Cadre
théorique
I.1 Analyse de la
situation et problématique
En août 1963, 200000 Américains entamaient une
marche pacifique en faveur des droits civiques des Noirs. En octobre 1988, les
infirmiers enclenchaient un mouvement ponctué de manifestations
organisées aux quatre coins de la France. Les manifestations prennent
fin au cours de l'année 1993 avec la constitution d'un comité
d'infirmiers. A en croire le compte rendu de Evelyne OUDART de la communication
de François BONNIER au stage MAFPEN de Lyon en 1997, sur « les
conflits sociaux », ces deux mouvements d'ampleur et de durée
inégales et porteurs de revendications spécifiques suscitent la
même interrogation chez le sociologue à savoir :
« selon quelle logique des individus en viennent-ils à se
réunir, puis à s'unir pour la défense d'un projet
revendicatif commun ? » (Voir bibliographie : source
électronique, n° 58)
Cette question fondamentale nous renvoie aux travaux de
McAdam, J. McCATHY et M.N. ZALD (1996) sur les conditions de
l'émergence et du développement des mouvements sociaux. Il en
ressort que trois grands facteurs permettent de rendre compte de
l'émergence et du développement de ces mouvements : les
structures de mobilisation, les opportunités politiques et les processus
de cadrage.
D'autres théoriciens ont précédé
McAdam, McCathy et ZALD dans l'explication des mouvements sociaux. Au milieu
des années 1960, les théories de l'individu rationnel et de
la mobilisation des ressources soutiennent que la participation à
des mouvements sociaux répond à des motivations rationnelles
tournées vers la réalisation d'un intérêt personnel.
L'accent est mis ici sur l'organisation des mouvements plutôt que sur la
participation individuelle.
A partir des années 1970, les théories des
nouveaux mouvements sociaux insistent sur les transformations
structurelles des sociétés capitalistes et le
développement de nouveaux clivages sociaux. Ce fut le cas avec Alain
TOURAINE (1966).
Alors que la théorie de la mobilisation des ressources,
notamment le modèle de rationalité partagée postule que
tous les agents ont la même perception de leur situation, une
évaluation similaire des coûts et des avantages de l'action, les
théoriciens des nouveaux mouvements sociaux se focalisent sur les
origines structurelles des tensions en laissant de côté la
question des modes de perception de ces tensions par les agents.
Dans l'optique des recherches plus récentes, l'individu
en vient à agir collectivement en fonction de perceptions
différenciées de la réalité sociale et sous la
contrainte de positions structurelles qui conduisent à des
expériences spécifiques.
Cela conduit à des notions comme l'activisme individuel
et la rationalité de l'acteur. Ainsi par exemple, une situation
objective de dépossession comme le chômage ne suffit pas à
mobiliser ceux qui le vivent, il faudrait en effet, que ceux-ci
perçoivent la perte de travail en termes politiques et non plus comme
une fatalité économique (la crise) et le résultat d'une
inadaptation personnelle.
Les règles sociales deviennent ainsi enjeux de
conflits. Deux catégories d'analyses y sont appliquées :
celles qui font des conditions de domination, les fondements de tout conflit et
celles qui mettent en avant les relations de pouvoir et d'influence sur les
règles sociales.
Dans les formes de participation politique, les mouvements
sociaux font partie de ce que l'on appelle les formes protestataires ou non
conventionnelles de la participation politique. Ces mouvements mobilisent
généralement des groupes de citoyens plus ou moins nombreux au
nom de la défense d'intérêts communs. Ces actions directes
qui mettent face à face citoyens et détenteurs du pouvoir sans
passer par la médiation des élites ou les canaux habituels de la
démocratie représentative sont des actions autonomes et
expressives qui échappent à la contrainte d'un cadre juridique et
institutionnel.
Pour Alain TOURAINE (1993), le mouvement social est
constitué de trois éléments : «la
défense de l'identité et des intérêts propres, la
lutte contre un adversaire, et la vision commune que partagent le mouvement et
son adversaire. En termes néo-hégéliens, on pourrait donc
dire qu'un mouvement social est caractérisé par son
identité, son opposition, et sa totalité. Un mouvement social par
conséquent, c'est une action collective voulue et organisée
à travers laquelle un acteur de classe conscient de son identité
et de ses intérêts propres lutte avec un adversaire
identifié et ciblé pour la direction sociale de
l'historicité, dans une situation historique bien
concrète. » (Jean-Guy VAILLANCOURT, 1991)
De nos jours, les mouvements sociaux dominent les grands
titres de l'actualité internationale. Que ce soit aux U.S.A., en Europe,
en Asie ou en Afrique, la voie royale pour réagir contre les violations
des droits, les situations d'abus, les conditions difficiles de vie est la
manifestation protestataire qui peut revêtir plusieurs caractères.
Ces mouvements expriment non seulement la possibilité mais aussi la
nécessité d'un changement de l'ordre existant. C'est pourquoi
malgré les répressions dans plusieurs cas, ces manifestations ont
toujours cours sur tous les continents et dans presque tous les pays.
Elles ont été spécifiquement
déterminantes dans le processus de décolonisation des
peuples africains et plus encore aujourd'hui, dans leur processus de
démocratisation. En effet, face à des irrégularités
politiques et sociales, face à la violation des libertés
individuelles et collectives, face à l'absence ou mieux
l'inefficacité des structures légales de recours, les
manifestations protestataires constituent une voie efficace pour ouvrir un
conflit avec le violateur, et parvenir progressivement à un
compromis.
Mais au même moment que la question des mouvements
sociaux se pose, celle de leur maîtrise interpelle les
décideurs.
Au Togo, il y a eu des mouvements de résistance
à l'occupation et à la domination étrangères. Ces
mouvements, bien que réprimés, ont survécu et ont
été finalement décisifs dans l'avènement de
l'indépendance du pays le 27 avril 1960. Trois ans après
l'indépendance, le 13 janvier 1963, le pays connut un coup d'état
qui finit par mettre, quatre ans plus tard, en janvier 1967, un régime
militaire aux commandes de l'Etat. Un parti-Etat vit le jour le 30 août
1969 à travers cet appel de son fondateur à Kpalimé :
« Le salut du Togo est dans l'union de tous ses fils au sein
d'un seul et véritable creuset national où viendront se fondre
les forces vives de ce pays à quelque parti qu'elles aient
appartenu » (http : // asdvt.free.fr/togohist.htm)
Dès lors que tous les fils de la Nation viennent s'unir
au sein « d'un seul et véritable creuset
national », l'on assiste à l'anéantissement de
toute manifestation contestataire ouverte contre le pouvoir. En dehors de la
contestation occulte, les seules manifestations ouvertes étaient des
soutiens au pouvoir.
C'est en réalité dans ce contexte que fut
créée, par décret numéro 70-156/PR du 14 septembre
1970, l'Université du Bénin, aujourd'hui Université de
Lomé. Aussi, le Mouvement National des Etudiants et Stagiaires du Togo
(MONESTO), était-il censé être le creuset des
étudiants togolais. Mais à côté, on notait la
présence de l'Amicale des Etudiants du Nord Togo (AMENTO), l'Association
des Etudiants Togolais de l'Université du Bénin (AETB) puis des
regroupements d'élèves et étudiants par
préfecture.
Tous ces mouvements et regroupements estudiantins
s'étaient assignés comme objectifs la promotion du
bien-être des étudiants, la défense de leurs
intérêts...
Mais ils travaillaient en réalité à la
promotion des idéaux du véritable creuset des
étudiants : le MONESTO.
Face à ce tableau, toute contestation ouverte contre le
pouvoir public s'avère impossible. Cependant, les conditions de vie et
de travail des étudiants togolais de l'Université de Lomé
ne cessent de se détériorer.
En effet, créée en 1970, la plupart des
structures originelles de l'Université de Lomé sont
gardées malgré une démographie sans cesse galopante. Avec
la réforme de l'éducation en 1975, on assiste à une
multiplication des écoles primaires et secondaires. Cette mesure
entraîne du coup l'augmentation de l'effectif des bacheliers les
années suivantes. Alors que l'effectif des étudiants était
de 845 en 1970, il est de 15249 en 2004-2005
Cette croissance démographique à
l'Université de Lomé n'a cependant pas entraîné un
important renouvellement des structures. Les ouvrages de la grande
bibliothèque universitaire ne se renouvellent pas. Le transport
universitaire est inefficace et entraîne des retards au cours. La plupart
des étudiants viennent de l'intérieur du pays, mais peu sont
logés par l'université. Sur les 15249 étudiants inscrits
en 2004-2005, l'université ne peut loger que 1131 avec ses six
cités sises sur le campus. La restauration universitaire ne comble pas
les attentes des étudiants. Les allocations de bourses et d'aides
accusent des retards de payement.
Ces conditions de vie ont été un motif valable
pour les étudiants togolais pour prendre dans les années 1990, le
devant de toute la population, dans l'exigence de plus de liberté et de
droit à la suite du sommet franco-africain de la Baule (juin 1990) au
cours duquel, le président français d'alors, François
MITTERAND exigeait plus de liberté pour les peuples africains. Il est
fondamental de remarquer que les étudiants togolais réclamaient
non seulement l'amélioration des conditions de vie et de travail mais
aussi la liberté d'association, la démocratisation... Ce fut le
cas des différents mouvements étudiants de 1991 et notamment ceux
de mars.
La reconnaissance de la contribution étudiante à
la lutte pour plus de liberté au Togo est remarquable par la
présence de tous les mouvements estudiantins aux assises de la
Conférence Nationale Souveraine en 1991.
Il est donc important de préciser que
l'université de Lomé a connu des mouvements purement politiques
et des mouvements purement sociaux. Ainsi, les manifestations des années
1990 ont été plus politiques que sociales et celles des
années d'après sont plus sociales que politiques. C'est dire
alors que les revendications étudiantes pour plus de liberté au
Togo ne sont que le début de revendications étudiantes qui, avec
le temps et les contextes, vont se doter d'autres objectifs : ceux
relatifs à l'amélioration des conditions de vie et de travail des
étudiants.
Aussi, l'université de Lomé demeure-t-elle le
théâtre de multiples manifestations. Nous pouvons citer les
mouvements étudiants des années universitaires 1998-1999,
1999-2000, 2000-2001, et, le plus récent, celui d'avril 2004. Cependant,
force est de constater que, au fur et à mesure que s'organisent ces
mouvements de lutte (marches, sit-in, grèves ...) pour de meilleures
conditions de vie, se met en place, au niveau de l'appareil étatique,
une machine répressive de plus en plus améliorée pour
paralyser ces mouvements. La répression va de l'intervention
policière, à la suppression de bourses et aides, la majoration
des frais d'inscription et des oeuvres universitaires, l'exclusion des meneurs,
etc.
Par exemple, les mouvements étudiants de l'année
universitaires 2000-2001 à travers lesquels les étudiants
réclamaient les arriérés de bourses et d'aides,
l'amélioration des moyens de transport universitaire sont soldés
par une détérioration des conditions de vie existantes. Les
bourses sont systématiquement suspendues, les frais d'inscription sont
passés de 4500 F à 50000 F ; la restauration universitaire
est passée de 90 F à 500 F et le transport de 10 F à 150
F.
Un autre moyen d'anéantissement des mouvements
étudiants est leur instrumentalisation par les autorités
administratives et le gouvernement. C'est ainsi qu'il est fréquent
d'écouter après un mouvement étudiant que « les
étudiants sont manipulés par l'opposition ».
Au regard des mesures qui précèdent, notamment
la multiplication des frais d'inscription et des oeuvres universitaires,
l'instrumentalisation des mouvements, tout porte à croire que, les
étudiants togolais ne seraient plus tentés par l'action
protestataire. Tel n'a pas été le cas lorsqu'on considère
les différents mouvements qui se sont développés les
années suivantes et ont pris une ampleur inattendue en avril 2004.
Ainsi, on est amené à se demander si la
répression permet aux commanditaires d'obtenir les résultats
escomptés. Autrement dit, la répression permet-elle de
maîtriser les manifestations ? Quel effet produit-elle sur les
manifestants ? Enlève-t-elle la velléité
contestataire chez les populations ou la renforce-t-elle au contraire ?
Les mouvements émanent-ils d'une crise générale de la
société ?
Si pour le cas des manifestations étudiantes de
l'Université de Lomé, malgré les mesures
répressives, ces mouvements ont toujours cours, doit-on en
déduire une inefficacité de la répression comme
méthode de gestion des mouvements ? Comment expliquer la
persistance de ces mouvements malgré les conséquences qu'ils
subissent ? Doit-on penser à un « effet
pervers » dans l'action répressive des manifestations
étudiantes par les autorités ?
Ces différentes questions sont issues de la question
fondamentale de cette recherche à savoir : « Selon
quelle logique les étudiants de l'Université de Lomé
organisent-ils des mouvements contestataires malgré les mesures
répressives qui accompagnent leurs mouvements ? »
De cette question, les hypothèses suivantes sont
formulées.
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