I.1.3. Domination et Servitude : issue heureuse
La figure de domination et servitude utilisée
par Hegel met aux prises deux consciences de soi. Il s'agit d'une relation
spirituelle (dépendance et indépendance) qui s'articule en deux
temps. D'un côté, le maître et de l'autre l'esclave. Il y
ressort deux attitudes résumées dans le cas que nous avons
évoqué plus haut : la courte durée du combat pour la
et pour la mort. Il est de courte durée dès lors qu'un des
adversaires, prenant conscience de son anéantissement, renonce au
combat. Il choisit alors de vivre, quitte à se laisser dicter la loi par
le protagoniste qu'il vient d'affronter. En termes beaucoup plus
hégéliens, «il renonce à voir dans sa
transcendance par rapport à son être la condition de l'affirmation
de son être pour soi » (t.1, p.157). Et il choisit
cet être en abandonnant à l'autre son
être-pour-soi ou sa liberté. C'est ainsi que naît
«le côté de l'inégalité de deux
[consciences de soi] » (Ibidem).
A partir de là, deux parties s'imposent à nous
dans le texte de Hegel. Il y a d'une part le point de vue du maître et
le point de vue de l'esclave. Car il n'est plus tellement question de
reconnaissance, mais de la recherche d'une véritable autonomie. Essayons
une analyse tour à tour de ces deux cas.
D'entrée de jeu, Hegel distingue
trois termes, avons-nous dit, le premier, le maître se trouve toujours en
position dominante. Le second est l'esclave. Entre les deux, et comme moyen
terme, la choséité. Quel genre de rapports existe-t-il entre ces
termes ? Le maître entretient une double relation de
médiation avec les autres.
- Il contraint l'esclave à travailler le monde pour
lui. Et puisque l'esclave s'était soumis à la
choséité lorsqu'il a préféré la vie à
la liberté, il se l'assujettit.
- Mais puisque l'esclave est entre lui et le monde, par le
fait même de le dominer, il domine le monde. Il jouit de ses produits
(t.1, p.162).
« Dans ces deux moments, poursuit alors
Hegel, advient pour le maître son être-reconnu par une autre
conscience » (Ibidem). De quelle sorte de
reconnaissance s'agit-il à ce niveau ? Il y a dans le texte de
Hegel une série d'opérations qui met en lumière l'ensemble
des rapports ici en jeu.
- Le maître sursume l'esclave et celui-ci consent en se
sursumant lui-même.
- L'action de l'esclave sur lui-même et sur le monde est
une sorte de participation seconde à l'action du maître.
- L'absence de réciprocité de l'agir. Il manque
encore un moment, dit Hegel : « celui dans lequel le
maître fait sur lui-même ce qu'il fait sur l'autre individu, et
celui dans lequel l'esclave fait sur le maître ce qu'il fait sur
soi » (t.1, p. 162). Ainsi s'établit une reconnaissance
unilatérale et inégale.
Le deuxième cas n'est pas énoncé, mais
son importance n'est plus à démontrer. Car ici la figure centrale
n'est plus celle du maître, mais celle de l'esclave. C'est en gros le
problème de l'inégalité de la reconnaissance. Tout laisse
croire que le maître deviendra esclave de l'esclave, et l'esclave le
maître du maître. Or ce qu'il convient de poser ici, c'est la
conscience de soi de l'esclave. Celle-ci va passer par une formation de l'homme
à travers la peur, le service et le travail. En d'autres termes, il
s'agit de l'autonomie qu'il faut acquérir et la rendre apte à une
rencontre de vérité.
Comment la conscience servile peut-elle arriver à cette
autonomie ? Tout d'abord, il faut récupérer son
être-pour-soi. Une prise de conscience de ce que la peur qu'elle
éprouve est l'expression seconde de la négativité radicale
qu'elle est elle-même. L'analyse qui s'ensuit nous montre que l'esclave a
senti l'angoisse primordiale, une fluidification absolue de toute
substance. En acceptant l'esclavage, il a placé son idéal
hors de lui-même. Mais l'angoisse lui a fait prendre conscience de son
néant. Un néant qui est négativité. Cette
négation de lui-même va se poursuivre dans le travail. Et par
cette négation, l'esclave va exister pour un autre. C'est le service qui
va faire de lui un homme en soi et pour soi. Il apprendra à
maîtriser ses instincts. C'est une façon de monnayer sa peur. La
peur d'être tué. Mais l'issue heureuse est qu'il n'a pas
été tué. Il transforme le monde à partir de cette
idée de la mort qui est une ébauche de la raison. Etre historique
par son travail, il s'acheminera vers l'humain sur la voie de la technique.
De ce fait, l'accès à l'humanité devient
évident. Car la conscience servile va cesser d'être mue par ses
désirs. Dès lors, il apprend une sagesse que le maître
ignore. Il apprend à distinguer son moi de sa vie biologique.
Et G. Fessard nous en donne une explication :
« Si l'esclave est devenu tel, c'est parce que
son attachement à l'existence lui a fait dire : tout et même
la servitude que la mort. Mais l'angoisse que le maître continue de faire
peser sur lui pour obtenir son obéissance va lui apprendre d'abord que
cette existence naturelle à laquelle il tenait tant est en
réalité sans valeur pour lui, et que la liberté seule vaut
la peine de vivre. Par-là déjà, l'esclave commence de
devenir l'égal du maître qui lui-même n'est devenu tel que
pour avoir dit dans le combat : tout et même la mort plutôt
que l'esclavage » (1960 : 145).
C'est donc ainsi que le travail (parce que servile) est
formation et culture au sens de Hegel. De plus, exercé sur la nature
qu'il humanise, le travail est aussi transformation de l'esclave en homme.
C'est une voie d'accès pour la reconnaissance. L'esclave est
véritablement dépendant du monde parce que attaché
à la vie. Il vit l'angoisse de la mort. Mais travaillant la terre, il la
transforme. Et dans ce travail, il se révèle au maître
comme conscience essentielle. Et comme conscience indépendante,
l'esclave l'est parce qu'il peut vivre des ressources de son travail. Or, le
maître est essentiellement dépendant. L'esclave se manifeste comme
conscience formatrice parce qu'il peut transformer la terre.
Conséquence, le vrai patron c'est lui. Le travail révèle
à l'esclave son autonomie.
L'esclave, par peur de perdre sa vie, est
considéré par l'héroïque maître comme une chose
servile, comme un matériel utile. Pour preuve, le maître se
réfère à lui comme une médiation entre lui et le
monde. D'où, l'esclave est considéré comme une chose de la
nature. Mais, c'est une médiation entre les choses et les besoins du
maître. En sorte que s'il n'existait pas les choses, le maître
n'aurait pas besoin de l'esclave. Ainsi, le type de rapport de la conscience
indépendante (être pour soi) se spécifie :
- immédiatement à l'esclave et aux choses
- médiatement à chacun par la médiation
de l'autre
L'indépendance du maître entraîne la double
dépendance de l'esclave c'est-à-dire envers le maître
(présent et futur) et envers les choses. Et pour le signifier Hegel
écrit :
« ...le maître se rapporte
médiatement à la chose par l'intermédiaire de
l'esclave ; l'esclave comme conscience de soi en général, se
comporte négativement à l'égard de la chose et la
supprime ; mais elle est en même temps indépendante pour lui,
il ne peut donc pas par son acte de nier venir à bout de la chose et
l'anéantir ; l'esclave transforme donc seulement par le
travail »(t.1, p.162).
Le maître lui, veut seulement jouir des fruits du
travail de l'esclave et c'est ici qu'émerge la dialectique de la
reconnaissance du maître comme tel. Le maître se considère
comme une conscience patronale et indépendante. Ceci est dû au
fait que les deux consciences ne se reconnaissent pas réciproquement
comme sujets vivants, égaux en pouvoir. « A donc pris
seulement naissance une reconnaissance unilatérale et
inégale » (t.1, p.163). Voilà pourquoi, à
partir de l'esclave, la dialectique de la reconnaissance prend une autre
tournure. Dans cette perspective, il résulte que le vrai maître
c'est l'esclave. Ceci tient au fait que le patron se rend compte que sans
l'esclave il ne peut rien faire. L'autre lui est reconnaissant parce qu'il vit.
Notre auteur renchérit en affirmant :
« La conscience inessentielle est ainsi, pour le
maître, l'objet qui constitue la vérité de sa certitude de
soi-même. Il est pourtant clair que cet objet ne correspond pas à
son concept ; mais il est clair que là où le maître
s'est réalisé complètement il trouve tout autre chose
qu'une conscience indépendante ; ce qui est pour lui ce n'est pas
une conscience indépendante, mais plutôt une conscience
dépendante » (Ibidem).
Les moments de ce processus sont la peur de la mort, le
service et le travail qui ouvre sur la culture. Précisément pour
l'esclave, l'essence c'est le seigneur et donc : « La
vérité de la conscience indépendante est la conscience
servile. Sans doute, cette conscience servile apparaît d'abord à
l'extérieur de soi et comme n'étant pas la vérité
de la conscience de soi » (t.1, p.163).
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