis que la présence d'un entourage chinois
mobilise le souvenir de la Chine et des habitudes liées à
l'alimentation dans ce pays. Pour saisir de façon pertinente les
variations du contexte social dans lequel vivent les étudiants que nous
avons interrogés, on peut repartir du triangle du manger qui nous a
permis une première fois de mettre en évidence les variations
possibles des situations. Le lecteur se rappelle que le triangle du manger
est
157 Lahire, Bernard, « Analogie et transfert », L
'homme pluriel, , Scène III, Acte I, Hachettes Littérature,
Pluriel, Paris, 2001, p117-157
constitué par : un mangeur socialement
identifié, un aliment (représentations dans
l'univers socioculturel) et une situation, c'est à dire le
contexte social identifié où a lieu l'interaction entre le
mangeur et l'aliment (type de partage, ordinaire ou festif, domicile ou hors
foyer, public ou privé...) à un moment donné.
La cuisine du pays se fait lorsqu'on est en groupe avec des
amis ou en famille. Maria Payen, une enquêtée d'Annie Hubert
d'origine mauricienne, mange d'ordinaire poissons surgelés, escalopes
à la crème, sans oublier le thon à la sauce tomate de chez
elle. Mais quand elle reçoit Viana, sa nièce, elle prépare
un cari de poulet aux saveurs de son pays. « Le plat de
référence est utilisé par des groupes
émigrés qui y retrouvent sécurité, bien-être,
dans un souvenir idéal et idyllique de leur pays et de leur enfance.
Cela perdure tant qu 'ils se trouvent en situation d'exclusion ou encore en
processus d'intégration », conclut Annie Hubert158.
Cela peut se comprendre, dans la mesure où elle prend plus de temps,
demande une organisation pour l'approvisionnement et la préparation des
plats sans les ustensiles toujours adéquats, coûte plus cher.
L'ensemble de ces faits explique qu'on la réserve à des occasions
privilégiées.
Si l'on pose cette hypothèse du rôle du contexte
dans le déploiement des pratiques et dans le choix des pratiques
mobilisées, du rôle de la présence de
l'entourage159, on peut mieux comprendre deux faits observés.
Shumeï a hébergé pendant deux semaines une amie chinoise de
l'Ens de Lyon, sous notre regard avide d'informations. Pendant deux semaines,
nous avons pu observer de façon plus ou moins régulière la
préparation des repas du soir par les deux amies chinoises.
Le registre culinaire des mets chinois préparés
était particulièrement intéressant à étudier
dans la variation qu'il faisait apparaître dans les manières de
faire de Shumeï. Elle qui n'aime pas selon ses dires faire la cuisine
s'est attelé à la préparation de plats longs et
nécessitant une grande dextérité (notamment la confection
de boulettes de riz gluant aux crevettes, de soupes très
compliquées, de calamars). Ces pratiques qui sortaient pour elle de
l'ordinaire ne changeaient pas l'ordinaire de son amie. Celle-ci habite
à la résidence de l'Ens de sciences de Lyon et partage ses repas
avec les étudiants chinois de l'école. Elle nous a raconté
cuisiner souvent en compagnie de ses amis, afin de pouvoir réaliser des
plats compliqués. Sur le même mode que pour la préparation
des raviolis, les étudiants chinois de l'Ens se rassemblent et
confectionnent de grandes quantités d'un plat typique, qu'ils se
partagent puis congèlent.
Ce n'est que secondés par d'autres amis chinois que les
étudiants se lancent dans des préparations longues,
traditionnellement préparées par la mère de famille en
compagnie de ses enfants. Les amis soutiennent et encouragent des habitudes
culinaires proches du pays d'origine, parce qu'on se sent épaulé,
et peut-être plus légitimes lorsqu'on les prépare à
plusieurs. Lorsqu'elles petit-déjeunent seules, Shumeï, son amie et
Tsu Tsu Tuï mangent des oeufs pochés. Mais au cours des deux
semaines où Shumeï hébergeait son amie chinoise, elles ont
pris des petits déjeuners très différents de celui-ci et
beaucoup plus typiquement chinois. Celui-ci se prépare la veille, parce
qu'il correspond à un mini-repas : il se compose de riz et de plats de
légumes comme le déjeuner. Ce petit-déjeuner est long
à préparer et va produire beaucoup de vaisselle à faire.
Plus convivial, plus lent, l'étudiant ne le prépare qu'en
compagnie d'autres étudiants.
158 Annie Hubert, « Destins transculturels »,
Milles et une bouches. Cuisines et identités culturelles,
Autrement, Paris, 1995
159 Lahire, Bernard, Tableaux de familles. Heurts et malheurs
scolaires en milieu populaires, Seuil, Gallimard, Paris, 1995
Cette présence de l'entourage qui mobilise certains
registres du système alimentaire d'un individu permet d'expliquer que
les pratiques culinaires de notre colocataire diffèrent des pratiques
des autres étudiants chinois observés. C'est une des
premières choses sur laquelle notre colocataire a volontairement
attiré notre attention. « Les autres Chinois c 'est pas pareil
que moi, euh ils cuisinent vraiment typique chinois. Avec eux, je cuisine pas
chinois, parce que je fais moins bien qu 'eux, je vais faire une tarte, des
choses qu 'ils savent pas faire »
Elle tient à marquer sa différence avec les
autres Chinois, qu'elle fréquente d'ailleurs très peu au moment
de l'entretien, au risque de mentir parce que lorsqu'elle reçoit des
Chinois, elle se met à cuisiner plus typique qu'usuellement.
Contrairement à ce qu'elle affirme elle ne cuisine pas des choses
françaises pour eux.
On peut expliquer cette attitude de prise de distance par
rapport aux pratiques des autres chinois par deux faits. Shumeï est l'une
des seules étudiantes chinoises à venir d'une province de la
Chine campagnarde et très pauvre. D'après ce que nous avons pu
apprendre lors de nos discussions, les autres étudiants chinois sont
originaires de la ville, rappelons que Tsu Tsu Tuï vient de Shanghaï.
Deuxièmement, venant de la campagne, Shumeï n'a pas la même
origine sociale que les autres étudiants chinois ; les parents de
Shumeï étaient paysans dans leur province. Ils possèdent
avec d'autres Chinois un champ qu'ils cultivent ensemble. Le père de
Shumeï est décédé alors qu'elle avait 12 ans
;dès 9 ans, ses parents l'ont envoyé à Shanghaï faire
des études parce qu'elle était très bonne à
l'école, se sacrifiant financièrement pour la réussite de
leur fille aînée. Aujourd'hui en thèse, Shumeï a
accompli une ascension sociale. Ce qui est notable c'est qu'elle se distancie
des autres chinois, pour beaucoup fils de professeur ou de vendeurs...en se
mettant en retrait « moi je sais pas cuisiner comme eux, je fais pas
des choses typiques chinoises », mais en même temps, elle se
distancie de sa mère, des origines paysannes d'une façon presque
violente. « Mon père est déjà mort, il y a
longtemps et ma mère elle a seulement 51 ans, mais elle a l 'air
beaucoup plus vieille. Les cheveux sont tout gris, plein de rides, elle porte
pas très jolie, elle s 'habille pour le champ. »
L'idée que Shumeï se fait de sa propre cuisine
qu'elle ne trouve pas assez fine, très salée, une cuisine
très simple, des choses « pas très fines, c 'est
grossier » coïncide avec l'idée qu'elle se fait de sa
région d'origine Shaïton province. Si elle préfère
les choses de sa région, c'est ambigu parce qu'à d'autres moments
elle s'en détache.
« Est-ce que quand tu as commencé à
faire à manger à ton mari, est-ce que tu faisais à manger
comme ta maman ou plutôt à la façon de Shanghai parce que
tu habitais là-bas ?
Non, à la manière de moi-même, parce
que ma mère, sa région est trop simple, je n 'aime pas beaucoup,
parce que ma mère c 'est pas une femme qui aime beaucoup cuisiner, et
comme ça je vais pas faire comme elle, rien du tout je
crois»
Le fait qu'elle dénigre ses pratiques alimentaires,
qu'elle se considère moins bonne cuisinière que ses amis chinois
est liée à son origine sociale inférieure, elle reporte
ses origines dans sa manière de faire la cuisine.
Avant qu'elle fréquente de façon assidue des
amis chinois, Shumeï cuisinait peu de plats très typiques. Cela
peut s'expliquer par son projet de poursuivre sa vie en France. Elle a
entrepris des démarches pour amener son fils avec elle en France
l'année prochaine, ce premier pas vers une installation en France
coïncide avec sa volonté ancienne de faire sa thèse en
France. Par cette mobilité géographique elle poursuit son
ascension sociale.
Peut-on dire que ce souhait de vivre en France se manifeste d'une
façon ou d'une autre dans ses pratiques alimentaires et culinaires ?
Contrairement à d'autres étudiants chinois, elle aime
beaucoup le pain, le fromage, et consomme des produits
typiques de certaines régions françaises avec la
délectation et le plaisir de s'initier aux pratiques culinaires
françaises. Une anecdote permet de le faire comprendre : très
soucieuse d'apprendre les manières de faire françaises, elle a
acheté récemment de la crème liquide pour cuisiner le
poisson et délaisse la sauce au soja dont elle a l'habitude, elle est
férue de la margarine aux oméga trois et du cervelas, de
même que du roquefort. Elle est très ouverte aux produits
français, goûte volontiers et fréquemment à la
nourriture française, même si par contre elle n'aime pas manger
à la cantine ce qui serait un moyen de découvrir des aliments.
Or on peut faire l'hypothèse que ces faits qui peuvent
paraître anecdotiques, cette intégration progressive des produits
français dans son style alimentaire quotidien est liée à
sa volonté d'habiter la France. Elle est très fière de
nous raconter que son fils aime lui aussi beaucoup le fromage, tandis que le
reste de sa famille à qui elle en a rapporté l'été
dernier n'aime pas du tout. Pourtant Theodora nous permet d'exprimer un doute
quant au sens de l'incorporation des produits français dans le registre
alimentaire pour l'alimentation française. Si elle n'a pas pris le soin
d'apporter des provisions de son pays pour son séjour cette
année, si elle n'a pas vraiment cherché de produits roumains,
elle le fera si elle était amenée à rester en France.
« Si je reste ici, je vais essayer quand même de trouver tout
ça. De trouver des ingrédients roumains, ça c'est
sûr. » C'est aussi quand le séjour dans le pays
étranger est amené à se prolonger que se fait sentir avec
une importance plus grande la nécessité de trouver des produits
de chez soi. Si elle n'a pas amené beaucoup de produits de chez elle,
c'est parce que sa vie en France est temporaire, elle n'est pas vouée
à perdurer, sinon le manque serait trop important.
W Labov dans « Les motivations sociales d'un changement
phonétique »160 démontre que les changements
phonétiques qui témoignent d'une perte de la tradition sont
distribués parmi les habitants de l'île inégalement, on les
retrouve surtout chez les jeunes qui souhaitent partir de l'île. Le
changement du style de la prononciation se comprend comme le symbole de leur
ouverture à la nouveauté par opposition au maintien de la
tradition. De même on peut faire l'hypothèse que
l'intégration dans les pratiques quotidiennes de produits occidentaux,
voire français participe du détachement par rapport à son
pays. Comme dans l'île étudiée par Labov, le changement
phonétique prend sens par rapport au groupe : lorsque tout le village
est réuni on peut entendre la variation d'accent sur certaines syllabes.
Le changement n'est pas tu, il peut même être accentué. Par
contre en présence d'amis chinois, Shumeï change ses
manières de faire : elle cuisine de façon chinoise, ne mange plus
de fromage, ne fait les courses de la même manière. Ce ne sont pas
du tout les mêmes produits que l'on trouve dans son frigo dans les deux
périodes : lorsqu'elle vit seule, on va trouver du fromage, du
pâté ou du cervelas, du camembert, des légumes, des
saucisses, des yaourts aux fruits. En compagnie de son amie chinoise, elle a
acheté du tofu, des légumes, des fruits.
Shumeï aime beaucoup goûter à des plats
français, elle est très friande de tout ce qui est nouveau.
Lorsqu'elle faisait la cuisine à tour de rôle pour deux de ses
colocataires, elle a pu s'initier à d'autres saveurs. Par opposition,
son amie Tsu Tsu Tuï est plus réticente par rapport aux plats
français161 « J'ai essayé de manger à
la cantine, pour trois ou quatre fois, mais.. je ne peux pas accepter la
façon de manger là-bas », « Oui, je vais..je
suis heureuse de goûter, ..seulement les plats comme ça, euh je ne
je ne peux pas manger toujours, mais parfois je veux bien goûter. Et pour
plusieurs j'aime bien, mais pas pour tout..[rire] » On voit que la
volonté
160 Labov, William, « Les motivations sociales d'un
changement phonétique », Sociolinguistique, Editions de
Minuit, 1976
161 Le paragraphe suivant y est consacré.
de concéder le goût pour les plats français
est tout de suite gommée par le souci de rappeler que les plats
français ne font pas partie de son ordinaire.
Il semble que le rôle du contexte dans le
déploiement des habitudes et des pratiques culinaires soit important et
permette d'expliquer le maintien ou l'abandon de pratiques de son pays
d'origine selon les contextes. La précédente analyse permettait
d'expliquer l'alternance entre plusieurs types de pratiques alimentaires. Que
dire des étudiants qui veulent conserver l'ensemble de leurs pratiques
alimentaires en France ? Le paragraphe suivant se concentre sur deux
étudiants qui sont caractérisés par leur volonté de
cuisiner comme chez eux.
II. Cuisiner comme chez soi ou la tentative d'un
conservatisme actif
A l'inverse de Shumeï qui a beaucoup modifié ses
pratiques alimentaires et est ouverte aux découvertes culinaires, deux
des étudiants interrogés manifestent une réserve par
rapport aux aliments et préparations des autres pays. Il s'agit de Tsu
Tsu Tuï chinoise et de Abdelbaki, étudiant tunisien. Comment
comprendre leur volonté de conserver des pratiques les plus proches
possibles de leurs pays ? Comment expliquer l'expression de la
continuité alimentaire qu'ils expriment ? Pour eux, leurs pratiques en
France sont dans la continuité de leurs pratiques alimentaires dans
leurs pays d'origine.
Manuel Calvo162 proposait de
réfléchir sur les pratiques alimentaires en situation de
migration à partir de l'idée de continuum alimentaire. Il
différencie trois styles alimentaires possibles pour les migrants.
Le style dichotomique est celui dans
lequel les faits et les pratiques alimentaires continuent à être
basés sur la culture d'origine, même si la personne migrante a
incorporé plusieurs éléments des techniques appartenant
à la société d' insertion. Il correspondrait selon lui
à une étape transitoire d'accommodation, et serait
caractérisé par un remplacement partiel des techniques, d'une
acquisition des pratiques limitée à l'incorporation des
techniques et de manières de faire simplifiées, rapides et
adaptées au mode de vie urbanisé. Les pratiques culinaires se
veulent pragmatiques, instrumentales, et sont faites d'alternances et de
superpositions culturelles.
Ce style caractérise Tsu Tsu Tuï et Abdelbaki
comme nous allons essayer de le démontrer. Ce qu'il faut voir dès
à présent, c'est que derrière l'affirmation de la
continuité, percent des modifications liées à la
société d'accueil.
Le style duel est
caractérisé en priorité par la coexistence des deux
cultures. Il s'agit d'une double participation intériorisée,
propre à la période d'adaptation, d'un style panaché,
formé d'éléments variés avec des substituts
culturels solides. Ce style correspond bien à l'atttitude en cuisine de
Shumeï.
Le style anomique est quant à
lui défini par la perte totale des normes de la culture d'origine sans
que cela soit remplacé par une acquisition des normes de la
société d'accueil. Il est selon nous beaucoup trop extrême
et n'est pas représenté parmi une population
d'étudiants163.
162 Manuel Calvo, « Migration et alimentation » in
Cahiers de sociologie économique et culturelle n° 4, p.
77.p 52-89.
163 Nous pensons qu'il ne pourrait exister même chez des
populations non étudiantes. Il reste toujours des marques de la culture
d'origine de l'individu.
1) La différence structurelle des cuisines
française et chinoise explique le maintien des pratiques culinaires
d'origine de Tsu Tsu Tuï
Faisant décrire à Tsu Tsu Tuï des repas
pris en Chine et des repas pris en France, nous avons constaté une
similitude très forte dans la composition de sa semaine alimentaire, mis
à part pour le petit déjeuner. Elle prépare en France les
mêmes plats qu'elle mange en Chine, mais il s'agit essentiellement de
plats simples, parce que les plats plus compliqués aussi plus typiques
sont moins facilement réalisables en France en raison du manque
d'ingrédients. Elle goûte peu à la cuisine française
et manifeste une réserve par rapport à celle-ci. Elle a
essayé de manger à la cantine mais elle n'aime pas « la
manière française, à la cantine, euh y 'a toutes les
choses ensemble, mélangées, je n 'aime pas les plats à
manger ensemble ». La structure des repas est différente. Elle
veut comme en Chine avoir des plats différents dans des assiettes
séparées, le riz doit obligatoirement être à part,
« le riz avec les petits plats c 'est typiquement chinois
».
Sa réserve pour la cuisine française peut
s'expliquer par la grande distance entre la cuisine française et la
cuisine chinoise164. La cuisine des autres pays est une nourriture
concoctée et manipulée par d'« autres ».
L'appréhension devant la cuisine étrangère peut être
comprise comme le résultat à la fois de la crainte devant la
composition d'aliments inconnus, de la répulsion (dégoût)
envers la nature de ces aliments, et du fait qu'ils ont été
préparés par un «autre». Cette analyse vaut
spécifiquement pour la cantine.
Plus généralement l'étudiant
étranger est confronté à de nouvelles formes alimentaires
qui existent à plusieurs niveaux. La temporalité des
journées alimentaires n'est pas la même, en Chine le repas du soir
se prend habituellement vers 1 7h30 ou 1 8h, puis au cours de la soirée
le repas est complété par de petites prises alimentaires qu'on va
acheter dehors. L'offre alimentaire n'est pas la même : si Tsu Tsu
Tuï n'éprouve pas de difficulté à trouver les
ingrédients dont elle a besoin, elle regrette de ne pas trouver en
France tous les plats préparés qu'elle utilise habituellement en
Chine. Les manières de prendre ses repas ne sont pas les mêmes :
en Chine on se sert de peu d'outils, mais ceux-ci sont différents de
ceux utilisés en France. On mange, on mélange et on saisit les
aliments à l'aide de baguettes.
Une consommation codifiée : le repas
chinois165
Trois repas par jour
Quels que soient les milieux, la norme est de trois repas par
jour, appelés repas du matin, repas de midi et repas du soir. Le petit
déjeuner se prend entre 5h et 7h30, le déjeuner entre 1 1h30 et
12h30, le dîner entre 18h et 18h30, cela variant avec saisons dans les
campagnes. A la campagne, on mange chez soi en famille, à la maison ;
à Shanghaï, Pékin, Canton, on déjeune sur son lieu de
travail, à la cantine.
Un modèle à trois
termes
Le repas chinois se fonde sur un équilibre nutritionnel
entre un féculent considéré comme l'élément
substantiel, et des mets d'accompagnement ayant en principe un rôle de
sapidité et non de sustentation. Sont associés à une
céréale ou un tubercule cuits à l'eau ou vapeur des
|
164 Si cette distance existe bien aussi pour Shumeï, nous
avons essayé de fournir des éléments d'explication des
modifications de ses pratiques.
165 Sabban, Françoise. Une consommation codifiée :
le repas chinois. In: Tables d'hier, tables d'ailleurs, Odile Jacob,
1999.
condiments, des sauces, des plats de légume, de
viandes, de poissons, d'oeufs, de sous-produits du soja. En Chine, ce
modèle commun à de nombreuses sociétés
traditionnelles dont le mode de vie est essentiellement rural, se
complète d'une soupe légère en goût et fluide en
consistance. Ce bouillon n'est pas toujours présent, car sa confection
dépend des possibilités et il est parfois remplacé par un
verre de thé léger ou plus souvent de l'eau chaude
absorbée dès que le repas est terminé.
Quelques exceptions
Le petit déjeuner occupe une place particulière.
A la campagne, c'est un repas comme un autre. En ville, il peut ressembler au
dîner ou au déjeuner par sa composition, bouillie de riz et navets
salés par exemple, mais dans certains milieux, il est d'inspiration
occidentale et se compose de thé ou de café avec du lait, des
toasts, beurre, confiture. Bien souvent on le prend dehors. Les marchands
ambulants du petit matin offrent des étals surchargés parmi
lesquels le citadin fait son choix. Il déjeune d'un youtiao, beignet
torsadé et bol de lait de soja tiède, de boulettes de riz gluant
à la cacahuète...
La réticence de Tsu Tsu Tuï face à la
nourriture française est aussi liée au fait que nous l'avons
interrogé alors qu'elle n'était pas depuis longtemps en France
(trois mois) et on peut faire l'hypothèse qu'elle n'était pas
encore habituée aux produits français.
En quoi le temps passé en France par notre
enquêtée est-il mobilisable pour l'explication de son
non-goût pour l'alimentation française ? Il semble que le temps
passé en France permette au goût de se redéfinir comme en
témoigne le cas de Shumeï, et au palais de s'habituer à de
nouvelles saveurs. Si Tsu Tsu Tuï peut dire « J'ai essayé
de manger à la cantine, pour trois ou quatre fois, mais.. je ne peux pas
accepter la façon de manger là-bas », on peut penser
que cette attitude évoluera au cours du séjour vers plus de
tolérance. Les propos de Tsu Tsu Tuï peuvent donc d'un
côté s'expliquer par la durée encore relativement courte
passée en France. Ainsi l'attitude que nous allons décrire ici de
conservatisme actif des pratiques culinaires du pays pour elle et Abdelbaki ne
doivent pas être exagérément consolidées. L'analyse
pour aider à la compréhension peut réintroduire trop de
stabilité ou de pureté là où la
réalité présente de la pluralité et de la
mouvance.
Il semble qu'il faille un temps d'adaptation aux
étudiants étrangers pour commencer à préparer des
plats français. Les premiers temps du séjour, surtout les
premiers jours sont consacrés à la recherche active
d'ingrédients connus et réconfortants. Le premier week-end de son
arrivée en France, Christina prépare un tiramisu, qui est un
dessert très apprécié dans sa famille. Théodora a
le réflexe pendant le premier mois passé en France de regarder
dans tous les magasins qu'elle fréquente si elle trouve des produits
roumains.
« D 'abord, j 'ai regardé si il y avait des
choses que je connaissais. Mais après c 'est en même temps que je
me suis habitué à vivre en France, à parler
français, je me suis mis à cuisiner, un mois après que je
suis arrivée, que j 'ai commencé à manger de plus en plus
de la façon française. ». Le changement de
manières de cuisiner se fait progressivement en même temps que
l'on s'habitue à vivre en France, à fréquenter des
français et que l'on apprend à parler français.
Tsu Tsu Tuï parvient-elle à manger chinois en
France ? Ses pratiques culinaires sont-elles vraiment différentes de
celle de Shumeï ? Grâce aux observations des pratiques de notre
colocataire, nous possédons un point de comparaison. Mis à part
lors du petit-déjeuner, Tsu Tsu Tuï conserve lors de toute prise
alimentaire une portion de riz, servie à part et mangée
avec des baguettes. Comme Shumeï elle fait cuire son riz
dans un cuit-vapeur, mais Shumeï elle mange moins de riz166, et
jamais avec des baguettes ni dans un plat à part.
On peut rappeler que Shumeï ne mange que son petit
déjeuner avec les baguettes, mis à part quelques plats de
vermicelle de soja, tandis que tous les autres étudiants chinois
conservent l'utilisation des baguettes. Tsu Tsu Tuï prépare les
plats de façon chinoise en coupant les légumes de même que
la viande en très petits morceaux de façon à ce qu'ils
soient préhensibles avec les baguettes. Elle n'achète pas de
cuisses de poulet ou alors ne les cuisine pas telles qu'elles : elle coupe la
viande en morceaux. Shumeï par contre cuisine souvent des pilons de poulet
qu'elle mange à l'aide de la fourchette et d'un couteau. Tsu Tsu
Tuï ajoute à ses plats des épices chinoises, du glutamate,
du gingembre167.168.
Les différentes prises alimentaires et leur
degré d 'acculturation169
Le petit déjeuner perd très rapidement sa
spécificité culturelle et est composé
généralement d'aliments empruntés à la
société d'insertion. La réunion du groupe lors du petit
déjeuner est généralement peu ritualisée, il se
prend seul rapidement, de sorte que les valeurs qui le structurent sont peu
nombreuses. L'acculturation dans cette prise d'aliments ne porterait pas
atteinte aux principaux traits culturels de l'alimentation du groupe selon M
Calvo.
Le déjeuner est celui qui par ses différences
présente le plus de possibilités de contacts, il peut en effet
facilement être pris au restaurant universitaire ou à la cantine.
Le repas du soir parce que détaché des obligations de travail est
celui où les occasions de rencontre du groupe permet le plus la mise en
oeuvre des particularismes culturels du système alimentaire.
Parmi les étudiants interrogés, on retrouve de
manière identique cette différence dans le degré
d'acculturation selon les repas. Le petit déjeuner est bien le repas qui
le plus vite change de nature170. Tsu Tsu Tuï dit «
Pour le petit-déjeuner, je pense que, j 'ai déjà
mangé de la façon française, mais pour les autres, je vais
rester la façon chinoise. ». En France elle ne mange plus le
même petit-déjeuner qu'en Chine où elle mange du riz, en
France elle prend le petitdéjeuner chinois réservé aux
enfants. « Je vais prendre des oeufs pochés, je pense que
ça c 'est le petit-déjeuner typique, typiquement chinois et je
vais manger aussi un morceau de pain avec euh chocolat et je vais prendre,
parfois je vais prendre euh..un..un bol..de lait avec les petits morceaux.. de
euh, avec les petits morceaux de chocolat dedans. C 'est le petit
déjeuner pour les enfants en Chine »
Mais ce n'est pas le petit-déjeuner français,
elle n'aime pas la baguette de pain dont la croûte est trop dure, elle
trouve la confiture trop sucrée. Shumeï mange également des
oeufs le matin avec un bol de lait. Mais elle aime également le pain et
le beurre. Le déjeuner et le dîner se font de la manière
chinoise, Tsu Tsu Tuï ne voit pas de différence dans sa
façon de manger en
166 Il n'est peut-être pas aussi anecdotique de raconter
que Shumeï estime que mon conjoint et moi mangeons plus de riz qu'elle. Un
jour elle nous a dit « Vous mangez autant de riz que les chinois. Jamais
pour moi j 'aurais acheté un sac de riz de cinq kilos en France
».
167 Shumeï a utilisé pour la première fois
du gingembre en mars, or il s'agit d'un ingrédient extrêmement
utilisé en Chine.
168 Notons que l'ensemble des différences que nous
distinguons ici sont peut-être le fait de différences
régionales et familiales de préparation plus que des
différences liées aux modalités du séjour en
France. Cependant nous ne connaissons pas suffisamment la cuisine chinoise pour
trancher dans un sens ou dans l'autre.
169 M Calvo établit une différence dans les
trois prises alimentaires d'une journée, dans leurs relations avec les
pratiques d'origine. Nous retrouvons ces mêmes caractéristiques
chez nos enquêtés.
170 Abdelbaki a modifié son registre alimentaire du
petit-déjeuner, de même que Théodora, Christina ou encore
Giovanni.
Chine et ici. Seulement, elle cuisine ici beaucoup plus qu'en
Chine, puisqu'elle trouve moins de plats tout préparés, des
nouilles aromatisées au poulet...
Il est difficile pour nous d'évaluer
véritablement les différences qui existent dans les plats
préparés en Chine et en France, étant donné que
nous ne pouvons pas observer les pratiques en Chine. L'entretien ne
recèle pas de contradictions. Notre enquêtée cuisine le
plus chinois possible : il s'agit d'atteindre des ressemblances placées
à des niveaux différents en commençant par les
qualités sensorielles : elle reconstitue le plat dans sa forme, son
onctuosité, dans ses saveurs, ses qualités gustatives. Cette
reconstitution n'est pas une simulation réalisée avec des
ingrédients de substitution, puisqu'elle dispose grâce aux
magasins asiatiques de toutes le denrées dont elle a besoin.
Peut-être faut-il se méfier de l'expression de la
continuité par les étrangers. Le plat préparé en
France est-il l'exacte reproduction du plat préparé en Chine ? Le
résultat n'est-il qu'un ersatz présenté comme la
reproduction du plat authentique ? Ou possède-t-il vraiment les
qualités du plat authentique ? L'affirmation de la continuité
constitue le moyen pour les étudiants de rester proches de leurs pays et
de leur famille. Elle vaut peut-être plus par sa défense en
paroles que par sa réalisation. Il ne faut pas négliger la
reconstruction à laquelle se livrent les personnes en entretien face au
sociologue.
2) La nostalgie et l'attachement aux traditions
d'Abdelbaki
Concernant Abdelbaki, nous essaierons d'expliquer son attitude
conservatrice par ses origines populaires. Issue d'une famille tunisienne assez
pauvre, son père aujourd'hui à la retraite était mineur et
sa mère s'occupait de la maison, il a comme ses frères et soeurs
très bien réussi scolairement171. Il est normalien de
l'école Normale de Tunis, a le capes de Lettres Modernes, mais a
raté l'agrégation de Lettres Modernes. Ayant terminé sa
scolarité à l'école Normale qui dure trois ans en Tunisie,
il a cependant renoncé à enseigner (la fin de la scolarité
à l'ENS coïncide avec le « don » du Capes que les
étudiants n'ont pas besoin de passer). Il est aujourd'hui en master 2
à l'Ens-lsh pour un an.
En ascension par rapport à son milieu familial, il
manifeste un très fort attachement aux traditions tant familiales que
tunisiennes. Il tient pour cruciale la différence entre les produits
algériens, marocains et tunisiens, marquant un point d'honneur à
consommer ce qui est tunisien (notamment les épices) et mieux encore ce
qui a été préparé par sa famille.
Les enquêtes sur les familles immigrées
marocaines172 montrent que les mères de familles et les
jeunes prennent de la distance vis à vis des pratiques dites «
marocaines », notamment par rapport à l'utilisation massive de
l'huile d'olive et de la harissa en défendant les vertus pour la
santé de l'occidentalisation des pratiques. Mais ces pratiques se
conjuguent avec l'affirmation (face à l'anthropologue française)
d'une continuité évidente avec le Maroc. Finalement et
malgré l'influence de la cuisine occidentale (qu'ils ne peuvent nier)
les parents estiment que leurs enfants mangent aussi comme eux, « ils
mangent comme au Maroc, les repas restent les mêmes» disent les
mères.
171 Ses deux frères aînés sont
ingénieurs, sa soeur est en licence de géographie.
172 Crenn, Chantal, « Modes de consommation des ouvriers
agricoles originaire du Maroc installés dans la région de Sainte
Foy-La-Grande en Libournais (Gironde) », Anthropology of food,
2001
Abdelbaki également défend la continuité
de ses pratiques alimentaires avec celles de la Tunisie : il a veillé
à amener beaucoup de produits avec lui de Tunisie : des épices
préparées dans sa famille, des piments, du poivre, de l'huile
d'olive faite par sa famille, des boites de tomate, de la harissa, du thon, de
la poudre d'amandes...et s'en est fait envoyer au milieu d'année de la
viande sacrifiée le jour du Grand Aïd. Il veille à respecter
la norme halal et ajoute des épices à tout ce qu'il mange. Il
cuisine exclusivement comme sa mère lui a rapidement appris, chaque plat
commence par la même préparation d'huile d'olive, d'oignon et de
piment, base à laquelle il ajoute la viande ou les légumes. La
différence majeure réside dans le fait qu'en Tunisie, il n'a
jamais cuisiné. Ainsi lorsqu'il affirme faire comme en Tunisie
« oui, ici c 'est pareil, je mange la même
chose. Ouais... c 'est une cuisine d 'étudiants mais je pourrais dire
que c 'est la même chose », il se réfère à
ce qu'il y mange mais non pas à ce qu'il y prépare. En France il
se fait le garant des traditions et des manières de préparer
qu'il a observé chez sa soeur et sa mère mais qu'il n'a jamais
pratiquées lui-même.
Chez lui, il baigne dans une socialisation familiale où
l'alimentation et les manières de faire sont très importantes :
elles font partie du patrimoine familial et tunisien. Ainsi il nous explique
avec détails la manière de préparer les mélanges
d'épices, les bocaux d'olive. On sent que c'est très important
pour lui et que les gestes sont garants de la qualité des mets.
Il est très regardant sur la manière de
préparer les plats, les kébabs achetés dans des
échoppes à Lyon, le couscous réalisé par sa
mère. Celui-ci doit être fait à la main dans un grand
couscoussier. Avec la main, on sépare les grains de couscous, on
détache les morceaux de viande et de légume. Le geste fait
beaucoup pour la préparation. Dans le documentaire de Néna
Baratier au titre évocateur Les Mains dans le plat173
l'importance des manières de faire, des techniques employées
est mise en exergue. Les plats africains se préparent à la main,
on trie, on mélange, on rince à la main, puis on mange avec ses
mains. Lui-même a reproduit les manière de faire de sa mère
en octobre lorsqu'il a préparé un couscous pour ses amis.
Si Abdelbaki manifeste cet attachement à la tradition,
c'est certainement en raison de l'importance de la famille chez lui. Pour
expliquer pourquoi sa mère lui a fait parvenir dans un colis de la
viande sacrifiée lors de la célébration du Grand Aïd
chez lui, il nous dit « tu sais ma mère elle m 'aime beaucoup,
je suis chouchouté ».
En venant en France il passe de la vie en famille à la
vie tout seul, il manque toutes les fêtes tunisiennes qui sont aussi
l'occasion de rassemblements familiaux ; par ailleurs il s'est brouillé
à Lyon avec le seul tunisien qu'il connaissait à propos de la
présidence de l'association des étrangers de l'Ens. Il a beaucoup
de connaissances de diverses nationalités, mais rencontre peu de
tunisiens. On sent que ce contexte relationnel est pour beaucoup dans son
attachement à la cuisine tunisienne.
Si avec Shumeï, nous avons remarqué que la
présence d'amis permettait de soutenir des habitudes culinaires
chinoises, avec Abdelbaki c'est l'absence d'amis et la nostalgie de la Tunisie
qui le conduisent à maintenir les traditions. Les travaux
réalisés sur les familles migrantes174 montrent
l'importance du groupe lors du processus de migration. Un des faits sociaux les
plus observés est le resserrement des liens familiaux dans le processus
d'insertion, un repli sur le groupe et ses traditions. La valeur communautaire
s'intensifie. C'est bien ce que nous observons avec Abdelbaki, l'ancrage sur
les normes du groupe est lié au dépaysement et à
l'appauvrissement du contexte relationnel.
173 Baratier, Néna, Les Mains dans le plat, Coll.
La cuisine des autres, Ethnologie Europe, MAB Films / France 3, 1995
174 Bahloul, J, « Nourritures Juives », Les Temps
modernes, 394 bis, 1979, p386-395
Briand, R et Perez, l, « Changement social et modes
alimentaires chez les réfugiés vietnamiens », Toulouse,
1980
Nous avons pu l'observer à de maintes reprises chez
nous, lorsqu'il était invité à manger par nos
colocataires. Lorsque Shumeï l'invite, il regarde avec circonspection ce
que la cuisinière ou le cuisinier prépare, veille à faire
ajouter des épices. Par exemple pour la fondue chinoise, qui est par
nature épicée, il propose d'en ajouter plus, de peur que ce ne
soit pas assez épicé. Il trie les ingrédients, laissant de
côté dans la fondue tout ce qui fait la spécificité
chinoise à savoir les champignons, le chou chinois. Il n'aime pas la
cuisine chinoise, trop distante de ses propres habitudes alimentaires et
culinaires. Les saveurs trop éloignées des saveurs tunisiennes
lui disconviennent, il laisse ses assiettes à moitié pleines.
Son attitude est différente lorsque c'est Giovanni ou
notre autre colocataire français qui prépare à manger, il
aime généralement les plats de pâtes au saumon, les
pâtes à la carbonara, les tartes à l'oignon, mais il manque
toujours selon lui quelque chose.
Lorsque c'est lui qui invite des amis à manger, il leur
prépare une soupe à la tomate et à l'oignon qui s'appelle
« chorba ». Abdelbaki peut la faire plus ou moins
épicée, la préparant pour d'autres, il n'arrive
généralement pas à doser convenablement les épices,
si bien que dès la seconde invitation, les amis savent qu'il faut lui
recommander de ne pas mettre trop d'épices, il en rajoute alors dans sa
portion.
L'ensemble de son attitude est cohérente.
Interrogé en entretien sur cet usage des épices, il rit admettant
« oui c 'est vrai, j 'en mets partout », il nous explique
leur fabrication chez lui, les épices achetées au marché
puis assemblées par sa mère. Il en a ramené quatre paquets
de 50g chacun en septembre, en février, il ne lui en reste plus qu'un,
déjà entamé. Il en a demandé à sa
mère dans le colis qu'elle lui prépare. Il précise «
je préfère que ce soient celles de ma mère, oui tu
peux en trouver ici, mais je sais pas, non c'est pas que...mais vraiment je
préfère les épices tunisiennes, y 'a pas les mêmes
choses non plus. Là c 'est ma mère qui achète sur le
marché et qui fait sécher à la maison sur les toits
»
Le marché de la Guillotière de Lyon est connu
pour être bien achalandé en produits maghrébins, mais
Abdelbaki n'y trouve pas son bonheur « j 'sais pas, y 'a pas ce que je
veux, c 'est pas des trucs tunisiens en fait, c 'est surtout marocain,
algérien. Là bas, j 'achète le piment (dont il fait une
très grande utilisation en plus des épices), j 'ai essayé
d 'acheter là bas de la harrissa, mais je sais pas, y 'a mettent des
trucs dedans des navets et des carottes chez nous y 'en a pas. »
Abdelbaki fait figure de puriste, il n'a pas tellement
confiance dans les produits qu'il peut acheter en France dans les
épiceries maghrébines ou sur les marchés, il
préfère utiliser les produits familiaux. On peut peut-être
rapporter cette attitude à ses origines populaires. Il apporte une
grande importance à la qualité des produits, à leur
origine, est méfiant par rapport à ce qui n'est pas naturel. Par
ailleurs il est peu enclin à la découverte de nouveaux produits.
Il a confiance en des valeurs sûres qu'il reproduit très souvent.
Il mange assez souvent la même chose et lorsqu'il reçoit il sert
invariablement « chorba ». On pourrait dire que les épices
sont pour lui un marqueur identitaire fort, il est attaché et fier de
manger (très !) épicé et pimenté.
Le sentiment de confort et de satisfaction associé
à sa nourriture familière est extrêmement important. Il
s'illustre dans ce que l'on appelle le conservatisme culinaire. Les groupes
d'immigrés, même après de nombreuses
générations, tendent à consommer et à
préférer encore la cuisine de leur pays d'origine, alors
même que la plupart des autres aspects de leur culture se sont
estompés. Même lorsque la cuisine de leur pays d'accueil est
acceptée dans la vie de tous les jours, dans certains cas, comme cela a
été démontré avec des Américains d'origine
italienne, la cuisine d'adoption et la cuisine d'origine ne sont pas
consommées au
cours d'un même repas, et le repas principal, à
savoir le déjeuner du dimanche, est consacré à la cuisine
de « là-bas »175.
Les études sur les migrants marocains176
(familles et étudiantes) ont montré que sont
généralement abandonnés l'huile d'olive, les plats trop
sucrés, tandis que le label halal est conservé. Les plats
familiaux sont révisés notamment chez les jeunes femmes en
conservant uniquement les épices et les légumes, un grand usage
de la cuisson vapeur est fait à la place de la friture des aliments. La
relation entretenue avec la Tunisie reste donc forte, et passe en particulier
par un lien avec certains plats typiques réservés pour les repas
entre amis, mais aussi par les modes de préparation et de cuisson qui
leur sont liés. « Les juifs originaires de Tunisie à
Belleville »177 cuisinent en France avec beaucoup moins
d'huile, de piment et de harissa. Les raisons invoquées pour ces
changements sont d'ordre médical (ulcères et troubles digestifs),
et climatique. Les jeunes préfèrent aux plats jugés trop
gras et pimentés des plats « aseptisés ». La relation
avec la Tunisie est largement entretenue et revendiquée pendant les
inter-repas, les moments de grignotage.
Dans son attachement à la cuisine maghrébine,
Abdelbaki se rapproche des enquêtés de M Padilla178 qui
ont un discours et une appréciation bien différente des plats
d'ici et de chez nous. Les discours sur cette double cuisine sont
intéressants. La cuisine « d'ici » est vue179 comme
blanche, fade, légère, simple, rapide mais pas très
savoureuse même si elle est plutôt bonne pour la santé. Face
à elle, les enquêtés de M Padilla jugent la cuisine du pays
épicée, lourde, compliquée, longue. Au contraire de la
cuisine française elle rassasie bien, mais n'est pas bonne pour la
santé.
Tout plat de riz, de pâtes, de petit pois... devient
pour lui tunisien à condition qu'on lui rajoute piments et
épices, les deux ingrédients nécessaires et pourrait-on
dire suffisant. A ce compte là, il ne semble pas y avoir de grande
spécificité de la cuisine tunisienne. Mais l'attitude d'Abdelbaki
est intéressante en ce qu'elle témoigne d'un réel souci de
préservation des saveurs auxquelles il est habitué. Son
goût est véritablement formé comme cela. Les épices
sont perçues comme l'élément magique transformant une
préparation banale et inconnue en plat mangeable et
comestible180. Cette cuisine orientale n'est pas celle que
pourraient préparer les femmes en Tunisie, mais elle est
constituée d'un orientalisme revisité en France. Abdelbaki, comme
les jeunes tunisiens informateurs de C Balland181
sélectionnent quelques produits typiquement orientaux à leurs
yeux et les additionnent parfois d'une façon qui peut paraître
abusive ou anarchique pour les cuisinières les plus âgées,
à tous les plats élaborés selon des recettes partiellement
orientales ou françaises.
Certaines pratiques sont par contre abandonnées parce
qu'il n'arrive pas à les placer dans son emploi du temps, ou parce qu'en
France la pratique ne trouve plus son sens. En Tunisie,
175 Goode, K. Curtis et J. Theophano, « Meal Formats,
Meal Cycles and Menu Negociation in the Maintenance of an Italian-American
Community », in Food in the Social Order, sous la direction de M. Douglas,
New York, Russel Sage, 1984, p 143-2 18
176 Crenn, Chantal, « Le Tajine à la "bouillie
bordelaise ». Transmission des manières de cuisiner dans les
familles des ouvriers agricoles immigrées dans le vignoble bordelais.
177 Christine Balland, « Enquête alimentaire sur les
juifs originaires de Tunisie à Belleville », Ethnologie
française, XXVII, 1997
178 M Padilla, « Adaptation à la diversité
des cultures et des besoins. A propos de l'alimentation maghrébine
», Journées de l'AME « Alimentation et santé des
lycéens et collégiens en LanguedocRoussillon », Montpellier,
2001
179 Nous reprenons les termes des enquêtés.
180 On se rappelle le poids de la notion du comestible dans le
phénomène de mobilité géographique.
181 Balland, Christine, "Enquête alimentaire sur les juifs
originaires de Tunisie à Belleville",Ethnologie française, 27,
1997, 64-71.
Abdelbaki a l'habitude de prendre pour son petit
déjeuner une boisson chaude réalisée à partir d'une
poudre d'amande que l'on fait chauffer dans du lait. Mais en France, il ne
parvient pas à trouver le temps de se préparer cette boisson
avant de partir en cours. La seule fois où il l'a
préparée, il a été déçu du goût
de sa préparation et n'a plus jamais réessayé de la
préparer.
D'autres plats, fédérateurs sont
conservés et valorisés en raison de leur consonance identitaire.
Au tout début de son séjour en France, Abdelbaki a
préparé un couscous. Pour les jeunes, souvent nés en
France, seul le couscous, plat national marocain, fait l'unanimité, si
l'on en croit les analyses faites par Annie Hubert182. Si il a
largement envahi les menus des Français par les cantines scolaires, les
restaurant des hôpitaux, les boîtes de conserves ou les
surgelés...il n'en est pas moins « authentique » pour ces
jeunes.
Pour Abdelbaki, le couscous fonctionne à la
manière d'un plat totem et sert d'assignation identitaire. Alors qu'il
n'a jamais fait la cuisine, il se lance dans la préparation d'un plat
traditionnellement familial et long à préparer. Il s'en sort
selon lui bien « franchement, c 'était bon, au début je
pensais pas, mais en fait tu vois c 'est facile. » Il avait
demandé conseil à sa mère et a suivi les instructions
à la lettre et au gramme près.
Le couscous reste pour les jeunes générations un
marqueur identitaire évident tant il est impensable de consommer un
« couscous garbit » au plus proche de celui « de
leur mère » qui relève selon eux d'un autre goût,
d'un savoir-faire transmis dans la chaleur du foyer et qui est finalement
irremplaçable. Chantal Crenn183 note qu'on retrouve dans les
cuisines des étudiants d'origine marocaine de Bordeaux (dont les parents
sont installés à Sainte-Foy-la-Grande) petits couscoussiers,
théières, épices en tout genre. En ce qui concerne notre
enquêté, il n'a que les épices. Mais comme il espère
rester en France pour son doctorat, il envisage d'investir dans un petit
couscoussier.
Nous avons essayé de décrire les comportements
de Tsu Tsu Tuï et d'Abdelbaki. Quelles conclusions peut-on essayer de
tirer ? Que signifie l'attitude de conservation alimentaire ? Quel est le
rôle des plats au plus proches de chez soi ?
3) Continuum alimentaire et typicité des
préparations culinaires
Si la volonté de maintenir ses habitudes alimentaires
en France est la même chez ces deux enquêtés, les
stratégies adoptées et les manières de faire sont
différentes. Le continuum alimentaire est défini par M
Calvo184 comme « la permanence après l'arrivée
dans la nouvelle société d'un style alimentaire semblable
à celui que pratiquait le groupe avant son déplacement »
n'est pas homogène et se présente sous une grande
variété de formes.
La continuité alimentaire chez Tsu Tsu Tuï se
manifeste par la réalisation des mêmes plats, il est global,
régulier. Chez Abdelbaki, on a l'impression que la touche tunisienne est
liée à l'ajout d'épices et de piment, mais que le contenu
en lui-même des plats importe moins que pour Tsu Tsu Tuï, qui aime
elle des saveurs très particulières.
182 Hubert, Annie, « Cuisine et politique, le plat national
existe-t-il? », Revue des sciences sociales, N°27, p8-11.
183 Crenn, Chantal, « Modes de consommation des ouvriers
agricoles originaire du Maroc installés dans la région de Sainte
Foy-La-Grande en Libournais (Gironde) », Anthropology of food,
2001
184 Manuel Calvo, « Migration et alimentation » in
Cahiers de sociologie économique et culturelle n° 4, p.
77.p 52-89.
Mais est-on tenu de refaire à l'identique les plats que
l'on garde en mémoire ? Postuler qu'il existe un continuum alimentaire
ne suppose pas qu'il y ait une parfaite comparabilité des pratiques. Les
recettes sont touj ours adaptées, au ajoute un ingrédient ou on
en lève un... Aux yeux des enquêtés ces
interprétations ne dénaturent pas les plats originels. C'est
comme cela qu'on doit comprendre l'affirmation de continuité des
pratiques culinaires entre les deux pays.
Le continuum alimentaire se caractérise par la
sélection effectuée au sein du corpus originel de recettes que
l'on conserve. Certaines pratiques et produits sont conservés tels
quels, d'autres sont remodelés et d'autres sont délaissés
parce que trop contraignants à mettre en oeuvre en France. Un choix et
une sélection s'imposent en faveur de certains plats ou saveurs
particulièrement aimés ou faciles à faire. E Calvo postule
l'existence d'un principe de qualité qui permettrait de
sélectionner un produit ou une pratique.
Le continuum alimentaire se caractérise par sa
fréquence et la diversité de ses manifestations. Ainsi toute
période n'est pas propice à la confection de plats typiques, tout
contexte relationnel ne motive pas la personne à reproduire des
pratiques auxquelles elle rattache ses souvenirs.
Le continuum alimentaire peut être plus ou moins
fréquent et régulier, de ce point de vue Shumeï se
différencie de Tsu Tsu Tuï, elle a besoin d'être soutenue,
accompagnée pour reproduire des plats chinois. Pour Shumeï, les
plats typiques marquent des périodes particulières, tandis que
Tsu Tsu Tuï les pratiques culinaires chinoises sont inscrites dans le
quotidien. Les styles alimentaires des migrants sont définis en fonction
des remaniements, des éléments de continuité, de
survivance, de résistance. Chaque style alimentaire est le
résultat d'un équilibre partiel et momentané.
a) Des plats typiques, des sensations authentiques
La plupart des personnes interrogées emploient le terme
typique pour qualifier leurs pratiques culinaires, précisément
pour comparer leurs pratiques culinaires en France et chez eux. Ils
développent face au questionnement sociologique, mais également
par rapport à leur famille et amis une rhétorique pour parler de
leurs techniques et pratiques, le plat est-il typique ou non par rapport aux
préparations du pays que l'on a l'habitude de faire et de manger ? Cette
rhétorique leur permet d'évaluer et de comparer
systématiquement leurs pratiques entre elles, en opposant un avant au
pays et un maintenant en France (c'est le cas de Shumeï qui classe toutes
ses pratiques selon qu'elles sont typiques ou non).
Un plat typique pourrait être défini comme un
plat qui est le plus proche possible du plat créé dans le pays
d'origine, réalisé souvent dans le pays, dans la cuisine
quotidienne. Plus il serait reconnu par la famille de l'étudiant comme
appartenant au registre alimentaire spécifique du pays. La
catégorisation typique/non typique permet aussi aux étudiants de
différencier leurs pratiques en France. C'est lorsque les
étrangers mangent en compagnie d'amis que sont réalisés
les plats les plus typiques comme nous le rappellent ces propos de Tsu Tsu
Tuï. « Estce que tu as déjà invité des
chinois à manger chez toi ? Euh, j 'ai chez moi non, mais souvent euh..
en week-end plusieurs chinoises va ensemble manger. Dans ce cas-là vous
préparez quoi à manger ? On fait la cuisine typiquement chinoise
et plus compliquée. »
En effet ces plats demandent un effort, une réflexion
et une organisation supplémentaire comme le note Théodora.
« Sur une semaine combien de fois tu prends un plat roumain ? Maximum
quatre fois. Ça demande plus de temps pour choisir et il faut plus
réfléchir »
Il faut d'abord chercher les ingrédients typiques dans
les magasins, ou réfléchir aux autres produits que l'on pourrait
utiliser en remplacement. Tsu Tsu Tuï remarque que « faire
vraiment les plats chinois ça fait beaucoup de temps et je n 'ai pas
»
Les plats simples demandant peu de préparation sont
aisément reproductibles, les autres requérant plus de technique
et de savoir-faire sont repoussés à des occasions
particulières, notamment lorsqu'on se rencontre en groupe. Ensemble on
peut s'autoriser à faire des plats plus compliqués, chacun
apportant les ingrédients typiques. « parce que quand on fait
la cuisine ensemble on va apporter chacun, les autres « puient »
acheter des épices (dit sur un ton interrogatif), plusieurs choses et on
a beaucoup de matériaux, pour faire ». Préparer
ensemble permet de résoudre des problèmes d'approvisionnement
plus facilement. C'est certainement ce qui explique que les étudiants
chinois fas sent souvent leurs achats ensemble dans les magasins asiatiques.
Etant donné le coût des produits en France relativement à
la Chine, on peut supposer que en faisant les courses ensemble, les
étudiants partagent les achats et répartissent le coût des
produits rares et très spécifiques.
A qui s 'adresse la référence à la
typicité d 'un plat ?
Si l'adjectif qualificatif typique permet à
l'étudiant de comparer ses pratiques culinaires chez lui et en France,
il semble logique de dire que la référence à la
typicité se fasse pour l'individu même. Par l'usage de cette
qualification, l'étudiant classe ses pratiques des plus proches du pays
d'origine aux plus éloignées, des plus chinoises par exemple aux
plus françaises. Le premier rôle de la notion de typicité
est donc pour soi-même d'établir des hiérarchisations entre
ses propres pratiques.
Par ailleurs, elle permet de parler de ses pratiques à
ses parents et amis, de se comparer aux autres. Shumeï pense que ses
pratiques culinaires sont beaucoup moins « typiques » que celles des
autres chinois, le terme lui permet face au sociologue de hiérarchiser
ses pratiques.
De plus, la référence à la
typicité des plats fait sens lorsque l'étudiant fait goûter
les plats à des français ou des personnes d'autres
nationalités. Il s'agit d'informer l'autre sur ce qu'il mange et
d'inscrire en négatif sa propre identité. Comme il a
été écrit précédemment, on n'est pas
Japonais parce que l'on mange du poisson cru avec la sauce ce soja, mais parce
que tous les autres ne mangent pas comme eux. C'est la cuisine de «
l'autre » qui nous conforte dans notre appartenance au
groupe185.
Pour ces personnes, la volonté de présenter des
plats typiques est ambiguë. Le lecteur se rappellera peut-être le
cas de Giovanni qui veut faire goûter des plats typiques, mais qui
accommode ses plats à ce qu'il pense être les goûts
français. Peut-être l'explication réside-telle dans
l'idée que chacun se fait de la perméabilité de sa culture
culinaire. Pour lui, le plat typique est réservé aux Italiens,
les personnes d'autres nationalités n'aimeraient sûrement pas un
plat de pâtes préparé exactement comme en Italie. Giovanni
offre donc des plats proches des plats italiens, mais non équivalents,
des plats que des Français pourront aimer, un plat adapté
à ce qu'on estime être leur goût.
b) Comment parvenir à la typicité ?
Au vu des pratiques que nous essayé de décrire et
d'analyser, il semble que à un moment donné, que ce soit dans une
pratique régulière et quotidienne ou pour certains plats plus
festifs
185 Hubert, Annie, Cuisine et politique, le plat national
existe-t-il?, Revue des sciences sociales, 2000
et mangés plus rarement, l'un des objectifs des
migrants est de parvenir à une typicité des plats. Les migrants
recherchent dans le plat du pays des saveurs d'autrefois, le «vrai
goût du village». Il faut un ensemble de conditions pour parvenir
à retrouver des sensations authentiques que nous allons essayer de
lister.
Trouver tous les produits de la recette
La première étape consiste à trouver des
produits d'origine, authentiques, c'est la condition indispensable pour pouvoir
continuer à faire ici, en France, une cuisine « comme chez soi
». L'obtention d'aliments authentiques, de bonne qualité passe par
la quête de lieux de ravitaillement idéaux que représentent
les magasins spécialisés.
La décision de s'y rendre ou de ne pas s'y rendre fait
entrer en ligne de compte le facteur temps (selon la distance des
supermarchés asiatiques), et le budget alimentaire. En effet, si on peut
trouver l'ensemble des ingrédients utiles à la cuisine chinoise,
ils sont plus chers qu'en Chine, de sorte que se nourrir de façon
chinoise en France coûte plus cher qu'en Chine. La décision de s'y
rendre ou non peut être supplée par la possibilité de
demander à ses amis chinois de ramener des produits pour soi. On peut
penser que le groupe est incitatif dans la décision de s'y rendre. De
plus dans la volonté de manger typique entre en ligne de compte une
bonne ou mauvaise conscience selon que l'on ne se ravitaille pas là
où il « faut ». Ne pas faire l'effort et la dépense de
se rendre dans un magasin asiatique informe dès le début la
tentative de reconstitution du plat. Les colis et l'approvisionnement au
départ peuvent servir de supplétif au ravitaillement sur
place.
Une préparation dans les règles
La première étape levée, on doit pouvoir
préparer le plat selon les méthodes traditionnelles. Il faut
disposer des ustensiles nécessaires : la préparation de la
cuisine chinoise demande des ustensiles spécifiques : le panier en
bambou pour cuire des raviolis à la vapeur, le rice cooker pour
faire cuire le riz ; le café italien demande la détention d'une
cafetière italienne. Ce n'est pas tant le plat qui est typique que la
manière de le préparer et de le consommer. Cela pose la question
de comprendre pourquoi Shumeï ne mange plus en France avec des baguettes
et de l'importance de ce fait dans sa position aux autres chinois en France.
Les trois étudiants chinois que nous avons observés dans leurs
pratiques culinaires utilisent tous des baguettes, mis à part
Shumeï à la fois pour préparer, saisir et remuer tous les
aliments et pour manger. Shumeï elle s'en distingue fortement puisqu'elle
se sert de cuillère à soupe et de cuillère en bois pour
remuer. Shumeï est assez peu prolixe à ce sujet, elle
considère seulement que manger avec un couteau et une fourchette est
plus pratique. On doit de façon certaine tenir ce propos comme un indice
du fait qu'elle mange de manière plutôt française en
France, en effet les préparations chinoises se mangent plus facilement
avec des baguettes, les ingrédients étant préparés
de manière à ce qu'ils soient préhensibles avec des
baguettes. La texture gluante de certains mets fait également qu'ils ne
sont pas attrapables avec une fourchette et un couteau qui les déchire
et ne permet pas de les porter entier à sa bouche, notamment pour les
raviolis ou les boulettes.
Si les plats sont les mêmes, il y a tout un ensemble de
faits autour du met qui changent et contribuent à modifier le fait
alimentaire au-delà de la continuité mise en avant. C'est la
forme des journées alimentaires, le lieu où l'on mange, la
manière dont on mange...
Par exemple toute pratique alimentaire relève d'une
position particulière du corps et de techniques spécifiques. La
rencontre avec des pratiques alimentaires étrangères nous
confronte directement à d'autres façons d'être du corps. On
ne mange pas de la même manière avec des baguettes ou munis d'une
fourchette et d'un couteau. En Chine, les plats sont tous posés ensemble
sur la table et l'on se sert constamment dans le plat collectif avec ses
baguettes. On est donc amené à croiser les baguettes de l'autre,
à devoir attendre que l'autre se serve. Une anecdote confirme ce fait.
Lorsque notre colocataire nous a fait goûter au moment du Nouvelan des
boulettes de riz gluant, elle a pris le soin de nous expliquer comment les
manger. Ces boulettes sont cuites à la vapeur et servies dans un bol.
Elles sont remplies d'une sauces différents (pâtes de haricot
rouge, pâte de cacahuète, graines de lotus, sésame noir,
taro). De ce fait elles sont difficiles à manger parce que
l'intérieur est généralement très chaud.
Shumeï nous a expliqué qu'il fallait les déposer dans une
cuillère à soupe et les croquer par petits morceaux de
manière à ne pas se brûler et à ne pas
répandre le coeur fondant dans son bol.
L'ensemble de ces éléments fait que la
continuité n'est pas aussi manifeste que les enquêtés
veulent bien la définir. En France, les manières de manger
à table sont différentes : pour caricaturer un Japonais ne mange
pas en France assez sur un tatamis, un tunisien mange rarement le repas en
buvant du thé vert.
Le fait d'affirmer la continuité de ses pratiques, et
d'essayer réellement de reproduire en France des plats ne signifie pas
la totale et parfaite reconstitution des plats. Il y aura toujours des
modifications des plats, des recettes. Si les plats sont reproduits en France,
ils sont conservés mais réinterprétés. C'est ce que
nous souhaitons présenter dans la partie suivante qui s'attelle à
expliquer le côté technique et matériel de la cuisine.
III. Les modalités de la reconstitution des
plats ethniques : entre bricolage et tradition
Nous avons déjà indiqué de façon
générale les changements induits par le changement d'espace
social alimentaire. Il est temps de regarder ce qu'il en est au niveau de
l'acte culinaire en lui-même. Comment fait-on la cuisine dans un autre
pays que le sien lorsqu'on souhaite reproduire des plats connus et aimés
? Les difficultés d'approvisionnement dépassées, comment
techniquement se déroule l'acte culinaire. Quels sont les obstacles de
sa mise en oeuvre ?
La volonté de cuisiner comme chez soi à
l'étranger, c'est à dire la tentative de reproduire des plats
familiers du pays d'origine soulève dans la plupart des cas des
difficultés techniques de plusieurs ordres. Le premier obstacle est
généralement le manque de certains ingrédients d'une
recette ou leur mauvaise qualité. Dans ce cas-là, il faut tenter
de reproduire la recette sans les ingrédients d'origine, donc se le
procurer dans la ville ou essayer de s'en passer.
1) La nécessaire substitution des produits entrant
dans la préparation culinaire
Myriam Bonfils et Ariane Combes186 étudient des
communautés étrangères maghrébines en Alsace. Si
les éléments de base de la cuisine maghrébine et
proche-orientale sont devenus plus
186 Myriam Bonfils, Ariane Combes et alii, « Cuisine. Le
métissage du terroir et de la mémoire », News d'Ill.
Magazine d'information régionale, Strasbourg, Centre universitaire
d'enseignement du journalisme, , 2000, 9-12
faciles à trouver en Alsace à la suite des
regroupements familiaux turcs des années 70, les produits d'Afrique
noire restent encore rares en Alsace. Les produits du pays d'origine sont rares
ou chers. Comment faire pour cuisiner des plats typiques dans ces conditions ?
Il faut remplacer les ingrédients originels par des ingrédients
différents mais leur ressemblant le plus possible.
M. Calvo187 appelle cette opération la
substitution, il la définit comme « une opération
matérielle (ou culturelle) consistant à suppléer dans un
ensemble d'ingrédients destinés à composer un plat, celui
(ou ceux) qui fait défaut (en raison de sa rareté ou de son de
coût) par un autre (ou d'autres) dont certaines qualités sont
similaires ». M. Calvo parle bien de substitution mais seulement en cas de
produit rare ou cher. Cependant il ne semble pas mentionner de substitution
lorsque le produit est tout simplement introuvable dans le pays d'accueil. Or
cette situation se produit à de nombreuses reprises. Dans tous les cas,
face au manque d'ingrédients, les migrants doivent improviser et parer
aux manques d'ingrédients.
« Et comment tu fais justement quand il te manque tel
ou tel ingrédient ? J'essaye de le remplacer. Par exemple des fois au
lieu de faire cette soupe aigre avec le liquide je vais faire avec le citron,
ou bien le persil n 'est pas pareil je crois (rires), mais le goût est
moins fort ici, je pense... » nous explique Théodora.
Moïse interrogé par Myriam Bonfils et Ariane Combes188,
Camerounais en France depuis sept ans, juge les aliments exotiques
définitivement trop chers. « J'utilise des épinards
à la place du manioc » témoigne-t-il.
Ceci est bien décrit dans le paragraphe « Quelques
ingrédients insolites et leurs substituts éventuels » de la
préface à La cuisine des ethnologues189
à propos de la crème ou lait de coco. Le pari de cet ouvrage
consiste à réunir des recettes qui peuvent en théorie
être réalisées en dehors de leur aire culturelle. Jessica
Kuper qui a coordonné l'ouvrage et a envoyé la demande de
recettes aux ethnologues raconte dans la préface qu'elle s'est
amusée à essayer l'ensemble des recettes qui lui ont
été proposées dans ce cadre et témoigne de
l'impossibilité à trouver certains ingrédients qui doivent
de fait être remplacés.
« Dans ce livre, un certain nombre de recettes d
'Asie du Sud-Est et des Caraïbes utilisent du lait ou de la crème
de coco. Il suffit de râper de la chair de noix de coco et de la tremper
dans de l'eau en la triturant et en pressant fort pour en exprimer tout le jus.
On trouve aussi de la crème de coco dans le commerce, en paquets, en
boîtes ou en bouteilles. Il faut généralement la diluer
dans l'eau chaude. Si vous ne trouvez pas cette préparation dans le
commerce, il faut vous résoudre à employer de la noix de coco
séchée. En faire tremper 250g dans un demi-litre d'eau pendant 20
minutes. »
On voit bien que les produits-substituts sont
présentés comme des pis aller dans un ordre hiérarchique
allant de la meilleure des solutions équivalentes. De même, on
peut remplacer le gingembre frais par du gingembre en conserve, ou encore du
gingembre en poudre. Le Nuoc Mam des Vietnamiens peut « à la
rigueur » être remplacé par de la sauce soja claire.
Les principales substitutions se font sur les aliments de base
(mil, sorgho, maïs, fonio, manioc, igname, taro, etc.) et les multiples
dérivés de la transformation artisanale (brisures, farines,
couscous roulés main, pâtes, bâtons.. .) ; ces
ingrédients d'origine constitutifs de la ( pâte, de la ( boule )
ou du (tô) sont couramment remplacés par des semoules de
blé (de mouture fine, moyenne ou grosse selon le produit
substitué) additionnées, comme liant de la préparation, de
flocons ou de fécule de pommes de terre. Des ingrédients de
sauces sont également remplacés, notamment l'ensemble des
légumes-feuilles et certains lipides comme l'huile rouge et le
187 Manuel Calvo, « Migration et alimentation » in
Cahiers de sociologie économique et culturelle n° 4, p.
77.p 52-89.
188 Op cit
189 Jessica Kuper, La cuisine des ethnologues,
Collection Territoires. Bibliothèque Berger-Levrault
beurre de karité ; les épinards (en branche ou
parfois congelés) sont le substitut le plus courant des feuilles de
manioc, de patate douce, de gboman, de morelle noire, d'amaranthes, d'oseille
de Guinée, d'arachide, de gombo, d'aubergine, de baobab, etc.
De fait on « bricole » les recettes du pays. «
Ici à Nantes il y a des commerçants chinois, africains. Donc
pas de problème pour les haricots mais le paio il n 'y a pas ici, je
mets de la saucisse de Morteau parce que c 'est elle qui s 'approche le plus du
paio » 190 explique un enquêté de V Marques Boscher. Les
migrants combinent des ingrédients en essayant d'approcher le plus
possible les saveurs originelles. C'est une approximation successive qui
nécessite une connaissance des ingrédients des deux pays.
Les logiques qui président à la substitution des
produits sont rappelons-le doubles : elles résultent du coût des
produits ethniques importés que l'on trouve trop chers ou de leur
absence dans le pays d'accueil. Notre colocataire italien Giovanni
témoigne d'une forte rationalisation du coût des achats
alimentaires. Sa logique est très claire « « Tu
préfères acheter quelque chose qu 'il n'y a pas en Italie, qui
est cher en France peut-être, mais tu n 'as pas d 'idée du prix
» « c 'est mieux que tu achètes en France les produits qui
sont plus chers en Italie, en France tu vas pas acheter ce qui coûte pas
cher en Italie et qu 'en France tu vas payer deux à trois fois plus
cher. » Il procède à un arbitrage coût-goût
auquel il se tient fermement. De fait pour préparer des plats typiques
italiens, soit il a ramené d'Italie l'ingrédient dont il a
besoin, soit il procède par substitution. Celle-ci est acceptée
et même valorisée comme un choix stratège.
Deux alternatives peuvent se faire jour face à
l'absence des produits recherchés. Les moins persévérants
abandonnent de fait les préparations désirées «
Par exemple il y a un plat avec des saucisses, je trouve pas les
mêmes alors je peux pas le faire ». Mais le migrant peut
également faire appel à des amis pour qu'on lui prête
l'ingrédient ou à la famille pour qu'elle lui envoie un colis.
« J'ai demandé à ma mère de m 'envoyer l
'ingrédient qui fait la spécificité de la chose sinon
euh..j'aurais voulu faire...je sais pas comment traduire, parce que il y a pas
un mot mais ça ressemble à du poulet dans la vigne
méditerranéenne. J'ai trouvé du chou, mais le chou qui n
'est pas la même chose que là, c 'est plus dur et tu peux pas le
faire, donc j 'attends de le recevoir »
Une solution qui n'est jamais retenue pourrait consister
à aller dans un restaurant en France où l'on pourrait une fois de
temps en temps manger le plat désiré. Mais c'est certainement le
coût économique d'une telle solution qui dissuade les
étudiants tributaires de bourses de se rendre au restaurant. De plus on
sait que les restaurants de spécialités étrangers
modifient les plats qu'ils proposent à destination des français.
Cela est particulièrement notable pour les restaurants asiatiques qui
suppriment les ingrédients aux arômes les plus forts. Par exemple
il est rare de trouver dans la carte d'un restaurant asiatique des mets avec
beaucoup de gingembre qui a un goût proche de la citronnelle très
prononcé qui masque le reste des saveurs.
Le manque d'ingrédients et l'impossibilité de faire
certains plats conduit-il à un appauvrissement du style alimentaire
pratiqué par une simplification excessive ? Nous nous
190 V Marques Boscher, « La feijoada : plat
emblématique, expression d'une identité brésilienne en
France », XVIIème congrès de l'AISLF. Tours juillet 2004. CR
17 « Sociologie et anthropologie de l'alimentation ».
Lemangeur-ocha.com.
Mise en ligne juin 2005
sommes demandés si les étudiants
étrangers pouvaient s'ils le désiraient reproduire en France
l'ensemble des plats aimés ou si ils étaient conduits à
une sélection des plats préparés les plus simples
demandant le moins d'ingrédients, le moins d'ustensiles et le moins de
temps. Comme le souligne Tsu Tsu Tuï « en fait j'ai fait la
cuisine, la cuisine souvent simple parce que pour les plats que j'aime beaucoup
en Chine, je ne...il y a plus de difficultés pour moi chercher ici, donc
je laisse tomber. »
On peut en effet penser qu'il y a remodelage de l'ensemble des
pratiques et une réévaluation à la baisse du nombre de
plats différents que l'on prépare. Lorsqu'on a trouvé une
fois les ingrédients pour reproduire un plat typique, on s'y tient parce
qu'on sait comment le faire. Les enquêtés ont ainsi tendance
à préparer les mêmes plats, l'habitude aidant on les
prépare plus vite. Par contre avec la découverte des plats
français, les étudiants peuvent élargir la gamme des
produits consommés. Theodora a découvert en France les lentilles,
les soupes de poireaux, les crevettes. Elle souhaiterait conserver chez elle
leur consommation « il y a des choses que j 'aime beaucoup plus comme
par exemple les crevettes, je les adore. On les a pas là et elles me
manqueront...et le fromage, si je trouve les choses je mangerais en Roumanie,
ça c 'est sûr ».
Nous avons observé cette ouverture du registre
alimentaire chez plusieurs des enquêtés qui manifestent le
désir de garder lors de leur retour dans leur pays les pratiques
alimentaires découvertes en France : Christina voudrait conserver le
dessert à la fin du repas, ce qui ne se fait pas en Allemagne et
voudrait pouvoir faire des quiches ; Mickaël souhaiterait conserver la
consommation de fromage et de vin, Shumeï voudrait pouvoir consommer du
fromage en Chine... Ces exemples nous permettent de dire que le style
alimentaire de nos enquêtés ne s'est pas appauvri, si les mets du
pays d'origine ont été simplifiés pour être
préparés en France, par contre il s'est enrichi de l'apport de
saveurs nouvelles françaises.
2) Plat ethnique et synecdoque : le produit
nécessaire et suffisant
Faustine Régnier191 montre que l'exotique
d'une recette repose pour les individus ou les magazines qui publient ces
recettes dans la catégorie exotique, sur la présence
nécessaire et suffisante d'un seul produit exotique. Celui-ci transforme
l'ensemble de la recette en recette exotique. Ainsi c'est l'ananas qui
transforme une préparation banale en plat hawaïen, pour qu'un plat
devienne italien, il faut le saupoudrer de parmesan.
L'exotisme peut reposer sur la seule présence d'un
produit que l'on ajoute à un plat. De même chez les
étudiants interrogés, c'est l'ajout d'un aliment que l'on
pourrait presque dire magique qui transforme la préparation en la
faisant devenir typique. Shumeï et Tsu Tsu Tuï ajoutent dans toutes
les préparations un peu de « Ve Tsin - gourmet powder », qui
est composé à 90% de glutamate. Il remplace souvent le sel dans
la cuisine orientale, il présente sous la forme d'une fine poudre
blanche, elle n'a aucun goût en soi, mais possède la
propriété de rehausser la saveur des aliments auxquels il est
ajouté.
Interrogée sur son utilisation du « gourmet powder
», Shumeï dit que c'est pour « rendre bon », Tsu
Tsu Tuï nous dit que « c 'est pour la cuisine plus goûter
». Elle l'incorpore à chacune de ses préparations. Elle
avait acheté cette poudre en Chine pour l'amener en France et être
sûre d'en disposer. Cela permet à une préparation non
typique de le devenir « parfois
191 F Régnier, L'exotisme culinaire. Essai sur les
Saveurs de l'autre, Le lien social, Maison des Sciences de l'Homme, Puf,
Paris, 2004
avec parce que je ne peux pas acheter vraiment les
matériaux, je pense que ça peut changer le goût.
» Le gingembre fonctionne comme les épices d'Abdelbaki sur le
même principe. Leur présence permet aux enquêtés,
mais peut-être aussi aux autres personnes d'identifier le plat comme
chinois, tunisien. Le produit nécessaire et suffisant est un marqueur
identitaire.
3) Le nécessaire réapprentissage des
techniques de préparation
Les techniques de préparation des aliments constituent
une somme plus ou moins érudite du savoir-faire acquis en même
temps que le reste de la culture. Si dans le pays d'origine, elles sont pour
les personnes ayant l'habitude faire la cuisine, pratiquées par routine
intériorisée, elles doivent être en France
réapprises. Ces techniques sont faites de détails à la
fois très concrets et très subtils qui donnent à une
préparation son caractère typique. Elles concernent la
manière de couper les légumes et les fruits, l'ordre de
mélange des aliments dans la casserole, le dosage des aliments au
jugé, le « coup d'oeil » pour savoir quand la sauce «
prend », l'estimation du temps de cuisson...
Nous avons expérimenté l'importance des
techniques de fabrication de deux manières. L'observation
répétée des pratiques culinaires de trois de nos
enquêtés au cours de la préparation des plats quotidiens et
plats festifs et la prise de notes concernant les commentaires, explications et
jugements des enquêtés sur leurs préparations, mais
également la tentative de reproduction des mêmes plats sous l'oeil
amusé de ces mêmes enquêtés par nous-mêmes.
Lors de ces deux modalités de saisie des techniques, nous avons
enregistré de nombreux commentaires techniques, matériels
concernant la préparation telle qu'elle devait être dans les
règles de l'art. Ce sont nos essais de réalisation de ces
recettes, essais dans quelques cas ratés qui nous ont le mieux permis de
prendre conscience des techniques nécessaires pour la préparation
des aliments.
En France, les techniques de préparation doivent
être adaptées. Les produits ne sont pas les mêmes, ils n'ont
pas la même consistance, par exemple la farine de blé
utilisée traditionnellement en France est très différente
de la farine de riz gluant utilisée en Chine. Celle-ci est
extrêmement volatile et lorsqu'on la mélange avec de l'eau ou du
lait, elle change de consistance et devient gluante. Il est difficile de savoir
doser les proportions d'eau et de farine parce qu'elle ne réagit pas de
la même manière que la farine de blé. La technique de
farinage du poisson avec cette farine et avec de la farine de riz gluant est
très différente, il faut mettre beaucoup moins de farine de
blé. Ces ajustements ne peuvent se faire qu'au coup par coup lorsqu'on
en fait l'expérience par soi-même, or le temps de leur
apprentissage, les recettes deviennent aléatoires.
On ne trouve pas forcément les produits alimentaires
sous la même forme. Le fromage n'est pas conditionné de la
même manière en France et en Italie comme nous le fait remarquer
Giovanni «Le gorgonzola, le grana c 'est pas la même
pièce, j 'ai l 'habitude d 'acheter une pièce de 1kg, je le fais
moi-même à la maison. En Italie, y 'a des sortes de crème
qui ressemblent à la crème fraîche mais c 'est autre chose,
c 'est moins du fromage, c 'est plus doux et c 'est fait pour les raviolis,
pour les pâtes ». En France on trouve des lardons
prédécoupés tandis qu'en Chine, il faut les
découper soi-même ce qui allonge le temps de la
préparation.
Les techniques de préparation sont également
bouleversées compte tenu de l'absence de certains ustensiles, des modes
de cuisson différents. Rappelons pour mémoire que les types de
cuisson (c'est-à-dire la nature, l'emploi et la
manipulation de la chaleur) ne sont pas les mêmes suivant les cultures.
Ainsi que le note Emmanuel Calvo192, on peut distinguer un usage
restreint du four pour la cuisson des viandes et de la pâtisserie, un
emploi préférentiel de la vapeur pour la préparation des
aliments.
Les étrangers doivent donc apprendre à cuisiner
dans ces nouvelles conditions. Il est plus facile de mélanger la farine
de riz gluant avec des baguettes qu'avec un fouet ou une fourchette... parce
qu'une fois humide elle colle énormément. Si un étudiant
chinois essaie de cuire les raviolis ou les boulettes de riz gluant dans de
l'eau bouillante parce qu'il ne dispose pas en France de panier en bambou pour
cuire à la vapeur, il doit veiller à consolider les raviolis,
à bien replier la pâte plusieurs fois sur
elle-même193. En effet, cuits à la vapeur, les raviolis
chinois ne se décomposent pas, les boulettes de riz qui gonflent
à la cuisson ne s'ouvrent pas, tandis que la cuisson à l'eau
bouillante réserve d'assez mauvaises surprises.
4) L'évaluation des pratiques en France
Comment nos enquêtés évaluent-ils leurs
pratiques culinaires par rapport à ce dont ils ont l'habitude dans leur
pays ? Sont-ils satisfaits des « plats typiques » qu'ils
préparent du point de vue de leur goût, de leur saveur ?
« Et est-ce que justement tu as essayé
plusieurs fois de faire des plats roumains ici ou ? Non, je sais pas, disons
que en deux mois, j 'ai essayé dix fois de faire des plats
roumains
Et à chaque fois ça te plaît ? Tu es
déçue ou au contraire contente de manger quelque chose dont tu as
l 'habitude ?[Rire]Non je ne suis pas déçue parce que ce n 'est
pas...enfin quand même des fois,.mais ça n 'a pas le même
goût, ce n 'est pas le même plat quand même. »
Le plus souvent les plats reproduits en France sont des
pis-aller dont les enquêtés se satisfont faute de trouver les
mêmes ingrédients. Les plats préparés en France ne
sont pas à la hauteur des plats préparés au pays, ni
à la hauteur des espérances placées en eux. Evalués
à l'aune des souvenirs gustatifs et olfactifs, ces plats en France
apportent moins de plaisir, se situent endessous dans la hiérarchie du
bon.
L'une des ethnologues contactées pour la
rédaction de l'ouvrage La cuisine des
ethnologues194 dont le pari consiste à
réunir des recettes qui peuvent en théorie être
réalisées en dehors de leur aire culturelle refusa l'offre dans
la mesure où l'on ne pouvait transposer la cuisine de Mount Hagen ou de
l'ensemble de la Mélanésie au-delà de son milieu
écologique. En effet pour Marylin Strathern « Les facteurs de l
'environnement font la spécificité de cette cuisine, car ils sont
par essence inexportables. C 'est d 'abord une question d 'ingrédients :
qualités spéciale des bananes à cuire, légumes
verts, tubercules. Puis d 'ustensiles : à Hagen, les grands repas sont
invariablement préparés dans des fours enterrés qui
confèrent aux aliments leur savoureuse et inimitable délicatesse.
»
L'un des mérites de cette citation est de montrer que
c'est l'ethnologue et non pas les natifs qui défend la
non-exportabilité de la recette. Elle défend un point de vue
maximaliste selon lequel il n'est pas pensable d'essayer de reproduire la
préparation hors de son pays d'origine sous peine de perdre le
goût et l'essence de la recette qui est « inimitable ». Or les
étrangers ne se situent pas du même point de vue, pour eux
reproduire les recettes à distance est un pari qui leur permet de se
ressourcer combien même la recette n'aurait pas le même goût
en France,
192 Op cit
193 De même que lorsqu'on fait une tourte ou une galette
des rois à la frangipane, on doit bien rattacher la pâte
feuilletée de dessus à celle du dessous, pour que la
préparation « n'explose » pas pendant la cuisson. 194 Jessica
Kuper (dir), La cuisine des ethnologues, Collection Territoires.
Bibliothèque Berger-Levrault
c'est déjà une victoire que d'avoir pu la
reproduire. Mais après, ils évaluent leurs préparations
à l'aune de la situation de référence dont ils disposent
qui est le même plat préparé dans leur pays.
Les migrants n'attribuent jamais entièrement aux plats
réalisés le sceau de la nationalité, c'est à dire
qu'un plat préparé en France ne sera jamais ni tout à fait
chinois, ni roumain, ni italien...il lui manque touj ours un petit quelque
chose qui empêche de lui accorder sa préférence. «
Quand je fais ici quelque chose de roumain, ce n 'est pas le même
plat, c 'est une dérivation du plat roumain [rires], une
déviation [rires] » nous dit Theodora.
« Des fois au lieu de faire cette soupe aigre avec le
liquide je vais faire avec le citron, ou bien le persil n 'est pas pareil je
crois (rires), mais le goût est moins fort ici, je pense ... c 'est pas
aigre comme ça l 'est d 'habitude avec ... avec le truc roumain,
ça ressemble pas, ça n 'a pas le même goût du coup
»
Lorsqu'on essaie de remplacer l'ingrédient par un
autre, la saveur obtenue est plus ou moins éloignée de ce qu'on
connaît, « le goût est moins fort ici, je pense... »
estime Theodora. Les plats préparés ne sont jamais aussi «
purs » qu'ils devraient l'être. Ils ne peuvent être
estampillés pleinement chinois... Pourquoi les plats
réalisés en France avec le souci de reproduire des plats
familiers du pays avec les même ingrédients ne sont-ils jamais
pleinement authentiques ?
« Comment tu qualifierais ta façon de manger
ici ? C'est roumain, français? Euh, j 'ai pas de qualificatif, vraiment,
c 'est un mélange, métissage des cuisines »
En fait l'utilisation d'un aliment de substitution modifie le
goût de la préparation comme en témoigne Tsu Tsu Tuï
« Euh..oui pour ce que je fais, je pense que c 'est vraiment chinois,
mais pour les autres [ceux pour lesquels elle a du changer d
'ingrédients], euh, parfois avec parce que je ne peux pas acheter
vraiment les matériaux, je pense que ça peut changer le
goût. »
Giovanni de même « Je pense, peut-être que
c'est psychologique, mais je crois qu'en fait c'est pas le même
goût. ». On pourrait citer chacun de nos enquêtés. Tous
l'expriment de la même manière sur le mode de l'incertitude et
d'une chose valant uniquement pour eux, dont ils n'affirmeraient pas la
validité au-delà de leur seule expérience individuelle.
Notre colocataire Shumeï dénigre ses pratiques
culinaires comme n'étant pas typiques en raison de la présence
d'ingrédients qui ne sont pas chinois. L'attitude la plus courante
consiste à déplorer la substitution à laquelle on se
livre.
Il s'agit peut-être bien ici d'un biais de
l'enquête : dans la mesure où notre enquête avait
été présentée comme un questionnement sur le
maintien ou non des pratiques alimentaires du pays d'origine, il se peut que
les enquêtées aient eu tendance à mettre en exergue le fait
que leurs préparations n'étaient pas totalement identiques
à celles qu'ils auraient pu préparer dans leur pays. Les
questions trop directives les invitaient en effet à pointer ce qui
correspondait et ce qui se distinguait.
Quels sont les plats que fais ici ? (Peux-tu me citer deux
ou trois plats) As-tu l 'habitude de les faire en Chine ?
Est-ce que tu peux faire tous les plats que tu fais en
Chine ici ? Si non, pourquoi ? Ont-ils le même goût ? Prends-tu
autant de plaisir à les manger ici qu 'en Chine ? As-tu des
difficultés à cuisiner en France ? Est-ce plus difficile et en
quoi ? Quels seraient les qualificatifs que tu emploierais pour décrire
ta cuisine en France par rapport à celle que tu fais en Chine ?
Pour certains étudiants, l'enjeu en France consiste
à manger de la façon la plus proche possible de son pays. Cette
volonté se manifeste soit de façon permanente soit de
façon plus ponctuelle au milieu des pratiques modifiées. Mais le
souci de la continuité ne suffit pas, elle est techniquement,
pratiquement difficile à maintenir, les étudiants jugent leurs
pratiques à l'aune de la situation de référence que
constitue la cuisine dans leur pays.
A l'opposé de la volonté de maintenir en France
des pratiques identiques à celles de son pays, d'autres étudiants
semblent satisfaits d'apprendre à cuisiner autrement. En France, il
s'initient à la cuisine française.
Seconde partie : La construction d'un
nouveau
répertoire du comestible en France
Dans cette seconde partie du chapitre il est question des
modalités selon lesquelles les étudiants intériorisent de
nouvelles pratiques culinaires. Cette interrogation suivra la pratique
culinaire en elle-même, sa technique. De quelle façon et pourquoi
accueille-t-on les produits étrangers, les ustensiles étrangers
dans sa cuisine? Pour ce qui concerne le domaine culinaire, l'exotisme repose
sur le charme de l'insolite et l'inattendu des saveurs, des couleurs et des
modes de cuisson : faire la cuisine de l'Autre est donc un moyen d'enrichir son
répertoire culinaire.
Comme cela a été démontré pour
l'approvisionnement, l'intégration de nouvelles pratiques alimentaires
à son registre de pratiques habituel demande un apprentissage et une
volonté. On fait l'hypothèse qu'il s'agit pour ces
étudiants de se situer entre deux répertoires du comestible celui
du pays d'origine et un nouveau constitué des nouvelles pratiques
apprises en France.
I. Changer de pratiques culinaires
1) Des modifications des pratiques à la marge...
Jusqu'ici il n'a pas été question
spécifiquement des étudiants étrangers dont les pays
d'origine sont les plus proches de la France. En effet, leurs pratiques
culinaires leur posent a priori moins de difficultés qu'aux autres
étudiants. Parce que la cuisine de leur pays est proche de celle de la
France, on voit mal a priori la différence qu'il peut exister entre la
cuisine d'un étudiant en France et en Allemagne, en France et en
Italie... L'objet de la partie consacrée à la
démonstration de l'alimentation comme fait pluriel fait ici tout son
sens. L'analyse de J Pfirsch Des goûts alimentaires
différenciés entre la France et l'Allemagne a permis de
mieux prendre la mesure des différences entre des pays aux traditions
culinaires apparemment proches.
Les étudiants italiens, allemands sont conduits
à modifier leurs pratiques culinaires parce qu'ils ne trouvent pas en
France tous les produits dont ils auraient besoin pour reconstituer les
pratiques du pays. Mais on remarque aussi qu'il ne cherchent pas toujours
à se procurer les produits de leur pays.
G Desmons et A O'Mahoney195 étudiant les
habitudes alimentaires de la population anglophone du sud-ouest de la France
constatent que 60% des anglophones n'achètent pas de produits «
d'origine anglaise ». Même si les produits sont disponibles sur le
marché, les expatriés n'éprouvent pas le besoin de
consommer des produits venant de leur pays d'origine.
En France, les Italiens, les Allemands, les Américains
peuvent retrouver en France des produits qu'ils consomment également
dans leur pays de façon évidente. La différence qui existe
réside dans la variété des produits disponibles
relativement en France et en Italie et dans l'impossibilité de trouver
les produits les plus spécifiques. Ainsi si il existe un grand choix
de
195 G Desmons et A O'Mahoney, « Nourriture, langage,
culture. Les anglophones du Sud-Ouest de la France en voie de mutation
culinaire », Faire la cuisine. Analyses pluridisciplinaires d'un
nouvel espace de modern ité. Les Cahiers de l'OCHA, n° 11,
2006
pâtes en France, nous ne disposons pas de la
variété existante en Italie. De l'avis de Giovanni, dans chaque
supermarché italien deux à trois rangées entières
regorgent de pâte s différentes. A l'inverse, les Allemands
peuvent goûter en France à une beaucoup plus grande
variété de fromages. Comme le note Christina « ce qu 'on
a ici de plus, on a beaucoup plus de fromages. Même à Aldi,
même à Lidl, ils ont ici un rayon vraiment grand, plus de sortes
roquefort, camembert, qu 'on a pas en Allemagne ». Les pâtes,
le fromage... se trouvent dans des supermarchés génériques
en France, les étudiants de cette nationalité n'ont pas besoin
pour les produits de base à la différence par exemple des
chinois, des russes de se rendre dans des magasins spécialisés
tels les Casitalia. D'une surface de 150 à 200 m² les
magasins Casitalia196 offrent un assortiment de 2 000
références constituées à 50% de produits italiens,
45% de produits Casino et 5% de marques nationales et premiers prix. Il existe
dix magasins de l'enseigne Casitalia dans le sud-est de la France puis en
région parisienne. Parallèlement Casino a mis en place des
espaces dédiés aux produits italiens dans une sélection de
magasins Petit Casino, Spar, etc.. .sous l'appellation Saveurs d
'ailleurs.
Par contre, dans les supermarchés français, les
migrants ne peuvent trouver des produits spécifiques par exemple pour
Giovanni une crème à la limite de la crème fraîche
et de la crème liquide notamment, qui permet de faire les pâte s
à la carbonara ou les tartes, de la farine de sarrasin noire. En France,
il cherche des produits alimentaires très locaux, participant de
l'identité piémontaise. Ce sont des produits d'usage secondaires.
On pourrait se demander pour chaque étudiant interrogé ce qui
constitue un produit de première nécessité et de seconde
nécessité, toujours est-il que Giovanni, de même que
Christina ne cherchent pas dans les épiceries italiennes les produits
typiques de leur pays.
Il faut comprendre ces pratiques à partir de celles des
étudiants d'autres nationalités. Pourquoi Giovanni et Christina
n'éprouvent-ils pas le besoin de se procurer des produits très
spécifiques ? Trois hypothèses peuvent être
proposées: les habitudes alimentaires des Italiens et des Allemands
étant proches de celles de la France, ils ne sont pas dépourvus
dans un grand nombre de produits de telle sorte qu'ils n'ont pas besoin de se
procurer ceux là, compte tenu de leur coût exorbitant relativement
à l'Italie.
Deuxièmement on peut aussi faire l'hypothèse que
ces produits ne se trouvent pas en France parce qu'ils n'y sont pas
considérés comme exotiques. L'offre de produits étrangers
des supermarchés se limite généralement aux produits dits
exotiques, les plus éloignés de nos traditions culinaires. De
plus à chaque pays est associé un ou plusieurs produits phares
censés représenter un pays : le tapas représente le
Mexique, le parmesan l'Italie, ...
Troisièmement, il se peut que les étudiants
européens soient très heureux de goûter la cuisine
française, parce qu'elle est proche de celle de leur pays mais en
même temps assez proche pour ne pas dépayser.
Pour Giovanni, il n'est pas nécessaire de se rendre dans
une épicerie italienne « Donc tu vas seulement chez Atac ou Ed
et pas dans des magasins typiques italiens ? Non, c 'est inutile. Pourquoi c
'est inutile ? C 'est inutile parce que la cuisine français c 'est
très proche, j 'aime bien goûter la cuisine française, les
produits français, c 'est pas la peine d 'aller chercher toute
196 Voici ce qu'on peut lire sur le site internet de Casino
à propos de cette enseigne « Le Groupe Casino lance une nouvelle
enseigne de proximité. « Casitalia » est un magasin qui
associe un concept unique d'épicerie de proximité et un concept
de 1000 produits italiens .Le groupe a souhaité se rapprocher de
l'Italie car ce pays est connu et aimé dans le monde entier pour la
beauté de ses paysages et surtout pour sa gastronomie .La
présence des produits italiens est devenue incontournable dans nos
habitudes de consommation. « Casitalia », c'est la qualité, le
choix dans une ambiance ensoleillée....Avec déjà 11
magasins à fin 2004, la branche Proximité du groupe Casino a
l'ambition de développer une centaine de points de vente. »
la ville pour acheter des choses italiens. ». Le
coût temporel et financier est trop onéreux par rapport à
l'importance que revêtent les produits dont il manque en France. De plus
il trouve facilement des substituts en France « en fait il y a des
magasins où des fois il y a des promotions, des thèmes avec des
petits trucs où il y a des produits italiens, ou qu 'ils « dit
» qu 'il vient d 'Italie » dans les supermarchés
traditionnels. L'offre des produits italiens les plus connus en France s'est
démocratisée et se retrouve aujourd'hui dans toutes les
supermarchés.
Christina, quant à elle retrouve dans les chaînes
allemandes présentes en France comme Aldi et Lidl des produits qu'elle a
l'habitude de consommer en Allemagne. « Est-ce que tu peux manger en
France de la même manière qu 'en Allemagne ? On peut si on veut,
je dirais. La nourriture allemande et la nourriture française se
ressemblent beaucoup. Mais je dirais qu 'il y , c 'est facile de manger
vraiment une façon allemande, parce qu 'il y a beaucoup de magasins qui
font des choses allemandes, comme les grandes chaînes, Aldi, Lidl par
exemple. J'ai remarqué ça »
2) « L'exotisme culinaire » : accueillir
l'étranger dans sa cuisine
A partir de l'analyse d'un corpus de recettes tirées de
la presse féminine entre les années 1930 et la fin des
années 1990197, Faustine Régnier dans L 'exotisme
culinaire198 propose d'analyser la façon dont on
accueille, dans sa cuisine, l'étranger et ses pratiques culinaires, et
d'approcher plus précisément l'exotisme - pris ici dans
l'acception large de la notion. Est exotique ce qui est étranger, ce qui
n'appartient pas à la nation ou à la culture de
référence. L'« exotique » s'oppose donc à «
indigène » ou à « autochtone ». Cet
étranger est généralement lointain, le plus souvent en
provenance de « régions chaudes ».
Comme le montre F. Régnier, l'introduction d'aliments
inconnus ou de nouveaux modes de préparation culinaires dans sa cuisine
ne va pas de soi : elle peut susciter une forme de crainte, car il s'agit
d'incorporer l'Autre. Or nous l'avons vu à la base du patrimoine
gastronomique de chaque personne réside un partage entre le comestible
et le non comestible
Les raisons de l'engouement pour les cuisines de l'ailleurs
sont nombreuses : l'exotisme permet de varier le quotidien, de consommer des
produits ou des plats conçus comme bons pour la santé car on
prête à certains produits et à certaines cuisines exotiques
d'importantes vertus thérapeutiques, l'attrait pour l'exotisme est aussi
la manifestation d'un goût pour le dépaysement : les saveurs
exotiques font voyager celui qui les consomme.
Pour être consommée, l'alimentation exotique doit
être valorisée, en tant que rupture, en tant que
dépaysement. C'est son caractère exceptionnel et différent
du quotidien qui lui permet d'acquérir un statut valorisé de
variation. Mais cette diversité n'empêche pas une
intégration progressive de la consommation exotique dans le
quotidien.
Cette étude nous intéresse parce qu'elle offre une
image des modalités par lesquelles une personne intègre à
son patrimoine culinaire de nouvelles formes culinaires : de nouveaux
197 La recherche s'est fondée sur un corpus de 9758
recettes de cuisine parues dans quatre journaux de la presse féminine,
Marie Claire et Modes et Travaux pour la France, Brigitte
et Burda pour l'Allemagne, choisies en raison de leur
ancienneté, de leurs forts tirages et de leurs différences.
198 Régnier, Faustine, L'exotisme culinaire. Essai sur
les Saveurs de l'autre, Le lien social, Paris, Maison des Sciences de
l'Homme, Puf, 2004
ingrédients, de nouvelles techniques de cuisson, de
nouvelles recettes. Il s'agit d'analyser l'acceptation de nouveaux produits et
l'évolution des préférences alimentaires et gustatives. Il
faut étudier le mécanisme par lequel l'aliment devient
accepté et fait partie du corpus alimentaire de la personne. Nous
renversons l'angle d'approche puisque nous nous intéressons à la
manière dont les étrangers en France sont amenés à
incorporer l'autre dans leur cuisine, à la manière dont ils
intègrent à leurs modes de faire de nouveaux ingrédients.
L'autre différence est que nous ne nous situons pas
nécessairement ici comme c'est le cas pour la cuisine exotique dans le
ludique et le choisi. Les changements alimentaires des migrants ne
répondent pas toujours à une volonté de goûter et de
connaître les aliments de l'autre. L'approvisionnement étant rendu
difficile du fait de l'éloignement avec son pays, les migrants sont
obligés de goûter faute de trouver leurs aliments.
Dans le paragraphe suivant nous allons essayer de mettre en
évidence ce en quoi consiste le fait pour des étrangers de
goûter à de nouveaux aliments. Cela pose un ensemble de questions
à la fois de l'ordre de l'imaginaire et d'ordre technique et pratique.
Comment accepte-t-on des aliments inconnus dans son corpus de recettes ?
Comment s'intègrent-ils au registre du comestible ? Comment cuisiner
avec des aliments inconnus ?
3) La nécessité de s'approprier les aliments
inconnus
Lorsqu'il arrive en France, l'étudiant étranger
est confronté à une nouvelle offre alimentaire, parce qu'il
trouve dans les rayons des supermarchés et épiceries de la ville
des aliments qu'il n'a jamais mangé, ni cuisiné ou même
dont il ne connaît pas l'existence, comme en témoigne la citation
mise en exergue. Cela signifie donc que ces aliments n'appartiennent pas au
style alimentaire du pays, de la région ou de la famille du mangeur
étudiant, c'est à dire que celui-ci ne sait pas comment se
cuisine l'ingrédient
Pour que les pratiques culinaires de l'Autre soient
introduites dans la cuisine du mangeur, Faustine Régnier montre qu'elles
doivent être adaptées à sa cuisine, c'est-à-dire
à ses goûts et à ses pratiques. Il faut que le mangeur
s'approprie les denrées, qu'il sélectionne ce qui est conforme
à ses structures culinaires. C'est pourquoi les discours des magazines
sur la cuisine exotique témoignent d'un grand souci de montrer que les
cuisines étrangères sont proches des pratiques culinaires de la
lectrice. Des équivalences entre la cuisine exotique et la cuisine de la
lectrice sont établies, ou on expliquera une pratique
étrangère par des analogies culinaires. Une revue emploiera par
exemple l'expression évangélique à propos du couscous, qui
est dit « le pain quotidien d'Afrique du Nord. ».
On remarque le paradoxe de cette modalité
d'incorporation des produits étrangers dans ses pratiques culinaires.
L'accueil de l'étranger se fait par l'amoindrissement des
différences. Il s'agit de rendre familier, conforme à ses
habitudes ce qui est étranger de manière à se les
approprier. On peut ainsi faire l'hypothèse que les étudiants
dont il s'agit d'analyser les pratiques culinaires dans ce travail
procèdent de même.
Pour incorporer à ses pratiques de nouveaux aliments et de
nouvelles façons de faire la cuisine, un certain contexte relationnel
est nécessaire. Les aliments nouveaux doivent être introduits,
proposés par des connaissances, c'est à dire
médiatisés par le groupe. Lors des entretiens, il était
demandé aux étudiants s'il achetait par eux-mêmes des
produits qu'ils ne connaissaient pas. La réponse est dans tous les cas
négative. Les étudiants essaient peu d'eux-mêmes des
produits et on peut aisément comprendre pourquoi. Les emballages sont
écrits en français et donc difficiles à comprendre pour
quelqu'un qui ne parle pas la langue couramment. L'étudiant risque
à ce compte là de ne pas comprendre les conseils
d'utilisation.
Sofia notre nouvelle colocataire nous a souvent consulté
au début de son séjour pour l'aider à déchiffrer
sur les emballages les modes de préparation et de cuisson.
Si le mangeur va rarement de lui-même vers un produit
qu'il ne connaît pas, comment un étranger est-il amené
à essayer des recettes ? Deux démarches apparaissent
prédominantes dans cette incorporation de nouvelles denrées. Les
mangeurs doivent avoir goûté aux plats une première fois,
que ce soit au restaurant ou chez des amis, avant de vouloir acheter et
cuisiner certains produits. « Comment tu fais pour goûter un
produit français que tu connais pas ? Tu te ballades et tu prends ce qui
te plaît ? J'écoute plutôt ce que me dit ma colocataire
française, elle nous a dit de goûter ça ou ça. C'est
quelque chose que je goûte par..., chez des amis ou au restaurant et
après je vais le faire moi-même. Je fais des courses avec elle
aussi. » La personne connue sert d'intermédiaire entre le
mangeur novice et l'aliment inconnu. La situation de colocation avec des
français favorise les découvertes. Le colocataire français
initie aux découvertes alimentaires : il conseille certains plats, aide
à les réaliser, les fait goûter.
Il faut donc au mangeur, s'il veut manger avec plaisir, une
certaine familiarité avec l'étranger qu'il introduit dans sa
cuisine, qu'il va manipuler au travers d'aliments mal connus, qu'il va
ingérer ensuite par une recette, elle aussi mal connue, le tout parfois
au travers de termes en langue étrangères qui rappellent la
distance entre l'Autre et soi-même. Pour que l'étranger soit
introduit dans notre cuisine, divers procédés sont mis en oeuvre.
On a été étudié précédemment la
substitution à laquelle se livre le mangeur étranger entre les
produits de son pays d'origine manquant en France et les produits
français. Pour ce faire, le mangeur établit des
équivalences entre les produits, as simile certains produits
étrangers à des produits français (par exemple les
épinards d'eau asiatiques peuvent être rapprochés des
épinards que l'on mange en France, la ciboule de la ciboulette...).
Deux modalités distinctes d'incorporation de la
nourriture étrangère coexistent : pour la cuisine du quotidien,
le mangeur étranger choisit des produits proches d'aliments qu'il
connaît, en d'autres circonstances, il s'oriente vers des produits
beaucoup plus éloignés de sa culture d'origine.
On peut faire l'hypothèse que pour rendre familiers
certains produits français le mangeur étranger procède par
équivalences et assimilations : il achète de
préférence les produits français qui lui rappellent les
produits locaux. L'igname peut être remplacé par des topinambours,
le manioc par des épinards... Comme le note Théodora «
Je sais pas, si je n 'aime pas les champignons je vais pas aller acheter de
champignons, même si je les connais, même si je les connais pas,
les choses de cette catégorie je vais pas essayer ».Les
cuisines étrangères sont recomposées et on y
sélectionne ce qui est le plus proche de ses traditions alimentaires et
des ses goûts. La cuisine se situe alors dans un entre-deux entre des
pratiques culinaires : on garde l'exotisme parce qu'on choisit des aliments
inconnus mais on les adapte à sa cuisine pour pouvoir les
apprécier.
La découverte des aliments inconnus passe aussi par les
aliments les plus typiques du pays, ou qui sont présentés comme
les fleurons de la gastronomie : pour la France les cuisses de grenouilles, les
escargots, le canard, le foie gras... Shumeï a goûté les
cuisses de grenouille avec une amie chinoise parce qu'en Chine
déjà à Shanghaï elle en avait entendue parler,
Giovanni attendait d'être en France pour faire du canard. Il avait
goûté cela dans un restaurant en Italie et en France a attendu une
occasion festive (l'anniversaire de sa petite amie) pour s'atteler à la
préparation d'un canard et d'une gelée à l'orange. Les
cuisines sont réduites au plus « typique », convoquées
à des saisons et à des occasions bien déterminées.
Par ce travail de réduction, de sélection et de transformation,
la découverte culinaire consiste en une
codification des cuisines étrangères, que l'on
transforme afin d'y retrouver des produits et des plats familiers.
La consommation de ces aliments très différents
des aliments traditionnellement consommés a lieu en certaines
circonstances : il faut être dans un contexte propice aux innovations
culinaires. Généralement on ne fait pas ces découvertes
culinaires seul : on les réserve pour des occasions où l'on
invite des amis à manger.
Plus, chacun des mangeurs se construit sa
représentation de ce qui fait la spécificité du pays
où il séjourne, à l'image de ce qu'il y a
goûté et qu'il ne pourra plus retrouver ailleurs. Pour
Théodora, les crevettes et la crème de poireau
représentent la France, pour Shumeï ce sont les fromages, pour
Mickaël ce sont le fromage, le vin, la quiche lorraine et la crème
brûlée, pour Giovanni et Tsu Tsu Tuï c'est le canard, pour
Christina la crème brûlée, la crème de
châtaigne et le roquefort... Chacune des personnes que nous avons
interrogées valorise dans le pays des aliments qu'elle y
goûté et aimé. Elle sélectionne ce qui correspond le
mieux à son patrimoine et ses habitudes culinaires.
Mais ces pratiques culinaires étrangères doivent
également rester suffisamment différentes et
éloignées de ses habitudes pour être
appréciées : l'exotisme culinaire est aussi une reconnaissance de
la différence. Il repose sur le charme de l'insolite et l'inattendu des
saveurs, des couleurs et des modes de cuisson.
Christina adore manger au restaurant et découvrir
à chaque fois de nouveaux plats. Lorsqu'un plat lui plait elle demande
au serveur la recette
Ce que cette confrontation à des aliments nouveaux met
en évidence c'est que les mangeurs cherchent préalablement
à leur préparation à donner du sens et une valeur à
leurs nourritures, et n'acceptent pas passivement les consignes de
préparation. Les aliments doivent être médiatisés,
incorporés, bricolés en transitant par des territoires ou
réseaux d'individus proches. Au départ, les aliments nouveaux
sont considérés avec suspicion, mettant en jeu la tendance
première du mangeur à la néophobie alimentaire. La
néophobie alimentaire désigne la réticence d'un individu
à goûter un aliment nouveau, elle est soutenue par une angoisse
d'incorporation à la fois rationnelle et magique comme nous l'avons
montré précédemment.
« On ne mange rien sans le sentir avec plus ou moins
de réflexion ; et pour les aliments inconnus, le nez fait toujours
fonction de sentinelle avancée, qui crie : qui va là ?
» écrit A Brillat-Savarin199. Nous avons
essayé de montrer en quoi le sentiment de confort et de satisfaction
associé à sa nourriture familière, qui s'illustre dans ce
que l'on appelle le conservatisme culinaire étudié chez Adbelbaki
et Tsu Tsu Tuï est extrêmement important. Le rejet fréquent
de la cuisine étrangère est sans doute le résultat
à la fois de la crainte devant la composition d'aliments inconnus, de la
répulsion (dégoût) envers la nature de ces aliments, et du
fait qu'ils ont été préparés par un « autre
» pour le moins étrange et inconnu et lui sont associés.
4) Apprendre à cuisiner des aliments inconnus
Au-delà des seuls problèmes d'approvisionnement,
il faut analyser la façon dont on fait la cuisine avec des aliments
inconnus ou proches de produits familiers. Comment se métamorphosent les
recettes originelles ?
199 Brillat-Savarin, Anthelme, Physiologie du goût ou
Méditations de gastronomie transcendante, Herman, Paris, 1975, 186
pages.
Mais qu'est-ce que c'est? Et surtout: qu'est-ce qu'on en fait
?
Au rayon fruits et légumes, je me mets en quête
de haricots verts. Je sais qu'ici, ils sont 4 fois plus longs que ceux que nous
connaissons, alors lorsque je trouve une barquette avec ce qui pourrait
ressembler à ces haricots chinois je la mets dans mon caddie sans me
poser de question et continue vite vite mes amplettes.
Quelle surprise lorsqu'à la maison, je veux les mettre
à cuire... Une fois déroulés de la barquette, ça ne
ressemble plus à des haricots verts, y'a rien à équeuter
...Je regarde plus attentivement l'étiquette, elle porte une mention
écrite en tout petit et en anglais "Garlic Sprouts" (autrement dit
pousses d'ail)
Voici une chronique que l'on peut trouver sur le blog
culinaire de Mimine en Chine. Cette petite anecdote permet selon nous
d'illustrer parfaitement le genre de problème qui peut se poser à
un étranger lorsqu'il essaie de cuisiner des mets nouveaux, comme le
souligne le titre « Mais qu 'est-ce que c 'est? Et surtout: qu 'est-ce
qu 'on en fait ? ». Cuisiner avec des aliments que l'on ne
connaît pas suppose un goût pour l'aventure.
Généralement on cherche à cuisiner des aliments
goûtés au restaurant ou chez des amis, ou des aliments qu'on a vu
préparer par d'autres.
Nous mobilisons dans cette partie une approche soucieuse de
reconnaître l'inventivité des individus.
a) La cuisine comme art de faire
Brian Wansink et J. Sobal rappellent dans un article au titre
évocateur « Mindless eating. The 200 daily food decisions we
overlook »200, que le nombre de choix alimentaires
à faire par un individu dans une journée est proche de 200.
Un choix alimentaire repose sur une foule de
microdécisions prises pendant chaque repas (je reprends du fromage ou
pas ?) ou en dehors (encore un café ? Avec ou sans sucre ?), pendant sa
préparation. Si l'enquête avait pour but de mettre en
lumière les facteurs qui agissent sur nos comportements alimentaires,
afin d'aider les gens qui veulent perdre du poids, et ne nous intéresse
pas du tout en cela, nous garderons en mémoire cette idée de
décisions du mangeur. Le mangeur n'est pas un être passif, il est
créateur et doit sans cesse innover, rompre avec ses habitudes, «
faire avec » ce qu'il trouve dans le pays où il a pour un temps
élu domicile.
La cuisine regroupe des techniques, des savoir-faire, des
astuces, des tours de main des symboliques, un imaginaire. Faire à
manger est la résultante d'un ensemble de savoir-faire,
stratégies, tactiques, ruses. Cela nécessite une mobilisation de
ressources matérielles, techniques, psychologiques. Nous cherchons
à mettre en évidence la complexité des stratégies
personnelles face à l'acte culinaire.
Luce Girard dans le chapitre consacré à la
cuisine201 montre combien chaque repas demande l'invention d'une
mini-stratégie de rechange quand manque un ingrédient ou un
ustensile. Il faut savoir improviser sans partition, savoir exercer ses
capacités combinatoires. Pour elle, entrer en cuisine, manier des
aliments fait travailler l'intelligence, une intelligence très ordinaire
toute de trouvailles. Faire la cuisine mobilise la mémoire des gestes
vus, des consistances, met en éveil une intelligence programmatrice.
Comme elle le note, il faut « prévoir, organiser et se fournir ;
préparer et servir ; débarrasser, ranger, conserver et nettoyer
». La préparation des repas peut s'étudier comme une
chaîne matérielle et temporelle d'activités complexes.
200 Environment and Behaviour, vol. XXXIX, n° 1,
janvier 2007
201 Luce Girard, « Faire la Cuisine », In
L'invention du quotidien. Habiter, cuisiner, tome 2, Gallimard, Folio
Essais, Paris, 1994, 2 13-350
Or l'idée de ce savoir-faire à mettre en oeuvre
se pose de manière particulière pour une population
d'étrangers en situation de migration. En effet comme nous avons
montré que les techniques de préparation culinaires
étaient à réapprendre en France lorsqu'on s'était
habitué à cuisiner dans son pays, de même le
problème se pose également lorsqu'on veut cuisiner des aliments
inconnus.
L'étudiant doit s'informer par plusieurs
méthodes des modalités de la préparation de l'aliment. La
méthode la plus courant consiste à poser des questions à
ses amis, à ses colocataires qui informent la personne. Comme l'indique
Christina à travers un exemple « La plupart du temps je pose la
question à elle [sa colocataire] ou des fois je pose la question dans
les brasseries. » Certains étudiants préfèrent
comme Anna chercher par eux-mêmes les informations, celle-ci consulte en
effet des sites de cuisine sur le net pour connaître les méthodes
de préparation. Peu se contentent de regarder les notices d'utilisation
sur les emballages des produits même. La plupart du temps
rédigés exclusivement en français, ils ne sont pas compris
par la personne. Il suffit de fréquenter une épicerie asiatique
à Lyon ou une épicerie spécialisée dans les
produits des pays de l'Est pour se rendre compte de la difficulté d'une
part à choisir un produit parmi tant d'autres qui lui ressemblent puis
une fois dans sa cuisine à le préparer. Comment fait-on cuire les
graines de soja vert? Doit-on les faire germer préalablement, doit-on
les faire tremper dans de l'eau ? Peut-on les cuisiner directement ? Que
fait-on avec des châtaignes d'eau, des racines de lotus, du riz gluant
aplati ?
Mais cette peur de l'inconnu est également liée
à des problèmes plus terre à terre, comment cuisiner ce
que l'on ne sait pas cuisiner ? Christina nous explique que «
J'écoute plutôt ce que me dit ma colocataire, elle nous a dit de
goûter ça ou ça. C'est quelque chose que je goûte,
chez des amis ou au restaurant et après je vais le faire moi-même.
Je fais des courses avec elle aussi. Mais je vais pas acheter quelque chose que
j'ai jamais vu, parce qu'après..tu es embêtée »
On peut parler de la construction en France d'un nouveau
répertoire du comestible, dans le sens où sont progressivement
intégrés à son style alimentaire de nouveaux aliments, de
nouvelles recettes que l'on a appris à faire et à aimer. De ce
point de vue, de même que H Becker montre dans
Outsiders202 que les néo-fumeurs de marijuana
doivent apprendre à aimer les sensations qu'ils découvrent en
fumant pour continuer à fumer, on peut aussi affirmer que les
étudiants étrangers doivent apprendre à apprécier
les produits qu'ils goûtent avant de les intégrer à leur
registre alimentaire. Théodora a goûté aux crevettes pour
la première fois en France : un de ses colocataires lui a fait
goûter, et lui a appris à les préparer. Au début
elle n'aimait pas trop l'idée de devoir les décortiquer,
d'enlever la tête et les pattes puis seulement de pouvoir la manger.
Depuis, elle en a préparé plusieurs fois. De même,
Mickaël a appris à faire des quiches et en sert
régulièrement à ses amis lorsqu'il reçoit.
Généralement l'assimilation de nouvelles pratiques passe par la
démonstration et son appropriation par tâtonnements et erreurs. Le
contexte social et affectif de la consommation alimentaire joue un rôle
prépondérant.
Comme nous l'avons analysé, l'achat de produits
étrangers en France et l'achat de produits français demande un
apprentis sage. Cela se traduit par une évolution dans les produits
achetés. On peut dire qu'il existe des degrés
d'intégration des produits français dans les achats quotidiens,
qui correspondent à des étapes d'acquisition, des plus courants,
jusqu'aux plus spécialisés et éloignés de la
culture d'origine. On peut dire qu'un pas est franchi lorsque ce sont les
produits les plus spécifiques, à l'odeur et à la texture
la plus caractéristique qui sont
202 Becker, Howard, Outsiders. Etudes de sociologie de la
déviance, Métailié, Paris, 1985
consommés. Shumeï témoigne à cet
égard d'une acculturation lorsqu'elle consomme lors des prises
alimentaires appelées traditionnellement goûters du fromage,
très éloigné de la culture chinoise.
Deux des étudiants que nous avons interrogé
témoignent d'une attirance particulière pour les
découvertes culinaires. Quelles sont les logiques qui poussent à
intégrer à son registre alimentaire des recettes nouvelles ? A
quels signes repère-t-on un goût pour la cuisine de l'autre ?
5) Le goût pour l'innovation culinaire
a) Giovanni : le goût pour la cuisine fran
çaise comme intérêt bien compris
Giovanni est partagé entre son goût de la
nourriture italienne et l'envie de découvrir de nouvelles saveurs, mais
ces deux attitudes sont en réalité commandées par la
volonté de dépenser le moins possible pour l'alimentation.
Le goût pour la cuisine française qu'il
défend doit être compris comme une rationalisation bien comprise
de ses choix alimentaires. Les aliments typiques d'Italie sont chers en France
par rapport à leur coût chez lui, de sorte que le choix de manger
français permet de sortir de l'impasse causée par la
volonté de manger italien de la même manière que chez lui
et l'impossibilité financière de s'offrir les aliments
authentiques. Mais dans les discussions, ce n'est pas cette volonté de
contrôler les dépenses alimentaires qui est mise en avant. Au
contraire, Giovanni manifeste son goût pour les saveurs des autres,
rappelle à qui veut l'entendre qu'il a déjà
séjourné en Allemagne et connaît déjà
beaucoup de recettes allemandes. On ne doit pas sous-estimer la valorisation
liée à cette attitude d'ouverture sur autrui. Giovanni la lie
à son européanisme : pour lui l'Europe offre la chance de pouvoir
circuler librement en Europe et de pouvoir séjourner dans les
états limitrophes de l'Italie. C'est presque normal pour lui que de
goûter à la nourriture française. C'est ainsi que l'on peut
comprendre qu'il se moque d'Abdelbaki qui refuse de goûter d'autres plats
que les plats tunisiens.
Giovanni veut manger « vrai », pendant l'entretien
et tout au long de notre vie en colocation, il répète qu'il ne
peut trouver en France des vrais produits italiens. En France nous n'avons que
des succédanées c'est pourquoi il préfère encore
manger français plutôt que de se contenter de produits italiens
dérivés. A la fois les produits vendus ne sont pas les
mêmes, ils ne sont pas distribués sous le même
conditionnement. « Le gorgonzola, le grana c 'est pas la même
pièce, j'ai l'habitude d'acheter une pièce de 1kg, je le fais
moi-même à la maison. En Italie, y'a des sortes de crème
qui ressemblent à la crème fraîche mais c 'est autre chose,
c 'est moins du fromage, c 'est plus doux et c 'est fait pour les raviolis,
pour les pâtes...en France vous avez que de la crème liquide, la
crème fraîche après vous dites que vous faites des
pâtes à la carbonara mais c 'est pas ça... »
Souvent il met en cause les Français qui croient manger
italien, sans se rendre compte qu'ils mangent italien à la
manière française. « les pâtes avec la
crème fraîche qui ressemble mais c 'est pas vraiment
pareil». On voit ici que la différence réside
dans la nuance, une nuance qui peut être difficile à saisir pour
un Français mais qui existe bel et bien.
Les pâtes ne doivent pas être trop cuites. Pour
lui, les Français quand ils font des pâtes, « se
contentent d 'acheter une sauce et c 'est bon, c 'est pas que tu vas
préparer avant la sauce, après une heure deux heures pour faire
la sauce et après le dernier quart d 'heure tu fais cuire les
pâtes. » Il défend un art de bien faire les pâtes.
Lors de la fête organisée par l'association
des étudiants étrangers de l'Ens, il a avec les
autres italiens de la résidence préparé des pâtes et
une sauce piquante à la tomate. Surtout la qualité des
pâtes importe énormément, s'il ramène des
pâtes d'Italie c'est pour ne pas avoir à acheter des Barilla ou
d'autres marques, il mange des pâtes artisanales seule dignes
d'intérêt pour lui.
A sa manière il est puriste, défend la
qualité des produits italiens, les saveurs et les odeurs distinctes de
celles que l'on trouve en France. Mais il ne prend pas la peine de chercher des
magasins italiens, ce qui l'intéresse plus c'est la pluralité des
influences alimentaires et la découverte de nouvelles denrées. Il
manifeste un goût pour les découvertes alimentaires. Selon ses
dires, il aime tout, il aime goûter « j 'aime bien goûter
la cuisine française, les produits français, c 'est pas la peine
d 'aller chercher toute la ville pour acheter des choses italiens.
»
Il aime emprunter aux différentes cultures des
recettes, il aime montrer qu'il a plus d'une corde alimentaire à son
arc. « Comment aujourd'hui tu pourrais définir ta cuisine ?
Elle est touj ours italienne ? Européenne, oui un peu en Allemagne, un
peu français parce que je suis en France, italien parce que je suis
italien et je suis aussi resté en Espagne comme j 'ai pris un peu l
'habitude de l 'Espagne, comme ça et quand même quand j
'étais en Erasmus il y avait beaucoup d 'étrangers de tout le
monde et comme ça j 'ai appris beaucoup de recettes »
Au cours de ses études il a déjà
passé deux ans à l'étranger, un an en Allemagne, quelques
mois en Espagne et plus de six mois en France. Il maîtrise très
bien les langues parlant couramment l'allemand et le français en plus de
sa langue maternelle. Ses séjours à l'étranger et sa
maîtrise des langues sont cohérents avec sa défense de
l'Europe, de l'ouverture aux autres et à la découverte des
sociétés203. Il pose beaucoup de questions sur les
traditions, les manières de faire des autres pays (la Chine, la France,
la Tunisie, le Brésil, la Russie...) et multiplie les rencontres
amicales. Il fait partie à l'Ens de plusieurs groupes d'amis, de
plusieurs réseaux entre lesquels il partage ses soirées : il est
invité régulièrement par un groupe d'amis
brésiliens, par un groupe de russes, il fréquente
également beaucoup d'italiens et a deux très bons amis tunisiens.
Cette pluralité d'influences dont il aime à se définir se
retrouve au niveau de ses pratiques alimentaires : il aime innover, tester de
nouvelle recettes et emprunter à divers registres. Son registre
alimentaire fourmille d'influences diverses.
b) Christina, le goût « pur » des
découvertes alimentaires
Christina, à la différence de Giovanni semble
caractérisée par une volonté réelle de goûter
à la nourriture française. En effet en entretien et lors de nos
rencontres ultérieures, elle manifeste un enthousiasme certain à
parler de nourriture et de ses découvertes culinaires en France. L'un
des plats qu'elle a le plus aimé est la crème brûlée
qu'elle évoque avec ferveur.
Un grand nombre de plats lui plaisent en France. En France,
elle a goûté à de très nombreuses
spécialités notamment au moment des fêtes de Noël. Les
marchés de Noël sont en effet l'occasion de présenter un
grand nombre de spécialités locales. Notons que le goût
pour les découvertes culinaires de Christina penche très
nettement en faveur des produits sucrés. Mis à part les fromages
comme le roquefort ou le Saint-Jérôme, elle ne mentionne dans
l'entretien que des produits sucrés.
203 Faustine Régnier montre que les cuisines exotiques
engendrent un vaste discours sur l'étranger, le dépaysement et la
découverte de l'Autre : « C'est à la découverte du
Golfe de Gênes et de sa gastronomie que nous vous emmenons cet
été » proposait Marie Claire, (443, 07/89, p.139),
qui se propose de révéler des richesses encore inconnues et
ignorées.
Sa vie en colocation est un contexte très favorable aux
innovations culinaires, puisque sa colocataire française adore cuisiner
et se fait un plaisir de lui faire goûter des plats de toutes sortes.
Christina fait souvent ses commissions avec elle de sorte que sa colocataire
lui indique quels produits goûter. Cette attitude très ouverte
devant la cuisine s'explique par sa socialisation allemande et familiale.
Christina nous raconte qu'« en Allemagne, on fait beaucoup de
goûters, de gâteaux et ici beaucoup moins. Là-bas, on se
rencontre le dimanche après-midi autour d 'un gâteau, c 'est
très courant ». Christina a beaucoup cuisiné avec sa
mère et ses frères et soeurs, dans sa famille tous les membres de
la famille participent à la réalisation des plats
compliqués prenant du temps. Ses parents aiment beaucoup goûter de
nouveaux plats et sa mère essaie beaucoup de nouvelles recettes.
On peut aisément comprendre que Christina se
caractérise par la volonté de s'essayer à la
préparation des plats qu'elle a goûté au restaurant et
qu'elle a aimé. Elle demande les recettes dans les restaurants. De
même lorsqu'elle retourne chez ses parents en Allemagne, elle se charge
de leur faire déguster ce qu'elle a découvert en France. Le 25
décembre au matin, elle a fait des crêpes à sa famille avec
la poêle à crêpes achetée en France à cet
effet. Pendant les vacances de Noël, elle leur a également fait
goûter de la crème de châtaigne qu'elle a ramené, de
la galette des rois, et a préparé une quiche lorraine. Elle
aurait voulu leur faire goûter de la crème brûlée
mais elle ne disposait pas alors de recette.
Si Christina aime beaucoup goûter de nouvelles saveurs,
elle n'a pas construit un discours sur ce goût pour la nourriture
étrangère. A la différence de Giovanni, transparaît
uniquement une gourmandise. Elle ne met pas en scène ce goût pour
la nourriture de l'autre.
c) Les limites à la connaissance de la cuisine de
l'autre
Franco La Cecla dans « Faux contact »204
défend l'idée que goûter à la cuisine de
l'autre ne permet en aucune manière, et surtout pas dans un restaurant
proposant des mets « typiques » de goûter à la vraie
cuisine du pays. Y croire est une supercherie. Goûter des cuisines
étrangères, essayer certains plats est une démarche qui
n'engage à rien « En « essayant », on prend un billet
d'aller dont le retour est payé à l'avance ». Selon lui,
c'est une curiosité superficielle qui forme la base de la jouissance
liée à la découverte de nouvelles saveurs. La cuisine est
représente l'étape initiale du contact interculturel, « le
degré zéro du goût ».
En effet, le connaisseur de cuisines étrangères
reste à l'état de collectionneur de sensations nouvelles, c'est
un « flâneur du goût » et il est rare qu'il aille
au-delà de la première impression.
Le plat préparé avec les aliments inconnus
n'entre pas dans la cuisine quotidienne, il est préparé en des
occasions particulières. Par là il reste en dehors du patrimoine
culinaire de l'individu. L'adoption de certains plats reste ponctuelle et ne se
fait pas dans un esprit de système, mais plutôt de
sélection bribe par bribe d'éléments qui ont plu et qui
sont incorporés au registre alimentaire individuel. L'individu bricole
un ensemble de références alimentaires qui le
définissent.
Comme le montre Stéphane Tabois205 si il y a
des dons d'aliments entre les populations piedsnoirs et les populations
françaises, il s'agit rarement de plats principaux mais plutôt
d'éléments incidents (des mets souvent sucrés, comme ceux
préparés pour le goûter des enfants). Les sucreries
(gâteaux, beignets, loukoums...) étaient les mets locaux les plus
fréquemment consommés et ce quelle que soit l'appartenance
sociale.
204 Cecla, Franco La. Faux contact. In: Mille et une bouches.
Cuisines et identités culturelles., Autrement, Coll.
Mutations/Mangeurs, 1995.
205 Tabois, Stéphane, "Cuisiner le passé. Souvenirs
et pratiques culinaires des exilés pieds-noirs",Diasporas, Histoire et
Sociétés, Cuisines en partage, 2005,
Chapitre sept
Les rôles du réseau de connaissances sur
le
plan alimentaire du séjour à
l'étranger ?
Il s'agit dans ce chapitre assez court de recenser tous les
rôles du réseau que nous avons pu développer au cours de
l'analyse et d'essayer de caractériser l'importance ou non du
réseau pour les groupes de migrants.
Le réseau206 joue deux rôles majeurs,
l'un matériel, l'autre symbolique mais qui vont tous deux dans le sens
d'un maintien des pratiques alimentaires du pays d'origine. Le réseau
pour être efficace est formé de personnes de même
nationalité, ayant sensiblement le même âge et se trouvant
dans la même situation. Il fonctionne comme un réseau d'entraide
dans le pays d'accueil, il a un rôle de soutien affectif et sert de
relais authentificateur, il a une fonction identitaire.
1) Des réseaux207 d'étudiants ?
L'ensemble des enquêtés connaissent au moins une
personne de leur nationalité dans leur école, lycée ou
lieu d'études. Ils la rencontrent généralement assez vite.
Mais de ce point de vue, on peut remarquer la supériorité du
réseau chinois existant entre les deux écoles normales de Lyon.
Comme nous l'avons déjà expliqué, sa manifestation la plus
concrète réside dans des rencontres sportives hebdomadaires
à l'Ens-Lsh le samedi après-midi. Ces rencontres qui sont
possibles parce que les chinois habitent tous ensemble à l'Ens sciences
et sont assez proches de l'Ens de lettres, permet au groupe de chinois de
sciences de se resserrer, et au groupe de chinois de l'Ens de lettres de se
rapprocher d'eux et d'entretenir ainsi des liens avec d'autres chinois.
En effet les étudiants chinois de l'Ens sciences,
beaucoup plus nombreux que les étudiants chinois de l'Ens de Lettres
entretiennent entre eux des relations constantes, tandis que les Chinois de
Lettres sont beaucoup plus solitaires. Cette différence majeure existant
entre les deux écoles normales de Lyon s'explique par le fonctionnement
des résidences universitaires. En Lettres, la responsable du service
hébergement ne tient pas compte de la nationalité des
étudiants lorsqu'elle constitue les appartements, le plus souvent les
étudiants chinois qui arrivent en ordre dispersé à
l'école se trouvent dans des modules séparés et n'habitent
jamais ensemble. Par contre, à l'Ens sciences, les étudiants
chinois habitent ensemble. Les rencontres sportives sont pour les
étudiants chinois de l'ENS-LSH le moyen de constituer le groupe. En
dehors de ces après-midi, ils se rencontrent deux par deux chez eux,
pour manger mais n'organisent jamais rien ensemble. Ce sont les
étudiants de l'Ens Sciences qui par leur identité de groupe
entretenue fortement fédèrent les chinois de l'ENS. Tous les
chinois de l'Ens Lettres ne se rendent pas à ces rencontres sportives et
restent isolés.
On saisit ici l'importance de la vie en groupe qui crée
et entretient les liens entre les étudiants. Les étudiants
chinois de l'Ens Sciences célèbrent les fêtes
traditionnelles entre eux, et invitent les étudiants en Lettres à
les rejoindre. Le choix du logement est conditionné par la
présence proche du groupe208.
206 Une étude approfondie nécessiterait une
approche comparée du poids du réseau dans toutes les dimensions
du séjour à l'étranger et pas seulement de sa dimension
alimentaire pour saisir son rôle peut-être spécifique
à ce niveau là.
207 Hily, Marie-Antoinette et Berthomière, William "La
notion de "réseaux sociaux" en migration",Hommes et migrations, 1250,
2004,
208 Les travaux sur l'immigration mettent en évidence
l'existence de rapprochements géographiques des migrants dans les
villes. Il existe notamment des quartiers chinois dans les villes qui abritent
ces communautés. L'emplacement géographique du logement de
l'individu conditionne la possibilité de faire partie du groupe, de se
fournir en produits du pays...On peut noter à cet égard que les
chinois des deux Ens
Quartier ethnique
Il n'est pas rare qu'on définisse un quartier par
l'origine ethnique de ses habitants. Bien que cette appellation soit d'usage
fréquent, elle n'est pas aussi simple qu'il y paraît. Il est
notable qu'il ne suffit pas qu'un quartier soit habité par une
population étrangère de même origine, pour qu'on puisse le
catégoriser comme un quartier ethnique. Les quartiers qualifiés
d'ethniques se rencontrent davantage dans les centres villes, que dans les
cités de banlieue. Ce qui détermine l'appellation, c'est
l'existence de signaux ethniques apparents dans la composante urbaine : lieux
de culte, boutiques, caractéristiques physiques et habillement des
passants, manifestations publiques - défilés, processions
etc...209
La définition ethnique d'un quartier est donc une
définition vécue, pour soi210 et une population
même minoritaire, peut donc lui conférer un caractère
ethnique pour peu qu'elle investisse un nombre suffisant de commerces pour
donner une impression de concentration et devenir l'emblème du quartier.
Les marchandises spécifiques et les signaux culturels émis par
les premiers commerces attirent une clientèle de même origine,
extérieure au quartier, qui, en fréquentant les commerces et les
rues, en renforce encore la caractéristique. Le phénomène
d'ethnicisation ressentie d'un quartier est donc profondément lié
à son caractère commercial, notamment à Lyon dans le
quartier de la Guillotière, c'est la présence de restaurants
asiatiques (chinois, vietnamiens, thaïlandais et japonais) et la
présence d'épiceries asiatiques qui confère sa
spécificité au quartier.
En ce qui concerne les autres nationalités, il semble
qu'on ne puisse pas à proprement parler de réseau211.
Si les étudiants italiens, tunisiens...se rencontrent, pour manger
ensemble ou sortir, ils n'organisent pas à proprement parler de
rencontres très ritualisées et à résonance
traditionnelle. Ce qui différencie le réseau chinois, c'est la
force des liens entre les individus, l'enfermement du groupe sur
lui-même, qui tolère assez peu la présence d'autres
nationalités. Ces rencontres sont réservées au groupe des
chinois, la première barrière étant de toute
évidence la langue. En effet, en observant des rencontres nous avons pu
constater que la langue parlée est le chinois et que ces
étudiants parlent assez mal français. Les rencontres se
déroulent depuis au moins l'année dernière. Elles sont
très réglées : les étudiants chinois arrivent vers
14h ou 15h, se font ouvrir la porte par un étudiant chinois de l'Ens de
Lettres et repartent le soir vers 18h ou 19h. Ils arrivent tous ensemble et
partent en petits groupes généralement faire des courses pour les
repas pris en commun le soir même.
Au-delà des rencontres du samedi, les étudiants
chinois des deux écoles se retrouvent au moment des fêtes
traditionnelles et notamment au moment du Nouvel-an. Mais il faut voir que
cette rencontre a été prévue lors de ces
après-midi, elles en sont le dépassement et non pas quelque chose
de parallèle qui existerait à part. C'est la rencontre sportive
qui fédère le groupe, c'est au cours des rencontres de sport que
s'organisent les modalités de rencontre. Mais il faut se garder de
penser que ces rencontres sont animées par le seul esprit sportif. Dans
le groupe, il y en a qui participent aux « tournois » de badminton,
mais qui restent assis à
sont dans la ville de Lyon très bien placés par
rapport au quartier chinois de la Guillotière. Ils en sont assez proches
pour pouvoir s'y rendre quasi-quotidiennement.
209 Emmanuel Ma Mung. La diaspora chinoise, géographie
d 'une migration, Ophrys, Paris, 2000.
210 On emploie ici cet adjectif épithète, dans le
même sens que Marx lorsqu'il parle de classe pour soi pour
désigner une classe sociale qui a conscience de son rôle social
211 Le groupe d'étudiants russe nous semble fonctionner de
la même manière, mais n'ayant pas d'enquêté de cette
nationalité, il n'a pas été possible d'assister à
des rencontres.
discuter. Le sport est plus le prétexte à la
rencontre, que le but de celle-ci. Le cadre où se déroulent ces
après-midi est propice à la reconstitution du groupe, en effet le
gymnase est un lieu clos, disposant de bancs et de chaises. Il peut s'y
organiser pendant quatre - cinq heures une vie du groupe en dehors du regard
des autres personnes. Ceux qui ne font pas de sport discutent de leurs
familles, parfois de recettes de cuisine, de leurs études...
Le groupe sert de relais identificateur. C'est pourquoi nous
avions constaté que notre colocataire cuisinait plus chinois lorsqu'elle
reçoit des amis chinois. Faire à manger pour les autres est une
manière de célébrer une identité commune, de se
remettre dans un contexte émotionnel proche du pays d'origine. Les
aliments alors dégustés prennent d'autant plus de valeur qu'ils
sont consommés en groupe. Peut-être est-ce aussi la raison qui
fait que l'on réserve des aliments qui coûtent cher, parce qu'ils
sont importés, à des occasions où l'on invite des
personnes à manger. Leur consommation en groupe rehausse leur valeur
affective et gustative.
La cuisine dans la dispersion est une manière de se
rassembler soi-même, de se retrouver. Stéphanie Tabois 212
montre la nécessité de se « fabriquer » un
passé culinaire identitaire pour les pieds noirs, qui, en
Algérie, se distinguaient de la population locale en cuisinant
«français» ou « italien » en tous les cas «
européen », et qui exilés en France, se sont
rapprochés des goûts et plats algériens, dont les
composants et les arômes rappellent « le pays là-bas ».
On assiste à une sorte de création, qui bien enracinée
aujourd'hui dans cette population a pris tous les attributs d'une vraie cuisine
typique.
2) La matérialisation du réseau
Quelles sont les illustrations de l'importance du groupe dans
le domaine alimentaire ? Il s'agit ici de recenser un ensemble de pratiques que
nous avons déjà analysées au cours de la
démonstration.
Si le groupe joue un rôle éminemment symbolique
et affectif de création d'une identité, il possède
également un rôle plus matériel et terre à terre qui
n'en sert pas moins la première fonction. Le groupe joue un rôle
à plusieurs niveaux, à la fois avant le départ lorsqu'il
fournit comme nous l'avions vu des informations sur le pays d'accueil et les
difficultés qu'on peut y rencontrer, mais surtout pendant le
séjour.
On doit séparer le groupe que l'on quitte, les amis ou
la famille qui reste au pays et qui peut envoyer des colis contenant des
denrées typiques à l'étudiant. Ce groupe là a
surtout une importance avant le départ, il achète pour celui qui
part des produits typiques, puis ensuite envoie des colis.
Les dons s'espacent avec la durée du séjour. Ils
ont une visée utilitaire lorsque le prix des denrées exotiques en
France est vraiment élevé, c'est le cas pour Abdelbaki. Pour
d'autres étudiants, les colis sont moins inscrits dans une visée
de réduction des coûts de vie à l'étranger que dans
la volonté de faire plaisir. Chez les bloggeurs expatriés, les
colis demandés par les étudiants sont beaucoup plus ludiques.
Nous avons évoqué l'anecdote de la taxe chocolat demandée
par les étudiants étrangers lorsqu'ils reçoivent des amis
ou de Mademoiselle à Moscou qui se fait envoyer des tablettes de
chocolat noir par sa mère. On se situe ici du côté des
consommations superflues qui ne relèvent pas de la reconstitution des
plats de base de l'alimentation. C'est là une grande différence
entre les enquêtés que l'on peut rattacher à une
212 Stéphanie Tabois, « Cuisiner le passé,
souvenirs et pratiques culinaires des exilés pieds-noirs, »
Diasporas, Histoire et Sociétés, numéro 7,
2ème semestre, Toulouse, 2005
origine sociale. Abdelbaki et M'barek (bloggeur)
reçoivent tous deux des colis dont les contenus évoquent la
volonté de consommer des produits typiques le moins cher possible. En
effet, on peut être surpris que le colis d'Abdelbaki contienne des
boîtes de thon et de tomate lorsqu'il semble que ces aliments sont
relativement faciles à trouver en France si l'on ne se replace dans une
logique de diminution des coûts de vie en France. C'est aussi le cas des
femmes camerounaises étudiées par Sophie Bouly de
Lesdain213. L'auteure montre que le colis peut êyre
envoyé par la poste directement ou transiter par un intermédiaire
connu rentré au pays qui ramène les produits à celui qui
est encore en France, parfois la famille confie le colis à un inconnu
qui a à charge d'amener le colis au membre de la famille.
Le groupe que l'on intègre à son arrivée
dans le pays d'accueil a un rôle d'entraide dans les démarches
administratives, les inscriptions scolaires... mais aussi sur le plan
alimentaire. Il joue un rôle au niveau de l'approvisionnement. On trouve
sur Internet des forums de discussion organisés par des
communautés de migrants qui permettent aux personnes de mieux
s'organiser et de gérer des problèmes quotidiens ; comme nous
l'avions évoqué de nombreux messages ont trait à
l'alimentation.
Voici l'exemple d'une chronique lue sur le blog
Céline en Chine 214 , chronique intitulée «
Où peut-on manger de bonnes profiteroles à Shanghaï ?
». Céline lance un appel à l'aide à d'autres
expatriés à Shanghaï pour connaître un pâtissier
qui ferait des profiterolles « Je m'adresse là à tous
mes lecteurs, en particulier ceux sur Shanghai, c'est une question de... non
pas de vie ou de mort quand même, une question de... bah ouais, pure
gourmandise et aussi d'un peu de regret de ce qu'est la vie à Paris, et
aussi d'un tout petit peu de vengeance aussi. ». Mimine en Chine
a récupéré une adresse d'une pizzeria diffusée
sur un forum sur Internet, que les expatriés conseillaient pour y
déguster en Chine de vraies pizzas au feu de bois avec du fromage. Le
groupe est un réseau d'aide, de conseils que les individus au coup par
coup. Notre colocataire Shumeï se rend assez peu souvent dans les
épiceries et demande à ses amies chinoises de lui ramener des
produits.
Le groupe peut aider à se familiariser à l'offre
alimentaire de la ville où l'on s'installe. Le groupe renseigne sur
l'existence d'épiceries spécialisées, y emmène le
nouveau venu et ou lui indique comment s'y rendre. De plus le groupe a un
rôle d'authentification des aliments que l'on trouve en France, comme
nous l'avons analysé, pour être achetés, les aliments ont
besoin d'être médiatisés en transitant par des territoires
ou réseaux d'individus proches. Le mangeur se fie aux informations que
lui donne ses amis sur la qualité des produits ou sur la
possibilité de trouver des ingrédients en un lieu
donné.
Le groupe peut faire des dons de nourriture, de
préparations typiques lorsqu'une des personnes du groupe sait
préparer une spécialité. Une étudiante chinoise de
l'Ens prépare des oeufs au thé et en donne à tous ses
amis215. Le groupe peut prêter des ustensiles.
Comment survive sans les ustensiles indispensables à la
fabrication du plat «identitaire » d'Asie Centrale ? Où
trouver un « kazan » quand on est à Paris ou à Chicago
? Charlotte
213 Sophie Bouly de Lesdain. Femmes camerounaises en
région parisienne. Trajectoires migratoires et réseaux
d'approvisionnement. Connaissance des hommes. L'Harmattan, Paris, 1999
214 Céline Monthéard, Céline en Chine,
http://www.celine-en-chine.com/categorie-12603.html
215 Il s'agit d'une préparation assez
particulière pour les occidentaux que nous sommes : on commence par
cuire des oeufs durs. Une fois froids, il faut casser la coquille des oeufs
mais ne pas les écaler et les faire cuire environ une demie-heure
supplémentaire dans une sauce faite de thé, de sauce au soja, et
de sucre, puis on laisse les oeufs tremper dans le thé froid.
Urbain et Hugues Bissot216 nous font part de
l'impossibilité de faire un « plov » sans ce spectaculaire
chaudron en fonte. Les émigrés qui en ont un le prêtent, et
la communauté peut ainsi, à tour de rôle, réaliser
ce plat de fête, apparenté au pilaf. C'est le récipient (le
kazan) et le contenant (le plov) qui identifie les Tadjiks, Ouzbeks et autres
habitants de cette lointaine Asie. Enfin, le groupe permet de
célébrer des fêtes traditionnelles d'une manière qui
se rapproche du pays d'origine, notamment le Nouvel an chinois.
Le groupe a donc un rôle de soutien de l'étudiant
en France, il permet de maintenir des traditions, des préparations
alimentaires proches de son pays.
Le rôle du groupe semble d'une importance
différenciée selon la nationalité des étudiants. En
effet, comme nous avons vu que le groupe servait de relais pour l'obtention
d'aliments authentiques... son rôle est donc d'autant plus important que
les étudiants cherchent à manger comme chez eux. Or cette
attitude caractérise avant tout les étudiants chinois (et
tunisiens) dont les habitudes alimentaires sont les plus
éloignées des groupes. On peut donc penser que la forme du
réseau que nous avons décrit, centrée sur les
échanges alimentaires, caractérise principalement des groupes
enclins au maintien des traditions culinaires plutôt qu'à leur
remaniement.
Ce chapitre indique les voies d'une étude plus
approfondie du phénomène migratoire grâce à
l'alimentation. Les éléments d'analyse que nous avons
souligné veulent mettre le doigt sur quelques propriétés
des réseaux sociaux et de leur rôle dans le déploiement de
l'activité culinaire.
216 Charlotte Urbain et Hugues Bissot, « Le Plov dans tous
ses Etats, constitution d'une diaspora autour d'un plat d'Asie centrale »,
Diasporas, Histoire et Sociétés, numéro 7, ,
2ème semestre, Toulouse, 2005
Conclusion
Le métissage alimentaire
Connaître la situation d'un mangeur étranger en
France nécessite de se poser plusieurs questions. Il faut tout à
bord connaître la nationalité du mangeur, se demander s'il n'aime
connaître des saveurs nouvelles, savoir quel est le contenu de son projet
de migration en France, connaître sa situation par rapport aux
préparations culinaires, s'il est un apprenti cuisinier ou s'il est
habitué à faire la cuisine dans son pays...
Le changement de pays signifie aussi le changement de
repères culinaires et alimentaires pour le mangeur. Nous avons pu
montrer que l'alimentation était un fait hautement culturel, social, que
d'un pays à l'autre, le répertoire de ce qui est
considéré comme comestible, mangeable est très
différent. Un aliment jugé bon à manger dans un pays ne
l'est pas forcément dans un autre pays, même limitrophe. Il
s'agissait dans cette étude d'examiner les comportements culinaires d'un
mangeur à travers le changement de pays de séj our.
Comme nous avons essayé de le montrer, l'alternative
possible pour ce mangeur n'est pas entre la continuité absolue des
pratiques alimentaires du pays d'origine et leur modification, leur abandon
total ou partiel. Entre la renonciation aux pratiques du pays et leur maintien
existe un ensemble d'attitudes tenant compte des possibilités du pays
d'accueil.
La distance structurelle entre les traditions culinaires de
son pays et celles de la France est le premier élément
déterminant de la situation d'un mangeur étranger dans le pays
d'accueil. D'une part, cette distance détermine la plus ou moins grande
différence entre les traditions culinaires des deux pays et de fait, la
plus ou moins grande difficulté à goûter et à aimer
des saveurs de l'autre pays. Cette distance géographique à
laquelle il faut raj outer la relation entre les deux pays détermine la
disponibilité en France des produits du pays d'origine. Contrairement
à ce que l'on pourrait penser, ce ne sont pas les pays les plus
éloignés de la France qui ont le de mal à trouver des
produits alimentaires issus de ce pays. L'exemple de la Chine est de ce point
de vue probant, puisque à Lyon les étudiants asiatiques disposent
de tout un quartier asiatique où ils peuvent trouver la plupart des
produits dont ils ont besoin pour cuisiner. À l'inverse, des
étudiants italiens ou allemands auront des difficultés à
trouver des produits très spécifiques, ces pays trop proches de
la France géographiquement et culturellement ne sont pas
considérés comme exotiques, de fait on ne trouve que des produits
alimentaires italiens ou allemands de base et non pas des produits plus locaux
que peuvent chercher ces mangeurs.
Nous avons observé dans un premier temps que le mangeur
étranger pouvait préparer la dimension alimentaire de son
séjour. Le premier élément de cette préparation
consiste en des achats alimentaires dont son pays en prévision du
séjour à l'étranger. Par là, le mangeur anticipe
que l'offre alimentaire du pays d'accueil ne sera pas identique à celle
de son pays d'origine, qu'il ne pourra pas trouver en France tous les produits
auxquels il est habitué et qu'il aime manger. Ces achats peuvent porter
sur des produits de base comme sur des produits plus spécifiques que
l'on ne trouvera pas en France du fait même de cette
spécificité. Tous les étudiants sont concernés par
ces achats qu'ils viennent de Chine, du Brésil ou encore d'Italie ou
d'Allemagne. Parmi les produits rapportés de son pays : on peut trouver
des produits alimentaires de première nécessité, des
produits correspondant à la base des préparations alimentaires
comme le sont les pâtes, ou alors des produits plus secondaires, des
produits que l'on a appelé produits de réconfort. La dimension
économique rentre fortement en ligne de compte dans la prévision
de ses achats. Le mangeur considère que ces produits seront certainement
plus chers à acheter en France que dans son pays. Ces produits
permettent de gérer en France la nostalgie par rapport à son
pays, ses saveurs aimées et reconnues sont réconfortantes pour le
mangeur étudiant qui de temps à autre aime à retrouver les
goûts de son pays.
Se préparer à vivre à l'étranger,
c'est aussi pour certains apprendre à cuisiner, se former rapidement aux
principes de base de la cuisine alimentaire de son pays ou de sa famille afin
de
pouvoir gérer au quotidien cette tâche. Cela peut
être aussi manger avant de partir des aliments que l'on ne pourra plus
trouver en France. Mais c'est aussi s'informer sur l'offre alimentaire de la
France notamment en ce qui concerne des produits auxquels on est
habitué, s'informer sur le réseau d'approvisionnement du pays et
la disponibilité des produits phares. Cela peut aussi consister à
interroger des personnes ayant déjà vécu en France pour
connaître les difficultés éventuelles de ce séjour
et s'y préparer.
Arrivé en France, le mangeur étranger doit faire
ses courses alimentaires. Ce premier acte quotidien,
répété, anodin prend une certaine importance, une
dimension quelque peu tragique pour un mangeur étranger en France.
Comment faire les courses dans un pays dont on ignore l'offre alimentaire et
les structures d'achat ?
Parmi les moyens à la disposition des migrants pour
faire leurs courses alimentaires, on trouve des supermarchés
français traditionnels, des épiceries spécialisées
ainsi que la mobilisation du réseau. Le mangeur étranger peut
donc choisir sa structure d'approvisionnement selon l'objectif de son
alimentation. Le supermarché français permet de faire le plus
gros des courses alimentaires. S'y rendre pour un mangeur étranger pose
un certain nombre de problèmes de connaissances, de reconnaissance et de
confiance lorsqu'on ne connaît pas l'offre des produits, leur marque...
Les épiceries spécialisées permettent à ces
étrangers de retrouver en France quelques produits
spécialisés dont ils ont besoin pour cuisiner. Mais aller dans
des épiceries spécialisées ne sert pas uniquement à
acheter ces produits alimentaires, mais est aussi un moyen pour les
étrangers de se ressourcer, de retrouver des membres du groupe
présent en France. Dans la ville tous les étudiants ne disposent
pas d'une offre alimentaire spécifique dans des épiceries
spécialisées et tous ne ressentent pas non plus le besoin de s'y
rendre. Cette volonté de trouver en France des produits de son pays
caractérise des personnes dont les traditions culinaires sont plus
éloignées de celle de la France, elle peut également
s'expliquer par certaines périodes de l'année, certains contextes
plus propices au res sentiment de la nostalgie de son pays qui se traduit par
une nostalgie alimentaire. Dans ces périodes, retrouver des aliments de
son pays permet d'aller mieux. Marqueur identitaire, la cuisine est
transmission d'une mémoire olfactive, gustative, sensible, une
évocation toute proustienne des saveurs du pays.
Lorsque le produit recherche ne se trouve ni dans les
supermarchés français, ni dans des épiceries
spécialisées, la dernière ressource dont dispose le
mangeur étranger est de faire appel à sa famille pour qu'elle les
envoie par colis ou à des amis.
Le problème de l'approvisionnement
dépassé, le mangeur doit faire la cuisine. On peut globalement
opposer deux attitudes face à l'acte de faire la cuisine en France. En
France, l'étudiant peut manger et cuisiner d'une façon nouvelle,
par rapport à son pays d'origine, c'est à dire utiliser des
ingrédients inconnus auparavant, accommoder des aliments connus
autrement...ou à l'inverse chercher à reproduire les pratiques
dont il a l'habitude. Ces deux pans de la cuisine doivent être
distingués parce qu'il s'agit de deux registres de pratiques très
différentes dans leurs modalités. En effet elles stimulent
différemment le mangeur-cuisinier et prennent place en des temps et des
lieux différents.
Le plus souvent les pratiques culinaires de maintien des
habitudes culinaires parce qu'elles exigent dans la société
d'arrivée plus de temps et d'organisation, en raison du manque de
produits et d'ustensiles, sont réservées à des occasions
particulières de nostalgie ou de rencontre avec des amis, à moins
qu'elles ne coïncident avec une attitude globale de conservatisme
alimentaire. En effet, certains étudiants n'aiment pas la cuisine
française et cherchent à conserver au quotidien en France des
pratiques au plus proche de leur pays. Lorsque le mangeur étranger
reproduit ponctuellement en France des pratiques culinaires de son pays
d'origine, elles prennent place en un temps particulier.
Réalisées en groupe, elles
permettent aux mangeurs de redéfinir leur
identité, de se ressourcer. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai
qui tu es » disait Brillat-Savarin217. L'alimentation constitue
en effet un des supports par lesquels l'individu prend conscience de
lui-même, mais aussi de son inscription dans un groupe. Certains plats
sont investis d'une forte charge symbolique par les mangeurs étrangers,
ce sont les plats totems. Le fait de manger en France comme dans son pays est
investi d'une charge symbolique. Les étudiants cherchent à manger
de façon identique à leur pays d'origine et hiérarchisent
leurs pratiques selon qu'elles se rapprochent plus ou moins des pratiques
culinaires de leur pays. Ils emploient ainsi très fréquemment le
terme de typique qui leur permet de classer leurs pratiques culinaires selon
qu'elles appartiennent au registre alimentaire de leur pays ou à celui
de la société d'accueil. Reproduire en France un plat de son pays
est plus ou moins difficile, selon les difficultés d'approvisionnement,
cela met en jeu à un bricolage de la part du cuisinier mangeur qui doit
« faire avec » ce qu'il dans la société d'accueil.
A l'inverse, certains étudiants cherchent en France
à goûter de nouvelles saveurs et s'efforcent au maximum de
cuisiner français. Ils découvrent de nouveaux aliments, de
nouveaux ustensiles, donc de nouvelles manières de cuisiner. Ces
pratiques manifestent un certain goût pour l'innovation culinaire, pour
l'exotisme. Le mangeur se plaît à manger d'autres choses.
On a mis à jour un ensemble de traits structurant les
pratiques culinaires d'un mangeur en situation de migration. Un des
éléments essentiels relatif à la permanence ou à la
modification du style alimentaire de toute population et encore plus
immigrée est le critère économique, c'est à dire le
budget dont elle dispose pour se nourrir. En France, les produits du pays
d'origine sont plus chers que dans son pays.
La distance de la France au pays d'origine, la présence
d'une communauté étrangère dans la ville de destination de
l'étudiant, l'offre alimentaire en produits du pays d'origine, leur
qualité, leur prix sont autant d'éléments qui
modèlent l'activité culinaire.
L'alimentation en France qui peut être partagée,
incorporée permet à la population en migration de structurer des
représentations communes et de fonder le sentiment de
références partagées. L'intérêt de la cuisine
réside non dans ce qu'elle contient de typique, mais davantage dans le
rôle éminent qu'elle joue dans les pratiques biographiques.
L'ensemble des goûts culinaires, des affects que met à jour
l'analyse des pratiques culinaires et des discours dessine un complexe de
relations sociales et donne à voir leur réagencement à
travers l' immigration.
Nous avons présenté deux attitudes
idéal-typiques vis-à-vis de l'acte culinaire : l'une consiste
pour l'étudiant à tenter en France de reproduire les pratiques du
pays d'origine, l'autre réside dans la volonté de cuisiner
autrement. Toutefois, ces deux attitudes ne sont jamais accomplies totalement,
la volonté de manger au plus proche de chez soi est contredite. Le fait
d'affirmer la continuité de ses pratiques, et d'essayer
réellement de reproduire en France des plats ne signifie pas la totale
et parfaite reconstitution des plats. Il y aura toujours des modifications des
plats, des recettes. Si les plats sont reproduits en France, ils sont
conservés mais réinterprétés. La cuisine de
l'étudiant étranger est issue d'une combinatoire dans laquelle
les usages, la diversité des produits locaux ou importés ont
créé des métissages et des savoirs culinaires
spécifiques. La cuisine est un langage dans lequel les pratiques du pays
d'origine et celles du pays d'accueil vont se mêler.
217 Brillat-Savarin, Anthelme, Physiologie du goût, ou
Méditations de gastronomie transcendante, Paris: Herman, 1975.
J-P Corbeau théorise la notion de métis sage
gustatif dans son article « Cuisiner, manger, métisser.
»218. La référence
à la notion de métissage correspond à la
désignation d'une forme de mutation gustative ou/et de recomposition de
l'acte culinaire. Elle résulte d'un système plus ou moins
complexe dans lequel le nouveau comportement, le nouveau goût formalise
la rencontre, le « bricolage » entre la raison de l'individu (ayant
une histoire originale), la situation dans laquelle sa personne se trouve
impliquée avec les interactions qu'elle suppose.
Nous postulons avec François Laplantine et Alexis
Nouss219 que « Le métissage, qui est une espèce
de bilinguisme dans la même langue et non la fusion de deux langues,
suppose la rencontre et l'échange entre deux termes [...] Non pas l'un
ou l'autre, mais l'un et l'autre, l'un ne devenant pas l'autre, ni l'autre ne
se résorbant dans l'un ». Cette notion de métissage
alimentaire ainsi définie fait naître en nous un questionnement
relatif à la recomposition des pratiques alimentaires des migrants. Dans
les cuisines d'expatriés, se trouve le début du métissage
culinaire, dans l'adaptation des plusieurs cultures partageant un même
espace, se crée la cuisine créole. Laurence
Tibère220 décrit et analyse ce phénomène
à La Réunion, île exemplaire quand on parle de
créolité et de métissage.
Au cours de l'analyse, il a été montré
qu'une juxtaposition de pratiques du pays d'origine et du pays d'accueil se
faisait jour comme caractéristique des habitudes alimentaires des
migrants. Du fait des difficultés d'approvisionnement, les migrants ne
peuvent se procurer l'ensemble des ingrédients qui leur permettraient de
manger de la même manière que chez eux. Par ailleurs, le choix de
venir à l'étranger rend la volonté de goûter
à de nouvelles saveurs presque une évidence. De sorte que les
habitudes alimentaires des étudiants étrangers que nous avons
interrogé ont toutes été modifiées dans le sens
où à côté des pratiques d'origine maintenues en des
temps et des espaces particuliers, coexistent des pratiques alimentaires
originaires de la France. Deux registres de pratiques au minimum coexistent au
sein de la configuration culinaire d'un même individu, c'est pourquoi la
notion de métissage est heuristique du point de vue de notre
démonstration.
Elle permet de saisir simultanément au sein d'un
même individu des registres de pratiques différents, à la
manière dont procède J-P Hassoun221 dans son analyse.
Il distingue en effet au sein des pratiques alimentaires des migrants des
pôles d'influence de différentes nationalités suivant les
plats préparés. On rajoute à cette idée que ces
pôles d'influence sont liés à la fois à des plats,
à des contextes géographiques et relationnels comme nous avons pu
le montrer à travers l'exemple des pratiques culinaires de notre
colocataire Shumeï.
Après avoir présenté la typologie
établie par J-P Corbeau qui propose trois formes de métissage
différentes : le métissage imposé, le métissage
désiré et le métissage non pensé, on appliquera
cette typologie à notre analyse en essayant de mettre à jour des
types d'habitudes culinaires différentes.
L 'analyse de J-P Corbeau du métissage
alimentaire
Le métissage imposé. Sur le plan
gustatif, il correspond à une acculturation induite par des
stratégies de l'industrie agroalimentaire ou des politiques de gestion
du temps et de l'activité sociale. Corbeau prend l'exemple d'un
consommateur français de produits alimentaires
218 J-P Corbeau, « Cuisiner, manger, métisser »,
Revue des sciences sociales. Révolution dans les cuisines, 27,
Strasbourg, 2000, p.68-73
219 F. Laplantine et A. Nouss, Le métissage,
Dominos, Flammarion, Paris, 1997, p. 79.
220 Tibère, Laurence, « Manger créole.
L'alimentation dans les constructions identitaires à la réunion
», Diasporas, Histoire et Sociétés, numéro
7, Toulouse, 2ème semestre 2005
221 Hassoun, Jean-Pierre, "Pratiques alimentaires des Hmong du
Laos en France",Ethnologie française, 1996, 15 1-167.
transformés. Indubitablement il mange plus
sucré, plus salé, plus acide que ses grands-parents, ses parents,
et sans doute lui-même s'il a atteint un certain âge, ne le
faisaient il y a quelques décennies. Ce métissage imposé,
dont on comprend l'intérêt économique d'un point de vue
productiviste, correspond à toute une politique de commercialisation
hégémonique à la fin des années soixante-dix et au
début des années quatre-vingt. Concernant l'acte culinaire, les
mutations au sein de la cellule familiale ont modifié les pratiques. Le
salariat hors domicile des femmes qui assuraient la confection des nourritures
quotidiennes, oblige à réorganiser ces tâches. Les
contraintes de budget-temps entraînent alors un métis sage
imposé.
Le métissage désiré
Le métissage peut être revendiqué par
certains types de consommateurs qui cherchent à échapper aux
contraintes de leur routine quotidienne, à anticiper un voyage possible,
à se l'imaginer ou, tout simplement, à se le remémorer.
Les mangeurs, peuvent aussi exprimer un pluralisme culturel dans des
convivialités et des commensalités complices durant lesquelles
ils souhaitent faire savoir à l'autre qu'ils désirent faire sa
découverte, développer une forme de proximité.
On peut enfin chercher un métissage gustatif signifiant
une forme de réussite sociale, une revanche dans la mémoire ou
l'oubli collectif. On affirme sa « distinction » en s'emparant des
codes gastronomiques de l'autre, en s'appropriant son répertoire
alimentaire, en « bricolant » ses discours et ses manières de
table.
Le métissage non pensé
« A force d'incorporer des Objets Comestibles Non
Identifiés sans que cela puisse aboutir, par absence de sens, à
la véritable construction d'un métissage - on s'interroge sur sa
propre personnalité... Frappé par une anomie, on part à la
quête de son histoire, on désire retrouver les goûts, on
cherche sa matrice culturelle, la région, le territoire d'où l'on
vient. La redécouverte du goût des produits de « terroirs
» et des produits « fermiers » incarne bien le
métissage non pensé.
»222
Le remaniement des catégories pour
l'étude des habitudes alimentaires des migrants
En ce qui concerne les pratiques des étrangers, la
notion de métissage peut être réutilisée. Il s'agit
ici de proposer un remaniement de la typologie de J-P Corbeau, le sens des
catégories est modifié.
Le métissage imposé
Parler de métissage imposé en ce qui concerne
les pratiques des étudiants étrangers permet de poser
l'idée d'un double registre de leurs pratiques culinaires au minimum et
de garder en mémoire l'hypothèse de contrainte des choix en
situation de migration.
La contrainte première est liée au changement
d'espace social alimentaire qui modifie les conditions d'obtention de certains
produits auxquels l'individu est habitué. Ils deviennent à la
fois plus rares et en conséquence plus chers. De plus, les
étudiants étrangers venus en France pour leurs études
n'ont pas de revenu disponible mis à part des bourses internationales.
Dès lors c'est la contrainte de revenu qui prime dans le choix des
aliments achetés : soit les produits du pays d'origine sont
délaissés au profit d'autres similaires mais moins chers, soit
ils continuent à être achetés mais en moindre grande
quantité. Les étudiants modifient leurs pratiques en s'ouvrant
à de nouveaux produits substituts des produits du pays trop chers. Cette
notion semble tout à fait faire sens dans la mesure où les
étrangers se trouvent face à une
222 J-P Corbeau, op cit
structure d'offre différente de celle de leur pays, qui
les contraint dans leur choix. Ils font des choix alimentaires contraints tant
par leur revenu et par l'offre en produits typiques du pays.
Le métissage non pensé
Nous n'adhérons pas au sens que donne Corbeau au
métissage non pensé. Pour nous, chercher dans les produits du
terroir et les produits fermiers un renouveau des goûts participe au
contraire d'une pensée et d'une réflexivité de son
alimentation. Nous n'entrons pas plus avant dans la discussion de son propos,
qui ne nous intéresse pas dans notre démarche de recherche. Nous
utiliserons la notion de métissage non pensé en un tout autre
sens.
Il s'agit pour nous de désigner par cette expression la
juxtaposition de pratiques alimentaires issues du pays d'origine et des
pratiques culinaires nouvelles qui introduisent au sein de recettes de chez soi
des nouveaux produits, de nouvelles façons de faire ou le passage
à une cuisine à mi chemin entre la France et son pays. Le
métissage non pensé est une pratique pragmatique qui consiste
pour nous en une juxtaposition de différents registres alimentaires,
sans que cela passe par une rhétorique de l'ouverture sur l'autre.
Cette manière de faire la cuisine est sans doute
liée à la mondialisation alimentaire et à l'offre
alimentaire diversifiée que nous connaissons dans nos
supermarchés. Dorénavant se mêlent dans les rayons des
supermarchés différentes influences. On peut aussi faire
l'hypothèse223 que l'ouverture à la découverte
culinaire résulte d'un effet d'âge et peut-être aussi de
génération.
Giovanni s'oppose da volonté de découvrir de
nouveaux produits à son père « Je sais que mon
père est très délicat, il mange seulement des produits
très typiques, à la façon très typique, si tu
changes une petite chose, il ne peut pas manger », de même
Théodora se différencie de sa mère « , en fait
elle est allée en Italie pour un an, elle a totalement
bouleversé, t 'as pas les mêmes plats, je ne sais pas,
peut-être c 'est l 'âge de la personne qui compte aussi.. on a des
habitudes qu 'on veut pas laisser. Mais peut-être moi je suis plus
tolérante ou bien ..je sais pas »
Les enfants sont-ils plus ouverts que les parents aux
découvertes gustatives ? Est-ce l'âge qui fait que l'on accepte
mieux de changer ses pratiques alimentaires ?
Dans les études menées sur les familles
immigrées, on sait que le changement de style alimentaire
pénètre dans la famille par le biais des enfants224
qui sont scolarisés à la cantine.
Le métissage désiré
On garde pour cette catégorie le sens que lui donne J-P
Corbeau, mais elle est ici à une population étudiante dont nous
avons fait l'hypothèse qu'elle était caractérisée
par une néophilie alimentaire. Christina, Giovanni dont nous
dressé les portraits en constituent les exemples les plus
adéquats. Il s'agit des étudiants étrangers dont les pays
d'origine sont les plus proches de la France.
223 Nous l'avons déjà signalé avec les
travaux de Garabuau-Moussaoui, Isabelle «La cuisine des jeunes :
désordre alimentaire, identité générationnelle et
ordre social » in Anthropology of food, 2001, volume 0
224 Myriam Bonfils, Ariane Combes et alii, « Cuisine. Le
métissage du terroir et de la mémoire », News d'Ill.
Magazine d'information régionale, Strasbourg, Centre universitaire
d'enseignement du journalisme, 2000, 9- 12
Pour pleinement rendre compte des situations de migration, il
faudrait pouvoir étudier en détail un groupe d'une
nationalité donnée ou bien s'attacher à l'étude
d'un quartier étranger dans une ville. L'un des prolongements possibles
de ce travail consisterait en une analyse approfondie de la situation
alimentaire des migrants d'origine asiatique de Lyon.
L'immigration chinoise offre dans la ville de Lyon des
possibilités d'études importantes. Les étudiants chinois
sont en effet nombreux dans la ville, mais surtout de par les
possibilités d'approvisionnement qui leur sont offertes, il serait
particulièrement intéressant de regarder de plus près que
nous ne l'avons fait les pratiques culinaires des asiatiques. Elle pourrait
prendre trois formes complémentaires : on pourrait poursuivre l'analyse
des pratiques de mangeurs individuels, de familles et ménages de la
ville, mais également parallèlement étudier la
communauté des commerçants du quartier de la Guillotière
et dans un troisième temps s'intéresser aux restaurants
asiatiques de la ville ou uniquement de ce quartier. Quelles variations des
pratiques culinaires s'y manifeste-t-il ? Qu'est-ce la comparaison des menus
proposés par ces restaurants nous apprend de la variabilité de
l'acte culinaire ? Cela permettrait de réfléchir à ce
qu'est un restaurant asiatique en France ? A travers l'étude approfondie
des menus, de l'organisation du restaurant (l'organisation des tables,
l'agencement des chaises, la décoration du restaurant...), de
l'observation de la devanture, du travail en cuisine... qu'apprend-t-on sur la
représentation de la cuisine asiatique en France ? A Lyon ? On voit que
le travail ici présenté a vocation à être
poursuivi...
Annexes
ANNEXE A
Extrait de journal de terrain -
Shumeï et la préparation des haricots coco,
Seconde observation de la préparation d'un même plat
Mardi 5 décembre 2006, soir, 19h40
19h30
J'entends Shumeï dans la cuisine, je vais sortir voir ce
qu'elle cuisine. Je sais qu'elle va faire des haricots coco ce soir et aimerais
ré-observer cette préparation, pour voir si il y a des
différences dans les techniques utilisées par rapport à la
première fois.
Observation non cachée, je m'approche de ma
colocataire.
« Tu connais ça ? C'est bizarre ? - Non, j 'adore ces
haricots, mais je ne sais pas les préparer
- Ben je sais pas, moi je fais comme ça, mais c'est
peut-être pas comme ça, c'est pas très typique»
Shumeï comme d'habitude dit ne pas savoir si c'est typique
ou non, et dénigre ses pratiques et talents de cuisinière
chinoise.
La manière de couper des haricots plats. Les ustensiles
utilisés : planche à découper, couteau pointu, un
saladier
Me voyant prendre une photo, ma colocataire ajoute
« Tu vois, il faut couper le haricot fin, et en biais, pas
droit. C'est long »
Elle coupe les haricots sur la planche, le haricot est
parallèle à la table et à la planche. Une fois les
haricots coupés en lamelles, elle le verse dans le saladier à
l'aide du couteau et prend un autre haricot. Elle les découpe ainsi
patiemment un à un.
(J'aurais certainement mis plusieurs haricots l'un sur l'autre
pour en couper plusieurs à la fois) »
Ensuite, après avoir tout coupé, elle fait
chauffer une plaque et met une large dose d'huile dans une poêle un peu
creuse, m'expliquant que cette poêle est pas très bien, mais que
c'est la mieux de toutes celles dont elle dispose. Elle n'a pas de vaisselle
à elle d'ailleurs et se sert des ustensiles de ses colocataires. Elle
m'explique qu'en Chine, chez elle, à la campagne, on cuisine directement
au-dessus du feu, et que la casserole doit être profonde.
Une fois que l'huile est chaude, elle y met quatre gousses
d'ail qu'elle laisse chauffer. On entend l'ail crépiter dans la
poêle et l'huile commence à « sauter ». Elle ouvre une
boîte de lardons, a-t-elle ça en Chine ? Je lui ai demandé,
non elle n'a pas de lardons tout préparés, i faut les couper
soi-même. Mais là en France, c'est plus pratique. Fait-elle
toujours les haricots coco avec des lardons ? La première fois, la
recette était identique.
Elle jette les lardons dans la poêle et mélange
frénétiquement avec une cuillère en bois. Elle attend
quelques minutes pendant lesquelles elle continue à mélanger et
verse les haricots coupés dans la poêle. Il faut laisser cuire 20
minutes environs, les haricots vont réduire. La poêle pleine
lorsque les haricots étaient non cuits est à moitié vide
les haricots prêts.
Une recette a priori réalisée de façon
identique à la première fois. Elle a mis les produits dans le
même ordre dans la poêle.
Un ordre à respecter, on ne saurait mettre les lardons
après les haricots, il fau qu'ils soient saisis dans l'huile.
Dimanche 11 mars
Je viens d'acheter des haricots coco sur le marché, je
voudrais les faire comme ma colocataire. Je m'attelle à cette
tâche, mais je n'ai manifestement plus du tout en tête cette
préparation, même si elle l'a préparé trois ou
quatre fois devant moi. Je n'en avais jamais préparé. J'ai
lavé mes haricots et les ai coupé en deux, uniquement et
là était bien l'erreur fatale. Résultat : ce n'est
pas bon, cela ne cuit pas. Je n'en prends conscience que lorsque les haricots
sont dans mon assiette.
Cuisiner les restes
Le lendemain, je couperai mes haricots en lamelles fines comme
Shumeï afin de les mélanger avec du riz.
Conclusion : la technique fait tout dans la cuisine. Le
savoir-faire ne s'apprend que dans la pratique. Shumeï a une technique
bien rodée qui semble adéquate à la cuis son des haricots
plats.
ANNEXE B
MIMINE EN CHINE - L'APPROVISIONNEMENT
Issu du site Mimine en Chine
· Nom : Emeline DOMMANGET
· Sexe : Femme
· Date de naissance : 8/12/1982 (Age : 24)
· Localisation : France
Qui êtes vous ?
Etudiante en école supérieure de logistique
industrielle. Dans le cadre de mes études: 6 mois de stage en Chine.
Voyages effectués au Sénégal, Laos, Pologne, Royaume
Uni
MIMINE DECOUVRE LA CIVILISATION !
Aujourd'hui, premier jour complet à
Shanghai.
Après avoir passé la journée à
rencontrer tout le monde, je dois m'apprêter à passer une
soirée seule. En effet, Jeanne a des rendez-vous dans le centre
ville.
Nous échangeons les clefs, et c'est partie pour
une découverte seule du district.
Sur la route, des vendeurs de chaussures et colliers.
Différent de Pékin ou Guangzhou où je ne
rencontrai que des vendeurs de légumes.
Premier magasin
Je vois un centre commercial et m'approche à pas
de loup...
En entrant, stupéfaction !!!
Un portique automatique m'ouvre la voie !!!
Je n'avais jamais vu ça en Chine !!!
J'avais oublié que ça existait
!!!
Manque de bol, je suis dans une grande surface
consacrée au bricolage, pas top pour manger ! Les odeurs me rappellent
mes parents et Christophe, tous entrains de retaper leurs maisons.
Mais il faut que je choisisse un autre centre commercial.
Grande surface !
C'est alors que je me dirige vers un magasin rempli de
Chinois.
Il faut savoir que nous sommes dans un district loin du centre
ville. Nous devons être les seuls occidentaux du quartier
immense.
Les gens nous regardent, oublient qu'ils conduisent une
moto ou un scooter, oublient qu'ils ont une route à suivre... Mais
regardent les étrangers !
Je rentre.
Sur la gauche, des portiques, je suis...
Devant moi des tonnes d'étagères de produits
propres !
Je n'en reviens pas de la propreté.
Des marques de couches pour bébés, des savons qu'on
connait, des produits que nous utilisons dans nos chaumières en France
!!!
C'est incroyable !!! Je redécouvre la vie
!!!
J'avance pour me retrouver face aux rayons de fruits et
légumes, puis les fruits de mer, la viande... les odeurs se
défilent sous mon nez !
C'est un délice !
J'ai faim pour la première fois que je suis en
Chine ! Ca sent tellement bon ! Mon ventre gargouille !!!
Des produits chinois sont les principaux, mais
présentés sous format occidental : films plastiques,
barquettes,...
J'ai les yeux d'une petite fille qui découvre un
monde !
Achats de produits
Mon cerveau n'en revient pas... Et fait TILT
:
N'y aurait-il pas du pain ???
Non mais Mimine, faut pas rêver non plus
!!!
J'avance... des gâteaux chinois, des trucs
appétissants, des trucs pas très jolis... DU PAIN !!!
NONNNNNNNNNN ????
Une espèce de mini-baguette molle est sous mes yeux !
On prend Mimine ! On prend !
Ca doit avoir le gout de brioche, on s 'en fout,
t'as une boite de foie gras à manger avec Jeanne !
Faut du pain
!
Je longe un étalage de produits frais...
Je trouve mes yaourts EMPAQUETES !!!! J'avais jamais vu
ça à Pékin ou Guangzhou !!! J'ai donc un pain, un
pack de Yaourt. Je trouve mon pot de confiture habituel...
Et le fromage ???
Non mais Mimine ! Déconnes
pas non plus !!!
Non mais on sait jamais...
Je tourne... Je vois
un truc frais...
NOOOOOOOOOOOOOONNNNNNNNNNNNNNNNNNNNN ! !! !! !!
!!!!
Un truc de malade sous mes yeux ! J'en fais tomber mon
pain !!! J'ai sous mes yeux du kiri et de la vache kiri chinoise sous mes yeux
!!!
Bon, faut pas rêver, ça doit avoir un
gout chinois !
On s'en fout, on prend !!!
J'avance... Et là j'ai bloqué
!!!
Vous ne devinerez jamais !!!
UNE PART DE PIZZA SOUS MES YEUX
!!!!
NNNNNNNNOOOOOOOOOOOOOOOOOOONNNNNNNNNNNNNN !! !! !! !!!
Je prends, je prends, je prends !!! On a un micro-ondes
à l'appart !
Alors ça aussi, c'est une première pour un appart
en Chine ! J'ai un micro-ondes !!!
Vas y arrêtes de parler Mimine !
Prends la pizza...
Je suis Jacquouille la Fripouille avec 3 pulls, un sac
à dos super lourd et tous mes produits dans les mains !
Et dire que je ne venais que pour un savon, du PQ et des
gâteaux pour Jeanne !
Parlons de ces gâteaux... Je les cherche...
Je passe devant les têtes de gondoles ET...
JE BLOQUE !!!!
DES CHOCAPICS !!!!! NOOOOOOOOOOOOOONNNNNNNNNNNNNNNNN
!!!
Mais je ne suis pas en Chine, C'est pas possible
!!!
C'est la même marque, écrit en Chinois avec un
dessin différent, mais les céréales ressemblent aux
même : Je prends !!!
Pour finir mes achats, je prends les gâteaux de Jeanne et
paye.
Bon, ça se sent qu'on est à Shanghai, les
prix sont presque doubles !
Bien évidemment, en rentrant tout le monde me regarde,
mais j 'ai l'habitude depuis le temps !
ANNEXE C
SHERLOCK HOLMES A CARREFOUR
En ce samedi pluvieux, je décide de me diriger vers
l'ouest de la ville, direction Carrefour dans un premier temps puis le quartier
des céramiques dans un deuxième temps...
Commençons par le commencement :
Carrefour
Déjà pourquoi aller à Carrefour ?
Je suis inscrite sur un forum Cantonnais - Français et
j'ai noté que j'avais vraiment la dalle, il fallait que je mange
du fromage ! On m'a conseillé ce magasin.
En aparté... Je ne suis pas la seule
!
Et figurez vous que les expatriés veulent de
la raclette !
On peut trouver du fromage à Carrefour... Mais
l'appareil ????
Dans le cul lulu, dans le cul lulu, dans le
cuuuuuuulllllllllll (cf. Le diner de con)
(Je suis
désolée mais là faut le prendre à la rigolade,
parce qu 'ici on peut rapidement péter les plombs si
on est fou de
bouffe française...
Mais je vis bien le manque
français...
Mes collocs de Mai ont planifiés des menus
assez relevés et gastronomiques :
Une table 4 étoiles dans une
demeure de 1860 : se sera notre gîté !!!)
Où est Carrefour ???
1h30 de bus, j 'arrive à la station de métro.
Personne, pas de musique. Je n'ai pas l'habitude, à
Lyon la musique choisie par les TCL nous rappelle que nous ne sommes pas seuls
dans ces immenses couloirs. Après 40 minutes de métro, il est
9h45 j 'arrive à la station de métro sortie « Carrefour
». A ma droite une galerie souterraine, un Mac Do'... Personne,
les boutiques sont toutes fermées. Je ne vois pas de panneaux pour
signaler le centre commercial...
A gauche, un escalier, on distingue le ciel...
Il pleut.
Je sors.
Un carrefour mais de VOITURES.... Pas de Carrefour, le
magasin...
Qu'est ce que c'est que ce bordel ???
Moment dans la tête de Mimine
:
Emeline, réfléchis 2 minutes,
Tu es à la bonne sortie,
Tu es à un carrefour,
Tu le vois forcément d'ici...
Tu es en Chine !!! AAAAAAAH Regardes en l'air
!!!!
Ici tout ce situe EN L'AIR !
Les panneaux de publicités, les grands
gratte-ciels pour te diriger...
En face : Carrefour !
Oui ce n'est pas nos centres commerciaux plats !
Je traverse les routes en suivant les bonhommes verts
En aparté, une petite fille voulait passer au
bonhomme rouge, ses parents la tiennent par la main lui expliquent qu'il faut
attendre le bonhomme vert ; puis plus de voitures sur la route : les parents
traversent avec la petite fille, le bonhomme est rouge
Sans commentaire Mimine, sans commentaire....
J'arrive en bas du bâtiment : personne.
Fenêtres & portes vitrées
fermées....
Mais c'est quoi se bordel ? Carrefour ouvre à
10h00 ????
Je fais un tour... Je vois un escalator qui descend...Au
dessus, une banderole Carrefour !
Lèves la tête Mimine !!!
Dans Carrefour
Je prends l'escalator (bon, j 'ai failli tomber vu que le sol
était complètement trempé)
Et je suis une LONGUE très LONGUE galerie de
portefeuilles, sacs,...
J'arrive enfin dans le centre commercial conçu
exactement comme un magasin d'ameublement
suédois aux couleurs jaunes et
bleus...
Donc je passe par :
- Les vêtements,
- Les DVD,
- Les chaussures,
- Les trucs de sports,
- Les cahiers,
- La vaisselle,
- Les outils ménagers (je
vérifie s'il n'y a pas d'appareils à raclette, des
batteurs pour une mousse au chocolat, RIEN : des humidificateurs
d'air, des aspirateurs (2 ! tiens c 'est beaucoup pour un magasin en Chine
!), des machines pour le riz, des presses agrumes, des bouilloires, des
micro-ondes.
C'est bon Mimine, t'as tout dit !
Puis je vois un panneau : Food !!!
YESSSS !!!
Je trace pour trouver mon rayon frais (pas dur
!)
Le rayon frais
5 camemberts Président sous mes yeux.
Prix :
2 massages !!!! (Oui, je compte en massages maintenant, plus en
Yuan...)
Roooooo la vache !!!!! C'est pas donné !
Choisir confort
de 4h de massages ou délice de... 2 minutes (pour moi...)
Je tâte le camembert en enlevant le couvercle...
Pas assez coulant... ca vaut pas le coup !
S'il faut que je le regarde ramollir pendant 1 mois
sous mes yeux ! Sans compter qu'il y a des
blattes chez nous ! !!! Faut pas prendre de risques !!!
Je lève les yeux : un camembert made in Allemagne. Prix d'un
massage...
Bon... t'es en chine Mimine... T'as qu'à
tenter...
Le pain
Il me faut du pain. Je vois le rayon, j 'y cours...
Des baguettes dans du papier comme dans les Carrefour de
France : Transparent d'un coté, opaque de l'autre !
C'est cool de faire cet emballage : je viens de voir
passer une bête sur le pain !!! Puis il y en a plein d'autres
minuscules qui courent...
Je baisse les yeux : une mini baguette enveloppée dans du
cellophane. Ok, elle est racie mais c'est du pain !!!
Je prends.
SHERLOCK HOLMES doit trouver le rayon des produits
importés
ET LA... je veux trouver le rayon des produits
importés.
A pékin il y avait de gros panneaux avec les
drapeaux des pays. Mais là rien !
Je demande à la dame d'un rayon, elle ne comprend pas.
Je lui explique : Manger... France... Je le fais avec des
gestes. Elle ne comprend pas, je vois une autre dame,... idem. Au bout
de la 5ème , je montre mon visage en
disant :
Ba tu vois bien que je suis pas asiatique ! J'ai la
dalle ! Je veux manger Français !
Elle me fait le même geste : AAAA tu veux de la
crème pour le visage ?
On s'énerve pas, on change de
dame...
J'en vois une qui a l'air bien derrière son étalage
de boucherie. Elle porte un masque sur le visage (pour la propreté) et
elle a un micro connecté aux hauts parleurs du magasin (qui sont en
fonctionnement).
Je lui parle, elle me répond en Son Dolby
Surround. Elle ne comprend rien, elle me tend un calepin.
J'écris : « USA, France... Where are the
products? »
Elle appelle sa copine qui lit l'anglais... Mais elle ne
connait pas le mot Product. Alors je fais le geste : « Manger
».
Non, comprend pas, et sa copine Son Dolby Surround non plus !!!
Et tout le magasin le sait !
Alors ma traductrice en habits jaunes, tablier rouge et jaune et
casquette rouge va voir ses amies des rayons à proximité.
Réunion de chantier : 7 personnes. Elles ne connaissent pas les
mots.
On va voir les caissières : Non
Mon poussin sort pour demander aux vigils :
Non
On retourne dans les rayons, elle demande à un mec
qui met en rayon : Non Puis un attroupement de filles aux
rayons mouchoirs : Non
AAAAAAAA Attendez....
Il y en a peut être une qui dit là
!
OUIIIIIIIIIIIIII
Les filles !!!! On a trouvé !!!!
Merci traductrice !!!!
Sans déconner, on a vu une trentaine de personnes,
en 20 minutes montre en main !
Rayon des produits importés :
Je me suis retrouvée devant un tout petit rayon avec :
- Des pates
- Des boites de cassoulet, de tomates, de thon
- Des boites de langues de chat
- Des céréales et barres chocolatées
- Des pots de confiture Au prix de plusieurs massages,
d'origines variés : France, Australie, Japon, Italie, Allemagne,...
Alors attendez, il y a un truc que je ne pige
pas.
Ici il y a des pots de confiture dans tous les
supermarchés en Chine. Mais là, on nous met des pots
dans ce rayon alors que les parfums et composants sont les même.
Pour ce qui est des céréales, les chinois mangent
de la poudre de céréales le matin (je sais,
j 'en ai fait l 'expérience à Pékin).
Mais par contre, pour les céréales qu'on connait,
ils mettent des drapeaux français sous le prix, mais je ne
connais ni la marque ni le produit... Etrange !
Conclusion
Du coup, je suis repartie avec une boite de barre
chocolatée (chocolat noir bien entendu !) + Un camembert allemand + Une
mini baguette de pain.
Je me suis mangé ça le midi. Et je vais vous dire
que le camembert allemand n'a pas fait long feu !!! Il n'avait
pas totalement le gout d'un bon de chez nous... Mais il a fait l'affaire !
Je suis en Chine !!! Faut pas demander le Pérou
non plus !!!!
Donc Carrefour : Une expérience qui prend du temps
mais qui vaut ENCORE le détour !!!
ANNEXE D
Bonjour,
Je suis élève en master 1 de sociologie à
l'ENS-LSH à Lyon en France et je m'intéresse aux pratiques
alimentaires des personnes étrangères dans le pays où
elles vivent. Je me demande comment les personnes dépaysées, qui
n'habitent pas dans leur pays d'origine cuisinent? Qu'est-ce qu'elles mangent?
Essaient-elles de cuisiner comme dans leur pays?
Si jamais vous aviez du temps et envie de parler alimentation je
vous envoie mon questionnaire.. .à tout hasard.
Merci par avance
Frédérique Giraud
J'aimerais que tu me décrives une semaine de repas ici et
une semaine en Chine : ce que tu manges en Chine et ce que tu mangerais dans
ton pays natal
Pourrais-tu me décrire ton Petit
déjeuner
En Chine
En France
Est-ce que tu notes des différences, comment peux-tu les
expliquer ?
Déjeuner En Chine En France
Si il y a des différences, comment peux-tu les expliquer
?
Dîner
En Chine En France
Si il y a des différences, comment peux-tu les expliquer
?
As-tu cherché des produits français en
Chine ? Les as-tu trouvé ?
As-tu acheté des produits (ustensiles et produits
alimentaires) en France avant de partir en Chine? Pourquoi ? Lesquels
?
Peux-tu me faire la liste des produits achetés en France
avant de venir en Chine ? Pourquoi les as-tu achetés en France? Les
as-tu cherché en Chine ?
Est-ce que tu t'es servie de ces produits que tu as acheté
?
Souvent ? Dans quels types de préparation les utilises-tu
?
Est-ce qu'il te reste encore de ces provisions ?
Si, elles sont finies, en as-tu racheté ? Les as-tu
trouvé facilement ?
Si tu n'as pas retrouvé, ces produits, as-tu laissé
tomber ou as-tu essayé de te les procurer tout de même ?
Est-ce que tu avais imaginé ce que tu mangerais quand tu
serais en Chine ? Est-ce que ça te faisait peur ?
Connaissais-tu avant de partir la nourriture chinoise ?
Est-ce que tu l'aimais ?
Comment la connaissais-tu ?
Est-ce que tu cuisinais toi-même des choses chinoises ?
Etais-tu déjà allée dans une épicerie
asiatique ?
Mangeais-tu avec des baguettes dans les restaurants asiatiques en
France?
L'approvisionnement
Où achètes-tu tes produits frais en Chine ?
Fréquence des achats ? Sont-ils chers ?
Ces produits sont-ils bons ?
Est-ce que tu reçois des colis de ta famille ? Si oui,
est-ce que c'est toi qui les as demandé ? que contiennent-ils ?
Est-ce que c'est difficile de trouver en Chine des produits
français ?
Les produits chinois achetés en Chine
Goûtes-tu de nombreux produits ? Essaies-tu des nouvelles
recettes ? Qu'est-ce qui te motive?
Tu as dû goûter des produits : est-ce que c'est dur
de s'adapter ? Comment choisis-tu les produits que tu vas essayer ?
Est-ce qu'il y a des choses que tu n'aimes pas du tout ? Quels
sont les aliments découverts en Chine?
Cite moi des plats que tu fais et que tu considères comme
chinois.
Est-ce que tu cuisines comme en France ? Les mêmes
produits, ustensiles, le même temps pour préparer ?
Est-ce que tu fais les mêmes plats qu'en France? As-tu des
difficultés ?
Les plats français en Chine?
Est-ce qu'il y a un plat que tu fais ici parce qu'il te rappelle
ton pays ? Lequel ?
L'as-tu fait souvent ? Pour toi seule ou avec des amis ?
As-tu invité des Français à manger ?
Qu'as-tu préparé à manger ? As-tu invité des
Chinois à manger ? Qu'as-tu préparé ?
Est-ce que tu essaies de manger chinois le plus possible ? ou
plutôt français
Quels sont les plats que fais ici ? Est-ce que tu peux faire tous
les plats que tu fais en France en Chine ?
Si non, pourquoi ? (manque d'ingrédients...)
Quand fais-tu à manger français ? Midi, soir -
semaine ou week-end ? Seule ou avec des personnes ?
Tu trouves touj ours les mêmes ingrédients ?
Si tu ne trouves pas les mêmes ingrédients qu'en
France, comment fais-tu pour cuisiner français en Chine ?
Cuisiner en Chine
Quels seraient les qualificatifs que tu emploierais pour
décrire ta cuisine en France par rapport à celle que tu fais en
Chine ?
As-tu remarqué une évolution entre le jour
où tu es arrivée en Chine et aujourd'hui ?
Quels sont les ustensiles que tu as dans ta cuisine en
Chine ? T'en manque-t-il par rapport à la France ? Est-ce que cela t'est
difficile, long de cuisiner en Chine par rapport à la France
?
Les restaurants chinois en Chine ? Est-ce que tu
y vas ? Lesquels ? Souvent ?
Manières de tables ?
Manges-tu avec des baguettes ? Souvent ? Pour quels plats ?
Quelques informations plus personnelles
Prénom Nom
Diplôme
Profession actuelle
Profession des parents
Depuis combien de temps vis-tu à l'étranger
? Age
Situation de famille
Lieu de vie en France ? A l'étranger ?
ANNEXE E
GRILLE D'ENTRETIEN
Cette grille a servi uniquement d'aide-mémoire. Les
questions n'ont jamais été posées telles quelles ni
même dans cet ordre. Par ailleurs, s'agissant de personnes
étrangères parlant avec difficulté la langue
française, les questions ont touj ours été
reformulées.
Pourrais-tu me décrire ce que tu as
mangé hier ?
Faire décrire les repas de quelques jours en
France et dans le pays Petit déjeuner
En Chine / En France
Est-ce que tu notes des différences, comment peux-tu les
expliquer ?
Déjeuner
En Chine / En France
Si il y a des différences, comment peux-tu les expliquer
?
Dîner
En Chine / En France
Si il y a des différences, comment peux-tu les expliquer
?
As-tu cherché des produits français en
France ? Les as-tu trouvé ?
As-tu acheté des produits (ustensiles et produits
alimentaires) en avant de partir en France? Pourquoi ? Lesquels ?
Peux-tu me faire la liste des produits achetés en Chine
avant de venir en France ? Pourquoi les as-tu achetés en Chine? Les
as-tu cherché en France ?
Est-ce que tu t'es servie de ces produits que tu as acheté
?
Souvent ? Dans quels types de préparation les utilises-tu
? [savoir si ce sont des préparations courantes ou plus rares]
Est-ce qu'il te reste encore de ces provisions ?
Si, elles sont finies, en as-tu racheté ? Dans quel
magasin les as-tu acheté ? Les as-tu trouvé facilement ? Comment
as-tu trouvé le magasin ? (amis, internet...°
Si tu n'as pas retrouvé, ces produits, as-tu laissé
tomber ou as-tu essayé de te les procurer tout de même ?
Est-ce que tu avais imaginé ce que tu mangerais quand tu
serais en France ? Est-ce que ça te faisait peur ?
Connaissais-tu avant de partir la nourriture française? Y
avais-tu goûté ? Est-ce que tu l'aimais ?
Comment la connaissais-tu ?
Est-ce que tu cuisinais toi-même des choses
françaises ?
L'approvisionnement
Où achètes-tu tes produits frais en France ?
[Supermarchés français ou/ épiceries
spécialisées] Fréquence des achats dans l'un et
l'autre?
Où préfères-tu faire tes courses ?
Est-ce que tu aimes aller dans les magasins chinois ? Y vas-tu
souvent ? Comment les as-tu découvert ?
La première fois que tu es rentrée dans ces
magasins, qu'est-ce que tu en as pensé ? Est-ce que tu y achètes
beaucoup de choses ? Peux-tu me faire une liste ?
Est-ce qu'il y a des produits que tu n'y trouves pas ?
Vas-tu touj ours dans le même magasin chinois ?
Est-ce que tu parles aux vendeurs ? Est-ce que tu leur demandes
des produits que tu ne trouves pas ?
Les produits chinois en France sont-ils chers ? Ces produits
sont-ils bons ? Est-ce que tu fais tes courses seules ou des amis ?
Est-ce qu'avec des amis chinois vous vous conseillez des produits
? Est-ce que vous vous prêtez des ingrédients parfois ?
Est-ce que tu reçois des colis de ta famille ? Si oui,
est-ce que c'est toi qui les as demandé ? que contiennent-ils ?
Est-ce que c'est difficile de trouver en France des produits
chinois ?
Les produits chinois achetés en France
Goûtes-tu de nombreux produits ? Essaies-tu des nouvelles
recettes ? Qu'est-ce qui te motive?
Tu as dû goûter des produits : est-ce que c'est dur
de s'adapter ? Comment choisis-tu les produits que tu vas essayer ?
Est-ce qu'il y a des choses que tu n'aimes pas du tout ?
Quels sont les aliments découverts en France?
Cite moi des plats que tu fais et que tu considères comme
français.
Est-ce que tu cuisines comme en France ? Les mêmes
produits, ustensiles, le même temps pour préparer ?
Est-ce que tu fais les mêmes plats qu'en France? As-tu des
difficultés ?
Les plats français en France?
Est-ce qu'il y a un plat que tu fais ici parce qu'il te rappelle
ton pays ? Lequel ?
L'as-tu fait souvent ? Pour toi seule ou avec des amis ?
As-tu invité des Français à manger ?
Qu'as-tu préparé à manger ? As-tu invité des
Chinois à manger ? Qu'as-tu préparé ?
Est-ce que tu essaies de manger chinois le plus possible ? ou
plutôt français
Quels sont les plats que fais ici ? Est-ce que tu peux faire tous
les plats que tu fais en France en France ?
Si non, pourquoi ? (manque d'ingrédients...)
Quand fais-tu à manger français ? Midi, soir -
semaine ou week-end ? Seule ou avec des personnes ?
Tu trouves touj ours les mêmes ingrédients ?
Si tu ne trouves pas les mêmes ingrédients qu'en
France, comment fais-tu pour cuisiner français en France ?
Cuisiner en France
Quels seraient les qualificatifs que tu emploierais pour
décrire ta cuisine en France par rapport à celle que tu fais en
France ?
As-tu remarqué une évolution entre le jour
où tu es arrivée en France et aujourd'hui ? Est-ce que tu prends
moins de temps pour cuisiner ?
Est-ce que tu prends moins de temps pour faire tes courses ?
Est-ce que tu as des habitudes dans les magasins, est-ce que tu
achètes les mêmes produits d'une fois sur l'autre ?
Quels sont les ustensiles que tu as dans ta cuisine en France ?
T'en manque-t-il par rapport à la Chine ? Est-ce que cela t'est
difficile, long de cuisiner en France par rapport à la Chine ? Peux-tu
me décrire ta cuisine (la pièce) en Chine. Qu'est-ce qui change
en France ?
Est-ce que tu cuisines avec tes amis ? Combien de fois depuis
le début de l'année ? Qu'avezvous préparé ?
L'avais-tu déjà préparé pour toi toute seule ?
est-ce que c'était pour des occasions particulières ?
Est-ce que tu vois souvent tes amis chinois ?
Pourquoi ?
Est-ce que tu aimes faire la cuisine avec des amis ? Pourquoi ?
Est-ce que chez toi, tu fais la cuisine avec ta mère ?
Les restaurants chinois en France ?
Est-ce que tu y vas ? Lesquels ? Souvent ? Vas-tu dans des
restaurants français ?
Manges-tu avec des baguettes ? Souvent ? Pour quels plats ?
Quelques informations plus personnelles
Prénom Nom
Diplôme
Profession actuelle
Profession des parents
Depuis combien de temps vis-tu à en France ?
Veux-tu y revenir ? Age
Situation de famille
Lieu de vie en France ? A l'étranger ?
Bibliographie
Amselle, Jean-Louis, "Le métissage : une notion
piège", La culture. De l'universel au particulier, Sciences
Humaines, Auxerre, 2002, p.329-333.
Arborio, Anne-Marie et Fournier, Pierre, L 'enquête et
ses méthodes : l 'observation directe, Armand Colin, Coll. 128,
Paris, 1999, 128 p.
Ascher, François, Le mangeur hypermoderne. Une figure
de l'individu éclectique, Odile Jacob, Paris, 2005.
Balland, Christine, "Enquête alimentaire sur les juifs
originaires de Tunisie à Belleville", Ethnologie française,
Vol 27, 1997, p.64-71.
Baratier, Néna, Le Repas des ancêtres. La
cuisine des autres. Meudon, CNRS Images, 1994. Baratier, Néna,
Les Mains dans le plat. La cuisine des autres Meudon, CNRS Images,
1995. Barou, Jacques, "Dis-moi ce que tu manges... "Ethnologie
française, Vol 27, 1997, p.7-8. Becker, Howard, "Inférence
et preuve en observation participante. Sur la fiabilité des
données et de la validité des hypothèses",
L'enquête de terrain, La découverte/ MAUSS, Paris, 2003,
p.350-359.
Bergeaud-Blackler, Florence, "De la viande halal au halal food
: comment le halal s'est développé en France", Revue
européenne des migrations internationales, Vol 21, 2005, p.125-
147
Bonfils, Myriam, Combes, Ariane, et al., Cuisine. Le
métissage du terroir et de la mémoire, News d'Ill.
Magazine d'information régionale, 2000.
Bouly de Lesdain, Sophie, "Alimentation et migration, une
définition spatiale", Alimentations contemporaines, Paris,
2002.
Bouly de Lesdain, Sophie, Femmes camerounaises en
région parisienne. Trajectoires migratoires et réseaux
d'approvisionnement, O. Leservoisier (dir.). J.-P. p. Warnier,
L'Harmattan, Connaissance des hommes, Paris, 1999.
Bouly de Lesdain, Sophie, "Château Rouge, une
centralité africaine à Paris", Ethnologie française,
XXIX, 1, 1999, p.86-99.
Bourdieu, Pierre, La Distinction. Critique sociale du
jugement, Editions de Minuit, Paris, 1979.
Brillat-Savarin, Anthelme, Physiologie du goût, ou
Méditations de gastronomie transcendante, Paris, Herman, 1975.
Bruneaud, Jean-François, "Homogénéisation
ethnique et hétérogénïsation identitaire",
Chroniques de l'ethnicité quotidienne chez les Maghrébins
français, Histoires et Perspectives Méditerranéennes,
Paris, 2005.
Calvo, Emmanuel, "Migration et alimentation", Cahiers de
sociologie économique et culturelle, Vol 4, 1985, p.51-97.
Calvo, Emmanuel, "De la contribution actuelle des sciences
sociales et humaines à la connaissance de l'alimentation",
Ethnologie française, 1980.
Calvo, Emmanuel, "Toujours Africains et déjà
Français : la socialisation des migrants vue à travers leur
alimentation", Politique africaine, n°67, 1997, p.48-55.
Castellana, Robert, "Les nourritures de l'identité.
Commensalité et pratiques culinaires festives dans les Alpes de
Méditérannée.", Techniques et culture, Vol 3
1-32, 1998, p.192-202. Cazes-Valette, Geneviève, "Vol d'un coucou
au-dessus de mon nid", ICAF Seminar, 2003. Cecla, Franco La, "Faux contact",
Mille et une bouches. Cuisines et identités culturelles,
Autrement, Coll. Mutations/Mangeurs, 1995.
Cefaï, Daniel, "Postface. L'enquête de terrain en
sciences sociales", L'enquête de terrain, La
découverte/MAUSS, Paris, 2003, p467-615.
Cérani, Nicole et Camus, Martine, Le budget des
familles en 2001, Insee Résultats,
www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/irsoc29.pdf,
2004.
Certeau, Michel de, "Introduction générale", L
'invention du quotidien. Tome 1 Arts de faire, Gallimard, Paris, 1990.
Champagne, Patrick, "La rupture avec les préconstructions
spontanées et savantes", Initiation à la pratique
sociologique, Paris, 1989.
Chapoutot, Claire, Cléa cuisine. In:
http://clairejapon.canalblog.com/.
Chapoutot, Claire, "Les blogs culinaires : quant Internet entre
dans la cuisine....", Faire la cuisine. Analyses pluridisciplinaires d'un
nouvel espace de modernité, Paris, 2006.
Chiva, Matty, "Le mangeur et le mangé : la
complexité d'une relation fondamentale", Identités des
mangeurs. Identités des aliments, Polytechnica, Paris, 1996.
Chiva, Matty, "L'amateur de durian", La gourmandise.
Délices d'un péché, Coll. Mutations/Mangeurs, Paris,
1993.
Chiva, Matty, "La pensée en construction", Manger magique.
Aliments sorciers, croyances comestibles, n°149, 11p, 1994, article en
ligne
Cook, Ian et Crang, Phillip, "Japanese food and globalisation",
Food and Foodways, 2002 Corbeau, Jean-Pierre, "Rituels alimentaires et
mutations sociales", Cahiers internationaux de sociologie, 39, 1992,
p.101-120.
Corbeau, Jean-Pierre, "Le mangeur du XXIème
siècle", In: Le mangeur du 21e siècle : Les aliments, le
goût, la cuisine et la table, Educagri, 2003.
Corbeau, Jean-Pierre. "Aurons-nous à manger, que vais-je
manger?", Penser l'alimentation. Entre imaginaire et rationalité,
Privat, 2002.
Corbeau, Jean-Pierre, "Cuisiner, manger, métisser.
Révolution dans les cuisines", Revue des Sciences Sociales, Vol
27, 2000, p.68-73.
Corbeau, Jean-Pierre et Poulain, Jean-Pierre, Penser
l'alimentation. Entre imaginaire et rationalité, Privat, Toulouse,
2002.
Courtois, Martine, "Sans pain ni vin", In: Mille et une
bouches. Cuisines et identités culturelles, Autrement Coll.
Mutations/Mangeurs, Paris, 1995.
Crenn, Chantal, "Le Tajine à la bouillie bordelaise", in
Faire la cuisine, Les Cahiers de l'OCHA, Paris, 2006.
Crenn, Chantal, "La fabrique du lien social entre pratiques
alimentaires et pratiques sanitaires. Le cas d'immigrés marocains et de
leurs enfants dits "arabes" dans le Grand Libournais,
Lemangeur-ocha.com,
Mise en ligne juin 2005, 2004.
Crenn, Chantal, "Modes de consommation des ouvriers agricoles
originaire du Maroc installés dans la région de Sainte
Foy-La-Grande en Libournais", Anthropology of Food, 2001.
D'Almeida-Topor, Hélène, Le goût de l'étranger :
Les saveurs venues d'ailleurs depuis la fin du XVIIIe siècle,
Armand Colin, Paris, 2006.
Darmon, Muriel, "Le psychiatre, la sociologue et la
boulangère : analyse d'un refus de terrain", Genèses,
58, 2005, p.98-112.
De Garine, Igor, "Une anthropologie alimentaire des
Français?", Ethnologie française, 1980. De Labarre,
Matthieu, "Les trois dimensions de l'expérience alimentaire du mangeur :
l'exemple du sud-ouest français", Anthropology of Food,
2001.
Desmons, Gilles et O'Mahoney, Anne, l. "Nourriture, culture.
Les anglophones du Sud-Ouest de la France en voie de mutation culinaire",
Faire la cuisine. Analyses pluridisciplinaires d'un nouvel espace de
modernité, Les Cahiers de l'OCHA, 2006.
Dinh, Trong Hieu, "Notre quotidien exotique. Les repères
culturels dans l'alimentation de l'"Asie en France", Ethnologie
française, 1997, p.27-38.
Dommanget, Emeline, Mimine en Chine. In:
http://mimine.uniterre.com/.
Duhart, Frédéric et Medina, F. Xavier, "La
paëlla domestiquée (Espagne, France). Réflexions sur
l'entrée en cuisine d'un plat venu des champs", Faire la cuisine.
Analyses pluridisciplinaires d'un nouvel espace de modernité, Les
Cahiers de l'OCHA, 2006.
Fischler, Claude, L 'homnivore. Le goût, la cuisine et
le corps, Odile Jacob, Paris, 2001. Fischler, Claude, "Le paradoxe de
l'abondance", Sciences Humaines, 2003.
Flandrin, Jean-Louis, Alimentation et médecine.
Histoire de l'alimentation occidentale,
lemangeur-ocha.com, Date
inconnue.
Flandrin, Jean-Louis, "Le goût a son histoire", Le
mangeur. Menus, maux et mots, Paris, Autrement, 1993.
Flandrin, Jean-Louis et Cobbi, Jane, Tables d'hier, tables
d'ailleurs, Paris, Odile Jacob, Sciences Humaines 1999.
Fourcade, Marie-Blanche, "Autour d'un café
arménien. La rencontre d'un goût, le partage d'une
expérience diasporique", Diasporas, Histoire et
Sociétés, Vol 7, 2005.
Fournier, Dominique et Jamard, Jean-Luc, "Pratiques alimentaires,
pratiques identitaires. Changements en Basse-Andalousie", Techniques et
culture, Vol 31-32, 1998, p.219-240. Garabuau-Moussaoui, Isabelle,
Cuisine et indépendance, jeunesse et alimentation, Paris,
L'Harmattan, 2002.
Garabuau-Moussaoui, Isabelle, « La cuisine des jeunes :
désordre alimentaire, identité générationnelle et
ordre social », Anthropology of Food, 2001.
Garrigues-Cresswell, Martine et Martin, Marie Alexandrine,
"L'alimentation : entre mondialisation et expression identitaire",
Techniques et culture, 1998, p.1 -16.
Giard, Luce, "Faire la cuisine", L 'invention du quotidien.
Habiter, cuisiner, Gallimard, Paris, 1994, p.213-350.
Gold, Raymond L., "Roles in sociological field observations",
Social Forces, 1958.
Goody, Jack, Cuisines, cuisine et classes, Centre de
Création industrielle et Centre Georges Pompidou. 1984.
Grignon, Claude et Grignon, Christine, "Styles d'alimentation et
goût populaires", Revue française de sociologie,
n°21, N°4, 1980, p.53 1-569.
Grivel, Michaël, Un français à Taipei. In:
http://michaelataipei.canalblog.com/.
Hassoun, Jean-Pierre, Hmong du Laos en France. Changement
social, initiatives et adaptations, PUF, Collection Ethnologies, Paris,
1997.
Hassoun, Jean-Pierre, "Pratiques alimentaires chez les
Vietnamiens et les Cambodgiens de France", Ethnologie française,
27, 1997, p.1 13-117.
Hassoun, Jean-Pierre, "Pratiques alimentaires des Hmong du Laos
en France", Ethnologie française, 1996, p.151-167.
Hassoun, Jean-Pierre et Raulin, A, "Homo exoticus", Mille et
une bouches. Cuisines et identités culturelles, Paris, 1995.
Herpin, Nicolas, "Le repas comme institution. Compte-rendu d'une
enquête exploratoire", Revue Française de sociologie,
XXIX, 1998, p.503-521.
Hily, Marie-Antoinette et Berthomière, William, "La notion
de "réseaux sociaux" en migration", Hommes et migrations, Vol
1250, 2004.
Hubert, Annie, "Entre durian et fromages : des odeurs et une
meilleure compréhension des autres", "
emangeur-ocha. com,
date inconnue.
Hubert, Annie, "Destins transculturels", In: Mille et une
bouches. Cuisines et identités culturelles, Paris, 1995.
Hubert, Annie, "Cuisine et politique, le plat national
existe-t-il?", Revue des sciences sociales, 2000
Katuszewski, Jacques et Ruwen, Ogien, "La pluralité du
monde de l'immigré et la notion de réseau", Réseaux
d'immigrés. Ethnographie de nulle part, Politique sociale, Paris,
1981. Katz, Esther, M. E. "Cuisine quotidienne et cuisine festive en pays
mixthèque (Etat d'Oaxaca, ustensiles et préparations culinaires
à l'épreuve du changement", in Faire la cuisine. Analyses
pluridisciplinaires d'un nouvel espace de modernité, Les Cahiers de
l'OCHA, Paris, 2006. Kaufmann, Jean-Claude, Casseroles, amours et crises.
Ce que cuisiner veut dire, Hachette Littératures, Paris, 2005.
Krowolski, Nelly, "Changements des comportements alimentaires au
Vietnam : l'exotique n'est pas encore quotidien", Techniques et culture,
Vol 31-32, 1998, 117-131.
Kuper, (dir) Jessica, (trad) Hubert, Annie, et al., La
cuisine des ethnologues, Territoires, Bibliothèque Berger-Levrault,
Paris, 1981. 248 p.
Labov, William, " Les motivations sociales d'un changement
phonétique", in Sociolinguistique, Paris, 1976.
Lahire, Bernard, L 'homme pluriel. Les ressorts de l'action,
Nathan, Paris, 1998.
Lahire, Bernard, Tableaux de familles. Heurts et malheurs
scolaires en milieu populaires, Seuil, Gallimard, Coll Hautes
études, Paris, 1995.
Lahire, Bernard, "Logiques pratiques. Le « faire » et
le « dire sur le faire » » in L 'esprit sociologique,
La Découverte, Paris, 2005.
Lahire, Bernard, La culture des individus. Dissonances
culturelles et distinction de soi, La découverte, Textes à
l'appui, Laboratoire des sciences sociales, Paris, 2004.
Lahlou, Saadi, "Ce que m'a dit le « Grand Robert »",
Manger magique. Aliments sorciers, croyances comestibles, Paris,
1994.
Larmet, Gwenaël, "La sociabilité alimentaire
s'accroît", Economie et Statistique, n°352-353, 2002.
Levert, Camille. Camille en Chine, le blog d'une Française
à Pékin.
http://camillenchine.canalblog.com/archives/miam_miam/index.html.
Mabe, Brigitte, "La dimension sociale et culturelle des pratiques
alimentaires", Hommes et migrations, 1105, 1987, p.16-25.
Marenco, Claudine, "A table", In: Mille et une bouches.
Cuisines et identités culturelles, 1995. Marquès Boscher,
Virginia, "La feijoada : plat emblématique, expression d'une
identité brésilienne en France",
Lemangeur-ocha.com,
2004.
Medina, François-Xavier, "Alimentation et identité
chez les immigrants basques en Catalogne", Anthropology of Food,
2001.
Mignot, Jean-Michel, "Eléments ethnographiques pour une
histoire des résistances et des changements alimentaires. Les Masa
ruraux du Nord-Cameroun", Techniques et culture, Vol 32, 1998.
Martine Garrigues-Cresswell (dir), Vol 31-32, 1998, p.275-292.
Monthéard, Céline, Céline en Chine,
In :
http://www.celine-en-chine.com/categorie12603.html.
Montigny, Anie, "Retour à la tradition au mois de
ramadan", Techniques et culture, Vol 31-32, 1998, p.89-104.
Nurier-Wang, Estelle. Estelle et l'Empire du milieu,
http://estelleenchine.overblog.com/reglement-blog.php.
Padilla, Martine, "Adaptation à la diversité des
cultures et des besoins. A propos de l'alimentation maghrébine",
Journées de l'AME, Montpellier, 2001.
Pavageau, Jean, "Imaginaire alimentaire, projet de voyage et
pratiques touristiques", Pratiques alimentaires et identités
culturelles, Vietnam, 1997.
Peretz, H., Les méthodes en sociologie :
l'observation, La Découverte, Repères, Paris, 1998. Pfirsch,
Jean-Vincent, La saveur des sociétés. Sociologie des
goûts alimentaires en France et en Allemagne, Presses Universitaires
de Rennes, Coll « Le Sens Social », Rennes, 1997. Pinto, Louis,
"Expérience vécue et exigence scientifique d'objectivité",
in Initiation à la pratique sociologique, Paris, 1989.
Poulain, Jean-Pierre, Manger aujourd'hui. Attitudes, normes
et pratiques, Privat, Toulouse, 2001.
Poulain, Jean-Pierre, "Méthodologies d'étude des
pratiques alimentaires ",
lemangeurocha.com, Pratiques
alimentaires et identités culturelles, E. Vietnamienne,
Poulain, Jean-Pierre, Vol 3-4, 1997.
Poulain, Jean-Pierre, Sociologie de l'alimentation. Les
mangeurs et l'espace social alimentaire, Editions Privat, Toulouse,
2002.
Poulain, Jean-Pierre, "Les ambivalences de l'alimentation
contemporaine", Mission Agrobiosciences, 2000.
Raulin, Anne, L'ethnique est quotidien. Diasporas,
marchés et cultures métropolitaines, L'Harmattan,
Connaissance des Hommes, Paris, 2000.
Régnier, Faustine, "Le monde au bout des fourchettes :
voyage dans l'exotisme culinaire", Observatoire Cidil des habitudes
alimentaires, 2006.
Régnier, Faustine, L 'exotisme culinaire. Essai sur
les Saveurs de l'autre, Maison des Sciences de l'Homme, Puf, Le lien
social, Paris, 2004.
Régnier, Faustine, Lhuissier, Anne, et al.,
Sociologies de l'alimentation, Repères, La découverte,
Paris, 2006.
Rigal, Nathalie, La naissance du goût,
Agnès Viénot Editions, 2002.
Robinne, François "Tradition culinaire au Myanmar.. .vous
avez dit tradition?", Techniques et culture, Vol 3 1-32, 1998,
p.105-116.
Rozin, Paul, "La magie sympathique", Manger magique. Aliments
sorciers, croyances comestibles, 1994, article en ligne
Rozin, Paul, "Des goûts et dégoûts", Mille
et une bouches. Cuisines et identités culturelles, Autrement, Vol
182, Paris, 1995.
Sabban, Françoise. "Une consommation codifiée : le
repas chinois", Tables d 'hier, tables d 'ailleurs, Odile Jacob,
1999.
Schwartz, Graciela, "L'asado modifié. Sur la
transformation de pratiques culinaires au pays des bovins", Faire la
cuisine. Analyses pluridisciplinaires d'un nouvel espace de modernité,
Les Cahiers de l'OCHA, Paris, 2006.
Schwartz, Olivier, "L'empirisme irréductible. La fin de
l'empirisme ?", Le Hobo, Paris, 1993. Scopsi, Claire, "
Représentation des TIC et multiterritorialité : le cas des
télé et cyberboutiques de Château-Rouge, à Paris",
in Technologies de la communication et mondialisation en Afrique,
Paris, 2004.
Sluys, Colette, "Chérie, qu'est-ce qu'on mange ce soir?",
Ethnologie française, XXVII, 1997, p.87-95.
Tabois, Stéphane, "Cuisiner le passé. Souvenirs et
pratiques culinaires des exilés pieds-noirs", Diasporas, Histoire et
Sociétés, Cuisines en partage, 2005.
This, Hervé, "Préceptes magiques, cuisine
empirique", Manger magique. Aliments sorciers, croyances comestibles,
149, 1994, article en ligne.
Torres Pérez, Francisco, "Les immigrés, le
processus d'insertion et les réseaux sociaux à Valence",
Hommes et Migrations, Vol 1250, 2004.
Urbain, Charlotte et Bissot, Hughes, "Le Plov dans tous ses
Etats, constitution d'une diaspora autour d'un plat d'Asie centrale ",
Diasporas, Histoire et Sociétés, 7, 2005, p.42-56.
Verdier, Yvonne, "Chapitre. V. La cuisinière", in Façons de
dire, façons de faire. La laveuse, la couturière et la
cuisinière, NRF, Gallimard, Paris, 1979.
Wenfu, Lu Vie et passion d'un gastronome chinois,
Picquier poche, Arles, 1996. Xu, Elodie. Elodie en Chine (à
Zhangjiagang),
http://hello-china.over-blog.com/.
Introduction 1
Chapitre un L'alimentation est un phénomène social
13
I. Les grands paradigmes en sociologie de l'alimentation 14
1) Le triangle du manger 14
2) L'espace social alimentaire : un outil pour l'étude de
l'alimentation 15
3) « L'Homnivore » et ses paradoxes ou l'alimentation
comme problème 17
a) Le paradoxe de l'Homnivore 17
b) Rejet et refus de goûter : la néophobie
alimentaire 18
II. L'alimentation, phénomène pluriel 22
1) La pureté originelle des cultures et son mythe 23
2) La diversité des prises alimentaires au sein d'un
même espace géographique 24
3) Des différences structurelles majeures entre aires
géographiques 25
a) La distance structurelle des cuisines
étrangères à la cuisine française : l'exemple de
la
Chine 26
b) Des goûts alimentaires différenciés entre
la France et l'Allemagne 28
Chapitre deux Une sociologie des migrations à travers
l'alimentation 30
I. Pratiques alimentaires et migrations : manger dans un nouvel
espace alimentaire 31
1) Vivre une expérience étrangère 31
2) La pratique alimentaire en situation de migration : entre
permanence et modifications 31
3) Le dépassement de l'analyse de Calvo 33
II. La construction identitaire par l'alimentation 36
1) Construire son identité alimentaire : l'importance de
la confrontation à l'autre 36
2) Alimentation et identité chez les immigrants basques
en Catalogne 37
3) La feijoada, plat messager : introduction à la notion
de plat totem 38
III. Le mangeur étudiant 39
1) Le rapport à la cuisine des étudiants :
corvée ou plaisir 39
2) Curiosité culinaire et imaginaire alimentaire.
L'imaginaire alimentaire au coeur du projet
migratoire ? 42
3) Les étudiants et la volonté de goûter
43
a) Faire goûter ses plats pour présenter sa culture
43
b) Goûter à la cuisine de l'autre en France 46
c) Le goût pour la cuisine chinoise 47
Chapitre trois Les recettes de l'enquête 49
I. Problèmes méthodologiques de l'étude des
pratiques alimentaires 50
1) L'entrée par les achats 50
2) L'entrée par les pratiques alimentaires
extérieures et domestiques 52
II. Les outils de la collecte : l'observation participante 54
1) L'observation participante dans une situation de colocation
54
2) Les rôles du chercheur dans l'observation participante
56
3) Observation participante et rapport à l'objet 58
III. Blogs d'expatriés 58
1) Qu'est-ce qu'un blog d'expatrié ? 58
2) L'existence de chroniques culinaires 59
3) Prendre contact avec les bloggeurs 60
IV. Les enquêtés 61
1) Qui sont-ils? Quelles sont leurs propriétés
sociales ? 61
2) La situation d'enquête 66
a) La prise de contact avec les enquêtés 66
b) Le déroulement des entretiens 67
3) La compréhension délicate des
enquêtés 68
4) La difficulté à faire décrire des
pratiques 69
Chapitre quatre Se préparer à vivre à
l'étranger 71
I. Les achats 72
1) Les produits qu'on ne trouve pas...ou que l'on trouve plus
cher 73
a) Deux types de produits 73
b) Acheter au pays des produits que l'on trouve pas en France ou
plus chers : l'importance
de la variable coût 74
2) Quelle utilisation des produits amenés en France: s'en
servir ou pas 78
3) Les ustensiles de cuisine pour la préparation des
aliments 79
II. Se former 81
1) Apprendre des principes de base 81
III. S'informer 83
Chapitre cinq L'Approvisionnement 86
I. Les difficultés d'un approvisionnement en produits du
pays d'origine 87
1) La contrainte de coût : l'effet-revenu et
l'alimentation 87
2) Les produits du pays d'origine sont-ils disponibles en France
? 88
II. Entre supermarchés et magasins
spécialisés: l'apprentissage du choix des produits 90
1) L'approvisionnement nécessite un apprentissage 90
a) « Sherlock Holmes à Carrefour » en Chine
91
b) Apprendre à reconnaître et à choisir les
aliments 92
2) Pourquoi se rendre dans un magasin spécialisé ?
93
3) La place du réseau dans l'approvisionnement 96
a) La « Nostalgastronomie » 97
b) Mobiliser la famille 97
c) La taxe chocolat 98
Chapitre six Cuisiner en France 99
Première partie : Cuisiner en France comme chez soi
101
I. Reproduire ponctuellement des pratiques culinaires issues du
pays d'origine 102
1) Nostalgie alimentaire 102
a) « Les madeleines de Proust » : une recette pour
retrouver un environnement familier 102
2) Un temps et un contexte pour cuisiner au plus proche :
l'exemple des plats totems 104
a) Le plat totem 105
3) « L'effet Nouvel-an » comme
illustration du rôle déterminant du contexte dans le
déroulement des pratiques 106
II. Cuisiner comme chez soi ou la tentative d'un conservatisme
actif 112
1) La différence structurelle des cuisines
française et chinoise explique le maintien des
pratiques culinaires d'origine de Tsu Tsu Tuï 113
2) La nostalgie et l'attachement aux traditions d'Abdelbaki
116
3) Continuum alimentaire et typicité des
préparations culinaires 120
a) Des plats typiques, des sensations authentiques 121
b) Comment parvenir à la typicité ? 122
III. Les modalités de la reconstitution des plats
ethniques : entre bricolage et tradition 124
1) La nécessaire substitution des produits entrant dans
la préparation culinaire 124
2) Plat ethnique et synecdoque : le produit nécessaire et
suffisant 127
3) Le nécessaire réapprentissage des techniques de
préparation 128
4) L'évaluation des pratiques en France 129
Seconde partie : La construction d'un nouveau répertoire
du comestible en France 132
I. Changer de pratiques culinaires 132
1) Des modifications des pratiques à la marge 132
2) « L'exotisme culinaire » : accueillir
l'étranger dans sa cuisine 134
3) La nécessité de s'approprier les aliments
inconnus 135
4) Apprendre à cuisiner des aliments inconnus 137
a) La cuisine comme art de faire 138
5) Le goût pour l'innovation culinaire 140
a) Giovanni : le goût pour la cuisine française
comme intérêt bien compris 140
b) Christina, le goût « pur » des
découvertes alimentaires 141
c) Les limites à la connaissance de la cuisine de l'autre
142
Chapitre sept Les rôles du réseau de connaissances
sur le plan alimentaire du séjour à
l'étranger ? 143
1) Des réseaux d'étudiants ? 144
2) La matérialisation du réseau 146
Conclusion 149
Le métissage alimentaire 149
Annexes 157
Bibliographie 173